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Du même auteur

Le Parménide de Platon ou le jeu des hypothèses, Paris, Belin, 1998.


Penser la vie : enquête philosophique, Paris, Ellipses, 2004.
Dialogue sur le Théétète de Platon, Paris, Belin, 2008.
Culture et civilisation, Paris, les Éd. du Cerf, 2010.
Recherches sur le langage, Paris, J. Vrin, 2011.
La réalité physique, Paris, Hermann, 2013.
Éthique, Paris, G. Olms, 2014.
Platon : l’invention de la philosophie, Paris, Belin, 2014.
Descartes. Une crise de la raison, Paris, Belin, 2017.
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© Éditions Odile Jacob, 1998 pour la première édition

© Éditions Belin / Humensis, 2017

170 bis, boulevard du Montparnasse, 75680 Paris cedex 14

ISBN 978-2-410-01178-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Avant-propos

Le point de départ naturel de toute philosophie de l’art semble être la


description des œuvres du grand art. C’est Heidegger méditant la peinture
de Van Gogh, ou Merleau-Ponty, celle de Cézanne. Allant droit à
l’essentiel, ils s’inscrivent d’emblée dans l’évidence du grand art : « Dans le
grand art, et c’est du grand art seulement dont il est question ici » 1. On peut
toutefois juger trop rapide une telle démarche. En effet, l’art du XXe siècle
n’a cessé de remettre en cause non seulement la notion de grand art, mais la
frontière même entre l’art et le non-art, notamment à travers l’exemple de la
peinture dont Kasimir Malevitch thématisait le dépassement nécessaire dès
le début des années 1920. Interroger la légitimité de telles remises en cause
apparaît désormais comme le préalable indispensable à toute théorie de
l’art.
Ces remises en cause sont lourdes de conséquences : s’il n’y a pas de
frontière objective pensable entre l’art et le grand art, les critères
d’évaluation des œuvres semblent irréductiblement subjectifs. Dès lors, on
ne voit plus quelle légitimité pourrait avoir le travail des critiques d’art ou
celui des conservateurs de musée. Pourquoi sauver telle œuvre plutôt que
telle autre si tout jugement évaluatif est subjectif ? Bien plus, s’il n’y a pas
de frontière objective pensable entre l’art et le non-art, n’est-ce pas la
notion même de musée, qui sépare physiquement les œuvres d’art du
monde extérieur afin de les conserver, qui perd sa raison d’être ? Accepter
ces deux remises en cause devrait donc conduire à brûler les musées,
comme le recommandait le même Malevitch en 1919 dans « Du musée » 2.
Un tel projet nihiliste n’a – fort heureusement – pas été exécuté, ni par
pusillanimité, ni par inertie : les conservateurs, et les critiques, ont
fidèlement et avec raison poursuivi leur mission tout au long du XXe siècle,
même s’ils n’ont pas eu pleinement conscience de la légitimité de leur
action. La destruction des Bouddhas de Bâmiyân en 2001 ou, plus
récemment, l’attaque en 2015 des collections du musée de Mossoul
viennent nous rappeler la fragilité de l’art face à la violence du réel, et la
rareté des grandes œuvres. Plus que jamais 3, il est crucial de repenser la
distinction entre l’art et le grand art, entre l’art et le non-art, donc
d’entreprendre un travail définitionnel.
Insistons sur le fait que produire une définition est un geste théorique
relatif. Il convient de sortir de l’opposition trompeuse entre la théorie
absolue et essentialiste du travail définitionnel chez Platon, et le rejet
sceptique de toute possibilité de définition. Les notions de définissabilité
absolue et d’indéfinissabilité absolue fonctionnent en miroir. Croire à la
définissabilité absolue, c’est croire au savoir absolu qui est une illusion.
Mais dénoncer cette illusion au nom d’une indéfinissabilité absolue, c’est
penser qu’aucune forme de savoir n’est possible si le savoir absolu n’existe
pas et donc continuer à croire au savoir absolu, cette fois sur un mode
négatif.
Dénoncer authentiquement l’illusion du savoir absolu, c’est admettre
que tout savoir est relatif : il est toujours possible de produire une
définition, mais sur un mode relatif, et il y a donc toujours plusieurs
définitions possibles. Penser une telle relativité et une telle pluralité ne
conduit pas pour autant à l’affirmation nihiliste que toutes les définitions se
valent, bien au contraire. Il en va d’un concept comme d’un outil : sa valeur
se mesure pragmatiquement à sa solidité, à sa maniabilité et à son efficacité.
POUR ENTRER DANS
LA RÉFLEXION
CHAPITRE 1

Perte des évidences

L’art comme imitation


Imaginons que je sois assis dans une salle déserte du musée du Louvre.
Je regarde une œuvre d’art, par exemple la tenture des Chasses de
Maximilien. Le calme et la paix qui règnent en ces lieux contrastant avec
l’agitation du monde extérieur, je me persuade aisément que l’art est une
chose rare, qui doit être préservée de l’usure du temps et de la violence des
hommes. Gagné par l’évidence du grand art, je m’apprête à méditer sur le
sens de cette expérience, lorsqu’une question se présente à mon esprit : sur
quoi appuyer une telle évidence ? Existe-t-il des critères du grand art ? Mon
premier réflexe est de partir de l’œuvre que je contemple pour formuler une
réponse.
Où donc trouver de tels critères ? Dans une caractéristique matérielle de
l’œuvre ? Certainement pas. On pourrait très bien imaginer qu’à partir du
bois et du métal dont est composée cette chaise sur laquelle je suis assis, un
artiste comme Picasso puisse faire une œuvre d’art, et qu’inversement le
tissu des tapisseries ait été utilisé pour réaliser un objet dépourvu de toute
valeur artistique.
Peut-être est-ce alors la forme qui est en jeu, plutôt que la matière ? Ici,
une différence me frappe avec force. La tenture se compose de douze
tapisseries, représentant chacune un mois de l’année. Par exemple, la
tapisserie intitulée Septembre représente une scène de chasse au cerf. Sa
forme est mimétique. Elle tend à être l’image la plus fidèle possible d’un
modèle naturel de sorte qu’une reconnaissance puisse avoir lieu : voici des
hommes à cheval, des chiens, un étang, un cerf. Ici, nous ne pouvons
qu’admirer la maîtrise technique de l’artiste, qui a pu préserver un monde
disparu depuis des siècles, conférant à l’instantanéité de son apparence une
sorte d’éternité. Alors que cette chaise n’imite absolument rien. Je ne vois
dans sa forme que la simple présentation de son concept. C’est une chaise et
rien de plus, à savoir un siège muni d’un dossier et sans bras. Dépourvue de
tout contenu représentatif, elle n’a donc pas valeur d’œuvre d’art.
Cette définition de l’art par l’imitation est-elle satisfaisante ? Ses
lacunes sont évidentes. D’une part, cette ressemblance, à l’aune de laquelle
nous prétendons juger la qualité de la représentation, reste liée à un système
conventionnel variable selon les époques et les cultures. D’autre part, même
en admettant une supériorité de la perspective centrale, une photographie
pourrait parvenir à une représentation beaucoup plus précise que cette
tapisserie. La maîtrise technique dans l’art de la représentation mimétique,
que nous admirons chez le dessinateur, est surpassée par une simple
machine. Or, si la photographie est effectivement un art, toute photographie
n’est pas nécessairement de l’art.

L’art comme représentation du beau


Si ce n’est pas la fonction d’imitation qui fonde le statut d’œuvre d’art
de cette tapisserie, c’est peut-être le contenu de cette imitation. Cette
tapisserie me plaît parce qu’elle représente non pas un objet naturel
quelconque (réel ou fictif : peu importe) mais un beau paysage, qui me fait
rêver. Et le spectacle de cette nature idyllique suffit à me ravir.
Selon cette nouvelle hypothèse, c’est dans la beauté de l’objet de la
représentation que réside la valeur artistique de l’œuvre. L’artiste est
l’homme inspiré qui nous fait découvrir la beauté présente dans le monde.
L’œuvre est ainsi le lieu d’une révélation authentique, qui ouvre sur la
perfection du sensible, son harmonie intérieure, laquelle manifestement fait
signe vers un fondement de cette perfection et de cette harmonie, qui ne
peut être que surnaturel. Cette toile est une œuvre d’art car elle nous guide
vers le divin. Et l’artiste est lui-même un être divin, que l’on pourra penser
sur le modèle du prophète inspiré. Alors que cette chaise ne renvoie à rien
d’autre qu’à la pesanteur et à la matérialité. Tout ce qu’elle peut signifier,
c’est la lourdeur de notre corps, la fatigue qui l’habite, et au bout du
compte, la mort qui nous menace.
Mais là encore, n’est-ce pas trop simple ? Si cette solution était vraie,
cela voudrait dire que la fatigue, la pesanteur ou la mort ne pourraient pas
faire l’objet d’une représentation artistique. Ou encore, que l’art devrait
éviter toute dimension tragique – ce qui est évidemment absurde. Le
spectacle de la matérialité, de la fatigue, de la pesanteur, de la mort, de la
décomposition, en un mot de la laideur, a toujours été l’une des sources les
plus importantes de l’activité artistique. Pour s’en convaincre, il suffit de
contempler Les Souliers de Vincent Van Gogh ou de lire Une charogne, de
Charles Baudelaire, un poème du recueil Les Fleurs du mal. Même les
dimensions obscène et scatologique ont leur place dans l’art – songeons
ainsi à Lautréamont, Rimbaud, Artaud.

L’individualité quasi personnelle


de l’œuvre d’art
Il nous faut donc renoncer à distinguer cette chaise et cette tapisserie à
l’aide de l’opposition classique entre la matière et la forme. Mais peut-être
est-ce précisément la volonté d’appréhender la tapisserie à travers une telle
opposition qui nous empêche de comprendre en quoi elle est une œuvre
d’art.
Car si je pense un objet comme la présence d’une forme dans une
matière, je le saisis immédiatement comme l’expression singulière d’un
terme universel. Et de fait, cette chaise n’est qu’une chaise standard,
reproduisant exactement le même modèle que les autres chaises de la même
série. Alors que, dans le cas de la tapisserie, on n’a pas affaire à un produit
standard. Ce qui semble fonder son appartenance à la classe des œuvres
d’art, c’est son unicité.
Pourquoi, si un incendie éclatait brusquement au musée du Louvre, et si
nous n’avions la possibilité de ne sauver qu’un objet et un seul, choisirions-
nous tous cette tapisserie de préférence à cette chaise ? Parce que si cette
chaise est parfaitement commune, cette tapisserie est unique. D’où l’usage
des métaphores organicistes pour penser les œuvres d’art : on dit qu’elles
sont vivantes ; on dit même qu’elles ont une âme ou une personnalité. Et
par là, on veut signifier cette individualité non reproductible de l’œuvre
d’art qui lui confère une singularité absolue.
Reconnaître un objet comme une œuvre d’art, c’est ainsi lui donner le
sens d’une altérité authentique, par là même indéchiffrable, absolument
infinie et irréductible à mon désir de possession. On peut comparer l’œuvre
d’art à un regard. La contempler m’introduit dans une relation réflexive
infinie. Dans cette relation intersubjective d’un nouveau mode, je parviens à
me saisir dans mon essence de sujet qui est d’être un regard pour un autre
regard, en faisant l’économie de toute violence. À travers la reconnaissance
collective de l’œuvre, la constitution d’une harmonie intersubjective semble
enfin possible.
Allons plus loin. La compréhension du sens fondamentalement éthique
de mon rapport à l’œuvre d’art me permet de me dégager d’un rapport de
possession à l’objet, ou d’usage. Je ne vais plus le saisir du point de vue de
la finalité externe mais le considérer comme une fin en lui-même. À quoi
sert une œuvre d’art ? À rien, et c’est précisément dans son inutilité relative
que je découvre sa valeur absolue. Nous pouvons distinguer dès lors
l’œuvre d’art inutile et non reproductible à la fois de l’ouvrage artisanal,
utile et reproductible manuellement, et du produit industriel, utile et
reproductible mécaniquement. Dans la reproduction, il y a une perte de
l’individualité absolue, et une retombée dans l’ordre du relatif, de l’utilité,
de la possession, et donc de la violence faite à l’objet.
Mais encore une fois, une telle analyse peut-elle nous satisfaire ?
L’exemple que nous avons choisi devrait nous inciter à une certaine
prudence.
Considérons en effet le mode de fabrication d’une tapisserie.
L’opération se fait en deux temps : un peintre 1 crée un dessin préalable que
l’on appelle un carton, il l’envoie ensuite à un lissier. Ce dernier s’en sert
comme canevas. Puis, selon une technique spécifique, il va réaliser à la
main la tapisserie. À partir d’un même carton, il est donc possible de tirer
plusieurs éditions d’une même tapisserie. Si l’œuvre d’art se définissait par
son unicité, elle devrait correspondre au carton. Or c’est la tapisserie qui est
exposée et non le carton. L’intention créatrice de l’artiste a pour fin la
tapisserie. C’est pourquoi dans son travail, il adapte sa technique picturale
au mode spécifique de représentation d’une tapisserie. Le carton est certes
généralement conservé, mais sa destruction éventuelle signifie non la
destruction de l’œuvre, mais l’impossibilité d’une réédition authentique.
Ainsi c’est la tapisserie, c’est-à-dire un simple produit artisanal,
reproductible, qui est l’œuvre d’art. Nous rencontrons le même dispositif
avec une gravure ou avec une sculpture par moulage. Ce sont les gravures
et les statues que l’on expose, pas les plaques de cuivre, les planches de
bois ou encore les moules.
On me rétorquera peut-être que cette tenture est un modèle unique. Mais
en fait, il est problable que d’autres éditions en ont été faites. Ce sont les
hasards de l’histoire qui en ont fait un exemplaire unique. Nous ne pouvons
pas faire dépendre son appartenance à la classe des œuvres d’art du
caractère aléatoire de son unicité. À ce compte-là, dans l’hypothèse où
toutes les chaises de cette série seraient détruites, sauf celle-ci, nous
devrions en conclure qu’elle deviendrait du même coup une œuvre d’art.
Une solution pourrait être de dire que la différence réside dans le mode de
reproduction. S’il est manuel, on pourrait considérer qu’on a affaire à une
œuvre d’art, et s’il est mécanique, que ce n’est pas une œuvre d’art.
Mais là encore l’objection est immédiate. Si c’était ainsi, cela aurait
impliqué que l’invention de l’imprimerie au XVe siècle aurait altéré sinon
tué le caractère artistique de la littérature. Ce qui n’a guère de sens. Le
caractère artisanal, voire artistique de la reproduction n’est pas en jeu ici.
Nous n’avons nul besoin d’avoir affaire à une riche édition remplie
d’enluminures pour saisir la valeur artistique d’une œuvre littéraire du
Moyen Âge. Le fait que le livre en lui-même soit un objet d’art n’a rien à
voir avec la valeur artistique de son contenu. Il faut donc en conclure que,
pas plus que pour la tapisserie, la gravure, ou la sculpture par moulage,
l’original en littérature n’importe vraiment. Il n’est certes pas dépourvu de
valeur, mais il peut être perdu depuis longtemps sans que l’œuvre littéraire,
si elle a été imprimée, soit considérée comme détruite. Le caractère
artisanal ou mécanique de la reproduction étant désormais reconnu comme
secondaire, l’essence artistique de l’œuvre nous semble plus énigmatique
que jamais.
L’art comme source d’émotions
esthétiques
Si ce n’est ni la matérialité de l’objet, ni sa forme, ni son unicité qui
l’établissent, qu’est-ce qui peut bien fonder l’appartenance de cette tenture à
la classe des œuvres d’art ?
Apparemment, aucune détermination objective. Au bout du compte, je
me dis que c’est le fait d’éprouver une émotion esthétique subjective devant
cette tapisserie, qui me conduit à estimer que c’est une œuvre d’art. À quoi
correspond cette émotion esthétique ? Il serait périlleux de prétendre la
définir avec précision. Elle peut prendre des formes multiples et contraires,
de joie ou de tristesse. L’horreur, le dégoût en font partie. Mais d’une façon
générale, on pourrait la caractériser par une attraction pour l’objet perçu. Je
suis envoûté par l’objet en sorte de l’isoler du reste du monde et de le
considérer en lui-même et pour lui-même.
Que l’objet soit reproductible ou non est en fin de compte inessentiel. Je
peux n’avoir affaire qu’à une simple reproduction dont l’original a disparu,
le problème est que je puisse l’appréhender dans son identité à lui-même.
Dès lors, loin de passer par-dessus son apparence sensible pour aller
immédiatement à sa fonction et m’en servir, c’est sa matérialité même, les
rapports entre les couleurs, les oppositions des différents matériaux entre
eux, qui vont attirer mon regard et susciter mon émotion. Les
déterminations sensibles de l’objet deviennent la fin propre de ma
perception. Par là, je retire l’objet de sa finalité externe, de son utilité.
L’œuvre d’art peut ainsi être définie comme un objet qui n’est plus inscrit
dans la sphère de l’utile en tant qu’il provoque une émotion esthétique chez
le spectateur.
L’œuvre d’art n’accède ainsi véritablement à l’existence que face à un
spectateur qui la contemple. Sans ce regard, elle retombe dans l’anonymat
d’un simple objet au milieu des autres. Son existence en tant qu’œuvre d’art
n’est alors que virtuelle. De fait, nous savons parfaitement que nous
pourrions très bien manquer la dimension esthétique d’une œuvre. Il nous
suffirait d’être inattentifs, ou d’avoir un goût insuffisamment formé, pour ne
voir rien d’autre dans une tapisserie qu’un morceau de tissu permettant
d’adoucir le contact de la main avec la pierre froide du mur. Auquel cas,
nous l’abandonnerions à sa simple valeur d’usage. Elle ne serait plus alors
vraiment une œuvre d’art, à l’image de cette chaise sur laquelle je suis assis.

La création artistique comme jugement


Mais voilà maintenant que je me lève et que je considère cette chaise en
tournant le dos à la tapisserie. Ne puis-je opérer une conversion de mon
regard sur elle ?
Faisons abstraction de la présence de l’universel en elle. Libérons-la de
son utilité, afin de la saisir dans une perception nouvelle, qui serait
seulement attentive au libre jeu de ses formes, de ses couleurs. Je n’ai plus
affaire à une chaise particulière, pas plus qu’au concept de chaise en
général, mais à une chose retournée à elle-même. Je peux alors être attentif
à la courbure de l’assise, à la forme des pieds, à la peinture écaillée, à
l’usure du bois… Dans cette usure, je peux saisir la répétition des mêmes
gestes, l’ennui, la joie, la tristesse peut-être de ceux qui en ont usé.
Progressivement, je découvre en elle une signification nouvelle, qui n’est
pas son concept et qui va susciter un travail d’interprétation. À travers cette
chaise, ce qui surgit, c’est tout un monde, disparu et pourtant présent. Je
revois maintenant mon propre passé lorsque, étudiant, je hantais les mêmes
salles en quête de la beauté, voici des années.
Comme n’importe quel objet industriel, artisanal ou naturel, cette chaise
peut donc parfaitement susciter une émotion authentiquement esthétique.
Devient-elle une œuvre d’art pour autant ? À la réflexion, il me semble que
non. Car à la différence de cette tapisserie, elle n’a pas été fabriquée pour
provoquer de telles expériences. Lorsque nous faisons face à une œuvre
d’art, nous sommes confrontés à un objet qui a déjà été délivré de l’usage
par l’artiste afin de susciter une émotion esthétique chez le spectateur.
Imaginons toutefois qu’un artiste entre dans la salle où je me trouve,
s’empare de cette chaise, la soulève et la dépose délicatement sur un
piédestal. Manifestement, par cette seule opération, il libère la chaise de son
usage, car personne n’aurait alors l’idée d’y grimper pour s’asseoir. Il
pourrait y arriver par d’autres procédés de mise en scène : en traçant un
cercle de craie autour de la chaise, en l’illuminant à l’aide d’un projecteur,
en présentant son reflet dans un miroir, voire en en produisant une image
photographique ou picturale. Peut-on considérer qu’un de ces processus est
supérieur à un autre ? Examinons l’exemple de la peinture. En quoi la
représentation picturale de la chaise jouirait-elle d’un quelconque
privilège ? Nous avons vu que la qualité de l’imitation et la maîtrise
technique ne sont pas des éléments qui doivent entrer en compte dans la
définition de l’œuvre d’art. Du reste, quelle image plus ressemblante donner
de l’objet que la présentation de l’objet lui-même ? Le peintre aura beau
faire, il ne pourra égaler la chose même. La chaise sur un piédestal doit être
considérée comme une sculpture, la sculpture parfaite de la chaise.
Bien plus, même le piédestal est au fond inutile. Le processus de
libération peut être réduit à la simple affirmation suivante : « C’est de
l’art. » Il suffit à l’artiste de prononcer cette formule véritablement magique
pour retirer cette chaise de son usage et provoquer une émotion esthétique,
de joie ou peut-être de colère, chez les spectateurs. Ceux-ci pourront
éventuellement refuser de reconnaître la validité de cette affirmation, de
même que l’on peut ne pas saisir cette tapisserie comme œuvre d’art. Ils
pourront chercher quand même à s’y asseoir dessus. Mais par là, ils ne
révéleront que leur ignorance de la vérité de l’art. Du reste, si on les
interrogeait, il est vraisemblable que leur définition de l’art apparaîtrait
entachée par l’un des préjugés dont nous venons de montrer les
insuffisances.
Pour qu’il y ait œuvre d’art, il faut donc simplement un objet
quelconque et deux personnes qui se font face : premièrement, l’artiste, qui
a pour fonction de libérer l’objet de l’usage en affirmant « c’est de l’art ».
Deuxièmement, le spectateur, qui va opérer une conversion de son regard
sur l’objet. L’identité de ce dernier est parfaitement indifférente. Même un
objet naturel peut être compris comme relevant de l’art, à condition qu’il ait
été préalablement libéré de tout usage par un artiste. Il ne peut être question
de conférer une dignité spéciale à une classe spécifique d’objets.

Remise en cause de la frontière entre


art et non-art
Soudain, je me souviens que je n’ai pas payé mon entrée au Louvre
pour contempler cette chaise mais la tapisserie qui couvre le mur derrière
mon dos. Je me retourne donc vers elle et me surprends à la considérer, elle
aussi, avec un regard entièrement différent.
Est-elle véritablement en mesure d’ouvrir sur un monde plus riche que
cette chaise, une fois que celle-ci a été libérée de l’usage ? Je n’en suis plus
si sûr. S’appuyer sur la beauté de la représentation du paysage, sur sa
noblesse, c’est précisément invoquer un idéal aristocratique périmé au nom
duquel des millions de gens ont vécu dans la servitude. À la beauté ne faut-
il pas préférer la laideur ? Combien cette vision idyllique d’un monde
merveilleux est plate et artificielle en comparaison des terribles peintures du
dernier Goya ! Ne peut-on découvrir dans sa beauté une dénégation
scandaleuse de la souffrance animale, celle d’un malheureux cerf que l’on
chasse ? Finalement, qu’ai-je besoin de m’attarder plus longtemps devant ce
témoignage désuet d’une époque heureusement révolue ? Je rêve d’un art
démocratique où chaque chose, chaque individu aurait droit à l’admiration
universelle, à son quart d’heure wharolien.
En découvrant que cette tapisserie n’a pas plus de droit que cette chaise
au statut d’œuvre d’art, voici que monte en moi une sorte de ressentiment
contre elle. J’en viendrais presque à regretter que la tenture des Chasses de
Maximilien ait été sauvée de la destruction lors de la Révolution française 2 !
Cette œuvre n’est finalement que l’expression d’une tromperie. On a
prétendu sélectionner des objets spécifiques en leur conférant à eux et à eux
seuls, le titre d’œuvres d’art. Mais ce droit était indu. C’est donc en
fonction d’une conception falsifiée, inauthentique de l’art, privilégiant le
beau, le noble, la maîtrise technique, qu’ils ont été sélectionnés, placés sur
un piédestal et offerts à l’admiration universelle. On pourrait toutefois
accepter le fait historique de cette tromperie. Une époque qui n’avait pas
atteint l’essence de l’art ne pouvait pas ne pas se tromper et donc tromper
ses contemporains. Mais, encore de nos jours, on nous présente ces mêmes
objets comme étant des œuvres d’art admirables. Par là même,
insidieusement, on véhicule toujours ces valeurs antidémocratiques et
techniques dans lesquelles les artistes d’avant-garde ont pu voir la cause des
horreurs du XXe siècle.
Où cette tromperie est-elle à l’œuvre ? Dans les musées, où des œuvres
d’art dûment intronisées sont présentées à l’édification dominicale des
foules désœuvrées. Là, tout est hiérarchisé. On sait qu’il faut admirer Jules
Romain (Giulo Romano), mais plus encore Véronèse et plus encore le divin
Raphaël. On sait où et quand s’extasier, dans quelle proportion, avec quelles
épithètes. Tout est défini par la convention. Le jugement personnel doit
s’humilier devant des objets sacralisés. On n’a que le droit de payer,
d’admirer sans toucher, de suivre un parcours banalisé où un guide répète à
l’infini les mêmes remarques, et de repartir. Si vous n’aimez pas Raphaël,
vous n’êtes qu’un béotien. Comment ne pas mépriser les musées ? Ce sont
finalement des lieux aussi improbables que le fameux monde des essences
intelligibles de Platon, où s’exerce la violence spirituelle la plus arbitraire,
celle qui prétend énoncer définitivement l’appartenance de certains objets à
l’art, selon des idéaux dépassés et dangereux. La paix qui y règne est celle
des tombeaux.

Contre les préjugés de la tradition, tirons jusqu’au bout les


conséquences révolutionnaires de notre réflexion. Si tout peut devenir de
l’art, toute œuvre d’art devrait inversement pouvoir redevenir un objet
quelconque. Les frontières entre art et non-art devraient donc être
systématiquement abolies afin que naisse un monde meilleur où tout
homme serait artiste, où le rêve coïnciderait enfin avec la réalité.
CHAPITRE 2

Un paradoxe artistique

Le geste révolutionnaire de Duchamp


Considérons l’exemple de Marcel Duchamp. C’était un peintre. Il a vu
l’emprise de la technique sur le monde. Il a vu l’injustice et l’oppression
s’abriter derrière de nobles idéaux. Il a vu cette épouvantable boucherie que
fut la Première Guerre mondiale. À la violence et à la haine, il a choisi
d’opposer la subversion et la dérision : introduire dans un musée un objet
industriel de série, un urinoir, une pelle à neige, un porte-bouteilles, en
affirmant qu’il s’agit d’une œuvre d’art.
Plus je pense à ce geste et plus il me semble résumer l’ensemble de ma
réflexion jusqu’à présent. Par ce geste, Marcel Duchamp dénonce la
compréhension de l’œuvre d’art comme imitation et l’admiration pour
l’habileté technique de l’artiste. Quelle copie est plus ressemblante au
modèle que le modèle lui-même ? Il suffit donc de le présenter dans une
opération dépourvue de toute dimension technique pour dépasser l’œuvre
des plus grands artistes mimétiques, les Vinci et les Dürer.
Par ce geste, il nie la prétendue soumission de l’art à un idéal du goût.
Ce qui est banal, vulgaire, voire dégoûtant, a également sa place dans l’art.
La vieille distinction entre l’art et le grand art est renversée à jamais. Les
critiques doivent renoncer à leurs prétentions normatives. Les œuvres n’ont
pas à être jugées. Contentons-nous de les contempler avec recueillement en
les délivrant de l’usage, afin de laisser advenir l’infinité du monde sur
lequel elles ouvrent.
Par ce geste, il dénonce le mythe tenace d’une unicité absolue de
l’œuvre d’art. On ne pourrait alors rendre compte des gravures, des
sculptures par moulage, des tapisseries, des livres, des partitions, des
disques, des photographies, des films. L’art se reproduit et il se vend, n’en
déplaise aux belles âmes.
Par ce geste encore, il nous révèle l’importance décisive du spectateur
dans l’avènement de l’œuvre d’art. Comme il aimait à le rappeler : « Ce
sont les regardeurs qui font les tableaux. » Si la création est réductible au
jugement « c’est de l’art », l’artiste ne diffère guère d’un simple regardeur.
Il n’intervient que pour libérer l’objet afin de transformer les utilisateurs en
d’authentiques regardeurs, et donc en artistes à part entière.
Par ce geste enfin, il dévoile l’absurdité du musée, le caractère
contestable de son opération de sacralisation. Ces institutions ne font que
nous tromper, elles ne sont que des véhicules idéologiques qu’il faut
dénoncer. Lorsque tous les musées seront remplis de ready-mades, l’art aura
enfin rejoint la réalité et les musées pourront disparaître.
Comment ne pas reconnaître que les ready-mades de Marcel Duchamp
comptent parmi les œuvres majeures de notre temps ? Les critiques d’art ne
s’y sont du reste pas trompés. Pas un livre d’histoire de l’art du XXe siècle
qui ne s’y attarde longuement. De fait, tous les mouvements dits d’avant-
garde se sont référés peu ou prou au geste subversif de Duchamp. Ils ont
ainsi opéré sur lui toutes les variations possibles : en substituant un objet
naturel à un objet industriel (les objets trouvés), en exposant des débris, des
tas de gravats, ou des ordures.
Aux vaines définitions de l’art, limites arbitraires destinées à brider la
liberté créatrice des artistes, Marcel Duchamp oppose une « dé-définition de
l’art » 1. L’art est indéfinissable, et donc être un artiste au sens
contemporain, c’est faire littéralement « n’importe quoi » 2, en reprenant
dans un sens positif l’accusation traditionnelle adressée à l’art contemporain
par les nostalgiques d’un passé défunt. Désormais, tout peut devenir de
l’art, même le rien. La réalité de l’objet est en effet inutile, comme l’a bien
vu Yves Klein dans sa fameuse exposition sur le vide de 1958, où les salles
étaient vides de toute œuvre. La réalité de l’œuvre se réduit alors à son
concept, finement ciselé dans le titre choisi par Klein : « La spécialisation
de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée ».

Le conflit entre les réalistes


et les conceptualistes
Mais tout aussitôt une question se pose : les ready-mades de Duchamp
sont-ils déjà de l’art conceptuel ? La réponse est loin d’en être évidente. On
peut ici distinguer deux positions opposées : appelons-les la réaliste et la
conceptualiste. Pour les tenants de la première, l’œuvre d’art est
naturellement le ready-made dans sa réalité objective. Pour les partisans de
la seconde, l’œuvre d’art n’est pas l’objet réel, mais l’idée de présenter cet
objet dans un musée.
On pourrait croire ce débat simplement théorique. Mais il est nécessaire
de trancher entre ces deux positions car, selon la réponse que l’on donne, le
sens du ready-made dans l’institution muséale et le traitement qui lui est
réservé changent du tout au tout. Imaginons en effet qu’un vandale ose
s’attaquer au Porte-bouteilles, un ready-made de Marcel Duchamp, au point
de le détériorer gravement. Si le conservateur R est un réaliste, il doit traiter
ce porte-bouteilles comme une sculpture et entreprendre aussitôt un travail
de restauration afin de retrouver, autant que possible, l’état originel
de l’œuvre. Quant au vandale, après avoir été arrêté et jugé par un tribunal
réaliste, il sera condamné à une lourde peine de prison pour avoir tenté de
détruire une des œuvres marquantes de l’art du XXe siècle.
Si, en revanche, le conservateur C est conceptualiste, il attendra
patiemment que le vandale ait achevé de détruire le porte-bouteilles pour le
remplacer aussitôt par un autre porte-bouteilles, le plus semblable possible
au premier. Quant au vandale, après s’être fait sermonner par un juge
conceptualiste pour avoir détruit un élément du dispositif de présentation
d’une œuvre d’art et avoir été condamné à une amende correspondant au
coût d’un porte-bouteilles de série, il sera remis rapidement en liberté.
Examinons si un accord est envisageable. Pour R, remplacer le porte-
bouteilles de Marcel Duchamp par un objet identique de la même série
revient à un acte de vandalisme autrement plus grave que de simples coups
de marteau. C’est une destruction totale de l’œuvre, exactement comme si,
après l’agression au couteau par une suffragette de la Vénus au miroir de
Vélasquez en 1914, les conservateurs de la National Gallery avaient préféré
jeter l’original pour le remplacer par une copie fidèle en parfait état.
Horrifié, R assignera donc C en justice et protestera contre la libération du
vandale.
Quant à C, l’attitude de R lui paraît semblable à celle d’un
bibliothécaire qui choisirait de dépenser une fortune afin de restaurer
l’exemplaire déchiré d’un ouvrage qu’il pourrait remplacer à bon compte
par un exemplaire identique de la même série. Si encore le premier porte-
bouteilles pouvait se prévaloir de caractéristiques absolument singulières,
comme le manuscrit original d’un auteur ! Mais ce n’est nullement le cas.
Par ailleurs, condamner un malheureux à passer des années de sa vie en
prison pour avoir détruit un simple exemplaire de série qui n’est pas
l’œuvre mais simplement son support matériel, constitue un véritable déni
de justice. C s’opposera donc avec la plus grande énergie aux projets
dispendieux de R et à ses efforts pour renvoyer en prison un homme qui ne
mérite pas vraiment d’être considéré comme un vandale.
Vérité de la thèse conceptualiste
Qui a raison ? Considérons attentivement Porte-bouteilles, qui semble
avoir été historiquement le premier ready-made réalisé par Duchamp. Il
s’agit d’un porte-bouteilles de série qu’il a acheté au rayon quincaillerie du
Bazar de l’Hôtel de ville à Paris, en 1914, et élevé au rang d’œuvre d’art par
une simple décision prise en tant qu’artiste, sans que le moindre travail
autre que la signature de Duchamp et la mention de la date soit opéré sur
l’objet 3. On reconnaît la définition du ready-made que donnera André
Breton dans son Dictionnaire abrégé du surréalisme, en 1938 : un « objet
ordinaire promu à la dignité d’un objet d’art par le simple choix de
l’artiste ».
Comment interpréter cette œuvre ? Qu’est-ce qui justifie l’élévation de
cet objet au rang d’une œuvre d’art ? Les qualités esthétiques remarquables
que Duchamp lui aurait trouvées ? Surtout pas ! Célébrer la beauté de
Porte-bouteilles pour défendre Duchamp contre ses détracteurs, ce serait
commettre le pire des contresens. Duchamp est en effet explicite sur ce
point : « Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle,
assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût
[…] 4 ». Le ready-made doit être anesthétique et manifester par là même le
rejet par Duchamp de toute visée esthétique. Tout le problème, pour
Duchamp lorsqu’il crée des ready-mades, est de trouver des objets
véritablement anesthétiques. Car, comme il s’en désole, le regard finit
toujours par s’habituer à l’objet, et même l’objet le plus dépourvu de
qualités esthétiques, lorsqu’il est offert à la contemplation des foules, finit
par être trouvé beau. Ce qui n’a pas manqué d’arriver à Porte-Bouteilles
(appelé aussi Hérisson) et Duchamp le déplore amèrement : « C’est trop
fort ! Ce damné Hérisson […] est devenu un grand souci. Il a commencé à
devenir trop beau » 5.
Remarquons ici la différence profonde du ready-made de Duchamp
avec le ready-made de Picasso, Vénus du gaz (1945), qui est le brûleur d’un
fourneau au gaz, que Picasso s’est contenté de dresser à la verticale, lui
donnant ainsi l’apparence d’une statue. Ici le choix est commandé par les
propriétés esthétiques de l’objet, qui ressemble à s’y méprendre à une
œuvre de Picasso. L’objet entre alors en dialogue avec l’œuvre de Picasso,
qui le prend pour modèle dans Étude pour la Vénus du gaz (1945).
Mais si la réalité matérielle de l’objet est indifférente pour Duchamp,
Porte-bouteilles paraît alors plus proche de l’exemplaire d’un livre que
d’une sculpture. Certes, un ouvrage peut être par ailleurs un objet
artistique, notamment s’il comprend des dessins ou si sa reliure est
particulièrement travaillée. Mais de façon usuelle, les caractéristiques
matérielles de l’exemplaire d’un roman (la qualité du papier, le format, le
choix des caractères, leur taille, etc.) ne sont pas pertinentes pour son
appréciation en tant qu’œuvre d’art. Pour quelqu’un qui souhaite lire une
œuvre littéraire, n’importe quel exemplaire, pourvu qu’il soit complet, peut
donc faire l’affaire. Or, c’est précisément selon ce modèle que se comporte
Duchamp lorsque, en 1962, Werner Hoffmann lui exprime son désir
d’exposer Porte-bouteilles au Museum des 20. Jahrhunderts de Vienne. Ne
disposant plus d’aucun exemplaire de Porte-bouteilles, Duchamp lui
répondit : « Je vous suggère de faire acheter un porte-bouteilles à Paris, au
Bazar de l’Hôtel de Ville, où je pense qu’ils ont toujours le même
modèle » 6.
Pour justifier l’appartenance de Porte-bouteilles à l’art, le théoricien ne
doit donc pas s’appuyer sur les propriétés matérielles de Porte-bouteilles.
Elles sont intentionnellement indifférentes. Nul besoin d’avoir sous les yeux
une photographie de Porte-bouteilles de Duchamp pour l’interpréter. Il
suffit de savoir qu’il s’agit d’un porte-bouteilles de série élevé au rang
d’œuvre d’art.
Certes, c’est bien la découverte dans un musée du porte-bouteilles réel
qui procure au spectateur une émotion de joie, de colère ou de désarroi.
Mais on en déduirait à tort que c’est la réalité matérielle de l’objet qui est
ici esthétiquement agissante. Car un effet identique aurait pu être produit
par n’importe quel autre porte-bouteilles, a fortiori par un autre porte-
bouteilles de la même série. L’œuvre d’art Porte-bouteilles n’est donc pas
l’objet réel, dans sa matérialité, mais l’idée de présenter un porte-bouteilles
dans un musée des Beaux-Arts. En conséquence, il faut reconnaître la vérité
profonde de la thèse conceptualiste.

Vérité de la thèse réaliste


Pourtant, si Duchamp a effectivement envoyé au musée d'autres
répliques de Porte-bouteilles, qu'il a authentifiées en les signant, il a refusé
de faire de même pour tous les exemplaires de cette même série, ou pour
n'importe quel autre porte-bouteilles. Le nombre des répliques authentifiées
est limité. Ainsi, en 1964, Arturo Schwartz put faire, avec l'accord de
Marcel Duchamp, une édition de huit exemplaires numérotés de Porte-
bouteilles (ainsi que de douze autres ready-mades) de Duchamp, réalisés à
partir de photographies de l’original.
Duchamp a donc explicitement traité ses ready-mades comme des
sculptures par moulage ou des gravures. Ces dernières font l'objet
d'éditions, tout comme les exemplaires d'un livre. Mais elles s'en
distinguent radicalement. Car la qualité du papier, la couleur de l'encre, etc.,
sont des déterminations pertinentes pour apprécier une gravure. C'est donc
bien la gravure en tant qu'objet réel qui est l'œuvre d'art. Détruire une
gravure est un geste autrement plus grave que détruire l'exemplaire imprimé
d'un livre 7. C'est un acte authentique de vandalisme.
Mais si le ready-made fonctionne comme une gravure, cela implique
que, dans l'intention même de Duchamp, l'œuvre d'art n'est autre que l'objet
réel. Par conséquent, l'objet réel ne peut en aucun cas être considéré comme
la simple occasion de la présentation de l'œuvre d'art. C'est l'œuvre d'art
elle-même. Il nous faut donc reconnaître la vérité profonde de la thèse
réaliste.

Un cercle logique
Mais pourquoi alors affirmer que les propriétés matérielles de l'objet
sont indifférentes, contrairement à ce qui se passe dans une gravure ? Alors
même que j'éprouve la vérité de la thèse conceptualiste, il me faut refuser
d'authentifier les autres objets de la même série, c'est-à-dire admettre la
thèse réaliste. Inversement, alors même que je défends la thèse réaliste, je
dois rappeler l'indifférence des qualités sensibles de l'objet authentifié, c'est-
à-dire reconnaître le bien-fondé de la thèse conceptualiste.
Cette situation présente une analogie troublante avec le cercle logique
où nous plonge le paradoxe bien connu du Menteur 8. Je rappelle sa
structure. Si je dis « je mens », alors ce que je dis est faux. Or ce que je dis,
c’est : « je mens ». Il est donc faux que je mente. Par conséquent, ce que je
dis est vrai. Or, ce que je dis, c’est : « je mens ». Il est donc vrai que je
mente. Donc ce que je dis est faux, etc. De même, lorsque Duchamp dit que
les qualités sensibles de l'objet sont indifférentes, il dit que l'œuvre d'art, ce
n'est pas l'objet, mais l'idée. Or cette idée, c'est précisément d'envoyer
l'objet dans un musée en tant qu'œuvre d'art. Par conséquent, Duchamp dit
que l'œuvre d'art est l'idée que l'œuvre d'art est l'objet. Ou encore que
l'œuvre d'art est l'idée que l'œuvre d'art n'est pas l'idée. Ce qui revient à
affirmer et nier en même temps la même proposition.
Prendre conscience d’une telle contradiction a pour conséquence directe
de rendre ingérable le ready-made par les conservateurs, alors que le ready-
made a fondamentalement besoin du musée, puisque, s’il était déposé dans
un grenier, il ne pourrait pas être reconnu comme une œuvre d’art, au
contraire d’une peinture ou d’un livre.
Sans évoquer le cas extrême du vandalisme, que faire en effet face à
l'usure inévitable des ready-mades ? Doit-on restaurer l'objet comme pour
une peinture ou le remplacer par un exemplaire neuf et identique comme
pour un livre ? La présence dans le musée semble décider en faveur de la
première possibilité. Mais cela revient à choisir la thèse réaliste qui, nous
l'avons vu, ne suffit pas pour saisir le sens du ready-made. La situation est
indécidable : on ne doit ni restaurer ni remplacer un ready-made abîmé.
Découvrir d’éventuelles recommandations de Duchamp sur ce point
n’arrangerait rien puisque son propos est contradictoire.
Allons même plus loin : conserver un ready-made dans un musée des
Beaux-Arts est également problématique. Car là aussi, c'est choisir la thèse
réaliste et considérer que l'œuvre d'art c'est l'objet. On n'envoie ainsi un
livre dans un musée des Beaux-Arts que s'il a été richement travaillé et s'il
est donc, dans sa matérialité objective, une œuvre d'art. On admire alors sa
calligraphie, les dessins qui accompagnent le texte, les enluminures, sans se
soucier véritablement de ce qui est écrit. Mais si l'œuvre est l'objet, son
auteur est celui qui a produit matériellement l'objet. Dans le cas du livre de
musée, l'auteur de l'œuvre que l'on admire c'est l'enlumineur ou le relieur et
non l'écrivain. Or, dans le cas d’un ready-made authentique, sans aucun
travail de l’artiste 9, l'auteur de l'objet est le designer qui a conçu l’objet
technique selon des critères de fonctionnalité réelle et des critères
esthétiques, et non Marcel Duchamp. La présentation de l'objet dans un
musée des Beaux-Arts comme une œuvre de Marcel Duchamp est donc
illégitime. D’autant qu’elle conduit inévitablement, comme Duchamp s’en
désole, à s’intéresser esthétiquement à l’objet. On peut juger, et c’est mon
avis, que la forme de Porte-bouteilles est intéressante et qu’il s’agit d’un
objet technique de qualité. Mais dans ce cas, voir Porte-bouteilles comme
une œuvre de Duchamp relève d’une forme de vol et manifeste un étonnant
mépris pour le travail du designer.
Conserver le ready-made dans un musée et donc valider la thèse réaliste
conduit à retirer le ready-made du musée et à valider la
thèse conceptualiste. Mais nous avons vu que la thèse conceptualiste elle-
même reconduit à la thèse réaliste. Le ready-made ne peut ainsi ni rester
dans le musée ni en sortir.

Un nouveau paradoxe
Repérer le lien du ready-made de Duchamp au cercle logique du
Menteur ne conduit nullement à le mépriser comme objet théorique. On
peut en effet considérer que l’invention du ready-made par Marcel
Duchamp (1914) est à la théorie de l’art du XXe siècle ce que le paradoxe de
l’ensemble de tous les ensembles 10 (1902) de Russell est à la théorie
mathématique du XXe siècle, ou plus fondamentalement encore, ce que le
paradoxe du Menteur d’Eubulide de Milet est à la théorie de la vérité.
Ce point n’a été compris ni par les défenseurs du ready-made, ni par ses
détracteurs : les uns et les autres ont multiplié les interprétations sans jamais
prendre conscience du cœur du problème, à savoir le cercle logique dans
lequel ils sont irréductiblement inscrits. Après les grands paradoxes
mathématiques du début du XXe siècle (paradoxe de Burali-Forti, paradoxe
de Russell, paradoxe de Richard, paradoxe de Berry…), le ready-made de
Marcel Duchamp correspond à une nouvelle sorte de paradoxe, artistique
celui-là, dont il faut saluer à la fois l’extrême ingéniosité et l’importance
considérable pour la théorie de l’art au XXe siècle, puisqu’il a suscité une
abondante littérature et conduit à une interrogation nouvelle sur le sens de
l’art et de l’esthétique.
Reconnaître toutefois l’importance d’un paradoxe, ce n’est pas le
valider. Face à un paradoxe, le théoricien a pour tâche de trouver une
solution et, s’il en existe plusieurs, de déterminer laquelle est la meilleure
(la plus simple, la plus féconde, etc.).
Au paradoxe de l’ensemble de tous les ensembles, il existe
principalement deux solutions. La première est la théorie des types de
Russell présentée dans Les Principes de la mathématiques (1903). Elle
repose sur le diagnostic suivant : tous les paradoxes engagent des effets de
circularité (autoréférence, réflexivité). Pour lever les paradoxes, il faut
empêcher la formation de tels effets, et hiérarchiser strictement les
individus, les ensembles d’individus, les ensembles d’ensembles
d’individus, etc. Ce qui a pour conséquence d’interdire qu’un ensemble
puisse être dit élément de lui-même.
Cette solution est efficace 11 mais elle a un coût théorique élevé,
souligné par Ernst Zermelo dans son article « Nouvelle démonstration de la
possibilité du bon ordre » 12 (1908). Zermelo objecte ainsi à Russell qu’en
analyse, il est courant d’admettre dans un ensemble, sans que personne n’y
trouve rien à redire, un maximum ou un minimum, termes dont la définition
implique celle de l’ensemble auquel ils appartiennent. Généralisant son
propos, Zermelo peut rappeler que toute détermination de sens suppose des
effets de circularité et que le processus de définition lui-même, qui suppose
une équivalence entre le definiens et le definiendum, est circulaire 13.
La solution proposée par Zermelo consiste à opérer une axiomatisation
de la théorie des ensembles qui empêche la formation du paradoxe de
Russell. C’est le rôle de l’axiome de séparation qui indique les limites d’une
définition intensionnelle d’un ensemble. Il implique qu’aucune définition
intensionnelle d’un ensemble ne peut être indépendante : elle doit toujours
être séparée d’un ensemble déjà donné. Se trouve dès lors disqualifiée toute
définition intensionnelle d’un ensemble comme « l’ensemble de tous les
ensembles », qui n’opère pas par séparation. C’est cette solution, moins
coûteuse que la théorie des types de Russell, et tout aussi efficace, qui a été
adoptée dans la théorie des ensembles standard au XXe siècle.
Au paradoxe du Menteur, plusieurs solutions ont été proposées dont la
solution de Russell qui interdit tout énoncé autoréférentiel, ce qui est
précisément le cas de « je mens ». Mais cette solution est trop radicale car
un énoncé comme « cette phrase est écrite en français » est tout à fait
correct. J’ai proposé ailleurs 14 une nouvelle solution à ce paradoxe, à partir
d’une analyse pragmatique de l’énonciation. Elle est relativement
complexe, mais on peut la présenter schématiquement de la façon suivante :
l’énonciation engage en fait non pas un, mais deux concepts distincts de
vérité : la vérité intentionnelle, subjective, du locuteur, qui accompagne
toute énonciation sérieuse (dire « A est b » c’est prétendre à la vérité de « A
est b ») et sa vérité effective, qui est reconnue objectivement ou non par le
destinataire du message 15. Le paradoxe du Menteur repose sur une
confusion de ces deux concepts de vérité et sur la remise en cause
contradictoire de l’équivalence nécessaire entre l’affirmation d’un énoncé et
l’affirmation de la vérité (au sens subjectif seulement) de cet énoncé. Il faut
alors reconnaître d’une part, que « je mens » est un énoncé faux car
contradictoire et d’autre part, que son auteur ne peut être considéré comme
étant cognitivement responsable et donc sérieux.
Comprendre le statut paradoxal du ready-made et sa proximité avec le
Menteur conduit à formuler une solution analogue. En tant qu’énoncé
contradictoire, d’une part, il s’agit d’un énoncé faux et d’autre part, son
auteur ne peut être considéré comme sérieux. Ce qui conduit à inscrire les
ready-mades de Duchamp dans la production canularesque caractéristique
du mouvement Dada.
Un tel résultat théorique est-il satisfaisant ? On peut lui adresser
plusieurs objections qu’il convient de considérer.
L’objection du sens irrationnel de l’art
Tout d’abord, si la découverte d’un cercle logique suffit à falsifier un
énoncé cognitif, en est-il de même d’un énoncé artistique ? Ne peut-on
rétorquer que l’art, précisément, se moque de la logique et qu’il a pour
tâche essentielle d’explorer l’irrationnel ? Auquel cas le geste de Duchamp
pourrait apparaître comme une révélation du sens irrationnel profond de la
création artistique.
On peut ici répondre que le problème posé par le ready-made de
Duchamp est que l’acte de création est réduit par son auteur à un énoncé
cognitif qui prétend affirmer l’appartenance d’un objet à la classe des
œuvres d’art, tout en affirmant que l’œuvre d’art ce n’est en fait pas l’objet,
mais la décision de le considérer comme une œuvre d’art. Ce n’est donc que
finalement que l’énoncé cognitif devient énoncé artistique. Or, découvrir
que ce devenir suppose un cercle logique dans l’énoncé cognitif, conduit à
l’invalider, et donc à refuser de reconnaître que l’énoncé de Duchamp
correspond à une création artistique. Il ne suffit pas de dire « c’est de l’art »
à propos d’un objet quelconque pour le libérer de l’usage ordinaire et du
même coup le transformer en œuvre d’art.

L’objection de la création comme énoncé


performatif
Mais aussitôt l’objection rebondit. Notre analyse entre ici en conflit
direct avec la théorie actuellement dominante qui considère les ready-mades
de Duchamp comme un exemple d’énoncé performatif, en s’appuyant sur la
théorie des performatifs développée par John Austin en 1955. Ne doit-on
pas penser la primauté de cette théorie sur notre analyse ?
Considérons cette théorie performative. Elle revient à penser la création
artistique sur le modèle d’un baptême ou de n’importe quel sacrement. Pour
reprendre la distinction introduite par Austin, on aurait affaire dans la
création d’un ready-made non à un énoncé constatif, ne faisant que décrire
ou constater un fait, mais performatif, opérant une action, comme dans « je
te baptise » ou « je te fais chevalier ».
Les tenants d’un ready-made performatif considèrent même que par là
l’essence pure de l’art serait atteinte. Au cours de l’histoire, plusieurs
définitions non valides de l’art ont été proposées, par exemple l’art comme
imitation. Le ready-made de Duchamp nous révélerait la forme pure sous-
jacente à toute création, quelle qu’elle soit : choisir un objet quelconque
(que l’on a travaillé ou non) et dire à son propos « c’est de l’art ». Cet
instant de l’énonciation correspondrait au moment magique où la création
interviendrait, de même que l’enfant n’est baptisé que par la parole : « je te
baptise ». Loin d’être compris comme un destructeur de l’art, Duchamp
devrait être célébré comme le premier créateur d’un art chimiquement pur
de toute scorie liée au travail effectif sur la matière de l’objet.
Cette théorie séduisante se heurte toutefois à plusieurs difficultés. Tout
d’abord, les performatifs ont pour condition première de validation de ne
pas être contradictoire, ce qui rend possible leur application. Or, nous
venons de voir que ce n’est justement pas le cas des ready-mades de
Duchamp.
De plus, l’efficace d’un performatif comme « je te baptise », « je te fais
chevalier » ou « je déclare la séance ouverte » est également soumise à des
conditions sociales et culturelles de validation (et donc par là même
d’invalidation) extrêmement strictes. N’importe qui ne baptise pas
n’importe qui n’importe comment 16. Or, l’interprétation de « c’est de l’art »
en termes de performatif est incapable de mettre au jour des critères
d’invalidation d’un tel énoncé. On présente généralement comme une
restriction l’exigence que l’énonciateur soit un membre du monde de l’art.
C’est notamment ce que fait George Dickie dans sa théorie institutionnelle
de l’art 17. Mais de peur d’exclure les créations d’un artiste encore inconnu
dans la solitude de son atelier, il précise aussitôt que tout individu
prétendant appartenir au monde de l’art en fait, du même coup, partie. Or
affirmer d’un objet quelconque « c’est de l’art » et prétendre par là faire
acte de création artistique, c’est naturellement s’autoproclamer artiste, et
donc membre à part entière du monde de l’art. La prétendue restriction de
Dickie n’en est donc pas une (le contexte censé valider la parole se réduit à
cette même parole).
On pourrait ici objecter qu’il y a une condition et une seule : prononcer
la parole « c’est de l’art ». La création artistique devrait être considérée
comme une cérémonie : seul le moment où l’artiste affirme « c’est de l’art »
correspondrait à l’acte véritable de création. Réduire la création artistique à
un tel énoncé, ce serait donc atteindre enfin l’essence de l’art, qui dans
l’œuvre d’un Vinci serait occultée par des fins inessentielles, comme
produire une œuvre de commande ou atteindre à une ressemblance parfaite.
Dans ces conditions, l’art serait défini par l’intention artistique.
Le problème toutefois est que la notion d’art est une production
théorique héritée de l’histoire 18. Les créateurs des fresques de Lascaux
possédaient-ils la notion d’art ? On peut légitimement en douter. Ils ne
cherchaient pas à « faire de l’art » mais à atteindre par leur création des
effets magiques ou religieux. Leur production n’était pas
« intentionnellement artistique » et jamais ils n’ont prononcé la parole
« c’est de l’art ». Qui a prononcé le premier cette parole ? Le préhistorien
Henri Breuil qui y a vu « la chapelle Sixtine de l’art pariétal », donc une
œuvre d’art à part entière. Selon la théorie performative de l’art, il serait
donc le véritable artiste qui a créé Lascaux…
On peut élargir le problème. Considérons la création du musée du quai
Branly à Paris en 2006. Il s’agit d’un musée des Beaux-Arts qui rassemble
des œuvres de l’art non occidental autrefois présentées dans des musées
d’ethnologie. Ces œuvres n’étaient donc pas considérées comme des
œuvres d’art, et on peut légitimement supposer que leurs auteurs, qui ne
possédaient pas la notion occidentale d’art et dont l’intention créatrice était
gouvernée par des motifs culturels spécifiques, n’ont jamais dit « c’est de
l’art » dans leur langue propre et n’ont jamais ambitionné pour leur objet
d’être exposé un jour dans un musée des Beaux-Arts 19. Qui a prononcé
cette parole ? L’homme à l’initiative de ce musée, Jacques Kerchache, un
membre du monde de l’art qui a été fasciné, à juste titre, par les propriétés
esthétiques exceptionnelles de tels objets. Si l’on applique la théorie
performative de l’art, il serait donc le seul et unique auteur des œuvres
exposées. Voilà un honneur dont il aurait été sans doute le premier à
s’indigner. Nous retrouvons ici l’une des conséquences problématiques du
paradoxe du ready-made : le mépris pour le véritable créateur de l’objet (le
designer de Porte-bouteilles).
L’affirmation « c’est de l’art » permet effectivement de libérer un objet
de l’usage, lorsque, par exemple, un gardien attentif rappelle à l’ordre le
visiteur qui confondrait une sculpture avec un portemanteau en lui criant :
« Attention, c’est une œuvre d’art ! » Mais cette affirmation ne suffit pas à
faire de son énonciateur le créateur de l’œuvre. Le créateur est la personne
qui a travaillé l’objet dans sa matérialité sensible, sans avoir eu
nécessairement l’intention de « faire de l’art ». Peut-être cherchait-elle à
représenter un dieu. La valeur artistique d’une œuvre est parfois, et même
souvent, inversement proportionnelle à la part d’intention artistique dans
l’intention créatrice.

Les ready-mades réciproques


Ajoutons que la compréhension performative des ready-mades se heurte
à une nouvelle difficulté, encore plus gênante. Il existe des performatifs
créateurs, mais il existe aussi des performatifs destructeurs comme « je te
renvoie », « je te bannis », « je t’excommunie », « je te condamne à mort ».
Un roi peut anoblir quelqu’un et il peut inversement lui retirer ses titres de
noblesses. Que penser de la phrase « ce n’est pas de l’art » prononcée par
un « membre du monde l’art » à propos d’un objet ? Si l’on adhère à la
théorie performative, on doit lui reconnaître une efficace analogue à la
phrase « c’est de l’art ».
Dans le cadre du cercle logique propre aux ready-mades de Duchamp,
ce dernier précise ainsi que cette parole négative prend également le sens
d’une création artistique. Il appelle cela un ready-made réciproque, et prend
comme exemple l’usage d’un Rembrandt comme planche à repasser 20. La
théorie des ready-mades réciproques conduit donc non seulement à
légitimer les agressions contre les œuvres d’art mais à considérer leurs
auteurs comme des artistes à part entière.
En 1993, l’artiste Pierre Pinoncelli urine dans le ready-made Fontaine 21
de Duchamp avant de lui asséner un coup de marteau. Il renouvelle son
attaque en 2006 contre une autre réplique de Fontaine au Centre Pompidou.
Le directeur du centre, Alfred Pacquement, s’étant porté partie civile,
Pinoncelli s’est justifié devant le tribunal en rappelant que Fontaine est un
urinoir de série ; que cette œuvre était donc en attente, de par la fonction
primitive de son objet, que quelqu’un vienne uriner dedans ; que ce geste
constitue en quelque sorte l’achèvement de l’œuvre de Duchamp, qui du
non-art passe à l’art pour retourner au non-art, selon la théorie du ready-
made réciproque, que Pinoncelli rappelle pour sa défense.
L’argumentation de Pinoncelli est implacable. Admettre les ready-
mades, c’est admettre les ready-mades réciproques, et donc reconnaître que
dans son attaque, Pinoncelli a fait œuvre d’artiste. On peut ajouter que les
ready-mades constituent une provocation dadaïste contre l’art
institutionnel 22, et que les ready-mades étant devenus les œuvres
institutionnelles par excellence – d’une part, parce qu’elles sont célébrées
par l’ensemble du monde de l’art comme les œuvres fondamentales de l’art
du XXe siècle, et d’autre part, parce qu’elles ne doivent leur reconnaissance
comme œuvres qu’à leur admission dans un musée 23 – l’esprit même du
dadaïsme impose de leur faire subir le sort que leur a réservé Pinoncelli.
De plus, ce dernier aurait pu contester l’accusation de vandalisme en
notant que le vandalisme consiste à porter atteinte à une œuvre d’art. Or,
l’œuvre, dans le cadre de la théorie des ready-mades réciproques, ce n’est
plus l’objet mais l’agression qui lui est faite. Par conséquent, le traduire en
justice et rejeter la validité de son geste, c’est cela qui constitue le seul et
unique acte de vandalisme dans cette affaire ! D’accusé, il est en droit de se
considérer comme victime.
Pourtant, le conservateur du Centre Pompidou, qui tient les ready-
mades pour des œuvres d’art et donc devrait admettre la théorie des ready-
mades réciproques, a traduit Pinoncelli en justice et Pinoncelli a été
condamné par le tribunal pour vandalisme. Comment comprendre ces deux
décisions sinon par le fait que les tenants du ready-made reculent devant le
ready-made réciproque, qui en est pourtant la conséquence même : s’il n’y a
pas de différence objective entre art et non-art, si la création de l’œuvre est
identique à la parole de l’artiste « c’est de l’art », alors non seulement
n’importe quoi peut devenir de l’art, mais n’importe quelle œuvre d’art peut
inversement être destituée de son rang d’œuvre par un artiste, et cette
destitution a valeur d’œuvre d’art.
En refusant d’appliquer à l’art la théorie des ready-mades réciproques,
les représentants de l’institution ont montré qu’ils ne considérait pas le
propos de Duchamp comme sérieux. Ils ont vu dans le fait de se servir d’un
Rembrandt comme d’une planche à repasser une simple plaisanterie à
finalité provocatrice mais à ne surtout pas prendre au sérieux. Mais comme
le ready-made réciproque est la conséquence directe du ready-made, cela
conduit à ne pas prendre au sérieux le ready-made lui-même et à n’y voir
qu’une plaisanterie à finalité provocatrice, à savoir un canular dadaïste,
conformément à la solution que nous avons proposée au paradoxe du
ready-made (voir plus haut p. 40).

L’authentification de l’usage
Nous sommes ainsi conduits à rejeter l’appartenance des ready-mades à
l’art, nous opposant ainsi à l’usage puisque, depuis des décennies, les
artistes aussi bien que les théoriciens défendent la position inverse.
Mais voici que naît une nouvelle objection : peut-on s’opposer à
l’usage ? Wittgenstein, dans ses Investigations philosophiques 24, identifie la
signification d’un mot à son usage, pourvu qu’il soit grammaticalement
correct. Il est ici rejoint par Lacan, selon lequel « chaque fois que nous
avons dans l’analyse du langage à chercher une signification, il n’y a pas
d’autre méthode correcte que de faire la somme de ses emplois » 25. Il
faudrait donc rejeter notre analyse des ready-mades au motif qu’elle irait
contre l’usage et donc contre la signification même des mots.
Interrogeons la validité de ces deux affirmations. La formule de Lacan a
une dimension méthodologique. Dans l’analyse d’un rêve, la réduction d’un
mot à un seul de ses sens paralyserait le travail d’interprétation ; l’analyse
doit donc toujours mettre en jeu la pluralité des sens du mot. Mais cette
pluralité ne peut être ramenée à ce qui serait le sens du mot contrairement à
ce que peut laisser entendre la formule de Lacan. En effet, un même mot
peut avoir plusieurs sens. Cette polysémie étant le plus souvent irréductible,
on ne peut donner d’un mot une définition unique. Toutefois, pour un mot
donné, nous avons tous une représentation vague de chacun de ses sens.
Appelons notion chaque sens particulier en tant qu’il reste encore imprécis
et vague. Pour échapper à ce flou, il faut le définir. On passe alors de la
notion au concept. On ne conceptualise donc qu’une notion et non un mot 26.
Quant à la formule de Wittgenstein selon laquelle la signification serait
identique à l’usage, elle tend à penser le langage sur le modèle d’un jeu
d’échec (la signification des pièces y est identique à leurs règles de
déplacement) et elle a bien son utilité pour une compréhension opératoire
du langage, hic et nunc. Elle ne tient cependant pas compte de propriétés du
langage absentes du jeu d’échec – notamment du fait que le langage est
susceptible d’évolutions sémantiques. Les ready-mades ont longtemps été
comptés au nombre des œuvres d’art, de même que les baleines ont
longtemps été comptées au nombre des poissons et que l’éther a longtemps
été considéré comme un élément supposé régner au-dessus de l’atmosphère.
C’est un fait. Mais si un tel usage apparaît finalement comme non valide
même s’il reste grammaticalement correct, il n’y a nulle obligation à s’y
soumettre encore.

Le ready-made comme canular


Le problème posé à l’art par le paradoxe du ready-made a donc sa
solution : on peut bel et bien refuser d’admettre les ready-mades dans la
classe des œuvres d’art et les identifier à des canulars dadaïstes. Cette
solution permet de lever la circularité logique du geste de Duchamp tout en
lui conservant une positivité théorique.
Le ready-made consiste non pas à transformer en œuvre d’art un objet
quelconque n’appartenant pas à l’art, mais à le faire passer pour une œuvre
d’art. C’est bien ce que nous laisse entendre Duchamp lorsqu’il traite ses
ready-mades de « calembours à trois dimensions ». La mise en scène du
canular englobe à la fois l’envoi du ready-made au musée, son exposition et
les déclarations orales ou écrites de Duchamp sur son « œuvre ».
Insistons sur le fait qu’il n’y a aucune raison a priori de circonscrire les
ready-mades aux seuls arts plastiques comme le font généralement les
théoriciens. On pourrait ainsi présenter comme un roman un ouvrage
technique quelconque en l’intitulant Roman, ou même sans changer son
titre. Ou encore présenter comme une symphonie une partition dont les
pages seraient entièrement blanches, vendre comme un film de fiction
l’enregistrement d’une caméra de surveillance (de préférence du magasin
où cet enregistrement est en vente), servir comme un « grand plat » une
assiette vide ou dans laquelle le maître d’hôtel verserait avec dignité, sous
les yeux du client, le contenu d’une conserve de nourriture industrielle, etc.
À chaque fois, ce serait un canular analogue à celui du Porte-bouteilles qui
serait opéré.
La question est alors de savoir pourquoi ce que l’on appelle « l’art
contemporain » – à savoir l’art du XXe et du XXIe siècle en tant qu’il se
construit à partir de la révolution théorique et pratique opérée par les ready-
mades de Duchamp – correspond en fait aux seuls arts plastiques 27. Car ni
la littérature, ni le cinéma, ni la musique du XXIe siècle ne continuent à se
réclamer principalement du ready-made de Duchamp et à proposer des
« œuvres » de cette sorte, même si une production de ce type a pu
effectivement exister, notamment dans les années 1960-1970. La réponse
est simple : seuls les arts plastiques reposent sur l’institution muséale, or
cette institution est cruciale pour la reconnaissance des ready-mades comme
œuvres d’art.
Mais ici, le contresens a été radical. Les ready-mades de Duchamp,
comme toute production dadaïste, étaient des actes anti-institutionnels
dénonçant le pouvoir de sacralisation du musée. Envoyé dans un musée, le
ready-made, véritable bombe anarchiste, était destiné à le détruire en
pulvérisant ce sur quoi il repose : la distinction entre l’intérieur des murs –
l’exposition des œuvres d’art – et leur extérieur – le monde réel, non
artistique. Cette frontière entre « art » et « réalité » édifiée par la
bourgeoisie, les artistes anarchistes l’ont jugée responsable des horreurs de
la Première Guerre mondiale. Abattre les murs des musées, c’est rêver à la
fusion possible de l’art et du réel afin que puisse naître un monde nouveau
de paix et d’amour. C’est un but analogue auquel aspire Malevitch en 1919
lorsqu’il parle de brûler les musées.
Mais par un retournement inévitable lié au cercle logique du ready-
made que nous venons de mettre au jour, l’admission du ready-made dans
un musée est devenue célébration de la puissance sacralisante de
l’institution muséale – un ready-made n’étant, rappelons-le, saisi comme
œuvre d’art que s’il est exposé dans un musée. Loin de remettre en cause
l’existence des musées, le ready-made a finalement permis de développer
une compréhension institutionnelle de l’art 28. La bombe ready-made est
devenue clé de voûte 29 de l’architecture muséale et de l’institution du
monde de l’art dans sa totalité. Lui porter atteinte, comme l’avait fait
Pinoncelli, c’était mettre en danger l’équilibre même du monde de l’art. Il
fallait donc porter plainte, en oubliant ou en feignant d’oublier que
Pinoncelli ne faisait que revenir au sens dadaïste et anti-institutionnel du
ready-made.
S’il avait vécu suffisamment vieux, Duchamp aurait sans doute
cautionné le geste de Pinoncelli. En revanche, il n’est pas certain qu’il
aurait reconnu explicitement que les ready-mades sont des canulars. D’une
part, en effet, l’auteur d’un canular doit prétendre être sérieux pour que le
canular réussisse. D’autre part, un canular qui réussit trop bien, procurant à
son auteur l’admiration éperdue de ses victimes inconscientes, risque fort de
faire de l’auteur lui-même son ultime victime : il est tout à fait possible que
Duchamp ait fini par croire à son propre canular, d’autant qu’à force de
circuler dans le cercle logique qu’il avait créé, il ne pouvait que perdre pied
théoriquement. Ajoutons que son trajet personnel, qui le conduit dès 1923 à
abandonner la création artistique, ne l’incitait guère à maintenir
la distinction entre art et non-art.
Le canular comme œuvre d’art
Reconnaissons le caractère génial d’un tel canular, même s’il est
aujourd’hui un peu usé. Alors, une dernière fois, l’objection renaît : s’il y a
ici du génie, ne devrions-nous pas réintégrer les ready-mades dans la classe
des œuvres d’art ?
Je répondrai ici qu’il en va d’un canular comme d’une plaisanterie ou
d’un mot d’esprit : ce sont depuis toujours des instruments de la comédie.
On peut donc considérer que leur invention relève d’une pratique artistique.
Le canular peut constituer une composante de la comédie, toutefois celle-ci
n’est pas réductible à un canular – imaginons une comédie qui serait un
immense canular : le public ne serait pas le spectateur de la farce, mais son
dindon. Le seul à rire serait alors l’auteur avec ses éventuels compères.
Si l’on suit le fil, ou la tentacule, du canular géant, les ready-mades
pourraient légitimement avoir leur place dans un musée des Beaux-Arts au
prix de certains aménagements. On pourrait par exemple créer deux
entrées : celle des gogos qui payent pour aller voir de l’art et celle des
initiés qui, confortablement assis derrière des miroirs sans tain, pourraient
jouir tranquillement de la naïveté des premiers. À ceux qui, comme moi,
trouveraient l’idée odieuse, je conseillerais plutôt de mettre les ready-mades
dans un musée Marcel Duchamp.

Importance des ready-mades


Les ready-mades étaient jusqu’à présent considérés, dans la théorie
standard, comme des œuvres fondamentales du XXe siècle. Se trouvent-ils
dévalorisés par notre analyse ? Cette question appelle un « oui », mais aussi
un « non ».
« Oui, bien sûr », au sens où il faut renoncer à considérer les ready-
mades comme des œuvres d’art. Cette partie de la réponse revient à donner
tout son sens privatif au préfixe a-, dans l’appellation que Duchamp donne
lui-même à son travail : de l’« anart » pratiqué par un « anartiste ».
Duchamp a joué avec la frontière entre art et non-art et il l’a franchie. « Et
pourtant, non », les ready-mades ne sont pas dévalorisés par la mise au jour
de leur paradoxe, au sens où leur influence a été déterminante, en tant que
tels, sur la théorie et la création de l’art au XXe siècle, au même titre, avons-
nous dit, que le paradoxe de Russell pour les mathématiques du XXe siècles.
Il nous faut insister ici sur leur importance majeure. Les ready-mades
sont nés dans un contexte déterminé, celui de la contestation des horreurs de
la Première Guerre mondiale. Le nihilisme théorique auquel ils conduisent
symbolise éminemment le nihilisme du monde moderne. À défaut d’être
des objets artistiques, ce sont des objets symboliques exceptionnels. Mais
tout objet symbolique n’est pas un objet artistique. La neige, par exemple,
est parfois considérée comme un symbole de mort (ou de pureté, ou de
virginité, etc.), mais ce n’est pas pour autant un objet artistique.
Autre aspect de l’importance des ready-mades : leur fécondité. En
remettant en cause le sens même de l’art et de l’esthétique et donc en
faisant bouger les vieilles frontières conceptuelles, les ready-mades ont
effectivement ouvert la voie à de nouvelles pratiques, authentiquement
artistiques cette fois, et à de nouvelles théorisations. Ils ont été d’une
fécondité exceptionnelle si bien que l’on peut considérer que leur rôle a été
crucial pour la création et la théorie artistique au XXe siècle et qu’ils
méritent l’attention qui leur a été accordée. Il en va de même du paradoxe
du Menteur, dont l’influence se retrouve dans le théorème d’incomplétude
de Gödel (1931), qui met fin au programme formaliste de Hilbert et
correspond à l’un des résultats mathématiques majeurs du XXe siècle.
Notre analyse critique des ready-mades n’a donc rien à voir avec les
dénonciations qu’ont pu en faire des détracteurs patentés. Nous ne sommes
en rien choqués par leur « laideur » : on peut trouver beau un ready-made
et, de toute façon, comme nous espérons l’avoir fait comprendre, là n’est
pas le problème. Nous ne sommes pas davantage rebutés par l’extrême
simplicité de leur « acte créateur » : un acte de création peut être très
simple, comme nous le verrons plus loin en analysant la Tête de taureau de
Picasso. Le problème est ailleurs, il réside dans le cercle logique interne à
leur fonctionnement, que nous avons rendu manifeste, et dans les
conséquences désastreuses qui en résultent : le fait de légitimer l’agression
contre les œuvres d’art, comme si l’art n’était pas déjà suffisamment fragile
et menacé ; le fait d’identifier Henri Breuil comme l’auteur des fresques de
Lascaux ou Jacques Kerchache comme l’auteur des œuvres du Musée du
quai Branly, ce qui est absurde.
Tout comme le paradoxe du Menteur et le paradoxe de l’ensemble de
tous les ensembles, le paradoxe du ready-made est un défi théorique
puissant adressé à la théorie. Le lever, comme nous venons de le faire, est
une condition sine qua non pour entreprendre de construire, enfin, une
théorie opératoire et féconde de l’art et de l’esthétique 30.

Redéfinir l’art
Tâchons de préciser la direction théorique que va prendre notre
recherche. Si le ready-made doit être compris comme un canular dadaïste,
sur quoi repose son pouvoir comique ? Sur une antiphrase. L’affirmation
« c’est une œuvre d’art » rapportée à un ready-made est analogue à
l’affirmation « vous êtes en avance » adressée à quelqu’un qui est en retard.
Si l’on prend cet énoncé au sérieux, en y voyant par exemple un performatif
qui constitue la réalité qu’il désigne, on comprend exactement le contraire
de ce qui est dit. Loin de réaliser enfin la synthèse ultime entre l’art et le
non-art dont rêve la modernité depuis le romantisme, les ready-mades de
Duchamp ne font en fin de compte, une fois le paradoxe résolu, que
dénoncer ironiquement la scission radicale de ces deux termes, c’est-à-dire
l’impossibilité de leur synthèse.
Que cette ironie, plus ou moins consciente, ait eu chez Duchamp des
accents tragiques, le condamnant à une impuissance créatrice qu’il n’a
surmontée que tardivement, c’est une réalité que son succès de façade a pu
masquer. Mais il est possible de tirer de cette dénonciation ironique une
autre conclusion, plus positive. Si, pour saisir l’intention comique qui a
présidé à la conception des ready-mades il faut distinguer entre art et non-
art, alors l’existence même des ready-mades indique non pas que l’art serait
indéfinissable comme on l’a conclu hâtivement, mais tout au contraire qu’il
doit être, justement, définissable.

Nous voici reconduits au point de départ qui motivait ce livre et dont


nous percevons maintenant mieux les enjeux : comment distinguer l’art et le
non-art ? Notre première question, une fois déminés les pièges logiques et
dissipés les faux-semblants, doit donc être : comment définir l’art ?
ART ET TECHNIQUE
CHAPITRE 3

Objet esthétique et objet artistique

Reprenons la question de l’art à son commencement, en nous efforçant


d’abandonner les préjugés, qu’ils proviennent de la tradition ou de la
modernité.

Esthétique et artistique
Il importe, dans un premier temps, de repérer les confusions induites par
le langage courant, notamment celle entre théorie esthétique et théorie de
l’art. Le point de vue esthétique s’intéresse à la perception d’un objet
naturel ou artistique par un spectateur/récepteur qui énonce à son propos un
jugement évaluatif. Le point de vue artistique s’intéresse, lui, à la création
d’un objet artistique par un artiste, qui le soumet dans un deuxième temps
au jugement esthétique du spectateur.
Confondre ces deux points de vue et identifier objet esthétique et objet
artistique conduisent à des inférences abusives. Je peux trouver belle la
chaise sur laquelle je suis assis : elle devient alors un objet esthétique, mais
son fabricant ne devient pas un artiste pour autant. De même, si en me
promenant dans la campagne je trouve beau un arbre, je ne viens pas du
même coup de démontrer l’existence d’un artiste qui ne pourrait être que
Dieu. On pourrait vouloir sauver l’identité de ces deux adjectifs en
identifiant l’artiste au spectateur, et non au producteur. Mais il faudrait alors
en conclure que lorsque je contemple un tableau, l’artiste c’est moi, et non
le peintre. Ce qui n’est guère satisfaisant.
Les tenants du ready-made refusent cette distinction entre spectateur et
créateur, en rappelant la phrase de Duchamp « ce sont les regardeurs qui
font les tableaux ». Mais nous venons de montrer que les ready-mades
doivent être considérés comme des canulars, à ne surtout pas prendre au
sérieux. Tout au plus peut-on interpréter positivement la phrase de
Duchamp en insistant sur l’importance du travail interprétatif du spectateur,
qui est un complément nécessaire de l’acte créateur, sans devoir lui être
identifié pour autant.

L’objet esthétique
La distinction entre objet esthétique et objet artistique étant posée,
considérons d’abord l’objet esthétique. On peut partir de l’expérience
esthétique pour le définir. Imaginons que je décide de couper un arbre et
que, tout à coup, je le saisisse esthétiquement. Inévitablement, je vais avoir
tendance à suspendre mon geste. Cette constatation vaut également pour un
instrument décoré. Plus je suis sensible esthétiquement à sa décoration, plus
je vais hésiter à m’en servir.
Un objet esthétique peut être défini comme un objet dont l’appréhension
sensible est existentiellement neutralisante et prend le sens d’une
contemplation. L’objet est alors séparé du reste de la réalité ordinaire : il est
saisi en lui-même et pour lui-même, indépendamment des rapports de
causalité qu’il peut entretenir avec les autres objets. Nous ne songeons plus
à le soumettre à un usage réel.
Comment comprendre une telle neutralisation ? La définition kantienne
du beau comme objet d’une satisfaction désintéressée 1 semble pouvoir nous
y aider. Ce désintérêt correspond pour Kant à une indifférence par rapport à
l’existence effective de l’objet. En effet, sa simple apparence formelle
suffit. La matière de l’objet, par laquelle nous entrons en relation avec son
existence, ne compte pas du point de vue esthétique.
Pour conforter la thèse de Kant, on peut noter que la découverte de
l’inexistence de l’objet contemplé (on découvre que ce n’est qu’un mirage
ou la projection d’une photo sur un mur) ne remet pas en cause notre plaisir
esthétique. Une actrice magnifique, même disparue, continue de séduire les
spectateurs. Si en revanche je découvre que le plat que je m’apprête à
déguster est factice, je suis déçu. Le plaisir gustatif n’est pas esthétique
selon Kant car il entretient un rapport essentiel avec la matière de l’objet et
donc avec son existence : je ne peux savourer un mets sans le détruire.
Inversement, avoir un rapport esthétique à un plat, dire de lui qu’il est beau,
c’est vouloir différer le moment de sa consommation matérielle et en rester
à sa simple apparence formelle. C’est pourquoi on libère l’objet de l’usage
quand on le contemple esthétiquement. L’usage implique un intérêt pour
l’existence de l’objet, un rapport à sa matérialité, alors que la contemplation
esthétique est désintéressée et purement formelle.
Bien que remarquable, cette théorie kantienne du désintéressement
esthétique reste insuffisante : elle ne fait intervenir la distinction entre la
forme et la matière que pour rejeter la seconde hors de l’appréhension
esthétique. Or, le fait qu’une statue soit en bronze, en marbre, en or ou en
ivoire est une composante cruciale de l’effet esthétique.
Ici, Kant reste l’héritier des théoriciens classiques. Ces derniers, à la
suite d’Aristote, faisaient dépendre la valeur esthétique d’une œuvre de la
qualité de son imitation, comprise comme restitution de la forme du modèle
indépendamment de sa matière. Si Aristote estime qu’une catharsis est
possible dans le spectacle tragique 2, c’est que l’horreur n’y est pas
matérielle. L’imitation ne retient que la pure forme du modèle. Le spectacle
tragique est un pur effet de connaissance qui tout à la fois suscite les
passions du spectateur et lui permet de mettre entre parenthèses leur
effectivité matérielle. Il peut alors apprendre à s’en détacher.
Aristote, aussi bien que Kant, a compris l’expérience esthétique comme
une expérience de neutralisation existentielle. Mais leur identification de la
matière au principe de l’existence hic et nunc de la chose les a conduits à
penser le caractère simplement formel de l’objet esthétique. Ce qui paraît
difficilement acceptable. Le vieux conflit, en peinture, entre les partisans du
dessin (donc de la forme) et ceux de la couleur (donc de la matière) n’a pas
sa solution théorique dans la victoire définitive des premiers – d’autant que,
historiquement, le XIXe siècle aura vu plutôt le triomphe des seconds.
Aristote, et Kant tout aussi bien, n’ont pas vu qu’une mise entre
parenthèses de l’existence de l’objet n’exige nullement celle de sa
matérialité. Il suffit en effet de retirer l’objet de la réalité ordinaire, à
laquelle nous conférons la signification ontologique de l’existence. L’objet
reste exactement le même, il conserve toutes ses qualités sensibles.
Simplement, il devient un monde à lui tout seul, ou devient un élément de la
création d’un nouveau monde, véritablement extra-ordinaire. C’est par
exemple le cas des objets sur une scène de théâtre 3. Notons ici que pour
favoriser la déréalisation de la scène, on plonge le théâtre dans l’ombre : le
monde réel s’efface alors pour qu’un nouveau monde fictionnel puisse
apparaître, dans lequel nous sommes happés, exactement comme dans un
rêve.
La thèse kantienne de la nature formelle et désintéressée de la
satisfaction esthétique ne peut donc être maintenue. La limite de sa théorie
vient de ce que Kant comprend l’intérêt à partir d’une conception restreinte
du désir, lequel, selon lui, se rapporterait fondamentalement à l’existence de
son objet 4. On ne pourrait pas, selon lui, désirer l’impossible sans continuer
à croire à la possibilité de sa réalisation. Kant méconnaît ici qu’un désir
meurt généralement de sa réalisation – la logique du désir étant précisément
de se donner un objet irréalisable, infini, absolu, qu’il ne pourra jamais
atteindre. Or, l’expérience esthétique a justement pour fonction de présenter
un objet déréalisé, rendu par là même absolu dans sa relativité même. Un tel
objet représente un support idéal pour nos projections désirantes. Il est
donc, n’en déplaise à Kant, éminemment intéressant.

Modes d’expérience esthétique


Comme l’ont vu les Anciens, les images constituent des objets
privilégiés de l’expérience esthétique. Un objet a un statut d’image lorsque
l’on reconnaît dans sa réalité sensible l’apparence matérielle et formelle
d’un autre objet (le modèle) relativement à un sens spécifique (la vue,
l’ouïe, le goût 5). On fait alors abstraction du reste de la réalité sensible de
l’image pour reconnaître la présence sensible du modèle en lui. Mais
comme cette présence sensible correspond à une réduction parallèle de la
réalité sensible du modèle à son apparence visuelle, sonore, etc., cette
présence signifie également une absence 6.
Une image possède ainsi un statut existentiel problématique. D’une
part, elle est son modèle : on peut ainsi dire devant la représentation
ressemblante (autorisant une reconnaissance identitaire) d’une pipe : « c’est
une pipe ». Et d’autre part, il est tout aussi légitime de dire : « ce n’est pas
une pipe » 7, car l’image n’est pas son modèle. Elle reste une image : la
détruire n’entraîne pas la destruction de son modèle. À ce titre, elle n’a
qu’une réalité seconde, fictionnelle et non réelle, et relève donc d’une
appréhension non existentielle, conformément à l’expérience esthétique.
Reconnaître ce lien d’une image à l’expérience esthétique – en notant
au passage que les premières œuvres d’art connues, celles des temps
préhistoriques, sont des images – conduit à reconnaître une validité à la
définition traditionnelle de l’art comme imitation de la nature. Toutefois, si
l’image est un mode privilégié de neutralisation existentielle, ce n’est pas le
seul : il n’y a donc pas à réduire l’expérience esthétique à l’expérience
mimétique.
N’importe quel objet peut en effet être appréhendé esthétiquement. Il
suffit pour cela de le neutraliser existentiellement, qu’il soit neuf ou vieux,
vivant ou mort. Le spectacle d’une ruine, ou celui de la mort, a souvent
tendance à induire une expérience esthétique. En effet, la perception du
présent de l’objet comme un passé induit sa neutralisation existentielle. Il
est et, dans son être même, il n’est plus. Il suffit d’éprouver le passage du
temps, à condition toutefois de ne pas être submergé par la douleur de la
perte, pour entrer dans un rapport esthétique à l’objet. La nostalgie est un
sentiment profondément esthétique.
On peut évoquer ici les réminiscences qui parsèment la Recherche du
temps perdu. Ce sont des expériences esthétiques induites par des objets
quelconques (un pavé inégal, un gâteau), qui font resurgir le passé au cœur
même du présent, dont ils induisent la neutralisation existentielle. La
Recherche a pour thème central une telle saisie esthétique du monde ; elle
en est à la fois l’aboutissement et l’expression. L’exemple fameux d'« un de
ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines » 8 suffit à réfuter
l’esthétique formaliste de Kant. Il existe bien des expériences esthétiques
gustatives, tout comme il existe des expériences esthétiques olfactives,
auditives, etc.

Non esthétique,
inesthétique et déplaisant
Mais qu’en est-il de l’objet inesthétique ? Est-ce un objet non
esthétique, un objet déplaisant ou un objet laid ? Rien de tout cela : un objet
est non esthétique lorsqu’il ne fait pas l’objet d’une perception
déréalisante 9. C’est le cas de tous les objets de la réalité ordinaire que nous
soumettons à un usage réel sans la moindre hésitation 10.
En revanche, lorsque j’affirme qu’un objet est inesthétique, cela
suppose que je sois déjà entré dans un rapport esthétique avec lui. Mais ce
n’est pas de mon fait : autrui m’y a incité. Par exemple, lorsqu’un ami me
demande de regarder bien attentivement un objet quelconque qu’il admire.
J’accepte alors de le déréaliser, et de l’appréhender esthétiquement. Mais si,
tout aussitôt, je sens que rien dans la réalité sensible de cet objet ne vient
nourrir cette déréalisation, je le rejette en le déclarant inesthétique. Il ne
s’agit pas nécessairement d’un état d’indifférence. Être obligé de
contempler un objet qui ne nous en paraît pas digne induit une sensation
d’ennui et l’ennui est une expérience désagréable. Si l’objet non esthétique
est le contradictoire de l’objet esthétique, l’objet inesthétique en est son
contraire.
Le déplaisant, quant à lui, n’est ni le contraire de l’esthétique
(l’inesthétique), ni son contradictoire (le non-esthétique). En effet, la
question du plaisir est distincte de celle de l’esthétique, le plaisir n’étant pas
nécessairement lié à la déréalisation de son objet : il peut au contraire exiger
cette réalité. Par exemple, il peut être déplaisant de découvrir qu’un objet
dont on a besoin n’est pas réel. L’esthétique (1), le non-esthétique (0) et
l’inesthétique (-1) sont ainsi susceptibles chacun de trois modes : plaisant
(1), non plaisant (0) et déplaisant (-1). Ces distinctions permettent de penser
la possibilité pour un objet d’être à la fois déplaisant et esthétique.
Nous avons vu que l’objet esthétique est source de désir, et qu’obtenir
l’objet de son désir procure du plaisir. Le déplaisir esthétique doit donc être
également pensé comme plaisant. Appelons plaisir négatif ce déplaisir
esthétique pour rendre compte à la fois de ses deux dimensions, plaisante et
déplaisante. Comment donner sens à une telle notion sans qu’il y ait
contradiction 11 ? En comprenant que la source du plaisir qu’elle procure est
distincte de la source du déplaisir auquel ce plaisir est lié.
Lorsqu’il retire un objet de la réalité ordinaire, le spectateur lui confère
une dimension non réelle. L’objet devient alors quasi onirique, centre
privilégié de nos projections imaginaires et pulsionnelles. Cet aspect le rend
plaisant car, dans l’onirique, le spectateur se trouve délivré des contraintes
de la réalité et des lois sociales qui font obstacle à ses pulsions. Mais un
rêve peut très bien prendre la forme négative d’un cauchemar. Auquel cas,
il est pénible et déplaisant dans sa forme, tout en correspondant toujours à
l’expression de nos désirs et de nos pulsions, et donc sans pour autant que
son caractère attrayant soit remis en cause. De telles expériences de
déplaisir plaisant sont communes, comme en témoigne le succès des
tragédies, et celui de productions plus récentes comme les livres ou films de
suspens et d’horreur, où le lecteur/spectateur prend du plaisir à être terrifié.

Laideur et beauté
Enfin la laideur n’est équivalente ni au non-esthétique, ni à
l’inesthétique, ni au déplaisant au sens de plaisir esthétique négatif.
Tentons de définir la laideur parallèlement à son contraire, la beauté.
Dans une perspective rationaliste, le beau est traditionnellement pensé en
termes d’unité et d’harmonie, donc d’équilibre, de limite, de régularité, de
symétrie 12, d’identité, d’homogénéité. Si ces déterminations objectives 13
interviennent dans une expérience esthétique plaisante, elles correspondent
plutôt à une sensation de calme et d’apaisement. Je propose de conserver
cette compréhension du beau.
Or, dès la fin du XVIIe siècle, les adversaires du rationalisme contestent
toute confusion entre l’esthétique et le beau, ainsi défini. Il est possible
d’appréhender esthétiquement des objets présentant non seulement des
déterminations objectives autres que celles du beau, mais exactement
inverses. Donc de juger esthétique ce qui est laid pour un rationaliste. Au
beau des rationalistes, l’empiriste anglais Edmund Burke, dans sa
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau
(1757), oppose un autre concept esthétique : le sublime.
Pour en faire l’antithèse exacte de notre définition du beau, appelons
sublime un objet appréhendé esthétiquement en fonction de sa multiplicité
et de sa disharmonie, donc de son déséquilibre, de son illimitation, de son
irrégularité, de sa dissymétrie, de sa différence, de son hétérogénéité.
Si l’on considère les écrits critiques du XIXe et du XXe siècle, on observe
que ces critères objectifs deviennent progressivement dominants et se
substituent aux critères des rationalistes pour l’évaluation des œuvres,
parallèlement à l’identification de la faculté proprement créatrice à
l’imagination et non plus à la raison. Du même coup, on assiste, dès le
romantisme (par exemple chez Hugo ou chez Baudelaire) à une remise en
cause de plus en plus radicale du beau et à une réévaluation de la laideur qui
tend à perdre sa connotation péjorative. En aucun cas, on ne peut toutefois
en déduire que l’art moderne serait inesthétique. Loin d’avoir abandonné le
point de vue esthétique, l’art moderne est en fait passé d’un primat de
l’esthétique du beau à un primat inverse de l’esthétique du sublime.
Aucune de ces deux positions n’est toutefois satisfaisante. S’il est
erroné de confondre l’esthétique et le beau, il est tout aussi erroné de
l’identifier au sublime. Par ailleurs, il est faux de déduire immédiatement de
la présence des critères objectifs pouvant susciter une appréhension
esthétique belle (l’unité, la symétrie, etc.) ou sublime (la multiplicité, la
dissymétrie, etc.) à l’effectivité d’une telle expérience esthétique. De tels
critères objectifs ne sont que des critères esthétiquement motivants et non
des critères esthétiques à part entière.
Certes, si un objet est appréhendé esthétiquement en fonction des
critères objectifs d’unité, de symétrie, etc., alors il sera jugé beau. Mais de
tels critères peuvent tout aussi bien susciter l’ennui et faire obstacle à toute
saisie esthétique de l’objet. Quant aux critères inverses, ils peuvent tout
aussi bien être appréhendés esthétiquement (c’est l’expérience de sublime)
qu’être jugés inesthétiques.
On peut ainsi définir le sublime comme la laideur esthétique. Ce qui
implique de ne pas le confondre avec la beauté transcendante, avec la
beauté de la laideur, avec le déplaisir esthétique ou encore avec le plaisir
négatif.
La beauté transcendante, c’est le sublime au sens de Boileau, lorsqu’il
traduit en 1674 le Traité du sublime du Pseudo-Longin (anonyme du
er
I siècle apr. J.-C.), à savoir une beauté au superlatif. Dans cette
perspective, définir comme étant sublime une production humaine n’est
jamais complètement légitime : seul le divin est authentiquement sublime
en ce sens.
La beauté de la laideur est simplement la représentation belle d’un
modèle laid. Cela suppose de distinguer nettement le modèle et sa
représentation (littéraire, picturale, photographique, etc.), et engage deux
jugements distincts. De même que la représentation d’un modèle beau peut
être laide, la représentation d’un modèle laid peut être belle. Le sublime, en
revanche, ne se rapporte qu’à un seul terme qui est à la fois laid (au sens des
rationalistes) et esthétique. Ce qui a pour conséquence d’invalider
l’expression « musée des Beaux-Arts » qui repose sur une identification
erronée de l’esthétique au beau. L’expression « musée d’art » est préférable.
Quant au déplaisir esthétique, il n’est pas identique au sublime,
contrairement à ce que pensaient Burke et Kant. En effet, le sublime peut
tout à fait procurer un plaisir positif. Et le beau peut inversement
procurer un plaisir négatif : le beau peut ainsi être douloureux tout en
restant esthétique. L’art du XXe siècle n’a pas cessé de travailler sur ces
sensations de tristesse, d’angoisse, d’inquiétude, d’oppression,
d’enfermement, qui peuvent être liées à l’appréhension esthétique de
l’unité, de l’harmonie, de l’identité, de la régularité, de la symétrie, de
l’homogénéité 14, etc. Parallèlement à l’esthétique du sublime, ce beau
négatif est une autre façon, tout aussi puissante, d’inverser l’esthétique
classique 15.
Pour en finir avec la question des critères esthétiques, notons que le
beau et le sublime ne sont que des pôles contraires entre lesquels on peut
penser des termes intermédiaires. Lorsque c’est la beauté qui domine, avec
toutefois une vivacité, une fantaisie plus dynamique que géométrique, on
parle plutôt de grâce. Lorsque c’est le sublime qui domine, sans toutefois
remettre en cause l’équilibre et l’harmonie, on parlera de splendeur ou de
magnificence. On peut définir ainsi une multitude de concepts esthétiques.

Définition de l’objet artistique


Comment définir maintenant un objet artistique ? Imaginons que je me
lève et contemple cette chaise ordinaire sur laquelle j’étais assis. C’est un
objet intentionnel puisqu’elle a été fabriquée dans une intention spécifique.
Imaginons maintenant que sa contemplation me procure une émotion
esthétique. Elle devient alors un objet esthétique, et donc un objet
intentionnel esthétique. Devient-elle du même coup un objet artistique ?
Non, pour deux raisons :

(1) Si tel était le cas, son fabricant devrait être aussitôt considéré
comme un artiste. Mais ce n’est pas ce qui se passe : un objet
fabriqué et esthétique n’est pas forcément artistique.
(2) Inversement, quelqu’un qui s’ennuie à l’écoute d’une
symphonie au point de lui être totalement insensible n’est pas en
droit de lui refuser le statut d’objet artistique. Un objet artistique
peut échouer à produire un effet esthétique auprès de certains
spectateurs ou auditeurs.

Un objet artistique n’est pas un objet intentionnel esthétique mais un


objet intentionnellement esthétique 16. C’est-à-dire un objet qui a été
travaillé intentionnellement dans sa matérialité pour être appréhendé
esthétiquement par le spectateur. Ou encore un objet dont la fonctionnalité
intentionnelle 17 primordiale 18 est esthétique. Dans le cas contraire, un objet
intentionnel, artisanal ou industriel, ne sera pas considéré comme objet
artistique.

Première objection :
l’existence d’intermédiaires
Ne pourrait-on toutefois objecter à cette définition l’existence d’états
mixtes, par exemple d’objets relevant à la fois de l’artisanat et de l’art, ou
de l’industrie et de l’art ?
Examinons les conditions pour qu’une telle objection soit valide.
Distinguer deux concepts, c’est distinguer deux domaines rassemblant les
objets placés sous chaque concept. Une telle distinction ne préjuge en rien
de l’existence ou non d’une intersection entre ces deux domaines. Elle
affirme simplement que si intersection il y a, celle-ci n’est pas égale à
l’union des deux domaines, sinon les deux concepts ne seraient pas distincts
mais confondus. Il est évident que plus l’intersection est réduite, plus la
distinction conceptuelle est opératoire. Mais même en cas de grande
intersection, une distinction peut rester opératoire, non pas d’un point de
vue général, mais dans un cas particulier, où la distinction peut être
importante. Pour réfuter la validité d’une distinction conceptuelle, il ne
suffit donc pas de présenter un ou plusieurs intermédiaires, en jouant sur
des effets de nombre. Il faut montrer qu’il n’existe que des cas
intermédiaires. Ce qui est loin d’être acquis 19.
En l’occurrence, si l’on peut distinguer les objets artisanaux, qui sont
faits pour que l’on en use dans la réalité ordinaire, des objets artistiques, qui
sont faits pour être retirés de l’usage réel, il existe effectivement des cas
mixtes.
Ainsi par exemple, les productions artisanales, tout comme celles de
l’industrie, sont soumises à des impératifs de design. Un objet n’attire pas
son acheteur simplement par sa fonctionnalité réelle (par exemple, être un
véhicule permettant de se déplacer rapidement sans effort), mais aussi par
sa fonctionnalité esthétique. D’où l’importance du travail du designer, qui
tente de concilier de façon optimale la fonctionnalité réelle et la
fonctionnalité esthétique 20. Par conséquent, il y a bien une intentionnalité
esthétique présente au sein des objets artisanaux et industriels. Toutefois, de
tels objets ne sont pas identifiés à des objets artistiques si l’intentionnalité
dominante reste la fonctionnalité réelle.
On peut toutefois imaginer que des objets artisanaux ou industriels
puissent posséder une fonctionnalité esthétique si forte qu’elle passe au
premier plan. Dans ce cas, l’objet artisanal ou industriel aura tendance à
être admis parmi les objets artistiques, et leur auteur, à être considéré
comme un artiste. C’est le cas notamment des instruments si richement
ornés que leur usage réel tend à s’effacer derrière leur fonction décorative.
On parle alors d’artisanat d’art, lequel reste une simple partie de l’artisanat
en général. Lorsqu’elle a été fabriquée par un grand artisan, une chaise peut
ainsi être exposée dans un musée d’art. Il en va de même pour certains
objets industriels au design magnifique. Il est donc tout à fait possible
d’admettre un jour dans un musée un porte-bouteilles de série, s’il possède
une extraordinaire fonctionnalité esthétique qui marginalise sa
fonctionnalité réelle. Mais l’auteur en sera le designer 21, et non le premier
qui dira à propos de cet objet « c’est de l’art » et parviendra à convaincre un
conservateur d’admettre cette œuvre dans un musée d’art.
On peut également noter ici le cas d’un objet artisanal ou industriel
suranné dont l’ancienneté annule sa fonctionnalité réelle. Nous sommes
conduits à ne plus le voir que dans sa fonctionnalité esthétique, donc sur un
mode analogue à celui de l’objet artistique – analogue seulement, car le
primat de la fonctionnalité esthétique est un effet du temps et n’est pas
présent dans l’intentionnalité créatrice de son auteur.

Deuxième objection :
l’absence de points communs
Notre définition de l’objet artistique permet-elle d’échapper aux
objections des wittgensteiniens contre la possibilité d’une définition de
l’art ? Ces derniers s’appuient sur la théorie, développée par Wittgenstein 22,
des concepts sémantiquement flous, lesquels sont reliés non par un point
commun à tous mais par une simple ressemblance de famille, ce qui les
rendrait indéfinissables. Paul Ziff, le premier, l’a appliquée à l’art 23. Selon
lui, l’art est indéfinissable pour deux raisons :

(1) Il est actuellement impossible de trouver un point commun entre


toutes les formes de production artistique. Même si du reste on y
parvenait, une telle définition constituerait une limitation inacceptable
de la liberté créatrice des artistes. Leur devoir serait donc de produire
des œuvres lui échappant.
(2) Ce constat est accentué par une approche historique. Le sens du
concept d’art n’a cessé de varier au cours de l’histoire, la peinture
notamment étant passé de la figuration à la non-figuration. Il semble
donc impossible de produire une définition anhistorique de l’art.
À ces arguments de P. Ziff, on peut répondre de la façon suivante.
(1) Déduire l’indéfinissabilité de l’impossibilité de mettre au jour un
point commun, c’est raisonner en termes de substance et non de fonction. Il
est évident, personne ne songe à le nier, que les pratiques artistiques sont
radicalement multiples et hétérogènes. Pourtant, et c’est ce qui est vraiment
en question, elles mettent toutes en jeu une même fonction : quel que soit le
travail auquel a été soumis l’objet, pour être considéré comme un objet
artistique, il a dû être finalisé, de façon dominante, par une intention
esthétique.
(2) Dans la perspective définitionnelle qui est la nôtre, les questions
historiques sont secondaires. Que la peinture soit figurative ou non
figurative, que la musique soit tonale ou atonale, peu importe. Seul compte
le fait que l’artiste ait produit son œuvre pour induire son appréhension
déréalisante chez le spectateur. La détermination des meilleures méthodes
pour arriver à un tel résultat est effectivement historique, car elle dépend de
l’esthétique dominante dans une société donnée à une époque donnée. Son
étude engage une approche sociologique dont la pertinence n’est plus à
démontrer. Mais cette détermination reste postérieure à notre définition de
l’objet artistique. Le travail de sape exercé durant tout le XIXe siècle contre
la figuration picturale et la tonalité musicale, pour aboutir à l’avènement, au
début du XXe siècle, d’une peinture non figurative et d’une musique atonale,
relève ainsi d’une esthétique du sublime, dominante en Europe depuis la fin
du XVIIIe siècle, en lien avec d’importants bouleversements politiques,
idéologiques et économiques. Ce qui change historiquement, c’est la
spécificité de l’esthétique visée par l’intention, non le caractère esthétique
de l’intention. Dans le cas contraire, l’art du passé devrait nous apparaître
inesthétique, et il nous serait impossible de l’apprécier. Ce qui n’est
évidemment pas le cas.
Troisième objection :
l’inintentionalité artistique de l’art
Mais voici que surgit une nouvelle objection. Le terme d’esthétique
avec son sens moderne n’est apparu qu’au milieu du XVIIIe siècle en Europe.
Comment les artistes plus anciens ou appartenant à d’autres cultures
auraient-ils pu avoir une intention esthétique s’ils en ignoraient le sens ? Ne
sommes-nous pas conduits à n’admettre dans l’art que les productions
occidentales des deux derniers siècles ?
Nous avons déjà rencontré une difficulté semblable, à propos de la
définition de l’art par l’intention artistique. Nous avions vu que l’acte de
création artistique ne peut pas se réduire au jugement « c’est de l’art », car
alors, une connaissance minimale du sens de l’art serait nécessaire pour
créer et seules les créations occidentales postérieures à l’apparition de la
notion moderne du mot art devraient être considérées comme de l’art. Ce
qui est inacceptable : on peut créer une grande œuvre d’art sans avoir eu
l’intention de « faire de l’art ».
Rappelons ici que nous avons distingué entre esthétique et artistique.
Définir, comme nous l’avons fait, l’objet artistique par l’intention
esthétique, c’est en premier lieu refuser de le définir par l’intention
artistique.
De plus, la création artistique ne se réduit pas au jugement « c’est
esthétique », sans quoi il suffirait de trouver un objet beau ou sublime pour
en devenir aussitôt le créateur. L’art n’intervient que dans le travail de la
matérialité de l’objet pour induire son appréhension esthétique, c’est-à-dire
déréalisante. Ce qui suppose seulement, de la part des créateurs, d’avoir une
notion, même vague, de non-réalité, qu’ils la considèrent comme une
fiction ou comme une surréalité. Or, dans toute culture humaine, de telles
distinctions sont opérées entre ce qui relève du réel et ce qui relève du fictif
(par exemple, la distinction entre un combat réel et un combat ludique) ;
ou entre ce qui relève de la réalité humaine ordinaire et ce qui relève du
surnaturel, du magique ou du religieux 24.
Prenons par exemple le cas d’un sculpteur du passé ignorant tout de la
culture occidentale moderne et dont l’intention créatrice est magique : faire
apparaître une puissance surnaturelle dans la pierre ou le bois. Son but,
c’est que par la seule perception sensible de l’objet, le spectateur soit
conduit à le retirer de la réalité ordinaire, sans quoi il ne sera guère enclin à
lui conférer un sens surréel. Il lui faut donc attribuer à l’objet un caractère
fascinant. Cela suppose de motiver, par un travail de la matérialité de
l’objet, l’attribution d’un caractère sacré à cet objet. L’intention qui guide
un tel travail correspond alors très précisément à ce que j’entends par
intention esthétique. L’appartenance d’une telle création à l’art est par là
même garantie, bien que son intention n’ait évidemment pas été artistique
et bien qu’il n’ait pas possédé consciemment notre concept d’esthétique 25.
Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer une quelconque équivalence entre
le sacré et l’artistique. Toute intention déréalisante n’est pas subordonnée à
l’expression d’une divinité ou à une fonction magique. Elle peut être
fictionnelle. Inversement, l’attribution d’un caractère sacré à un objet (par
exemple, une relique) n’est pas nécessairement motivée matériellement.
L’art n’est qu’un instrument privilégié du sacré. Ainsi, dans le cas d’une
relique, s’il n’y a pas de motivation matérielle des restes du saint (les
ossements sont généralement exposés sans avoir été travaillés), en
revanche, la riche ornementation de la châsse a pour fonction de manifester
leur caractère sacré, et donc de les motiver indirectement.

Quatrième objection :
l’inadéquation du concept d’intention
Reste une dernière objection, plus radicale, à la définition de l’objet
artistique comme objet intentionnellement esthétique : celle qui vise
l’utilisation de la notion d’intention. Si l’on en croit les théoriciens proches
du béhaviorisme, comme Nelson Goodman, il faudrait en faire l’économie.
Cette position l’oblige toutefois à soutenir plusieurs thèses problématiques.
Goodman doit ainsi affirmer que si l’interprétation musicale d’une
œuvre comporte une seule fausse note, elle n’a plus valeur d’interprétation
de cette œuvre. Il est ainsi réduit à confondre une erreur non intentionnelle
et une altération intentionnelle. Tant que l’on s’efforce de respecter
l’intention du créateur, on interprète bien la même œuvre, même si on lui
fait subir des coupures importantes comme cela arrive au théâtre lorsque
une pièce excède le temps imparti pour sa représentation. En revanche, il
suffit d’un changement minime effectué avec une intention explicitement
étrangère à celle de l’auteur, pour que l’identité de l’œuvre puisse être
remise en cause.
Grâce à la notion d’intention, on peut non seulement distinguer une
erreur et une altération, mais aussi donner au statut de l’artiste-interprète
toute sa spécificité d’intermédiaire entre le créateur et le spectateur.
Contrairement au critique ou au spectateur, l’interprète (musical, par
exemple) travaille intentionnellement la matérialité de l’œuvre afin qu’elle
soit appréhendée esthétiquement. C’est donc un artiste à part entière. Mais
son intention esthétique se subordonne à une intention esthétique première,
qu’il s’efforce précisément d’interpréter. Il s’apparente ici au critique dont
l’interprétation reste, elle, extérieure à la matérialité de l’œuvre, et qui ne
possède donc pas le statut d’artiste. Penser, comme on a pu le faire, que le
critique a le statut d’un artiste-interprète, voire d’un créateur, c’est
confondre à nouveau le point de vue de la création à celui de la réception, et
réduire de façon illégitime l’acte créateur à un simple jugement. Là encore,
bien sûr, l’existence de termes intermédiaires (notamment de critiques et de
théoriciens qui ont pu faire œuvre de création, comme Roland Barthes, ou
de créateurs qui ont fait œuvre de critique, comme Baudelaire) ne doit pas
nous troubler quant à la validité de la distinction conceptuelle.
Il arrive que les spectateurs puissent toucher l’œuvre et modifier sa
matérialité, par exemple dans le cas de ces œuvres plastiques que l’on
appelle des mobiles. Deviennent-ils des interprètes de l’œuvre pour autant,
au même titre qu’un acteur ? Nullement, car cette action n’est pas un travail
sur la matérialité de l’objet dans une intention esthétique. L’intervention des
spectateurs reste mécanique et non libre. Ils se soumettent entièrement à
l’intention de l’auteur, sans la modifier. Si, en revanche, ils cherchaient à
s’en libérer, en inscrivant le mobile dans un mouvement non prévu par
l’auteur et contraire à son intention, par exemple en projetant le mobile par
terre, leur libre intervention ferait d’eux des vandales.
Ce concept de vandalisme est essentiel précisément dans la mesure où il
présuppose la notion d’intention. Imaginons un personnage naïf du nom de
Simplet. Ce dernier peut effectivement se servir d’un tableau de Rembrandt
pour remplacer une fenêtre cassée, comme propose de le penser Nelson
Goodman 26 à la suite de Duchamp. Mais s’il en déduit que, du même coup,
le tableau perd son statut d’objet artistique, il commet une erreur. Ce que
Goodman, peu désireux de vider la notion de vandalisme de tout contenu,
est obligé de reconnaître 27. De même, en cas d’averse, Simplet peut très
bien se servir d’une chaise comme d’un parapluie. Mais s’il prétend
sérieusement l’avoir par là transformée en parapluie, on pourra
légitimement lui rire au nez. Car un parapluie n’est pas un objet que l’on
fait fonctionner comme abri contre la pluie, mais un objet dont la
matérialité a été travaillée pour abriter de la pluie. Inversement, nous
pouvons effectivement faire fonctionner un objet naturel non travaillé
comme un objet artistique et l’envoyer dans un musée. Toutefois, même si
l’on parvient à convaincre le conservateur de l’y admettre, il ne devient pas
un objet artistique pour autant. Car l’objet n’a pas été travaillé dans sa
matérialité même pour induire son appréhension esthétique.
Face à des objets trouvés (qui sont les équivalents non industriels du
ready-made ; un caillou, une branche d’arbre), Goodman a donc raison
d’affirmer que la seule question pertinente est de se demander en quoi ils
fonctionnent comme de l’art, et non en quoi ce sont des objets artistiques.
Car précisément, comme le reconnaît Goodman lui-même, ce n’en sont pas,
même si on les a fait effectivement fonctionner au XXe siècle comme des
objets artistiques. Ce n’en sont pas dans la mesure où leur matérialité n’a
pas été travaillée pour donner à l’objet une fonctionnalité esthétique, même
si par ailleurs, ils peuvent faire l’objet d’une appréhension esthétique
positive (certains cailloux ou morceaux de bois ayant des formes
magnifiques).
Mais Goodman en déduit à tort que la question « qu’est-ce que l’art ? »
doit être abandonnée. Elle n’en est au contraire que plus nécessaire.
Reconnaître que ces objets n’appartiennent pas à la classe des œuvres d’art
suppose de pouvoir y répondre, à condition toutefois de retirer à cette
question tout sens ontologique (en ne donnant pas au mot « être » une
valeur absolue) et d’en faire un équivalent exact de l’énoncé suivant :
« quelle est la définition opératoire optimale de la notion d’art ? »
CHAPITRE 4

L’œuvre d’art

L’objet artistique et le musée


Considérons maintenant les productions des arts plastiques « d’avant-
garde » 1 au XXe siècle. On ne peut qu’être frappé par l’imagination déployée
par les artistes pour inventer de nouveaux procédés de déréalisation. Par
exemple, couvrir une chaise de graisse (Joseph Beuys), envelopper un objet
d’une toile (les Christo), etc. À partir du moment où l’on peut déceler un
travail minimum de la matérialité de l’objet selon une intention esthétique,
on doit bel et bien satisfaire la revendication de leur créateur et reconnaître
l’appartenance de tels objets à l’art. Ce sont à n’en pas douter des objets
artistiques.
Il ne suffit toutefois pas d’être un objet artistique pour être admis
aussitôt dans un musée d’art. Car produire une image, c’est aussi opérer un
processus de déréalisation. Or toutes les images ne sont pas jugées dignes
de figurer dans un musée.
On pourrait ici justifier cette sélection par le caractère archaïque de la
déréalisation mimétique. On aurait ainsi un critère technique objectif
permettant de déterminer les œuvres dignes d’entrer dans un musée : la
nouveauté. Il suffirait d’inventer un processus technique de déréalisation
entièrement nouveau, auquel jamais personne n’a pensé, pour que son
œuvre soit digne d’entrer au musée. Et il faut bien reconnaître que ce critère
objectif a été largement utilisé par les conservateurs des musées d’art
contemporain au XXe siècle.
S’il présente l’avantage d’être d’un usage aisé, il pose toutefois une
difficulté. Considérons en effet l’art contemporain par excellence, à savoir
celui qui est né au début du XXe siècle : le cinéma. Il correspond à la
découverte d’un nouveau processus de déréalisation : la production
d’images en mouvement. Il faudrait donc considérer que les plus grands
cinéastes du XXe siècle sont ceux qui ont inventé ce procédé, à savoir les
frères Lumière, et non les Eisenstein, Kurosawa, Kübrick…
Le critère technique de nouveauté n’a de valeur qu’historique. Il ne peut
fonder à lui seul une évaluation artistique. Par conséquent, il n’y a aucune
raison d’admettre dans les musées des arts plastiques des objets artistiques
dont le seul mérite serait de mettre en œuvre une nouvelle technique de
déréalisation.

Art et grand art


Que le débat actuel sur « l’art contemporain » se concentre
principalement sur les arts plastiques s’explique aisément. C’est sans aucun
doute le domaine de l’art où la question de l’évaluation est la plus cruciale,
en raison des capacités réduites des musées. Les musées ne peuvent garder
que les meilleurs objets artistiques, à savoir les œuvres d’art. Dire en effet
d’un objet qu’il est une œuvre d’art, c’est affirmer qu’il est digne d’être
admiré et conservé. Ce qui n’est pas le cas, en général, de la peinture d’un
peintre du dimanche, qui est aussi un objet artistique.
Le problème est de déterminer les critères de cette évaluation. Si l’objet
artistique est un objet intentionnellement esthétique et si esthétique n’est
pas équivalent à beau, comme nous l’avons vu, il n’y a aucune raison
d’identifier ces critères à ceux du beau, comme ont pu le faire les
rationalistes, pas plus qu’à ceux du sublime, comme ont pu le faire leurs
adversaires. Chacune des deux esthétiques a suscité de grandes œuvres
d’art. Les œuvres d’art doivent donc être définies comme les objets non les
plus beaux, mais les plus esthétiques. À savoir ceux dont la fonctionnalité
esthétique intentionnelle est jugée exceptionnelle.
Mais nous nous heurtons alors à un nouveau problème, déjà mis au jour
par Kant. Dire d’un objet qu’il est beau ou sublime n’est pas équivalent à
affirmer qu’il est rouge ou bleu. L’expérience esthétique n’est pas objective.
D’où les conflits esthétiques incessants qui agitent le monde de l’art. Il
existe bien une solution de Kant permettant de justifier un accord esthétique
et donc un consensus dans le choix des œuvres d’art. Kant découvre dans le
jugement esthétique une universalité subjective qui est au principe de la
communication entre les hommes. Cette découverte dépend toutefois de sa
définition simplement formelle de l’expérience esthétique, dont nous avons
mis au jour les insuffisances.
Il nous faut donc reconnaître la singularité et la contingence irréductible
de l’expérience esthétique, ce qui semble retirer toute objectivité à
l’évaluation des œuvres. Si notre réflexion nous a permis de définir l’art, à
travers la définition de l’objet artistique, il semble que la définition du
grand art, et donc de l’œuvre d’art, se révèle impossible.

Le relativisme subjectif
et ses conséquences
Examinons les conséquences d’une telle impossibilité. Si les seuls
critères d’évaluation des objets artistiques sont simplement subjectifs,
comme le prétend notamment Gérard Genette, et si nous renonçons alors à
distinguer œuvre d’art et objet artistique, cela implique qu’entre un roman
de la collection Harlequin et À la recherche du temps perdu de Marcel
Proust, l’affirmation de la supériorité artistique de l’un sur l’autre n’engage
que le point de vue subjectif du lecteur. Certains préfèrent Proust, d’autres
s’ennuient à la lecture de La Recherche et préfèrent les romans Harlequin. Il
en va de même entre une ritournelle et le Concerto à la mémoire d’un ange
d’Alban Berg ou entre la peinture d’un amateur et Les Demoiselles
d’Avignon de Pablo Picasso.
Cette possibilité n’est pas à écarter. Peut-être est-ce simplement un
préjugé culturel qui nous conduit à préférer Proust, Berg et Picasso, en
prétendant conférer une objectivité à notre goût personnel. Mais il faut alors
être conséquent.
Que penser ainsi des musées d’art ? Leur fonction première n’est pas de
distinguer entre art et non-art, comme le croit George Dickie, mais d’opérer
une séparation objective entre des objets artistiques jugés dignes d’être
conservés et les autres, donc entre le grand art et l’art. Cela présuppose
l’objectivité d’une telle évaluation. Si toute évaluation était
irréductiblement subjective, les musées d’art seraient identifiables à une
collection privée que s’offriraient les conservateurs aux frais de l’État. Ce
qui serait choquant. On ne pourrait alors que donner raison à Malevitch,
fermer les musées, vendre leurs œuvres aux plus offrants et licencier leur
personnel.
Considérons maintenant les « écoles des Beaux-Arts », qu’il
conviendrait d’appeler les écoles d’art et dont l’existence est liée
historiquement et idéologiquement à celle des musées d’art. Une école a
pour fonction de permettre l’acquisition d’un savoir. Une école d’art doit
donc dispenser le savoir permettant de produire des objets artistiques de
valeur. Mais si la détermination de la valeur était irréductiblement
subjective, cet enseignement ne pourrait correspondre qu’à la conception
toute subjective que chaque enseignant aurait de cette valeur. Il n’aurait
alors aucune légitimité pour l’imposer à ses élèves dans ses cours ou pour
noter leurs productions. Tout comme les musées d’art, les écoles d’art
devraient donc être fermées et les professeurs licenciés.
Prenons enfin le cas des critiques d’art. Dans le cas du relativisme
subjectif, ils apparaissent comme des individus qui prétendent imposer leur
goût personnel à tous les autres. Quand le critique rit, le public doit rire, et
quand le critique pleure, le public doit pleurer. Si l’on interrogeait les
critiques actuels qui rejettent toute objectivité des critères d’évaluation des
œuvres, ils justifieraient peut-être leur fonction en invoquant une
conception aristocratique de la subjectivité. Les critères sont subjectifs,
mais il existerait des subjectivités meilleures que d’autres. Comme
toutefois, dans le cadre d’un tel relativisme subjectif, on ne peut trouver des
critères objectifs pour légitimer une telle hiérarchie subjective, il
conviendrait à nouveau de se débarrasser des critiques.
Les musées, les écoles et les critiques n’ont pas toujours existé. Ils
peuvent donc très bien disparaître 2. Avant toutefois d’en venir là, et de
détruire le monde de l’art dans sa dimension institutionnelle, on peut
estimer légitime d’interroger plus avant cette prétendue absence
d’objectivité des critères d’évaluation en art.

L’évaluation des chefs-d’œuvre


Que se passe-t-il lorsque nous reconnaissons à un objet artistique le
statut d’œuvre d’art à part entière ? Nous y reconnaissons un chef-d’œuvre.
Ce terme n’est pas spécifique à l’art : il existe aussi des chefs-d’œuvre
artisanaux. La définition du sens qu’a ce terme dans l’artisanat va nous
aider à comprendre ce qu’est un chef-d’œuvre artistique.
Dans le domaine de l’artisanat, le chef-d’œuvre est une notion
technique. Il signifie une réalisation technique magistrale, ou encore une
œuvre déployant une maîtrise technique exemplaire, dont l’imitation permet
aux apprentis de progresser. La notion de chef-d’œuvre est liée à celle d’un
enseignement auprès d’un maître qui dispense son savoir soit dans un
atelier, soit dans une école. Les compagnons accomplissent ainsi à la fin de
leur tour de France un chef-d’œuvre. Cette réalisation marque la fin de
l’apprentissage. Le compagnon est alors considéré comme un maître qui
peut former à son tour des apprentis. Et les chefs-d’œuvre les plus
remarquables sont conservés dans des musées où ils sont exposés au public.
Or la sélection des chefs-d’œuvre n’est pas subjective. Entre deux
objets produits selon la même technique, il est possible de montrer la
supériorité de l’un sur l’autre. Il existe des critères objectifs qui sont propres
aux chefs-d’œuvre en général. Ce sont ces critères qu’utilise chaque jury
pour sélectionner les chefs-d’œuvre.
On peut ainsi dégager quatre critères principaux, correspondant donc à
des critères techniques. Le premier est la richesse du matériau utilisé. Ce
terme ne renvoie nullement à une quelconque valeur économique du
matériau : des débris peuvent fournir une riche matière. De plus, la notion
de « richesse du matériau » est complexe : elle peut désigner une grande
variété de matériaux hétérogènes, ou les propriétés remarquables d’un
même matériau : sa souplesse, sa résistance, son poids, etc. La richesse du
matériau est en fait relative à la fonction visée par le travail technique. Plus
le matériau favorise l’inscription de cette fonction dans l’objet, plus il est
« riche ». Cette richesse matérielle est un critère d’évaluation. Mais il reste
second : un technicien maladroit peut toujours gâcher une riche matière.
Le deuxième critère est la complexité de la forme. Elle permet de
définir le degré de difficulté du travail. Plus un travail est techniquement
difficile, plus sa réalisation technique a de la valeur. Un tel critère est là
encore second. Un objet technique peut être difficile à élaborer mais rester
l’œuvre d’un élève appliqué et non d’un maître.
Le troisième critère est l’originalité de la technique. La nouveauté en est
une composante, mais ce n’est pas la seule : on peut être original sans être
forcément innovant. Ce qui est ici visé, c’est l’identité de la technique mise
en œuvre qui la distingue de toute autre. Un objet technique original a un
style spécifique. Le style est un concept technique : il permet une
reconnaissance identitaire (on peut donner un nom). Si l’on reconnaît dans
un objet technique remarquable un style individuel, on l’attribue à un
maître. La question de la reconnaissance devient importante et donc celle de
la signature des œuvres. Les grands artisans ont leur style. L’élève appliqué
ne pourra, au mieux, qu’adopter le style de son maître, qui devient celui
d’une école. À nouveau, ce critère reste second : on peut être très maladroit
et avoir un style reconnaissable entre tous. Identifier le talent à la
possession d’un style, comme on le fait souvent, est donc particulièrement
imprudent.
Le quatrième critère est pragmatique : il s’agit de la convergence du
travail de la matérialité conformément à l’intention technique. L’objet
possède alors le maximum d’efficacité, mais seulement potentiellement. Car
entre les mains d’un usager maladroit et inexpérimenté, le meilleur des
objets techniques peut rester inefficace. Ce quatrième critère est le plus
important. Si un objet technique possède une telle convergence, il est réussi.
Si, en plus, il possède une richesse matérielle, une complexité formelle et
un style, il s’agit d’un chef-d’œuvre 3.
Notons que la simplicité peut également être magistrale. Prenons
l’exemple d’un athlète, c’est-à-dire un homme qui travaille techniquement
son corps afin d’optimiser la réalisation d’une fonction réelle simple :
courir, sauter, lancer, etc. S’il possède une force et une souplesse
parfaitement adaptées à l’effort qu’il doit fournir, s’il maîtrise toute la
complexité formelle de son geste, s’il possède un style, et s’il réussit à faire
converger cette force, cette souplesse, cette maîtrise formelle et ce style
dans une efficacité optimale de son geste, ce dernier est digne d’admiration.
Il mérite alors d’être enregistré et présenté comme modèle à ceux qui
s’initient à ce sport.

Les experts
Un usager quelconque ne peut fournir qu’un jugement personnel sur un
objet technique. Par rapport à ses caractéristiques personnelles (sa
morphologie, ses habitudes, son adresse, sa compétence technique, etc.), il
affirme sa préférence individuelle, son goût personnel, pour tel objet plutôt
que tel autre. On peut préférer rouler sur son vieux vélo plutôt que sur un
prototype de compétition, même s’il nous est offert. Il n’y a pas à nier la
légitimité d’un tel jugement : ce serait nier l’individualité de chacun. Du
reste, pour un coureur du dimanche, l’usage d’un tel prototype ne s’impose
pas, d’un strict point de vue technique. Mais précisément parce qu’il en
reste au plan de l’usage effectif contingent et non de l’efficacité potentielle,
ce jugement ne peut servir pour l’évaluation d’un chef-d’œuvre.
Si l’on confronte les jugements individuels, on n’observe pas de
consensus. Bien qu’une évaluation des productions techniques à l’aide de
critères objectifs soit possible, il y a des désaccords, voire des conflits, dans
les jugements subjectifs d’évaluation. L’existence de tels conflits n’est donc
pas la preuve, comme on l’affirme généralement en esthétique, qu’il
n’existe pas de critères objectifs.
Comment composer alors les membres du jury ? On ne les recrute pas
au hasard parmi les membres du public n’exprimant que leurs préférences
personnelles. On ne fait pas non plus appel à des individus soi-disant dotés
de préférences personnelles supérieures. S’il veut émettre un jugement
impartial, un membre d’un jury technique s’efforce autant que possible
d’oublier ses préférences personnelles et ne se préoccupe que de
l’exemplarité de l’objet. Il ne prend alors en compte que les caractères
objectifs que nous avons recensés. Certes, il fera des tests de performance
réelle. Mais ces tests ont le statut d’expérience, servant à vérifier l’absence
d’erreur de conception. Un seul test généralement ne suffit pas : on les
multiplie en faisant varier les conditions expérimentales afin d’évaluer les
performances du modèle.
Même si la question de l’efficacité prime, le point de vue du membre du
jury n’est pas réductible à celui de l’usager. Il faut se mettre à distance de
l’effectivité particulière de l’usage pour opérer une évaluation technique
fiable. Une telle distanciation correspond à un travail technique spécifique,
qui engage également une compétence. Une compétence matérielle tout
d’abord, pour évaluer la richesse d’un matériau. Puis une compétence
formelle pour évaluer la virtuosité. Il faut avoir également de l’expérience
pour évaluer l’originalité d’un style. Enfin, il faut pouvoir évaluer une
efficacité potentielle. Seul un expert est donc à même de participer à un
jury chargé de sélectionner des chefs-d’œuvre. Un jury technique est donc
souvent composé de praticiens reconnus et d’usagers professionnels (ou du
moins particulièrement éclairés).
Le jugement des experts étant le seul à pouvoir prétendre à l’objectivité,
il peut servir de guide pour le choix du public en général. Ce dernier reste
toutefois libre. D’une part, parce que l’on peut privilégier son goût
personnel. D’autre part, parce que les experts peuvent toujours se tromper,
en dépit de l’objectivité des critères d’évaluation. Un expert peut ainsi ne
pas faire son travail et substituer sa préférence individuelle à un jugement
objectif. Il peut aussi mal faire son travail et manquer de compétence. Cela
peut arriver même à un expert expérimenté : il peut rejeter de bonne foi un
objet mettant en œuvre une technique radicalement nouvelle. Un grand
expert ne doit pas seulement mettre entre parenthèses son goût personnel et
être compétent, il doit aussi s’initier sans cesse aux techniques nouvelles.
Sans quoi il devient rapidement un frein à toute évolution technique.

L’œuvre d’art comme chef-d’œuvre


Examinons maintenant le cas de l’art. Si la notion de chef-d’œuvre y a
le même sens que dans l’artisanat, les quatre critères techniques
précédemment dégagés devraient nous permettre de distinguer les chefs-
d’œuvre artistiques des productions médiocres.
Comparons ainsi un best-seller de la collection Harlequin avec un
classique de la littérature du XXe siècle, comme en ont produit Proust,
Kafka, Céline, Faulkner ou Joyce. Considérons la richesse du langage, la
virtuosité formelle, l’originalité du style et leur convergence dans une
intention esthétique déterminée. Est-il réellement impossible de reconnaître
une infériorité objective du premier comme doivent le prétendre les adeptes
du relativisme subjectif ? Non, car la production des best-sellers est, par
définition, soumise à une intention première commerciale (plus
qu’esthétique) qui recherche des produits accessibles au plus grand nombre
(donc peu complexes du point de vue de la richesse de la langue et de la
construction du récit) et parfaitement standardisés (donc très peu
originaux).
On s’explique ainsi que lorsque des jurys sont constitués pour évaluer
des œuvres littéraires, cinématographiques, picturales, on estime normal de
prendre pour modèle les jurys techniques. On fait donc appel à des
praticiens reconnus, à des critiques professionnels ou à des amateurs très
éclairés. On m’objectera que l’efficacité des jurys dans la reconnaissance
des chefs-d’œuvre est parfois douteuse. Mais c’est un problème qui
concerne les jurys techniques en général. Même en sciences, lesquelles sont
pourtant de hauts lieux de l’appréhension objective de la réalité, une grande
théorie peut être rejetée par ses contemporains : ce fut par exemple le cas,
en mathématiques, de la théorie des nombres transfinis de Cantor (dont le
rejet conduisit son auteur à la folie) et en physique, de la physique
statistique de Ludwig Boltzmann (ce dernier en fut conduit au suicide). Il
n’en reste pas moins préférable de s’en rapporter au jugement des experts
plutôt que de procéder par sondage ou référendum. Et si les experts officiels
se trompent, c’est à la composante éclairée du public de s’opposer à leur
choix.
Nous pouvons désormais définir l’œuvre d’art. Elle n’est pas
équivalente à un simple objet esthétique, car je peux trouver esthétique un
arbre ou un caillou sans pour autant y voir une œuvre d’art. Elle n’est pas
non plus équivalente à un simple objet artistique, car la médiocrité existe en
art. Il se trouve même que la plus grande partie des objets artistiques en
relève 4. Enfin, elle n’est pas non plus équivalente à un objet artistique
esthétique, c’est-à-dire visant un effet esthétique et l’obtenant chez un
récepteur. Car un tel jugement, s’il n’exprime que le point de vue subjectif
du récepteur, ne peut suffire pour légitimer l’exemplarité propre à l’œuvre
d’art : un parent juge généralement superbes les peintures de son enfant.
Une œuvre d’art est un objet artistique déployant une technique
esthétique magistrale, donc possédant une potentialité esthétique
exceptionnelle, même si rares sont les gens capables de l’appréhender
effectivement. Car, pour percevoir cet effet esthétique, il faut pouvoir entrer
dans la complexité matérielle et formelle de l’œuvre (ce qui peut faire
reculer les spectateurs), et être capable de reconnaître ou d’accepter son
originalité (ce qui peut déstabiliser les certitudes d’un expert).

La multiplicité des critères


Il nous reste toutefois à comprendre comment un travail technique
objectif peut induire une potentialité esthétique alors que le jugement
esthétique est irréductiblement subjectif. Cela suppose de pouvoir accorder
l’objectivité des critères techniques qui valent pour toute production
technique en général et la subjectivité des concepts esthétiques. Pour cela, il
nous faut dégager un moyen terme qui soit à la fois objectif et capable
d’induire une expérience subjective. Ce terme intermédiaire correspond très
précisément aux critères esthétiquement motivants, propres à chaque
méthode esthétique 5.
La question des critères esthétiques est rendue généralement confuse
par l’absence de distinction entre les critères techniques objectifs (richesse
de la matérialité, virtuosité formelle, originalité et convergence de
l’intention), les critères objectifs esthétiquement motivants (unité ou
pluralité, symétrie ou dissymétrie, régularité ou irrégularité, continuité ou
discontinuité, clarté ou obscurité, etc.) et les concepts esthétiques subjectifs
(le beau, le sublime et tous leurs composés : le gracieux, le splendide, etc.).
Pour produire par exemple une œuvre potentiellement sublime, l’artiste
doit travailler son objet afin de lui conférer les déterminations objectives de
pluralité, de discontinuité, de dissymétrie, etc. L’objet ne sera pas alors
sublime au sens où il peut être rond ou carré, car l’effectivité d’une telle
appréhension esthétique dépend de la subjectivité de chacun et reste
individuelle et contingente. Mais si l’objet est appréhendé esthétiquement
en fonction de ces déterminations, alors il sera dit sublime. Et si l’artiste
veut optimiser la potentialité sublime de son œuvre, il doit faire de son
œuvre un chef-d’œuvre technique, donc lui conférer une richesse matérielle,
une virtuosité formelle, une originalité et une convergence intentionnelle.
L’essentiel est de ne pas confondre cette convergence de la richesse
matérielle, de la complexité formelle et de l’originalité du style dans une
même intention esthétique qui est le propre des chefs-d’œuvre, avec les
critères esthétiquement motivants de l’esthétique du beau, notamment
l’unité, la perfection ou la régularité. Quelle que soit la détermination visée,
la régularité ou l’irrégularité, l’équilibre ou le déséquilibre, l’unité ou la
pluralité, le travail de la matière et de la forme de l’objet doit converger
vers cette détermination pour lui conférer le maximum d’intensité objective.
La convergence suppose certes une unité. Cette unité est toutefois une
détermination non de l’objet mais du travail opéré sur lui 6.

Les deux méthodes de la technique


artistique
Le caractère irréductiblement singulier et contingent du jugement de
goût est donc compatible avec l’existence de critères objectifs d’évaluation
des chefs-d’œuvre. Le sens de cette motivation esthétique par des critères
objectifs, qui permet de définir des degrés de potentialité esthétique, est
toutefois encore à préciser. Comment penser une technique capable de
produire une telle motivation ?
Nous avons défini l’objet artistique comme un objet travaillé
intentionnellement pour susciter son appréhension déréalisante. Si
l’intention réussit, l’objet est retiré de la réalité ordinaire par le spectateur
qui le contemple. Une telle appréhension peut être caractérisée comme une
fascination. Or il existe des techniques de fascination, l’hypnose en est un
exemple 7.
Ces techniques sont multiples. Elles peuvent être regroupées en deux
méthodes principales. La première s’efforce de rendre le spectateur captif
d’un véritable piège sensible. On construit un système sensible fondé sur
des effets de symétrie (la répétition, l’inversion, la variation), qui inscrit la
perception spectatrice dans un système de relations dont elle ne parvient
plus à sortir 8. En hypnose, le thérapeute s’efforce ainsi de parler d’une voix
égale en utilisant la représentation de séries (une suite de chiffres, un
escalier que l’on monte, etc.) ou de mouvements périodiques. Lorsque nous
dessinons sur une feuille en rêvant, nous procédons souvent par répétitions
et variations à partir d’une même figure. Cette méthode est à l’œuvre dans
les motifs géométriques d’une poterie archaïque, l’art des bijoux, les
ornementations architecturales, etc.
La seconde méthode est antithétique de la première. Elle travaille sur
des effets de violence, de discontinuité sensible, de rupture de symétrie, qui
font vaciller le rapport du spectateur à la réalité. Une explosion musicale ou
colorée, une altération radicale de l’objet qui rend caduque la recherche du
sens et inquiète le regard, sont autant de procédés pour déstabiliser le
spectateur et le conduire à conférer à l’objet une nature extra-ordinaire. Le
thérapeute Milton Erickson insiste ainsi sur l’importance de la surprise pour
induire une transe chez des patients peu sensibles aux techniques classiques
de l’hypnose.
Naturellement, les artistes ont souvent joué sur les deux méthodes pour
produire l’effet escompté. On sait combien il est efficace d’opérer la
variation complexe d’un thème après quelques notes brutales comme les
quatre premiers accords de la Cinquième Symphonie de Beethoven ou le
Quousque tandem abutere Catilina de Cicéron. Il est toutefois possible de
dégager par la théorie la spécificité de chaque méthode.
On peut construire dans le premier cas une esthétique du même dont le
concept clé est le beau, et dans le second, une esthétique de l’autre dont le
concept clé est le sublime. Selon la sensibilité des individus, qui est
toujours influencée par celle de leur époque et de leur pays, on est plus ou
moins réceptif à une de ces deux esthétiques. Si une génération célèbre
l’une, la suivante a ainsi toute chance de réévaluer l’autre. Prétendre
toutefois réduire, comme l’ont fait les théoriciens classiques, la production
artistique à la première méthode, est tout aussi inacceptable que la
prétention inverse des théoriciens romantiques et de leurs successeurs.
Un objet artistique est donc un objet quasi hypnotique et une œuvre
d’art est une réussite exemplaire dans cette technique de fascination, quelle
que soit la méthode utilisée. Plus une œuvre est techniquement réussie, plus
elle possède de potentialité esthétique. Cela ne signifie pas pour autant
qu’elle induira nécessairement une telle fascination. Tout dépend également
de la sensibilité de chaque individu.

Trois nouvelles objections


Les adversaires d’une compréhension technique de la création artistique
objectent généralement que les grands techniciens ne sont souvent que de
brillants élèves, que l’art nécessite un don, et que bien des grandes œuvres
sont d’une telle simplicité qu’elles échappent à un point de vue technique.
On peut donner les réponses suivantes à ces trois objections.
La réduction du grand technicien à l’élève appliqué revient en fait à
limiter indûment la maîtrise technique à la virtuosité, qui n’est que le
second des quatre critères dégagés précédemment, et à ne pas prendre en
compte le troisième, à savoir l’originalité.
Le don, que l’on oppose trop souvent à la technique, se définit en fait
par rapport à celle-ci. Il correspond à la plus ou moins grande facilité d’un
individu pour acquérir et maîtriser une technique, ce qui lui permet ensuite
de la personnaliser en lui conférant l’unité d’un style, de la faire évoluer,
voire de la révolutionner entièrement. De même que les grands artisans ou
les grands sportifs ont un style, ils ont aussi un don. Tout le monde doit
travailler, mais ce travail est plus ou moins rapide selon les individus. Les
enfants prodiges, comme Mozart ou Claudio Arrau, se caractérisent non par
l’absence de technique, mais par l’exceptionnelle rapidité avec laquelle ils
ont pu acquérir une technique magistrale.
Enfin, la simplicité d’un geste (par exemple projeter de la peinture sur
une toile) peut engager pour un artiste une grande technique, tout autant que
pour un sportif (sauter à la perche) ou un maître en arts martiaux (donner un
coup du tranchant de la main). Il ne suffit pas d’être un adepte du dripping
et du pouring pour égaler Pollock. L’acte créateur engage ici une richesse
matérielle (des couleurs, de leurs nuances, des figures, etc.), une virtuosité
formelle dans la mise en relation de cette matière, une originalité stylistique
et une plus ou moins grande convergence selon une esthétique déterminée.
En revanche, lorsqu’on a affaire à un objet artistique dépourvu de toute
richesse matérielle et de toute complexité formelle, par exemple une
partition composée d’une seule note tenue pendant une heure ou la
représentation filmique en caméra fixe d’un homme qui dort pendant six
heures, on aura plus de mal à y reconnaître un chef-d’œuvre. Et ce, quel que
soit le renom dont peut jouir par ailleurs son auteur. Toute production d’un
créateur génial n’est pas géniale pour autant.

L’évaluation des grands interprètes


L’évaluation technique objective vaut tout aussi bien pour
l’interprétation artistique que pour la création artistique. Prenons l’exemple
d’une grande voix. À quoi la reconnaît-on ? Il faut d’abord une grande
richesse matérielle, notamment une tessiture ample, une force remarquable
et un large éventail des nuances expressives. Ce qui s’évalue objectivement.
Mais cela ne suffit pas. Il faut encore posséder une virtuosité formelle. Mais
cela ne suffit toujours pas. Il faut encore être original, c’est-à-dire être
inventif, posséder un timbre spécifique, un style technique, etc. Et quand on
a tout cela, il manque encore l’essentiel : la capacité de faire converger cette
richesse matérielle, cette virtuosité et cette originalité dans une intention
interprétative unifiée, c’est-à-dire de faire des choix interprétatifs cohérents
et pertinents.
On peut objecter ici le recours chez certains réalisateurs à des acteurs
non professionnels, au motif que leur lecture non technique serait plus
naturelle. Dans des films comme La terre tremble de Visconti ou Que viva
Mexico d’Eisenstein, le résultat est effectivement remarquable. Mais ces
réussites sont dues à tout autre chose : au fait que le jeu de l’acteur de
cinéma est entièrement retravaillé par la caméra (le choix des plans, le
montage, etc.). Sur une scène de théâtre, le résultat aurait été nettement
moins satisfaisant. Un acteur ne peut en effet être naturel en découvrant
un texte, car les mots qu’il lit ne sont pas les siens. C’est tout le sens de son
travail que de lui permettre de s’approprier les mots d’un texte dans
l’individualité d’une lecture. Le naturel de l’acteur, sans lequel le spectateur
ne croit pas à ce qui est dit et devient indifférent, est en fait un produit de la
technique.
Muni d’une technique insuffisante, un acteur de théâtre est comme un
musicien amateur face au redoutable Concerto pour piano no 3 de
Rachmaninov. Que peut-il faire ? Au mieux, il jouera toutes les notes sans
se tromper, mais il sera incapable d’en donner une interprétation. Être un
bon acteur suppose un travail considérable, non seulement sur la voix, son
articulation, son rythme, son timbre, son intonation, mais aussi sur la
maîtrise du souffle, du corps, de l’espace. Et tout cela ne constitue qu’un
simple préalable avant le véritable travail d’interprétation qui engage le
rapport au texte.

Les critiques
Si les œuvres d’art et les grandes interprétations sont des chefs-d’œuvre,
leur reconnaissance ne peut être le fait que d’experts. Parmi ceux-ci on
compte, outre les grands artistes, les spectateurs ou auditeurs éclairés.
Lorsque ces derniers ont la possibilité de publier leur jugement, on les
appelle des critiques (littéraires, musicaux, etc.).
Contrairement au jugement esthétique que chacun peut porter librement
sur un objet artistique en fonction de son goût personnel, le jugement du
critique est un travail à part entière. Il suppose précisément de se distancier
de l’appréhension esthétique et d’engager une analyse technique de
l’œuvre. Ce qui exige une compétence remarquable.
Une sensibilité peu aguerrie est généralement incapable d’apprécier les
critères objectifs de l’évaluation des œuvres. Une oreille non formée ne
peut reconnaître les instruments, elle ne perçoit pas l’architecture des
thèmes, etc. Un regard non exercé distingue mal les nuances d’une même
couleur, les jeux sur les couleurs primaires, l’organisation spatiale d’un
tableau, les rapports de l’ombre et de la lumière, etc. De plus, l’originalité
d’un style est imperceptible pour une sensibilité inexpérimentée. Quant à la
convergence de l’intention esthétique, seul un spectateur attentif aux effets
d’ensemble peut la distinguer. Ce qui est le plus difficile.
Une œuvre peut avoir la plus grande potentialité hypnotique qui soit, si
son spectateur reste aveugle à ses effets, trop fins et trop complexes pour
lui, elle ne fera que l’ennuyer. Le même spectateur pourra en revanche se
laisser fasciner par une œuvre dotée d’une faible potentialité hypnotique,
mais procédant par des effets très simples, aisément perceptibles, et donc
d’un accès plus facile. Il peut toutefois arriver que des grandes œuvres
inscrivent également en surface des effets de fascination aisément
perceptibles, comme la Cinquième Symphonie de Beethoven, Alice au pays
des merveilles de Lewis Caroll, les contes d’Andersen ou des frères Grimm.
Mais le plus souvent, elles restent inaccessibles aux sensibilités les moins
formées. Ainsi rares sont les enfants capables d’apprécier la sonate
Hammerklavier du même Beethoven, les quatuors de Bartók, le théâtre de
Heiner Müller ou la peinture de Francis Bacon.
Kant a sans aucun doute raison : les plus grands experts du monde me
diraient que telle œuvre est belle, si je ne suis pas d’accord, je suis en droit
de me boucher les oreilles. Car je ne dois pas renier l’effectivité de mes
sensations, sans quoi je porterais atteinte à mon intimité sensible. Il n’en
reste pas moins qu’un tel jugement devrait m’inciter à interroger sinon
l’effectivité, du moins la pertinence de ma sensation. Lorsqu’un auditeur
amateur entend une grande œuvre musicale pour la première fois, il est rare
qu’il puisse vraiment l’apprécier. Pour cela, il faut pouvoir comprendre son
architecture sonore, ce qui n’est souvent possible qu’après plusieurs
écoutes. Il est donc utile de suivre les critiques. Cela ne veut pas dire pour
autant qu’il faille toujours les suivre. Car tout comme n’importe quel
expert, ils peuvent se tromper.
À quoi reconnaît-on un grand critique ? À la prudence dont il fait
preuve par rapport à l’effectivité de son appréhension esthétique immédiate.
Il lui est nécessaire, pour juger, de se distancier par rapport à elle, de
s’engager dans l’analyse de la richesse matérielle, de la virtuosité formelle,
de l’originalité et de la convergence de l’intention esthétique. Cela ne
signifie pas qu’il doive négliger son appréhension esthétique. Elle a une
fonction de vérification de la pertinence de son analyse. S’il découvre un
désaccord entre son analyse technique et son appréhension esthétique, il
s’interroge d’abord sur la pertinence de son appréhension (a-t-il été
impartial ? attentif ? compétent ? n’a-t-il pas confondu la qualité de l’œuvre
et celle de son interprétation ?), multiplie les appréhensions esthétiques de
la même œuvre, discute avec ses collègues, etc. Ce n’est que dans un
deuxième temps, si rien ne vient remettre en cause le résultat de son
appréhension, qu’il peut reconsidérer son analyse technique et chercher ce
qui peut justifier un tel désaccord. Et si au bout du compte il ne trouve pas
la faille, il doit faire part honnêtement de sa perplexité.
Être un grand critique exige donc non seulement une compétence
remarquable, mais aussi une grande humilité par rapport aux œuvres. La
marque d’un grand critique, c’est d’être capable de reconnaître la grandeur
d’une œuvre qu’il n’aime pas, soit qu’il trouve son auteur antipathique, soit
qu’il se sente en désaccord avec les thèses (par exemple politiques) qu’elle
exprime, soit que l’esthétique dont elle relève s’oppose à son idéal
esthétique. On comprend ainsi que les grands critiques sont aussi rares que
les grands artistes et les grands interprètes.

Musées et écoles
La reconnaissance du caractère technique de l’art permet de légitimer
l’existence non seulement des critiques d’art, mais aussi des musées d’art et
des écoles d’art.
Les musées d’art sont le pendant exact des musées techniques. Ils
rassemblent non les œuvres les plus belles ou les plus sublimes, car un tel
jugement engage l’individualité de chacun, mais les chefs-d’œuvre des arts
plastiques, à savoir les œuvres déployant une technique esthétique
magistrale.
Leur fonction pédagogique est double. En premier lieu, les musées
permettent aux apprentis de progresser dans leur art par l’imitation des
maîtres, qu’ils soient anciens ou modernes. On voit souvent dans l’imitation
la mort de l’originalité. C’est oublier que les créateurs les plus
révolutionnaires, les Rimbaud, Schoenberg ou Picasso, ont commencé par
exceller dans le pastiche de leurs prédécesseurs. Pour révolutionner une
technique, il faut d’abord la dominer. En second lieu, les musées permettent
aux spectateurs de découvrir, s’ils le désirent, les œuvres les plus difficiles
et possédant la plus grande potentialité esthétique. Cette démocratisation du
grand art correspond à une éducation de la sensibilité, comme un musée du
vin qui permettrait à chaque visiteur de goûter les plus grands vins 9,
normalement inaccessibles au commun des mortels.
Dénoncer dans les musées une tentative idéologique pour imposer au
peuple les productions conformes aux valeurs d’une classe sociale
dominante conduit en fait, sous une phraséologie révolutionnaire, à revenir
très exactement en arrière : à réserver, comme cela s’est toujours fait par le
passé, les productions esthétiquement les plus puissantes aux plus puissants.
Ce qui contribue du reste à les rendre encore plus puissants, puisqu’ils se
réservent du même coup l’éducation de la sensibilité. Une telle
dénonciation est d’autant plus absurde que le musée, en présentant des
œuvres issues d’époques et donc d’idéologies différentes, constitue au
contraire un puissant véhicule de distanciation et donc de liberté.
Cette double fonction pédagogique des musées est relayée par un
double enseignement, artistique et critique. Lorsque le cinéma est apparu,
on a eu raison de créer des écoles pour enseigner sa technique. On
m’objectera que nombre de grands artistes ne sont pas passés par elles et on
aura également raison. Mais il en va de même pour les grands artisans. La
pratique l’emporte sur la théorie dans l’apprentissage d’une technique.
Mieux vaut apprendre son art directement auprès d’un grand maître. Mais
rares sont alors les élus. Tout comme le musée, l’école a pour fonction
première de démocratiser le grand art qui, par nature, est suprêmement
élitiste.

Conclusion
Rappelons les deux arguments principaux que l’on oppose toujours à
l’idée d’une objectivité de l’évaluation des œuvres d’art. Le premier est la
singularité et la contingence de l’expérience esthétique, qui est déterminée
par l’histoire individuelle ou collective, l’appartenance sociale, etc. Le
second est le conflit entre des esthétiques différentes engageant des critères
antithétiques : certains préfèrent Racine à Rabelais, Poussin à Picasso, et
d’autres l’inverse.
À la première objection, je réponds que l’évaluation des œuvres d’art
n’est pas identique à la simple expérience esthétique, qui est effectivement
singulière et contingente. Elle engage en effet une analyse technique
mettant en jeu des critères techniques objectifs.
À la seconde, je réponds que cette technique comporte deux méthodes
antithétiques qui engagent chacune des critères objectifs esthétiquement
motivants spécifiques. Entre deux grands artistes appartenant à deux
esthétiques différentes, le choix ne peut avoir qu’un sens individuel et
subjectif, et non objectif. Pourquoi choisir entre l’œuvre du Lorrain ou celle
de Turner, laquelle peut être comprise comme la réinterprétation du
classicisme du Lorrain dans l’esthétique romantique du sublime ? Un objet
artistique peut être exceptionnel dans le cadre d’une esthétique du beau, par
la maîtrise dont va faire preuve le créateur pour construire ce que j’ai
proposé d’appeler un piège sensible. On peut songer ici aux immenses
rosaces des cathédrales gothiques ou à la richesse combinatoire des
musiques de Bach et de Mozart. Mais un objet artistique peut également
être exceptionnel dans un sens inverse. Il témoigne alors d’une maîtrise des
effets de rupture, de déséquilibre, de désordre et de confusion,
appliqués aux couleurs, aux mots, aux figures, aux rythmes, aux sons, etc.
C’est le cas d’œuvres comme Le Sacre de printemps de Stravinsky ou
Ulysse de Joyce. Et là encore, toutes les combinaisons sont possibles. C’est
à chaque artiste de développer la particularité de son style en jouant s’il le
désire sur les deux méthodes principales de fascination. Ce qui compte,
c’est la maîtrise dont il va faire preuve dans leur mise en œuvre pour
réaliser son intention esthétique, visant par exemple un concept esthétique
intermédiaire entre le beau et le sublime. En revanche, entre l’œuvre d’un
maître et celle d’un artiste de moindre envergure on peut trancher : les films
de Zeffirelli ou de Brian De Palma sont de qualité, mais ils n’égalent pas les
chefs-d’œuvre de Visconti, ou de Hitchcock, par exemple. A fortiori entre
l’œuvre d’un maître et une œuvre médiocre.
CHAPITRE 5

La reproductibilité de la technique
artistique

Une nouvelle objection


En définissant la création artistique en termes de travail technique
objectif, nous avons été obligés de faire appel aux notions de matière et de
forme. Ce faisant, nous nous sommes exposés à une objection qu’il convient
maintenant d’examiner. Si le travail correspond à l’inscription d’une forme
dans une matière, on peut penser sa reproductibilité, à savoir l’inscription
de la même forme dans une nouvelle matière. Dès lors, de deux choses
l’une. Ou bien cette reproduction est la même œuvre d’art et il faut affirmer
le caractère secondaire de la matière. Ou bien nous refusons de réduire la
création à la mise en forme et il faut affirmer que la reproduction n’est pas
l’œuvre d’art, et donc que l’art n’est pas reproductible. Mais que faire alors
de la littérature ou de la musique ?
Ce dilemme est à l’œuvre dans la distinction opérée par Nelson
Goodman 1 entre les arts allographiques, où reproduire une œuvre et la
signer du nom de l’auteur n’est pas une contrefaçon (par exemple une
partition musicale ou un poème), et les arts autographiques, où reproduire
une œuvre et la signer du nom de l’auteur est une contrefaçon (par exemple
la peinture). Reconnaître une telle scission semble remettre en cause la
possibilité d’unifier les pratiques artistiques sous un concept unique.
Pour répondre à cette objection, je vais définir le sens de la matière et
de la forme artistiques, et examiner la question de la reproductibilité des
œuvres d’art.

Matière et forme
La notion de matière ne prend sens que relativement à un travail. Un
bloc de marbre a une forme, mais pour un sculpteur, il n’est que matière. La
matière de l’objet artistique doit donc être définie par rapport à l’intention
esthétique de l’artiste qui guide son travail créateur.
Par matière artistique, j’entends la totalité de l’apparence de l’objet
relativement au(x) sens visé(s) par l’intention esthétique. La déréalisation
de l’objet artistique dans l’expérience esthétique par le spectateur ne va
ainsi porter que sur cette matière. Sa contemplation n’est pas un délire parce
qu’elle ne prend pas en compte le reste du contenu sensible de l’objet, ce
que l’on peut appeler le support sensible de l’œuvre. La matière picturale se
réduit par exemple à l’apparence visuelle de la toile, indépendamment de
son poids.
Ce concept de matière artistique demande d’être examiné attentivement
car des données ordinairement considérées comme formelles en font partie.
Ainsi, selon ce concept, la configuration des objets représentés relève de la
matière picturale au même titre que les couleurs. L’opposition traditionnelle
en peinture entre partisans du dessin et partisans de la couleur (par exemple,
Ingres et Delacroix) est ici secondaire : il s’agit dans ce débat d’une
opposition non entre un point de vue formel et un point de vue matériel,
comme on l’a cru, mais entre deux points de vue matériels, engageant deux
esthétiques différentes : une esthétique du beau (Ingres) et une esthétique du
sublime ou du moins s’en rapprochant (Delacroix).
Comment définir maintenant la forme de l’objet artistique ? C’est le
résultat du travail opéré sur la matière artistique. À savoir la mise en
relation des éléments de cette matière, par exemple les figures et les
couleurs, selon une intention esthétique. L’objet est par là rendu conforme à
sa fonction esthétique. Le résultat peut en être ordonné ou chaotique, selon
l’esthétique visée par le créateur.

La reproductibilité de l’objet artistique


D’où vient maintenant la reproductibilité des objets artistiques ? Non de
la distinction entre forme et matière, mais du caractère partiel (seules
certaines déterminations sensibles de l’objet sont en jeu) et relatif (au(x)
sens visé(s) par l’intention esthétique) de la matière de l’objet artistique. Il
suffit de garder la même matérialité artistique (les couleurs et les figures, ou
bien les sons, etc.) avec sa mise en forme et de l’inscrire dans un autre
support pour définir une identité artistique entre deux objets même s’ils sont
existentiellement distincts. La reproductibilité d’un objet artistique à de
multiples exemplaires est donc à la fois matérielle et formelle et non
simplement formelle.
Cette reproductibilité de l’objet artistique vient de la parenté de l’objet
artistique avec une image. Nous avons vu que saisir un objet comme une
image, c’est ne retenir en lui que son apparence (plus ou moins précise)
selon un sens spécifique (la vue, l’ouïe) et y reconnaître la présence relative
d’un modèle qui contient, parmi ses déterminations sensibles, cette
apparence. De même, la saisie d’un objet artistique réduit sa matérialité à
son apparence selon un sens spécifique, celui visé par l’intention esthétique
de l’artiste. Cette homogénéité de structure entre l’image et l’objet
artistique n’a pu que renforcer l’identification opérée par les Anciens entre
la création artistique et l’imitation.
Une telle identification est toutefois inexacte : tout objet artistique n’est
pas une image. Mais il est toujours possible de lui conférer ce statut en
imaginant un ou plusieurs objets (c’est-à-dire un ou plusieurs modèles,
existant ou non) contenant dans la totalité de leurs déterminations sensibles
le sous-ensemble de la matière artistique de l’œuvre. Dans un monochrome
blanc divisé par une ligne noire horizontale, le spectateur peut ainsi
découvrir un ciel nuageux se reflétant dans la mer, la trace d’un monoski
sur une piste, une ride sur le corps d’une baleine blanche, etc. Si le
spectateur manque d’imagination, il peut simplement avoir le sentiment
d’avoir affaire à une image sans pouvoir en définir le modèle.
On ne peut donc pas affirmer avec Walter Benjamin que les œuvres
d’art sont originellement individuelles et que leur reproductibilité porte
atteinte à leur aura. Elles sont au contraire originellement reproductibles,
tout comme une image. Quant à l’effectivité d’une telle reproductibilité, elle
dépend simplement de l’état d’avancement de la technique dans l’histoire.

La reproductibilité en peinture
Dans le cas des œuvres picturales, on n’a pas encore mis au point de
technique de reproduction totalement satisfaisante et il n’est pas sûr que
l’on y parvienne un jour. L’image photographique est certes très
performante dans la reproduction de la forme, mais pas dans celle de la
matière de l’œuvre picturale. Elle trahit le plus souvent les couleurs et ne
restitue pas le relief propre à la peinture, qui est une dimension visuelle
essentielle de la matière picturale, comme peut l’illustrer la peinture d’un
Van Gogh. Aussi la reproduction photographique n’est-elle pas équivalente
à l’œuvre même.
Le seul mode de reproduction tenu jusqu’à présent pour capable de
prendre en compte la totalité de la matérialité picturale est la copie 2. La
copie est une image. Si le sens concerné est la vue, la copie reproduit donc
les déterminations visuelles, considérées conventionnellement comme
essentielles, les autres ayant été mises entre parenthèses. Mais à la
différence d’une simple image, la copie reproduit également le support
matériel des déterminations visuelles. La copie relève donc du même
concept que son modèle. Si l’image d’un paysage est un tableau ou une
photographie, sa copie est un autre paysage. De même, la copie d’un
portrait de Descartes est un portrait de Descartes et la copie d’une statue
d’Apollon est une statue d’Apollon.
Le copiste travaillant sa matière en vue d’une intention mimétique, il a
un statut d’artiste comme tout créateur intentionnel d’image. Mais cette
intention n’est pas identique à celle qui a présidé à la création de l’œuvre
copiée, même si celle-ci avait déjà un statut d’image. Ce n’est pas la même
chose de reproduire un modèle et de reproduire son image. Par conséquent,
la copie d’une œuvre correspond à une nouvelle œuvre. Même dans
l’hypothèse où elle serait parfaitement fidèle, ce qui est objectivement
impossible, la copie n’aurait pas le statut d’un simple exemplaire de
l’œuvre picturale originale. La copie est un nouvel objet artistique,
nécessairement inférieur à son modèle puisqu’il s’interdit
intentionnellement toute originalité. Si le modèle manque, on peut toutefois
admirer ses copies qui sont légitimement exposées dans un musée d’art
comme c’est le cas, notamment, des copies romaines des statues grecques
de Praxitèle.
En revanche, les photographies d’une peinture n’ont pas à être exposées
dans un musée comme des œuvres à part entière : elles n’ont qu’une valeur
de témoignage. On pourrait objecter qu’elles correspondent à une création
intentionnelle d’image et donc à une intention esthétique. C’est oublier qu’il
n’y a création artistique que s’il y a travail d’une matérialité dans une
intention esthétique. Or, contrairement à la peinture, la production de
l’image photographique en elle-même n’exige aucun travail intentionnel :
c’est un simple processus mécanique. Si toute peinture est donc un objet
artistique, il n’en est pas de même de toute photographie. Il peut certes y
avoir un travail du photographe sur le cadrage, la lumière, la couleur, etc. Si
l’intention d’un tel travail est esthétique, la photographie devient alors un
objet artistique à part entière. On demande toutefois rarement au
photographe de présenter une image belle ou sublime d’un chef-d’œuvre
esthétique.

La reproductibilité mécanique
Dans le cas du dessin, dont la matière est moins complexe que celle de
la peinture, il existe en revanche des techniques de reproduction fidèles.
Par la gravure, on peut ainsi multiplier l’œuvre en respectant son
identité matérielle. Le graveur n’est ni un copiste, ni un artiste-interprète,
puisqu’il ne fait généralement que prolonger mécaniquement l’intention de
l’artiste sans la modifier. Il a donc non le statut d’un artiste mais celui d’un
artisan. Cette dénomination n’engage aucun jugement de valeur : il y a de
grands artisans, qui sont tout aussi rares que les grands artistes.
Il existe de nombreuses techniques de reproduction dans les arts
plastiques. Par exemple, les sculptures de bronze sont obtenues par
moulage. L’essor de la statuaire en bronze, dans l’Antiquité, reflète sa plus
grande facilité de reproduction par rapport aux statues en marbre. Si
pourtant seules ces dernières nous restent, c’est que la quasi-totalité de la
production en bronze a été fondue, notamment pour être transformée en
armes.
Plus le reproducteur possède de liberté de manœuvre, comme parfois le
lissier dans le traitement des couleurs d’une tapisserie, et plus il se
rapproche du statut de l’artiste-interprète, sans pour autant le rejoindre
complètement en raison du caractère mécanique de son activité. Le lissier
ne signe généralement pas la tapisserie 3. Pourtant, c’est proprement le
résultat de son travail qui est considéré comme l’œuvre véritable, le carton
ayant été créé pour la tapisserie. Encore une fois, c’est le contenu de
l’intention, et l’identité de son auteur, qui commande. Cela ne retire
d’ailleurs pas au carton sa dimension artistique, puisque sa création a bien
été intentionnellement esthétique : on expose donc parfois les cartons.

La reproductibilité de l’œuvre musicale


La reproduction d’une œuvre artistique est grandement facilitée par
l’existence d’un système de transcription écrite de sa matérialité. L’écriture
fait en effet subir à la matière artistique une abstraction supplémentaire.
Une note de musique écrite ne prend en compte ni l’intensité, ni le timbre
du son correspondant. Cette abstraction ne nous fait toutefois pas quitter la
sphère de l’individuel. Car la note écrite n’abstrait pas un principe de
similarité commun à plusieurs individus, comme dans le cas d’un concept,
mais un principe d’identité, à savoir un type 4 : répéter un sol, c’est jouer
toujours la même note, même si son timbre et son intensité diffèrent. Deux
interprètes d’une même sonate jouent toujours la même œuvre, même si
leurs interprétations s’opposent radicalement : ce sont deux occurrences
singulières distinctes du même type général.
L’abstraction propre à la matière artistique susceptible d’écriture n’en
fait pas une matière non sensible, voire intelligible, comme l’ont cru les
théoriciens idéalistes. La note désignée par son caractère écrit reste du
sensible, mais du sensible abstrait, qui ne peut être saisi que par
l’imagination. Seuls les arts susceptibles d’écriture engagent une telle
abstraction matérielle. Si donc un musicien ou un chorégraphe peut
composer son œuvre dans sa tête, avec pour seule limite ses capacités de
mémorisation, il n’en va pas de même du peintre contrairement à ce que
pensait Vinci. Faire de la peinture le paradigme de la création artistique, à la
suite d’Horace 5, est donc contestable.
L’invention d’une transcription écrite est lourde de conséquences. Car
en dédoublant la matérialité artistique en matière abstraite et matière
concrète, elle tend à dédoubler le travail et donc l’acte créateur : celui du
compositeur qui porte sur la première, et celui de l’artiste-interprète qui
porte sur la seconde. L’improvisation, qui généralement développe un
simple canevas, se situe à leur intersection.
En raison de son abstraction matérielle, la composition est susceptible
d’une multitude infinie de lectures plus ou moins efficaces. La tâche de
l’artiste-interprète est non seulement de respecter fidèlement le texte, mais
d’optimiser son pouvoir esthétique en l’inscrivant dans une matérialité
concrète (grâce au timbre, au phrasé, à l’intensité, etc.) Il doit donc
travailler cette matière concrète dans une intention esthétique qui ne se
confond pas avec l’intention esthétique du créateur 6, mais lui reste
subordonnée. Et tant que le virtuose n’a pas modifié son intention
esthétique, on considère que chaque concert présente la même
interprétation, même si, naturellement, il existe des différences d’un jour
sur l’autre 7.
Remarquons que l’occurrence écrite de la note sur la partition est
radicalement différente de son occurrence sonore dans l’interprétation d’un
musicien. L’occurrence écrite est un simple signe arbitraire qui désigne la
note. Ses propriétés matérielles visuelles (la couleur de l’encre, la taille,
etc.) n’entrent pas en compte du point de vue esthétique. Elles ne
participent donc pas de la matérialité de l’objet artistique. Seule importe ici
la reconnaissance de l’identité typale de la note (quelle note, à quelle
hauteur, à quelle ligne, de quelle durée, rapportée à quel l’instrument).
L’occurrence sonore est la présentation concrète de la note. Toutes les
déterminations qui permettent de la distinguer d’une autre occurrence
sonore de la même note entrent en compte d’un point de vue esthétique.
Elles participent de la matérialité non de l’objet artistique mais de son
interprétation. Elles engagent en effet une reconnaissance identitaire non
pas seulement générale (c’est telle sonate) mais aussi particulière (c’est telle
interprétation de telle sonate).
La partition est identique à l’œuvre, puisque l’œuvre est un type dont
elle est l’occurrence. Mais l’œuvre n’est pas pour autant réductible à la
partition. On peut détruire une partition d’une œuvre sans être un vandale, à
moins de chercher à détruire toutes ses partitions. Même alors, on ne peut
être sûr de l’avoir détruite : il suffit que quelqu’un l’ait gardée en mémoire
pour qu’elle soit sauvée. Le papier et l’encre ne sont pas ici les matériaux
de la création, mais les instruments de son écriture. L’œuvre est un type
général abstrait, et une partition n’en est qu’une occurrence concrète. De
plus, cette concrétude de l’occurrence ne correspond pas à la présentation
concrète de l’œuvre : celle-ci est l’interprétation, qui, une fois enregistrée,
est éditée dans un disque.
Le copiste d’une partition n’est donc pas équivalent au copiste d’une
peinture. Le premier produit une nouvelle occurrence d’une œuvre typale,
donc identique à cette œuvre. Du fait de cette identité, il doit signer du nom
de l’auteur et non du sien, sans quoi il commet un plagiat. En revanche, le
copiste d’une peinture produit une image d’une œuvre tenue pour non
reproductible. Cette image n’est donc pas identique à l’œuvre (elle n’en est
pas une occurrence), et donc le copiste doit la signer de son nom et non de
celui de l’auteur, sans quoi il commet une contrefaçon.
Précisons que la reproduction d’une partition peut devenir un objet
artistique si elle est guidée par une intention esthétique, comme c’est le cas
des enluminures dans les manuscrits du Moyen Âge.
Remarquons également que si la composition musicale ne peut être
copiée au sens de la copie en peinture, elle peut être pastichée. Il suffit de
combiner de courts extraits d’œuvres multiples d’un même auteur ou même
d’imiter son style. À nouveau, si l’on signe le pastiche du nom de l’auteur,
en prétendant qu’il s’agit là d’une de ses compositions inédites, il y a
contrefaçon.
La différence goodmanienne entre les arts autographiques, où la
contrefaçon est possible (peinture, sculpture, etc.) et les arts allographiques
où la contrefaçon serait impossible (musique, littérature, etc.) ne doit donc
pas être comprise absolument. De plus, loin d’opérer une scission dans la
création artistique, elle désigne simplement la différence entre les créations
pour lesquelles on a trouvé une notation de cette création – ce qui implique
l’intervention seconde d’un artiste-interprète travaillant sur l’œuvre écrite –
et celles pour lesquelles on n’a pas (encore) trouvé de notation. Le second
moment de notre dilemme est donc levé : les questions de reproductibilité
des œuvres n’empêchent nullement de penser la création artistique de façon
unitaire.

La reproductibilité de l’œuvre littéraire


Considérons maintenant le cas de la littérature. L’analyse de sa
reproductibilité est analogue à celle de la musique. La matière de l’écrivain
est en effet abstraite, comme celle du musicien, et donc susceptible à la fois
d’une écriture et d’une interprétation artistique (dans une lecture orale).
Cette matière présente toutefois une complexité plus grande. La
matérialité littéraire est non seulement du sensible abstrait, mais elle est
également articulée à du sens, qui est une abstraction mentale non sensible.
Le sens – bien qu’usuellement identifié à la forme – fait partie de la
matérialité sur laquelle travaille l’écrivain. La figuration rhétorique est une
mise en forme du sens. La matière abstraite sur laquelle travaille l’écrivain
est donc double : sensible et non sensible. Étant abstraite, elle doit être
rendue concrète dans un travail d’interprétation 8 : celui du lecteur ou de
l’acteur qui est le strict équivalent, pour la littérature, de l’interprète
musical.
Ce point est souvent contesté, notamment par les théoriciens qui
cherchent à établir une dissymétrie entre la musique et la littérature et
ajouter un nouvel obstacle à l’unification conceptuelle de l’art. Pour être
achevée, l’œuvre musicale aurait besoin d’être jouée, alors qu’une œuvre
littéraire serait achevée dès la fin de son écriture. C’est oublier qu’en
musique, l’auditeur moyen est exactement dans la situation de l’analphabète
qui, en littérature, a besoin de passer par la lecture (directe ou enregistrée)
d’un acteur pour avoir accès à l’œuvre. Inversement, un musicien peut très
bien se contenter de lire une partition pour l’apprécier. La différence
actuelle entre musique et littérature tient simplement au fait contingent que,
depuis le XIXe siècle, les « analphabètes » sont restés majoritaires dans la
première alors qu’ils sont devenus minoritaires dans la seconde.
Toute lecture rend concrète la matérialité de l’œuvre : il ne s’agit pas
simplement de rendre concrète la matérialité phonétique en lisant le texte,
mais aussi son rapport au sens, notamment par l’intonation. Même la lecture
silencieuse ne se situe pas au niveau d’abstraction de la matérialité abstraite
de l’œuvre. Elle possède en effet son rythme propre, donne aux mots des
intensités différentes et porte en elle le souvenir inconscient du timbre de la
voix et de ses intonations. Aussi pouvons-nous passer immédiatement d’une
lecture silencieuse à une lecture à voix haute, afin de rendre concrète aux
autres, et pas seulement à nous-mêmes, la matérialité abstraite de l’œuvre.
Précisons toutefois que l’interprétation d’un lecteur ne lui confère pas
nécessairement le statut d’un artiste-interprète. Il est dans la même situation
qu’un musicien qui déchiffre pour lui-même une partition. Être un artiste,
c’est s’adresser à un public, même imaginaire, et tenter de construire une
interprétation unifiée de l’œuvre dans une intention esthétique.
De plus, il faut reconnaître que cette différence simplement historique,
le fait que de nos jours presque tout le monde soit capable de lire un texte
littéraire mais non une partition musicale, a induit une différence capitale
entre ces deux activités créatrices. Contrairement au compositeur, l’écrivain
ne va pas seulement travailler sur une matière abstraite sonore, mais
visuelle, notamment à travers la disposition des mots sur la page. Cette
complexification matérielle par rapport à l’oralité de la littérature première
se trouve compensée par le fait que plus un texte poétique travaille sa
spatialité, plus il tend à délaisser sa métrique. La fonction de rythmer le
texte est alors dévolue à l’espace.
Cette évolution vers le dessin ne remet toutefois pas en cause le
parallèle entre littérature et musique. Car cette nouvelle matière spatiale
reste abstraite. Toutes les déterminations visuelles ne sont pas en effet
pertinentes. Même les calligrammes d’Apollinaire ne sont pas exactement
équivalents à un dessin ou à une gravure. Le choix de la police, la taille des
caractères, etc. peuvent varier. Dès lors, il est possible d’imaginer que cette
matière spatiale abstraite de l’œuvre littéraire fasse elle aussi l’objet d’un
travail interprétatif afin que sa concrétisation visuelle optimise le pouvoir
esthétique de l’œuvre. On aurait alors affaire à une véritable activité
artistique, équivalente à celle de l’acteur ou de l’interprète musical. Si l’art
occidental a souvent négligé cette possibilité, il n’en est pas de même en
Orient à travers l’art de la calligraphie.

Les multiples combinaisons possibles


des matières artistiques
Lorsque la matérialité sensible visuelle du texte n’est plus abstraite mais
concrète, on sort du cadre simple de la littérature. On peut prendre pour
exemple un recueil de poèmes comportant des dessins. Selon l’importance
accordée au dessin, la reproduction fonctionne comme une édition littéraire
ou comme une édition de gravures. Dans ce dernier cas, l’édition est
limitée, et ne sont considérés comme légitimes que les exemplaires
numérotés, qui prennent alors une valeur remarquable. Copier un
exemplaire et le signer du nom de l’auteur redevient du même coup un
délit.
Naturellement toutes les combinaisons artistiques sont possibles. La
musique peut s’associer à la danse, à la littérature, l’architecture peut
intervenir dans la décoration théâtrale, etc. Si l’intention du créateur est de
se joindre à d’autres intentions créatrices, sa création doit être considérée
comme partielle. Mais lorsqu’un musicien illustre le poème d’un auteur du
passé, seule la musique est une création partielle. Car le poème n’a pas été
créé pour être accompagné d’une musique. Tout réside dans l’analyse de
l’intention créatrice.
Le cas du théâtre est plus complexe. S’il en allait d’une pièce comme
d’un poème, il faudrait considérer que la lecture peut suffire, et qu’il n’est
pas besoin de passer par une représentation artistique. Mais précisément,
sauf exceptions remarquables 9, telle n’est pas l’intention de l’auteur. La
parole théâtrale accomplit une action dans un espace-temps fictionnel. Il ne
peut suffire de la lire pour l’interpréter, il faut l’incarner dans l’action
corporelle qui lui correspond. Son interprétation engage d’autres activités
créatrices qui vont travailler esthétiquement l’espace-temps de la
performance : celle d’un architecte, d’un peintre, d’un compositeur, d’un
chorégraphe, d’un costumier, etc. Le metteur en scène n’est donc pas un
simple méta-interprète, comme le chef d’orchestre. Car il est chargé
d’unifier non seulement toutes les interprétations mais toutes ces créations
concourantes. Il s’efforce de faire converger une matérialité artistique
hétérogène, abstraite ou concrète, afin de maximiser son pouvoir esthétique.
Son intention globale reste toutefois interprétative. Quand au film d’une
pièce de théâtre, si l’intention n’est pas d’en faire œuvre propre, en
travaillant esthétiquement la matière cinématographique, il a le statut de
simple enregistrement d’une interprétation, exactement comme le disque
pour le concert.
Avec le cinéma, tout change. L’œuvre, ce n’est certainement pas le
scénario, mais le film, et ce, même s’il s’agit de l’adaptation au cinéma
d’une pièce de théâtre. Lorsque Orson Welles mettait en scène Macbeth de
Shakespeare au théâtre, il n’en était que l’interprète. Au cinéma, il est
l’auteur à part entière de son film Macbeth, car la matière
cinématographique engage une création autonome. Notamment, les
dialogues, prédominants au théâtre, ne jouent qu’un rôle secondaire au
cinéma (qui peut rester muet 10).
Ajoutons que le film, pas plus qu’un tableau, un dessin ou une
photographie, n’est susceptible d’interprétation artistique. Tout au plus
peut-il être refait, mais il s’agit alors d’une œuvre différente. L’acteur est
l’interprète du scénario, et non du film lui-même. Son jeu, qui est la mise en
forme d’une matière, fonctionne lui-même comme matériau de la création
cinématographique 11, laquelle est en fait une méta-création. Là est la
spécificité remarquable du cinéma.
CHAPITRE 6

Critique du modèle technique

Conflit entre technique et inspiration


L’ensemble de notre réflexion jusqu’à présent nous a permis de
reconnaître et d’explorer la pertinence de la compréhension technique de la
création. Ce résultat est conforme à l’étymologie, art venant du latin ars qui
traduit le grec tekhnê, lequel a donné technique. Mais, objectera-t-on, il
n’est pas conforme au sens moderne du mot art, qui s’est construit
précisément par opposition à l’artisanat et à la technique.
Est-ce toutefois véritablement le cas ? Pour clarifier cette question, plus
complexe que l’on ne croit 1, il importe de dégager le sens historique de la
constitution de la notion moderne d’art. Comment cette notion est-elle
apparue, et pour quelles raisons ?
Il y a deux grands modes d’apparition des notions. Une notion peut être
mise en place par un théoricien, dans le cadre d’un modèle théorique : elle
est alors conceptualisée de façon déterminée. Mais elle peut apparaître aussi
par une série de déplacements sémantiques chez des auteurs différents.
Dans ce second cas, son histoire est nettement plus difficile à saisir, et elle
est susceptible de multiples conceptualisations. C’est précisément le cas de
la notion moderne d’art.
Schématisons à grands traits cette histoire. La notion moderne d’art est
apparue au milieu du XVIIIe siècle, en France. Avant cela, les disciplines
actuellement considérées comme artistiques relevaient de catégories
différentes. Parler de « l’art » antique ou médiéval, au singulier, c’est
commettre un anachronisme. Au sens strict, il n’y a pas de « théorie de
l’art » dans l’Antiquité et au Moyen Âge, mais seulement des théories de la
création qui ont joué un rôle fondateur pour la théorie moderne de l’art.
Les deux plus importantes sont celle de Platon et celle d’Aristote. Elles
expriment le conflit de leurs deux philosophies et sont antithétiques 2. Pour
Platon, la création poétique repose sur l’inspiration 3 qui nous élève vers
l’intelligible dont le sommet est le Bien : elle est affaire de raison 4 et non
d’imagination. Platon condamne la technique (le technicien non inspiré est
inévitablement médiocre) et notamment la technique mimétique à l’œuvre
en peinture (l’imitation visant la ressemblance est selon lui non seulement
inutile, mais nuisible). Les poètes qui, comme Homère, prennent modèle
dans le sensible et non dans l'intelligible doivent donc être chassés de la cité
(République X, 605b). La poésie n'est sauvée que si elle accepte de se
soumettre à l'autorité du philosophe qui lui dit que représenter et comment
(Lois II, 656d-657a).
Pour Aristote, en revanche, la création poétique fait usage de la
rhétorique pour figurer le discours : c’est une technique reposant sur
l’imitation, comme la technique picturale. Une technique est une
« disposition à produire accompagnée d’une règle » 5. Cela signifie :

(1) en vertu de l’opposition entre disposition (hexis) et


inspiration (mania), que le savoir technique relève d’un
apprentissage dans le temps et non d’une intuition instantanée.
C’est par la répétition d’un même acte que se constitue une
disposition.
(2) en vertu de l’opposition entre production (poiêsis) et action
(praxis), que la réussite technique est définie par son résultat et
non par la perfection interne de l’action comme c’est le cas pour
l’action morale.
(3) que la règle correspond à un impératif relatif et non absolu.
La règle (logos), tirée de l’expérience, définit simplement la
meilleure façon de procéder pour réussir.

La théorie de la création qui domine au Moyen Âge repose sur la


distinction entre arts libéraux et arts serviles ou mécaniques. D’inspiration
néoplatonicienne 6, elle mêle des traits à la fois platoniciens (distinction
entre nature intelligible ou divine, et nature sensible) et aristotéliciens
(compréhension de la création comme technique et réévaluation de la
rhétorique), ce qui conforte à la fois le modèle théologique chrétien et la
hiérarchie de la société médiévale. Les disciplines préalables à la théologie
sont divisées en deux catégories :

(1) les sept arts libéraux (dignes des hommes libres, chez qui la
raison domine) divisés en trivium (les sciences du langage :
grammaire, dialectique et rhétorique, dont relèvent l’éloquence
et la poésie), conformément à une approche plutôt
aristotélicienne ; et en quadrivium (les sciences mathématiques :
géométrie, arithmétique, astronomie, musique), selon la
classification platonicienne, elle-même inspirée de Pythagore.
(2) les arts mécaniques (où la main domine) qui rassemblent les
techniques considérées actuellement comme artisanales et parmi
lesquelles sont comptés également la peinture, le dessin, la
gravure, la sculpture et l’architecture. Ces arts sont considérés
comme inférieurs et ne peuvent être pratiqués par un noble sans
déroger. Un noble peut donc pratiquer la poésie, comme Charles
d’Orléans, mais non la peinture.

e
Cette division des arts prévaut globalement jusqu’au XVIII siècle malgré
certaines critiques, notamment la contestation au XIIIe siècle par Roger
Bacon et Raymond Lulle de la supériorité des arts libéraux sur les arts
mécaniques, seuls les premiers étant enseignés dans des facultés.
e
La critique principale de ce modèle eut lieu en Italie au XV siècle, avec
la remise en cause de l’appartenance de la peinture et de la sculpture aux
arts mécaniques. La conquête de la perspective, qui se traduit par une
géométrisation, et donc une mathématisation, de la représentation
mimétique, légitime en effet aux yeux des maîtres de la Renaissance
l’intégration des arts du dessin (peinture, sculpture, architecture) aux arts
libéraux. Le terme artista, inventé par Dante, est alors utilisé pour désigner
cette création supérieure où la main se soumet à l’intelligence et qui relève
donc de droit des arts libéraux, par opposition au simple artefice ou à
7
l’artigiano (qui a donné en français artisan) .
Si ce mouvement a eu une importance considérable dans l’histoire de
l’art – en donnant aux peintres et aux sculpteurs un nouveau statut social et
en contribuant à déstabiliser la distinction arts libéraux/arts mécaniques,
ouvrant ainsi la voie aux nouvelles classifications du XVIIIe siècle –, il n’a
pas suffi à générer la notion d’art au sens moderne 8 pour trois raisons :

(1) Il continue de penser la création dans le cadre de la


distinction arts libéraux/arts mécaniques.
(2) S’il réunit (en invoquant l’ut pictura poesis d’Horace) la
peinture et la poésie dans un même ensemble, ce dernier inclut
également les autres arts libéraux qui ne relèvent pas de la notion
moderne d’art. Il n’y a donc pas constitution d’un ensemble
spécifique correspondant au concept des Beaux-Arts puis à l’art
au sens moderne.
(3) La représentation mimétique se trouve réévaluée du fait de sa
géométrisation, dans un cadre théorique rationaliste. Or ce
dernier sera justement contesté lors de la mise en place de la
notion moderne d’art, qui se développera contre le primat de
l’imitation et notamment la subordination de la peinture à la
perspective.

La naissance de l’art
La mutation sémantique décisive intervient en France au cours du
e e
XVIII siècle. Elle est liée à l’apparition du classicisme au XVII siècle et à

son rejet au XVIIIe siècle.


La source s’en trouve à la Renaissance, dans la reprise, en Italie d’abord
puis en France, de la théorie platonicienne (et néoplatonicienne) de
l’inspiration. On en trouve un exemple dans l’Ode à Michel de l’Hospital
(1550) où Pierre de Ronsard rejette « l’art » (c’est-à-dire la technique) au
profit du « ravissement » (l’inspiration enthousiaste).
Le classicisme se construit par rejet d’une telle approche : il entend
revenir à une compréhension technique de la création poétique. L’Art
poétique (1674) de Nicolas Boileau ne cesse de se référer à Aristote,
célébrant François de Malherbes contre Ronsard, et met au premier plan le
respect de la règle et le travail. Mais il le fait dans un cadre chrétien qui
reste platonicien : c’est Dieu qui inspire le poète 9. Par suite, la création est
pour lui affaire de raison et non d’imagination, et la règle n’est pas
comprise sur un mode aristotélicien, empirique, mais comme une loi
rationnelle et morale. Le Cid (1637) de Pierre Corneille est ainsi condamné
par les classiques au nom de la bienséance (il n’est pas bienséant qu’une
jeune femme bien née épouse l’assassin de son père), alors qu’Aristote, loin
de condamner Œdipe roi de Sophocle (où il est question de parricide et
d’inceste, franchement plus « malséants ») en faisait le modèle suprême de
la tragédie.
Cette combinaison entre platonisme et aristotélisme est proche de celle
que l’on trouve dans la distinction des arts libéraux et mécaniques au
Moyen Âge, laquelle se maintient au XVIIe siècle. Mais dans le cadre
nouveau de la pensée moderne marquée notamment par l’influence
croissante du cartésianisme et l’affirmation de la liberté absolue du sujet,
elle va paraître insupportable aussi bien du point de vue de la création des
œuvres que de celui de leur réception. D’où un rejet violent du classicisme,
d’abord en France – à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du
e
XVIII –, puis en Angleterre et en Allemagne dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle. Ce qui va conduire à la naissance du romantisme.
La notion moderne d’art apparaît dans le cadre de ce rejet du
classicisme. Mais tout comme la théorie rejetée est composite, sa formation
va être composite : la dimension platonicienne (raison, loi, morale) sera
critiquée à l’aide d’Aristote, et la dimension aristotélicienne (règle, travail)
le sera à l’aide de Platon, mais à chaque fois, comme nous allons le voir,
dans un sens dévié, engageant une mutation sémantique.
Considérons le premier trajet critique. Il consiste à rejeter la
compréhension rationnelle de la création au profit d’une approche
empiriste, mettant en avant la sensation et l’imagination. Dans ses
Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), l’abbé Dubos
célèbre ainsi le « sentiment » contre la raison. Cela le conduit à mettre en
avant le sentiment de plaisir procuré par la beauté. Mais privilégier ce
plaisir spécifique, c’est remettre en cause la hiérarchie d’inspiration
platonicienne entre arts libéraux et arts mécaniques au profit d’un retour à
la théorie de l’ut pictura poesis d’Horace, dont la source est
aristotélicienne 10. Créations picturale et poétique n’ont pas à être situées
dans des catégories différentes car toutes deux produisent un plaisir en
visant le beau par l’imitation et, loin d’être placée au-dessous de la poésie,
c’est la peinture qui est désormais considérée comme un modèle pour la
poésie.
On pourrait manquer la nouveauté du geste théorique de Dubos en
notant que cette réunion de la peinture et de la poésie au nom de l’ut pictura
poesis a déjà été opérée en Italie à la Renaissance. Mais le point décisif est
qu’elle se fait cette fois à partir non plus de la raison, mais du sentiment
contre la raison. Ce qui, en dépit du lien à Aristote, est plus empiriste
qu’aristotélicien. Car pour Aristote le plaisir pris à l’imitation est un plaisir
de connaissance lié à la saisie d’une forme universelle. Le geste théorique
de Dubos correspond donc à une mutation sémantique 11.
Le texte de Dubos ouvre ainsi la voie à la naissance de la notion
moderne d’art qui intervient dans Les Beaux-Arts réduits à un même
principe (1746) de l’abbé Batteux. Se référant à Aristote, Batteux généralise
l’ut pictura poesis et distingue les arts utiles ou mécaniques et les arts
plaisants et inutiles qui visent le beau par l’imitation 12. Ces derniers
prennent le nom de Beaux-Arts et regroupent les arts au sens moderne : la
musique, la poésie, la peinture, la sculpture et la danse. Ainsi, pour la
première fois, sont regroupées dans un même ensemble les disciplines
relevant de la notion moderne d’art. Une notion étant l’unité sémantique
permettant de rassembler des objets distincts dans un même ensemble 13, son
apparition est liée à l’apparition de cet ensemble. Avec le concept 14 de
Beaux-Arts défini par Batteux, c’est donc la notion 15 moderne d’art qui
naît. On voit aussitôt que sa naissance reste liée à une compréhension
technique de la création artistique : il s’agit d’une technique spécifique, non
pas utile mais plaisante, reposant sur l’imitation.
Toutefois, le déplacement théorique opéré par Dubos et Batteux ne
suffit pas pour comprendre la nouvelle notion d’art. Celle-ci dépend en effet
d’une seconde mutation sémantique, qui intervient dans le second trajet
critique, visant cette fois l’aristotélisme des classiques.
La notion de liberté étant devenue cruciale 16, les créateurs rejettent les
règles des classiques avec d’autant plus de force qu’elles prétendent avoir
valeur de lois absolument impératives 17. Contre les règles, ils vont jouer la
théorie de l’inspiration, d’origine platonicienne, et donc opposer aux règles
le génie. Or, ce terme français est ambigu : il peut fonctionner comme la
traduction du latin ingenium – qui signifie bonne disposition, talent, et
s’intègre pleinement à un cadre technique –, ou comme celle du latin genius
– qui traduit le daïmôn platonicien et désigne l’inspiration, opposée à la
technique. C’est dans ce second sens que le terme de génie est repris, contre
les classiques 18, au XVIIIe siècle.
Une nouvelle théorie composite apparaît ainsi. Le terme récent de
Beaux-Arts en est la base, mais au lieu d’être défini, à la suite de son
inventeur, Batteux, dans un sens technique, il est réinterprété dans un sens
non technique à partir de la théorie du génie. On trouve cette théorie
composite dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie écrit en 1751
par D’Alembert 19. Ce texte reprend globalement le concept de Beaux-Arts
de Batteux 20. Ces arts visent l’agrément obtenu par l’imitation de la nature
et sont regroupés, dans une perspective empiriste, sous l’imagination et non
la raison. Pour autant, cette imitation empiriste à des fins d’agrément n’est
pas comprise de façon aristotélicienne comme une technique soumise à des
règles (comme c’est le cas chez Batteux), mais platonicienne : son
invention « ne prend ses lois que du génie », insiste D’Alembert, les règles
ne correspondant qu’à la partie mécanique (la main et non le génie).
C’est ici qu’intervient la nouvelle mutation sémantique. De même que
la parenté entre poésie et peinture, d’inspiration aristotélicienne, est établie
par les anticlassiques à partir de l’imagination et du sentiment contre la
raison (ce qui n’est plus aristotélicien), de même la notion antitechnique de
génie, d’inspiration platonicienne, n’est plus référée par les anticlassiques à
la raison, mais à l’imagination, au sentiment et au plaisir. Le génie, note
D’Alembert dans son Discours préliminaire, est « le sentiment qui crée ».
Ce qui n’est plus platonicien : l’inspiration géniale pour Platon était
antitechnique dans la mesure où elle engageait une rationalité supérieure,
intuitive, qui excédait radicalement le plan sensible, où interviennent
imagination, passion et plaisir.
Le nouveau primat du génie devient officiel dans la quatrième édition
(1762) du Dictionnaire de l’Académie. Dans les trois premières éditions
(1694, 1718 et 1740), les termes d’artisan et d’artiste ont tous deux un sens
technique : l’artiste est « celui qui travaille dans un art », et l’artisan, « celui
qui travaille dans un art mécanique ». En 1762, ils sont nettement distincts :
l’artiste est cette fois défini comme « celui qui travaille dans un art où le
génie et la main doivent concourir » alors que l’artisan est défini comme un
« ouvrier dans un art mécanique ». Ce qui fait la différence entre l’artiste et
l’artisan, c’est le génie.
Là encore, on pourrait manquer la nouveauté de cette hiérarchie entre
artiste et artisan en notant que la différence entre artista et artigiano a déjà
été établie en Italie à la Renaissance. Mais le point décisif est que la
compréhension du génie qui s’impose dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle ne se fait plus à partir de la raison, mais de l’imagination contre
la raison.
Dans la continuité de ce mouvement, Kant est conduit en 1791 à définir
le génie non plus, à la suite de Platon, comme le pouvoir de saisir les idées
rationnelles, mais comme l’imagination dans sa capacité de se représenter
des idées esthétiques 21. Or, ces dernières sont définies par Kant comme les
inverses des idées rationnelles : si une idée rationnelle est un concept
auquel aucune intuition sensible ne correspond (elle excède toute
présentation sensible), une idée esthétique est une intuition sensible à
laquelle aucun concept ne correspond (elle est inexprimable).
Ce qui se joue dans ce texte de Kant, c’est déjà ce que Nietzsche mettra
en œuvre au siècle suivant, à savoir une inversion du platonisme. La source
de l’inspiration n’est plus un principe transcendant, divin : elle se situe dans
une activité de l’imagination qui échappe de droit à la raison, et même au
contrôle de la conscience : le génie ne peut expliquer comment il procède 22,
c’est « la nature » qui agit en lui. Cette théorie kantienne d’une activité non
consciente et irrationnelle de l’esprit, où se trouverait l’origine authentique
de l’inspiration créatrice, est une des sources principales de la constitution
de la théorie freudienne de l’inconscient 23.
Les deux mutations sémantiques que nous avons dégagées –
compréhension de la parenté entre poésie et peinture à partir non de la
raison mais de l’imagination, interprétation du génie comme inspiration
dont la source réside non dans la raison mais dans l’imagination 24 –
conduisent à donner au terme art un sens entièrement nouveau. Le domaine
qu’il désigne correspond en effet à un ensemble nouveau, celui des Beaux-
Arts, qui se distingue à la fois de l’ensemble des disciplines rationnelles
(soumises à la raison et non à l’imagination) et de l’ensemble des pratiques
artisanales (soumises aux règles, contrairement aux créations de
l’imagination géniale). La théorie de l’art échappe ainsi totalement, et
définitivement, à la distinction traditionnelle des arts libéraux et des arts
mécaniques.

Difficultés théoriques liées à la nouvelle


notion d’art
Le souci est que cette notion nouvelle d’art a été construite de façon
composite, et non délibérée par un unique théoricien dans le cadre d’une
théorie cohérente (comme celle de Platon ou celle d’Aristote). Les deux
mutations théoriques – même si elles paraissent compatibles puisqu’elles
ont toutes deux un sens empiriste et engagent un primat de l’imagination
contre la raison – s’ajustent mal. S’ensuivent deux difficultés théoriques
majeures.
Tout d’abord, le concept de Beaux-Arts tel que le construit Batteux est
technique et engage la théorie de l’imitation. Qu’est-ce qui justifie, aux
yeux de Batteux, que l’on mette la poésie, la musique, la peinture, la
sculpture et la danse dans un même ensemble, au lieu de les séparer comme
par le passé ? Le fait que ce soient des techniques non pas utiles mais
produisant du plaisir en visant le beau par l’imitation. Loin d’être surannée,
cette interprétation qui est à l’origine de la notion moderne d’art reste
présente dans la compréhension actuelle de l’art, notamment dans les thèses
récurrentes sur l’inutilité de l’art, sa contemplation désintéressée, et son lien
à la fiction (une image est une fiction).
Or, la spécificité des Beaux-Arts par rapport à ce que Batteux appelle
les arts mécaniques se trouve réinterprétée dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle à l’aide du concept antitechnique de génie, puisque ce qui

distingue l’artiste de l’artisan, c’est la présence ou non du génie. Cela


conduit inévitablement à dénoncer dans la création « géniale » des
« artistes » toute soumission à la technique, et notamment à la technique
mimétique, encore admise par D’Alembert. Dès la fin du XVIIIe siècle et au
début du XIXe siècle, notamment dans les mouvements préromantiques (le
Sturm und Drang en Allemagne) et le romantisme, on observe ainsi une
remise à l’honneur progressive de la critique de l’imitation 25, d’origine
platonicienne, au nom de la liberté de la création géniale.
On utilise donc un concept technique et mimétique (les Beaux-Arts) en
le comprenant de façon non technique et non mimétique… La nouvelle
notion d’art paraît dès lors instable car elle intègre nativement une forme
contradictoire. Or, cette difficulté va se déplacer de la question de la
création des œuvres à celle de leur réception.
Dans un cadre théorique postcartésien, la subjectivité libre a force de
principe. Pour la création, cela conduit à rejeter la soumission du génie
créateur aux règles techniques. Pour la réception, cela conduit à rejeter la
soumission du jugement d’évaluation des œuvres aux règles techniques.
Loin de juger, comme les classiques, une œuvre selon sa conformité à des
règles techniques, comprises comme des lois rationnelles, le spectateur
entend juger librement à partir de son sentiment subjectif, donc du plaisir
procuré en lui par la réception de l’objet. Parallèlement aux nouvelles
notions d’art, d’artiste et de génie, deux nouvelles notions
apparaissent ainsi : le goût et l’esthétique. La première correspond au
jugement sur le beau, et elle est interprétée subjectivement en termes de
sentiment 26. La seconde correspond à la théorie du beau 27.
Or, l’esthétique, rapportée au beau artistique, se heurte immédiatement à
une difficulté importante : si le goût est seulement subjectif, si l’évaluation
doit se faire en dehors de toute considération technique puisque l’essence de
l’art réside dans la « génialité », l’évaluation n’a-t-elle qu’un sens
subjectif ? Le beau est-il alors irréductiblement subjectif 28 ? Mais comment
accorder cette subjectivité avec la dimension institutionnelle du monde de
l’art (les musées des Beaux-Arts, les écoles des Beaux-Arts), qui se
développe précisément au XVIIIe siècle à partir du sens technique des Beaux-
Arts et engage donc une objectivité du beau ?

La crise de l’art
On entend parler de la « crise de l’art contemporain », mais en fait, l’art
est en crise depuis que sa notion est née, c’est-à-dire depuis le milieu du
e
XVIII siècle. Les problèmes majeurs rencontrés par la théorie de l’art et
l’esthétique au XXe siècle sont les conséquences directes des deux difficultés
théoriques liées à la naissance de ces disciplines au XVIIIe siècle.
Tout d’abord, négliger la dimension technique de la création, donc le
travail de la matérialité, tend à identifier l’art « pur » avec l’absence de tout
travail sur la matière de l’œuvre. Le ready-made de Duchamp – que nous
avons tout d’abord compris comme un geste subversif : le rejet d’un monde
ayant rendu possible la Première Guerre mondiale, ce déferlement criminel
de la technique – peut aussi être réinscrit dans un courant historique plus
profond dont il apparaît comme l’aboutissement. Si le travail est inutile, il
suffit à l’artiste génial de retirer un objet de l’usage par la seule parole
magique « c’est de l’art » – sur le modèle du fiat lux de la Genèse (1 :3) –
pour créer une œuvre d’art.
Ensuite, estimer que l’évaluation esthétique est subjective, c’est
remettre en cause la distinction objective entre art et grand art, et aussi la
légitimité des musées d’art et des écoles d’art. Ce qui, à nouveau,
correspond au sens profond, subversif, du ready-made : détruire les musées
et de façon plus générale le monde de l’art dans sa dimension
institutionnelle.
Le ready-made apparaît ainsi comme une expression des deux
difficultés théoriques que nous avons dégagées dans la notion moderne
d’art. Au lieu d’en proposer une solution positive, en montrant que les
formes contradictoires qu’elles mettent en jeu peuvent être surmontées, il
les fige en un cercle logique aporétique dans lequel s’est enfermée la
théorie de l’art au XXe siècle 29.

Levée de l’objection historique


Nous pouvons à présent répondre à l’objection historique portant sur la
constitution de la notion moderne d’art. Loin d’avoir un sens univoque,
celui d’un rejet de toute compréhension technique de la création, cette
constitution engage à la fois une compréhension technique sous-jacente –
dans le concept des Beaux-Arts construit par Batteux – et une
compréhension antitechnique – dans la reprise du concept de génie mais
inversé sémantiquement par rapport à Platon.
Or, cette réponse à l’objection historique permet de dégager les deux
défis historiques majeurs de l’esthétique et de la théorie de l’art :

(1) concilier subjectivité de l’évaluation esthétique et


objectivité 30 de l’évaluation institutionnelle.
(2) résoudre le hiatus entre le sens fondamentalement technique
du concept de Beaux-Arts, qui engage plus précisément une
technique mimétique, et l’interprétation antitechnique qui a été
opérée de la création artistique.

La pertinence de toute philosophie de l’art pourrait fort bien se mesurer


à l’aune de ces deux défis théoriques, et à sa faculté de les surmonter.

Analyse critique de la solution kantienne


Si la Critique de la faculté de juger de Kant est considérée à juste titre
comme l’ouvrage majeur de l’esthétique et de la théorie de l’art, c’est
notamment parce qu’elle permet de penser une solution pour ces deux défis.
Toutefois, ces derniers ne sont saisis que de biais par Kant, et la solution
qu’il permet de leur apporter ne peut être considérée comme satisfaisante.
Concernant le jugement esthétique, Kant considère le conflit entre la
subjectivité du jugement esthétique et la prétention de chaque jugement
esthétique à l’objectivité (à l’universalité et à la nécessité) – qu’il interprète
comme opposant un subjectivisme empiriste, sensualiste, et un objectivisme
rationaliste. Son esthétique s’est construite en synthèse, théorisant une
objectivité analogique des jugements esthétiques : leur universalité et leur
nécessité sont subjectives, ce qui suppose de dégager un principe subjectif
de la communication entre les êtres humains.
La solution kantienne a pour défaut de ne pas considérer le conflit dans
sa plus grande radicalité : celui entre la subjectivité du jugement de goût et
l’objectivité effective des évaluations opérées dans les musées ou les écoles
d’art 31 . Du coup, il prétend résoudre le conflit propre à l’esthétique dans le
cadre subjectif d’une théorie du jugement, sans avoir besoin de recourir à la
création.
La solution que nous avons apportée au problème de l’esthétique,
considéré cette fois dans sa plus grande radicalité, fait au contraire
intervenir le point de vue technique. Elle consiste à montrer que la
subjectivité du jugement esthétique n’exclut pas pour autant l’existence de
critères objectifs. Les concepts esthétiques, simplement subjectifs, peuvent
être articulés à l’objectivité des critères techniques grâce au plan
intermédiaire des critères esthétiquement motivants 32.
Reste le second défi, propre à la théorie de l’art. Sans l’avoir considéré
explicitement, Kant donne les moyens d’y répondre :

(1) En théorisant au § 2 le plaisir esthétique comme étant


désintéressé, il permet de comprendre que l’esthétique est liée à
une neutralisation existentielle plus large que la simple imitation
(nous avons montré que celle-ci n’est qu’un mode de
neutralisation existentielle). Le beau est lié à une simple saisie
formelle qui peut intervenir à partir de simples traits décoratifs,
non figuratifs, dessinés sur une feuille 33. Kant peut ainsi libérer
la création de toute soumission à la technique mimétique, ce qui
conduit à un élargissement du concept des Beaux-Arts.
(2) En définissant au § 46 le génie comme « la disposition innée
de l’esprit (Gemütsanlage) par laquelle la nature donne des
règles à l’art », Kant permet de penser le génie à la fois comme
ingenium (c’est une disposition, son activité obéit à des règles) et
comme genius (ces règles sont strictement individuelles et non
rationnelles : elles sont dictées par la nature en lui, qui est la
source inspirante de sa création).

La neutralisation existentielle n’est toutefois comprise par Kant que


formellement et subjectivement, ce qui l’empêche de penser le sens
esthétique possible des propriétés matérielles et donc l’effectivité d’un
travail de neutralisation opéré sur la matière même de l’objet. Dès lors, il ne
peut analyser précisément le travail du génie, la façon dont la « nature »
donne des règles à l’art restant finalement assez mystérieuse.
Notre réinterprétation de la neutralisation existentielle évite une telle
difficulté : elle n’est pas liée à une simple saisie formelle subjective mais
peut porter sur la matière de l’objet. Dans le cas de l’art, elle engage chez le
créateur un travail de déréalisation de l’objet, au sens d’une remise en
cause de son appartenance à l’existence ordinaire, par un travail spécifique
opéré sur sa matérialité, lequel n’a rien de mystérieux mais correspond à
une technique de fascination comparable à celle de l’hypnose.
Une telle définition technique de la création artistique permet,
contrairement aux définitions techniques usuelles, de valider la distinction
notionnelle entre art et artisanat, artiste et artisan. L’ensemble de ces
productions sont des techniques, et relèvent toutes d’une évaluation
objective en termes de chefs-d’œuvre, mais ce ne sont pas des techniques de
même sorte. Les productions de l’artisanat, et de l’industrie, visent d’abord
une fonctionnalité réelle, et la dimension esthétique liée au design, parce
qu’elle est déréalisante, tend ici à rester secondaire. En revanche, les
productions de l’art visent d’abord une fonctionnalité esthétique,
déréalisante. Si la distinction artiste/artisan est préservée, les frontières s’en
trouvent relativisées. Il est ainsi possible, comme nous l’avons vu, de
penser un artisanat d’art (ou même un objet industriel artistique), lorsque le
design de l’objet tend à primer sur sa fonctionnalité réelle.
Insistons sur la différence entre cette nouvelle définition technique de
l’art et celle de Batteux. Ce dernier pense l’art dans le cadre d’une
esthétique du beau (les disciplines artistiques forment l’ensemble des
Beaux-Arts) et il comprend sa technique comme étant mimétique et inutile,
par opposition aux arts mécaniques, qui sont utiles et non mimétiques. Dans
notre définition, (1) le beau n’est qu’une possibilité esthétique de l’art, (2)
l’imitation n’est qu’une des techniques esthétiques (déréalisantes) et (3)
l’art n’est pas du tout compris comme inutile. Ce dernier point est crucial. Il
y a bien un usage des œuvres d’art, pour désigner une non-réalité au sens de
fiction ou de surréalité (magique, religieuse, idéale). Il suffit d’entrer dans
un palais ou une église, de considérer le rôle politique ou religieux des
statues et des peintures pour comprendre que l’idée selon laquelle les
œuvres d’art ne serviraient à rien est erronée.

Deux nouvelles objections


La réconciliation entre art et technique semble d’autant plus pertinente
que le XXe siècle a vu apparaître de nouvelles formes, hautement techniques,
de création artistique, comme la photographie ou les arts vidéo, sans parler
du cinéma qui est même un art industriel.
Toutefois, elle ne peut suffire théoriquement, car notre réponse au
second défi est encore insuffisante. Il nous reste à comprendre en quoi l’art,
dans sa dimension technique, est compatible avec sa dimension non
technique, sans que pour autant il y ait effectivement contradiction. Or,
penser cette dimension non technique conduit à prendre en considération les
deux objections principales opposées usuellement à toute compréhension
technique de la création artistique :

(1) Dans toute technique, il est possible d’extraire


empiriquement des règles, dont le respect garantit la valeur du
résultat. Si le savoir technique se transmet sans perte, les règles
s’affinent et la technique progresse. Une telle compréhension de
la création artistique entre alors directement en conflit avec la
revendication subjective de liberté des artistes, qui rejettent toute
règle auxquelles ils devraient obéir, mais aussi avec
l’impossibilité objective de dégager un quelconque progrès de
l’art dans l’histoire : il suffit d’aller à Lascaux pour se rendre
compte que l’art ne progresse pas.
(2) Si l’art est une technique, comment rendre compte de la
nature extatique de l’expérience créatrice, dont les plus grands
créateurs portent témoignage, et que désigne précisément la
notion de « génie » (comme traduction de genius) ? Une telle
expérience n’engage-t-elle pas précisément une perte de
maîtrise, qui s’oppose directement au modèle technique, un chef-
d’œuvre étant la manifestation d’une maîtrise exemplaire ?

Il est nécessaire de répondre à ces deux nouvelles objections – sur


l’absence de progrès en art et sur la perte de maîtrise de l’expérience
créatrice – si nous voulons rendre compatibles les dimensions technique et
non technique de la création artistique. L’enjeu est d’importance. Il ne s’agit
pas, comme l’a tenté Kant en 1791 dans la continuité de la naissance des
notions d’art et d’esthétique au milieu du XVIIIe siècle, de construire une
synthèse entre l’empirisme de Burke et le rationalisme de Leibniz. Il s’agit
de surmonter l’opposition entre deux théories qui ont dominé la pensée de
la création depuis l’Antiquité, la platonicienne et l’aristotélicienne, dans le
conflit desquelles et la théorie moderne de l’art, et l’esthétique
contemporaine continuent de s’inscrire sans que les théoriciens en aient
pleinement conscience.
ART ET SYMBOLE
CHAPITRE 7

Le symbole

Articuler les aspects technique et antitechnique de l’art, les rendre


pensables ensemble, compatibles, demande de mieux comprendre en quoi
consiste la technique de déréalisation qui est au cœur de la création
artistique : nous allons voir que c’est une technique symbolique, au sens très
précis que nous donnons au terme de symbole.

Type et concept
Pour comprendre ce que nous entendons par symbole, examinons tout
d’abord plus précisément la distinction entre type et concept introduite au
chapitre V.
Le type est un principe d’identité, avons-nous dit. Par identité, nous
entendons une identité relative, et non l’identité absolue conforme au
principe de l’indiscernabilité des identiques de Leibniz. L’identité relative
est celle qui intervient dans le langage ordinaire, quand on dit de deux
voitures de même marque et de même série, « c’est la même voiture », ou
de deux do jouées à la même octave : « c’est la même note », ce qui n’est
pas le cas de l’identité absolue qui intervient en logique, et selon laquelle on
doit admettre avec Leibniz que deux objets distincts ne sont jamais
identiques car toujours différenciables pour peu que leur examen soit
suffisamment précis. Pour nous, selon notre concept d’identité relative, on
peut considérer deux do joués à la même octave comme identiques. Un type
est le principe d’une telle identité relative.
Il importe ici de bien saisir la spécificité de cette définition du type. La
notion de type est apparue pour la première fois chez Charles Sanders
Peirce qui, en 1906, distingua entre une lettre (par exemple, la lettre r)
comme type et ses multiples occurrences dans un texte 1. Cette notion a
ensuite fait l’objet de multiples interprétations conceptuelles, les théoriciens
se demandant notamment si un type peut être assimilable ou non à la classe
de ses occurrences, ou si un type est ou non un universel.
Richard Wollheim, dans L’Art et ses objets (1968) 2, analyse ainsi la
notion de type en l’opposant à la fois aux notions de classe et d’universel.
Prenons le poème Voyelles d’Arthur Rimbaud : c’est un type reproductible
en une indéfinité d’exemplaires imprimés (chacun en est une occurrence).
Mais si tous ses exemplaires sont détruits, le poème n’est pas détruit pour
autant (pourvu qu’il ait été appris par cœur). Il n’est donc pas assimilable à
la classe de ses occurrences. De plus, remarque Wollheim, tout poème est
un individu. Par conséquent, bien que ce soit un type, ce n’est pas un
universel.
On peut accorder le premier point à Wollheim : distinguer le type et la
classe de ses occurrences. Le second point est en revanche contestable, car
si un type permet de construire une classe, il correspond à une définition en
intension de la classe et donc c’est bel et bien un universel. Le fait qu’il
puisse désigner un individu et que le vieux conflit ontologique entre
nominalistes et réalistes nous ait habitués à opposer individuel et universel
ne doit pas ici nous émouvoir. Cela signifie simplement que la notion
d’individu ne doit pas être comprise comme nécessairement singulière
comme l’a fait la tradition, et que cet antique débat reposait sur des bases
conceptuelles erronées qui interdisaient, notamment, une définition
opératoire de la notion de type.
Un individu peut être universel, et la partition d’une sonate pour piano,
indéfiniment reproductible à l’identique, est un exemple d’individu
universel. La singularité intervient au niveau des occurrences de l’individu,
qui sont ici de deux sortes : les impressions de la partition et ses
interprétations instrumentales (lesquelles, même si elles peuvent être très
différentes entre elles, restent des interprétations de la même œuvre).
Ajoutons que cette singularité de l’occurrence est elle-même relative, car on
peut très bien photocopier une partition imprimée ou enregistrer une
interprétation : l’occurrence prend alors une valeur universelle pour la
nouvelle série de ses copies singulières.
Mais si le type est un universel permettant de constituer une classe,
comment le différencier du concept, qui est également un universel
permettant de constituer une classe ? En notant tout d’abord qu’à la
différence de la logique, le langage ordinaire distingue deux sortes de
classes – celles de similarité 3 mais aussi celles d’identité puisqu’il travaille
avec un concept relatif et non absolu d’identité. Il peut donc penser une
classe composée de plusieurs objets identiques, ce qui paraît absurde en
logique, comme le note Wittgenstein dans son Tractatus : « de deux choses,
dire (sagen) qu’elles sont identiques (identisch), est un non-sens
(Unsinn) » 4.
L’erreur de Wittgenstein n’est pas d’affirmer qu’en logique, on ne peut
poser deux objets identiques, puisque la logique standard adopte
effectivement un concept leibnizien d’identité. Elle est de poser cet interdit
dans le langage (« dire »), alors que le langage ordinaire use d’un concept
relatif d’identité et donc fait appel à des classes typales, ou classes
d’identité. Une classe typale est constituée par toutes les occurrences,
reconnues comme identiques, du type. C’est le cas de la classe de tous les
exemplaires du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein : chaque
exemplaire du Tractatus est LE Tractatus, et si Pierre et Paul ont chacun lu
leur exemplaire du Tractatus, chacun peut dire avec raison qu’il a lu LE
Tractatus.
Par concept, en revanche, j’entends un universel permettant de
constituer une classe de similarité. Une classe de similarité est un ensemble
d’objets possédant un ou plusieurs points communs – lesquels, par
abstraction, entrent dans la définition du concept –, mais qui ne sont pas
reconnus pour autant comme identiques. Nous sommes ainsi conduits à une
définition originale du type comme principe d’identité par opposition au
concept, comme principe de similarité. Par exemple, « livre » est un
concept : les objets éléments de la classe que ce concept permet de
construire ont des points communs, ils sont similaires, mais on ne va pas
affirmer pour autant leur identité, car chacun admet qu’il existe des livres
différents.
Naturellement, un leibnizien objecterait ici qu’entre les exemplaires de
Tractatus, bien qu’issus de la même édition, il y a de petites différences
permettant de les discerner. Mais encore une fois, nous ne travaillons pas
avec ce concept absolu d’identité : dans une librairie, on choisit des types,
et on achète des occurrences du type choisi sans se soucier des petites
différences, à condition naturellement que l’occurrence soit jugée
« normale », donc pleinement conforme au type, et non déficiente (ouvrage
déchiré, taché, incomplet, etc.)
On fait ainsi intervenir un concept, ou un type, selon que l’on s’accorde
à reconnaître une similarité, ou une identité. Une chaise peut être comprise
comme un objet subsumé sous le concept de chaise, que l’on peut définir
par des points communs à toutes les chaises : un plateau sur lequel on peut
s’asseoir, reposant sur un ou plusieurs pieds (généralement quatre), pourvu
d’un dossier (sinon c’est un tabouret), et sans accoudoirs (sinon c’est un
fauteuil). Ou bien elle peut être comprise comme l’occurrence singulière
d’un type, si l’on considère le prototype industriel produit en série à
l’identique et dont elle est un exemplaire. Des propriétés considérées
comme n’entrant pas dans la définition du concept (la forme du dossier, du
plateau, des pieds, les matériaux utilisés, etc.), sont au contraire considérées
comme constitutives du type et prennent le sens (conventionnel) de
propriétés identitaires 5.
On peut se représenter un type, mais non un concept, car le concept n’a
pas de marque identitaire. Par exemple, on ne peut se représenter le concept
de triangle, mais seulement un type de triangle : le triangle rectangle, le
triangle isocèle. On ne peut se représenter le concept d’arbre, mais tel type
d’arbre : un chêne, un peuplier, etc. On ne peut se représenter le concept de
voiture, mais tel type de voiture : une Ford T, une 2 CV, etc. Ce constat a
pour conséquence importante qu’un concept n’est pas une représentation,
contrairement à ce qu’affirme la théorie classique du concept, notamment
Kant.
Il y a type lorsqu’on reconnaît un processus de reproduction à
l’identique : par exemple, un mécanisme reproductif (biologique 6,
industriel), ou une écriture. Nous avons vu ainsi que les œuvres littéraires et
musicales, de par l’existence d’une écriture qui autorise une reproduction à
l’identique, sont des types généraux, contrairement aux peintures, pour
lesquelles il n’existe pas (encore) de processus reproductif à l’identique.

Idée, symbole
Nous pouvons maintenant aborder le symbole, en le distinguant tout
d’abord de l’idée. Nous avons vu que les notions de type et de concepts sont
relatives au point de vue que l’on adopte sur un objet (celui d’identité, ou de
similarité). Toutefois, dans un second temps, elles peuvent être saisies en
elles-mêmes, c’est-à-dire absolument, en faisant abstraction de leur
relativité. J’appelle idée le produit d’une telle abstraction. Une idée peut
ainsi être typale ou conceptuelle 7.
Cette absoluité de l’idée reste relative : on part d’un terme relatif que
l’on absolutise après coup et qui reste donc dépendant de sa relativité
initiale ; on ne part pas d’une absoluité première, totale, ontologique. C’est
un absolu relatif, simple résultat d’un processus sémantique d’abstraction –
et non un absolu absolu.
En français, une idée se reconnaît par l’usage d’une majuscule. On ne
parle plus du concept de justice mais de la Justice, dans son absoluité, qui
se distingue de toutes les justices particulières (liés à des systèmes
judiciaires particuliers) et peut servir de norme pour toute action 8. Notons
que l’idée de Justice est obtenue par absolutisation à partir du concept
relatif de justice (défini par l’adéquation aux lois d’un État particulier).
C’est une idée conceptuelle.
Mais on peut aussi penser des idées obtenues par absolutisation à partir
d’un type. Par exemple, le rouge vermillon est un type de rouge,
reproductible à l’identique en une indéfinité d’occurrences. Sur une palette,
on dispose des occurrences de types de couleur 9. Un peintre, qui recherche
de façon obsessionnelle tel type de couleur, en l’absolutisant, en fait une
idée sensible : le Rouge sang, ou le Jaune d’un petit pan de mur. Il s’agit
alors d’une idée non conceptuelle mais typale. Cette idée peut être associée
métaphoriquement à d’autres idées : l’idée de Mort, de Vie, de Force, de
Faiblesse, etc. (qui sont des idées conceptuelles). Il en va de même pour les
voyelles du poème Voyelles de Rimbaud : chaque voyelle se voit interprétée
comme une idée typale que le poète associe métaphoriquement, par la
médiation de couleurs, à des idées conceptuelles.
Or, si l’on peut faire correspondre un objet réel à un type ou un concept,
il n’en va pas de même pour une idée : comment un objet réel, toujours
relatif, pourrait-il présenter une idée dont le sens est absolu ? Il est un cas
où c’est possible : lorsqu’un objet fonctionne comme objet symbolique.
J’appelle symbole un objet qui présente une idée à un degré exceptionnel et
auquel on confère la propriété de la présenter absolument. Il en devient
alors l’incarnation. Par exemple, un lion fonctionne comme symbole de
l’idée de Force, un lièvre, de l’idée de Rapidité, une tortue, de l’idée de
Lenteur, etc.

Signe et symbole
Cette définition du symbole correspond à l’usage du mot symbole dans
le langage ordinaire, mais non en mathématiques ou en logique, où un
symbole est équivalent à un signe conventionnel 10. Le symbole au sens où
je l’entends n’est pas un signe désignant un objet par l’intermédiaire d’un
concept ou d’un type, mais bien un objet exemplifiant une idée (un signifié
idéel) conceptuelle ou typale.
Précisons la différence entre signe et symbole. Un signe désigne une
réalité par l’intermédiaire d’un sens. J’entends par réalité en général le
référent global que doit poser tout système de signes pour qu’une
vérification au sein de ce système soit possible. Cette vérification peut
prendre une multitude de formes. Dans le cas d’une description, il s’agit de
vérifier une adéquation ; dans un ordre à l’impératif, une pertinence ; dans
une promesse ou un baptême, une validité. La réalité ne se réduit nullement
à la réalité ordinaire, référent du langage ordinaire. Elle peut être la réalité
fictionnelle d’un roman ou la réalité abstraite des mathématiques. Seule, en
revanche, la réalité ordinaire est pensée en termes d’existence. Ainsi un
personnage de roman possède une réalité (on peut dire ce qu’il est et ce
qu’il n’est pas) mais non une existence.
Considérons notre rapport à la réalité ordinaire. Chaque individu ayant
un point de vue distinct sur elle, toute communication serait impossible si
elle ne mettait pas en jeu l’universalité du sens. Le mot force désigne ainsi
une force réelle par l’intermédiaire de son sens conceptuel. Comme l’établit
la linguistique saussurienne, l’analyse du signe force peut se réduire au
rapport de son signifiant phonétique (prononciation de force) à son signifié
(sens conceptuel de force), tout lien à la réalité – l’existence ou non d’un
objet lui correspondant – étant mis entre parenthèses. La motivation
éventuelle du signe par rapport à l’objet qu’il désigne (comme la parenté
phonétique d’une onomatopée) est également négligée.
Il en va tout autrement du symbole. Un lion ne symbolise pas une force
réelle par l’intermédiaire de l’idée de Force. Il symbolise l’idée de Force
elle-même par l’intermédiaire de sa force réelle, dans la mesure où celle-ci
est perçue comme une présentation éminente de la Force. La symbolisation
engage une exemplification absolue. On ne peut donc pas rapporter un
symbole à l’idée qu’il symbolise sans rapport à la réalité. La motivation est
constitutive dans la relation symbolique : un lapin ne peut pas être symbole
de la Force, sinon par antiphrase.
Distinct du signe, le symbole (l’objet symbolique) peut en revanche tout
à fait être désigné par un signe : le lion, symbole de la force, est désigné par
le mot lion. Appelons signe symbolique le signe qui désigne un symbole.

Extension de la fonction symbolique


Cette distinction entre signe et symbole se trouve toutefois relativisée
par les modes d’extension de la fonction symbolique. Ainsi par métonymie,
un signe symbolique peut fonctionner comme un symbole. Le mot lion (et
donc son signifiant et son signifié) ou l’image d’un lion se mettent alors à
fonctionner comme des symboles.
L’extension du symbolique par métonymie est courante. Si Einstein a pu
symboliser le génie scientifique au XXe siècle, plutôt que Poincaré, Hilbert,
Bohr ou Dirac, c’est en tant qu’inventeur d’une équation qui, par sa
complexité et sa simplicité extrêmes, exemplifie parfaitement cette
génialité. Aussi est-il généralement représenté accompagné de son énoncé.
On retrouve le même type d’extension pour le symbolisé. La flamme
symbolise la Chaleur, mais aussi toutes les idées auxquelles la Chaleur peut
être associée par métonymie : la Sécurité, la Vie, la Sécheresse, la Mort, etc.
La balance est d’abord un symbole de l’Équilibre. Mais comme un juge ne
cesse de peser le pour et le contre entre deux parties adverses pour arriver à
un état d’équilibre, la balance est devenue métonymiquement le symbole de
la Justice. À ce titre, elle est présente dans toute allégorie de la Justice. En
Chine, elle symbolise plutôt l’harmonie du yin et du yang.
Cette extension peut prendre la forme d’une concaténation. Si une idée
est exemplifiée absolument par un objet qui est le symbole d’une autre idée,
alors la première idée devient le symbole de la seconde. Par exemple, l’idée
du Quatre symbolise la Totalité en tant qu’elle est présentée éminemment
par les quatre directions (Nord, Sud, Est, Ouest) qui sont le symbole de
l’idée de Totalité. Celle du Trois symbolise la Création en tant qu’elle est
exemplifiée par la cellule familiale (père, mère, enfant), etc. Naturellement,
il est possible d’organiser plusieurs séries d’exemplification, une même idée
pouvant être exemplifiée par des objets distincts. D’où l’ambiguïté
essentielle du symbolique qui exige toujours un travail d’interprétation.
L’extension du symbolique peut enfin être antiphrastique. Si un objet
symbolise une idée, il symbolise souvent l’idée contraire. Ainsi les
symboles de la Vie (l’eau, la couleur rouge, etc.) sont-ils généralement des
symboles de la Mort. La croix, symbole de l’Expiation, est devenue pour les
chrétiens le symbole de la Rédemption. Le sel, symbole de la Nourriture
spirituelle, est aussi le symbole de l’Aridité de la terre. Le lion, qui est
devenu par métonymie le symbole du Christ, est également le symbole de
l’Antéchrist, etc. La pensée symbolique échappe ainsi à la logique en tant
qu’elle n’obéit pas au principe de non-contradiction.
L’extension du symbolique n’est soumise qu’à une seule condition : la
fonction de symbolisation doit rester dominante. Un signe motivé ou un
signe conventionnel comportant des éléments symboliques, comme un
panneau de la circulation, n’est pas un symbole au sens que je viens de
définir. Il en va de même d’une simple allégorie, où une idée est représentée
conventionnellement par un être humain possédant des attributs
symboliques liés à cette idée (par exemple, une jeune femme aveugle tenant
une balance dans une main et un glaive dans l’autre, qui symbolise à la fois
l’Impartialité, l’Équilibre et la Puissance de la Justice).
CHAPITRE 8

L’art décoratif

Objet esthétique et objet symbolique


Tentons maintenant d’articuler cette définition de l’objet symbolique à
notre réflexion sur l’art. En attribuant à un objet une dimension symbolique,
on opère un passage à la limite. Les idées ne sont susceptibles que d’une
présentation relative dans l’expérience sensible. On est toujours plus ou
moins fort, mais jamais absolument fort, et ceci vaut pour un lion aussi bien
que pour un homme. Reconnaître à un objet la capacité d’exemplifier
absolument une idée, c’est du même coup lui conférer un sens extra-
ordinaire. D’où une tendance de la pensée mythique à déréaliser voire à
diviniser les objets symboliques. Or, nous avons vu qu’appréhender
esthétiquement un objet, c’est se laisser fasciner par lui, le délivrer des
rapports de causalité avec le reste du monde, et le saisir en lui-même et pour
lui-même.
La parenté entre l’objet symbolique et l’objet esthétique est
remarquable. Elle ne suffit pas toutefois à les identifier. Si l’objet
symbolique est jugé extraordinaire, il n’est pas pour autant totalement
déréalisé au sens de la réalité ordinaire. Car son absoluité ne concerne
qu’une de ses déterminations. Aussi le symbolique ne doit-il pas se
confondre avec l’esthétique. Un geste peut être symboliquement fort sans
susciter pour autant d’émotion esthétique.
La différence réside dans le caractère total ou partiel de la fonction
symbolique, qui autorise ou non une appréhension déréalisante. Un objet
esthétique est un objet qui exemplifie absolument non pas une de ses
déterminations sensibles, ni quelques-unes, mais leur totalité. L’objet
s’impose dans sa contingence même avec une forme de nécessité, de telle
sorte que nous ressentons toute altération dans son apparence sensible
comme le risque d’une destruction de son caractère esthétique. D’où un
respect pour tout objet esthétique, qu’il soit naturel ou artistique.
Nous pouvons dès lors opérer une redéfinition de l’objet esthétique :
c’est un objet totalement symbolique, dont la déréalisation est du même
coup totale. Précisons toutefois le sens de cette totalité. Tout d’abord, elle
n’est pas absolue mais relative. D’une part en effet, elle se définit par
rapport au sens visé par l’intention esthétique. Ainsi en peinture, je continue
à admettre la réalité matérielle du tableau en face de moi : je sais que je
pourrais le toucher, le soupeser. Je ne déréalise que ses déterminations
visuelles. Sans quoi l’expérience esthétique se confondrait avec un délire.
D’autre part, cette totalité dépend du niveau de matérialité de l’objet. On
peut ainsi percevoir esthétiquement un poème écrit ou un poème interprété.
Ces deux expériences esthétiques renvoient à deux totalités matérielles
distinctes, la seconde se construisant à partir de la première : les
déterminations sensibles de son écriture ne relèvent usuellement pas de la
totalité de l’œuvre 1, en revanche les déterminations sensibles de son
interprétation orale en relèvent.
Prenons garde également au fait qu’une totalité n’est pas équivalente à
une somme 2. Dire que dans l’objet esthétique, c’est la totalité des
déterminations qui est symbolique, ce n’est pas dire que chacune l’est, mais
que chacune peut l’être. L’appréhension symbolique de l’objet ne se fait pas
par sommation progressive, auquel cas elle n’aurait jamais lieu. C’est le
tout relatif de l’objet, par exemple un tableau, qui est immédiatement saisi
dans sa dimension symbolique. On ne cherchera éventuellement à justifier
la symbolicité du tout dans une symbolicité des éléments que dans un après-
coup analytique, en précisant le détail figuré ou coloré du tableau et
en étudiant ses modes de mise en relation.
La reconnaissance de la symbolicité totale d’un objet équivaut à refuser
d’exclure a priori du symbolique certains de ses éléments sensibles. Le
moindre trait de pinceau, la moindre tache de couleur comptent dans la
mesure où ils s’inscrivent dans un effet symbolique total. Mais ils n’ont pas
de dimension symbolique à eux seuls. Leur symbolicité dépend toujours de
leurs relations avec les autres éléments du tout. L’analyse symbolique d’un
élément (une couleur, une figure, un rapport entre une couleur et une figure,
etc.) est donc inséparable de l’analyse de la totalité.
On peut alors parler de densité symbolique de l’objet esthétique. Cette
densité se traduit par l’ouverture indéfinie du travail interprétatif. Cela
correspond à ce que l’on appelle parfois le caractère ineffable de
l’expérience esthétique.

L’identité idéelle de l’objet esthétique


À quoi se rapporte une telle ineffabilité de l’expérience esthétique ?
Quel est le symbolisé visé par l’objet esthétique compris comme totalité
symbolique ? Il ne peut s’agir que d’une idée totale, et non particulière.
J’appelle une telle idée l’identité idéelle de l’objet esthétique. Il s’agit d’une
idée typale et non conceptuelle. Pour éclairer ce point, revenons sur notre
distinction entre type, concept et idée.
Nous avons distingué le type, comme principe d’identité, du concept,
comme principe de similarité. Le type correspond à un individu en tant qu’il
est considéré comme reproductible à l’identique, ce qui suppose de recourir
à un concept relatif et non absolu (leibnizien) d’identité. Mais la notion
d’individu est elle-même ambiguë : elle peut désigner l’individualité
générale d’une œuvre reproductible (Voyelles est un poème individuel,
distinct de tous les autres poèmes de Rimbaud), ou l’individualité
particulière d’une de ses occurrences (telle impression de ce poème sur une
feuille, que je tiens entre les mains). Il y a donc des individus généraux et
des individus particuliers. Mais un individu particulier fonctionne lui-même
comme un type : on reconnaît son identité dans la série de ses occurrences
spatio-temporelles qui sont inévitablement discontinues pour l’observateur
(qui doit au moins dormir). Il y a donc des types généraux et des types
particuliers 3.
Par exemple, voiture est un concept, une Ford T est un type général
indéfiniment reproductible, et la Ford T que possède Pierre et dont il
reconnaît l’identité chaque fois qu’il la voit, est un type particulier. Grâce
au concept, nous reconnaissons un humain au sens générique ; grâce à
l’identité typale générale, nous lui reconnaissons un air de famille et nous
pouvons lui donner un nom 4 ; et grâce à son identité typale particulière,
nous pouvons le reconnaître en lui-même et lui donner un prénom. Ces
distinctions sont relatives : elles dépendent d’une définition conventionnelle
de la similarité, de l’identité générale et de l’identité particulière. Le point
de vue est cognitif, car à chaque fois il s’agit d’inscrire un élément dans un
ensemble plus ou moins large, et dans le dernier cas, réduit à un singleton.
Or, il existe des cas remarquables où l’on refuse à un élément
manifestement inscrit sous un concept tout lien avec ce concept. Paul va
ainsi affirmer que « Pierre n’est pas un homme ». Dans l’hypothèse où il
n’entend pas par là que Pierre est en fait une femme déguisée en homme, il
semble que l’on se trouve face à une contradiction. De tels énoncés sont
pourtant courants. La forme contradictoire peut être levée si l’on voit que le
concept a en fait été transformé en idée, c’est-à-dire en un absolu
sémantique, susceptible d’un degré de présentation variable dans
l’expérience sensible. On est passé d’un terme cognitif, à un terme idéel,
évaluatif 5.
Le jugement « Pierre est un homme » peut ainsi s’entendre en deux sens
que seule l’intonation permet de distinguer. Si homme est pris comme
concept, il signifie que Pierre appartient à la classe des hommes, et tous les
hommes sont identiquement hommes. Si homme est pris comme une idée
conceptuelle, il signifie que Pierre est une admirable présentation de la
détermination d’être un homme qui est susceptible de plus et de moins dans
l’expérience sensible. Du fait de l’ambiguïté du mot homme en français,
l’idée en jeu est celle d’humanité (en anglais humanity et non mankind) ou
celle de virilité. Les sages ou les guerriers en sont les symboles.
L’un des arguments clés des tenants de l’historicité irréductible de la
notion d’art, qui interdirait sa définition, repose en fait sur une telle
confusion entre le cognitif et l’évaluatif. Lorsqu’un spectateur affirme à
propos de telle peinture de Picasso que « ce n’est pas de l’art », ou même
que « ce n’est pas de la peinture », il ne la confond pas pour autant avec un
objet usuel non artistique, par exemple une planche à repasser. Son
jugement est ici évaluatif. Il veut dire par là que cette œuvre, qui est
évidemment un objet artistique (c’est une peinture), est selon lui une
présentation indigne de l’idée d’art. Ce qui évolue, ce n’est pas tant le
concept d’art (auquel cas, il faudrait pouvoir exclure de l’art certaines
œuvres du passé parallèlement à l’admission dans l’art de nouveaux
objets) 6 que son idée, laquelle dépend de l’esthétique adoptée par le
spectateur. Aussi les œuvres exemplifiant la création artistique peuvent
changer avec le temps. Certaines créations admirées à une époque sont
ensuite délaissées, voire méprisées, tandis que d’autres, ignorées de leur
temps, sont redécouvertes et jugées géniales.
Or, nous avons vu que les concepts ne sont pas les seuls termes à
pouvoir être saisis de façon idéelle, c’est-à-dire d’un point de vue évaluatif.
Il en va de même pour les identités typales. Lorsqu’on dit à un individu
qu’il n’est pas digne de porter son nom de famille, ou lorsqu’on refuse à
une cuvée médiocre une appellation reconnue, c’est en fonction d’une
identité typale générale non plus cognitive, mais évaluative. On a alors
affaire à un idéo-type général. Un héros éponyme, une année extraordinaire
pour un vin, peuvent devenir les objets symboliques d’un idéo-type général.
La même analyse vaut pour un type particulier. On est plus ou moins
soi-même. Si certains jours, les autres ont du mal à nous reconnaître, ce qui
parfois nous arrive à nous-mêmes, c’est en fonction d’une identité idéo-
typale particulière, que l’on appelle notre moi 7. Comment s’opère sa
saisie ? Certainement pas par addition progressive de similarités partielles.
La sensation en est globale et immédiate. On peut ainsi être capable de
reconnaître quelqu’un tout en étant incapable de le décrire ou de dessiner
son portrait. Nous avons même généralement besoin de réfléchir avant de
pouvoir indiquer un éventuel détail caractéristique. Inversement, on peut ne
pas reconnaître quelqu’un sur une photographie pourtant respectueuse du
moindre détail de son apparence. Il suffit pour cela que sa sensation globale
soit inhabituelle. On dit alors qu’il n’est pas lui-même. On parle de son air,
de son attitude que l’on trouve « bizarre », « étrange ». Cette étrangeté est
située ainsi au niveau non d’une détermination particulière (la couleur de
ses cheveux, la forme de son visage, etc.), mais d’une métadétermination
qui engage la totalité de ses déterminations particulières.
L’identité idéo-typale particulière, bien que totale, est l’objet d’une
sensation aussi immédiate que n’importe quelle détermination particulière,
de couleur ou de figure. Comme sa présentation est susceptible de plus et de
moins dans le sensible, il est possible d’en distinguer des degrés éminents,
et donc, par passage à la limite, de penser son exemplification absolue.
Que signifie donc la dimension totalement symbolique d’un objet
esthétique ? Tout simplement la propriété que l’on reconnaît à cet objet de
symboliser, dans sa matérialité sensible, sa propre identité idéo-typale
particulière. L’objet nous frappe dans la mesure où il est extraordinairement
lui-même, au point d’en être fascinant 8. On saisit une telle éminence en
évaluant l’aptitude d’un objet à présenter son identité idéo-typale
particulière avec la même aptitude d’autres individus particuliers similaires
(par son concept : « cette fleur est merveilleuse »), ou identiques (par son
type général : « ce Saint-Émilion est exceptionnel »).

Objet esthétique et objet parfait


Cependant, il ne s’agit pas d’identifier, comme les rationalistes, le
caractère esthétique d’un objet et sa perfection.
Qu’est-ce qu’un objet parfait ? C’est un objet qui exemplifie
éminemment un concept pris absolument (donc une similarité idéelle) ou un
type général pris absolument (donc une identité idéelle générale). On
évalue la conformité plus ou moins grande d’un objet à un modèle général,
auquel on va en retour chercher à le rendre similaire (pour un concept),
voire à l’identifier (pour un type). Ainsi une sonate est parfaite si elle est
tout à fait conforme à sa similarité idéelle, à savoir à la forme sonate,
indépendamment de ce qui fait son identité parmi toutes les sonates. Et
l’interprétation d’une sonate est parfaite si elle est pleinement conforme à
son identité idéelle générale, à savoir la sonate manuscrite,
indépendamment de ce qui fait la particularité de cette interprétation.
Un objet parfait peut indéniablement être fascinant, mais cette
fascination risque de s’exercer aux dépens de son individualité particulière,
qui devient alors un obstacle à sa perfection. Un objet parfait peut certes
être esthétique, mais il peut également être inesthétique. L’inverse est tout
aussi vrai. Un visage vieilli, une fleur fanée, un arbre brisé par la foudre
peuvent frapper par leur capacité à exemplifier leur idéo-type particulier
(l’analogue du « moi » pour une personne). Lorsque j’affirme alors mon
appréhension esthétique (« ce peuplier est beau »), je n’admire pas sa
conformité à un concept ou un type général (« c’est un beau peuplier »),
mais le caractère étonnant de son individualité particulière sensible,
éminente par rapport aux objets relevant du même concept ou du même
type général. C’est le particulier 9 et non la généralité d’un concept ou d’un
type qui est ici en jeu. Aussi est-il quasiment impossible de rendre
conceptuellement compte de la présentation extraordinairement intense
d’une identité idéo-typale particulière.
La compréhension de l’esthétique en termes de perfection est le fait des
rationalistes, et notamment des théoriciens classiques. Elle les a conduits à
construire des modèles contraignants de similarité ou d’identité contre
lesquels les romantiques se sont révoltés. Mais en définissant la qualité
esthétique d’une œuvre par sa non-conformité à sa similarité idéelle ou
genre, les adversaires du classicisme n’ont fait que du classicisme inversé.
On conserve l’extériorité d’une norme appréciative générale, même si on lui
confère un sens négatif.
Ni la perfection ni l’imperfection ne suffisent pour définir le caractère
esthétique ou non d’un objet, pas plus que la régularité ou l’irrégularité.
Elles ne sont que des modes d’ordonnancement de la matérialité artistique,
au même titre que la symétrie ou la dissymétrie. Elles n’interviennent qu’à
titre de moyens pour une présentation éminente de l’identité idéo-typale
particulière de l’œuvre, qui pourra être jugée belle ou sublime. Le
compositeur et l’écrivain sont donc libres de respecter ou de ne pas
respecter la similarité idéelle de leur œuvre, à savoir son genre, selon
l’esthétique dans laquelle ils travaillent.
Il n’en va pas de même, en revanche, de l’artiste-interprète. Car si la
similarité idéelle d’une œuvre écrite, son genre, n’est pas une œuvre,
l’identité idéo-typale générale de l’interprétation, à savoir l’œuvre écrite, en
est une. L’interprète a donc un devoir de fidélité par rapport au texte, donc
de perfection, si du moins il entend en rester l’interprète. Toutefois, son
travail ne s’y réduit pas. Car l’interprétation met en jeu une intention
esthétique propre et donc l’exemplification absolue d’une nouvelle identité
idéo-typale, cette fois particulière, engageant une matérialité artistique
concrète (celle de l’interprétation) et non plus abstraite (celle de l’œuvre
comme type général). Entre une interprétation parfaite mais banale et une
interprétation certes imparfaite (avec quelques fausses notes) mais
géniale 10, un auditeur avisé n’hésitera pas.
La tradition théorique n’a pas ignoré cette notion d’identité idéo-typale
particulière comme symbolisé propre d’un objet esthétique. Elle en a parlé
en termes d’âme ou d’essence individuelle. Ces deux notions peuvent être
utiles au lecteur pour intuitionner notre propos théorique. Elles relèvent
toutefois d’un vocabulaire ontologique, et sont pour cela inadéquates.
L’identité idéo-typale particulière de l’objet esthétique ne peut être
confondue avec une âme, car elle reste sensible, bien qu’abstraite et
universelle, et n’engage aucune transcendance. Elle ne peut être non plus
confondue avec une essence individuelle, car elle engage de droit la totalité
des déterminations sensibles d’un objet sans qu’il soit légitime de distinguer
a priori de l’essentiel et de l’inessentiel.

Construction rhétorique de l’objet


artistique
La redéfinition de l’objet esthétique comme objet totalement
symbolique ou objet exemplifiant absolument son identité idéo-typale
particulière, permet d’éclairer le fonctionnement de la technique esthétique
de fascination déréalisante. Nous avons distingué en elle deux méthodes
principales. La première vise à inscrire le sujet dans un piège sensible,
notamment par des jeux de symétrie. La seconde cherche au contraire à
déstabiliser le spectateur en jouant sur des ruptures de symétrie.
La technique esthétique en général peut être décrite comme une
construction rhétorique de l’objet. La première méthode met en œuvre une
rhétorique de la symétrie, qui privilégie la répétition, la régularité,
l’équilibre, etc. ; la seconde, une rhétorique de la rupture de symétrie, qui
privilégie au contraire l’opposition, l’irrégularité, le déséquilibre, etc. Mais
l’enjeu reste le même : faire converger l’intention créatrice de façon
cohérente vers une esthétique déterminée, qu’elle soit une esthétique du
beau ou une esthétique du sublime, ou encore un mode spécifique de
combinaison des deux.
Tout le travail de l’artiste qui, à travers ses retouches, ne cesse de
revenir sur la matérialité de l’œuvre, n’a pas pour but nécessairement de la
rendre parfaite, c’est-à-dire pleinement conforme à une similarité idéelle ou
une identité idéo-typale générale 11. Il désire avant tout parvenir à
l’exemplification absolue de son identité idéo-typale particulière par une
convergence accrue de sa structure rhétorique.
Précisons le sens de cette convergence. Il ne s’agit pas de dire que
l’anaphore serait réservée aux classiques et les zeugmes à leurs adversaires.
Car la différence ne se manifeste que sur fond d’identité, et l’identité, que
sur fond de différence. Comme tout couple d’opposés, ces deux termes sont
relatifs. Par exemple, un effet de rupture n’a de force que s’il s’inscrit dans
une continuité. En effet, le tout n’étant pas équivalent à la somme de ses
parties, un effet global de rupture n’est évidemment pas la simple somme
d’effets partiels de rupture. De plus, comme chaque élément d’un objet
esthétique ou totalement symbolique ne prend sens que par rapport au tout,
la continuité partielle, en tant qu’elle n’est qu’un moyen pour l’effet de
rupture, acquiert ici une dimension sublime. Un bon interprète ne jouera
donc pas cet effet partiel de continuité comme il le jouerait s’il relevait
d’une esthétique du beau.
La cohérence rhétorique n’ambitionne qu’une convergence globale, ou
encore c’est un effet de totalité. Il n’y a jamais d’œuvre qui serait
intégralement belle ou intégralement sublime. Mais il y a des œuvres qui
convergent globalement vers une esthétique du beau et d’autres qui
convergent globalement vers une esthétique du sublime. Et il est possible
d’estimer avec plus ou moins de précision leur degré de convergence.
On pourrait ici objecter que la rhétorique est propre au langage. Ce
serait à tort. Un artiste peut peindre un soleil noir, répéter un même thème
musical avec des gradations ascendantes ou descendantes, inverser une
thématique gestuelle, etc. Ce sont des figures de rhétorique. Il est ainsi
possible d’édifier une rhétorique seconde 12 générale, à savoir non limitée à
la littérature. Il suffirait de dresser la liste de toutes les fonctions
élémentaires : répéter, graduer, inverser, opposer, échanger, etc., (que l’on
pourrait si besoin définir mathématiquement), puis d’étudier leurs modes
principaux de combinaison. Appliquées aux différentes matières artistiques,
ces fonctions permettent de constituer autant de rhétoriques secondes
particulières.
La littérature ne constitue en fait qu’un cas particulier mais
remarquablement complexe, de la rhétorique seconde. Elle met en effet en
jeu plusieurs modes de figuration rhétorique correspondant à chaque plan
de sa matérialité : le son, le rythme, la figuration spatiale du texte, le sens
des mots, la structure syntaxique de la phrase, la structure thématique,
l’ordre de la narration 13, etc.

L’art décoratif
J’entends par production décorative un objet dont la création a visé une
telle construction rhétorique, qu’elle relève d’une esthétique du beau ou
d’une esthétique du sublime. Toute production décorative est un objet
totalement symbolique. L’art décoratif ne s’oppose donc pas à l’art
symbolique. Il met en jeu une symbolicité totale qui a pour fin l’identité
idéo-typale particulière de l’objet décoratif lui-même. En raison de leur
nature symbolique, de telles œuvres vont pouvoir être inscrites dans une
symbolique externe, et notamment sociale. Si cependant elles sont
simplement décoratives, leur propre symbolicité, celle qui a présidé au
façonnement rhétorique de leur matérialité, reste interne.
On a tort de mépriser les œuvres de l’art décoratif. Les vêtements, les
bijoux, les mosaïques, les parfums, les bouquets, les jardins, les fresques à
dessin floral ou géométrique, lorsqu’ils n’ont d’autre fonction que
décorative, comme c’est généralement le cas en Occident, peuvent être
d’authentiques chefs-d’œuvre esthétiques.
Notre redéfinition technique de l’art nous conduit donc à repenser la
frontière entre art et artisanat et inscrire dans l’art de nombreuses formes de
création : un paysagiste, un couturier, un créateur de parfum sont des
artistes à part entière. D’une façon générale, toute production humaine peut
devenir artistique : songeons à la fonction décorative des canalisations dans
l’architecture du Centre Pompidou à Paris. Mais si tout peut devenir de
l’art, cela ne veut surtout pas dire que tout est art ni, a fortiori, que tout soit
du grand art : les grandes œuvres et les grands artistes sont rares. Tous les
couturiers ne sont pas Yves Saint Laurent.
Précisons que cela vaut aussi pour la cuisine 14. Le décoratif peut être
compris dans un sens non visuel. Les parfums relèvent de l’art décoratif, et
la cuisine aussi. Un grand plat engage non seulement une décoration
visuelle dans le dressage, mais aussi, et surtout, une construction des
saveurs qui le composent, laquelle peut relever d’une esthétique du beau
(harmonie, équilibre) ou d’une esthétique du sublime (on joue alors sur des
effets – précis et maîtrisés – de contraste, de surprise, de rupture
d’équilibre).
J’insiste sur cet exemple car, en opposant le beau (formel) à l’agréable
(matériel), Kant a implicitement interdit toute compréhension artistique de
la cuisine. Un plat, pour être apprécié gustativement, suppose un rapport
direct à sa matière, (donc, selon Kant, à son existence) : il ne semble alors
pas pouvoir être saisi esthétiquement. On pourrait ici rappeler l’argument
que nous avions invoqué en faveur de la théorie kantienne du
désintéressement 15 : si découvrir que le modèle d’un portrait n’existe pas
(ou plus) ne remet pas en cause sa beauté, en revanche, découvrir qu’un plat
est fictif nous déçoit. La cuisine impliquerait donc bien un rapport
nécessaire à l’existence de l’objet.
Mais il est ici aisé de répondre. S’il importe que le plat ne soit pas fictif,
c’est parce que l’esthétique du dressage (bien qu’importante : on hésite
avant de s’attaquer à un plat dont le dressage est superbe) reste une
composante secondaire de son esthétique totale : il faut pouvoir goûter le
plat pour percevoir la composition de ses saveurs et l’apprécier, tout comme
il faut ouvrir les yeux au théâtre ou ne pas se boucher les oreilles au
concert. Mais dans le cas où cette dégustation est fascinante – ce qui
suppose naturellement d’avoir un goût (palais, langue) et un odorat (nez)
suffisamment éduqué 16 – elle induit une déréalisation esthétique au même
titre que l’écoute d’un morceau de musique. Nous avons en effet montré
qu’une perception matérielle, notamment gustative, peut être neutralisée
existentiellement et donc être esthétique 17.

La mode
Une œuvre d’art décorative se caractérise toutefois par le caractère
éphémère du plaisir esthétique qu’elle procure. Elle possède en effet autant
de valeur esthétique qu’une fleur ou un cristal de roche. N’exemplifiant
absolument que sa propre identité idéo-typale particulière, elle n’autorise
pas de renouvellement de son appréhension esthétique. Bien qu’admirable,
elle parvient difficilement à ne pas nous laisser au bout du compte
indifférents. Les répétitions incessantes de l’esthétique du beau finissent par
lasser, tout autant que les effets de surprise de l’esthétique du sublime.
Certes, les artistes peuvent conférer à leur œuvre une complexité telle
que de nombreuses appréhensions seront nécessaires avant de pouvoir
totalement l’apprécier. Ce qui permet de prolonger durablement la
fascination esthétique. Toutefois, même l’œuvre décorative la plus
complexe finit par perdre de son efficace esthétique avec le temps.
D’où la nécessité de ranimer le plaisir : changer de bijoux, de
vêtements, de musique d’ambiance, de cuisine, de décoration intérieure, etc.
Et plus la dimension sociale de l’œuvre est grande, plus un tel changement
prend la forme d’une mode. On voit souvent dans la mode une aspiration
indéfinie et vaine au nouveau qui s’opposerait à l’éternité du beau. Cette
lecture a pu conduire à une condamnation de la mode chez les classiques,
ou à sa célébration chez les romantiques, à travers notamment l’apparition
de la notion de modernité. Ces deux lectures peuvent être renvoyées dos à
dos.
En effet, l’opposition entre nouveauté et tradition a un sens relatif et non
absolu. Il faut ainsi reconnaître le caractère novateur des écrivains français
du siècle de Louis XIV par rapport au modèle grec qu’ils prétendaient
imiter, sans quoi on risque de ne rien comprendre à la querelle entre les
Anciens et les Modernes qui opposa notamment Boileau à Perrault.
Inversement, on peut toujours référer les auteurs les plus révolutionnaires
(par exemple Picasso) à une tradition (Vélasquez, Rembrandt, Goya, etc.).
Par ailleurs, le bon critère technique d’évaluation des œuvres d’art n’est ni
le respect de la tradition, ni la nouveauté, mais l’originalité, qui correspond
à la particularité à la fois matérielle, formelle et intentionnelle d’une
technique. Une production peut naturellement être originale et nouvelle, ou
n’être ni l’une ni l’autre. Mais on peut également être original en reprenant
une forme traditionnelle (comme Michel-Ange s’inspirant de la statuaire
grecque, ou Modigliani s’inspirant de l’art africain), et inversement, ne pas
être original en s’inscrivant dans un courant nouveau. Il ne suffit pas de
peindre comme Picasso pour être un grand peintre.
La mode n’a donc ni à être dénigrée, ni à être célébrée. Elle est liée à la
nature même des arts décoratifs, qu’ils s’inscrivent dans une esthétique du
beau ou une esthétique du sublime. Son but n’est pas le nouveau pour lui-
même, mais le renouvellement d’un plaisir esthétique éphémère par nature.
Se moquer de la mode, c’est mépriser le plaisir esthétique réel que peut
procurer un objet décoratif. Inversement, prétendre soumettre l’art en
général à la mode en exigeant sans cesse qu’il se renouvelle totalement,
c’est risquer de le réduire au décoratif.
CHAPITRE 9

L’art iconique

L’art se limite-t-il à la simple fonction décorative ? La tradition


théorique a tenté de répondre à cette question à partir de l’exemple du
peintre face à son modèle. Examinons-le attentivement.

Les deux modes d’imitation


L’intention du peintre peut se réduire à la restitution du détail de
l’apparence éphémère de l’objet. Le critère en jeu est alors la fidélité dans
la reproduction. Son œuvre peut être considérée comme un objet artistique.
En effet, l’image est à la fois présence et absence de son modèle et engage
de ce fait une neutralisation existentielle. En ce sens, toute image possède
un pouvoir de fascination 1. Travailler une matière dans l’intention d’en
faire une image ressemblante, c’est donc bien produire un objet
intentionnellement esthétique. La méthode mimétique est une méthode
esthétique à part entière, même si ce n’est pas la seule, comme l’ont cru
longtemps les théoriciens.
Une peinture parfaitement fidèle ne cesse pas pour autant d’appartenir à
l’art décoratif. Si la peinture ne vise qu’à manifester la virtuosité de son
auteur dans le travail reproductif, le plaisir esthétique qu’en retire
éventuellement le spectateur ne dépend pas véritablement de la nature du
modèle. Certes, l’art mimétique fait intervenir l’extériorité, mais il ne s’en
sert que comme moyen pour une finalité esthétique purement interne,
exactement comme dans l’art décoratif. Ajoutons que ce travail peut être
remplacé avantageusement par un simple cliché photographique. Or ce
dernier n’est pas nécessairement de l’art, sauf si le photographe travaille la
matérialité de l’image dans une intention esthétique.
La critique d’une telle conception de la création mimétique, largement
antérieure à l’invention de la photographie, remonte, comme nous l’avons
indiqué, à Platon. Ce dernier oppose une imitation qui recherche
simplement l’illusion (ce que l’on appellera la mauvaise imitation, la
singerie de la nature), et une imitation qui prend pour modèle non
l’apparence sensible de l’objet mais le principe intelligible permettant de
définir son essence (la bonne imitation). La première produit de mauvaises
images, privées de vérité : les fantasmes ; la seconde, des bonnes images,
sources de vérité : les icônes. La bonne imitation doit privilégier les
déterminations essentielles universelles. Elle s’opère donc aux dépens de la
reproduction du détail sensible. Le critère n’est plus la ressemblance à
l’apparence sensible, mais la perfection.
Platon condamne les peintres et les poètes mimétiques car ils se laissent
fasciner par l’apparence sensible et donc tendent inévitablement à
privilégier la mauvaise imitation. Leur œuvre, en se détournant des modèles
intelligibles et donc du Bien – idée suprême de l’intelligible – prend dès lors
un sens moral négatif. Ils ont alors le choix entre l’exil ou la soumission de
leur création à l’autorité du philosophe. En redéfinissant la bonne imitation
comme imitation non plus de l’idée transcendante mais de la forme
universelle immanente, Aristote peut se dégager de cette perspective morale
et lever la condamnation platonicienne. Le peintre qui prend l’apparence
sensible pour modèle ne détourne pas son public de la vérité si c’est la
forme universelle qu’il imite en elle, et non sa matière individualisante.
La théorie de la bonne imitation, qu’elle soit platonicienne ou
aristotélicienne, présente toutefois un défaut majeur : que l’objet de
l’imitation soit l’idée transcendante ou la forme universelle immanente, la
matière, qui est principe de l’individualité singulière de l’objet, est toujours
laissée pour compte. L’ambition de la bonne imitation est à peu près celle
d’une planche de botaniste. Certes, aucune photographie ne pourra la
remplacer, car la trop grande singularité de l’apparence photographique ne
rend pas suffisamment manifestes les propriétés spécifiques. Aussi préfère-
t-on représenter les champignons vénéneux avec des planches de botanistes
qu’avec des photographies : dans ce dernier cas, les erreurs sont plus
fréquentes. Mais l’élaboration des planches de botaniste relève-t-elle de
l’art ? On peut en douter. Elle reste une production intentionnelle d’image,
et à ce titre, on peut la considérer comme artistique. Mais sa finalité est
réelle : il s’agit de présenter un exemple parfait à des fins cognitives. La
saisie de cette finalité est donc un obstacle à l’appréhension esthétique de
l’image 2. Tout comme la « mauvaise imitation », la « bonne imitation » ne
permet nullement de proposer une véritable alternative à l’art décoratif.

La symbolicité iconique
On peut toutefois chercher à reproduire un objet pour de tout autres
raisons que le simple désir d’illusion mimétique, ou l’attention à sa
perfection (au sens d’illustration sans défauts de propriétés « essentielles »
universelles, relevant d’une similarité idéelle ou une identité idéelle
générale).
L’objet peut nous paraître remarquable dans la mesure où il exemplifie
de façon éminente une idée 3 particulière, en tant qu’objet symbolique (le
lion symbole de la Force), ou bien sa propre identité idéelle particulière, en
tant qu’objet esthétique (« cette tempête est sublime »). Le peintre ne
cherche plus alors à étudier avec précision le détail de l’objet, ou à saisir en
lui l’universalité d’un concept ou d’un type général. Il se laisse dominer par
le primat d’une sensation dont il va tenter de restituer l’intensité
exceptionnelle grâce à sa palette : la Force de ce lion, la Violence sublime
de cette tempête.
Tout peut attirer son regard : l’éclat d’un visage, la lourdeur d’une
silhouette, la douceur d’une chevelure, la cruauté d’une attitude, etc. Il
suffit qu’il découvre dans cette sensation la présentation éminente d’une
idée, quelle qu’elle soit. Dans la mesure où les peintres développent surtout
leur sensibilité oculaire, cette sensation est ici généralement visuelle mais
pas nécessairement. Le peintre peut jouer sur les associations sensibles. Une
sensation éminente d’amertume peut être rendue par une couleur (par
exemple le jaune), ou un pli dans le dessin d’une bouche, etc. L’idée peut
même rester indéterminée, si par exemple elle est abstraite d’un complexe
de sensations simples (par exemple une couleur, une figure et un son)
auquel aucun mot ne correspond dans la langue du peintre.
Si son œuvre a pour intention l’exemplification absolue d’une telle idée,
le moindre de ses traits de pinceau s’inscrit dans ce projet global.
L’intention symbolique du peintre engage ainsi la totalité visuelle de
l’apparence sensible de sa toile, sans que l’on puisse a priori en exclure
certains éléments (les lignes, ou les couleurs, etc.). Par là même, l’œuvre est
un objet totalement symbolique, et donc esthétique. Du même coup, elle
exemplifie absolument sa propre identité idéelle particulière. Elle est
extraordinairement elle-même, mais à titre simplement de moyen pour une
finalité symbolique externe : la représentation de la Force de ce lion, de la
Douceur de cette chevelure, etc.
Je nomme une telle symbolicité externe, une symbolicité iconique 4.
Toute symbolicité externe d’un objet totalement symbolique n’est pas
iconique. Ainsi le costume noir d’un grand couturier peut être considéré
comme un objet totalement symbolique ou esthétique dans la mesure où il
exemplifie sa propre identité idéelle particulière (« ce costume est
superbe »). Par ailleurs, un tel costume possède une dimension symbolique
sociale externe, par exemple celle du deuil, par extension métonymique à
partir de la couleur noire. Mais si le couturier n’a eu qu’une intention
décorative sans chercher à exprimer la sensation éminente du Deuil à
travers la création de ce costume noir, il ne s’agit nullement d’un objet
iconique. Pour qu’il y ait symbolicité iconique, il faut que la symbolicité
interne totale de l’objet esthétique converge dans une intention symbolique
externe. Donc que l’identité idéelle particulière de l’objet ne soit visée que
comme moyen pour présenter une idéalité qui lui est étrangère.
L’art iconique se caractérise ainsi par le fait que son intention finale
n’est pas esthétique tout en restant symbolique. Si l’idée qu’il cherche à
symboliser relève du religieux ou du politique, le créateur pourrait même
être scandalisé de voir réduire sa création à une œuvre décorative. Pourtant,
si l’on a affaire non à un simple objet symbolique mais à un objet artistique,
une telle réduction est toujours possible. Car l’intention symbolique finale
engage alors la totalité symbolique de l’objet, et donc une intention
esthétique intermédiaire. Les œuvres de l’art iconique peuvent toujours être
appréhendées esthétiquement. On remarque ainsi que la représentation du
Paradis relève plutôt d’une esthétique du beau et celle de l’Enfer, plutôt
d’une esthétique du sublime. Il en va de même des œuvres politiques de
propagande.
L’iconicité de l’objet artistique ne se construit donc pas contre sa
décorativité ou indépendamment d’elle. Car si sa symbolicité interne totale
faisait défaut, l’ensemble des déterminations de l’objet iconique ne pourrait
converger dans une symbolisation externe totale.
La fonction de la pose
Il arrive qu’un peintre ne choisisse pas de représenter une apparence
fascinante. Beaucoup de chefs-d’œuvre n’ont été en effet que des œuvres
de commande. Faut-il les inscrire dans l’art décoratif ou peut-on penser leur
iconicité ?
On peut remarquer ici que le peintre fait souvent poser son modèle.
Quelle est la fonction de la pose ? Celle-ci aide le peintre à dégager
progressivement l’identité idéelle particulière de son modèle en imaginant,
à partir d’une multiplicité de degrés de présence, ce que pourrait être un
degré d’intensité maximum de son apparence sensible. Tel est le terme que
la création de l’objet artistique va chercher à présenter absolument. Or ce
terme, le peintre ne l’a peut-être jamais vu, à aucun instant de la pose. Dans
ce dernier cas, on peut effectivement dire que la peinture rend visible
l’invisible, selon la formule de Paul Klee. Mais il ne s’agit pas ici d’un
invisible infra-sensible ou supra-sensible. La peinture ne quitte pas le plan
d’immanence de l’apparence sensible.
La définition traditionnelle de la peinture comme l’art de conférer à
l’instant une dimension d’éternité est donc insatisfaisante. Ce trait
caractériserait plutôt la photographie en général, qu’elle soit ou non
artistique. Certes, le peintre peut être fasciné par une sensation éminente,
dans une appréhension symbolique ou même esthétique d’un objet. Auquel
cas, il cherchera aussitôt à la rendre dans un croquis, ou même il prendra
une photographie. Mais généralement il ne s’en contente pas. Il va
multiplier les croquis et travailler sur son modèle afin d’intensifier au
maximum la sensation, et parvenir à une présentation maximale de l’idée
sensible partielle ou totale.
Un peintre peut ainsi passer des mois à tenter de capter le Velouté d’une
peau, l’Éclat d’un bijou, la Douceur d’une étoffe, la Luminosité d’un
regard, ou une idée indéterminée car plus complexe. C’est toute la durée
d’un regard qui se trouve condensée sur la surface atemporelle de la toile,
un regard dont le modèle sensible n’est plus réel mais imaginaire. Et il
faudra parallèlement toute la durée d’une contemplation authentique pour
que le spectateur puisse ressaisir la dimension symbolique de l’œuvre.
Ajoutons que l’artiste-photographe est exactement dans la même
situation que le peintre, constamment à l’affût de modes éminents
d’intensités visuelles. S’il veut exemplifier absolument une idée sensible
partielle ou totale, il ne peut se contenter d’une saisie instantanée, tout
comme le peintre. Il doit travailler la matérialité de l’image. Enfin, face à
une œuvre de commande, il doit lui aussi inscrire son modèle dans la durée
d’une pose.

La technique iconique
En quoi la création iconique diffère-t-elle techniquement de la création
décorative ? Le but n’est plus de réaliser simplement une construction
rhétorique cohérente de l’œuvre, indépendamment de tout rapport à la
réalité. Cette figuration rhétorique doit converger dans l’expression d’une
sensation éminente, qui engage un rapport à la réalité ordinaire. Le
processus de déréalisation est donc un moyen pour une présentation non
plus relative mais absolue de la réalité, à travers la symbolicité totale de
l’objet.
Dès lors, l’artiste iconique inscrit la figuration rhétorique dans une
organisation supérieure mettant en jeu un tel rapport symbolique à la réalité
ordinaire. Les figures de répétition, de gradation, d’inversion, d’opposition,
qui ne sont que des modes déterminés de mise en forme de la matérialité
artistique, ne font pas intervenir directement un tel rapport.
C’est en revanche le cas des figures que la rhétorique classique appelle
des figures de sens ou tropes. On en compte généralement deux : la
métaphore et la métonymie. J’y ajoute l’antiphrase, que l’on oublie souvent
parce qu’elle porte non sur un mot particulier mais sur la totalité de
l’énoncé 5. Nous allons montrer que la substitution à l’œuvre dans ces
figures 6 s’explique en fait par l’intervention de la pensée symbolique.

Métaphore, métonymie et antiphrase


Considérons un exemple classique de métaphore depuis Aristote 7 : dire
« ce lion s’élança » pour évoquer un guerrier. La substitution
métaphorique ne repose pas sur la saisie d’un simple point commun comme
le prétend Aristote (le lion et le guerrier sont tous deux courageux), car si
deux guerriers A et B sont courageux, on ne va pas pour autant substituer
métaphoriquement le nom de A à celui B. Le courage, ou plutôt ici la force
meurtrière, n’est pas une propriété quelconque : tout d’abord, elle est
constitutive à la fois de l’identité de l’objet désigné (le guerrier) et du terme
qui lui est substitué (le lion, ici non au sens d’un lion particulier, mais du
type général de lion). De plus, ce dernier ne possède pas cette propriété sur
un mode quelconque : il est consensuellement considéré comme un
symbole de l’idée de Force meurtrière. Substituer le lion au guerrier permet
ainsi de magnifier dans le guerrier la présence de cette propriété.
L’assimilation du guerrier au symbole de l’Idée de Force meurtrière
correspond à une exaltation poétique de sa propre force meurtrière,
comprise comme constitutive de son identité 8.
La métonymie engage une autre forme de substitution identitaire.
Prenons l’exemple d’un instrumentiste dont on dit qu’il est violon dans un
orchestre. Le mot « violon » a toujours pour sens l’instrument, mais il
désigne désormais l’instrumentiste. Comment une telle substitution peut-
elle avoir lieu ? Parce que le violon est considéré comme le symbole de
l’identité idéelle du musicien en tant qu’il joue précisément du violon.
D’une façon générale, il y a métonymie lorsque le désigné visé par l’énoncé
(ici, l’instrumentiste) est compris de façon idéelle, absolument, et que
l’objet qui lui est substitué dans l’énoncé (ici, le violon), fonctionne comme
symbole de son identité idéelle (ici, de son identité personnelle).
Enfin, il existe un troisième mode de substitution identitaire, tout à fait
remarquable, opérant cette fois par substitution de la norme contextuelle à
l’objet non conforme à cette norme. Il s’agit de l’antiphrase. Prenons
l’exemple d’un observateur ironique indiquant à quelqu’un qui est retard :
« vous êtes en avance ». Comment comprendre cette étrange substitution ?
Nous nous trouvons dans un cas où l’objet désigné proprement par l’énoncé
(le retard) entre en conflit avec une norme identitaire (ne pas être en retard)
définie par le contexte 9 de l’énoncé. La substitution restaure ce qui aurait dû
avoir lieu. La substitution identitaire rétablit en quelque sorte l’identité
idéelle légitime aux dépens d’une identité factuelle illégitime.
Insistons sur le fait que l’observateur ironique ne dit pas le contraire de
ce qu’il veut dire, comme on le prétend trop souvent. Il dit très précisément
ce qu’il veut dire. Cette figure de dénégation n’intervient pas hors de
propos. On ne dit pas inversement « vous êtes en retard » à quelqu’un qui
est en avance. Sauf si l’on veut souligner que son avance est précisément
malencontreuse, qu’elle n’aurait pas dû être, que le contexte exigeait un
comportement inverse 10, de sorte que l’identité idéelle normative, à laquelle
l’identité factuelle de l’événement n’a pas su être adéquate, est bel et bien
rétablie par la substitution identitaire.
Ainsi dans les tropes, la substitution identitaire opérée par la figure est
justifiée : (1) par la perception d’une relation de ressemblance 11 entre un
objet et un autre qui est symbole de l’idée en jeu dans la ressemblance
(métaphore) ; (2) par la perception d’une relation symbolique entre un objet
et l’identité idéelle d’un autre (métonymie) ; ou encore (3) par la perception
d’une anormalité identitaire idéelle (antiphrase). L’abondance des tropes
dans le langage ordinaire, repérée par Dumarsais 12, s’explique par le rôle
primordial de la pensée symbolique chez l’humain.
CHAPITRE 10

Le façonnement iconique

L’iconicité artistique
Comme nous l’avons vu, un objet artistique est iconique si sa propre
identité idéelle, qu’il symbolise totalement en tant qu’objet esthétique,
présente absolument une idéalité sensible extérieure à l’objet. Il est possible
de penser trois grandes modes de construction de cette iconicité ou pouvoirs
iconiques.
Si l’idéalité sensible en jeu est une détermination objective quelconque,
par exemple la douceur d’une peau, le rythme d’un événement, le
parfum d’une fleur, le son d’un objet, etc., le pouvoir iconique de l’identité
idéelle de l’objet artistique est d’ordre métaphorique. Si l’idéalité sensible
est l’idée d’un objet entretenant un lien remarquable avec un autre, selon un
rapport partie-tout, effet-cause, contenant-contenu, etc., le pouvoir iconique
est d’ordre métonymique. Et si l’idéalité sensible est celle de l’anormalité,
l’étrangeté, etc. d’un objet par rapport à son contexte réel, le pouvoir
iconique est d’ordre antiphrastique.
La technique de façonnement de l’iconicité correspond ainsi à une mise
en forme rhétorique de l’objet esthétique selon les trois tropes principaux :
la métaphore, la métonymie et l’antiphrase.
Mais comme l’iconicité de l’objet suppose son façonnement décoratif,
cette mise en forme rhétorique redouble en fait une première mise en forme
rhétorique dont la fonction est la convergence du pouvoir symbolique total
de l’objet vers sa propre identité idéelle. Si par conséquent cette identité
idéelle prend elle-même une dimension symbolique externe dans le
façonnement iconique de l’objet artistique, cela veut dire que cette première
mise en forme, simplement décorative, s’ordonne selon la seconde mise en
forme, proprement iconique. Dès lors, les répétitions, inversions,
oppositions, gradations ascendantes ou descendantes, etc., ne fonctionnent
plus gratuitement, indépendamment de la réalité référentielle, et selon une
intention simplement décorative. Elles sont ordonnées à la symbolisation
métaphorique, métonymique ou antiphrastique d’une idéalité sensible
externe, qui peut être l’idée d’une détermination objective, d’un objet dans
la mesure où il entretient un lien objectif avec un autre, ou encore d’un
rapport d’anormalité contextuelle.
Une œuvre décorative peut toutefois faire usage de métaphores, de
métonymies ou d’antiphrases et donc comporter des éléments iconiques
sans être iconique pour autant. C’est le cas par exemple d’une tapisserie
murale qui répéterait un motif allégorique sans intention iconique
spécifique. Car il faut encore que la symbolicité totale de l’objet artistique,
mise en forme décorativement, converge vers la symbolicité métaphorique,
métonymique ou antiphrastique.
Inversement, on peut très bien conférer à un objet une dimension
métaphorique, métonymique ou antiphrastique sans qu’il devienne pour
autant une production de l’art iconique. Encore faut-il, en effet, qu’il soit
déjà un objet totalement symbolique, et donc une production de l’art
décoratif. On peut ainsi désigner métonymiquement le paysan par sa
faucille. Mais si les déterminations matérielles de l’objet symbolique n’ont
pas été travaillées dans une intention esthétique, il ne s’agit pas d’un objet
artistique : la faucille est un simple objet symbolique.
Art figuratif et art iconique
La technique iconique n’est nullement équivalente à la technique
figurative. On parle d’art figuratif lorsque, dans la seule considération de
l’apparence sensible d’une œuvre, on peut reconnaître l’imitation d’un
objet. Or nous avons vu qu’une simple production mimétique relevait plutôt
de l’art décoratif. Quant à la technique iconique, son opérativité symbolique
n’est pas soumise à une exigence mimétique. De plus, elle ne vise pas un
objet mais une idée (qui peut être l’identité idéelle d’un objet).
Prenons à nouveau l’exemple d’un peintre dont l’intention iconique vise
une idéalité sensible externe. Il s’efforce donc de conférer aux couleurs, aux
figures et à leurs relations, une forme totalement symbolique (en travaillant
sur les répétitions, les oppositions, les gradations, etc.), tout en l’organisant
selon une symbolicité métaphorique, métonymique ou antiphrastique de
cette idéalité sensible. Le résultat peut aussi bien être figuratif que non
figuratif.
Si c’est la puissance d’un homme qu’il s’efforce de rendre, il peut
choisir de peindre avec la plus grande précision son apparence sensible en
faisant converger les couleurs, les figures et leurs rapports dans une
iconicité symbolique de cette puissance. Par exemple, en organisant la
palette autour d’une dominante de rouge, en cadrant l’homme en contre-
plongée, en lui donnant des vêtements militaires, une attitude souveraine, en
l’entourant d’objets métonymiques et métaphoriques de la puissance (un
lion, une épée, etc.) etc. Mais il peut également procéder à une altération
métaphorique, métonymique ou antiphrastique de cette apparence sensible.
La couleur et la figure du corps changent. L’homme devient par exemple un
lion. Le peintre peut même s’attarder sur une couleur ou une figure
symbolique de cette puissance et la travailler dans un jeu décoratif
d’oppositions, de répétitions, d’inversions, etc. Le portrait peut avoir perdu
toute ressemblance au sens où il n’y a plus de reconnaissance identitaire
possible. Il n’en reste pas moins une production de l’art iconique.
Un critique n’a pas à rejeter un objet artistique sous prétexte qu’il
relèverait d’une iconicité figurative (qui peut être réaliste ou idéaliste) ou
non figurative, pas plus qu’il ne peut lui jeter d’anathème au motif qu’il
témoignerait d’une esthétique du beau ou d’une esthétique du sublime. Sa
seule fonction est d’évaluer la qualité technique de la création au sein de
l’esthétique et de l’iconicité choisies par le créateur.

Iconicité et interprétation critique


Pour vérifier que l’iconicité artistique n’est en rien réductible à une
simple imitation qui se contenterait de transcrire le plus fidèlement possible
les sensations de la réalité ordinaire, il suffit d’aller à l’opéra. La musique y
est iconique mais nullement imitative. L’iconicité musicale intervient
d’ailleurs également dans les œuvres simplement instrumentales, comme
l’indique tout titre désignant l’idéalité sensible visée symboliquement par
l’œuvre (La Mer de Debussy, le Concerto à la mémoire d’un ange de Berg,
etc.).
La signification iconique d’une œuvre n’est toutefois pas toujours
explicite. Le titre peut même nous induire en erreur, car à travers tel
modèle, un homme, un événement, etc., c’est peut-être simplement une
sensation éminente de puissance ou de dénuement que le peintre a cherché à
exemplifier. Son iconicité restant occulte, l’œuvre risque de n’être perçue
par le spectateur que dans sa dimension décorative, ou selon une iconicité
fallacieuse.
On perd alors la dimension symbolique externe de l’œuvre. De plus,
comme la convergence iconique accentue la cohérence de l’objet
symbolique, elle augmente sa capacité à exemplifier sa propre identité
idéelle, et donc sa décorativité. Si le spectateur ignore l’ordonnancement
iconique de la décorativité de l’œuvre, il ne la saisira pas dans son degré
maximum d’intensité. Son appréhension esthétique s’en trouvera donc
affaiblie. Une telle mésaventure n’est pas le propre de l’art non figuratif. Il
existe également un hermétisme figuratif qui peut réduire l’œuvre à une
simple décorativité mimétique s’il n’est pas élucidé.
Face à une œuvre iconique, la tâche de l’interprète (critique) est double.
Elle est de produire (1) une interprétation décorative qui tente de dégager la
convergence de la figuration rhétorique de la matérialité artistique vers
l’identité idéelle de l’œuvre ; et (2) une interprétation iconique, qui
s’efforce de dégager la symbolicité externe de cette identité idéelle.
Cette seconde interprétation ne se juxtapose pas à la première, mais la
suppose et l’englobe. Par conséquent, face à une œuvre iconique,
l’interprète attentif évitera d’une part, d’en rester à un point de vue
décoratif ; et d’autre part, de ne travailler que sur une symbolicité externe
qui ne s’appuierait pas sur la densité symbolique interne de l’œuvre et serait
donc indépendante de sa dimension décorative. Car toute symbolicité
externe n’est pas nécessairement une iconicité artistique 1. Même s’il met
effectivement au jour l’iconicité de l’œuvre, en reconnaissant par exemple
l’idée visée par l’artiste, cela ne suffit pas. Il faut encore montrer en quoi la
densité symbolique interne de l’œuvre converge vers cette iconicité. C’est-
à-dire montrer en quoi un certain traitement de la couleur, des lignes, de
leurs relations, forme un système rhétorique convergeant iconiquement vers
cette idée, selon le triple mode de la métaphore, de la métonymie et de
l’antiphrase. Là est le contenu iconique authentique de l’œuvre 2.
La critique d’art (notamment pour la littérature et le cinéma) se contente
souvent de repérer le message (politique, moral, religieux, sociologique,
psychologique, etc.) de l’œuvre, et d’en discuter la valeur. Un tel travail
n’est pas dépourvu d’intérêt, mais il n’a pas véritablement le sens d’une
critique artistique. Une grande œuvre d’art peut avoir un message discutable
et inversement, une œuvre au message exemplaire peut être tout à fait
médiocre.
Prenons l’exemple d’Octobre d’Eisenstein. Il s’agit d’une œuvre de
propagande, commandée à Eisenstein en 1927 pour le dixième anniversaire
de la révolution d’Octobre. Les spectateurs contemporains ne sont peut-être
pas tous prêts à admettre l’interprétation qui est faite de cet événement par
le film 3. Celui-ci n’en reste pas moins un chef-d’œuvre. De plus, décoder
son iconicité symbolique ne peut se réduire à découvrir dans cette œuvre la
présentation de la révolution d’Octobre. Un décodage effectif doit chercher
à voir en quoi non seulement la construction symbolique de chaque image,
mais aussi l’organisation symbolique des plans dans le montage, convergent
vers cette iconicité. Il faudrait ici engager une analyse technique précise.
Remarquons simplement que la décorativité sublime du film, qui repose
essentiellement sur des antithèses et des effets de rupture, est ordonnée dans
une intention métaphorique externe : celle de faire naître les idéalités
dialectiquement de la collision d’images hétérogènes. Cet ordonnancement
iconique est commandé par la structure même du matérialisme historique.
Eisenstein veut faire dire à son film que l’Histoire est le produit non d’une
action individuelle, celle d’un homme exceptionnel, mais d’une collision
dialectique d’actions multiples dont l’agent véritable est le Peuple. La
séquence où la statue de Napoléon – qui est le modèle par excellence du
grand homme chez Hegel et auquel Kerenski s’identifie dans le film – se
brise, est une séquence capitale du film du point de vue de son iconicité. De
même, la fin du film, qui rejoue le triomphe du peuple russe sur Napoléon
un siècle plus tôt, coïncide iconiquement avec la fin de l’Histoire, à savoir
l’achèvement de la révolution d’Octobre et le triomphe du parti
bolchevique.

L’intéressement iconique
On ne peut parler proprement d’une supériorité de l’art iconique sur
l’art décoratif, dans la mesure où bien des œuvres iconiques ne valent pas
les chefs-d’œuvre de l’art décoratif. L’art iconique présente toutefois pour le
spectateur un intérêt supplémentaire. Comme l’intérêt est lié à l’usage, cette
affirmation revient à définir un usage de l’art iconique auquel ne peut
prétendre l’art décoratif.
L’art décoratif est déjà lié à un intérêt. Loin d’être inutiles, ses produits
suscitent un plaisir qui ne vient remplir aucun manque physique réel
(contrairement aux plaisirs corporels usuels). En opérant une neutralisation
esthétique de l’objet artistique, en entrant dans sa densité symbolique, nous
pouvons échapper aux soucis de la réalité et nous divertir.
Toute œuvre iconique étant décorative, elle relève d’un tel usage
divertissant, qu’elle possède en commun avec les jeux 4. Mais elle possède
un autre usage, dans la mesure où la neutralisation existentielle est pour elle
un moyen de présenter symboliquement une idéalité sensible au sein de la
réalité. L’art iconique est ainsi un instrument indispensable pour toute
institution symbolique comme le religieux ou le politique 5.
Par exemple, un palais permet de présenter absolument dans un objet
totalement symbolique l’idéalité sensible du Pouvoir selon une iconicité
métonymique, à travers les idées de Stabilité, d’Équilibre, de Pesanteur, de
Richesse, de Grandeur, etc. Tout cet appareil symbolique et iconique que
Pascal reproche au judiciaire a moins son origine dans l’imperfection de la
justice humaine qui aurait besoin d’en imposer pour paraître légitime, que
dans l’impossibilité de faire naître le sentiment de respect dans la sensibilité
des spectateurs par la seule représentation abstraite de la loi.
D’une façon générale, l’art iconique est un des modes les plus puissants
de manifestation sensible d’une intention politique ou religieuse, qu’elle
soit institutionnelle ou non. Ce qui ne signifie pas pour autant que
l’iconicité se réduise au politique ou au religieux. À travers une œuvre
politique ou religieuse de commande, l’artiste a pu d’abord viser une
idéalité sensible particulière : la Douceur de ce sourire, la Bonté de ce
regard, la Martialité de cette attitude, la Puissance de cette musculature, etc.

Iconicité et mémoire
Il existe un autre usage capital de l’art iconique : celui de gardien de la
mémoire. Cette fonction dévolue à l’art n’est pas arbitraire. Croire qu’elle
ne repose que sur la plus grande résistance de ses matériaux (les
monuments sont construits généralement en pierre et non en bois), ce serait
prendre la cause pour l’effet : c’est précisément parce que l’art a une
fonction mémorielle qu’il utilise ce type de matériau, même s’ils sont plus
coûteux.
Cette fonction a pour fondement la décorativité de l’œuvre, c’est-à-dire
son façonnement rhétorique qui permet l’exemplification absolue de son
identité idéelle, et la rend du même coup mémorable. En effet, on se
souvient généralement de deux sortes d’objet, ceux qui nous ont
impressionnés par leur caractère surprenant, voire démesuré, et ceux qui
nous ont fascinés par l’organisation symétrique et régulière de leur
complexité sensible. Aussi les objets artistiques, c’est-à-dire
intentionnellement esthétiques, sont-ils également
intentionnellement mémorables. Créer un objet artistique, ce n’est pas
nécessairement vouloir créer un objet qui durera éternellement (l’art peut
être éphémère comme l’activité d’un artiste-interprète qui n’est pas toujours
enregistrée), mais un objet qui s’inscrira profondément dans la mémoire de
ses spectateurs.
Dès lors, ces objets mémorables que sont les productions de l’art
décoratif sont les supports privilégiés de la mémorisation de toute idéalité
sensible 6. L’artiste induit cette mémorisation en leur conférant une
dimension iconique qui fait converger leur densité symbolique vers cette
idéalité sensible. Que reste-t-il principalement des civilisations disparues ?
Leurs œuvres d’art.
Adorno écrivit en 1949 7 que l’on ne pouvait plus écrire de poèmes
après Auschwitz. Même si le sens de son propos était polémique par rapport
à l’art de l’après-guerre, il a initié toute une réflexion sur les rapports entre
création artistique et Holocauste, avec notamment la question de savoir si
une représentation artistique de l’Holocauste lui-même était admissible. Si
l’art opère une neutralisation existentielle de son objet, il semble criminel
de conférer une dimension esthétique à ce dont on ne doit en aucun cas
remettre en cause la réalité historique. C’est oublier cependant que l’art ne
se réduit pas au décoratif. À travers la construction iconique de sa
décorativité, l’art retrouve symboliquement la réalité. Dans l’art iconique,
on ne quitte la réalité que pour entrer dans un nouveau rapport avec elle, qui
permet notamment sa mémorisation. Après la destruction du ghetto de
Varsovie en mai 1943, on a ainsi retrouvé deux types d’écrits : des
témoignages et des poèmes. Les premiers ont conservé le souvenir de
l’horreur à l’attention de la mémoire intellectuelle des historiens, les
seconds, à l’attention de la mémoire sensible des peuples.

Les œuvres-monde
Au sein de l’art iconique, on peut souligner l’importance particulière de
ce que l’on appelle des œuvres-monde. Ce ne sont pas nécessairement les
plus grandes œuvres qui soient, mais leur fonction est cruciale. Elles
proposent en effet rien de moins qu’une symbolisation de l’identité idéelle
du monde dans sa totalité.
Certes, l’idée du monde n’est absente d’aucune œuvre. Mais elle
n’intervient généralement qu’à titre d’horizon iconique plutôt que de
modèle direct. Les œuvres-monde ont cette particularité de faire converger
la série de leurs réseaux symboliques dans une exemplification absolue de
l’unité totale de la réalité, dont la sensation est tout aussi susceptible de
degrés que n’importe quelle autre. Et selon l’esthétique choisie, la
représentation du monde sera ordonnée ou chaotique.
De telles œuvres (au XIXe siècle, la Comédie humaine de Balzac, au
e
XX siècle, À Recherche du temps perdu de Proust) présentent de nouveaux
modèles de symbolisation du monde qui permettent à l’imaginaire d’une
époque de prendre corps. Elles permettent la constitution non
seulement d’une communauté politique ou religieuse, mais
d’une communauté culturelle, dont l’assise sensible pourra résister aux
changements politiques ou aux troubles religieux.
Certaines œuvres-monde éminentes, comme l’Iliade et l’Odyssée
d’Homère, ou l’Énéide de Virgile offrent même une telle complexité,
qu’elles ont eu une fonction constituante non seulement pour l’imaginaire
de leur temps, mais pour celui des époques ultérieures. C’est sur elles, et sur
quelques autres, que repose en grande partie la sensation d’unité culturelle
du monde occidental. La reconnaissance d’une telle fonction est du reste
fort ancienne. L’Énéide, commande de l’empereur Auguste, a ainsi été
délibérément conçue sur le modèle de l’œuvre d’Homère, afin de donner un
socle symbolique au nouvel univers politique et culturel de l’Empire
romain.
L’INSPIRATION ARTISTIQUE
CHAPITRE 11

Art et progrès

Après cette étude de la dimension symbolique de l’œuvre d’art, nous


avons désormais les outils théoriques pour lever les deux objections
majeures auxquelles se heurtait notre définition technique de l’art : (1)
l’absence de progrès en art alors que toute technique progresse, et (2) la
nature extatique de l’expérience créatrice alors que toute technique suppose
une maîtrise consciente. Considérons tout d’abord la première.

La non-linéarité de l’histoire de l’art


On peut remarquer que la notion de progrès garde une pertinence dans
le cadre limité de l’existence d’un artiste. Chaque artiste cherchant à
développer une technique créatrice qui lui soit propre s’inscrit par là même
dans un schéma de progrès. Il passe par une phase d’apprentissage de son
art jusqu’à la pleine maîtrise. Ce sont les grandes années de création. Au-
delà d’un certain seuil de maîtrise, il arrive parfois qu’il régresse. Mais ce
schéma n’est guère transposable au plan global de l’histoire de l’art,
contrairement à ce qui se passe pour les techniques en général.
En premier lieu, la notion de progrès suppose en effet une linéarité. Or,
tel n’est pas le cas de l’histoire de l’art. Nous avons reconnu dans la
technique artistique de fascination elle-même une dualité de méthodes, qui
induit une dualité esthétique et une dualité iconique. L’histoire de l’art est
ainsi animée par une oscillation double d’une part, entre une esthétique du
beau (symétrie) et une esthétique du sublime (rupture de symétrie) et
d’autre part, une iconicité non figurative (laquelle oscille elle-même entre
une tendance abstraite, iconoclaste 1 et l’expression d’un chaos matériel 2) et
une iconicité figurative (laquelle oscille elle-même entre une figuration
idéaliste et une figuration réaliste). Elle est donc inévitablement
pluridimensionnelle et échappe à tout modèle linéaire.
On pourrait croire qu’en regroupant les œuvres relevant de chaque
possibilité combinatoire (beauté figurative idéaliste, beauté figurative
réaliste, beauté non figurative rationnelle, beauté non figurative
irrationnelle, sublime figuratif idéaliste, sublime figuratif réaliste, sublime
non figuratif rationnel, sublime non figuratif irrationnel), et en considérant
chaque possibilité isolément, on obtiendrait alors autant de modèles
linéaires partiels. Quand bien même un tel regroupement serait possible 3,
cela ne permettrait pas pour autant de conformer chaque sous-ensemble à
un modèle progressif.

L’absence de règles
En effet, la notion de progrès engage plus profondément l’idée de règle.
Une règle définit les principes d’une bonne production technique en
général. Le technicien peut donc construire un modèle idéal bien réglé (qui
a le statut d’une similarité idéelle, s’il engage un concept, ou d’une identité
idéelle générale, s’il engage un type général), vers lequel il s’efforce de
tendre et par rapport auquel se définit le degré de perfection de ses produits.
Naturellement, entre l’époque où les règles étaient inconnues et celle où
elles atteignent leur maximum de précision, il y a progrès technique.
Or, quelle est la spécificité de la technique esthétique ? Du point de vue
symbolique, elle vise non une similarité idéelle ou une identité idéelle
générale, mais une identité idéelle particulière. L’évaluation technique dans
le cadre de la création artistique ne réside pas dans l’examen d’une bonne
régularité de l’objet, selon un critère de perfection, mais dans sa capacité à
exemplifier son identité idéelle particulière (à être extraordinairement elle-
même) et à lui conférer éventuellement une dimension iconique. Son
produit n’a donc pas à être comparé à un modèle idéal extérieur dans la
réalisation duquel on pourrait penser un progrès. Il renferme sa propre
idéalité.
On pourrait objecter ici le caractère exemplaire des chefs-d’œuvre. Mais
cette exemplarité n’a pas le sens d’une perfection qu’il faudrait reproduire.
Imiter l’œuvre d’un maître dans la technique artistique, ce n’est pas
apprendre à maîtriser les règles d’une « bonne réalisation artistique ».
L’imitation des maîtres remplit une triple fonction.
Tout d’abord, de même que l’enfant commence par s’identifier à ses
parents avant d’accéder à son identité propre, il est souvent profitable à un
apprenti de commencer par s’identifier à un maître pour découvrir peu à
peu son style personnel 4. Ensuite, ce style personnel peut appartenir au
style plus large d’une école, et donc avoir besoin de se nourrir des
représentants majeurs de cette école. Enfin, même si la création de
l’apprenti est très différente de celle d’un maître, il lui est profitable de
l’imiter : c’est par là découvrir une exigence esthétique et une densité
symbolique exceptionnelles. À charge pour l’apprenti de se hisser lui-même
à un tel niveau en travaillant une matérialité aussi riche, avec une virtuosité
comparable et selon une convergence esthétique aussi forte. L’œuvre finale
peut alors être radicalement différente de celle du maître 5.
Mais l’imitation ne constitue qu’une étape dans la formation artistique.
Si l’apprenti se contente de répéter l’œuvre du maître, il soumet sa création
à une régulation externe qui risque de s’opposer à la visée de sa propre
identité idéelle. L’originalité ne vient pas par surcroît, comme une exigence
externe que le créateur s’efforcerait d’atteindre. L’originalité est un indice
du chef-d’œuvre : comme tout chef-d’œuvre subordonne entièrement son
activité technique à l’exemplification absolue d’une identité idéelle
particulière, sa technique tend inévitablement à l’originalité.

Critique d’aristote
Il convient ainsi de reconnaître les limites de l’approche
aristotélicienne. Certes, Aristote a le mérite de développer une
compréhension immanente et technique de la création poétique contre la
théorie antitechnique de l’inspiration développée par Platon, laquelle
conduit à subordonner la création à des lois éthiques et religieuses, donc à
une censure. Paradoxalement, la technique a un sens libérateur pour la
création.
Mais pour ne pas avoir vu la spécificité de la technique artistique, il
entreprend aussitôt de mettre au jour des règles universelles (notamment
pour la tragédie), qui sont des règles de perfection – à savoir des règles de
conformité à une similarité conceptuelle ou à une identité idéelle générale –
n’autorisant que des produits standardisés 6.
Or, si des règles de perfection peuvent intervenir (respect des règles
générales d’un genre, rapports de symétrie, etc.), ce n’est qu’à titre de
critère esthétiquement motivant dans le cadre d’une esthétique particulière
(celle du beau) et non de règle technique : une œuvre peut très bien
appartenir à une esthétique contraire et ne pas les respecter. La valeur d’un
œuvre ne vient pas de l’esthétique qu’elle adopte mais de sa capacité à faire
converger une riche matière et une forme complexe, de façon originale, vers
une intention esthétique déterminée.
Comme la création artistique ne doit exemplifier que son identité idéelle
particulière, les seules règles techniques qui s’imposent au créateur ne
peuvent être que des règles particulières, ne valant que pour lui et pour une
œuvre déterminée 7. Être libre, d’un point de vue artistique, ce n’est pas ne
pas avoir de contraintes, mais n’avoir pour contraintes que celles qui sont
imposées par l’œuvre particulière que l’on a l’intention de créer. D’où
souvent le sentiment chez le créateur qu’il n’est que le moyen pour une
œuvre qui veut se créer à travers lui.

La liberté de l’artiste
Il faut donc à la fois poser l’objectivité des critères techniques et
affirmer la liberté totale du créateur, niée par toutes les formes
d’académisme, traditionalistes, modernistes ou postmodernistes.
Reconnaître à l’artiste une authentique liberté, c’est lui permettre (1) de
choisir n’importe quelle matière (« noble » ou « vile ») ; (2) de suivre
n’importe quel système formel (symétrique ou dissymétrique, tonal ou
atonal, etc.) ; (3) de s’inspirer de n’importe quel modèle, ancien ou
moderne, ou de n’importe quelle école ; (4) de choisir n’importe quelle
esthétique (belle ou sublime, pour ne considérer que les formes extrêmes
qui sont susceptibles de degrés intermédiaires) et n’importe quelle visée
iconique (figurative ou non figurative, et plus précisément figurative
idéaliste ou figurative réaliste, non figurative rationnelle ou non figurative
irrationnelle). En tant que créateur, il peut – et même doit – faire ce qu’il
veut, sans se préoccuper des diktats des écoles (toujours imposés au nom de
la « liberté créatrice », en fait celle du chef d’école) ou des tenants d’un
progrès irréversible en art 8 (lesquels confondent l’art avec une technique
réelle, ou même avec une science).
Mais cela ne conduit pas pour autant à identifier la maxime du créateur
à « fais n’importe quoi ! » 9. Une telle détermination de la liberté artistique 10
reste en effet insuffisante. La démarche technique même de l’artiste peut
être décrite comme un travail nécessaire de libération :

(1) L’artiste repousse les limites matérielles de sa création en


maîtrisant techniquement la matière la plus riche possible.
(2) Il repousse les limites formelles de sa création en maîtrisant
techniquement les mises en relation les plus complexes possibles
de cette matière.
(3) Il surmonte les modèles nécessaires à son apprentissage en
élaborant sa propre technique individuelle.
(4) Il optimise cette liberté matérielle, formelle et stylistique en
la faisant converger dans une intention esthétique unifiée 11, qui
pourra prendre ou non une dimension iconique, également
unifiée 12.

En art aussi, on ne naît pas libre, on le devient. Produire une œuvre


totalement libre, c’est-à-dire un chef-d’œuvre, suppose un travail
considérable.

L’infinité du chef-d’œuvre
Lorsqu’on a affaire à un authentique chef-d’œuvre, on fait face à une
pleine densité symbolique, où chaque détermination peut acquérir une
dimension symbolique relativement à la totalité de l’œuvre. Ce qui autorise
un travail interprétatif en droit infini 13. La différence entre les chefs-
d’œuvre et les autres œuvres est donc celle de l’infini au fini. D’où le
sentiment d’évidence que procure un chef-d’œuvre pour une sensibilité
suffisamment formée.
La comparaison de deux chefs-d’œuvre met en jeu deux infinis. Entre
deux infinis, il n’y a pas grand sens d’affirmer une supériorité ou une
infériorité 14. Tout choix reste ici irréductiblement subjectif au sens de
contingent et singulier. Il ne peut prétendre à aucune forme d’objectivité. Et
ceci vaut non seulement pour les productions de l’art décoratif, mais a
fortiori pour celles de l’art iconique.
Malgré l’existence de critères objectifs, l’évaluation critique a donc ses
limites. Elle peut hiérarchiser les œuvres d’un simple amateur, d’un bon
apprenti, d’un petit-maître et d’un grand maître. Elle peut distinguer dans
l’œuvre d’un grand maître les œuvres mineures et les chefs-d’œuvre. Mais
cela s’arrête là : il est vain de chercher à hiérarchiser les chefs-d’œuvre
entre eux. Dès lors, bien que notre modèle soit technique, la prise en
compte de la spécificité de la technique artistique nous conduit à rejeter
toute hiérarchisation des chefs-d’œuvre, donc toute idée de progrès
historique en art. La première objection est donc levée.

La question de la maîtrise
Reste toutefois la seconde : l’impression de non-maîtrise que
rencontrent la plupart des créateurs, qui semble entrer en contradiction avec
l’idée d’un savoir-faire technique. C’est l’objection majeure des adversaires
de toute définition technique de l’art, qui défendent un primat de
l’inspiration.
Cette dernière ne doit pas être confondue avec le don. Le don est, nous
l’avons vu, un concept technique : plus un individu est doué, plus il a de
facilité pour apprendre une technique. L’inspiration semble en revanche être
antithétique par rapport à la technique. Le travail apparaît ici comme un
obstacle à l’inspiration géniale. L’œuvre trop travaillée, trop maîtrisée, c’est
l’œuvre privée d’inspiration, de vie intérieure.
Est-il possible de concilier la non-rationalité de l’inspiration avec la
technicité de la création artistique ? C’est à cette question que nous devons
maintenant répondre.
CHAPITRE 12

L’art, entre sujet et objet

La désobjectivation
DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
Considérons plus attentivement le travail de l’apparence sensible par
l’artiste, dont le but est de susciter chez le spectateur une appréhension
déréalisante.
La mise entre parenthèses de l’existence de l’objet dans l’appréhension
esthétique n’est pas sans modifier son statut d’objectivité. Dans la mesure
où il est appréhendé dans sa symbolicité totale, l’objet est retiré de la sphère
de la réalité ordinaire. Il se trouve alors placé sous le seul primat de la
sensation, qui le libère des limites stables de sa constitution objective. D’où
une possible dérive métonymique, métaphorique ou antiphrastique de cette
constitution pour le spectateur. La déréalisation esthétique a ainsi le sens
d’une désobjectivation.
Cette opération est explicitement thématisée dans la création
contemporaine. L’utilisation systématique d’une esthétique du sublime, qui
travaille sur la discontinuité, le déséquilibre, la dissymétrie, la dysharmonie,
l’illimitation, etc., est en effet dirigée contre la constitution objective de
l’apparence sensible. Un tel travail a parfois même le sens d’une
dénonciation antiphrastique de cette constitution objective comprise comme
oppression de la naturalité de la chose.
Ce serait toutefois une erreur de limiter une telle désobjectivation à la
seule esthétique du sublime. Car la technique symétrique de l’esthétique du
beau, qui opère par des effets de répétition, de miroir, des variations
successives à partir d’un même thème, etc., remet tout autant en cause la
stabilité des limites objectives. Son pouvoir de fascination ne le cède en rien
à la technique sublime.
Nous pouvons dès lors proposer une troisième définition 1 de l’objet
esthétique, cet objet neutralisé existentiellement déjà redéfini comme objet
totalement symbolique : c’est un objet désobjectivé 2. La forme
contradictoire de cette dernière définition peut être levée si l’on considère
que cette désobjectivation reste partielle. Elle est liée au(x) sens visé(s) par
l’intention esthétique. L’appréhension esthétique d’un tableau reste bien
inscrite dans une expérience globalement objective : je sais que je pourrais
m’en emparer, que j’éprouverais alors son poids, etc. Ce tableau est
désobjectivé dans la mesure seulement où sa matérialité a été travaillée dans
une intention esthétique.

La désubjectivation esthétique
L’objectivité est le strict corrélat de la subjectivité. Cette dernière n’est
donc plus pertinente là où la notion d’objectivité devient inadéquate ; à
moins de la substantifier indûment. Par conséquent, dans l’exacte mesure
où la création artistique est un processus de désobjectivation, elle engage un
processus complémentaire de désubjectivation qui désigne à la fois un
décentrement de la visée intentionnelle et un état de transe (d’intensité
variable) qui n’est plus identifiable à la pleine conscience.
Doit-on en conclure que le spectateur n’est plus en position subjective ?
Non, puisque la désobjectivation reste partielle et liée au(x) sens visé(s) par
l’intention esthétique 3. Merleau-Ponty a raison d’affirmer à la suite de
Heidegger que la relation à l’œuvre d’art n’est pas une relation sujet-objet.
Encore faut-il insister sur la relativité de cette désubjectivation esthétique.
J’ai beau être fasciné par un morceau de musique, je peux encore compter
le nombre des instrumentistes, m’attarder sur les caractéristiques objectives
de leur apparence, etc.
On identifie parfois au plaisir esthétique la rêverie qui accompagne la
contemplation. Il faut toutefois distinguer la rêverie qui enveloppe la
contemplation esthétique de l’œuvre et la rêverie qui s’en détache
inexorablement. Cette dernière a certes valeur de symptôme de l’état
contemplatif, puisqu’elle est suscitée par l’appréhension esthétique. Mais
elle constitue un risque contre lequel le spectateur doit lutter, afin de
continuer à faire converger son attention sensible vers l’objet. Sans quoi il
n’y a plus contemplation. La responsabilité du spectateur – le fait d’avoir
une sensibilité matérielle et formelle insuffisamment éduquée, de ne pas
avoir de connaissances techniques suffisantes pour reconnaître l’originalité
d’un style ou de ne pas faire un effort d’attention suffisant pour saisir la
convergence esthétique de l’œuvre – n’est pas forcément en jeu. Une telle
dérive peut simplement traduire un défaut de convergence esthétique de
l’œuvre. Toute œuvre peut faire l’objet d’associations infinies chez le
spectateur : il suffit qu’il se laisse entraîner par le flux de son imagination.
Mais rares sont celles qui ont une structure décorative suffisamment forte
pour retenir ce flux au sein de leur propre densité symbolique.
Une telle définition non subjective de l’appréhension esthétique est
conciliable avec l’objectivité que nous avons reconnue au jugement
critique. Le critique n’a pas en effet pour fonction d’imposer son goût au
public mais d’estimer l’appartenance ou non d’un objet artistique au grand
art. Son rapport à l’objet ne peut donc être équivalent à une simple
appréhension esthétique. Le travail véritable du critique commence lorsqu’il
se met à distance de sa fascination pour l’œuvre afin d’en analyser la
technique de création. Ce qui revient à réobjectiver les procédés techniques
de désobjectivation. Sans une telle distanciation, l’évaluation critique ne
pourrait prétendre à aucune objectivité 4.
Une telle distanciation critique se distingue de la déréalisation
esthétique de l’objet par le spectateur. L’appréhension esthétique, du fait
même qu’elle est déréalisante, sépare l’iconicité réaliste d’une œuvre et la
réalité : le spectateur qui voit un personnage commettre un meurtre dans un
drame naturaliste ne va évidemment pas intervenir 5. Mais une telle
déréalisation a le sens d’une fascination désobjectivante indispensable à
l’intérêt esthétique du spectateur pour l’œuvre. La distanciation, qui est
proprement le fait du critique, fait suite, au sein de l’appréhension d’une
œuvre, à la fascination esthétique et passe par une analyse de sa
construction. Le créateur peut éventuellement chercher à susciter une telle
distanciation critique chez le spectateur, comme le fait Brecht. Si son œuvre
reste une œuvre d’art, c’est que cette distanciation ne fait pas l’économie de
la médiation d’une appréhension esthétique. Elle ne la détruit pas, elle
l’inquiète.

La désubjectivation créatrice
Or, cette désubjectivation ne peut intervenir uniquement du côté de la
réception de l’objet artistique par le spectateur. Le créateur a en effet besoin
de percevoir les effets de son esthétisation de l’objet, sans quoi son travail
serait impossible.
Tout le problème de l’artiste est que, contrairement au spectateur, il doit
susciter son propre processus de désubjectivation au lieu de subir
passivement les effets d’une technique esthétique. C’est pourquoi l’on voit,
dès l’Antiquité 6, les artistes recourir à l’usage de drogues, principalement
l’alcool. Le Pseudo-Longin, dans son Traité du sublime, distingue ainsi le
poète hudropotês (qui boit de l’eau) et le poète oinopotês (qui boit du vin),
seul ce dernier étant véritablement inspiré. Rabelais, dans le prologue du
Gargantua (1534), célèbre l’écrivain qui dépense son argent pour acheter
du vin plutôt que de l’huile (afin de travailler la nuit à la lumière de sa
lampe). On retrouve la même approche chez les romantiques (notamment
Edgar Poe, Baudelaire) et les surréalistes, avec un élargissement de
l’éventail des substances utilisées (haschisch, opium puis cocaïne) 7.
Toutefois, de telles substances, lorsqu’elles conduisent à une
désubjectivation totale, entrent en conflit avec le caractère technique de la
création, dont nous avons reconnu, contre Platon, la nécessité 8. Le travail
artistique étant un processus de désobjectivation relative, il lui est
indispensable de se greffer sur une objectivité préalable. Ce qui suppose,
pour l’artiste, de partir d’une position subjective et de ne s’en détacher que
partiellement. Il en va de l’usage de drogues chez le créateur comme de la
rêverie libre chez le spectateur : il y a certes désubjectivation, mais elle
risque 9 de n’être plus liée à l’activité artistique. Le désengagement de
l’artiste par rapport à sa subjectivité doit rester interne à son travail créateur.
Un tel désengagement a la signification dynamique d’une aspiration
progressive de la subjectivité créatrice par la densité symbolique de l’œuvre
qu’elle est en train de façonner. Il s’agit en quelque sorte d’une auto-
hypnose, qui doit en rester à une transe limitée.

Deux objections
À cette conception de la création artistique, on pourrait objecter d’une
part, la définition de la création comme expression d’émotions (donc d’une
intériorité subjective) et d’autre part, sa définition comme expression d’une
vision du monde (donc d’une appréhension subjective de l’extériorité).
On peut répondre d’abord que la désubjectivation reste relative et
autorise l’expression des émotions. Cette expression n’est du reste pas
nécessairement directe : être amoureux n’est pas forcément un atout
artistique pour écrire un poème d’amour. L’artiste peut se contenter de
peindre les émotions d’autrui, en s’appuyant sur son imagination, sans les
éprouver directement lui-même.
Ensuite, la « vision du monde » produite par les artistes n’a pas le sens
d’une construction théorique consciente. Certes un artiste rencontre, tout
comme le scientifique, des problèmes à résoudre : comment rendre la
Fraîcheur de cette atmosphère, la Douceur de cette peau, etc. ? Mais ce
n’est pas la vérité objective de l’expérience qu’il s’agit de dégager. C’est sa
vérité sensible, dont l’évidence est corporelle et donc infrasubjective et non
rationnelle.
Quant au fameux narcissisme des créateurs dans lequel on voit souvent
un symptôme de l’exacerbation de leur subjectivité, j’y perçois plutôt la
manifestation de l’inquiétude profonde d’une subjectivité qui ne cesse de se
déprendre d’elle-même et d’explorer ses propres limites, allant parfois
jusqu’aux portes de la folie. C’est cette inquiétude même qui est visée, et
saisie, dans les autoportraits de Rembrandt ou de Van Gogh.

Maîtrise technique et iconicité


Il semble donc que nous puissions résoudre dès maintenant le problème
de la non-maîtrise dans la création artistique. La technique artistique ne
correspond pas à un effet de maîtrise de la subjectivité créatrice, car la mise
en forme rhétorique décorative – qui induit une fascination chez le
spectateur – est un travail de désobjectivation ayant pour corrélat nécessaire
une désubjectivation de l’instance créatrice 10.
Mais la difficulté rebondit avec l’art iconique. En effet, l’iconicité
correspond à un redoublement de la technicité de l’œuvre, puisque sa mise
en forme décorative s’ordonne selon le triple mode de la métaphore, de la
métonymie et de l’antiphrase. Or, ce surcroît de technique se traduit par un
nouveau rapport de l’œuvre à la réalité. Il semble donc que la mise en forme
iconique corresponde à une reprise en main de l’activité créatrice par la
subjectivité consciente de l’artiste. Nous devrions alors en conclure que
l’extase créatrice qu’évoquent certains artistes n’interviendrait que pour
l’art décoratif et non pour les œuvres iconiques. Ce qui semble difficilement
tenable.

La désubjectivation
DANS L’ART ICONIQUE
INTERPRÉTATIF
L’absence de maîtrise subjective au sein de l’art iconique peut être
facilement mise au jour pour l’iconicité interprétative, par exemple dans le
jeu de l’acteur.
On oppose souvent deux conceptions de l’acteur. Selon la première,
l’acteur serait parfaitement lucide par rapport à tous ses effets et ne devrait
surtout pas chercher à se perdre dans son personnage. Selon la seconde,
l’acteur devrait au contraire déposer sa subjectivité et entrer totalement dans
son personnage. Toutes les deux perçoivent un des aspects du jeu de
l’acteur. L’acteur se laisse aspirer par son personnage car sa tâche est
précisément de s’approprier les mots de ce dernier. Mais jamais il ne doit
oublier totalement qu’il joue 11, de sorte que son aspiration continue à
s’inscrire dans un processus technique d’interprétation.
Un personnage est en effet l’exemplification littéraire d’une identité
idéelle personnelle, comme Œdipe, Don Juan, Faust, etc., qui peut connaître
d’autres modes d’exemplification. La tâche de l’acteur est de construire une
identité idéelle particulière conforme à l’exemplification
littéraire particulière (le Dom Juan de Molière, le Don Juan de Lenau, etc.)
de cette identité idéelle et de l’exemplifier iconiquement sur scène. Pour
cela, il lui faut faire converger vers elle la totalité de son apparence visuelle
et auditive, en lui conférant une dimension esthétique. On peut alors
employer l’article indéfini et dire d’un acteur qu’il fut un grand Don Juan.
Le paradoxe de l’acteur se précise. Son travail décoratif sur son corps et
sur sa voix induit un désengagement par rapport à son identité personnelle.
Ce désengagement est encore accentué par l’iconicité de son travail,
puisqu’il vise l’exemplification concrète (dans la matérialité de son corps et
de sa voix) de l’exemplification littéraire (dans la matérialité abstraite de
l’œuvre) d’une identité idéelle (Rodrigue, Hamlet, etc.). Il y a donc bien
aliénation à la fois décorative et iconique. Mais ce travail esthétique sur son
corps et sa voix a parallèlement pour effet d’exemplifier éminemment
l’identité idéelle de l’acteur, dans sa corporéité. Ce n’est qu’à cette
condition qu’il pourra optimiser l’incarnation de l’identité idéelle de son
personnage et avoir une présence sur scène. Cette identité idéelle étant ce
qui fonde notre reconnaissance personnelle, il faut alors admettre que le
grand acteur n’est jamais plus lui-même que lorsqu’il est un autre. Loin
d’être une expérience d’aliénation radicale, le jeu autorise donc, à travers
une double aliénation subjective, une intensification extrême de la
particularité sensible.
Reste à comprendre la possibilité d’une non-maîtrise subjective de
l’artiste dans la technique iconique créatrice.
CHAPITRE 13

Création et inconscient

La mise en forme iconique a pour effet de maximiser la mise en forme


décorative. Or cette dernière correspond à un travail de désubjectivation.
Dès lors, bien que l’iconicité engage un nouveau rapport à la réalité
ordinaire, elle doit impliquer une désubjectivation plus profonde que dans
l’art décoratif. Et c’est bien ce qui se passe chez l’acteur.
Pour que cette solution ne soit pas simplement nominale, il nous faut
mettre au jour l’opérativité de cette désubjectivation iconique. Pour nous y
aider, nous allons examiner la structure d’une activité qui a toujours été liée
à la création artistique, à savoir l’activité onirique.

Contenu latent et contenu manifeste


L’inversion du platonisme qui a été opérée au XIXe siècle, et dont
Nietzsche s’est fait le théoricien, a conduit à renouveler entièrement la
compréhension des rêves. L’interprète n’est plus un devin qui décrypte un
message supra-rationnel, d’origine divine, c’est un médecin qui décode un
message infra-rationnel.
Freud distingue ainsi dans le rêve un contenu latent et un contenu
manifeste. Le contenu latent est l’expression d’un désir refoulé qui, ne
pouvant s’exprimer de façon directe en raison d’un interdit, se déguise dans
un contenu manifeste selon trois procédés principaux : la condensation, le
déplacement et la dénégation.
Jakobson a été le premier à repérer une parenté entre la condensation et
la métaphore d’une part, le déplacement et la métonymie d’autre part 1.
Lacan en a tiré une interprétation rhétorique du langage inconscient 2.
Certes, il n’y a pas équivalence exacte : la condensation et le déplacement
peuvent avoir une origine aussi bien métaphorique que métonymique. Il
n’en reste pas moins qu’elles correspondent bien aux deux formes
dynamiques essentielles de la substitution métaphorique ou métonymique.
Le lien pourtant clair entre la dénégation 3 et l’antiphrase semble en
revanche avoir été négligé. La raison s’en trouve sans doute dans la
dépendance des théoriciens vis-à-vis du modèle de Roman Jakobson, qui ne
compte pas l’antiphrase parmi les tropes.
La découverte par Freud des processus principaux de transformation du
contenu latent en contenu manifeste retrouve ainsi les figures
fondamentales de substitution mises au jour par la rhétorique classique. Du
reste, Freud est resté fidèle à la compréhension traditionnelle des figures de
substitution en termes de substitution de sens. Sa distinction entre le
contenu latent du rêve et son contenu manifeste retrouve ainsi la distinction
traditionnelle en rhétorique entre le contenu propre de l’énoncé et son
contenu figuré, lequel ne serait qu’une altération seconde du contenu
propre, un écart que l’interprétation aurait pour fonction de réduire. En
identifiant un peu trop rapidement la condensation à la métaphore et le
déplacement à la métonymie, puis en redéfinissant ces deux figures
uniquement en termes de signifiant et de signifié, Lacan accentue ce lien de
Freud à la rhétorique classique.
Difficulté du modèle freudien
Or, ce lien à la rhétorique classique fragilise la théorie freudienne. En
tant qu’expression figurée, l’altération rhétorique du contenu latent semble
seconde par rapport à l’expression originelle du contenu inconscient. Il
faudrait donc en conclure que les trois modes de l’expression figurée, à
savoir la condensation, le déplacement et la dénégation, ne sont pas des
formes originelles de la pensée inconsciente et ne relèvent donc pas du
processus primaire, inconscient et gouverné par le seul principe de plaisir,
mais du processus secondaire, conscient et gouverné par le principe de
réalité.
Freud retrouve dès lors la vieille difficulté à laquelle se heurtaient déjà
les rhéteurs lorsqu’ils définissaient les figures de rhétorique comme faisant
écart par rapport à un état originel propre du langage. Comment rendre
compte alors du caractère éminemment figuré du langage le moins apprêté
qui soit, celui de la rue 4 ? Un problème analogue se rencontre avec le rêve.
La condensation, le déplacement et la dénégation manifestent la nature non
logique du rêve, qui ne se soucie pas du principe de non-contradiction. Elles
devraient donc relever du processus le plus étranger à la logique, à savoir le
processus primaire. Tout comme les théoriciens classiques doivent affirmer
que les figures font écart par rapport à un langage propre… qui en fait est
déjà figuré, Freud devrait donc affirmer que la condensation, le
déplacement et la dénégation transforment en contenu manifeste un contenu
latent… où en fait opèrent déjà la condensation, le déplacement et la
dénégation. Ce qui n’est guère satisfaisant.
La distinction freudienne entre processus primaire et contenu secondaire
se révèle un nid de problèmes. On pourrait ainsi objecter qu’il n’est pas
possible de masquer quelque chose sans avoir conscience de ce que l’on
masque et du déguisement que l’on opère. La triple stratégie d’occultation
du contenu latent présupposerait alors une intervention de la conscience. De
plus, si le rêve est un signe dont le signifié est inconscient et non conscient,
on ne voit pas comment la conscience pourrait le reconnaître lors de son
interprétation 5.
On peut certes toujours balayer ces critiques en y découvrant une
nouvelle manifestation de la fameuse résistance des non-psychanalystes à la
psychanalyse. Mais on risque alors de ne convaincre que des psychanalystes
et de renforcer encore les doutes des poppériens sur la scientificité de cette
discipline…
Il est toutefois possible de trouver une solution à ces difficultés, sans
remettre en cause la totalité de l’édifice freudien. Mais pour cela, il va nous
falloir redéfinir le processus onirique.

La symbolique des rêves


Le rêve part des sensations marquantes de la journée, celles dont
l’intensité a été ressentie, consciemment ou non, le plus profondément par
notre corps. Elles ont éventuellement pu paraître négligeables du point de
vue de la subjectivité. Peu importe : l’identité subjective n’est pas
équivalente à notre particularité sensible. Le rêve est une sorte de caisse de
résonance. Il déploie la série de ces sensations éminentes. Leur
juxtaposition fait sens et produit une sorte de récit plus ou moins répétitif,
dont la cohérence logique varie selon le degré de relâchement de la
conscience dans le sommeil. On peut parler ici de re-présentation des
sensations, comme on parle d’une représentation théâtrale 6, sans conférer
pour autant à ce terme une connotation subjective.
Une telle représentation se rapportant moins aux objets de la réalité
ordinaire qui ont induit des sensations éminentes qu’à ces sensations
éminentes elles-mêmes, fait tout naturellement usage d’objets symboliques,
c’est-à-dire d’objets exemplifiant absolument une sensation.
Or il existe deux sortes d’objets symboliques : ceux qui sont partagés
par les membres d’une même communauté, et ceux qui sont liés à l’histoire
personnelle d’un individu. S’il n’y a pas de langage privé, il y a une
symbolique privée. Il suffit par exemple que la détermination d’un objet ait
suscité dans l’histoire d’une personne une sensation extrêmement vive pour
que cet objet devienne pour elle un symbole de l’idée de cette
détermination. L’usage des symboles privés est rare dans le langage
conscient. Ne pouvant être compris des autres, ils seraient un obstacle à la
communication intersubjective. On utilise donc plutôt dans ce cas des
symboles publics, sur lesquels il y a consensus : le lion comme symbole de
la Force, etc.
Mais le rêve n’est nullement soumis à une telle contrainte
communicationnelle. S’il peut faire usage de symboles publics, son matériel
symbolique est plutôt privé. Car un symbole privé a une résonance sensible
plus forte qu’un symbole public. Comme Freud l’a vu, il est illégitime
d’appliquer une quelconque clé des songes aux rêves. Il suffit que dans
l’histoire d’un individu, le seul lion qu’il ait pu voir l’ait épouvanté par son
état grabataire pour que la représentation d’un lion devienne dans ses rêves
le symbole de la Faiblesse, même si, lorsqu’il est éveillé, il continue d’en
user comme d’un symbole de la Force.
Or la formation des symboles privés date principalement de la prime
enfance. Car c’est bien le moment de la vie où dominait le primat de la
sensation, avant que ne se mette progressivement en place la construction
objective du monde, parallèlement avec le développement de la conscience
subjective. L’enfant apprend progressivement à distinguer dans le chaos
sensible des premiers jours des sources de sensations éminentes, qui
correspondent à des instances symboliques primitives. On peut voir dans
l’objet symbolique la médiation nécessaire entre une pensée simplement
sensible ou corporelle, pré-objective et pré-subjective, et une pensée
subjective et objective pleinement constituée.
On arrive au paradoxe suivant : le rêve exprime les sensations les plus
récentes, celles de la journée, avec le souvenir des sensations les plus
archaïques, celles de la prime enfance. Interpréter un rêve, c’est devenir
l’archéologue de ses sensations.

La rhétorique des rêves


L’expression onirique des sensations marquantes de la journée relève de
la pensée symbolique et s’opère selon ses trois modes principaux. Si la
sensation éminente porte sur une détermination objective, la représentation
onirique est métaphorique. Si elle porte sur un lien objectif, elle est
métonymique. Et si elle porte sur un rapport d’anormalité contextuelle, elle
est antiphrastique. La combinaison de ces trois modes donne sa forme non
logique du rêve.
Ainsi un homme violent devient en rêve une bête symbolisant dans
l’esprit du rêveur, selon un mode privé, l’idée de Violence ; un objet
terrifiant est réduit à une de ses parties apparemment inoffensive, mais
exemplifiant aux yeux du rêveur, selon un mode privé, son identité idéelle.
Ou encore la sensation éminente de l’anormalité d’un événement (« je l’ai
tué ») induit un renversement en son contraire (« je lui ai sauvé la vie »). Le
cas de l’antiphrase est particulièrement intéressant. Nul besoin de penser
une mystérieuse instance de dissimulation qui substituerait une expression
négative à une expression positive. On retomberait alors dans la lecture de
l’antiphrase par la rhétorique classique : dire le contraire de ce que l’on veut
dire. L’antiphrase est l’expression spontanée d’un événement accompagné
de la sensation dominante de son anormalité dans un récit relevant d’abord
de la pensée symbolique.
On objecte couramment à la définition freudienne du rêve comme
expression d’un désir l’existence des cauchemars. C’est oublier que la
sensation de l’anormalité de ce désir induit spontanément son expression
antiphrastique. Freud a raison de voir dans la dénégation antiphrastique la
manifestation privilégiée du refoulé, qui est bien au cœur de la sensation
d’anormalité. Mais cette dénégation intervient dès le processus primaire.
Elle relève du mode spontané d’expression de la pensée symbolique, non
consciente, et non d’une procédure seconde de dissimulation dont le rapport
à la conscience pose problème.

La résistance
Le contenu manifeste du rêve n’est donc pas l’occultation d’un sens
latent originel. Loin d’être originel, ce que Freud appelle le contenu latent
du rêve est en fait une reconstruction consciente, postérieure au véritable
contenu originel qui est le contenu manifeste. Elle consiste à réinterpréter le
discours du rêve selon la logique de l’objectivité en distinguant le désigné
de l’énoncé 7 du désigné propre 8.
Pour cela, on ne peut en rester au seul signifié conceptuel du rêve. Il
faut connecter le rêve avec son contexte, grâce aux souvenirs et aux
associations du patient. De plus, cette interprétation du rêve par le patient
lui-même a bien un sens thérapeutique. Le patient est en effet conduit à
remonter aux sensations éminentes archaïques qui sont à l’origine de la
symbolisation onirique. Il lui devient alors possible de se délivrer de leurs
effets pathogènes. Car lorsque leur souvenir inconscient devient obsédant,
leur support de symbolisation n’est plus onirique mais corporel (les
symptômes) ou même réel (les délires).
La compréhension par Freud de l’iconicité onirique comme une
substitution au niveau du sens conceptuel conduit à découvrir dans la
résistance un refus du sens. Les analystes qui voient leur patient multiplier
docilement les effets de sens pendant des années sans progresser le moins
du monde devraient être convaincus du contraire. La résistance est
identique à la dénégation dont le mode d’expression privilégié est
l’antiphrase. C’est un déni non de sens conceptuel, mais de réalité, lié à une
sensation d’anormalité (criminelle, scandaleuse, etc.) Une compréhension
simplement intellectuelle de l’origine de la névrose ne sert à rien au patient
tant qu’il n’est pas parvenu à revivre dans la réalité même de son corps les
sensations terribles qu’il a éprouvées 9, lesquelles ont eu d’autant plus de
force qu’il ne maîtrisait pas encore le sens de la réalité objective. Il peut
désormais les réinscrire dans les limites de l’objectivité, et éventuellement
remettre en cause la pertinence de leur interprétation d’alors (on peut avoir
eu une sensation éminente d’abandon sans avoir été effectivement
abandonné). Ce n’est qu’à la suite de ce travail de réobjectivation, qui est au
cœur de l’activité interprétative, qu’il pourra s’en distancier.
La résistance est d’autant moins un déni de sens conceptuel qu’elle peut
se traduire par une réduction de l’interprétation à de simples effets de sens
conceptuel. Le patient habile et astucieux se hâtera ainsi d’aller au sens
pour satisfaire l’analyste, mais en se gardant bien de quitter le plan de
l’abstraction conceptuelle. Dire abstraitement ce qu’on a vécu pour ne pas
avoir à en revivre la sensation concrète : telle est la forme ultime de la
résistance. Il s’agit, à y bien regarder, de la structure même de la litote 10,
c’est-à-dire d’une affirmation qui est en fait une double négation : négation
de la réalité, puis négation de cette négation dans sa révélation abstraite. Ce
qui n’est pas équivalent à une affirmation simple, car on prend en compte
les obstacles liés à la simple affirmation 11.
C’est tout le danger de l’usage exclusif de la parole en psychanalyse aux
dépens des autres formes d’expression engageant le corps. Non que la
pratique psychanalytique soit erronée : la parole constitue bien évidemment
le lieu privilégié de manifestation du refoulé. L’interprétation du matériel
iconique des rêves est irremplaçable d’un point de vue thérapeutique. Mais
elle peut devenir un obstacle à la guérison si elle n’est pas articulée sur la
réalité sensible du corps.

Création et rêve
Bien que le rêve soit une production symbolique et iconique, il se
distingue nettement de l’iconicité artistique. D’une part, il n’est soumis à
aucune exigence communicationnelle et peut donc se contenter d’un
symbolisme privé. D’autre part, il ne repose pas sur un travail de
déréalisation et de désobjectivation. Il n’en a nul besoin puisqu’il naît
spontanément d’un état de conscience affaibli. Il n’y a donc pas de mise en
forme rhétorique cohérente des rêves. Leur iconicité n’est en rien
décorative, contrairement à une œuvre d’art dont l’iconicité prolonge la
décorativité.
Certes, l’iconicité onirique utilise des effets rhétoriques internes.
Comme elle n’est plus soumise aux distinctions de la subjectivité, une
simple proximité phonétique ou sémantique entre deux mots suffit à les
identifier (ce qui, en aucun cas, n’a le sens d’une métaphore). Les rêves
sont ainsi remplis de calembours, qui se subordonnent à leur symbolisation
métaphorique, métonymique et antiphrastique. Mais cette mise en forme
rhétorique n’est pas convergente comme dans le cas d’une œuvre d’art. Elle
n’obéit à aucune intention esthétique. Pourquoi le ferait-elle du reste ? Le
rêve n’est pas destiné à un autre mais au rêveur lui-même, et cette mise en
forme ne cherche pas à mettre à distance le rêveur de sa subjectivité puisque
cette distance est la condition même du sommeil.
Qu’en est-il maintenant de l’artiste iconique ? Ce n’est ni un individu
qui parvient à transformer la réalité ordinaire à l’image de ses rêves, à
savoir un grand homme ou une grande femme, ni un individu qui substitue à
la réalité ordinaire une nouvelle réalité à l’image de ses rêves, à savoir un
malade mental. L’artiste iconique travaille sur la réalité ordinaire sans
chercher à la modifier en tant que réalité, puisque sa déréalisation n’engage
qu’une matérialité sensible partielle (sonore ou visuelle, etc.) Et si l’œuvre
qu’il construit a valeur de nouveau monde, possédant un temps et un espace
propre 12, il ne tente pas de le substituer à la réalité ordinaire. Il en fait un
instrument de symbolisation de cette réalité.

L’art et le jeu
Plus généralement, l’artiste est un joueur. D’où sa parenté souvent
affirmée avec l’enfant. Ce n’est pas un hasard si la thèse de Paul Ziff selon
laquelle l’art serait indéfinissable se fonde sur la thèse de Wittgenstein selon
laquelle le jeu serait indéfinissable.
Or, il est tout à fait possible de définir la notion de jeu 13. Certes, les jeux
étant au moins aussi hétérogènes que les objets artistiques, leur multiplicité
ne se ramène pas à un point commun. Mais ils engagent tous une fonction
identique : jouer c’est effectuer une action non réelle, qui ne cherche ni à
transformer la réalité ordinaire, ni à s’y substituer totalement. Le jeu a
certes une réalité spatio-temporelle, mais celle-ci possède une autonomie
par rapport à la réalité ordinaire. L’existence de règles du jeu, qui est
contingente, n’est qu’un mode d’expression de cette autonomie.
Saisi dans sa seule dimension non réelle, le jeu est divertissement. Mais
cette non-réalité peut être le support d’une dimension iconique. Le jeu
symbolise alors la réalité selon les trois modes de façonnement iconique, la
métaphore, la métonymie et l’antiphrase. D’où son ancrage profond dans
l’inconscient, et la force extrême des émotions qu’il suscite, non seulement
chez les joueurs mais aussi chez les spectateurs. Le jeu engage un sérieux,
voire une violence et une cruauté, qui n’est pas du tout incompatible avec le
divertissement 14.
Toutefois, si l’artiste est un joueur, tout joueur n’est pas un artiste.
Considérons par exemple le cas d’un jeu qui est aussi un spectacle à la fois
divertissant et iconique : le football. L’intention principale des joueurs reste
interne au jeu : ils visent avant tout la victoire. Elle n’est pas esthétique 15, ni
a fortiori iconique. Alors que l’interprétation de l’acteur de théâtre ou du
pianiste, qui est également un jeu, a pour enjeu principal l’optimisation de
la dimension esthétique et iconique de l’œuvre 16.

La non-maîtrise dans la technique


iconique
Nous pouvons enfin apporter une réponse à la seconde objection contre
une compréhension technique de la création : le sentiment de non-maîtrise
éprouvé par les créateurs. Comment comprendre que la technique iconique,
qui engage un nouveau rapport à la réalité, ne se traduise pas par une
nouvelle maîtrise de la subjectivité consciente de l’artiste sur l’œuvre ?
Nous avons vu que le façonnement métaphorique, métonymique et
antiphrastique de l’objet correspond en fait à la démarche même du
processus primaire inconscient. Par conséquent, dans la mesure où la
technique iconique n’est que la mise en jeu de ce façonnement, elle suppose
une désubjectivation encore plus profonde que celle de la technique
décorative.
La présupposition du décoratif par l’iconique dans l’art prend alors un
nouveau sens. La technique décorative, en désobjectivant l’objet du travail
créateur, permet à l’artiste d’atteindre un état affaibli de conscience 17. Ce
dernier accède ainsi à un état quasi onirique, relatif au sens visé par
l’intention esthétique. Il peut à la fois maintenir un rapport objectif à la
réalité sans lequel aucun travail n’est possible, et conférer à son œuvre une
iconicité artistique. Seule, en effet, la richesse de son matériau symbolique
inconscient, par lequel l’artiste se réinscrit dans les sensations primordiales
de son enfance 18, peut investir la densité symbolique de l’objet artistique et
la faire converger dans une intention iconique. L’œuvre est alors
véritablement vivante et forte. Inversement, si l’iconicité reste simplement
plaquée de l’extérieur, elle est vide et ennuyeuse.
Le plus haut degré de maîtrise de la technique artistique équivaut au
plus bas degré de contrôle conscient de son travail par le créateur. Loin de
devoir opposer technique et génialité, comme on le fait depuis Platon, il
faut au contraire voir dans la plus haute technicité de l’œuvre l’expression
suprême de la génialité de l’artiste 19. D’où l’aspect naturel des œuvres
authentiquement géniales, qui naît d’un surcroît et non d’un défaut de
technique.
Mozart, qui était à la fois doué et génial, écrivait d’un seul jet des
partitions d’une complexité technique extraordinaire sans aucune rature. On
y a vu la preuve qu’il ne travaillait pas. J’en déduis au contraire qu’il ne
cessait de travailler. Lorsque la création s’enracine au cœur même de la
pensée inconsciente, elle ne quitte jamais la pensée de son auteur. Jour et
nuit, Mozart vivait dans et par sa musique, la travaillant sans même avoir à
l’écrire. Sans même en avoir conscience.
Postface : trois exemples

Une fois la définition de l’art opérée à travers la compréhension du sens


technique de l’inspiration, le commentaire des œuvres du grand art peut
reprendre ses droits.
Je terminerai cet ouvrage par l’analyse de trois exemples. Ce ne sont
pas des chefs-d’œuvre à proprement parler, car l’étude d’un authentique
chef-d’œuvre engagerait une analyse de sa technique décorative et iconique
qui, à elle seule, pourrait occuper un ouvrage entier. Mais ils ont le mérite
d’illustrer les distinctions conceptuelles que j’ai été conduit à effectuer : le
premier n’est pas de l’art, le second est de l’art mais n’est pas du grand art,
et le troisième est du grand art mais n’est pas un chef-d’œuvre.

Un vélo
Imaginons qu’un individu prénommé Marcel s’empare d’un vélo et
l’envoie à un musée d’art en disant : « c’est de l’art ». Dans l’hypothèse où
le conservateur accepte de l’exposer, le vélo fonctionnera effectivement
comme de l’art. Il pourra même procurer des émotions esthétiques chez
certains spectateurs comme peut le faire tout objet. Si ces émotions
esthétiques sont positives, il faudra célébrer le designer du vélo et non
Marcel ou le conservateur. Le jugement de Marcel, « c’est de l’art », ne
modifie en rien la matérialité de l’objet et n’a donc pas véritablement le
statut d’un travail artistique. Comme tout ready-made, le vélo exposé reste
un objet industriel non artistique et son statut n’est pas plus modifié que si
Marcel avait retiré un objet artistique d’un musée en disant « ce n’est pas de
l’art » et l’avait déposé dans une usine de montage de vélos.

La roue de bicyclette de Duchamp


Considérons maintenant la Roue de bicyclette (1913) de Marcel
Duchamp. Elle est constituée d’une roue de bicyclette fixée à la verticale
sur un tabouret. Sa réalisation a supposé un travail de démontage et de
montage : l’appellation de « ready-made » est donc ici impropre même si
Marcel Duchamp le classait parmi les ready-mades :

La Roue de Bicyclette est mon premier ready-made, à tel point


que ça ne s’appelait même pas un ready-made. Voir cette roue
tourner était très apaisant, très réconfortant, c’était une ouverture
sur autre chose que la vie quotidienne. J’aimais l’idée d’avoir
une roue de bicyclette dans mon atelier. J’aimais la regarder
comme j’aime regarder le mouvement d’un feu de cheminée 1.

Ce travail sur la matérialité sensible de l’objet a eu pour intention de


faire obstacle à tout usage réel de la roue (et du tabouret sur lequel on ne
peut s’asseoir), et par là même d’induire son appréhension déréalisante par
le spectateur au même titre qu’une image. Nous avons donc bien affaire à
un objet intentionnellement esthétique, en l’occurrence plaisant 2, et donc à
un objet artistique, qui est en quelque sorte un mobile avant l’heure.
Reconnaître qu’un objet est artistique ne revient pas pour autant à
affirmer son appartenance au grand art. Tout ne se vaut pas, que ce soit pour
les productions réelles ou les jeux, qu’ils soient artistiques ou non. Certes,
on reconnaît dans Roue de bicyclette une intention esthétique spécifique,
provocatrice par rapport à l’esthétique institutionnelle du début du
e
XX siècle. Mais la convergence de la création vers cette intention esthétique

n’engage ni riche matérialité, ni virtuosité formelle.


On pourrait ici objecter qu’une telle œuvre peut mettre en jeu une
symbolique privée particulièrement riche. Mais c’est également le cas des
objets-souvenirs de notre enfance qui ne deviennent pas des œuvres d’art
pour autant, même s’ils sont capables de nous émouvoir. En effet, la simple
vue de l’objet ne permet alors nullement à un spectateur étranger
d’entrevoir une telle symbolique.
Par ailleurs, j’admets également qu’une telle production puisse être
l’occasion d’associations symboliques chez le spectateur. Le spectateur
pourrait voir ainsi dans Roue de bicyclette l’image d’un rouet ancien et
penser au rouet des Fileuses (1657) de Vélasquez, qui peuvent évoquer les
trois Parques 3. Roue de bicyclette pourrait alors apparaître comme une
représentation symbolique du Destin. Mais il s’agit alors d’une association
libre suscitée par l’œuvre : rien ne permet de dire que telle a été la visée
iconique de Duchamp dans sa création. Pour être prise en compte dans
l’évaluation d’une œuvre, la visée iconique doit avoir été construite
intentionnellement par l’auteur par le travail de la matérialité artistique de
l’objet.
Roue de bicyclette est en fait surtout remarquable par sa nouveauté.
C’est un mode de neutralisation ontologique de l’objet auquel on n’avait
pas encore pensé. Mais nous avons vu que la nouveauté, qui n’équivaut pas
à l’originalité, est insuffisante pour affirmer que l’on a affaire à une œuvre
magistrale. Par rapport à un chef-d’œuvre incontestable, comme Nu
descendant un escalier (1912), Roue de bicyclette est une œuvre mineure.
Insistons sur cette notion : toute production artistique d’un grand artiste
n’est pas pour autant du grand art. Le génie peut ne pas toujours être à son
zénith, voire même échouer. C’est ce que n’ignorait pas un Picasso, qui se
moquait des visiteurs s’extasiant sur n’importe quelle toile pourvu qu’elle
fût signée de son nom, et auxquels naturellement, il s’amusait à ne présenter
que les moins réussies.
Pourquoi un tel objet artistique figure-t-il actuellement dans un musée
d’art et non un musée Marcel Duchamp ? Parce que, même s’il s’agit d’une
œuvre mineure, il fait partie de l’œuvre de Marcel Duchamp qui est un
grand peintre du XXe siècle. Cette œuvre entre en interaction avec les autres
œuvres de Duchamp et permet d’éclairer le sens de sa création et son
évolution. À ce titre, du reste, la présence d’un ready-made pur dans un
musée d’art a également sa légitimité, puisque, même si ce ne sont pas
véritablement des objets artistiques (et le spectateur doit en être conscient,
sinon il est victime d’une tromperie), ils ont été inscrits, sous une forme
paradoxale, dans le flux de sa création de Duchamp et sont donc entrés en
interaction avec ses œuvres véritables.

La Tête de taureau de Picasso


Considérons enfin la Tête de taureau (1942) de Picasso, composée
d’une selle et d’un guidon de vélo. À la question « est-ce de l’art ? », je
réponds par l’affirmative. Picasso a travaillé esthétiquement sur la
matérialité de l’objet puisqu’il en a extrait puis juxtaposé deux éléments
afin d’en induire une appréhension déréalisante. Picasso ne fait d’ailleurs ici
que reprendre la technique inventée par Duchamp trente années plus tôt.
Pourtant, cette œuvre de Picasso, à la différence de celle de Duchamp
évoquée plus haut, est non seulement de l’art, mais peut être considérée
comme relevant du grand art. Mais là encore, il y a de la hiérarchie : bien
que magistrale, Tête de taureau n’a pas l’importance d’une toile comme
Guernica (1937). Elle renferme en effet une matière artistique peu riche
dont le travail formel est par là même limité et elle n’engage pas une
interprétation en droit infinie. C’est pourquoi ce n’est pas un chef-d’œuvre
artistique à part entière. Toutefois Tête de taureau met en jeu une virtuosité
remarquable et une grande maîtrise technique, un peu comme un geste
simple qui serait magistral dans son exécution. Je vais montrer que la
puissance créatrice ici à l’œuvre est comparable à celle mise en jeu dans
Guernica, même si son expression reste limitée.
Tête de taureau, bien que moins nouvelle que Roue de bicyclette,
participe bien du grand art. En effet, avec un minimum de moyens
matériels, elle parvient à générer une complexité symbolique virtuose, par
ailleurs iconiquement convergente. Picasso ne se contente pas d’induire une
appréhension déréalisante de l’objet, comme Duchamp, il inscrit la totalité
de sa matérialité artistique dans un emboîtement de trois dimensions
iconiques. Là est son originalité. De plus, ce qui est capital, un tel
emboîtement n’est motivé que par le travail très simple de cette matérialité
artistique. Dès lors son décodage symbolique peut en droit être opéré par
n’importe qui, sans correspondre à une simple association symbolique
privée et sans relever d’associations libres dans l’esprit du spectateur,
indépendamment de l’intention iconique de l’artiste.
Analysons la Tête de taureau de Picasso. Sa dimension décorative
repose sur la relation mimétique annoncée par le titre et à laquelle l’objet
est conforme. L’effet de ressemblance est simple et ne mérite pas à lui seul
de crier au génie. On admire toutefois le talent avec lequel Picasso a pu
faire surgir un animal à partir seulement de deux objets de la réalité
ordinaire.
Mais on ne doit pas en rester là : il importe d’accéder à une première
dimension iconique de l’œuvre, induite par l’association entre sa visée
mimétique (le taureau) et sa base objective (le vélo). Le taureau est
communément associé métonymiquement à l’Espagne. Quant au vélo, il
est, à la fin des années 1930, à la fois le symbole métonymique du monde
ouvrier 4, et l’un des principaux moyens de locomotion des émigrés
espagnols fuyant la mise en place sanglante de la dictature franquiste. À
l’intersection de ces trois termes, qui relèvent d’une symbolique publique et
non privée, on trouve la figure de Picasso. Inconsciemment, cela a dû être
motivant dans son geste créateur. La première dimension iconique de Tête
de Taureau est ainsi celle d’un autoportrait métonymique : l’homme Picasso
apparaît moins dans l’individualité de ses traits que dans son appartenance
tragique à un peuple (espagnol), ses liens avec un mouvement politique (il
adhère au PCF peu après, en 1944) et à un groupe socio-historique
(l’émigration antifranquiste).
Reste encore à comprendre pourquoi cet autoportrait a l’apparence d’un
taureau, car il existe d’autres symboles métonymiques de l’Espagne. Quelle
est la dimension symbolique principale du taureau, si l’on met à part son
lien avec l’Espagne ? Dans tout le monde méditerranéen, il est depuis
plusieurs millénaires le symbole de la puissance virile fécondante.
Métaphoriquement, surgit alors une seconde iconicité qui englobe la
première iconicité de l’œuvre : celle de l’individu Picasso compris comme
l’incarnation de cette puissance fécondante symbolisée par le taureau. Dès
lors l’autoportrait se précise : à travers l’émigré espagnol proche du
communisme, c’est l’artiste qui est ici représenté iconiquement. C’est-à-
dire non pas l’individu Picasso en tant qu’il possède une conscience, mais
en tant qu’il est habité par cette force inconsciente, animale, sexuelle, qui le
pousse à féconder techniquement la matière, sans pouvoir contrôler
consciemment toute la profondeur symbolique de sa création.
Cette interprétation de la symbolique de Tête de taureau à partir de sa
signification collective et non privée est adéquate à ce que par ailleurs nous
savons de la symbolique artistique de Picasso. La figure du taureau est en
effet omniprésente dans son œuvre, notamment à travers la tauromachie, qui
est métaphore à la fois de l’acte sexuel et de la création artistique. Le
minotaure, c’est-à-dire l’homme à tête de taureau, présent généralement
dans des scènes d’accouplement, est un mode privilégié de représentation
de l’artiste chez Picasso 5. On possède même une photo de Picasso en
minotaure, portant sur sa tête un énorme masque de taureau. La Tête de
taureau de Picasso est bien la tête de taureau de Picasso. Ce qui confirme
notre première interprétation, métonymique.
On pourrait toutefois contester cette identification entre le taureau et
l’artiste chez Picasso en invoquant la référence fasciste du taureau de
Guernica. Ce serait méconnaître la symbolique explicite donnée à ce
tableau par Picasso. La conception de Guernica a commencé avant le
bombardement massif de la ville de Guernica par l’aviation nazie le 26 avril
1937. Il représentait alors l’atelier de l’artiste (dont on retrouve l’ampoule
dans le soleil de Guernica) : le taureau-artiste y donnait naissance à Pégase,
après avoir massacré le garde-picador et violé la jument-femme. Il s’agissait
d’une allégorie œdipienne de la création. Pressé par ses amis de stigmatiser
l’horreur fasciste dans une toile, que Picasso a transformé son allégorie en
une représentation symbolique de la ville martyre.
Certains, comme Sartre, ont fait part de leur déception, la forme
allégorique affaiblissant à leurs yeux la visée symbolique de l’œuvre.
D’autres ont dénoncé dans cette récupération symbolique un cynisme
scandaleux. J’y vois au contraire un approfondissement de la symbolicité de
l’œuvre. Picasso qui est d’abord un Espagnol émigré, proche du
communisme et ayant fui le franquisme, ne pouvait repousser la demande
de ses amis. Mais plutôt que de représenter directement la destruction, il a
préféré la symboliser par antiphrase, à travers son allégorie de la création.
Que nous dit cette antiphrase ? Que tout est violence. Que c’est la même
brutalité féroce qui est au cœur de la création et de la destruction. Que créer,
c’est aussi détruire. Et par conséquent, que l’artiste ne peut échapper à la
culpabilité universelle exemplifiée par le fascisme.
Revenons maintenant à notre Tête de taureau, créée par Picasso aux
heures sombres de l’occupation de Paris, au printemps 1942. Nous n’avons
pas encore achevé son décodage symbolique. Il nous reste à remarquer que
cet autoportrait est réalisé par l’assemblage de deux débris de la réalité
ordinaire : une selle et un guidon.
Indépendamment de leur symbolicité métonymique plurielle, ces objets
et leur juxtaposition exemplifient la vanité, le dérisoire. Or c’est
précisément à travers ces valeurs négatives que Picasso nous présente
l’autoportrait de l’artiste à tête de taureau, rayonnant de toute sa puissance
créatrice. Il s’agit à nouveau d’une antiphrase. Le contenu symbolique de
cette nouvelle mise en forme iconique n’est autre que l’étrangeté
existentielle de l’art, réel d’un côté et non réel de l’autre, fini dans sa réalité
et infini dans son interprétation, dérisoire dans sa matière et puissant dans
sa réalisation, inutile réellement et d’une profonde utilité symbolique… qui
permet aux spectateurs de quitter le monde pour échapper à sa violence,
mais aussi d’en comprendre la dimension symbolique sous-jacente et d’y
revenir plus forts, car c’est dans ce monde que nous avons à vivre.
Notes

Avant-propos
1. M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Gallimard, 1986, p. 42.
2. K. Malevitch, « Ou mouzéïé », Iskousstvo Kommuny, no 12, janvier 1919, trad. dans
Malevitch, Écrits, éd. Andrei Nakov, Champ Libre, 1975, p. 233-236.
3. Écrite il y a presque vingt ans, la première version de ce texte, Définir l’art, a mis en place
des concepts et des problématiques que j’ai été conduit à développer et à préciser dans mes
livres ultérieurs, car ils débordent très largement le cadre de la philosophie de l’art. Cette
nouvelle version opère un remaniement du texte de 1998 pour tenir compte de l’élaboration-
maturation ayant eu lieu entre-temps.

Chapitre 1. Perte des évidences


1. En l’occurrence Bernard van Orley.
2. Suite à la grave crise financière traversée par le Directoire et au retour à la monnaie
métallique (le 4 février 1797), dix-huit tentures du Garde-Meuble national ont été brûlées en
1797 à la Monnaie pour en récupérer les fils d’or et d’argent. Les Chasses de Maximilien furent
sauvées de justesse.

Chapitre 2. Un paradoxe artistique


1. Selon l’expression heureuse proposée en 1972 par Harold Rosenberg, dans La dé-définition
de l’art, trad. Christian Bounay, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.
2. « Fais n’importe quoi ! » : telle est, selon Thierry de Duve dans Au nom de l’art (Minuit,
1989), la maxime adoptée par l’art contemporain, à la suite de Duchamp, dans sa révolte contre
l’esthétique bourgeoise.
3. Contrairement à Roue de Bicyclette (1913), qui a été créé en fixant une roue sur un tabouret,
et ne correspond donc pas à un authentique ready-made. Nous étudierons Roue de Bicyclette à la
fin de cet ouvrage, voir plus bas p. 238-240.
4. M. Duchamp, « À propos des ready-mades », dans Duchamp du signe. Écrits de
l’artiste réunis et présentés par Michel Sanouillet, Flammarion, 1975 ; rééd. 1994, coll.
« Champs », p. 191.
5. M. Duchamp, cité par Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : L’art à l’ère de la
reproduction mécanisée, Hazan, 1999, p. 261.
6. Cité dans Jennifer Gough-Cooper et Jacques Caumont, « Ephemerides on and about Marcel
Duchamp and Rrose Sélavy 1887-1968 », Catalogue de l’exposition Marcel Duchamp, Venise,
Palazzo Grassi, avril-juillet 1993, Milan, Bompiani, 1993, p. 257.
7. J’évoque ici le fait de jeter un livre usagé et non la pratique de l’autodafé au sens de
destruction publique de livres par le feu – une agression symbolique contre l’identité même de
l’œuvre (comme le fait de brûler en public une photographie ou un drapeau est une agression
symbolique contre l’identité d’une personne individuelle ou d’une nation). Un autodafé n’a
toutefois pas le sens d’un acte de vandalisme sauf s’il vise la totalité des exemplaires d’une
œuvre.
8. Après la compréhension de l’art comme « mensonge » par Oscar Wilde (Le déclin du
mensonge, 1889), il était inévitable que la théorie de l’art finisse par se heurter un jour au
paradoxe du Menteur.
9. Ce qui exclue des œuvres comme Roue de bicyclette, qui ne sont pas concernées par cette
analyse.
10. Le paradoxe est le suivant : si l’on admet un ensemble de tous les ensembles, on doit
distinguer l’ensemble de tous les ensembles qui sont éléments d’eux-mêmes et l’ensemble de
tous les ensembles qui ne sont pas éléments d’eux-mêmes. Or, ce dernier est-il élément de lui-
même ? Il y a ici deux réponses possibles. (1) S’il est élément de lui-même, alors il possède la
propriété commune qui le définit, à savoir ne pas être élément de lui-même. On se heurte alors à
une contradiction. (2) S’il n’est pas élément de lui-même, alors il ne possède pas la propriété
commune qui le définit, à savoir ne pas être élément de lui-même. Donc il est élément de lui-
même. Ce qui est à nouveau contradictoire. La découverte de ce paradoxe par Russell a conduit
Frege à renoncer à son projet de fondation de l’arithmétique.
11. La théorie des types de Russell s’est révélée également très féconde en informatique
théorique.
12. Traduit dans Logique et fondements des mathématiques, Anthologie 1850-1914, dir. François
Rivenc, Payot, 1992, p. 342-366.
13. Ibid., p. 354-355.
14. Voir A. Séguy-Duclot, « Nouvelle solution pragmatique du paradoxe du Menteur »,
Dialogue, Cambridge University Press, vol. 53, Issue 4, décembre 2014, p. 671-690. Contre
Russell qui considère que tous les paradoxes ont une solution unique (le rejet de
l’autoréférence), je montre que chaque paradoxe engage une solution spécifique.
15. Ce qui correspond à une interprétation pragmatique de la vérité de Tarski.
16. Pour les chrétiens, n’importe qui, en cas de nécessité, peut baptiser, mais il doit le faire avec
de l’eau et en prononçant la bonne formule : « je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-
Esprit ». Baptiser avec un autre liquide, ou dire seulement « je te baptise » ou « je te baptise au
nom de Dieu », ne sont pas considérés comme valides.
17. Voir G. Dickie, « Définir l’art » [1973], trad. Cl. Hary-Schaeffer, dans Esthétique et
poétique, textes réunis et présentés par G. Genette, éd. du Seuil, 1992, p. 9-32.
18. Nous étudierons la naissance de cette notion au chapitre VI. Voir plus bas, p. 125-145.
19. Ce qui les aurait peut-être révoltés, car si la finalité de l’objet est d’avoir une efficace
magique ou religieuse spécifique, une telle exposition fait obstacle à cette efficace.
20. Voir Duchamp du signe. Écrits de l’artiste, éd. cit, 1994, p. 49.
21. On pourrait objecter ici que Fontaine n’est pas un pur ready-made, car en renversant
l’urinoir et en le baptisant Fontaine, Duchamp en a fait un objet mimétique. Soit. Mais il n’y a
pas eu travail effectif minimal de la matérialité de l’objet, contrairement à Roue de bicyclette.
22. Plus que de la culture, les ready-mades relèvent de la contre-culture, à savoir une démarche
visant à subvertir ou même détruire le sens institutionnalisé de la culture, perçu comme une
menace pour les individus.
23. Ce qui a conduit à la théorie institutionnaliste de l’art de George Dickie, dont nous venons
de dégager les difficultés.
24. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, Gallimard, coll. « Tel », 1961, §43, p. 135.
25. J. Lacan, Le Séminaire, livre I, Les Écrit techniques de Freud, éd. du Seuil, 1953-1954,
p. 262.
26. Le mot art recouvre deux notions principales : parler de l’art du maçon ou du boulanger, ce
n’est pas parler de l’art pictural ou théâtral. Le présent livre élabore une définition non pas du
mot art, mais seulement de la seconde notion qu’il recouvre.
27. Notre critique de Duchamp n’entre pas ici dans le débat pour ou contre « l’art
contemporain » qui a occupé les théoriciens au XXe siècle et ce, pour deux raisons.
Premièrement, la notion d’« art contemporain » nous semble trompeuse puisqu’elle désigne
essentiellement les productions contemporaines dans les arts plastiques. Deuxièmement, le
problème ne nous semble pas d’être pour ou contre ces productions, en bloc : la référence à
Duchamp a pu inspirer de grandes œuvres de même que le paradoxe du Menteur a inspiré de
grands résultats mathématiques. Le problème est plutôt que parmi ces productions, on compte
des œuvres géniales, des œuvres de qualité, des œuvres médiocres, des œuvres nulles et des
objets qui ne sont pas même artistiques et qu’il importe justement de ne pas les confondre, sans
quoi on se condamne à un nihilisme aussi bien théorique que pratique.
28. Une telle compréhension institutionnelle de l’art renferme toujours le cercle logique initial :
le sens de l’œuvre étant dadaïste et donc anti-institutionnel, sa vénération institutionnelle revient
à dire : « j’affirme institutionnellement le rejet de l’institution ». La subversion est ainsi érigée
en norme, génératrice de conformisme, ce qui piège à la fois les tenants et les adversaires de ce
type d’œuvres.
29. Rappelons que la clé de voûte, qui renvoie de manière égale les forces sur les voussoirs, est
toujours posée en dernier, ce qui rend cette image d’autant plus pertinente pour désigner le
ready-made.
30. Le défaut principal de la philosophie de l’art au XXe siècle, nous l’avons vu, n’est pas d’avoir
mal résolu le paradoxe du ready-made de Duchamp, mais plutôt d’en avoir ignoré l’existence et
le fonctionnement, et de s’être donc laissé piéger dans les contradictions internes à cette théorie.

Chapitre 3. Objet esthétique et objet artistique


1. Il s’agit de la première définition du beau, selon la qualité. Voir E. Kant, Critique de la faculté
de juger, Analytique du beau, § 2.
2. Aristote, Poétique, 6, 1449b 28.
3. Dans une lettre à Hofmannsthal du 12 janvier 1907, Husserl peut ainsi penser, à la suite de
Kant, un parallèle entre le phénoménologue et l’artiste : « L’intuition d’une œuvre d’art
esthétique pure s’accomplit au sein d’une stricte mise hors circuit de toute prise de position
existentielle par l’intellect, ainsi que de toute prise de position par le sentiment et le vouloir,
laquelle présuppose une telle prise de position existentielle » (E. Husserl, « Une Lettre de
Husserl à Hofmannsthal », traduction E. Escoubas, dans La Part de l’œil, Bruxelles, no 7/1991,
p. 13). Nous verrons toutefois que la neutralisation existentielle de l’objet esthétique implique
une désobjectivation relative et une désubjectivation correspondante. Voir plus bas, chap. XII.
4. Voir E. Kant, Critique de la faculté de juger, Introduction, III, note 1.
5. On réserve généralement le terme d’image aux imitations visuelles, mais on peut très bien
penser des images auditives, gustatives, etc.
6. Il n’y a pas ici de contradiction effective, car l’absence et la présence ne s’établissent pas du
même point de vue.
7. Le tableau de Magritte La trahison des images (1928-1929) illustre cette double légitimité,
apparemment contradictoire.
8. Marcel Proust, Du côté de chez Swann [1913], À la recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves
Tadié, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 44-45.
9. Le concept de réalité ici en jeu est la réalité ordinaire, phénoménale, usuellement identifiée à
l’existence.
10. Il y a toutefois un usage délibéré possible d’un objet auquel on reconnaît un sens esthétique
éminent. Il a précisément pour but de déréaliser l’usage lui-même et son auteur, afin d’indiquer
leur nature non réelle (notamment au sens de surréel) ou du moins leur lien avec une nature non
réelle. C’est ce que recherchent les individus qui vivent au milieu d’objets esthétiques : les
prêtres, les rois, ou encore les dandys, qui s’efforcent de faire de leur vie même un objet
esthétique.
11. Nous rencontrerons par la suite de nouvelles formes contradictoires. À charge pour nous, à
chaque fois, de montrer qu’il ne s’agit que d’une apparence de contradiction, car deux points de
vue distincts sont bel et bien en jeu – ce qui n’est pas le cas, rappelons-le, dans le cercle logique
du Menteur.
12. Le critère de symétrie est plus fondamental qu’il n’y paraît : les vivants sont symétriques.
Dans la sélection sexuelle, la symétrie est un critère important.
13. Naturellement, cette objectivité reste relative. Mais il en va de même des figures et des
couleurs : ce qui semble rond et bleu à l’un peut sembler ovale et violet à un autre, etc.
14. On peut penser ici à l’usage de la symétrie dans le cinéma de Stanley Kübrick, aux
perspectives infinies de Maria Helena Vieira da Silva ou, sur un mode plus intimiste, aux scènes
peintes par Edward Hopper.
15. Il existe d’autres modes d’inversion : par exemple, l’obscène, traditionnellement exclu du
tragique et réservé au comique (ce que l’on vérifie chez Aristophane, chez Rabelais et sur un
mode plus étouffé, en raison de la censure classique, chez Molière), est retravaillé dans un sens
tragique à partir de la fin du XVIIIe siècle, notamment chez Sade, puis au XXe siècle chez des
auteurs comme Artaud et Bataille.
16. Gérard Genette semble avoir saisi cette distinction dans L’Œuvre de l’art : immanence et
transcendance, Seuil, 1994, p. 10. Mais il l’annule aussitôt dans un schéma qui identifie
l’ensemble des œuvres d’art à l’intersection entre l’ensemble des objets intentionnels (ou
artefacts) et l’ensemble des objets esthétiques, à savoir des objets « en situation de produire un
effet esthétique » (ibid., p. 11). Ce glissement lui permet de maintenir les ready-mades – qui ne
sont clairement pas, en tant qu’« œuvres » de Duchamp, intentionnellement esthétiques, mais
qui sont des artefacts produisant des effets esthétiques chez les spectateurs – dans la classe des
œuvres d’art.
17. Toute fonction n’est pas intentionnelle, comme en témoignent les fonctions organiques chez
un être vivant.
18. Cette définition est à la fois objective et non ontologique. Elle est en effet relative à la
détermination de l’intention primordiale. Face à un objet trouvé dans une tombe, il peut être
impossible de trancher, sauf si, par exemple, il s’agit clairement d’un objet décoratif (une
parure) ou d’une image.
19. On peut aussi, plutôt que de réfuter la validité d’une distinction conceptuelle, en contester
l’intérêt, en proposant une distinction conceptuelle plus efficace.
20. Ce qui n’est pas facile, car les deux fonctionnalités sont par nature distinctes, la
fonctionnalité esthétique étant déréalisante. Mais cela reste possible : on peut noter ainsi que les
critères d’harmonie, d’équilibre, de symétrie et de régularité s’accordent avec les
caractéristiques d’un mécanisme. Un mécanisme complexe, par exemple celui d’une horloge,
s’il est saisi esthétiquement, est jugé beau.
21. Le cas de la Venus du gaz de Picasso est particulier : on peut la considérer comme un objet
quasi artistique, non comme un objet artistique à part entière puisque sa dimension esthétique
fascinante, non intentionnelle dans sa création, est le fruit du hasard : son analogie avec les
œuvres de Picasso.
22. Voir L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, éd. cit., § 67.
23. P. Ziff, « The Task of Definig a Work of Art », The Philosophical Review, LXII, 1953.
24. Il ne convient pas d’identifier le non-réel au fictionnel : ce qui est surréel (le sacré, le divin)
est considéré comme non réel, à savoir comme ne relevant pas de la réalité ordinaire, mais non
comme fictionnel. L’art ne doit donc pas être réduit à la fiction et au faire semblant : il peut
engager une croyance absolue. La fiction n’est qu’un mode de déréalisation.
25. On peut penser ici aux statues de fétiches à clous du Congo représentant des formes
humaines ou animales et sur lesquelles des clous ont été plantés. L’intention créatrice de leurs
auteurs n’a évidemment jamais été « artistique » : elle était magique. Mais produire un objet
magique, c’est rendre manifeste, dans sa matérialité même, sa non-réalité, et donc s’inscrire
dans une intention esthétique déréalisante. De fait, le résultat est esthétiquement très
impressionnant.
26. N. Goodman, « Quand y a-t-il art ? », dans Esthétique et poétique, textes réunis et présentés
par G. Genette, Éd. du Seuil, 1992, p. 78.
27. Ibid., p. 81.

Chapitre 4. L’œuvre d’art


1. Cette appellation, qui suppose un progrès en art, est évidemment problématique.
2. Naturellement, il faudrait également rejeter toute objectivité à l’appréciation des artistes
interprètes (acteurs, chanteurs, instrumentistes, danseurs) et donc faire disparaître leurs écoles
de formation.
3. Il y a clairement une analogie entre ces quatre critères et les quatre causes d’Aristote
(matérielle, formelle, efficiente et finale). C’est normal, car cette théorie est une analyse de la
causalité technique et notre théorie est technique. Toutefois, les concepts que nous utilisons
n’ont pas un sens ontologique et absolu comme chez Aristote, mais pragmatique et relatif.
4. C’est du reste le cas de toute technique et de toute activité humaine : l’exceptionnel est, par
définition, rare.
5. La notion de critère esthétiquement motivant a été définie plus haut, p. 69.
6. Elle n’est pas non plus une détermination de l’expérience esthétique comme le prétend
Monroe Beardsley (Aesthetics: Problems in the Philosophy of Criticism, Hackett Publishing Co,
Inc., 1981). Genette lui rétorque avec raison qu’une telle unité suppose une unité de l’objet,
laquelle est affaire de goût (voir G. Genette, L’Œuvre de l’art, II. La relation esthétique, Éd. du
Seuil, 1997, p. 91-113). Pour éclairer les limites de ce débat, rappelons que ni Beardsley, ni
Genette ne distinguent esthétique et beau.
7. L’hypnose n’est pas artistique lorsque sa finalité est avant tout réelle, notamment
thérapeutique. Mais les états de contemplation esthétique peuvent être pensés comme des états
modifiés de conscience, ou encore comme des formes plus ou moins légères de transe.
8. Songeons aux transes induites chez le danseur par un rythme répétitif. On retrouve des effets
analogues en poésie avec la régularité rythmique et la rime. Nul besoin de substance
hallucinogène pour entrer en transe : le danseur ou le lecteur peut quitter le monde réel pour
accéder à un monde symbolique, mythique, magique, ritualisé. Or, le corps, c’est aussi du
symbolique ; la transe peut donc avoir un effet thérapeutique.
9. L’exemple du vin n’est pas secondaire. La création d’un vin, comme celle d’un parfum,
relève de l’art décoratif. Il y a de grands vins (rares), de bons vins (plus fréquents) et des vins
médiocres (la majorité, hélas). Certes, on peut préférer gustativement un Beaujolais nouveau à
un Moulin-à-Vent 2005, mais cette préférence traduit seulement la liberté subjective de chacun
en matière de goût, et non l’absence de critères objectifs pour hiérarchiser les vins.

Chapitre 5. La reproductibilité de la technique


artistique
1. N. Goodman, Langages de l’art [1968], trad. J. Morizot, J. Chambon, 1990, p. 147.
2. Il est possible que l’impression 3D parvienne un jour à transformer la peinture en art
reproductible au même titre que la littérature. Si c’était le cas, chaque reproduction serait
considérée comme un exemplaire de l’œuvre, au même titre que l’exemplaire d’un livre. La
peinture originale serait alors l’équivalent du manuscrit original : elle conserverait une valeur
primordiale, mais ne serait plus identifiée à l’œuvre-même dans son unicité. Signer une telle
reproduction de la peinture du nom de l’auteur ne serait plus alors considéré comme un délit, et
la signer de son nom propre serait considéré comme du plagiat. Toutefois, il ne s’agit pas
simplement d’une question technique : il faut un consensus institutionnel. Ainsi, les
photographies sont indéfiniment reproductibles techniquement, mais le monde de l’art s’accorde
à n’autoriser que des éditions limitées, comme pour les gravures.
3. Mais cela arrive : dans l’artisanat d’art, un maître peut signer ses œuvres.
4. Le sens de cette notion se trouve développé au chapitre VII.
5. Ut pictura poesis (la poésie est comme la peinture), disait Horace : Art poétique, v. 361.
6. C’est pourquoi l’interprétation que ce dernier peut faire de ses propres œuvres, par exemple
Debussy jouant Debussy, a plus valeur de témoignage que de modèle pour les autres interprètes.
Dans certains cas, l’interprétation de l’auteur serait même à éviter, comme Ravel (qui était
dépourvu de toute autorité sur un orchestre) interprétant son Boléro.
7. La distinction type/occurrence est relative : si une occurrence est reproductible, elle devient
elle-même un type général pour ses propres occurrences.
8. Il n’est ici question que d’interprétation artistique, c’est-à-dire présentant une œuvre écrite
dans une matérialité concrète, ce qui est impossible en peinture. La question de l’interprétation
critique, qui intervient pour toute forme de création artistique, qu’elle utilise ou non une
écriture, engage la question d’une analyse symbolique de l’œuvre. Elle interviendra dans la
seconde partie de ce livre.
9. Les pièces destinées explicitement à ne pas être jouées restent intentionnellement
représentables même si ce n’est que négativement. Elles ne font généralement qu’exprimer le
refus de l’auteur de se plier aux exigences de représentabilité de la scène de son temps. Ce qui
n’hypothèque nullement l’avenir.
10. Comme l’a rappelé le succès de The Artist (2011) de Michel Hazanavicius. On peut
également imaginer des films muets contemporains sans référence à la grande époque du muet :
par exemple, pour rendre sensible la surdité du personnage principal.
11. La caméra découpe ainsi à la fois le jeu de l’acteur et son corps.

Chapitre 6. Critique du modèle technique


1. La réflexion sur ces questions prend souvent une tournure polémique : or la polémique se
nourrit de simplifications.
2. Aristote, qui a été l’élève de Platon, a construit sa philosophie par opposition à celle de son
maître.
3. Voir Phèdre 245a et Ion 533e sq.
4. Une raison intuitive (nous), qui opère une saisie instantanée de la vérité, et non une raison
discursive (dianoia) se déployant dans la temporalité d’une argumentation. S’ouvrir à
l’inspiration, c’est pour Platon quitter le plan du bon sens et de la rationalité discursive au
moyen d’un délire (mania) rationnel, et non irrationnel.
5. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140a 10.
6. La première expression connue de la théorie des arts libéraux se trouve dans le De ordine
(386 apr. J.-C.) d’Augustin d’Hippone (Livre II, chap. XII-XVI), dont la source se trouve
vraisemblablement chez le néoplatonicien Porphyre de Tyr (voir Marco Zambon, Porphyre et le
moyen-platonisme, Vrin, 2002, p. 55). Augustin montre la raison développer tour à tour la
grammaire, la dialectique, la rhétorique, la poésie, la musique, l’astronomie, la géométrie et
enfin la science des nombres qui est la science suprême permettant d’accéder au divin. La
distinction entre trivium et quadrivium date de la Renaissance carolingienne.
7. Voir Édouard Pommier, Comment l’art devient l’Art, Gallimard, 2007, p. 25-27.
8. Contrairement à ce que prétendent de nombreux auteurs, dont E. Pommier.
9. Les premiers vers de l’Art poétique de Boileau affirment ainsi qu’il n’y a pas de poésie sans
inspiration.
10. Le titre de l’œuvre d’Horace, Ars poetica, est la traduction latine du titre complet de la
Poétique d’Aristote, Poiêtikê tehknê. Le titre de l’œuvre de Boileau, l’Art poétique, en est la
traduction française.
11. Je parle de mutation parce qu’il n’y a pas eu ici de théorisation pleinement consciente de ce
changement sémantique.
12. Batteux pense également une troisième sorte d’arts, à la fois plaisants et utiles, regroupant
l’architecture et l’éloquence (la rhétorique première).
13. Tant qu’une notion n’est pas définie dans un concept déterminé, l’ensemble reste flou. À une
même notion peuvent correspondre plusieurs concepts, qui permettent de délimiter plus ou
moins précisément, et plus ou moins efficacement (par rapport au but théorique recherché)
l’ensemble qui lui correspond. La définition d’un concept équivaut à la définition en intension
(ou en compréhension) de l’ensemble correspondant à la notion.
14. Je parle ici de concept et non de notion, car Batteux en précise les caractéristiques.
15. Je parle ici de notion, car le concept de Beaux-Arts défini par Batteux ne suffit pas à
déterminer un concept d’art.
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16. Elle le sera encore plus dans la théorie politique à la fin du XVIII siècle, avec les
conséquences que l’on sait.
17. Le théoricien du classicisme Jean Chapelain peut ainsi définir la règle comme « la raison
passée loi » et comme « un dogme d’éternelle vérité ». Voir Georges Collas, Jean Chapelain
1595-1674 : un poète protecteur des lettres au XVIIe siècle, Slatkine, 1911, p. 198.
18. Même si ces derniers adhéraient également à une théorie de l’inspiration, mais sans
expliquer contre Platon sa compatibilité avec une théorie technique.
19. Jean d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, introduit et annoté par Michel
Malherbe, Vrin, 2000. S’il a été écrit par D’Alembert, ce texte ne développe pas la pensée d’un
seul auteur : il est le fruit d’une collaboration de D’Alembert avec Diderot, Rousseau et
Condillac.
20. À ceci près qu’il unifie cette fois la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie et la
musique, la danse étant donc remplacée par l’architecture. Ce qui n’est pas évident, car
l’architecture est utile et ne peut de ce fait relever des Beaux-Arts pour Batteux.
21. Kant, Critique de la faculté de juger, § 49.
22. Ibid., § 46.
23. L’inversion du sens de l’inspiration se traduit par l’inversion du processus d’interprétation
des rêves : là où les Anciens découvraient un message des dieux, Freud découvre un message de
l’inconscient.
24. Précisons que l’on trouve dans le néoplatonisme une réévaluation de l’imagination,
notamment dans l’activité créatrice. Mais le contexte reste platonicien : l’imagination est alors
comprise comme étant au service de la raison, et non opposée à elle.
25. Voir Roland Krebs, « Le Sturm und Drang comme avant-garde littéraire » dans M. Gilli
(dir.), Le Sturm und Drang. Une rupture ?, Besançon, Annales littéraires de l’Université de
Besançon, 1996, p. 21. Dans la continuité de cette critique, Hegel rejette l’art mimétique dans
ses cours d’esthétique prononcés à Berlin dans les années 1820 (Esthétique I, trad.
S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, p. 37). Contrairement à ce que l’on entend souvent
dire, l’invention de la photographie n’a pas initié cette critique. Elle n’intervient
qu’ultérieurement (les premiers daguerréotypes datent de 1838), et joue plutôt le rôle de
confirmation pour les critiques de l’art mimétique : si une machine peut imiter mieux qu’un
peintre, cela prouve bien que l’essence de la peinture ne réside pas dans l’imitation.
26. Dans le Traité du beau (1715) de Jean-Pierre de Crousaz, le goût est un sentiment, mais qui
s’accorde encore à la raison. Avec le développement de la critique des classiques, le goût prend
un sens empiriste antirationaliste.
27. Le mot esthétique est inventé en 1750 par Alexandre Baumgarten (c’est le titre qu’il donne à
son ouvrage paru cette année-là) ; il a d’abord le sens de science de la sensibilité. C’est en ce
sens qu’il intervient dans l’Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure (1781) de
Kant. Mais il prend ensuite un nouveau sens pour désigner la théorie de l’appréciation sensible
du beau (naturel ou artistique), et c’est dans ce second sens qu’il intervient dans la Critique de
la faculté de juger (1791) de Kant.
28. La théorie politique du XVIIIe siècle, qui se construit également dans un cadre postcartésien
donnant un sens principiel aux subjectivités libres, se trouve confrontée à un problème
analogue : comment penser la volonté générale ? N’est-elle que la somme des volontés
particulières ?
29. Du moins lorsqu’elle a tenu compte de l’importance théorique du ready-made.
30. Les œuvres jugées les « meilleures » sont conservées dans des musées d’art, les autres non.
Les élèves jugés les « meilleurs » sont diplômés des écoles d’art, les autres non. L’évaluation
institutionnelle a une traduction objective immédiate et n’en reste pas à la simple subjectivité
d’un jugement individuel.
31. Cela vient du fait que Kant est arrivé à la question esthétique à partir de sa théorie du
jugement, et non à partir de la théorie de l’art. D’où le faible nombre d’œuvres d’art considérées
par Kant : il parle surtout du beau naturel, quant au sublime, il dit explicitement qu’aucune
œuvre d’art ne peut légitimement être jugée telle. La question de l’art n’est étudiée que
tardivement, à la fin de l’« Analytique de la faculté de juger esthétique » (§§43-54).
32. Voir plus haut, chapitre III, p. 69.
33. Voir l’exemple des rinceaux, Critique de la faculté de juger, § 16.

Chapitre 7. Le symbole
1. C. S. Peirce, « Prolegomena to an Apology for Pragmaticism », The Monist, vol. 16 (1906),
p. 506. Le terme type est tiré de « typographie ».
2. Trad. fr. Richard Crevier, Aubier, 1994, p. 75-99.
3. Par similarité entre deux objets, j’entends la présence en eux d’un point commun. Cette
relation ne doit pas être confondue, comme c’est généralement le cas, avec la ressemblance, que
nous évoquerons par la suite. Voir plus bas, p. 189, note 11.
4. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.5303.
5. Il faut ici distinguer les propriétés identitaires – permettant de reconnaître l’identité du type –
et les propriétés singulières, permettant de distinguer les occurences du même type.
6. Je pense naturellement à la reproduction par clonage, qui est première biologiquement. La
reproduction sexuée est une invention tardive du vivant, qui est devenue prédominante car elle
permet une non-identité génétique des individus au sein d’une population, ce qui la rend moins
fragile en cas de variation de l’environnement.
7. Une idée est une notion prise en un sens absolu. Comme une notion peut être typale ou
conceptuelle, selon que la classe qu’elle permet de construire est une classe d’identité ou de
similarité, l’idée est typale ou conceptuelle.
8. Ce qui conduit à la distinction entre ce qui est légal (conforme à la loi, dans le cadre d’une
justice particulière) et ce qui est juste (conforme à l’idée même de Justice) : si l’on constate un
désaccord, on cherche alors à rectifier la loi, et donc le sens de la légalité.
9. C’est un point que n’a pas vu Peirce qui – dans sa terminologie propre – considère une
nuance de couleur comme un qualisigne et non comme un légisigne (un type) ou un sinsigne
(l’occurrence d’un type).
10. C’est ce dernier usage que reprend Peirce. Il donne donc au mot symbole un sens tout à fait
différent du sens que je lui donne. Ce qui ne pose pas de problème : un même mot peut être pris
en plusieurs sens distincts.

Chapitre 8. L’art décoratif


1. Comme nous l’avons vu, elles peuvent toutefois en relever partiellement pour les
calligrammes ou totalement pour la calligraphie.
2. Cette distinction engage la notion d’émergence. Voir A. Séguy-Duclot, La réalité physique,
Hermann, 2013, p. 261-263.
3. Cette distinction reste relative : un type particulier peut être transformé en type général si l’on
découvre un mécanisme de reproduction à l’identique de ce type. C’est notamment le cas pour
une feuille sur laquelle est imprimée Voyelles de Rimbaud : une fois photocopiée, l’impression
prend le sens d’un type général.
4. Les identités typales générales peuvent être multiples : un individu peut par exemple recevoir
un nom de famille et un nom plus large de clan.
5. Ce passage est d’autant plus naturel que le point de vue cognitif possède toujours une
dimension évaluative. La définition d’un concept engage en effet une série de déterminations. Si
toutes ne sont pas présentes dans l’objet, il pourra voir son appartenance à la classe affaiblie.
Mais entre les objets possédant toutes les déterminations, il n’y a de hiérarchie que si l’on passe
du concept simple à l’idée conceptuelle.
6. Certes, l’invention de nouveaux procédés de déréalisation a conduit à élargir l’ancien concept
d’art (identifié à la production mimétique, qui n’est qu’une espèce de production esthétique
intentionnelle). Le concept d’art a donc bien évolué. Mais une fois admise notre définition de
l’art comme production esthétique intentionnelle, l’invention de nouveaux procédés de
déréalisation ne conduit pas à modifier le concept d’art, mais seulement à comprendre que de
nouveaux objets peuvent être intégrés légitimement à la classe qu’il permet de construire.
7. Sur cette notion, voir A. Séguy-Duclot, Éthique, Hildesheim-Zürich-New York, Georg Olms
Verlag, 2014, p. 153-164.
8. Si cette fascination conduit à une adhésion, on parle alors de charisme.
9. Il importe ici de distinguer non seulement le fait de trouver un objet parfait (selon le concept
ou le type général) mais aussi le fait de juger un objet esthétique, en tant que type particulier
(pour chacune de ses occurrences singulières) ou seulement dans une de ses occurrences
singulières (sous cet éclairage et de tel point de vue, par exemple). Ce dernier jugement ne nous
engage en rien sur les occurrences singulières ultérieures du même objet (« ce jour-là, il était
magnifique, mais pas aujourd’hui »). Dans ce dernier cas, il s’agit moins d’un objet esthétique,
que de l’occurrence esthétique d’un objet, dans un contexte spécifique. Naturellement, cette
distinction reste relative : un objet esthétique peut, à la suite des dommages du temps, devenir
inesthétique.
10. On peut penser ici au grand pianiste Alfred Cortot (1877-1962) dans ses dernières
interprétations.
11. Sauf, nous l’avons vu, pour l’artiste interprète : cette dernière conformité est alors requise, à
titre toutefois de condition nécessaire, mais non suffisante.
12. Traditionnellement, la rhétorique première traite de l’argumentation, et la rhétorique
seconde, des figures.
13. On peut songer ici à la structure combinatoire du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki
qui n’est pas sans évoquer l’écriture musicale de Mozart.
14. Ce fut pour moi un réel éblouissement lorsque, adolescent, j’eus la chance de découvrir la
cuisine des frères Troisgros à Roanne, celle de Paul Bocuse à Lyon, puis celle de Pierre
Gagnaire à Saint-Étienne.
15. Voir plus haut, p. 61.
16. Dans le cas des odeurs et des saveurs, la difficulté est que les distinctions sémantiques sont
très pauvres, comparées notamment aux couleurs ou aux sons. Cela rend très difficile une
description objective. L’humain a développé bien plus la vue et l’ouïe que le goût et l’odorat.
C’est pourquoi la cuisine ne peut pas avoir l’impact de la musique, de la peinture ou de la
littérature. Mais cela ne remet pas pour autant en cause son appartenance à l’art. De plus, un
véritable expert culinaire peut parvenir à retrouver les éléments constitutifs d’un plat et saisir
leur mode de composition. Entre un plat correct et un grand plat, il a les moyens de trancher.
17. Voir plus, haut, chap. III, p. 65.
Chapitre 9. L’art iconique
1. On sait le pouvoir des images sur les enfants.
2. En revanche, il est plus aisé de saisir esthétiquement de vieilles planches de botanistes ou
d’anatomie, qui n’ont plus d’utilité réelle.
3. Insistons sur le fait que notre concept d’idée ne correspond ni à l’idée platonicienne (il
n’engage aucune transcendance), ni à la forme aristotélicienne (il n’est pas ontologique), ni
enfin à l’idée rationnelle kantienne (une idée peut être sensible, et une idée sensible, comme
l’idée de Rouge, n’est pas une idée esthétique au sens de Kant : on peut lui faire correspondre le
concept de rouge, subdivisé en différent types de rouge).
4. Je reprends donc le terme d’icône dans un sens non platonicien. Précisons qu’il ne s’agit pas
non plus du sens peircien.
5. La rhétorique traditionnelle admettait bien l’ironie, qui est le mode humoristique de
l’antiphrase, parmi les tropes en raison de la dimension globale des effets de sens. Mais ce n’est
plus le cas chez des auteurs modernes comme Dumarsais (XVIIIe siècle), Fontanier (XIXe siècle)
ou Jakobson (XXe siècle), qui insistent au contraire sur l’opposition entre les figures de mot et les
figures d’énoncé et limitent les tropes à la métaphore et à la métonymie (en séparant ou non la
métonymie et la synecdoque).
6. Cette théorie a été développée dans A. Séguy-Duclot, Éthique, éd. cit., p. 61-79.
7. Aristote, Rhétorique, III, chap. 4.
8. Sans quoi il n’y aurait pas de substitution identitaire.
9. Et donc relative à la fois à ce contexte et à la compréhension qu’en a le locuteur : ce qui est
anormal pour l’un ne l’est pas pour un autre. Dans ce dernier cas, l’antiphrase ne se justifie pas
et risque alors de ne pas être comprise.
10. C’est par exemple une règle de politesse pour un invité, en France, que d’arriver avec un
quart d’heure de retard.
11. On confond généralement ressemblance et similarité. Deux objets ayant un point commun
sont similaires. Ils ne sont pas ressemblants pour autant. Deux objets sont ressemblants si une
confusion identitaire peut avoir lieu entre eux, à savoir s’ils possèdent en commun une propriété
constitutive de leur identité (une propriété identitaire). Toute propriété n’est pas identitaire.
12. Dumarsais remarque ainsi : « Je suis persuadé qu’il se fait plus de figures en un seul jour de
marché à la halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques » (Des tropes,
Manucius, coll. « Le philologue », 2011, p. 33).

Chapitre 10. Le façonnement iconique


1. Voir plus haut l’exemple du vêtement noir ou celui de la faucille.
2. Inversement, si l’artiste veut produire une œuvre de l’art iconique, il faut qu’elle soit
interprétable par un public. Sa symbolique ne doit donc pas être simplement privée, mais
comporter une dimension collective, dont l’amplitude plus ou moins grande permet de définir
des degrés de confidentialité de cette iconicité. Sans quoi son travail ne peut avoir pour autrui
qu’une dimension décorative.
3. L’identification du peuple russe au seul parti bolchevique, contre le Gouvernement provisoire
mis en place après la révolution de Février, dont le chef – Alexandre Kerenski, membre du Parti
socialiste révolutionnaire – est assimilé à un tyran.
4. Et les drogues, qui produisent également des états modifiés de conscience et permettent
d’échapper, provisoirement, à la réalité. La différence réside dans le fait que l’art nous enrichit
et donc nous renforce, alors que les drogues nous détruisent.
5. Précisons ici que toutes les formes de création décorative sont susceptibles d’un
fonctionnement iconique : cela vaut aussi pour l’art des jardins, la haute couture, le parfum, la
cuisine, etc. Le fait que les grands cuisiniers soient attentifs non seulement à l’esthétique (le
dressage, les saveurs), mais cherchent aussi à « raconter une histoire dans un plat », relève d’une
visée iconique, même si cette dernière risque d’engager une symbolique surtout privée,
difficilement interprétable par les goûteurs.
6. Si les puissants s’intéressent tant à l’art, ce n’est pas seulement pour spéculer, manifester leur
richesse ou asseoir symboliquement leur pouvoir. Commander une œuvre, donner les moyens à
sa réalisation, en faire son tombeau ou mieux encore, son portrait, est un sûr moyen d’accéder à
une forme d’immortalité.
7. Prismes. Critique de la culture et société [1949], trad. Geneviève et Rainer Rochliz, Payot,
coll. « Critique de la société », 2003.

Chapitre 11. Art et progrès


1. L’abstraction géométrique de Kandinsky et de Mondrian – qui s’écarte de la nature et de la
matérialité pour viser un principe rationnel et spirituel, au-delà des figures – s’inscrit dans la
continuité de la critique platonicienne de l’imitation de la nature sensible. Elle retrouve les
grands courants iconoclastes juifs (« Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation
quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont
dans les eaux plus bas que la terre », Exode 20 : 4), chrétiens (notamment dans la querelle des
images au sein de l’Empire Byzantin de 726 à 843, ou la méfiance pour les images dans le
protestantisme à partir du XVIe siècle) ou musulmans (une querelle des images intervient à partir
du milieu du VIIIe siècle dans les milieux sunnites et chiites).
2. L’abstraction d’un Pollock, loin d’être rationnelle et géométrique, explore plutôt une
irrationalité corporelle infra-figurative. Plutôt que des courants platoniciens ou iconoclastes, elle
se rapproche de la philosophie nietzschéenne et de la théorie psychanalytique.
3. Ce qui est en fait illusoire, car il faut tenir compte (1) qu’il y a des catégories intermédiaires,
notamment entre le beau et le sublime, et donc bien d’autres possibilités combinatoires, et (2)
que beaucoup d’œuvres se situent à l’intersection de plusieurs possibilités combinatoires.
4. Lequel est une détermination idéo-typale de son travail autorisant une reconnaissance
identitaire.
5. En revanche si l’apprenti continue de s’inscrire dans le style du maître, comme c’était le cas
dans les ateliers de peinture à la Renaissance, il est légitime que le maître, même s’il s’est
contenté de donner la touche finale, signe l’œuvre de son nom. Il en va de même pour les aides
d’un chef en cuisine.
6. Remarquons que les règles d’Aristote sont toujours actuelles : la production hollywoodienne
est souvent conforme à la leçon de la Poétique. Elle privilégie une action simple et limitée dans
le temps, en s’efforçant de la rendre attrayante grâce à des péripéties (retournement de l’action
en son contraire) et des reconnaissances (retournement qui conduit de l’ignorance à la
connaissance). Elle soumet la narration à une exigence de vraisemblance autorisant une forme
d’invraisemblance dans la mesure où il est vraisemblable qu’il y ait de l’invraisemblable. Elle
subordonne les caractères des personnages à l’action, en s’efforçant de les rendre convenables
(un jeune guerrier est forcément impétueux), accordés au public (qui pourra s’y reconnaître) et
cohérents, etc. Le résultat est certes un bon produit standard qui pourra avoir un succès public.
Mais il est rarement exceptionnel. Aussi des génies de la taille d’Orson Welles ou de Stanley
Kübrick n’ont eu d’autre ressource que de s’expatrier.
7. C’est pourquoi, si l’art de façon générale ne progresse pas, un artiste peut, lui, progresser
dans son art.
8. Voir ici la reconstitution de l’histoire de la peinture comme conquête de la perspective, par
Giorgio Vasari dans ses Vies (1550) – sur le modèle de l’histoire de la peinture comme conquête
du réalisme par Pline l’Ancien présentée au livre XXXV de son Histoire naturelle (vers 77 apr.
J.-C.) – ou la reconstitution inverse de l’histoire de la peinture comme conquête de l’abstraction,
opérée au XXe siècle.
9. Maxime moins libérale qu’il n’y paraît, car malheur à l’artiste qui ne fait pas « n’importe
quoi », c’est-à-dire dont l’œuvre ne correspond pas au modèle idéal du « n’importe quoi ».
10. Précisons que la liberté dans la création est un concept différent de la liberté au sens éthique
ou politique. Ajoutons que cette liberté est loin d’être facile à vivre : il est plus facile de savoir
où aller et quoi faire. Mais c’est une caractéristique des sociétés modernes que de ne plus avoir
de système symbolique unifié et d’autoriser un individualisme à la fois exaltant (par la liberté
donnée à l’individu) et inquiétant (par la liberté donnée à l’individu). D’où le risque du
nihilisme.
11. L’unité comme critère technique est, rappelons-le, une détermination du travail sur l’objet et
non de l’objet lui-même (elle est alors un simple critère esthétiquement motivant). Une œuvre
intentionnellement multiple, dans le cadre d’une esthétique du sublime, suppose une recherche
quasi systématique de cette multiplicité.
12. L’évaluation objective d’un chef-d’œuvre est ainsi plus difficile que la simple vérification
d’une soumission de l’artiste aux diktats de l’école dominante. Le travail du critique s’en trouve
complexifié, mais aussi réévalué.
13. Toute interprétation est finie. Mais un chef-d’œuvre mettant en jeu une infinité potentielle,
de par sa densité symbolique, il ouvre sur une indéfinité d’interprétations différentes, artistiques
ou théoriques : chaque époque, chaque grand interprète apporte un éclairage nouveau sur
l’œuvre. Tant que l’humanité existera, on proposera de nouvelles interprétations musicales des
œuvres de Beethoven et des lectures nouvelles des œuvres de Shakespeare.
14. On reste dans un cadre potentiel : rien ne légitime ici l’usage de la hiérarchie cantorienne
des infinis.

Chapitre 12. L’art, entre sujet et objet

1. La première définition considère l’objet esthétique par rapport à son contexte réel ; la
seconde, dans sa constitution interne ; la troisième, dans son statut d’objet.
2. On pourrait articuler nos trois définitions de l’objet esthétique aux quatre définitions
kantiennes du beau dans la Critique de la faculté de juger, en repérant le lien entre notre
définition 1 et la définition 1 de Kant, notre définition 2 et la définition 3 de Kant, notre
définition 3 et les définitions 2 et 4 de Kant (l’objectivité engage à la fois universalité et
nécessité). Mais il conviendrait tout aussitôt de repérer les différences principales : nos
définitions ne sont pas ordonnées selon la table des catégories kantiennes ; il s’agit d’une théorie
non du jugement mais de la création ; pour nous, l’esthétique est objet de désir (elle n’est pas
formelle) ; notre concept de symbole n’est pas celui de Kant ; et la désobjectivation engage un
travail rhétorique.
3. Naturellement, on pourrait ici imaginer la possibilité d’une appréhension esthétique totale de
l’objet, selon les cinq sens. Mais cela supposerait de pouvoir faire converger des effets sensibles
hétérogènes. Ce qui semble difficile, à moins de revenir à l’hypothétique présupposé romantique
d’une équivalence entre les sons, les goûts, les couleurs, les parfums et les sensations tactiles.
Une expérience esthétique véritablement totale est un rêve d’autant moins nécessaire à réaliser,
qu’elle se réduirait en fait à une banale expérience de perte de conscience. Ce que n’est
justement pas l’expérience esthétique.
4. D’où l’importance du temps pour l’évaluation critique. Il opère en effet une distanciation par
rapport au goût présent et aide au travail de réobjectivation.
5. Cette déréalisation justifiait l’usage de masques dans le théâtre grec, qui n’était pas moins
réaliste pour autant, contrairement à ce que prétend Nietzsche au § 80 du Gai savoir, puisque la
déréalisation esthétique est une condition de l’iconicité réaliste.
6. L’usage de drogues est lié de tous temps à l’inspiration : on en faisait usage lors de
cérémonies rituelles pour entrer en transe et communiquer avec les êtres surnaturels.
L’inspiration créatrice s’inscrivant dans la continuité directe de l’inspiration magique ou
religieuse, c’est tout naturellement qu’elle a été conduite à faire usage de drogues.
7. Sans parler des nouvelles drogues de synthèse au XXe siècle (amphétamines, LSD, etc.).
8. Voir ici Misérables miracles (1956) d’Henri Michaux. Si la création peut être favorisée par un
état de légère ivresse, en plein délire, il n’y a plus d’écriture possible. Celle-ci est alors une
reconstitution après coup de l’expérience hallucinogène, comme le récit d’un rêve, et suppose la
conscience.
9. Après, c’est à chaque artiste de gérer ce genre de risque. Mon propos n’est ni médical, ni
moral.
10. L’usage de drogues, même s’il peut être une aide, dans un premier temps, pour les créateurs
(mais il existe des techniques de méditation ou d’auto-hypnose qui permettent d’obtenir des
effets analogues, sans effets destructeurs), n’est donc nullement nécessaire à la création.
11. De même qu’il y a une proximité entre création et aliénation, il y a également proximité,
mais d’un autre ordre, entre interprétation et aliénation. Certains interprètes se sont ainsi fait
vampiriser par leur personnage, le premier d’entre eux étant Béla Lugosi, l’interprète,
précisément, d’un vampire (le comte Dracula) et dont on dit qu’à la fin de sa vie, il se prenait
pour Dracula.

Chapitre 13. Création et inconscient


1. R. Jakobson, Essais de linguistique générale I, trad. Nicolas Ruwet, éd. de Minuit, 1963, p.
65-66.
2. Voir J. Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », dans La
psychanalyse, PUF, 1957, vol. III, p. 47-81.
3. Cette traduction est du reste insuffisante. Quand le patient dit « ce n’est pas ma mère », la
Verneinung ne désigne pas l’opération logique de dénégation, contraire de l’assertion, mais le
fait que sa dénégation (« ce n’est pas ma mère ») doit en fait être comprise par le thérapeute
comme une assertion déguisée (« c’est ma mère »). C’est le fonctionnement même de
l’antiphrase, avec comme seule différence que la procédure est ici inconsciente : le patient croit
à la réalité de ce qu’il dit.
4. Voir plus haut, fin chap. IX, p. 189, note 12.
5. Voir la critique de la psychanalyse freudienne par Jean-Paul Sartre dans L’Être et le néant,
Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 634.
6. D’où l’analogie entre la catharsis aristotélicienne dans le spectacle tragique et la thérapie
freudienne dans l’interprétation des rêves.
7. Le lion pour la métaphore, le violon pour la métonymie, l’arrivée en avance pour l’antiphrase.
8. Le guerrier pour la métaphore, le violoniste pour la métonymie, l’arrivée en retard pour
l’antiphrase. Ce désigné n’est pas « propre » en soi, mais déterminé par le contexte de l’énoncé.
9. De même, savoir intellectuellement que l’on va mourir ne peut suffire pour changer notre
rapport à l’existence, en privilégiant désormais ce qui nous paraît essentiel. Il faut être passé par
l’épreuve d’une rencontre réelle, physique, avec la mort.
10. Par exemple, dire comme Chimène « je ne te hais point » pour « je t’aime ».
11. Dans notre exemple, le fait que Chimène ne devrait pas aimer Rodrigue, puisqu’il a tué son
père. L’idéalisation logique conduit généralement à ne pas prendre en compte la distinction entre
l’affirmation simple et la double négation, sauf dans le cas de la logique intuitionniste de
Luitzen Brouwer.
12. Que l’on peut assimiler symboliquement à un espace matriciel : au fond, tout art est pariétal.
13. Sur l’analyse du sens du mot jeu, et notre critique de Wittgenstein, voir A. Séguy-Duclot,
Recherches sur le langage, Vrin, 2011, chap. VI, p. 233-249.
14. L’erreur de Wittgenstein est de n’avoir du divertissement qu’une compréhension limitée, en
le confondant avec son mode joyeux, l’amusement. Même la souffrance ne détruit pas
l’effectivité du divertissement, comme le prouve la possibilité pour le plaisir esthétique de
divertissement d’être déplaisant.
15. Même si des considérations esthétiques peuvent intervenir.
16. Même si une rivalité est possible entre interprètes.
17. Notre compréhension de la technique artistique ne tombe donc pas sous les critiques
adressées au XXe siècle à la « technique », comme mise en œuvre d’une domination rationnelle
de la réalité. La technique artistique ne cherche pas à dominer le réel, et son opérativité n’est pas
rationnelle mais symbolique. La notion de « technique » regroupe des concepts distincts. Pour
éviter de les confondre, il conviendrait de donner le nom de technologie à la technique
rationnelle.
18. Ce qui redouble son lien à l’enfance déjà inscrit dans le caractère ludique de sa démarche.
19. Quand Anton Ehrenzweig, dans L’ordre caché de l’art (Gallimard, coll. « Tel », 1982),
affirme que la création artistique, pour avoir véritablement valeur d’expression de l’inconscient,
devrait s’opposer à toute technique, il reste prisonnier de cette antique opposition entre génialité
et technique.

Postface : Trois exemples

1. Cité dans André Gervais, Roue de bicyclette, épitexte, texte et intertextes, Cahiers du MNAM,
no 30, p. 59-80.
2. La description par Duchamp du plaisir qu’il retire de la contemplation de Roue de bicyclette
(qui s’oppose à sa théorie inesthétique des ready-mades) évoque irrésistiblement ce passage du
§ 22 de la troisième Critique de Kant : « Il en est ainsi dans la vision des changeantes figures
d’un feu en une cheminée, ou d’un ruisseau qui chante doucement, car ces choses qui ne sont
point des beautés, comprennent néanmoins pour l’imagination un charme, puisqu’elles en
soutiennent le libre jeu ». De fait, les figures changeantes du feu ont un effet hypnotique
déréalisant et suscitent la rêverie.
3. À la suite des interprétations d’Aby Warburg (1927) et de Diego Angulo Íñiguez (1948), on
associe plutôt Les Fileuses au mythe de Pallas et Arachné.
4. Grâce à la chute des prix du vélo au début du XXe siècle liée à l’industrialisation de sa
production : autrefois apanage de la bourgeoisie, il est désormais accessible aux ouvriers. Sans
compter que le vélo devient un spectacle de masse pour les ouvriers : le public se presse au
Vélodrome d’hiver inauguré en 1910.
5. Dans les années 1930, Picasso a par ailleurs collaboré aux côtés des surréalistes à la revue
Minotaure (1933-1939) dont le titre référait explicitement à la source dionysiaque, inconsciente
et animale, de l’activité créatrice.
Bibliographie succincte

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Index des noms

Adorno, Theodor W. 200, 271

Andersen, Hans Christian 103


Apollinaire, Guillaume 122

Aristote 62, 126, 130, 132, 181, 208, 254, 256-257, 265

Artaud, Antonin 16, 252


Augustin d’Hippone 256, 271

Austin, John 41

Bach, Johann Sebastian 107

Bacon, Francis 103

Bacon, Roger 128

Balzac, Honoré de 201

Barthes, Roland 79
Bartók, Béla 101, 103

Bataille, Michel 252

Batteux, Charles 132-133, 136, 143

Baudelaire, Charles 16, 68, 79, 217

Baumgarten, Alexandre 258


Beardsley, Monroe 254

Beethoven, Ludwig van 98, 103, 266

Benjamin, Walter 112


Berg, Alban 86, 195

Berry, George Godfrey 38

Beuys, Joseph 83

Bocuse, Paul 262

Bohr, Niels 158


Boileau, Nicolas 69, 130, 176, 257

Boltzmann, Ludwig 94

Brecht, Bertolt 216

Breton, André 31

Breuil, Henri 43, 55

Brouwer, Luitzen 269

Burali-Forti, Cesare 38
Burke, Edmund 68, 70, 145

Cantor, Georg 94

Caroll, Lewis 103

Céline, Louis-Ferdinand 93

Cézanne, Paul 7

Christo, Christo Javacheff et Jeanne-Claude Denat de Guillebon, dit les 83

Cicéron 98

Condillac, Étienne Bonnot de 258


Corneille, Pierre 130

Crousaz, Jean Pierre de 258


D’Alembert, Jean le Rond 133, 258

Dante 128
Debussy, Claude 195, 255
De Palma, Brian 108

Dickie, George 43, 86, 250


Diderot, Denis 258

Dirac, Paul 158


Dubos, Jean-Baptiste 131-132
Duchamp, Marcel 27-38, 40-42, 45-47, 49-53, 55-56, 60, 80, 238-241, 248-250, 252,
270
Dumarsais, César Chesneau 189, 262-263

Dürer, Albrecht 27
Duve, Thierry de 247, 272

Ehrenzweig, Anton 269, 272


Einstein, Albert 157
Eisenstein, Sergueï 84, 101, 196-197

Erickson, Milton 98
Eubulide de Milet 37

Faulkner, William 93
Fontanier, Pierre 262

Frege, Gottlob 249

Freud, Sigmund 224-226, 228-230


Gagnaire, Pierre 262

Genette, Gérard 86, 252, 254, 272


Gervais, André 270, 272

Gödel, Kurt 54

Goodman, Nelson 78, 80-81, 109, 253

Goya, Francisco de 24, 177


Grimm 103
Hazanavicius, Michel 256

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 197, 258

Heidegger, Martin 7, 215

Hilbert, David 54, 158


Hitchcock, Alfred 108

Hoffmann, Werner 33
Homère 201-202
Hopper, Edward 252

Horace 117, 131, 257


Hugo, Victor 68

Husserl, Edmund 251


Íñiguez, Diego Angulo 270

Jakobson, Roman 224, 262

Joyce, James 93, 107


Kafka, Franz 93

Kandinsky, Vassily 264

Kant, Emmanuel 61-63, 65, 70, 85, 103, 145, 154, 174-175, 251, 258, 266-267, 270

Kerchache, Jacques 44, 55

Klee, Paul 185


Klein, Yves 29

Kübrick, Stanley 84, 252, 265


Kurosawa, Akira 84

Lacan, Jacques 48, 224-225

Lautréamont, Isidore Ducasse, dit 16


Leibniz, Gottfried Wilhelm 145, 149-150

Lenau, Nikolaus 220


Lorrain, Claude Gellée, dit le 107

Lugosi, Béla 268

Lulle, Raymond 128


Lumière, Auguste et Louis 84

Magritte, René 251


Malevitch, Kasimir 7-8, 51, 87

Malherbes, François de 130

Merleau-Ponty, Maurice 7, 215

Michaux, Henri 267

Michel-Ange 177
Molière 220, 252

Mondrian, Piet 264

Mozart, Wolfgang Amadeus 99, 107, 236, 261

Müller, Heiner 103

Nietzsche, Friedrich 223, 267


Orléans, Charles d' 128

Orley, Bernard van 247

Pacquement, Alfred 46

Pascal, Blaise 198

Peirce, Charles Sanders 150, 260, 273


Perrault, Charles 176

Picasso, Pablo 13, 32, 55, 86, 105, 107, 166, 176-177, 240-245, 253, 270

Pinoncelli, Pierre 45-47, 51-52

Platon 8, 25, 126, 180, 208, 217, 235, 256

Pline l’Ancien 265, 273


Poe, Edgar Allan 217

Poincaré, Henri 158

Pollock, Jackson 100, 264

Porphyre de Tyr 256

Potocki, Jan 261


Poussin, Nicolas 107

Proust, Marcel 86, 93, 201, 251, 273

Rabelais, François 107, 217, 252

Rachmaninov, Sergueï 101

Racine, Jean 107

Raphaël, Raffaello Sanzio dit 25


Ravel, Maurice 255

Rembrandt, van Rijn 45, 47, 80, 113, 177, 219

Richard, Jules 38
Rimbaud, Arthur 16, 105, 150, 155, 164, 260
Romain, Jules 25

Ronsard, Pierre de 129-130

Rosenberg, Harold 247, 273

Rousseau, Jean-Jacques 258

Russell, Bertrand 37-39, 53, 249


Sade, Donatien Alphonse François de 252

Saint Laurent, Yves 174

Sartre, Jean-Paul 244, 268, 273

Schoenberg, Arnold 105

Schwartz, Arturo 34
Shakespeare, William 266

Sophocle 130

Stravinsky, Igor 107

Tarski, Alfred 249

Troisgros, Jean et Pierre 261

Turner, Joseph 107


Van Gogh, Vincent 7, 16, 113, 219

Vasari, Giorgio 265


Vélasquez, Diego 30, 177, 239

Véronèse, Paolo Caliari dit 25

Vieira da Silva, Maria Helena 252


Vinci, Léonard de 27, 43, 117

Virgile 201
Visconti, Luchino 101, 108

Warburg, Aby 270

Welles, Orson 124, 265


Wilde, Oscar 248, 274

Wittgenstein 48, 74, 151-152, 233, 269


Wollheim, Richard 150, 274

Zeffirelli, Franco 108

Zermelo, Ernst 38-39, 274

Ziff, Paul 74, 233


Index des notions

Absolu 63
absolu 154
relatif 154
Absolutisation 155

Acteur 220

Air de famille 165


Aliénation 221

Allégorie 159

Allographique 109, 119


Anart 53

Anartiste 53

Anesthétique 32

Anti-institutionnel 51-52, 250

Antiphrase 55, 157, 187-189, 191, 196, 219, 224, 229-230, 234, 244-245, 262-263,
268
Aristophane 252

Art 125-126, 131-132, 143


contemporain 84, 250
décoratif 174
figuratif 193
iconique 192, 219
industriel 143
institutionnel 46
libéral 127, 130-131
mécanique 128, 130-131, 136, 143

Artisan 134

Artisanat 125
d’art 73

Artiste 134
-interprète 79, 117, 121, 170

Artistique 59

Atonal 75

Attributs symboliques 159

Autographique 109, 119

Auto-hypnose 218
Autoréférentiel 39

Beau 15, 61, 67-68, 70, 98, 131, 138, 143

Beauté
de la laideur 69
transcendante 69

Beaux-Arts 132-133, 135

Bienséance 130

Bonne imitation 180


Calligramme 122

Calligraphie 122
Canular 47, 49-50, 52, 55

Catharsis 62, 268


Censure 208

Cercle logique 35, 37-38, 40-41, 45, 51-52, 55, 139, 250
Chef-d’œuvre 88
artisanal 88
artistique 88
Cinéma 124

Classe
de similarité 151-152
d’identité 151
typale 152
Classicisme 130
Complexité de la forme 89

Compositeur 117
Concept 49, 72, 149, 151-153, 155-156, 164

Conceptualisation 126
Conceptualiste 29-31, 34-35, 37

Condensation 224-226

Contenu
figuré 224
latent 224-226, 230
manifeste 223-224, 226, 230
propre 224

Contrefaçon 109-110, 119


Convergence 90

Copie 113-114
Copiste 113, 118

Création artistique 100, 114


Critères
esthétiquement motivants 69, 95-96, 141
esthétiques 69-70
techniques 89
Critique 79, 102, 216
artistique 196
d’art 87
Cuisine 174
Dénégation 188, 224-226, 229-230, 268

Densité symbolique 163, 211


Déplacement 49, 224-226

Déplaisant 65-66
Déplaisir esthétique 66, 69-70

Déréalisation 66, 83, 110, 142, 162, 186, 213, 216


Design 72-73, 142-143

Designer 37, 44, 73, 237


Désintéressement esthétique 61

Désintérêt 61
Désir 63

Désobjectivation 213-217, 219, 232, 251, 267

Désubjectivation 214-215, 217-220, 223, 235, 251


Distanciation 92, 106, 216, 267

Distinction conceptuelle 72

Divertissement 234

Don 99, 212

Drogue 217, 267


École d’art 87, 105

Écriture 116, 154


Édition 122

Émotion 20, 218

Ennui 66, 69
Esthétique 59, 69, 85
du beau 171, 206
du sublime 75, 171, 206

Évaluation 137

Exemplarité 207

Exemplification absolue 157, 183

Existence 61-62, 156


Expert 91-92, 103

Fantasme 180
Fascination 171, 179

Fiction 50, 77, 136, 143, 253

Figuratif 75, 194, 206


Folie 219

Fonctionnalité esthétique 74

Forme 109, 111

Génie 52, 133-134, 136-137, 144, 157, 240, 242

Grâce 70
Grand art 7-8, 13, 28, 84-86, 105-106, 138, 174, 216, 237, 239-241

Grand critique 104

Grande voix 100

Hermétisme 195

Hypnose 97, 254


Icône 180

Iconicité 191

Iconoclasme 206

Idéalisme 206

Idée 154, 164, 182, 260, 262


conceptuelle 154-155, 164
esthétique 135
rationnelle 134
typale 154-155, 164

Identité 149, 151-152


absolue 149
générale 165
idéelle 164
idéelle générale 168, 207
idéo-typale 170
idéo-typale générale 170
idéo-typale particulière 165, 167-168, 170
particulière 165
relative 149
typale 118, 164, 166

Idéo-type 166-167, 169

Image 64, 83, 112-114, 179, 251, 264

Imagination 130-131, 134, 258

Imitation 14, 27, 42, 62, 112, 126, 131, 137, 143
Improvisation 117
Inconscient 258

Indéfinissabilité 8, 75

Indéfinissable 29

Individu 151, 164


particulier 164
universel 151

Individualité
générale 164
particulière 164

Individuel 151

Ineffabilité 164

Inesthétique 65, 68

Inspiration 126, 129, 132, 212


Institution muséale 30, 50-51

Intention 45, 78
artistique 43, 45, 76
créatrice 44, 77, 123, 171
déréalisante 77
esthétique 75-77, 79, 83, 93, 96, 102, 104, 108, 110-112, 114, 117, 119, 121,
162, 170, 180, 184, 193, 209, 211, 214-215, 232, 235, 239, 253

Intérêt 198

Interprétation 118, 120, 168


artistique 100
décorative 195
iconique 195
Inutilité 17, 143

Jeu 198, 233-234

Jugement évaluatif 166


Laid 65, 68

Laideur esthétique 69
Lecture silencieuse 121

Liberté 132, 144, 209, 266


Loi 130

Magie 77, 253

Magnificence 70

Maître 90
Matérialité 62
littéraire 120

Matière 109-110
abstraite 117
artistique 110
concrète 117
non sensible 120

Mauvaise imitation 180

Mémorable 199

Menteur 35, 37, 39-40, 54-55, 248, 250, 252

Métaphore 186-187, 189, 191, 196, 219, 224-225, 232, 234, 243, 262, 268

Méthode mimétique 179

Métonymie 157-159, 187-189, 191, 196, 219, 224-225, 234, 262, 268
Mode 176

Modernité 55, 59, 176


Monde 63, 201
de l’art 43-44, 46, 51, 85, 88, 255

Mort 64

Musée 25, 28, 33, 35-36, 46, 105


d’art 70, 73, 86, 105
des Beaux-Arts 53, 70

Mutation sémantique 132

Narcissisme 219

Neutralisation 61-62, 64-65, 179, 198, 200, 239, 251

Nihilisme 54, 250, 266

Non-art 7-8, 23, 25, 46-47, 52-53, 55-56, 86

Non esthétique 65

Non figuratif 75, 194, 206


Non-maîtrise 212, 219

Non-réalité 77, 143, 234, 253

Nostalgie 65

Notation 119

Notion 48-49, 76, 78, 125, 132, 136-137, 144, 150, 166, 250, 260

Objet
artisanal 73
artistique 54, 59, 71, 75, 83, 94
artistique esthétique 94
déréalisé 63
esthétique 59-60, 94, 161-162
industriel 73
intentionnel esthétique 71
intentionnellement esthétique 71
symbolique 54, 155, 157, 161, 182, 184, 193, 195, 228
totalement symbolique 162
trouvé 29, 80

Occurrence 116, 150-153, 155, 164, 255


écrite 117
sonore 117

Œuvre
d’art 84, 94
-monde 201
typale 118

Onirique 67

Originalité 89, 177, 208

Paradoxe
de l’acteur 221
du ready-made 44, 47, 49, 55, 250

Passions 62

Pastiche 119

Peinture 185

Pensée symbolique 187

Perfection 168-169, 180, 207

Performatif 41-42, 45, 55


Perte de maîtrise 144
Photographie 14, 113-114, 180, 185
Plagiat 118, 255

Plaisir 66, 131, 137


négatif 66, 69-70

Pose 184

Potentialité hypnotique 103

Principe
de similarité 152
d’identité 116, 149, 152

Progrès 144, 205-206, 212

Propriétés identitaires 153

Pseudo-Longin 69, 217

Raison 130-131

Rationalisme 68

Ready-made 28-32, 34-38, 40-42, 45-56, 60, 80, 138, 238, 240, 248-249, 252, 270
réciproque 45-47

Réalisme 206

Réaliste 29-30, 34-37, 267

Réalité 156, 251


fictionnelle 156
ordinaire 156
Réception 137

Règle 127, 130, 132, 137, 144, 206

Relativisme subjectif 87

Relique 78

Représentation 154, 227

Reproductibilité 111-112, 119

Reproduction 154

Résistance 230

Ressemblance 43, 180, 259, 263

Rêve 223, 226, 232


Rêverie 215

Rhétorique 172
Richesse du matériau 89

Rien 29
Romantisme 68, 130, 137

Ruine 64

Rupture de symétrie 98

Sacré 78

Sensible abstrait 116, 120

Sentiment 131, 137

Signe 156-157
symbolique 157
Signifié conceptuel 156

Similaire 152

Similarité 165, 259, 263


idéelle 168, 170, 207

Simplicité 55, 90, 100

Singularité 151

Singulier 151
Somme 163, 172

Spectateur 79
Splendeur 70

Style 89

Sublime 68-70, 96, 98

Surréalité 77, 143

Symbole 54, 149, 154-159, 182, 187-189, 227-228, 242-243, 260, 267

Symbolicité
iconique 182-183
totale 163

Symétrie 97
Technique 88, 106, 125-126, 132, 143, 208
de fascination 97, 99
de reproduction 115

Théâtre 123

Tonal 75

Totalité 163

Tout 172

Tragédie 67

Tragique 15

Travail 114, 117, 130

Trope 189

Type 50, 116, 118, 149-156, 158, 164, 168-169, 182, 199, 255, 259-260
général 164, 260
particulier 164, 167, 260

Unicité 28

Unité 96

Universel 151

Usage 48-49

Utilité 20
Vandalisme 30, 34, 36, 46-47, 80

Vérification 156

Vision du monde 218

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