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Définir L'art-Alain Seguy Duclot
Définir L'art-Alain Seguy Duclot
ISBN 978-2-410-01178-4
Un paradoxe artistique
Un cercle logique
Mais pourquoi alors affirmer que les propriétés matérielles de l'objet
sont indifférentes, contrairement à ce qui se passe dans une gravure ? Alors
même que j'éprouve la vérité de la thèse conceptualiste, il me faut refuser
d'authentifier les autres objets de la même série, c'est-à-dire admettre la
thèse réaliste. Inversement, alors même que je défends la thèse réaliste, je
dois rappeler l'indifférence des qualités sensibles de l'objet authentifié, c'est-
à-dire reconnaître le bien-fondé de la thèse conceptualiste.
Cette situation présente une analogie troublante avec le cercle logique
où nous plonge le paradoxe bien connu du Menteur 8. Je rappelle sa
structure. Si je dis « je mens », alors ce que je dis est faux. Or ce que je dis,
c’est : « je mens ». Il est donc faux que je mente. Par conséquent, ce que je
dis est vrai. Or, ce que je dis, c’est : « je mens ». Il est donc vrai que je
mente. Donc ce que je dis est faux, etc. De même, lorsque Duchamp dit que
les qualités sensibles de l'objet sont indifférentes, il dit que l'œuvre d'art, ce
n'est pas l'objet, mais l'idée. Or cette idée, c'est précisément d'envoyer
l'objet dans un musée en tant qu'œuvre d'art. Par conséquent, Duchamp dit
que l'œuvre d'art est l'idée que l'œuvre d'art est l'objet. Ou encore que
l'œuvre d'art est l'idée que l'œuvre d'art n'est pas l'idée. Ce qui revient à
affirmer et nier en même temps la même proposition.
Prendre conscience d’une telle contradiction a pour conséquence directe
de rendre ingérable le ready-made par les conservateurs, alors que le ready-
made a fondamentalement besoin du musée, puisque, s’il était déposé dans
un grenier, il ne pourrait pas être reconnu comme une œuvre d’art, au
contraire d’une peinture ou d’un livre.
Sans évoquer le cas extrême du vandalisme, que faire en effet face à
l'usure inévitable des ready-mades ? Doit-on restaurer l'objet comme pour
une peinture ou le remplacer par un exemplaire neuf et identique comme
pour un livre ? La présence dans le musée semble décider en faveur de la
première possibilité. Mais cela revient à choisir la thèse réaliste qui, nous
l'avons vu, ne suffit pas pour saisir le sens du ready-made. La situation est
indécidable : on ne doit ni restaurer ni remplacer un ready-made abîmé.
Découvrir d’éventuelles recommandations de Duchamp sur ce point
n’arrangerait rien puisque son propos est contradictoire.
Allons même plus loin : conserver un ready-made dans un musée des
Beaux-Arts est également problématique. Car là aussi, c'est choisir la thèse
réaliste et considérer que l'œuvre d'art c'est l'objet. On n'envoie ainsi un
livre dans un musée des Beaux-Arts que s'il a été richement travaillé et s'il
est donc, dans sa matérialité objective, une œuvre d'art. On admire alors sa
calligraphie, les dessins qui accompagnent le texte, les enluminures, sans se
soucier véritablement de ce qui est écrit. Mais si l'œuvre est l'objet, son
auteur est celui qui a produit matériellement l'objet. Dans le cas du livre de
musée, l'auteur de l'œuvre que l'on admire c'est l'enlumineur ou le relieur et
non l'écrivain. Or, dans le cas d’un ready-made authentique, sans aucun
travail de l’artiste 9, l'auteur de l'objet est le designer qui a conçu l’objet
technique selon des critères de fonctionnalité réelle et des critères
esthétiques, et non Marcel Duchamp. La présentation de l'objet dans un
musée des Beaux-Arts comme une œuvre de Marcel Duchamp est donc
illégitime. D’autant qu’elle conduit inévitablement, comme Duchamp s’en
désole, à s’intéresser esthétiquement à l’objet. On peut juger, et c’est mon
avis, que la forme de Porte-bouteilles est intéressante et qu’il s’agit d’un
objet technique de qualité. Mais dans ce cas, voir Porte-bouteilles comme
une œuvre de Duchamp relève d’une forme de vol et manifeste un étonnant
mépris pour le travail du designer.
Conserver le ready-made dans un musée et donc valider la thèse réaliste
conduit à retirer le ready-made du musée et à valider la
thèse conceptualiste. Mais nous avons vu que la thèse conceptualiste elle-
même reconduit à la thèse réaliste. Le ready-made ne peut ainsi ni rester
dans le musée ni en sortir.
Un nouveau paradoxe
Repérer le lien du ready-made de Duchamp au cercle logique du
Menteur ne conduit nullement à le mépriser comme objet théorique. On
peut en effet considérer que l’invention du ready-made par Marcel
Duchamp (1914) est à la théorie de l’art du XXe siècle ce que le paradoxe de
l’ensemble de tous les ensembles 10 (1902) de Russell est à la théorie
mathématique du XXe siècle, ou plus fondamentalement encore, ce que le
paradoxe du Menteur d’Eubulide de Milet est à la théorie de la vérité.
Ce point n’a été compris ni par les défenseurs du ready-made, ni par ses
détracteurs : les uns et les autres ont multiplié les interprétations sans jamais
prendre conscience du cœur du problème, à savoir le cercle logique dans
lequel ils sont irréductiblement inscrits. Après les grands paradoxes
mathématiques du début du XXe siècle (paradoxe de Burali-Forti, paradoxe
de Russell, paradoxe de Richard, paradoxe de Berry…), le ready-made de
Marcel Duchamp correspond à une nouvelle sorte de paradoxe, artistique
celui-là, dont il faut saluer à la fois l’extrême ingéniosité et l’importance
considérable pour la théorie de l’art au XXe siècle, puisqu’il a suscité une
abondante littérature et conduit à une interrogation nouvelle sur le sens de
l’art et de l’esthétique.
Reconnaître toutefois l’importance d’un paradoxe, ce n’est pas le
valider. Face à un paradoxe, le théoricien a pour tâche de trouver une
solution et, s’il en existe plusieurs, de déterminer laquelle est la meilleure
(la plus simple, la plus féconde, etc.).
Au paradoxe de l’ensemble de tous les ensembles, il existe
principalement deux solutions. La première est la théorie des types de
Russell présentée dans Les Principes de la mathématiques (1903). Elle
repose sur le diagnostic suivant : tous les paradoxes engagent des effets de
circularité (autoréférence, réflexivité). Pour lever les paradoxes, il faut
empêcher la formation de tels effets, et hiérarchiser strictement les
individus, les ensembles d’individus, les ensembles d’ensembles
d’individus, etc. Ce qui a pour conséquence d’interdire qu’un ensemble
puisse être dit élément de lui-même.
Cette solution est efficace 11 mais elle a un coût théorique élevé,
souligné par Ernst Zermelo dans son article « Nouvelle démonstration de la
possibilité du bon ordre » 12 (1908). Zermelo objecte ainsi à Russell qu’en
analyse, il est courant d’admettre dans un ensemble, sans que personne n’y
trouve rien à redire, un maximum ou un minimum, termes dont la définition
implique celle de l’ensemble auquel ils appartiennent. Généralisant son
propos, Zermelo peut rappeler que toute détermination de sens suppose des
effets de circularité et que le processus de définition lui-même, qui suppose
une équivalence entre le definiens et le definiendum, est circulaire 13.
La solution proposée par Zermelo consiste à opérer une axiomatisation
de la théorie des ensembles qui empêche la formation du paradoxe de
Russell. C’est le rôle de l’axiome de séparation qui indique les limites d’une
définition intensionnelle d’un ensemble. Il implique qu’aucune définition
intensionnelle d’un ensemble ne peut être indépendante : elle doit toujours
être séparée d’un ensemble déjà donné. Se trouve dès lors disqualifiée toute
définition intensionnelle d’un ensemble comme « l’ensemble de tous les
ensembles », qui n’opère pas par séparation. C’est cette solution, moins
coûteuse que la théorie des types de Russell, et tout aussi efficace, qui a été
adoptée dans la théorie des ensembles standard au XXe siècle.
Au paradoxe du Menteur, plusieurs solutions ont été proposées dont la
solution de Russell qui interdit tout énoncé autoréférentiel, ce qui est
précisément le cas de « je mens ». Mais cette solution est trop radicale car
un énoncé comme « cette phrase est écrite en français » est tout à fait
correct. J’ai proposé ailleurs 14 une nouvelle solution à ce paradoxe, à partir
d’une analyse pragmatique de l’énonciation. Elle est relativement
complexe, mais on peut la présenter schématiquement de la façon suivante :
l’énonciation engage en fait non pas un, mais deux concepts distincts de
vérité : la vérité intentionnelle, subjective, du locuteur, qui accompagne
toute énonciation sérieuse (dire « A est b » c’est prétendre à la vérité de « A
est b ») et sa vérité effective, qui est reconnue objectivement ou non par le
destinataire du message 15. Le paradoxe du Menteur repose sur une
confusion de ces deux concepts de vérité et sur la remise en cause
contradictoire de l’équivalence nécessaire entre l’affirmation d’un énoncé et
l’affirmation de la vérité (au sens subjectif seulement) de cet énoncé. Il faut
alors reconnaître d’une part, que « je mens » est un énoncé faux car
contradictoire et d’autre part, que son auteur ne peut être considéré comme
étant cognitivement responsable et donc sérieux.
Comprendre le statut paradoxal du ready-made et sa proximité avec le
Menteur conduit à formuler une solution analogue. En tant qu’énoncé
contradictoire, d’une part, il s’agit d’un énoncé faux et d’autre part, son
auteur ne peut être considéré comme sérieux. Ce qui conduit à inscrire les
ready-mades de Duchamp dans la production canularesque caractéristique
du mouvement Dada.
Un tel résultat théorique est-il satisfaisant ? On peut lui adresser
plusieurs objections qu’il convient de considérer.
L’objection du sens irrationnel de l’art
Tout d’abord, si la découverte d’un cercle logique suffit à falsifier un
énoncé cognitif, en est-il de même d’un énoncé artistique ? Ne peut-on
rétorquer que l’art, précisément, se moque de la logique et qu’il a pour
tâche essentielle d’explorer l’irrationnel ? Auquel cas le geste de Duchamp
pourrait apparaître comme une révélation du sens irrationnel profond de la
création artistique.
On peut ici répondre que le problème posé par le ready-made de
Duchamp est que l’acte de création est réduit par son auteur à un énoncé
cognitif qui prétend affirmer l’appartenance d’un objet à la classe des
œuvres d’art, tout en affirmant que l’œuvre d’art ce n’est en fait pas l’objet,
mais la décision de le considérer comme une œuvre d’art. Ce n’est donc que
finalement que l’énoncé cognitif devient énoncé artistique. Or, découvrir
que ce devenir suppose un cercle logique dans l’énoncé cognitif, conduit à
l’invalider, et donc à refuser de reconnaître que l’énoncé de Duchamp
correspond à une création artistique. Il ne suffit pas de dire « c’est de l’art »
à propos d’un objet quelconque pour le libérer de l’usage ordinaire et du
même coup le transformer en œuvre d’art.
L’authentification de l’usage
Nous sommes ainsi conduits à rejeter l’appartenance des ready-mades à
l’art, nous opposant ainsi à l’usage puisque, depuis des décennies, les
artistes aussi bien que les théoriciens défendent la position inverse.
Mais voici que naît une nouvelle objection : peut-on s’opposer à
l’usage ? Wittgenstein, dans ses Investigations philosophiques 24, identifie la
signification d’un mot à son usage, pourvu qu’il soit grammaticalement
correct. Il est ici rejoint par Lacan, selon lequel « chaque fois que nous
avons dans l’analyse du langage à chercher une signification, il n’y a pas
d’autre méthode correcte que de faire la somme de ses emplois » 25. Il
faudrait donc rejeter notre analyse des ready-mades au motif qu’elle irait
contre l’usage et donc contre la signification même des mots.
Interrogeons la validité de ces deux affirmations. La formule de Lacan a
une dimension méthodologique. Dans l’analyse d’un rêve, la réduction d’un
mot à un seul de ses sens paralyserait le travail d’interprétation ; l’analyse
doit donc toujours mettre en jeu la pluralité des sens du mot. Mais cette
pluralité ne peut être ramenée à ce qui serait le sens du mot contrairement à
ce que peut laisser entendre la formule de Lacan. En effet, un même mot
peut avoir plusieurs sens. Cette polysémie étant le plus souvent irréductible,
on ne peut donner d’un mot une définition unique. Toutefois, pour un mot
donné, nous avons tous une représentation vague de chacun de ses sens.
Appelons notion chaque sens particulier en tant qu’il reste encore imprécis
et vague. Pour échapper à ce flou, il faut le définir. On passe alors de la
notion au concept. On ne conceptualise donc qu’une notion et non un mot 26.
Quant à la formule de Wittgenstein selon laquelle la signification serait
identique à l’usage, elle tend à penser le langage sur le modèle d’un jeu
d’échec (la signification des pièces y est identique à leurs règles de
déplacement) et elle a bien son utilité pour une compréhension opératoire
du langage, hic et nunc. Elle ne tient cependant pas compte de propriétés du
langage absentes du jeu d’échec – notamment du fait que le langage est
susceptible d’évolutions sémantiques. Les ready-mades ont longtemps été
comptés au nombre des œuvres d’art, de même que les baleines ont
longtemps été comptées au nombre des poissons et que l’éther a longtemps
été considéré comme un élément supposé régner au-dessus de l’atmosphère.
C’est un fait. Mais si un tel usage apparaît finalement comme non valide
même s’il reste grammaticalement correct, il n’y a nulle obligation à s’y
soumettre encore.
Redéfinir l’art
Tâchons de préciser la direction théorique que va prendre notre
recherche. Si le ready-made doit être compris comme un canular dadaïste,
sur quoi repose son pouvoir comique ? Sur une antiphrase. L’affirmation
« c’est une œuvre d’art » rapportée à un ready-made est analogue à
l’affirmation « vous êtes en avance » adressée à quelqu’un qui est en retard.
Si l’on prend cet énoncé au sérieux, en y voyant par exemple un performatif
qui constitue la réalité qu’il désigne, on comprend exactement le contraire
de ce qui est dit. Loin de réaliser enfin la synthèse ultime entre l’art et le
non-art dont rêve la modernité depuis le romantisme, les ready-mades de
Duchamp ne font en fin de compte, une fois le paradoxe résolu, que
dénoncer ironiquement la scission radicale de ces deux termes, c’est-à-dire
l’impossibilité de leur synthèse.
Que cette ironie, plus ou moins consciente, ait eu chez Duchamp des
accents tragiques, le condamnant à une impuissance créatrice qu’il n’a
surmontée que tardivement, c’est une réalité que son succès de façade a pu
masquer. Mais il est possible de tirer de cette dénonciation ironique une
autre conclusion, plus positive. Si, pour saisir l’intention comique qui a
présidé à la conception des ready-mades il faut distinguer entre art et non-
art, alors l’existence même des ready-mades indique non pas que l’art serait
indéfinissable comme on l’a conclu hâtivement, mais tout au contraire qu’il
doit être, justement, définissable.
Esthétique et artistique
Il importe, dans un premier temps, de repérer les confusions induites par
le langage courant, notamment celle entre théorie esthétique et théorie de
l’art. Le point de vue esthétique s’intéresse à la perception d’un objet
naturel ou artistique par un spectateur/récepteur qui énonce à son propos un
jugement évaluatif. Le point de vue artistique s’intéresse, lui, à la création
d’un objet artistique par un artiste, qui le soumet dans un deuxième temps
au jugement esthétique du spectateur.
Confondre ces deux points de vue et identifier objet esthétique et objet
artistique conduisent à des inférences abusives. Je peux trouver belle la
chaise sur laquelle je suis assis : elle devient alors un objet esthétique, mais
son fabricant ne devient pas un artiste pour autant. De même, si en me
promenant dans la campagne je trouve beau un arbre, je ne viens pas du
même coup de démontrer l’existence d’un artiste qui ne pourrait être que
Dieu. On pourrait vouloir sauver l’identité de ces deux adjectifs en
identifiant l’artiste au spectateur, et non au producteur. Mais il faudrait alors
en conclure que lorsque je contemple un tableau, l’artiste c’est moi, et non
le peintre. Ce qui n’est guère satisfaisant.
Les tenants du ready-made refusent cette distinction entre spectateur et
créateur, en rappelant la phrase de Duchamp « ce sont les regardeurs qui
font les tableaux ». Mais nous venons de montrer que les ready-mades
doivent être considérés comme des canulars, à ne surtout pas prendre au
sérieux. Tout au plus peut-on interpréter positivement la phrase de
Duchamp en insistant sur l’importance du travail interprétatif du spectateur,
qui est un complément nécessaire de l’acte créateur, sans devoir lui être
identifié pour autant.
L’objet esthétique
La distinction entre objet esthétique et objet artistique étant posée,
considérons d’abord l’objet esthétique. On peut partir de l’expérience
esthétique pour le définir. Imaginons que je décide de couper un arbre et
que, tout à coup, je le saisisse esthétiquement. Inévitablement, je vais avoir
tendance à suspendre mon geste. Cette constatation vaut également pour un
instrument décoré. Plus je suis sensible esthétiquement à sa décoration, plus
je vais hésiter à m’en servir.
Un objet esthétique peut être défini comme un objet dont l’appréhension
sensible est existentiellement neutralisante et prend le sens d’une
contemplation. L’objet est alors séparé du reste de la réalité ordinaire : il est
saisi en lui-même et pour lui-même, indépendamment des rapports de
causalité qu’il peut entretenir avec les autres objets. Nous ne songeons plus
à le soumettre à un usage réel.
Comment comprendre une telle neutralisation ? La définition kantienne
du beau comme objet d’une satisfaction désintéressée 1 semble pouvoir nous
y aider. Ce désintérêt correspond pour Kant à une indifférence par rapport à
l’existence effective de l’objet. En effet, sa simple apparence formelle
suffit. La matière de l’objet, par laquelle nous entrons en relation avec son
existence, ne compte pas du point de vue esthétique.
Pour conforter la thèse de Kant, on peut noter que la découverte de
l’inexistence de l’objet contemplé (on découvre que ce n’est qu’un mirage
ou la projection d’une photo sur un mur) ne remet pas en cause notre plaisir
esthétique. Une actrice magnifique, même disparue, continue de séduire les
spectateurs. Si en revanche je découvre que le plat que je m’apprête à
déguster est factice, je suis déçu. Le plaisir gustatif n’est pas esthétique
selon Kant car il entretient un rapport essentiel avec la matière de l’objet et
donc avec son existence : je ne peux savourer un mets sans le détruire.
Inversement, avoir un rapport esthétique à un plat, dire de lui qu’il est beau,
c’est vouloir différer le moment de sa consommation matérielle et en rester
à sa simple apparence formelle. C’est pourquoi on libère l’objet de l’usage
quand on le contemple esthétiquement. L’usage implique un intérêt pour
l’existence de l’objet, un rapport à sa matérialité, alors que la contemplation
esthétique est désintéressée et purement formelle.
Bien que remarquable, cette théorie kantienne du désintéressement
esthétique reste insuffisante : elle ne fait intervenir la distinction entre la
forme et la matière que pour rejeter la seconde hors de l’appréhension
esthétique. Or, le fait qu’une statue soit en bronze, en marbre, en or ou en
ivoire est une composante cruciale de l’effet esthétique.
Ici, Kant reste l’héritier des théoriciens classiques. Ces derniers, à la
suite d’Aristote, faisaient dépendre la valeur esthétique d’une œuvre de la
qualité de son imitation, comprise comme restitution de la forme du modèle
indépendamment de sa matière. Si Aristote estime qu’une catharsis est
possible dans le spectacle tragique 2, c’est que l’horreur n’y est pas
matérielle. L’imitation ne retient que la pure forme du modèle. Le spectacle
tragique est un pur effet de connaissance qui tout à la fois suscite les
passions du spectateur et lui permet de mettre entre parenthèses leur
effectivité matérielle. Il peut alors apprendre à s’en détacher.
Aristote, aussi bien que Kant, a compris l’expérience esthétique comme
une expérience de neutralisation existentielle. Mais leur identification de la
matière au principe de l’existence hic et nunc de la chose les a conduits à
penser le caractère simplement formel de l’objet esthétique. Ce qui paraît
difficilement acceptable. Le vieux conflit, en peinture, entre les partisans du
dessin (donc de la forme) et ceux de la couleur (donc de la matière) n’a pas
sa solution théorique dans la victoire définitive des premiers – d’autant que,
historiquement, le XIXe siècle aura vu plutôt le triomphe des seconds.
Aristote, et Kant tout aussi bien, n’ont pas vu qu’une mise entre
parenthèses de l’existence de l’objet n’exige nullement celle de sa
matérialité. Il suffit en effet de retirer l’objet de la réalité ordinaire, à
laquelle nous conférons la signification ontologique de l’existence. L’objet
reste exactement le même, il conserve toutes ses qualités sensibles.
Simplement, il devient un monde à lui tout seul, ou devient un élément de la
création d’un nouveau monde, véritablement extra-ordinaire. C’est par
exemple le cas des objets sur une scène de théâtre 3. Notons ici que pour
favoriser la déréalisation de la scène, on plonge le théâtre dans l’ombre : le
monde réel s’efface alors pour qu’un nouveau monde fictionnel puisse
apparaître, dans lequel nous sommes happés, exactement comme dans un
rêve.
La thèse kantienne de la nature formelle et désintéressée de la
satisfaction esthétique ne peut donc être maintenue. La limite de sa théorie
vient de ce que Kant comprend l’intérêt à partir d’une conception restreinte
du désir, lequel, selon lui, se rapporterait fondamentalement à l’existence de
son objet 4. On ne pourrait pas, selon lui, désirer l’impossible sans continuer
à croire à la possibilité de sa réalisation. Kant méconnaît ici qu’un désir
meurt généralement de sa réalisation – la logique du désir étant précisément
de se donner un objet irréalisable, infini, absolu, qu’il ne pourra jamais
atteindre. Or, l’expérience esthétique a justement pour fonction de présenter
un objet déréalisé, rendu par là même absolu dans sa relativité même. Un tel
objet représente un support idéal pour nos projections désirantes. Il est
donc, n’en déplaise à Kant, éminemment intéressant.
Non esthétique,
inesthétique et déplaisant
Mais qu’en est-il de l’objet inesthétique ? Est-ce un objet non
esthétique, un objet déplaisant ou un objet laid ? Rien de tout cela : un objet
est non esthétique lorsqu’il ne fait pas l’objet d’une perception
déréalisante 9. C’est le cas de tous les objets de la réalité ordinaire que nous
soumettons à un usage réel sans la moindre hésitation 10.
En revanche, lorsque j’affirme qu’un objet est inesthétique, cela
suppose que je sois déjà entré dans un rapport esthétique avec lui. Mais ce
n’est pas de mon fait : autrui m’y a incité. Par exemple, lorsqu’un ami me
demande de regarder bien attentivement un objet quelconque qu’il admire.
J’accepte alors de le déréaliser, et de l’appréhender esthétiquement. Mais si,
tout aussitôt, je sens que rien dans la réalité sensible de cet objet ne vient
nourrir cette déréalisation, je le rejette en le déclarant inesthétique. Il ne
s’agit pas nécessairement d’un état d’indifférence. Être obligé de
contempler un objet qui ne nous en paraît pas digne induit une sensation
d’ennui et l’ennui est une expérience désagréable. Si l’objet non esthétique
est le contradictoire de l’objet esthétique, l’objet inesthétique en est son
contraire.
Le déplaisant, quant à lui, n’est ni le contraire de l’esthétique
(l’inesthétique), ni son contradictoire (le non-esthétique). En effet, la
question du plaisir est distincte de celle de l’esthétique, le plaisir n’étant pas
nécessairement lié à la déréalisation de son objet : il peut au contraire exiger
cette réalité. Par exemple, il peut être déplaisant de découvrir qu’un objet
dont on a besoin n’est pas réel. L’esthétique (1), le non-esthétique (0) et
l’inesthétique (-1) sont ainsi susceptibles chacun de trois modes : plaisant
(1), non plaisant (0) et déplaisant (-1). Ces distinctions permettent de penser
la possibilité pour un objet d’être à la fois déplaisant et esthétique.
Nous avons vu que l’objet esthétique est source de désir, et qu’obtenir
l’objet de son désir procure du plaisir. Le déplaisir esthétique doit donc être
également pensé comme plaisant. Appelons plaisir négatif ce déplaisir
esthétique pour rendre compte à la fois de ses deux dimensions, plaisante et
déplaisante. Comment donner sens à une telle notion sans qu’il y ait
contradiction 11 ? En comprenant que la source du plaisir qu’elle procure est
distincte de la source du déplaisir auquel ce plaisir est lié.
Lorsqu’il retire un objet de la réalité ordinaire, le spectateur lui confère
une dimension non réelle. L’objet devient alors quasi onirique, centre
privilégié de nos projections imaginaires et pulsionnelles. Cet aspect le rend
plaisant car, dans l’onirique, le spectateur se trouve délivré des contraintes
de la réalité et des lois sociales qui font obstacle à ses pulsions. Mais un
rêve peut très bien prendre la forme négative d’un cauchemar. Auquel cas,
il est pénible et déplaisant dans sa forme, tout en correspondant toujours à
l’expression de nos désirs et de nos pulsions, et donc sans pour autant que
son caractère attrayant soit remis en cause. De telles expériences de
déplaisir plaisant sont communes, comme en témoigne le succès des
tragédies, et celui de productions plus récentes comme les livres ou films de
suspens et d’horreur, où le lecteur/spectateur prend du plaisir à être terrifié.
Laideur et beauté
Enfin la laideur n’est équivalente ni au non-esthétique, ni à
l’inesthétique, ni au déplaisant au sens de plaisir esthétique négatif.
Tentons de définir la laideur parallèlement à son contraire, la beauté.
Dans une perspective rationaliste, le beau est traditionnellement pensé en
termes d’unité et d’harmonie, donc d’équilibre, de limite, de régularité, de
symétrie 12, d’identité, d’homogénéité. Si ces déterminations objectives 13
interviennent dans une expérience esthétique plaisante, elles correspondent
plutôt à une sensation de calme et d’apaisement. Je propose de conserver
cette compréhension du beau.
Or, dès la fin du XVIIe siècle, les adversaires du rationalisme contestent
toute confusion entre l’esthétique et le beau, ainsi défini. Il est possible
d’appréhender esthétiquement des objets présentant non seulement des
déterminations objectives autres que celles du beau, mais exactement
inverses. Donc de juger esthétique ce qui est laid pour un rationaliste. Au
beau des rationalistes, l’empiriste anglais Edmund Burke, dans sa
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau
(1757), oppose un autre concept esthétique : le sublime.
Pour en faire l’antithèse exacte de notre définition du beau, appelons
sublime un objet appréhendé esthétiquement en fonction de sa multiplicité
et de sa disharmonie, donc de son déséquilibre, de son illimitation, de son
irrégularité, de sa dissymétrie, de sa différence, de son hétérogénéité.
Si l’on considère les écrits critiques du XIXe et du XXe siècle, on observe
que ces critères objectifs deviennent progressivement dominants et se
substituent aux critères des rationalistes pour l’évaluation des œuvres,
parallèlement à l’identification de la faculté proprement créatrice à
l’imagination et non plus à la raison. Du même coup, on assiste, dès le
romantisme (par exemple chez Hugo ou chez Baudelaire) à une remise en
cause de plus en plus radicale du beau et à une réévaluation de la laideur qui
tend à perdre sa connotation péjorative. En aucun cas, on ne peut toutefois
en déduire que l’art moderne serait inesthétique. Loin d’avoir abandonné le
point de vue esthétique, l’art moderne est en fait passé d’un primat de
l’esthétique du beau à un primat inverse de l’esthétique du sublime.
Aucune de ces deux positions n’est toutefois satisfaisante. S’il est
erroné de confondre l’esthétique et le beau, il est tout aussi erroné de
l’identifier au sublime. Par ailleurs, il est faux de déduire immédiatement de
la présence des critères objectifs pouvant susciter une appréhension
esthétique belle (l’unité, la symétrie, etc.) ou sublime (la multiplicité, la
dissymétrie, etc.) à l’effectivité d’une telle expérience esthétique. De tels
critères objectifs ne sont que des critères esthétiquement motivants et non
des critères esthétiques à part entière.
Certes, si un objet est appréhendé esthétiquement en fonction des
critères objectifs d’unité, de symétrie, etc., alors il sera jugé beau. Mais de
tels critères peuvent tout aussi bien susciter l’ennui et faire obstacle à toute
saisie esthétique de l’objet. Quant aux critères inverses, ils peuvent tout
aussi bien être appréhendés esthétiquement (c’est l’expérience de sublime)
qu’être jugés inesthétiques.
On peut ainsi définir le sublime comme la laideur esthétique. Ce qui
implique de ne pas le confondre avec la beauté transcendante, avec la
beauté de la laideur, avec le déplaisir esthétique ou encore avec le plaisir
négatif.
La beauté transcendante, c’est le sublime au sens de Boileau, lorsqu’il
traduit en 1674 le Traité du sublime du Pseudo-Longin (anonyme du
er
I siècle apr. J.-C.), à savoir une beauté au superlatif. Dans cette
perspective, définir comme étant sublime une production humaine n’est
jamais complètement légitime : seul le divin est authentiquement sublime
en ce sens.
La beauté de la laideur est simplement la représentation belle d’un
modèle laid. Cela suppose de distinguer nettement le modèle et sa
représentation (littéraire, picturale, photographique, etc.), et engage deux
jugements distincts. De même que la représentation d’un modèle beau peut
être laide, la représentation d’un modèle laid peut être belle. Le sublime, en
revanche, ne se rapporte qu’à un seul terme qui est à la fois laid (au sens des
rationalistes) et esthétique. Ce qui a pour conséquence d’invalider
l’expression « musée des Beaux-Arts » qui repose sur une identification
erronée de l’esthétique au beau. L’expression « musée d’art » est préférable.
Quant au déplaisir esthétique, il n’est pas identique au sublime,
contrairement à ce que pensaient Burke et Kant. En effet, le sublime peut
tout à fait procurer un plaisir positif. Et le beau peut inversement
procurer un plaisir négatif : le beau peut ainsi être douloureux tout en
restant esthétique. L’art du XXe siècle n’a pas cessé de travailler sur ces
sensations de tristesse, d’angoisse, d’inquiétude, d’oppression,
d’enfermement, qui peuvent être liées à l’appréhension esthétique de
l’unité, de l’harmonie, de l’identité, de la régularité, de la symétrie, de
l’homogénéité 14, etc. Parallèlement à l’esthétique du sublime, ce beau
négatif est une autre façon, tout aussi puissante, d’inverser l’esthétique
classique 15.
Pour en finir avec la question des critères esthétiques, notons que le
beau et le sublime ne sont que des pôles contraires entre lesquels on peut
penser des termes intermédiaires. Lorsque c’est la beauté qui domine, avec
toutefois une vivacité, une fantaisie plus dynamique que géométrique, on
parle plutôt de grâce. Lorsque c’est le sublime qui domine, sans toutefois
remettre en cause l’équilibre et l’harmonie, on parlera de splendeur ou de
magnificence. On peut définir ainsi une multitude de concepts esthétiques.
(1) Si tel était le cas, son fabricant devrait être aussitôt considéré
comme un artiste. Mais ce n’est pas ce qui se passe : un objet
fabriqué et esthétique n’est pas forcément artistique.
(2) Inversement, quelqu’un qui s’ennuie à l’écoute d’une
symphonie au point de lui être totalement insensible n’est pas en
droit de lui refuser le statut d’objet artistique. Un objet artistique
peut échouer à produire un effet esthétique auprès de certains
spectateurs ou auditeurs.
Première objection :
l’existence d’intermédiaires
Ne pourrait-on toutefois objecter à cette définition l’existence d’états
mixtes, par exemple d’objets relevant à la fois de l’artisanat et de l’art, ou
de l’industrie et de l’art ?
Examinons les conditions pour qu’une telle objection soit valide.
Distinguer deux concepts, c’est distinguer deux domaines rassemblant les
objets placés sous chaque concept. Une telle distinction ne préjuge en rien
de l’existence ou non d’une intersection entre ces deux domaines. Elle
affirme simplement que si intersection il y a, celle-ci n’est pas égale à
l’union des deux domaines, sinon les deux concepts ne seraient pas distincts
mais confondus. Il est évident que plus l’intersection est réduite, plus la
distinction conceptuelle est opératoire. Mais même en cas de grande
intersection, une distinction peut rester opératoire, non pas d’un point de
vue général, mais dans un cas particulier, où la distinction peut être
importante. Pour réfuter la validité d’une distinction conceptuelle, il ne
suffit donc pas de présenter un ou plusieurs intermédiaires, en jouant sur
des effets de nombre. Il faut montrer qu’il n’existe que des cas
intermédiaires. Ce qui est loin d’être acquis 19.
En l’occurrence, si l’on peut distinguer les objets artisanaux, qui sont
faits pour que l’on en use dans la réalité ordinaire, des objets artistiques, qui
sont faits pour être retirés de l’usage réel, il existe effectivement des cas
mixtes.
Ainsi par exemple, les productions artisanales, tout comme celles de
l’industrie, sont soumises à des impératifs de design. Un objet n’attire pas
son acheteur simplement par sa fonctionnalité réelle (par exemple, être un
véhicule permettant de se déplacer rapidement sans effort), mais aussi par
sa fonctionnalité esthétique. D’où l’importance du travail du designer, qui
tente de concilier de façon optimale la fonctionnalité réelle et la
fonctionnalité esthétique 20. Par conséquent, il y a bien une intentionnalité
esthétique présente au sein des objets artisanaux et industriels. Toutefois, de
tels objets ne sont pas identifiés à des objets artistiques si l’intentionnalité
dominante reste la fonctionnalité réelle.
On peut toutefois imaginer que des objets artisanaux ou industriels
puissent posséder une fonctionnalité esthétique si forte qu’elle passe au
premier plan. Dans ce cas, l’objet artisanal ou industriel aura tendance à
être admis parmi les objets artistiques, et leur auteur, à être considéré
comme un artiste. C’est le cas notamment des instruments si richement
ornés que leur usage réel tend à s’effacer derrière leur fonction décorative.
On parle alors d’artisanat d’art, lequel reste une simple partie de l’artisanat
en général. Lorsqu’elle a été fabriquée par un grand artisan, une chaise peut
ainsi être exposée dans un musée d’art. Il en va de même pour certains
objets industriels au design magnifique. Il est donc tout à fait possible
d’admettre un jour dans un musée un porte-bouteilles de série, s’il possède
une extraordinaire fonctionnalité esthétique qui marginalise sa
fonctionnalité réelle. Mais l’auteur en sera le designer 21, et non le premier
qui dira à propos de cet objet « c’est de l’art » et parviendra à convaincre un
conservateur d’admettre cette œuvre dans un musée d’art.
On peut également noter ici le cas d’un objet artisanal ou industriel
suranné dont l’ancienneté annule sa fonctionnalité réelle. Nous sommes
conduits à ne plus le voir que dans sa fonctionnalité esthétique, donc sur un
mode analogue à celui de l’objet artistique – analogue seulement, car le
primat de la fonctionnalité esthétique est un effet du temps et n’est pas
présent dans l’intentionnalité créatrice de son auteur.
Deuxième objection :
l’absence de points communs
Notre définition de l’objet artistique permet-elle d’échapper aux
objections des wittgensteiniens contre la possibilité d’une définition de
l’art ? Ces derniers s’appuient sur la théorie, développée par Wittgenstein 22,
des concepts sémantiquement flous, lesquels sont reliés non par un point
commun à tous mais par une simple ressemblance de famille, ce qui les
rendrait indéfinissables. Paul Ziff, le premier, l’a appliquée à l’art 23. Selon
lui, l’art est indéfinissable pour deux raisons :
Quatrième objection :
l’inadéquation du concept d’intention
Reste une dernière objection, plus radicale, à la définition de l’objet
artistique comme objet intentionnellement esthétique : celle qui vise
l’utilisation de la notion d’intention. Si l’on en croit les théoriciens proches
du béhaviorisme, comme Nelson Goodman, il faudrait en faire l’économie.
Cette position l’oblige toutefois à soutenir plusieurs thèses problématiques.
Goodman doit ainsi affirmer que si l’interprétation musicale d’une
œuvre comporte une seule fausse note, elle n’a plus valeur d’interprétation
de cette œuvre. Il est ainsi réduit à confondre une erreur non intentionnelle
et une altération intentionnelle. Tant que l’on s’efforce de respecter
l’intention du créateur, on interprète bien la même œuvre, même si on lui
fait subir des coupures importantes comme cela arrive au théâtre lorsque
une pièce excède le temps imparti pour sa représentation. En revanche, il
suffit d’un changement minime effectué avec une intention explicitement
étrangère à celle de l’auteur, pour que l’identité de l’œuvre puisse être
remise en cause.
Grâce à la notion d’intention, on peut non seulement distinguer une
erreur et une altération, mais aussi donner au statut de l’artiste-interprète
toute sa spécificité d’intermédiaire entre le créateur et le spectateur.
Contrairement au critique ou au spectateur, l’interprète (musical, par
exemple) travaille intentionnellement la matérialité de l’œuvre afin qu’elle
soit appréhendée esthétiquement. C’est donc un artiste à part entière. Mais
son intention esthétique se subordonne à une intention esthétique première,
qu’il s’efforce précisément d’interpréter. Il s’apparente ici au critique dont
l’interprétation reste, elle, extérieure à la matérialité de l’œuvre, et qui ne
possède donc pas le statut d’artiste. Penser, comme on a pu le faire, que le
critique a le statut d’un artiste-interprète, voire d’un créateur, c’est
confondre à nouveau le point de vue de la création à celui de la réception, et
réduire de façon illégitime l’acte créateur à un simple jugement. Là encore,
bien sûr, l’existence de termes intermédiaires (notamment de critiques et de
théoriciens qui ont pu faire œuvre de création, comme Roland Barthes, ou
de créateurs qui ont fait œuvre de critique, comme Baudelaire) ne doit pas
nous troubler quant à la validité de la distinction conceptuelle.
Il arrive que les spectateurs puissent toucher l’œuvre et modifier sa
matérialité, par exemple dans le cas de ces œuvres plastiques que l’on
appelle des mobiles. Deviennent-ils des interprètes de l’œuvre pour autant,
au même titre qu’un acteur ? Nullement, car cette action n’est pas un travail
sur la matérialité de l’objet dans une intention esthétique. L’intervention des
spectateurs reste mécanique et non libre. Ils se soumettent entièrement à
l’intention de l’auteur, sans la modifier. Si, en revanche, ils cherchaient à
s’en libérer, en inscrivant le mobile dans un mouvement non prévu par
l’auteur et contraire à son intention, par exemple en projetant le mobile par
terre, leur libre intervention ferait d’eux des vandales.
Ce concept de vandalisme est essentiel précisément dans la mesure où il
présuppose la notion d’intention. Imaginons un personnage naïf du nom de
Simplet. Ce dernier peut effectivement se servir d’un tableau de Rembrandt
pour remplacer une fenêtre cassée, comme propose de le penser Nelson
Goodman 26 à la suite de Duchamp. Mais s’il en déduit que, du même coup,
le tableau perd son statut d’objet artistique, il commet une erreur. Ce que
Goodman, peu désireux de vider la notion de vandalisme de tout contenu,
est obligé de reconnaître 27. De même, en cas d’averse, Simplet peut très
bien se servir d’une chaise comme d’un parapluie. Mais s’il prétend
sérieusement l’avoir par là transformée en parapluie, on pourra
légitimement lui rire au nez. Car un parapluie n’est pas un objet que l’on
fait fonctionner comme abri contre la pluie, mais un objet dont la
matérialité a été travaillée pour abriter de la pluie. Inversement, nous
pouvons effectivement faire fonctionner un objet naturel non travaillé
comme un objet artistique et l’envoyer dans un musée. Toutefois, même si
l’on parvient à convaincre le conservateur de l’y admettre, il ne devient pas
un objet artistique pour autant. Car l’objet n’a pas été travaillé dans sa
matérialité même pour induire son appréhension esthétique.
Face à des objets trouvés (qui sont les équivalents non industriels du
ready-made ; un caillou, une branche d’arbre), Goodman a donc raison
d’affirmer que la seule question pertinente est de se demander en quoi ils
fonctionnent comme de l’art, et non en quoi ce sont des objets artistiques.
Car précisément, comme le reconnaît Goodman lui-même, ce n’en sont pas,
même si on les a fait effectivement fonctionner au XXe siècle comme des
objets artistiques. Ce n’en sont pas dans la mesure où leur matérialité n’a
pas été travaillée pour donner à l’objet une fonctionnalité esthétique, même
si par ailleurs, ils peuvent faire l’objet d’une appréhension esthétique
positive (certains cailloux ou morceaux de bois ayant des formes
magnifiques).
Mais Goodman en déduit à tort que la question « qu’est-ce que l’art ? »
doit être abandonnée. Elle n’en est au contraire que plus nécessaire.
Reconnaître que ces objets n’appartiennent pas à la classe des œuvres d’art
suppose de pouvoir y répondre, à condition toutefois de retirer à cette
question tout sens ontologique (en ne donnant pas au mot « être » une
valeur absolue) et d’en faire un équivalent exact de l’énoncé suivant :
« quelle est la définition opératoire optimale de la notion d’art ? »
CHAPITRE 4
L’œuvre d’art
Le relativisme subjectif
et ses conséquences
Examinons les conséquences d’une telle impossibilité. Si les seuls
critères d’évaluation des objets artistiques sont simplement subjectifs,
comme le prétend notamment Gérard Genette, et si nous renonçons alors à
distinguer œuvre d’art et objet artistique, cela implique qu’entre un roman
de la collection Harlequin et À la recherche du temps perdu de Marcel
Proust, l’affirmation de la supériorité artistique de l’un sur l’autre n’engage
que le point de vue subjectif du lecteur. Certains préfèrent Proust, d’autres
s’ennuient à la lecture de La Recherche et préfèrent les romans Harlequin. Il
en va de même entre une ritournelle et le Concerto à la mémoire d’un ange
d’Alban Berg ou entre la peinture d’un amateur et Les Demoiselles
d’Avignon de Pablo Picasso.
Cette possibilité n’est pas à écarter. Peut-être est-ce simplement un
préjugé culturel qui nous conduit à préférer Proust, Berg et Picasso, en
prétendant conférer une objectivité à notre goût personnel. Mais il faut alors
être conséquent.
Que penser ainsi des musées d’art ? Leur fonction première n’est pas de
distinguer entre art et non-art, comme le croit George Dickie, mais d’opérer
une séparation objective entre des objets artistiques jugés dignes d’être
conservés et les autres, donc entre le grand art et l’art. Cela présuppose
l’objectivité d’une telle évaluation. Si toute évaluation était
irréductiblement subjective, les musées d’art seraient identifiables à une
collection privée que s’offriraient les conservateurs aux frais de l’État. Ce
qui serait choquant. On ne pourrait alors que donner raison à Malevitch,
fermer les musées, vendre leurs œuvres aux plus offrants et licencier leur
personnel.
Considérons maintenant les « écoles des Beaux-Arts », qu’il
conviendrait d’appeler les écoles d’art et dont l’existence est liée
historiquement et idéologiquement à celle des musées d’art. Une école a
pour fonction de permettre l’acquisition d’un savoir. Une école d’art doit
donc dispenser le savoir permettant de produire des objets artistiques de
valeur. Mais si la détermination de la valeur était irréductiblement
subjective, cet enseignement ne pourrait correspondre qu’à la conception
toute subjective que chaque enseignant aurait de cette valeur. Il n’aurait
alors aucune légitimité pour l’imposer à ses élèves dans ses cours ou pour
noter leurs productions. Tout comme les musées d’art, les écoles d’art
devraient donc être fermées et les professeurs licenciés.
Prenons enfin le cas des critiques d’art. Dans le cas du relativisme
subjectif, ils apparaissent comme des individus qui prétendent imposer leur
goût personnel à tous les autres. Quand le critique rit, le public doit rire, et
quand le critique pleure, le public doit pleurer. Si l’on interrogeait les
critiques actuels qui rejettent toute objectivité des critères d’évaluation des
œuvres, ils justifieraient peut-être leur fonction en invoquant une
conception aristocratique de la subjectivité. Les critères sont subjectifs,
mais il existerait des subjectivités meilleures que d’autres. Comme
toutefois, dans le cadre d’un tel relativisme subjectif, on ne peut trouver des
critères objectifs pour légitimer une telle hiérarchie subjective, il
conviendrait à nouveau de se débarrasser des critiques.
Les musées, les écoles et les critiques n’ont pas toujours existé. Ils
peuvent donc très bien disparaître 2. Avant toutefois d’en venir là, et de
détruire le monde de l’art dans sa dimension institutionnelle, on peut
estimer légitime d’interroger plus avant cette prétendue absence
d’objectivité des critères d’évaluation en art.
Les experts
Un usager quelconque ne peut fournir qu’un jugement personnel sur un
objet technique. Par rapport à ses caractéristiques personnelles (sa
morphologie, ses habitudes, son adresse, sa compétence technique, etc.), il
affirme sa préférence individuelle, son goût personnel, pour tel objet plutôt
que tel autre. On peut préférer rouler sur son vieux vélo plutôt que sur un
prototype de compétition, même s’il nous est offert. Il n’y a pas à nier la
légitimité d’un tel jugement : ce serait nier l’individualité de chacun. Du
reste, pour un coureur du dimanche, l’usage d’un tel prototype ne s’impose
pas, d’un strict point de vue technique. Mais précisément parce qu’il en
reste au plan de l’usage effectif contingent et non de l’efficacité potentielle,
ce jugement ne peut servir pour l’évaluation d’un chef-d’œuvre.
Si l’on confronte les jugements individuels, on n’observe pas de
consensus. Bien qu’une évaluation des productions techniques à l’aide de
critères objectifs soit possible, il y a des désaccords, voire des conflits, dans
les jugements subjectifs d’évaluation. L’existence de tels conflits n’est donc
pas la preuve, comme on l’affirme généralement en esthétique, qu’il
n’existe pas de critères objectifs.
Comment composer alors les membres du jury ? On ne les recrute pas
au hasard parmi les membres du public n’exprimant que leurs préférences
personnelles. On ne fait pas non plus appel à des individus soi-disant dotés
de préférences personnelles supérieures. S’il veut émettre un jugement
impartial, un membre d’un jury technique s’efforce autant que possible
d’oublier ses préférences personnelles et ne se préoccupe que de
l’exemplarité de l’objet. Il ne prend alors en compte que les caractères
objectifs que nous avons recensés. Certes, il fera des tests de performance
réelle. Mais ces tests ont le statut d’expérience, servant à vérifier l’absence
d’erreur de conception. Un seul test généralement ne suffit pas : on les
multiplie en faisant varier les conditions expérimentales afin d’évaluer les
performances du modèle.
Même si la question de l’efficacité prime, le point de vue du membre du
jury n’est pas réductible à celui de l’usager. Il faut se mettre à distance de
l’effectivité particulière de l’usage pour opérer une évaluation technique
fiable. Une telle distanciation correspond à un travail technique spécifique,
qui engage également une compétence. Une compétence matérielle tout
d’abord, pour évaluer la richesse d’un matériau. Puis une compétence
formelle pour évaluer la virtuosité. Il faut avoir également de l’expérience
pour évaluer l’originalité d’un style. Enfin, il faut pouvoir évaluer une
efficacité potentielle. Seul un expert est donc à même de participer à un
jury chargé de sélectionner des chefs-d’œuvre. Un jury technique est donc
souvent composé de praticiens reconnus et d’usagers professionnels (ou du
moins particulièrement éclairés).
Le jugement des experts étant le seul à pouvoir prétendre à l’objectivité,
il peut servir de guide pour le choix du public en général. Ce dernier reste
toutefois libre. D’une part, parce que l’on peut privilégier son goût
personnel. D’autre part, parce que les experts peuvent toujours se tromper,
en dépit de l’objectivité des critères d’évaluation. Un expert peut ainsi ne
pas faire son travail et substituer sa préférence individuelle à un jugement
objectif. Il peut aussi mal faire son travail et manquer de compétence. Cela
peut arriver même à un expert expérimenté : il peut rejeter de bonne foi un
objet mettant en œuvre une technique radicalement nouvelle. Un grand
expert ne doit pas seulement mettre entre parenthèses son goût personnel et
être compétent, il doit aussi s’initier sans cesse aux techniques nouvelles.
Sans quoi il devient rapidement un frein à toute évolution technique.
Les critiques
Si les œuvres d’art et les grandes interprétations sont des chefs-d’œuvre,
leur reconnaissance ne peut être le fait que d’experts. Parmi ceux-ci on
compte, outre les grands artistes, les spectateurs ou auditeurs éclairés.
Lorsque ces derniers ont la possibilité de publier leur jugement, on les
appelle des critiques (littéraires, musicaux, etc.).
Contrairement au jugement esthétique que chacun peut porter librement
sur un objet artistique en fonction de son goût personnel, le jugement du
critique est un travail à part entière. Il suppose précisément de se distancier
de l’appréhension esthétique et d’engager une analyse technique de
l’œuvre. Ce qui exige une compétence remarquable.
Une sensibilité peu aguerrie est généralement incapable d’apprécier les
critères objectifs de l’évaluation des œuvres. Une oreille non formée ne
peut reconnaître les instruments, elle ne perçoit pas l’architecture des
thèmes, etc. Un regard non exercé distingue mal les nuances d’une même
couleur, les jeux sur les couleurs primaires, l’organisation spatiale d’un
tableau, les rapports de l’ombre et de la lumière, etc. De plus, l’originalité
d’un style est imperceptible pour une sensibilité inexpérimentée. Quant à la
convergence de l’intention esthétique, seul un spectateur attentif aux effets
d’ensemble peut la distinguer. Ce qui est le plus difficile.
Une œuvre peut avoir la plus grande potentialité hypnotique qui soit, si
son spectateur reste aveugle à ses effets, trop fins et trop complexes pour
lui, elle ne fera que l’ennuyer. Le même spectateur pourra en revanche se
laisser fasciner par une œuvre dotée d’une faible potentialité hypnotique,
mais procédant par des effets très simples, aisément perceptibles, et donc
d’un accès plus facile. Il peut toutefois arriver que des grandes œuvres
inscrivent également en surface des effets de fascination aisément
perceptibles, comme la Cinquième Symphonie de Beethoven, Alice au pays
des merveilles de Lewis Caroll, les contes d’Andersen ou des frères Grimm.
Mais le plus souvent, elles restent inaccessibles aux sensibilités les moins
formées. Ainsi rares sont les enfants capables d’apprécier la sonate
Hammerklavier du même Beethoven, les quatuors de Bartók, le théâtre de
Heiner Müller ou la peinture de Francis Bacon.
Kant a sans aucun doute raison : les plus grands experts du monde me
diraient que telle œuvre est belle, si je ne suis pas d’accord, je suis en droit
de me boucher les oreilles. Car je ne dois pas renier l’effectivité de mes
sensations, sans quoi je porterais atteinte à mon intimité sensible. Il n’en
reste pas moins qu’un tel jugement devrait m’inciter à interroger sinon
l’effectivité, du moins la pertinence de ma sensation. Lorsqu’un auditeur
amateur entend une grande œuvre musicale pour la première fois, il est rare
qu’il puisse vraiment l’apprécier. Pour cela, il faut pouvoir comprendre son
architecture sonore, ce qui n’est souvent possible qu’après plusieurs
écoutes. Il est donc utile de suivre les critiques. Cela ne veut pas dire pour
autant qu’il faille toujours les suivre. Car tout comme n’importe quel
expert, ils peuvent se tromper.
À quoi reconnaît-on un grand critique ? À la prudence dont il fait
preuve par rapport à l’effectivité de son appréhension esthétique immédiate.
Il lui est nécessaire, pour juger, de se distancier par rapport à elle, de
s’engager dans l’analyse de la richesse matérielle, de la virtuosité formelle,
de l’originalité et de la convergence de l’intention esthétique. Cela ne
signifie pas qu’il doive négliger son appréhension esthétique. Elle a une
fonction de vérification de la pertinence de son analyse. S’il découvre un
désaccord entre son analyse technique et son appréhension esthétique, il
s’interroge d’abord sur la pertinence de son appréhension (a-t-il été
impartial ? attentif ? compétent ? n’a-t-il pas confondu la qualité de l’œuvre
et celle de son interprétation ?), multiplie les appréhensions esthétiques de
la même œuvre, discute avec ses collègues, etc. Ce n’est que dans un
deuxième temps, si rien ne vient remettre en cause le résultat de son
appréhension, qu’il peut reconsidérer son analyse technique et chercher ce
qui peut justifier un tel désaccord. Et si au bout du compte il ne trouve pas
la faille, il doit faire part honnêtement de sa perplexité.
Être un grand critique exige donc non seulement une compétence
remarquable, mais aussi une grande humilité par rapport aux œuvres. La
marque d’un grand critique, c’est d’être capable de reconnaître la grandeur
d’une œuvre qu’il n’aime pas, soit qu’il trouve son auteur antipathique, soit
qu’il se sente en désaccord avec les thèses (par exemple politiques) qu’elle
exprime, soit que l’esthétique dont elle relève s’oppose à son idéal
esthétique. On comprend ainsi que les grands critiques sont aussi rares que
les grands artistes et les grands interprètes.
Musées et écoles
La reconnaissance du caractère technique de l’art permet de légitimer
l’existence non seulement des critiques d’art, mais aussi des musées d’art et
des écoles d’art.
Les musées d’art sont le pendant exact des musées techniques. Ils
rassemblent non les œuvres les plus belles ou les plus sublimes, car un tel
jugement engage l’individualité de chacun, mais les chefs-d’œuvre des arts
plastiques, à savoir les œuvres déployant une technique esthétique
magistrale.
Leur fonction pédagogique est double. En premier lieu, les musées
permettent aux apprentis de progresser dans leur art par l’imitation des
maîtres, qu’ils soient anciens ou modernes. On voit souvent dans l’imitation
la mort de l’originalité. C’est oublier que les créateurs les plus
révolutionnaires, les Rimbaud, Schoenberg ou Picasso, ont commencé par
exceller dans le pastiche de leurs prédécesseurs. Pour révolutionner une
technique, il faut d’abord la dominer. En second lieu, les musées permettent
aux spectateurs de découvrir, s’ils le désirent, les œuvres les plus difficiles
et possédant la plus grande potentialité esthétique. Cette démocratisation du
grand art correspond à une éducation de la sensibilité, comme un musée du
vin qui permettrait à chaque visiteur de goûter les plus grands vins 9,
normalement inaccessibles au commun des mortels.
Dénoncer dans les musées une tentative idéologique pour imposer au
peuple les productions conformes aux valeurs d’une classe sociale
dominante conduit en fait, sous une phraséologie révolutionnaire, à revenir
très exactement en arrière : à réserver, comme cela s’est toujours fait par le
passé, les productions esthétiquement les plus puissantes aux plus puissants.
Ce qui contribue du reste à les rendre encore plus puissants, puisqu’ils se
réservent du même coup l’éducation de la sensibilité. Une telle
dénonciation est d’autant plus absurde que le musée, en présentant des
œuvres issues d’époques et donc d’idéologies différentes, constitue au
contraire un puissant véhicule de distanciation et donc de liberté.
Cette double fonction pédagogique des musées est relayée par un
double enseignement, artistique et critique. Lorsque le cinéma est apparu,
on a eu raison de créer des écoles pour enseigner sa technique. On
m’objectera que nombre de grands artistes ne sont pas passés par elles et on
aura également raison. Mais il en va de même pour les grands artisans. La
pratique l’emporte sur la théorie dans l’apprentissage d’une technique.
Mieux vaut apprendre son art directement auprès d’un grand maître. Mais
rares sont alors les élus. Tout comme le musée, l’école a pour fonction
première de démocratiser le grand art qui, par nature, est suprêmement
élitiste.
Conclusion
Rappelons les deux arguments principaux que l’on oppose toujours à
l’idée d’une objectivité de l’évaluation des œuvres d’art. Le premier est la
singularité et la contingence de l’expérience esthétique, qui est déterminée
par l’histoire individuelle ou collective, l’appartenance sociale, etc. Le
second est le conflit entre des esthétiques différentes engageant des critères
antithétiques : certains préfèrent Racine à Rabelais, Poussin à Picasso, et
d’autres l’inverse.
À la première objection, je réponds que l’évaluation des œuvres d’art
n’est pas identique à la simple expérience esthétique, qui est effectivement
singulière et contingente. Elle engage en effet une analyse technique
mettant en jeu des critères techniques objectifs.
À la seconde, je réponds que cette technique comporte deux méthodes
antithétiques qui engagent chacune des critères objectifs esthétiquement
motivants spécifiques. Entre deux grands artistes appartenant à deux
esthétiques différentes, le choix ne peut avoir qu’un sens individuel et
subjectif, et non objectif. Pourquoi choisir entre l’œuvre du Lorrain ou celle
de Turner, laquelle peut être comprise comme la réinterprétation du
classicisme du Lorrain dans l’esthétique romantique du sublime ? Un objet
artistique peut être exceptionnel dans le cadre d’une esthétique du beau, par
la maîtrise dont va faire preuve le créateur pour construire ce que j’ai
proposé d’appeler un piège sensible. On peut songer ici aux immenses
rosaces des cathédrales gothiques ou à la richesse combinatoire des
musiques de Bach et de Mozart. Mais un objet artistique peut également
être exceptionnel dans un sens inverse. Il témoigne alors d’une maîtrise des
effets de rupture, de déséquilibre, de désordre et de confusion,
appliqués aux couleurs, aux mots, aux figures, aux rythmes, aux sons, etc.
C’est le cas d’œuvres comme Le Sacre de printemps de Stravinsky ou
Ulysse de Joyce. Et là encore, toutes les combinaisons sont possibles. C’est
à chaque artiste de développer la particularité de son style en jouant s’il le
désire sur les deux méthodes principales de fascination. Ce qui compte,
c’est la maîtrise dont il va faire preuve dans leur mise en œuvre pour
réaliser son intention esthétique, visant par exemple un concept esthétique
intermédiaire entre le beau et le sublime. En revanche, entre l’œuvre d’un
maître et celle d’un artiste de moindre envergure on peut trancher : les films
de Zeffirelli ou de Brian De Palma sont de qualité, mais ils n’égalent pas les
chefs-d’œuvre de Visconti, ou de Hitchcock, par exemple. A fortiori entre
l’œuvre d’un maître et une œuvre médiocre.
CHAPITRE 5
La reproductibilité de la technique
artistique
Matière et forme
La notion de matière ne prend sens que relativement à un travail. Un
bloc de marbre a une forme, mais pour un sculpteur, il n’est que matière. La
matière de l’objet artistique doit donc être définie par rapport à l’intention
esthétique de l’artiste qui guide son travail créateur.
Par matière artistique, j’entends la totalité de l’apparence de l’objet
relativement au(x) sens visé(s) par l’intention esthétique. La déréalisation
de l’objet artistique dans l’expérience esthétique par le spectateur ne va
ainsi porter que sur cette matière. Sa contemplation n’est pas un délire parce
qu’elle ne prend pas en compte le reste du contenu sensible de l’objet, ce
que l’on peut appeler le support sensible de l’œuvre. La matière picturale se
réduit par exemple à l’apparence visuelle de la toile, indépendamment de
son poids.
Ce concept de matière artistique demande d’être examiné attentivement
car des données ordinairement considérées comme formelles en font partie.
Ainsi, selon ce concept, la configuration des objets représentés relève de la
matière picturale au même titre que les couleurs. L’opposition traditionnelle
en peinture entre partisans du dessin et partisans de la couleur (par exemple,
Ingres et Delacroix) est ici secondaire : il s’agit dans ce débat d’une
opposition non entre un point de vue formel et un point de vue matériel,
comme on l’a cru, mais entre deux points de vue matériels, engageant deux
esthétiques différentes : une esthétique du beau (Ingres) et une esthétique du
sublime ou du moins s’en rapprochant (Delacroix).
Comment définir maintenant la forme de l’objet artistique ? C’est le
résultat du travail opéré sur la matière artistique. À savoir la mise en
relation des éléments de cette matière, par exemple les figures et les
couleurs, selon une intention esthétique. L’objet est par là rendu conforme à
sa fonction esthétique. Le résultat peut en être ordonné ou chaotique, selon
l’esthétique visée par le créateur.
La reproductibilité en peinture
Dans le cas des œuvres picturales, on n’a pas encore mis au point de
technique de reproduction totalement satisfaisante et il n’est pas sûr que
l’on y parvienne un jour. L’image photographique est certes très
performante dans la reproduction de la forme, mais pas dans celle de la
matière de l’œuvre picturale. Elle trahit le plus souvent les couleurs et ne
restitue pas le relief propre à la peinture, qui est une dimension visuelle
essentielle de la matière picturale, comme peut l’illustrer la peinture d’un
Van Gogh. Aussi la reproduction photographique n’est-elle pas équivalente
à l’œuvre même.
Le seul mode de reproduction tenu jusqu’à présent pour capable de
prendre en compte la totalité de la matérialité picturale est la copie 2. La
copie est une image. Si le sens concerné est la vue, la copie reproduit donc
les déterminations visuelles, considérées conventionnellement comme
essentielles, les autres ayant été mises entre parenthèses. Mais à la
différence d’une simple image, la copie reproduit également le support
matériel des déterminations visuelles. La copie relève donc du même
concept que son modèle. Si l’image d’un paysage est un tableau ou une
photographie, sa copie est un autre paysage. De même, la copie d’un
portrait de Descartes est un portrait de Descartes et la copie d’une statue
d’Apollon est une statue d’Apollon.
Le copiste travaillant sa matière en vue d’une intention mimétique, il a
un statut d’artiste comme tout créateur intentionnel d’image. Mais cette
intention n’est pas identique à celle qui a présidé à la création de l’œuvre
copiée, même si celle-ci avait déjà un statut d’image. Ce n’est pas la même
chose de reproduire un modèle et de reproduire son image. Par conséquent,
la copie d’une œuvre correspond à une nouvelle œuvre. Même dans
l’hypothèse où elle serait parfaitement fidèle, ce qui est objectivement
impossible, la copie n’aurait pas le statut d’un simple exemplaire de
l’œuvre picturale originale. La copie est un nouvel objet artistique,
nécessairement inférieur à son modèle puisqu’il s’interdit
intentionnellement toute originalité. Si le modèle manque, on peut toutefois
admirer ses copies qui sont légitimement exposées dans un musée d’art
comme c’est le cas, notamment, des copies romaines des statues grecques
de Praxitèle.
En revanche, les photographies d’une peinture n’ont pas à être exposées
dans un musée comme des œuvres à part entière : elles n’ont qu’une valeur
de témoignage. On pourrait objecter qu’elles correspondent à une création
intentionnelle d’image et donc à une intention esthétique. C’est oublier qu’il
n’y a création artistique que s’il y a travail d’une matérialité dans une
intention esthétique. Or, contrairement à la peinture, la production de
l’image photographique en elle-même n’exige aucun travail intentionnel :
c’est un simple processus mécanique. Si toute peinture est donc un objet
artistique, il n’en est pas de même de toute photographie. Il peut certes y
avoir un travail du photographe sur le cadrage, la lumière, la couleur, etc. Si
l’intention d’un tel travail est esthétique, la photographie devient alors un
objet artistique à part entière. On demande toutefois rarement au
photographe de présenter une image belle ou sublime d’un chef-d’œuvre
esthétique.
La reproductibilité mécanique
Dans le cas du dessin, dont la matière est moins complexe que celle de
la peinture, il existe en revanche des techniques de reproduction fidèles.
Par la gravure, on peut ainsi multiplier l’œuvre en respectant son
identité matérielle. Le graveur n’est ni un copiste, ni un artiste-interprète,
puisqu’il ne fait généralement que prolonger mécaniquement l’intention de
l’artiste sans la modifier. Il a donc non le statut d’un artiste mais celui d’un
artisan. Cette dénomination n’engage aucun jugement de valeur : il y a de
grands artisans, qui sont tout aussi rares que les grands artistes.
Il existe de nombreuses techniques de reproduction dans les arts
plastiques. Par exemple, les sculptures de bronze sont obtenues par
moulage. L’essor de la statuaire en bronze, dans l’Antiquité, reflète sa plus
grande facilité de reproduction par rapport aux statues en marbre. Si
pourtant seules ces dernières nous restent, c’est que la quasi-totalité de la
production en bronze a été fondue, notamment pour être transformée en
armes.
Plus le reproducteur possède de liberté de manœuvre, comme parfois le
lissier dans le traitement des couleurs d’une tapisserie, et plus il se
rapproche du statut de l’artiste-interprète, sans pour autant le rejoindre
complètement en raison du caractère mécanique de son activité. Le lissier
ne signe généralement pas la tapisserie 3. Pourtant, c’est proprement le
résultat de son travail qui est considéré comme l’œuvre véritable, le carton
ayant été créé pour la tapisserie. Encore une fois, c’est le contenu de
l’intention, et l’identité de son auteur, qui commande. Cela ne retire
d’ailleurs pas au carton sa dimension artistique, puisque sa création a bien
été intentionnellement esthétique : on expose donc parfois les cartons.
(1) les sept arts libéraux (dignes des hommes libres, chez qui la
raison domine) divisés en trivium (les sciences du langage :
grammaire, dialectique et rhétorique, dont relèvent l’éloquence
et la poésie), conformément à une approche plutôt
aristotélicienne ; et en quadrivium (les sciences mathématiques :
géométrie, arithmétique, astronomie, musique), selon la
classification platonicienne, elle-même inspirée de Pythagore.
(2) les arts mécaniques (où la main domine) qui rassemblent les
techniques considérées actuellement comme artisanales et parmi
lesquelles sont comptés également la peinture, le dessin, la
gravure, la sculpture et l’architecture. Ces arts sont considérés
comme inférieurs et ne peuvent être pratiqués par un noble sans
déroger. Un noble peut donc pratiquer la poésie, comme Charles
d’Orléans, mais non la peinture.
e
Cette division des arts prévaut globalement jusqu’au XVIII siècle malgré
certaines critiques, notamment la contestation au XIIIe siècle par Roger
Bacon et Raymond Lulle de la supériorité des arts libéraux sur les arts
mécaniques, seuls les premiers étant enseignés dans des facultés.
e
La critique principale de ce modèle eut lieu en Italie au XV siècle, avec
la remise en cause de l’appartenance de la peinture et de la sculpture aux
arts mécaniques. La conquête de la perspective, qui se traduit par une
géométrisation, et donc une mathématisation, de la représentation
mimétique, légitime en effet aux yeux des maîtres de la Renaissance
l’intégration des arts du dessin (peinture, sculpture, architecture) aux arts
libéraux. Le terme artista, inventé par Dante, est alors utilisé pour désigner
cette création supérieure où la main se soumet à l’intelligence et qui relève
donc de droit des arts libéraux, par opposition au simple artefice ou à
7
l’artigiano (qui a donné en français artisan) .
Si ce mouvement a eu une importance considérable dans l’histoire de
l’art – en donnant aux peintres et aux sculpteurs un nouveau statut social et
en contribuant à déstabiliser la distinction arts libéraux/arts mécaniques,
ouvrant ainsi la voie aux nouvelles classifications du XVIIIe siècle –, il n’a
pas suffi à générer la notion d’art au sens moderne 8 pour trois raisons :
La naissance de l’art
La mutation sémantique décisive intervient en France au cours du
e e
XVIII siècle. Elle est liée à l’apparition du classicisme au XVII siècle et à
La crise de l’art
On entend parler de la « crise de l’art contemporain », mais en fait, l’art
est en crise depuis que sa notion est née, c’est-à-dire depuis le milieu du
e
XVIII siècle. Les problèmes majeurs rencontrés par la théorie de l’art et
l’esthétique au XXe siècle sont les conséquences directes des deux difficultés
théoriques liées à la naissance de ces disciplines au XVIIIe siècle.
Tout d’abord, négliger la dimension technique de la création, donc le
travail de la matérialité, tend à identifier l’art « pur » avec l’absence de tout
travail sur la matière de l’œuvre. Le ready-made de Duchamp – que nous
avons tout d’abord compris comme un geste subversif : le rejet d’un monde
ayant rendu possible la Première Guerre mondiale, ce déferlement criminel
de la technique – peut aussi être réinscrit dans un courant historique plus
profond dont il apparaît comme l’aboutissement. Si le travail est inutile, il
suffit à l’artiste génial de retirer un objet de l’usage par la seule parole
magique « c’est de l’art » – sur le modèle du fiat lux de la Genèse (1 :3) –
pour créer une œuvre d’art.
Ensuite, estimer que l’évaluation esthétique est subjective, c’est
remettre en cause la distinction objective entre art et grand art, et aussi la
légitimité des musées d’art et des écoles d’art. Ce qui, à nouveau,
correspond au sens profond, subversif, du ready-made : détruire les musées
et de façon plus générale le monde de l’art dans sa dimension
institutionnelle.
Le ready-made apparaît ainsi comme une expression des deux
difficultés théoriques que nous avons dégagées dans la notion moderne
d’art. Au lieu d’en proposer une solution positive, en montrant que les
formes contradictoires qu’elles mettent en jeu peuvent être surmontées, il
les fige en un cercle logique aporétique dans lequel s’est enfermée la
théorie de l’art au XXe siècle 29.
Le symbole
Type et concept
Pour comprendre ce que nous entendons par symbole, examinons tout
d’abord plus précisément la distinction entre type et concept introduite au
chapitre V.
Le type est un principe d’identité, avons-nous dit. Par identité, nous
entendons une identité relative, et non l’identité absolue conforme au
principe de l’indiscernabilité des identiques de Leibniz. L’identité relative
est celle qui intervient dans le langage ordinaire, quand on dit de deux
voitures de même marque et de même série, « c’est la même voiture », ou
de deux do jouées à la même octave : « c’est la même note », ce qui n’est
pas le cas de l’identité absolue qui intervient en logique, et selon laquelle on
doit admettre avec Leibniz que deux objets distincts ne sont jamais
identiques car toujours différenciables pour peu que leur examen soit
suffisamment précis. Pour nous, selon notre concept d’identité relative, on
peut considérer deux do joués à la même octave comme identiques. Un type
est le principe d’une telle identité relative.
Il importe ici de bien saisir la spécificité de cette définition du type. La
notion de type est apparue pour la première fois chez Charles Sanders
Peirce qui, en 1906, distingua entre une lettre (par exemple, la lettre r)
comme type et ses multiples occurrences dans un texte 1. Cette notion a
ensuite fait l’objet de multiples interprétations conceptuelles, les théoriciens
se demandant notamment si un type peut être assimilable ou non à la classe
de ses occurrences, ou si un type est ou non un universel.
Richard Wollheim, dans L’Art et ses objets (1968) 2, analyse ainsi la
notion de type en l’opposant à la fois aux notions de classe et d’universel.
Prenons le poème Voyelles d’Arthur Rimbaud : c’est un type reproductible
en une indéfinité d’exemplaires imprimés (chacun en est une occurrence).
Mais si tous ses exemplaires sont détruits, le poème n’est pas détruit pour
autant (pourvu qu’il ait été appris par cœur). Il n’est donc pas assimilable à
la classe de ses occurrences. De plus, remarque Wollheim, tout poème est
un individu. Par conséquent, bien que ce soit un type, ce n’est pas un
universel.
On peut accorder le premier point à Wollheim : distinguer le type et la
classe de ses occurrences. Le second point est en revanche contestable, car
si un type permet de construire une classe, il correspond à une définition en
intension de la classe et donc c’est bel et bien un universel. Le fait qu’il
puisse désigner un individu et que le vieux conflit ontologique entre
nominalistes et réalistes nous ait habitués à opposer individuel et universel
ne doit pas ici nous émouvoir. Cela signifie simplement que la notion
d’individu ne doit pas être comprise comme nécessairement singulière
comme l’a fait la tradition, et que cet antique débat reposait sur des bases
conceptuelles erronées qui interdisaient, notamment, une définition
opératoire de la notion de type.
Un individu peut être universel, et la partition d’une sonate pour piano,
indéfiniment reproductible à l’identique, est un exemple d’individu
universel. La singularité intervient au niveau des occurrences de l’individu,
qui sont ici de deux sortes : les impressions de la partition et ses
interprétations instrumentales (lesquelles, même si elles peuvent être très
différentes entre elles, restent des interprétations de la même œuvre).
Ajoutons que cette singularité de l’occurrence est elle-même relative, car on
peut très bien photocopier une partition imprimée ou enregistrer une
interprétation : l’occurrence prend alors une valeur universelle pour la
nouvelle série de ses copies singulières.
Mais si le type est un universel permettant de constituer une classe,
comment le différencier du concept, qui est également un universel
permettant de constituer une classe ? En notant tout d’abord qu’à la
différence de la logique, le langage ordinaire distingue deux sortes de
classes – celles de similarité 3 mais aussi celles d’identité puisqu’il travaille
avec un concept relatif et non absolu d’identité. Il peut donc penser une
classe composée de plusieurs objets identiques, ce qui paraît absurde en
logique, comme le note Wittgenstein dans son Tractatus : « de deux choses,
dire (sagen) qu’elles sont identiques (identisch), est un non-sens
(Unsinn) » 4.
L’erreur de Wittgenstein n’est pas d’affirmer qu’en logique, on ne peut
poser deux objets identiques, puisque la logique standard adopte
effectivement un concept leibnizien d’identité. Elle est de poser cet interdit
dans le langage (« dire »), alors que le langage ordinaire use d’un concept
relatif d’identité et donc fait appel à des classes typales, ou classes
d’identité. Une classe typale est constituée par toutes les occurrences,
reconnues comme identiques, du type. C’est le cas de la classe de tous les
exemplaires du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein : chaque
exemplaire du Tractatus est LE Tractatus, et si Pierre et Paul ont chacun lu
leur exemplaire du Tractatus, chacun peut dire avec raison qu’il a lu LE
Tractatus.
Par concept, en revanche, j’entends un universel permettant de
constituer une classe de similarité. Une classe de similarité est un ensemble
d’objets possédant un ou plusieurs points communs – lesquels, par
abstraction, entrent dans la définition du concept –, mais qui ne sont pas
reconnus pour autant comme identiques. Nous sommes ainsi conduits à une
définition originale du type comme principe d’identité par opposition au
concept, comme principe de similarité. Par exemple, « livre » est un
concept : les objets éléments de la classe que ce concept permet de
construire ont des points communs, ils sont similaires, mais on ne va pas
affirmer pour autant leur identité, car chacun admet qu’il existe des livres
différents.
Naturellement, un leibnizien objecterait ici qu’entre les exemplaires de
Tractatus, bien qu’issus de la même édition, il y a de petites différences
permettant de les discerner. Mais encore une fois, nous ne travaillons pas
avec ce concept absolu d’identité : dans une librairie, on choisit des types,
et on achète des occurrences du type choisi sans se soucier des petites
différences, à condition naturellement que l’occurrence soit jugée
« normale », donc pleinement conforme au type, et non déficiente (ouvrage
déchiré, taché, incomplet, etc.)
On fait ainsi intervenir un concept, ou un type, selon que l’on s’accorde
à reconnaître une similarité, ou une identité. Une chaise peut être comprise
comme un objet subsumé sous le concept de chaise, que l’on peut définir
par des points communs à toutes les chaises : un plateau sur lequel on peut
s’asseoir, reposant sur un ou plusieurs pieds (généralement quatre), pourvu
d’un dossier (sinon c’est un tabouret), et sans accoudoirs (sinon c’est un
fauteuil). Ou bien elle peut être comprise comme l’occurrence singulière
d’un type, si l’on considère le prototype industriel produit en série à
l’identique et dont elle est un exemplaire. Des propriétés considérées
comme n’entrant pas dans la définition du concept (la forme du dossier, du
plateau, des pieds, les matériaux utilisés, etc.), sont au contraire considérées
comme constitutives du type et prennent le sens (conventionnel) de
propriétés identitaires 5.
On peut se représenter un type, mais non un concept, car le concept n’a
pas de marque identitaire. Par exemple, on ne peut se représenter le concept
de triangle, mais seulement un type de triangle : le triangle rectangle, le
triangle isocèle. On ne peut se représenter le concept d’arbre, mais tel type
d’arbre : un chêne, un peuplier, etc. On ne peut se représenter le concept de
voiture, mais tel type de voiture : une Ford T, une 2 CV, etc. Ce constat a
pour conséquence importante qu’un concept n’est pas une représentation,
contrairement à ce qu’affirme la théorie classique du concept, notamment
Kant.
Il y a type lorsqu’on reconnaît un processus de reproduction à
l’identique : par exemple, un mécanisme reproductif (biologique 6,
industriel), ou une écriture. Nous avons vu ainsi que les œuvres littéraires et
musicales, de par l’existence d’une écriture qui autorise une reproduction à
l’identique, sont des types généraux, contrairement aux peintures, pour
lesquelles il n’existe pas (encore) de processus reproductif à l’identique.
Idée, symbole
Nous pouvons maintenant aborder le symbole, en le distinguant tout
d’abord de l’idée. Nous avons vu que les notions de type et de concepts sont
relatives au point de vue que l’on adopte sur un objet (celui d’identité, ou de
similarité). Toutefois, dans un second temps, elles peuvent être saisies en
elles-mêmes, c’est-à-dire absolument, en faisant abstraction de leur
relativité. J’appelle idée le produit d’une telle abstraction. Une idée peut
ainsi être typale ou conceptuelle 7.
Cette absoluité de l’idée reste relative : on part d’un terme relatif que
l’on absolutise après coup et qui reste donc dépendant de sa relativité
initiale ; on ne part pas d’une absoluité première, totale, ontologique. C’est
un absolu relatif, simple résultat d’un processus sémantique d’abstraction –
et non un absolu absolu.
En français, une idée se reconnaît par l’usage d’une majuscule. On ne
parle plus du concept de justice mais de la Justice, dans son absoluité, qui
se distingue de toutes les justices particulières (liés à des systèmes
judiciaires particuliers) et peut servir de norme pour toute action 8. Notons
que l’idée de Justice est obtenue par absolutisation à partir du concept
relatif de justice (défini par l’adéquation aux lois d’un État particulier).
C’est une idée conceptuelle.
Mais on peut aussi penser des idées obtenues par absolutisation à partir
d’un type. Par exemple, le rouge vermillon est un type de rouge,
reproductible à l’identique en une indéfinité d’occurrences. Sur une palette,
on dispose des occurrences de types de couleur 9. Un peintre, qui recherche
de façon obsessionnelle tel type de couleur, en l’absolutisant, en fait une
idée sensible : le Rouge sang, ou le Jaune d’un petit pan de mur. Il s’agit
alors d’une idée non conceptuelle mais typale. Cette idée peut être associée
métaphoriquement à d’autres idées : l’idée de Mort, de Vie, de Force, de
Faiblesse, etc. (qui sont des idées conceptuelles). Il en va de même pour les
voyelles du poème Voyelles de Rimbaud : chaque voyelle se voit interprétée
comme une idée typale que le poète associe métaphoriquement, par la
médiation de couleurs, à des idées conceptuelles.
Or, si l’on peut faire correspondre un objet réel à un type ou un concept,
il n’en va pas de même pour une idée : comment un objet réel, toujours
relatif, pourrait-il présenter une idée dont le sens est absolu ? Il est un cas
où c’est possible : lorsqu’un objet fonctionne comme objet symbolique.
J’appelle symbole un objet qui présente une idée à un degré exceptionnel et
auquel on confère la propriété de la présenter absolument. Il en devient
alors l’incarnation. Par exemple, un lion fonctionne comme symbole de
l’idée de Force, un lièvre, de l’idée de Rapidité, une tortue, de l’idée de
Lenteur, etc.
Signe et symbole
Cette définition du symbole correspond à l’usage du mot symbole dans
le langage ordinaire, mais non en mathématiques ou en logique, où un
symbole est équivalent à un signe conventionnel 10. Le symbole au sens où
je l’entends n’est pas un signe désignant un objet par l’intermédiaire d’un
concept ou d’un type, mais bien un objet exemplifiant une idée (un signifié
idéel) conceptuelle ou typale.
Précisons la différence entre signe et symbole. Un signe désigne une
réalité par l’intermédiaire d’un sens. J’entends par réalité en général le
référent global que doit poser tout système de signes pour qu’une
vérification au sein de ce système soit possible. Cette vérification peut
prendre une multitude de formes. Dans le cas d’une description, il s’agit de
vérifier une adéquation ; dans un ordre à l’impératif, une pertinence ; dans
une promesse ou un baptême, une validité. La réalité ne se réduit nullement
à la réalité ordinaire, référent du langage ordinaire. Elle peut être la réalité
fictionnelle d’un roman ou la réalité abstraite des mathématiques. Seule, en
revanche, la réalité ordinaire est pensée en termes d’existence. Ainsi un
personnage de roman possède une réalité (on peut dire ce qu’il est et ce
qu’il n’est pas) mais non une existence.
Considérons notre rapport à la réalité ordinaire. Chaque individu ayant
un point de vue distinct sur elle, toute communication serait impossible si
elle ne mettait pas en jeu l’universalité du sens. Le mot force désigne ainsi
une force réelle par l’intermédiaire de son sens conceptuel. Comme l’établit
la linguistique saussurienne, l’analyse du signe force peut se réduire au
rapport de son signifiant phonétique (prononciation de force) à son signifié
(sens conceptuel de force), tout lien à la réalité – l’existence ou non d’un
objet lui correspondant – étant mis entre parenthèses. La motivation
éventuelle du signe par rapport à l’objet qu’il désigne (comme la parenté
phonétique d’une onomatopée) est également négligée.
Il en va tout autrement du symbole. Un lion ne symbolise pas une force
réelle par l’intermédiaire de l’idée de Force. Il symbolise l’idée de Force
elle-même par l’intermédiaire de sa force réelle, dans la mesure où celle-ci
est perçue comme une présentation éminente de la Force. La symbolisation
engage une exemplification absolue. On ne peut donc pas rapporter un
symbole à l’idée qu’il symbolise sans rapport à la réalité. La motivation est
constitutive dans la relation symbolique : un lapin ne peut pas être symbole
de la Force, sinon par antiphrase.
Distinct du signe, le symbole (l’objet symbolique) peut en revanche tout
à fait être désigné par un signe : le lion, symbole de la force, est désigné par
le mot lion. Appelons signe symbolique le signe qui désigne un symbole.
L’art décoratif
L’art décoratif
J’entends par production décorative un objet dont la création a visé une
telle construction rhétorique, qu’elle relève d’une esthétique du beau ou
d’une esthétique du sublime. Toute production décorative est un objet
totalement symbolique. L’art décoratif ne s’oppose donc pas à l’art
symbolique. Il met en jeu une symbolicité totale qui a pour fin l’identité
idéo-typale particulière de l’objet décoratif lui-même. En raison de leur
nature symbolique, de telles œuvres vont pouvoir être inscrites dans une
symbolique externe, et notamment sociale. Si cependant elles sont
simplement décoratives, leur propre symbolicité, celle qui a présidé au
façonnement rhétorique de leur matérialité, reste interne.
On a tort de mépriser les œuvres de l’art décoratif. Les vêtements, les
bijoux, les mosaïques, les parfums, les bouquets, les jardins, les fresques à
dessin floral ou géométrique, lorsqu’ils n’ont d’autre fonction que
décorative, comme c’est généralement le cas en Occident, peuvent être
d’authentiques chefs-d’œuvre esthétiques.
Notre redéfinition technique de l’art nous conduit donc à repenser la
frontière entre art et artisanat et inscrire dans l’art de nombreuses formes de
création : un paysagiste, un couturier, un créateur de parfum sont des
artistes à part entière. D’une façon générale, toute production humaine peut
devenir artistique : songeons à la fonction décorative des canalisations dans
l’architecture du Centre Pompidou à Paris. Mais si tout peut devenir de
l’art, cela ne veut surtout pas dire que tout est art ni, a fortiori, que tout soit
du grand art : les grandes œuvres et les grands artistes sont rares. Tous les
couturiers ne sont pas Yves Saint Laurent.
Précisons que cela vaut aussi pour la cuisine 14. Le décoratif peut être
compris dans un sens non visuel. Les parfums relèvent de l’art décoratif, et
la cuisine aussi. Un grand plat engage non seulement une décoration
visuelle dans le dressage, mais aussi, et surtout, une construction des
saveurs qui le composent, laquelle peut relever d’une esthétique du beau
(harmonie, équilibre) ou d’une esthétique du sublime (on joue alors sur des
effets – précis et maîtrisés – de contraste, de surprise, de rupture
d’équilibre).
J’insiste sur cet exemple car, en opposant le beau (formel) à l’agréable
(matériel), Kant a implicitement interdit toute compréhension artistique de
la cuisine. Un plat, pour être apprécié gustativement, suppose un rapport
direct à sa matière, (donc, selon Kant, à son existence) : il ne semble alors
pas pouvoir être saisi esthétiquement. On pourrait ici rappeler l’argument
que nous avions invoqué en faveur de la théorie kantienne du
désintéressement 15 : si découvrir que le modèle d’un portrait n’existe pas
(ou plus) ne remet pas en cause sa beauté, en revanche, découvrir qu’un plat
est fictif nous déçoit. La cuisine impliquerait donc bien un rapport
nécessaire à l’existence de l’objet.
Mais il est ici aisé de répondre. S’il importe que le plat ne soit pas fictif,
c’est parce que l’esthétique du dressage (bien qu’importante : on hésite
avant de s’attaquer à un plat dont le dressage est superbe) reste une
composante secondaire de son esthétique totale : il faut pouvoir goûter le
plat pour percevoir la composition de ses saveurs et l’apprécier, tout comme
il faut ouvrir les yeux au théâtre ou ne pas se boucher les oreilles au
concert. Mais dans le cas où cette dégustation est fascinante – ce qui
suppose naturellement d’avoir un goût (palais, langue) et un odorat (nez)
suffisamment éduqué 16 – elle induit une déréalisation esthétique au même
titre que l’écoute d’un morceau de musique. Nous avons en effet montré
qu’une perception matérielle, notamment gustative, peut être neutralisée
existentiellement et donc être esthétique 17.
La mode
Une œuvre d’art décorative se caractérise toutefois par le caractère
éphémère du plaisir esthétique qu’elle procure. Elle possède en effet autant
de valeur esthétique qu’une fleur ou un cristal de roche. N’exemplifiant
absolument que sa propre identité idéo-typale particulière, elle n’autorise
pas de renouvellement de son appréhension esthétique. Bien qu’admirable,
elle parvient difficilement à ne pas nous laisser au bout du compte
indifférents. Les répétitions incessantes de l’esthétique du beau finissent par
lasser, tout autant que les effets de surprise de l’esthétique du sublime.
Certes, les artistes peuvent conférer à leur œuvre une complexité telle
que de nombreuses appréhensions seront nécessaires avant de pouvoir
totalement l’apprécier. Ce qui permet de prolonger durablement la
fascination esthétique. Toutefois, même l’œuvre décorative la plus
complexe finit par perdre de son efficace esthétique avec le temps.
D’où la nécessité de ranimer le plaisir : changer de bijoux, de
vêtements, de musique d’ambiance, de cuisine, de décoration intérieure, etc.
Et plus la dimension sociale de l’œuvre est grande, plus un tel changement
prend la forme d’une mode. On voit souvent dans la mode une aspiration
indéfinie et vaine au nouveau qui s’opposerait à l’éternité du beau. Cette
lecture a pu conduire à une condamnation de la mode chez les classiques,
ou à sa célébration chez les romantiques, à travers notamment l’apparition
de la notion de modernité. Ces deux lectures peuvent être renvoyées dos à
dos.
En effet, l’opposition entre nouveauté et tradition a un sens relatif et non
absolu. Il faut ainsi reconnaître le caractère novateur des écrivains français
du siècle de Louis XIV par rapport au modèle grec qu’ils prétendaient
imiter, sans quoi on risque de ne rien comprendre à la querelle entre les
Anciens et les Modernes qui opposa notamment Boileau à Perrault.
Inversement, on peut toujours référer les auteurs les plus révolutionnaires
(par exemple Picasso) à une tradition (Vélasquez, Rembrandt, Goya, etc.).
Par ailleurs, le bon critère technique d’évaluation des œuvres d’art n’est ni
le respect de la tradition, ni la nouveauté, mais l’originalité, qui correspond
à la particularité à la fois matérielle, formelle et intentionnelle d’une
technique. Une production peut naturellement être originale et nouvelle, ou
n’être ni l’une ni l’autre. Mais on peut également être original en reprenant
une forme traditionnelle (comme Michel-Ange s’inspirant de la statuaire
grecque, ou Modigliani s’inspirant de l’art africain), et inversement, ne pas
être original en s’inscrivant dans un courant nouveau. Il ne suffit pas de
peindre comme Picasso pour être un grand peintre.
La mode n’a donc ni à être dénigrée, ni à être célébrée. Elle est liée à la
nature même des arts décoratifs, qu’ils s’inscrivent dans une esthétique du
beau ou une esthétique du sublime. Son but n’est pas le nouveau pour lui-
même, mais le renouvellement d’un plaisir esthétique éphémère par nature.
Se moquer de la mode, c’est mépriser le plaisir esthétique réel que peut
procurer un objet décoratif. Inversement, prétendre soumettre l’art en
général à la mode en exigeant sans cesse qu’il se renouvelle totalement,
c’est risquer de le réduire au décoratif.
CHAPITRE 9
L’art iconique
La symbolicité iconique
On peut toutefois chercher à reproduire un objet pour de tout autres
raisons que le simple désir d’illusion mimétique, ou l’attention à sa
perfection (au sens d’illustration sans défauts de propriétés « essentielles »
universelles, relevant d’une similarité idéelle ou une identité idéelle
générale).
L’objet peut nous paraître remarquable dans la mesure où il exemplifie
de façon éminente une idée 3 particulière, en tant qu’objet symbolique (le
lion symbole de la Force), ou bien sa propre identité idéelle particulière, en
tant qu’objet esthétique (« cette tempête est sublime »). Le peintre ne
cherche plus alors à étudier avec précision le détail de l’objet, ou à saisir en
lui l’universalité d’un concept ou d’un type général. Il se laisse dominer par
le primat d’une sensation dont il va tenter de restituer l’intensité
exceptionnelle grâce à sa palette : la Force de ce lion, la Violence sublime
de cette tempête.
Tout peut attirer son regard : l’éclat d’un visage, la lourdeur d’une
silhouette, la douceur d’une chevelure, la cruauté d’une attitude, etc. Il
suffit qu’il découvre dans cette sensation la présentation éminente d’une
idée, quelle qu’elle soit. Dans la mesure où les peintres développent surtout
leur sensibilité oculaire, cette sensation est ici généralement visuelle mais
pas nécessairement. Le peintre peut jouer sur les associations sensibles. Une
sensation éminente d’amertume peut être rendue par une couleur (par
exemple le jaune), ou un pli dans le dessin d’une bouche, etc. L’idée peut
même rester indéterminée, si par exemple elle est abstraite d’un complexe
de sensations simples (par exemple une couleur, une figure et un son)
auquel aucun mot ne correspond dans la langue du peintre.
Si son œuvre a pour intention l’exemplification absolue d’une telle idée,
le moindre de ses traits de pinceau s’inscrit dans ce projet global.
L’intention symbolique du peintre engage ainsi la totalité visuelle de
l’apparence sensible de sa toile, sans que l’on puisse a priori en exclure
certains éléments (les lignes, ou les couleurs, etc.). Par là même, l’œuvre est
un objet totalement symbolique, et donc esthétique. Du même coup, elle
exemplifie absolument sa propre identité idéelle particulière. Elle est
extraordinairement elle-même, mais à titre simplement de moyen pour une
finalité symbolique externe : la représentation de la Force de ce lion, de la
Douceur de cette chevelure, etc.
Je nomme une telle symbolicité externe, une symbolicité iconique 4.
Toute symbolicité externe d’un objet totalement symbolique n’est pas
iconique. Ainsi le costume noir d’un grand couturier peut être considéré
comme un objet totalement symbolique ou esthétique dans la mesure où il
exemplifie sa propre identité idéelle particulière (« ce costume est
superbe »). Par ailleurs, un tel costume possède une dimension symbolique
sociale externe, par exemple celle du deuil, par extension métonymique à
partir de la couleur noire. Mais si le couturier n’a eu qu’une intention
décorative sans chercher à exprimer la sensation éminente du Deuil à
travers la création de ce costume noir, il ne s’agit nullement d’un objet
iconique. Pour qu’il y ait symbolicité iconique, il faut que la symbolicité
interne totale de l’objet esthétique converge dans une intention symbolique
externe. Donc que l’identité idéelle particulière de l’objet ne soit visée que
comme moyen pour présenter une idéalité qui lui est étrangère.
L’art iconique se caractérise ainsi par le fait que son intention finale
n’est pas esthétique tout en restant symbolique. Si l’idée qu’il cherche à
symboliser relève du religieux ou du politique, le créateur pourrait même
être scandalisé de voir réduire sa création à une œuvre décorative. Pourtant,
si l’on a affaire non à un simple objet symbolique mais à un objet artistique,
une telle réduction est toujours possible. Car l’intention symbolique finale
engage alors la totalité symbolique de l’objet, et donc une intention
esthétique intermédiaire. Les œuvres de l’art iconique peuvent toujours être
appréhendées esthétiquement. On remarque ainsi que la représentation du
Paradis relève plutôt d’une esthétique du beau et celle de l’Enfer, plutôt
d’une esthétique du sublime. Il en va de même des œuvres politiques de
propagande.
L’iconicité de l’objet artistique ne se construit donc pas contre sa
décorativité ou indépendamment d’elle. Car si sa symbolicité interne totale
faisait défaut, l’ensemble des déterminations de l’objet iconique ne pourrait
converger dans une symbolisation externe totale.
La fonction de la pose
Il arrive qu’un peintre ne choisisse pas de représenter une apparence
fascinante. Beaucoup de chefs-d’œuvre n’ont été en effet que des œuvres
de commande. Faut-il les inscrire dans l’art décoratif ou peut-on penser leur
iconicité ?
On peut remarquer ici que le peintre fait souvent poser son modèle.
Quelle est la fonction de la pose ? Celle-ci aide le peintre à dégager
progressivement l’identité idéelle particulière de son modèle en imaginant,
à partir d’une multiplicité de degrés de présence, ce que pourrait être un
degré d’intensité maximum de son apparence sensible. Tel est le terme que
la création de l’objet artistique va chercher à présenter absolument. Or ce
terme, le peintre ne l’a peut-être jamais vu, à aucun instant de la pose. Dans
ce dernier cas, on peut effectivement dire que la peinture rend visible
l’invisible, selon la formule de Paul Klee. Mais il ne s’agit pas ici d’un
invisible infra-sensible ou supra-sensible. La peinture ne quitte pas le plan
d’immanence de l’apparence sensible.
La définition traditionnelle de la peinture comme l’art de conférer à
l’instant une dimension d’éternité est donc insatisfaisante. Ce trait
caractériserait plutôt la photographie en général, qu’elle soit ou non
artistique. Certes, le peintre peut être fasciné par une sensation éminente,
dans une appréhension symbolique ou même esthétique d’un objet. Auquel
cas, il cherchera aussitôt à la rendre dans un croquis, ou même il prendra
une photographie. Mais généralement il ne s’en contente pas. Il va
multiplier les croquis et travailler sur son modèle afin d’intensifier au
maximum la sensation, et parvenir à une présentation maximale de l’idée
sensible partielle ou totale.
Un peintre peut ainsi passer des mois à tenter de capter le Velouté d’une
peau, l’Éclat d’un bijou, la Douceur d’une étoffe, la Luminosité d’un
regard, ou une idée indéterminée car plus complexe. C’est toute la durée
d’un regard qui se trouve condensée sur la surface atemporelle de la toile,
un regard dont le modèle sensible n’est plus réel mais imaginaire. Et il
faudra parallèlement toute la durée d’une contemplation authentique pour
que le spectateur puisse ressaisir la dimension symbolique de l’œuvre.
Ajoutons que l’artiste-photographe est exactement dans la même
situation que le peintre, constamment à l’affût de modes éminents
d’intensités visuelles. S’il veut exemplifier absolument une idée sensible
partielle ou totale, il ne peut se contenter d’une saisie instantanée, tout
comme le peintre. Il doit travailler la matérialité de l’image. Enfin, face à
une œuvre de commande, il doit lui aussi inscrire son modèle dans la durée
d’une pose.
La technique iconique
En quoi la création iconique diffère-t-elle techniquement de la création
décorative ? Le but n’est plus de réaliser simplement une construction
rhétorique cohérente de l’œuvre, indépendamment de tout rapport à la
réalité. Cette figuration rhétorique doit converger dans l’expression d’une
sensation éminente, qui engage un rapport à la réalité ordinaire. Le
processus de déréalisation est donc un moyen pour une présentation non
plus relative mais absolue de la réalité, à travers la symbolicité totale de
l’objet.
Dès lors, l’artiste iconique inscrit la figuration rhétorique dans une
organisation supérieure mettant en jeu un tel rapport symbolique à la réalité
ordinaire. Les figures de répétition, de gradation, d’inversion, d’opposition,
qui ne sont que des modes déterminés de mise en forme de la matérialité
artistique, ne font pas intervenir directement un tel rapport.
C’est en revanche le cas des figures que la rhétorique classique appelle
des figures de sens ou tropes. On en compte généralement deux : la
métaphore et la métonymie. J’y ajoute l’antiphrase, que l’on oublie souvent
parce qu’elle porte non sur un mot particulier mais sur la totalité de
l’énoncé 5. Nous allons montrer que la substitution à l’œuvre dans ces
figures 6 s’explique en fait par l’intervention de la pensée symbolique.
Le façonnement iconique
L’iconicité artistique
Comme nous l’avons vu, un objet artistique est iconique si sa propre
identité idéelle, qu’il symbolise totalement en tant qu’objet esthétique,
présente absolument une idéalité sensible extérieure à l’objet. Il est possible
de penser trois grandes modes de construction de cette iconicité ou pouvoirs
iconiques.
Si l’idéalité sensible en jeu est une détermination objective quelconque,
par exemple la douceur d’une peau, le rythme d’un événement, le
parfum d’une fleur, le son d’un objet, etc., le pouvoir iconique de l’identité
idéelle de l’objet artistique est d’ordre métaphorique. Si l’idéalité sensible
est l’idée d’un objet entretenant un lien remarquable avec un autre, selon un
rapport partie-tout, effet-cause, contenant-contenu, etc., le pouvoir iconique
est d’ordre métonymique. Et si l’idéalité sensible est celle de l’anormalité,
l’étrangeté, etc. d’un objet par rapport à son contexte réel, le pouvoir
iconique est d’ordre antiphrastique.
La technique de façonnement de l’iconicité correspond ainsi à une mise
en forme rhétorique de l’objet esthétique selon les trois tropes principaux :
la métaphore, la métonymie et l’antiphrase.
Mais comme l’iconicité de l’objet suppose son façonnement décoratif,
cette mise en forme rhétorique redouble en fait une première mise en forme
rhétorique dont la fonction est la convergence du pouvoir symbolique total
de l’objet vers sa propre identité idéelle. Si par conséquent cette identité
idéelle prend elle-même une dimension symbolique externe dans le
façonnement iconique de l’objet artistique, cela veut dire que cette première
mise en forme, simplement décorative, s’ordonne selon la seconde mise en
forme, proprement iconique. Dès lors, les répétitions, inversions,
oppositions, gradations ascendantes ou descendantes, etc., ne fonctionnent
plus gratuitement, indépendamment de la réalité référentielle, et selon une
intention simplement décorative. Elles sont ordonnées à la symbolisation
métaphorique, métonymique ou antiphrastique d’une idéalité sensible
externe, qui peut être l’idée d’une détermination objective, d’un objet dans
la mesure où il entretient un lien objectif avec un autre, ou encore d’un
rapport d’anormalité contextuelle.
Une œuvre décorative peut toutefois faire usage de métaphores, de
métonymies ou d’antiphrases et donc comporter des éléments iconiques
sans être iconique pour autant. C’est le cas par exemple d’une tapisserie
murale qui répéterait un motif allégorique sans intention iconique
spécifique. Car il faut encore que la symbolicité totale de l’objet artistique,
mise en forme décorativement, converge vers la symbolicité métaphorique,
métonymique ou antiphrastique.
Inversement, on peut très bien conférer à un objet une dimension
métaphorique, métonymique ou antiphrastique sans qu’il devienne pour
autant une production de l’art iconique. Encore faut-il, en effet, qu’il soit
déjà un objet totalement symbolique, et donc une production de l’art
décoratif. On peut ainsi désigner métonymiquement le paysan par sa
faucille. Mais si les déterminations matérielles de l’objet symbolique n’ont
pas été travaillées dans une intention esthétique, il ne s’agit pas d’un objet
artistique : la faucille est un simple objet symbolique.
Art figuratif et art iconique
La technique iconique n’est nullement équivalente à la technique
figurative. On parle d’art figuratif lorsque, dans la seule considération de
l’apparence sensible d’une œuvre, on peut reconnaître l’imitation d’un
objet. Or nous avons vu qu’une simple production mimétique relevait plutôt
de l’art décoratif. Quant à la technique iconique, son opérativité symbolique
n’est pas soumise à une exigence mimétique. De plus, elle ne vise pas un
objet mais une idée (qui peut être l’identité idéelle d’un objet).
Prenons à nouveau l’exemple d’un peintre dont l’intention iconique vise
une idéalité sensible externe. Il s’efforce donc de conférer aux couleurs, aux
figures et à leurs relations, une forme totalement symbolique (en travaillant
sur les répétitions, les oppositions, les gradations, etc.), tout en l’organisant
selon une symbolicité métaphorique, métonymique ou antiphrastique de
cette idéalité sensible. Le résultat peut aussi bien être figuratif que non
figuratif.
Si c’est la puissance d’un homme qu’il s’efforce de rendre, il peut
choisir de peindre avec la plus grande précision son apparence sensible en
faisant converger les couleurs, les figures et leurs rapports dans une
iconicité symbolique de cette puissance. Par exemple, en organisant la
palette autour d’une dominante de rouge, en cadrant l’homme en contre-
plongée, en lui donnant des vêtements militaires, une attitude souveraine, en
l’entourant d’objets métonymiques et métaphoriques de la puissance (un
lion, une épée, etc.) etc. Mais il peut également procéder à une altération
métaphorique, métonymique ou antiphrastique de cette apparence sensible.
La couleur et la figure du corps changent. L’homme devient par exemple un
lion. Le peintre peut même s’attarder sur une couleur ou une figure
symbolique de cette puissance et la travailler dans un jeu décoratif
d’oppositions, de répétitions, d’inversions, etc. Le portrait peut avoir perdu
toute ressemblance au sens où il n’y a plus de reconnaissance identitaire
possible. Il n’en reste pas moins une production de l’art iconique.
Un critique n’a pas à rejeter un objet artistique sous prétexte qu’il
relèverait d’une iconicité figurative (qui peut être réaliste ou idéaliste) ou
non figurative, pas plus qu’il ne peut lui jeter d’anathème au motif qu’il
témoignerait d’une esthétique du beau ou d’une esthétique du sublime. Sa
seule fonction est d’évaluer la qualité technique de la création au sein de
l’esthétique et de l’iconicité choisies par le créateur.
L’intéressement iconique
On ne peut parler proprement d’une supériorité de l’art iconique sur
l’art décoratif, dans la mesure où bien des œuvres iconiques ne valent pas
les chefs-d’œuvre de l’art décoratif. L’art iconique présente toutefois pour le
spectateur un intérêt supplémentaire. Comme l’intérêt est lié à l’usage, cette
affirmation revient à définir un usage de l’art iconique auquel ne peut
prétendre l’art décoratif.
L’art décoratif est déjà lié à un intérêt. Loin d’être inutiles, ses produits
suscitent un plaisir qui ne vient remplir aucun manque physique réel
(contrairement aux plaisirs corporels usuels). En opérant une neutralisation
esthétique de l’objet artistique, en entrant dans sa densité symbolique, nous
pouvons échapper aux soucis de la réalité et nous divertir.
Toute œuvre iconique étant décorative, elle relève d’un tel usage
divertissant, qu’elle possède en commun avec les jeux 4. Mais elle possède
un autre usage, dans la mesure où la neutralisation existentielle est pour elle
un moyen de présenter symboliquement une idéalité sensible au sein de la
réalité. L’art iconique est ainsi un instrument indispensable pour toute
institution symbolique comme le religieux ou le politique 5.
Par exemple, un palais permet de présenter absolument dans un objet
totalement symbolique l’idéalité sensible du Pouvoir selon une iconicité
métonymique, à travers les idées de Stabilité, d’Équilibre, de Pesanteur, de
Richesse, de Grandeur, etc. Tout cet appareil symbolique et iconique que
Pascal reproche au judiciaire a moins son origine dans l’imperfection de la
justice humaine qui aurait besoin d’en imposer pour paraître légitime, que
dans l’impossibilité de faire naître le sentiment de respect dans la sensibilité
des spectateurs par la seule représentation abstraite de la loi.
D’une façon générale, l’art iconique est un des modes les plus puissants
de manifestation sensible d’une intention politique ou religieuse, qu’elle
soit institutionnelle ou non. Ce qui ne signifie pas pour autant que
l’iconicité se réduise au politique ou au religieux. À travers une œuvre
politique ou religieuse de commande, l’artiste a pu d’abord viser une
idéalité sensible particulière : la Douceur de ce sourire, la Bonté de ce
regard, la Martialité de cette attitude, la Puissance de cette musculature, etc.
Iconicité et mémoire
Il existe un autre usage capital de l’art iconique : celui de gardien de la
mémoire. Cette fonction dévolue à l’art n’est pas arbitraire. Croire qu’elle
ne repose que sur la plus grande résistance de ses matériaux (les
monuments sont construits généralement en pierre et non en bois), ce serait
prendre la cause pour l’effet : c’est précisément parce que l’art a une
fonction mémorielle qu’il utilise ce type de matériau, même s’ils sont plus
coûteux.
Cette fonction a pour fondement la décorativité de l’œuvre, c’est-à-dire
son façonnement rhétorique qui permet l’exemplification absolue de son
identité idéelle, et la rend du même coup mémorable. En effet, on se
souvient généralement de deux sortes d’objet, ceux qui nous ont
impressionnés par leur caractère surprenant, voire démesuré, et ceux qui
nous ont fascinés par l’organisation symétrique et régulière de leur
complexité sensible. Aussi les objets artistiques, c’est-à-dire
intentionnellement esthétiques, sont-ils également
intentionnellement mémorables. Créer un objet artistique, ce n’est pas
nécessairement vouloir créer un objet qui durera éternellement (l’art peut
être éphémère comme l’activité d’un artiste-interprète qui n’est pas toujours
enregistrée), mais un objet qui s’inscrira profondément dans la mémoire de
ses spectateurs.
Dès lors, ces objets mémorables que sont les productions de l’art
décoratif sont les supports privilégiés de la mémorisation de toute idéalité
sensible 6. L’artiste induit cette mémorisation en leur conférant une
dimension iconique qui fait converger leur densité symbolique vers cette
idéalité sensible. Que reste-t-il principalement des civilisations disparues ?
Leurs œuvres d’art.
Adorno écrivit en 1949 7 que l’on ne pouvait plus écrire de poèmes
après Auschwitz. Même si le sens de son propos était polémique par rapport
à l’art de l’après-guerre, il a initié toute une réflexion sur les rapports entre
création artistique et Holocauste, avec notamment la question de savoir si
une représentation artistique de l’Holocauste lui-même était admissible. Si
l’art opère une neutralisation existentielle de son objet, il semble criminel
de conférer une dimension esthétique à ce dont on ne doit en aucun cas
remettre en cause la réalité historique. C’est oublier cependant que l’art ne
se réduit pas au décoratif. À travers la construction iconique de sa
décorativité, l’art retrouve symboliquement la réalité. Dans l’art iconique,
on ne quitte la réalité que pour entrer dans un nouveau rapport avec elle, qui
permet notamment sa mémorisation. Après la destruction du ghetto de
Varsovie en mai 1943, on a ainsi retrouvé deux types d’écrits : des
témoignages et des poèmes. Les premiers ont conservé le souvenir de
l’horreur à l’attention de la mémoire intellectuelle des historiens, les
seconds, à l’attention de la mémoire sensible des peuples.
Les œuvres-monde
Au sein de l’art iconique, on peut souligner l’importance particulière de
ce que l’on appelle des œuvres-monde. Ce ne sont pas nécessairement les
plus grandes œuvres qui soient, mais leur fonction est cruciale. Elles
proposent en effet rien de moins qu’une symbolisation de l’identité idéelle
du monde dans sa totalité.
Certes, l’idée du monde n’est absente d’aucune œuvre. Mais elle
n’intervient généralement qu’à titre d’horizon iconique plutôt que de
modèle direct. Les œuvres-monde ont cette particularité de faire converger
la série de leurs réseaux symboliques dans une exemplification absolue de
l’unité totale de la réalité, dont la sensation est tout aussi susceptible de
degrés que n’importe quelle autre. Et selon l’esthétique choisie, la
représentation du monde sera ordonnée ou chaotique.
De telles œuvres (au XIXe siècle, la Comédie humaine de Balzac, au
e
XX siècle, À Recherche du temps perdu de Proust) présentent de nouveaux
modèles de symbolisation du monde qui permettent à l’imaginaire d’une
époque de prendre corps. Elles permettent la constitution non
seulement d’une communauté politique ou religieuse, mais
d’une communauté culturelle, dont l’assise sensible pourra résister aux
changements politiques ou aux troubles religieux.
Certaines œuvres-monde éminentes, comme l’Iliade et l’Odyssée
d’Homère, ou l’Énéide de Virgile offrent même une telle complexité,
qu’elles ont eu une fonction constituante non seulement pour l’imaginaire
de leur temps, mais pour celui des époques ultérieures. C’est sur elles, et sur
quelques autres, que repose en grande partie la sensation d’unité culturelle
du monde occidental. La reconnaissance d’une telle fonction est du reste
fort ancienne. L’Énéide, commande de l’empereur Auguste, a ainsi été
délibérément conçue sur le modèle de l’œuvre d’Homère, afin de donner un
socle symbolique au nouvel univers politique et culturel de l’Empire
romain.
L’INSPIRATION ARTISTIQUE
CHAPITRE 11
Art et progrès
L’absence de règles
En effet, la notion de progrès engage plus profondément l’idée de règle.
Une règle définit les principes d’une bonne production technique en
général. Le technicien peut donc construire un modèle idéal bien réglé (qui
a le statut d’une similarité idéelle, s’il engage un concept, ou d’une identité
idéelle générale, s’il engage un type général), vers lequel il s’efforce de
tendre et par rapport auquel se définit le degré de perfection de ses produits.
Naturellement, entre l’époque où les règles étaient inconnues et celle où
elles atteignent leur maximum de précision, il y a progrès technique.
Or, quelle est la spécificité de la technique esthétique ? Du point de vue
symbolique, elle vise non une similarité idéelle ou une identité idéelle
générale, mais une identité idéelle particulière. L’évaluation technique dans
le cadre de la création artistique ne réside pas dans l’examen d’une bonne
régularité de l’objet, selon un critère de perfection, mais dans sa capacité à
exemplifier son identité idéelle particulière (à être extraordinairement elle-
même) et à lui conférer éventuellement une dimension iconique. Son
produit n’a donc pas à être comparé à un modèle idéal extérieur dans la
réalisation duquel on pourrait penser un progrès. Il renferme sa propre
idéalité.
On pourrait objecter ici le caractère exemplaire des chefs-d’œuvre. Mais
cette exemplarité n’a pas le sens d’une perfection qu’il faudrait reproduire.
Imiter l’œuvre d’un maître dans la technique artistique, ce n’est pas
apprendre à maîtriser les règles d’une « bonne réalisation artistique ».
L’imitation des maîtres remplit une triple fonction.
Tout d’abord, de même que l’enfant commence par s’identifier à ses
parents avant d’accéder à son identité propre, il est souvent profitable à un
apprenti de commencer par s’identifier à un maître pour découvrir peu à
peu son style personnel 4. Ensuite, ce style personnel peut appartenir au
style plus large d’une école, et donc avoir besoin de se nourrir des
représentants majeurs de cette école. Enfin, même si la création de
l’apprenti est très différente de celle d’un maître, il lui est profitable de
l’imiter : c’est par là découvrir une exigence esthétique et une densité
symbolique exceptionnelles. À charge pour l’apprenti de se hisser lui-même
à un tel niveau en travaillant une matérialité aussi riche, avec une virtuosité
comparable et selon une convergence esthétique aussi forte. L’œuvre finale
peut alors être radicalement différente de celle du maître 5.
Mais l’imitation ne constitue qu’une étape dans la formation artistique.
Si l’apprenti se contente de répéter l’œuvre du maître, il soumet sa création
à une régulation externe qui risque de s’opposer à la visée de sa propre
identité idéelle. L’originalité ne vient pas par surcroît, comme une exigence
externe que le créateur s’efforcerait d’atteindre. L’originalité est un indice
du chef-d’œuvre : comme tout chef-d’œuvre subordonne entièrement son
activité technique à l’exemplification absolue d’une identité idéelle
particulière, sa technique tend inévitablement à l’originalité.
Critique d’aristote
Il convient ainsi de reconnaître les limites de l’approche
aristotélicienne. Certes, Aristote a le mérite de développer une
compréhension immanente et technique de la création poétique contre la
théorie antitechnique de l’inspiration développée par Platon, laquelle
conduit à subordonner la création à des lois éthiques et religieuses, donc à
une censure. Paradoxalement, la technique a un sens libérateur pour la
création.
Mais pour ne pas avoir vu la spécificité de la technique artistique, il
entreprend aussitôt de mettre au jour des règles universelles (notamment
pour la tragédie), qui sont des règles de perfection – à savoir des règles de
conformité à une similarité conceptuelle ou à une identité idéelle générale –
n’autorisant que des produits standardisés 6.
Or, si des règles de perfection peuvent intervenir (respect des règles
générales d’un genre, rapports de symétrie, etc.), ce n’est qu’à titre de
critère esthétiquement motivant dans le cadre d’une esthétique particulière
(celle du beau) et non de règle technique : une œuvre peut très bien
appartenir à une esthétique contraire et ne pas les respecter. La valeur d’un
œuvre ne vient pas de l’esthétique qu’elle adopte mais de sa capacité à faire
converger une riche matière et une forme complexe, de façon originale, vers
une intention esthétique déterminée.
Comme la création artistique ne doit exemplifier que son identité idéelle
particulière, les seules règles techniques qui s’imposent au créateur ne
peuvent être que des règles particulières, ne valant que pour lui et pour une
œuvre déterminée 7. Être libre, d’un point de vue artistique, ce n’est pas ne
pas avoir de contraintes, mais n’avoir pour contraintes que celles qui sont
imposées par l’œuvre particulière que l’on a l’intention de créer. D’où
souvent le sentiment chez le créateur qu’il n’est que le moyen pour une
œuvre qui veut se créer à travers lui.
La liberté de l’artiste
Il faut donc à la fois poser l’objectivité des critères techniques et
affirmer la liberté totale du créateur, niée par toutes les formes
d’académisme, traditionalistes, modernistes ou postmodernistes.
Reconnaître à l’artiste une authentique liberté, c’est lui permettre (1) de
choisir n’importe quelle matière (« noble » ou « vile ») ; (2) de suivre
n’importe quel système formel (symétrique ou dissymétrique, tonal ou
atonal, etc.) ; (3) de s’inspirer de n’importe quel modèle, ancien ou
moderne, ou de n’importe quelle école ; (4) de choisir n’importe quelle
esthétique (belle ou sublime, pour ne considérer que les formes extrêmes
qui sont susceptibles de degrés intermédiaires) et n’importe quelle visée
iconique (figurative ou non figurative, et plus précisément figurative
idéaliste ou figurative réaliste, non figurative rationnelle ou non figurative
irrationnelle). En tant que créateur, il peut – et même doit – faire ce qu’il
veut, sans se préoccuper des diktats des écoles (toujours imposés au nom de
la « liberté créatrice », en fait celle du chef d’école) ou des tenants d’un
progrès irréversible en art 8 (lesquels confondent l’art avec une technique
réelle, ou même avec une science).
Mais cela ne conduit pas pour autant à identifier la maxime du créateur
à « fais n’importe quoi ! » 9. Une telle détermination de la liberté artistique 10
reste en effet insuffisante. La démarche technique même de l’artiste peut
être décrite comme un travail nécessaire de libération :
L’infinité du chef-d’œuvre
Lorsqu’on a affaire à un authentique chef-d’œuvre, on fait face à une
pleine densité symbolique, où chaque détermination peut acquérir une
dimension symbolique relativement à la totalité de l’œuvre. Ce qui autorise
un travail interprétatif en droit infini 13. La différence entre les chefs-
d’œuvre et les autres œuvres est donc celle de l’infini au fini. D’où le
sentiment d’évidence que procure un chef-d’œuvre pour une sensibilité
suffisamment formée.
La comparaison de deux chefs-d’œuvre met en jeu deux infinis. Entre
deux infinis, il n’y a pas grand sens d’affirmer une supériorité ou une
infériorité 14. Tout choix reste ici irréductiblement subjectif au sens de
contingent et singulier. Il ne peut prétendre à aucune forme d’objectivité. Et
ceci vaut non seulement pour les productions de l’art décoratif, mais a
fortiori pour celles de l’art iconique.
Malgré l’existence de critères objectifs, l’évaluation critique a donc ses
limites. Elle peut hiérarchiser les œuvres d’un simple amateur, d’un bon
apprenti, d’un petit-maître et d’un grand maître. Elle peut distinguer dans
l’œuvre d’un grand maître les œuvres mineures et les chefs-d’œuvre. Mais
cela s’arrête là : il est vain de chercher à hiérarchiser les chefs-d’œuvre
entre eux. Dès lors, bien que notre modèle soit technique, la prise en
compte de la spécificité de la technique artistique nous conduit à rejeter
toute hiérarchisation des chefs-d’œuvre, donc toute idée de progrès
historique en art. La première objection est donc levée.
La question de la maîtrise
Reste toutefois la seconde : l’impression de non-maîtrise que
rencontrent la plupart des créateurs, qui semble entrer en contradiction avec
l’idée d’un savoir-faire technique. C’est l’objection majeure des adversaires
de toute définition technique de l’art, qui défendent un primat de
l’inspiration.
Cette dernière ne doit pas être confondue avec le don. Le don est, nous
l’avons vu, un concept technique : plus un individu est doué, plus il a de
facilité pour apprendre une technique. L’inspiration semble en revanche être
antithétique par rapport à la technique. Le travail apparaît ici comme un
obstacle à l’inspiration géniale. L’œuvre trop travaillée, trop maîtrisée, c’est
l’œuvre privée d’inspiration, de vie intérieure.
Est-il possible de concilier la non-rationalité de l’inspiration avec la
technicité de la création artistique ? C’est à cette question que nous devons
maintenant répondre.
CHAPITRE 12
La désobjectivation
DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
Considérons plus attentivement le travail de l’apparence sensible par
l’artiste, dont le but est de susciter chez le spectateur une appréhension
déréalisante.
La mise entre parenthèses de l’existence de l’objet dans l’appréhension
esthétique n’est pas sans modifier son statut d’objectivité. Dans la mesure
où il est appréhendé dans sa symbolicité totale, l’objet est retiré de la sphère
de la réalité ordinaire. Il se trouve alors placé sous le seul primat de la
sensation, qui le libère des limites stables de sa constitution objective. D’où
une possible dérive métonymique, métaphorique ou antiphrastique de cette
constitution pour le spectateur. La déréalisation esthétique a ainsi le sens
d’une désobjectivation.
Cette opération est explicitement thématisée dans la création
contemporaine. L’utilisation systématique d’une esthétique du sublime, qui
travaille sur la discontinuité, le déséquilibre, la dissymétrie, la dysharmonie,
l’illimitation, etc., est en effet dirigée contre la constitution objective de
l’apparence sensible. Un tel travail a parfois même le sens d’une
dénonciation antiphrastique de cette constitution objective comprise comme
oppression de la naturalité de la chose.
Ce serait toutefois une erreur de limiter une telle désobjectivation à la
seule esthétique du sublime. Car la technique symétrique de l’esthétique du
beau, qui opère par des effets de répétition, de miroir, des variations
successives à partir d’un même thème, etc., remet tout autant en cause la
stabilité des limites objectives. Son pouvoir de fascination ne le cède en rien
à la technique sublime.
Nous pouvons dès lors proposer une troisième définition 1 de l’objet
esthétique, cet objet neutralisé existentiellement déjà redéfini comme objet
totalement symbolique : c’est un objet désobjectivé 2. La forme
contradictoire de cette dernière définition peut être levée si l’on considère
que cette désobjectivation reste partielle. Elle est liée au(x) sens visé(s) par
l’intention esthétique. L’appréhension esthétique d’un tableau reste bien
inscrite dans une expérience globalement objective : je sais que je pourrais
m’en emparer, que j’éprouverais alors son poids, etc. Ce tableau est
désobjectivé dans la mesure seulement où sa matérialité a été travaillée dans
une intention esthétique.
La désubjectivation esthétique
L’objectivité est le strict corrélat de la subjectivité. Cette dernière n’est
donc plus pertinente là où la notion d’objectivité devient inadéquate ; à
moins de la substantifier indûment. Par conséquent, dans l’exacte mesure
où la création artistique est un processus de désobjectivation, elle engage un
processus complémentaire de désubjectivation qui désigne à la fois un
décentrement de la visée intentionnelle et un état de transe (d’intensité
variable) qui n’est plus identifiable à la pleine conscience.
Doit-on en conclure que le spectateur n’est plus en position subjective ?
Non, puisque la désobjectivation reste partielle et liée au(x) sens visé(s) par
l’intention esthétique 3. Merleau-Ponty a raison d’affirmer à la suite de
Heidegger que la relation à l’œuvre d’art n’est pas une relation sujet-objet.
Encore faut-il insister sur la relativité de cette désubjectivation esthétique.
J’ai beau être fasciné par un morceau de musique, je peux encore compter
le nombre des instrumentistes, m’attarder sur les caractéristiques objectives
de leur apparence, etc.
On identifie parfois au plaisir esthétique la rêverie qui accompagne la
contemplation. Il faut toutefois distinguer la rêverie qui enveloppe la
contemplation esthétique de l’œuvre et la rêverie qui s’en détache
inexorablement. Cette dernière a certes valeur de symptôme de l’état
contemplatif, puisqu’elle est suscitée par l’appréhension esthétique. Mais
elle constitue un risque contre lequel le spectateur doit lutter, afin de
continuer à faire converger son attention sensible vers l’objet. Sans quoi il
n’y a plus contemplation. La responsabilité du spectateur – le fait d’avoir
une sensibilité matérielle et formelle insuffisamment éduquée, de ne pas
avoir de connaissances techniques suffisantes pour reconnaître l’originalité
d’un style ou de ne pas faire un effort d’attention suffisant pour saisir la
convergence esthétique de l’œuvre – n’est pas forcément en jeu. Une telle
dérive peut simplement traduire un défaut de convergence esthétique de
l’œuvre. Toute œuvre peut faire l’objet d’associations infinies chez le
spectateur : il suffit qu’il se laisse entraîner par le flux de son imagination.
Mais rares sont celles qui ont une structure décorative suffisamment forte
pour retenir ce flux au sein de leur propre densité symbolique.
Une telle définition non subjective de l’appréhension esthétique est
conciliable avec l’objectivité que nous avons reconnue au jugement
critique. Le critique n’a pas en effet pour fonction d’imposer son goût au
public mais d’estimer l’appartenance ou non d’un objet artistique au grand
art. Son rapport à l’objet ne peut donc être équivalent à une simple
appréhension esthétique. Le travail véritable du critique commence lorsqu’il
se met à distance de sa fascination pour l’œuvre afin d’en analyser la
technique de création. Ce qui revient à réobjectiver les procédés techniques
de désobjectivation. Sans une telle distanciation, l’évaluation critique ne
pourrait prétendre à aucune objectivité 4.
Une telle distanciation critique se distingue de la déréalisation
esthétique de l’objet par le spectateur. L’appréhension esthétique, du fait
même qu’elle est déréalisante, sépare l’iconicité réaliste d’une œuvre et la
réalité : le spectateur qui voit un personnage commettre un meurtre dans un
drame naturaliste ne va évidemment pas intervenir 5. Mais une telle
déréalisation a le sens d’une fascination désobjectivante indispensable à
l’intérêt esthétique du spectateur pour l’œuvre. La distanciation, qui est
proprement le fait du critique, fait suite, au sein de l’appréhension d’une
œuvre, à la fascination esthétique et passe par une analyse de sa
construction. Le créateur peut éventuellement chercher à susciter une telle
distanciation critique chez le spectateur, comme le fait Brecht. Si son œuvre
reste une œuvre d’art, c’est que cette distanciation ne fait pas l’économie de
la médiation d’une appréhension esthétique. Elle ne la détruit pas, elle
l’inquiète.
La désubjectivation créatrice
Or, cette désubjectivation ne peut intervenir uniquement du côté de la
réception de l’objet artistique par le spectateur. Le créateur a en effet besoin
de percevoir les effets de son esthétisation de l’objet, sans quoi son travail
serait impossible.
Tout le problème de l’artiste est que, contrairement au spectateur, il doit
susciter son propre processus de désubjectivation au lieu de subir
passivement les effets d’une technique esthétique. C’est pourquoi l’on voit,
dès l’Antiquité 6, les artistes recourir à l’usage de drogues, principalement
l’alcool. Le Pseudo-Longin, dans son Traité du sublime, distingue ainsi le
poète hudropotês (qui boit de l’eau) et le poète oinopotês (qui boit du vin),
seul ce dernier étant véritablement inspiré. Rabelais, dans le prologue du
Gargantua (1534), célèbre l’écrivain qui dépense son argent pour acheter
du vin plutôt que de l’huile (afin de travailler la nuit à la lumière de sa
lampe). On retrouve la même approche chez les romantiques (notamment
Edgar Poe, Baudelaire) et les surréalistes, avec un élargissement de
l’éventail des substances utilisées (haschisch, opium puis cocaïne) 7.
Toutefois, de telles substances, lorsqu’elles conduisent à une
désubjectivation totale, entrent en conflit avec le caractère technique de la
création, dont nous avons reconnu, contre Platon, la nécessité 8. Le travail
artistique étant un processus de désobjectivation relative, il lui est
indispensable de se greffer sur une objectivité préalable. Ce qui suppose,
pour l’artiste, de partir d’une position subjective et de ne s’en détacher que
partiellement. Il en va de l’usage de drogues chez le créateur comme de la
rêverie libre chez le spectateur : il y a certes désubjectivation, mais elle
risque 9 de n’être plus liée à l’activité artistique. Le désengagement de
l’artiste par rapport à sa subjectivité doit rester interne à son travail créateur.
Un tel désengagement a la signification dynamique d’une aspiration
progressive de la subjectivité créatrice par la densité symbolique de l’œuvre
qu’elle est en train de façonner. Il s’agit en quelque sorte d’une auto-
hypnose, qui doit en rester à une transe limitée.
Deux objections
À cette conception de la création artistique, on pourrait objecter d’une
part, la définition de la création comme expression d’émotions (donc d’une
intériorité subjective) et d’autre part, sa définition comme expression d’une
vision du monde (donc d’une appréhension subjective de l’extériorité).
On peut répondre d’abord que la désubjectivation reste relative et
autorise l’expression des émotions. Cette expression n’est du reste pas
nécessairement directe : être amoureux n’est pas forcément un atout
artistique pour écrire un poème d’amour. L’artiste peut se contenter de
peindre les émotions d’autrui, en s’appuyant sur son imagination, sans les
éprouver directement lui-même.
Ensuite, la « vision du monde » produite par les artistes n’a pas le sens
d’une construction théorique consciente. Certes un artiste rencontre, tout
comme le scientifique, des problèmes à résoudre : comment rendre la
Fraîcheur de cette atmosphère, la Douceur de cette peau, etc. ? Mais ce
n’est pas la vérité objective de l’expérience qu’il s’agit de dégager. C’est sa
vérité sensible, dont l’évidence est corporelle et donc infrasubjective et non
rationnelle.
Quant au fameux narcissisme des créateurs dans lequel on voit souvent
un symptôme de l’exacerbation de leur subjectivité, j’y perçois plutôt la
manifestation de l’inquiétude profonde d’une subjectivité qui ne cesse de se
déprendre d’elle-même et d’explorer ses propres limites, allant parfois
jusqu’aux portes de la folie. C’est cette inquiétude même qui est visée, et
saisie, dans les autoportraits de Rembrandt ou de Van Gogh.
La désubjectivation
DANS L’ART ICONIQUE
INTERPRÉTATIF
L’absence de maîtrise subjective au sein de l’art iconique peut être
facilement mise au jour pour l’iconicité interprétative, par exemple dans le
jeu de l’acteur.
On oppose souvent deux conceptions de l’acteur. Selon la première,
l’acteur serait parfaitement lucide par rapport à tous ses effets et ne devrait
surtout pas chercher à se perdre dans son personnage. Selon la seconde,
l’acteur devrait au contraire déposer sa subjectivité et entrer totalement dans
son personnage. Toutes les deux perçoivent un des aspects du jeu de
l’acteur. L’acteur se laisse aspirer par son personnage car sa tâche est
précisément de s’approprier les mots de ce dernier. Mais jamais il ne doit
oublier totalement qu’il joue 11, de sorte que son aspiration continue à
s’inscrire dans un processus technique d’interprétation.
Un personnage est en effet l’exemplification littéraire d’une identité
idéelle personnelle, comme Œdipe, Don Juan, Faust, etc., qui peut connaître
d’autres modes d’exemplification. La tâche de l’acteur est de construire une
identité idéelle particulière conforme à l’exemplification
littéraire particulière (le Dom Juan de Molière, le Don Juan de Lenau, etc.)
de cette identité idéelle et de l’exemplifier iconiquement sur scène. Pour
cela, il lui faut faire converger vers elle la totalité de son apparence visuelle
et auditive, en lui conférant une dimension esthétique. On peut alors
employer l’article indéfini et dire d’un acteur qu’il fut un grand Don Juan.
Le paradoxe de l’acteur se précise. Son travail décoratif sur son corps et
sur sa voix induit un désengagement par rapport à son identité personnelle.
Ce désengagement est encore accentué par l’iconicité de son travail,
puisqu’il vise l’exemplification concrète (dans la matérialité de son corps et
de sa voix) de l’exemplification littéraire (dans la matérialité abstraite de
l’œuvre) d’une identité idéelle (Rodrigue, Hamlet, etc.). Il y a donc bien
aliénation à la fois décorative et iconique. Mais ce travail esthétique sur son
corps et sa voix a parallèlement pour effet d’exemplifier éminemment
l’identité idéelle de l’acteur, dans sa corporéité. Ce n’est qu’à cette
condition qu’il pourra optimiser l’incarnation de l’identité idéelle de son
personnage et avoir une présence sur scène. Cette identité idéelle étant ce
qui fonde notre reconnaissance personnelle, il faut alors admettre que le
grand acteur n’est jamais plus lui-même que lorsqu’il est un autre. Loin
d’être une expérience d’aliénation radicale, le jeu autorise donc, à travers
une double aliénation subjective, une intensification extrême de la
particularité sensible.
Reste à comprendre la possibilité d’une non-maîtrise subjective de
l’artiste dans la technique iconique créatrice.
CHAPITRE 13
Création et inconscient
La résistance
Le contenu manifeste du rêve n’est donc pas l’occultation d’un sens
latent originel. Loin d’être originel, ce que Freud appelle le contenu latent
du rêve est en fait une reconstruction consciente, postérieure au véritable
contenu originel qui est le contenu manifeste. Elle consiste à réinterpréter le
discours du rêve selon la logique de l’objectivité en distinguant le désigné
de l’énoncé 7 du désigné propre 8.
Pour cela, on ne peut en rester au seul signifié conceptuel du rêve. Il
faut connecter le rêve avec son contexte, grâce aux souvenirs et aux
associations du patient. De plus, cette interprétation du rêve par le patient
lui-même a bien un sens thérapeutique. Le patient est en effet conduit à
remonter aux sensations éminentes archaïques qui sont à l’origine de la
symbolisation onirique. Il lui devient alors possible de se délivrer de leurs
effets pathogènes. Car lorsque leur souvenir inconscient devient obsédant,
leur support de symbolisation n’est plus onirique mais corporel (les
symptômes) ou même réel (les délires).
La compréhension par Freud de l’iconicité onirique comme une
substitution au niveau du sens conceptuel conduit à découvrir dans la
résistance un refus du sens. Les analystes qui voient leur patient multiplier
docilement les effets de sens pendant des années sans progresser le moins
du monde devraient être convaincus du contraire. La résistance est
identique à la dénégation dont le mode d’expression privilégié est
l’antiphrase. C’est un déni non de sens conceptuel, mais de réalité, lié à une
sensation d’anormalité (criminelle, scandaleuse, etc.) Une compréhension
simplement intellectuelle de l’origine de la névrose ne sert à rien au patient
tant qu’il n’est pas parvenu à revivre dans la réalité même de son corps les
sensations terribles qu’il a éprouvées 9, lesquelles ont eu d’autant plus de
force qu’il ne maîtrisait pas encore le sens de la réalité objective. Il peut
désormais les réinscrire dans les limites de l’objectivité, et éventuellement
remettre en cause la pertinence de leur interprétation d’alors (on peut avoir
eu une sensation éminente d’abandon sans avoir été effectivement
abandonné). Ce n’est qu’à la suite de ce travail de réobjectivation, qui est au
cœur de l’activité interprétative, qu’il pourra s’en distancier.
La résistance est d’autant moins un déni de sens conceptuel qu’elle peut
se traduire par une réduction de l’interprétation à de simples effets de sens
conceptuel. Le patient habile et astucieux se hâtera ainsi d’aller au sens
pour satisfaire l’analyste, mais en se gardant bien de quitter le plan de
l’abstraction conceptuelle. Dire abstraitement ce qu’on a vécu pour ne pas
avoir à en revivre la sensation concrète : telle est la forme ultime de la
résistance. Il s’agit, à y bien regarder, de la structure même de la litote 10,
c’est-à-dire d’une affirmation qui est en fait une double négation : négation
de la réalité, puis négation de cette négation dans sa révélation abstraite. Ce
qui n’est pas équivalent à une affirmation simple, car on prend en compte
les obstacles liés à la simple affirmation 11.
C’est tout le danger de l’usage exclusif de la parole en psychanalyse aux
dépens des autres formes d’expression engageant le corps. Non que la
pratique psychanalytique soit erronée : la parole constitue bien évidemment
le lieu privilégié de manifestation du refoulé. L’interprétation du matériel
iconique des rêves est irremplaçable d’un point de vue thérapeutique. Mais
elle peut devenir un obstacle à la guérison si elle n’est pas articulée sur la
réalité sensible du corps.
Création et rêve
Bien que le rêve soit une production symbolique et iconique, il se
distingue nettement de l’iconicité artistique. D’une part, il n’est soumis à
aucune exigence communicationnelle et peut donc se contenter d’un
symbolisme privé. D’autre part, il ne repose pas sur un travail de
déréalisation et de désobjectivation. Il n’en a nul besoin puisqu’il naît
spontanément d’un état de conscience affaibli. Il n’y a donc pas de mise en
forme rhétorique cohérente des rêves. Leur iconicité n’est en rien
décorative, contrairement à une œuvre d’art dont l’iconicité prolonge la
décorativité.
Certes, l’iconicité onirique utilise des effets rhétoriques internes.
Comme elle n’est plus soumise aux distinctions de la subjectivité, une
simple proximité phonétique ou sémantique entre deux mots suffit à les
identifier (ce qui, en aucun cas, n’a le sens d’une métaphore). Les rêves
sont ainsi remplis de calembours, qui se subordonnent à leur symbolisation
métaphorique, métonymique et antiphrastique. Mais cette mise en forme
rhétorique n’est pas convergente comme dans le cas d’une œuvre d’art. Elle
n’obéit à aucune intention esthétique. Pourquoi le ferait-elle du reste ? Le
rêve n’est pas destiné à un autre mais au rêveur lui-même, et cette mise en
forme ne cherche pas à mettre à distance le rêveur de sa subjectivité puisque
cette distance est la condition même du sommeil.
Qu’en est-il maintenant de l’artiste iconique ? Ce n’est ni un individu
qui parvient à transformer la réalité ordinaire à l’image de ses rêves, à
savoir un grand homme ou une grande femme, ni un individu qui substitue à
la réalité ordinaire une nouvelle réalité à l’image de ses rêves, à savoir un
malade mental. L’artiste iconique travaille sur la réalité ordinaire sans
chercher à la modifier en tant que réalité, puisque sa déréalisation n’engage
qu’une matérialité sensible partielle (sonore ou visuelle, etc.) Et si l’œuvre
qu’il construit a valeur de nouveau monde, possédant un temps et un espace
propre 12, il ne tente pas de le substituer à la réalité ordinaire. Il en fait un
instrument de symbolisation de cette réalité.
L’art et le jeu
Plus généralement, l’artiste est un joueur. D’où sa parenté souvent
affirmée avec l’enfant. Ce n’est pas un hasard si la thèse de Paul Ziff selon
laquelle l’art serait indéfinissable se fonde sur la thèse de Wittgenstein selon
laquelle le jeu serait indéfinissable.
Or, il est tout à fait possible de définir la notion de jeu 13. Certes, les jeux
étant au moins aussi hétérogènes que les objets artistiques, leur multiplicité
ne se ramène pas à un point commun. Mais ils engagent tous une fonction
identique : jouer c’est effectuer une action non réelle, qui ne cherche ni à
transformer la réalité ordinaire, ni à s’y substituer totalement. Le jeu a
certes une réalité spatio-temporelle, mais celle-ci possède une autonomie
par rapport à la réalité ordinaire. L’existence de règles du jeu, qui est
contingente, n’est qu’un mode d’expression de cette autonomie.
Saisi dans sa seule dimension non réelle, le jeu est divertissement. Mais
cette non-réalité peut être le support d’une dimension iconique. Le jeu
symbolise alors la réalité selon les trois modes de façonnement iconique, la
métaphore, la métonymie et l’antiphrase. D’où son ancrage profond dans
l’inconscient, et la force extrême des émotions qu’il suscite, non seulement
chez les joueurs mais aussi chez les spectateurs. Le jeu engage un sérieux,
voire une violence et une cruauté, qui n’est pas du tout incompatible avec le
divertissement 14.
Toutefois, si l’artiste est un joueur, tout joueur n’est pas un artiste.
Considérons par exemple le cas d’un jeu qui est aussi un spectacle à la fois
divertissant et iconique : le football. L’intention principale des joueurs reste
interne au jeu : ils visent avant tout la victoire. Elle n’est pas esthétique 15, ni
a fortiori iconique. Alors que l’interprétation de l’acteur de théâtre ou du
pianiste, qui est également un jeu, a pour enjeu principal l’optimisation de
la dimension esthétique et iconique de l’œuvre 16.
Un vélo
Imaginons qu’un individu prénommé Marcel s’empare d’un vélo et
l’envoie à un musée d’art en disant : « c’est de l’art ». Dans l’hypothèse où
le conservateur accepte de l’exposer, le vélo fonctionnera effectivement
comme de l’art. Il pourra même procurer des émotions esthétiques chez
certains spectateurs comme peut le faire tout objet. Si ces émotions
esthétiques sont positives, il faudra célébrer le designer du vélo et non
Marcel ou le conservateur. Le jugement de Marcel, « c’est de l’art », ne
modifie en rien la matérialité de l’objet et n’a donc pas véritablement le
statut d’un travail artistique. Comme tout ready-made, le vélo exposé reste
un objet industriel non artistique et son statut n’est pas plus modifié que si
Marcel avait retiré un objet artistique d’un musée en disant « ce n’est pas de
l’art » et l’avait déposé dans une usine de montage de vélos.
Avant-propos
1. M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Gallimard, 1986, p. 42.
2. K. Malevitch, « Ou mouzéïé », Iskousstvo Kommuny, no 12, janvier 1919, trad. dans
Malevitch, Écrits, éd. Andrei Nakov, Champ Libre, 1975, p. 233-236.
3. Écrite il y a presque vingt ans, la première version de ce texte, Définir l’art, a mis en place
des concepts et des problématiques que j’ai été conduit à développer et à préciser dans mes
livres ultérieurs, car ils débordent très largement le cadre de la philosophie de l’art. Cette
nouvelle version opère un remaniement du texte de 1998 pour tenir compte de l’élaboration-
maturation ayant eu lieu entre-temps.
Chapitre 7. Le symbole
1. C. S. Peirce, « Prolegomena to an Apology for Pragmaticism », The Monist, vol. 16 (1906),
p. 506. Le terme type est tiré de « typographie ».
2. Trad. fr. Richard Crevier, Aubier, 1994, p. 75-99.
3. Par similarité entre deux objets, j’entends la présence en eux d’un point commun. Cette
relation ne doit pas être confondue, comme c’est généralement le cas, avec la ressemblance, que
nous évoquerons par la suite. Voir plus bas, p. 189, note 11.
4. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.5303.
5. Il faut ici distinguer les propriétés identitaires – permettant de reconnaître l’identité du type –
et les propriétés singulières, permettant de distinguer les occurences du même type.
6. Je pense naturellement à la reproduction par clonage, qui est première biologiquement. La
reproduction sexuée est une invention tardive du vivant, qui est devenue prédominante car elle
permet une non-identité génétique des individus au sein d’une population, ce qui la rend moins
fragile en cas de variation de l’environnement.
7. Une idée est une notion prise en un sens absolu. Comme une notion peut être typale ou
conceptuelle, selon que la classe qu’elle permet de construire est une classe d’identité ou de
similarité, l’idée est typale ou conceptuelle.
8. Ce qui conduit à la distinction entre ce qui est légal (conforme à la loi, dans le cadre d’une
justice particulière) et ce qui est juste (conforme à l’idée même de Justice) : si l’on constate un
désaccord, on cherche alors à rectifier la loi, et donc le sens de la légalité.
9. C’est un point que n’a pas vu Peirce qui – dans sa terminologie propre – considère une
nuance de couleur comme un qualisigne et non comme un légisigne (un type) ou un sinsigne
(l’occurrence d’un type).
10. C’est ce dernier usage que reprend Peirce. Il donne donc au mot symbole un sens tout à fait
différent du sens que je lui donne. Ce qui ne pose pas de problème : un même mot peut être pris
en plusieurs sens distincts.
1. La première définition considère l’objet esthétique par rapport à son contexte réel ; la
seconde, dans sa constitution interne ; la troisième, dans son statut d’objet.
2. On pourrait articuler nos trois définitions de l’objet esthétique aux quatre définitions
kantiennes du beau dans la Critique de la faculté de juger, en repérant le lien entre notre
définition 1 et la définition 1 de Kant, notre définition 2 et la définition 3 de Kant, notre
définition 3 et les définitions 2 et 4 de Kant (l’objectivité engage à la fois universalité et
nécessité). Mais il conviendrait tout aussitôt de repérer les différences principales : nos
définitions ne sont pas ordonnées selon la table des catégories kantiennes ; il s’agit d’une théorie
non du jugement mais de la création ; pour nous, l’esthétique est objet de désir (elle n’est pas
formelle) ; notre concept de symbole n’est pas celui de Kant ; et la désobjectivation engage un
travail rhétorique.
3. Naturellement, on pourrait ici imaginer la possibilité d’une appréhension esthétique totale de
l’objet, selon les cinq sens. Mais cela supposerait de pouvoir faire converger des effets sensibles
hétérogènes. Ce qui semble difficile, à moins de revenir à l’hypothétique présupposé romantique
d’une équivalence entre les sons, les goûts, les couleurs, les parfums et les sensations tactiles.
Une expérience esthétique véritablement totale est un rêve d’autant moins nécessaire à réaliser,
qu’elle se réduirait en fait à une banale expérience de perte de conscience. Ce que n’est
justement pas l’expérience esthétique.
4. D’où l’importance du temps pour l’évaluation critique. Il opère en effet une distanciation par
rapport au goût présent et aide au travail de réobjectivation.
5. Cette déréalisation justifiait l’usage de masques dans le théâtre grec, qui n’était pas moins
réaliste pour autant, contrairement à ce que prétend Nietzsche au § 80 du Gai savoir, puisque la
déréalisation esthétique est une condition de l’iconicité réaliste.
6. L’usage de drogues est lié de tous temps à l’inspiration : on en faisait usage lors de
cérémonies rituelles pour entrer en transe et communiquer avec les êtres surnaturels.
L’inspiration créatrice s’inscrivant dans la continuité directe de l’inspiration magique ou
religieuse, c’est tout naturellement qu’elle a été conduite à faire usage de drogues.
7. Sans parler des nouvelles drogues de synthèse au XXe siècle (amphétamines, LSD, etc.).
8. Voir ici Misérables miracles (1956) d’Henri Michaux. Si la création peut être favorisée par un
état de légère ivresse, en plein délire, il n’y a plus d’écriture possible. Celle-ci est alors une
reconstitution après coup de l’expérience hallucinogène, comme le récit d’un rêve, et suppose la
conscience.
9. Après, c’est à chaque artiste de gérer ce genre de risque. Mon propos n’est ni médical, ni
moral.
10. L’usage de drogues, même s’il peut être une aide, dans un premier temps, pour les créateurs
(mais il existe des techniques de méditation ou d’auto-hypnose qui permettent d’obtenir des
effets analogues, sans effets destructeurs), n’est donc nullement nécessaire à la création.
11. De même qu’il y a une proximité entre création et aliénation, il y a également proximité,
mais d’un autre ordre, entre interprétation et aliénation. Certains interprètes se sont ainsi fait
vampiriser par leur personnage, le premier d’entre eux étant Béla Lugosi, l’interprète,
précisément, d’un vampire (le comte Dracula) et dont on dit qu’à la fin de sa vie, il se prenait
pour Dracula.
1. Cité dans André Gervais, Roue de bicyclette, épitexte, texte et intertextes, Cahiers du MNAM,
no 30, p. 59-80.
2. La description par Duchamp du plaisir qu’il retire de la contemplation de Roue de bicyclette
(qui s’oppose à sa théorie inesthétique des ready-mades) évoque irrésistiblement ce passage du
§ 22 de la troisième Critique de Kant : « Il en est ainsi dans la vision des changeantes figures
d’un feu en une cheminée, ou d’un ruisseau qui chante doucement, car ces choses qui ne sont
point des beautés, comprennent néanmoins pour l’imagination un charme, puisqu’elles en
soutiennent le libre jeu ». De fait, les figures changeantes du feu ont un effet hypnotique
déréalisant et suscitent la rêverie.
3. À la suite des interprétations d’Aby Warburg (1927) et de Diego Angulo Íñiguez (1948), on
associe plutôt Les Fileuses au mythe de Pallas et Arachné.
4. Grâce à la chute des prix du vélo au début du XXe siècle liée à l’industrialisation de sa
production : autrefois apanage de la bourgeoisie, il est désormais accessible aux ouvriers. Sans
compter que le vélo devient un spectacle de masse pour les ouvriers : le public se presse au
Vélodrome d’hiver inauguré en 1910.
5. Dans les années 1930, Picasso a par ailleurs collaboré aux côtés des surréalistes à la revue
Minotaure (1933-1939) dont le titre référait explicitement à la source dionysiaque, inconsciente
et animale, de l’activité créatrice.
Bibliographie succincte
Aristote 62, 126, 130, 132, 181, 208, 254, 256-257, 265
Austin, John 41
Barthes, Roland 79
Bartók, Béla 101, 103
Beuys, Joseph 83
Boltzmann, Ludwig 94
Breton, André 31
Burali-Forti, Cesare 38
Burke, Edmund 68, 70, 145
Cantor, Georg 94
Céline, Louis-Ferdinand 93
Cézanne, Paul 7
Cicéron 98
Dante 128
Debussy, Claude 195, 255
De Palma, Brian 108
Dürer, Albrecht 27
Duve, Thierry de 247, 272
Erickson, Milton 98
Eubulide de Milet 37
Faulkner, William 93
Fontanier, Pierre 262
Gödel, Kurt 54
Hoffmann, Werner 33
Homère 201-202
Hopper, Edward 252
Kant, Emmanuel 61-63, 65, 70, 85, 103, 145, 154, 174-175, 251, 258, 266-267, 270
Michel-Ange 177
Molière 220, 252
Pacquement, Alfred 46
Picasso, Pablo 13, 32, 55, 86, 105, 107, 166, 176-177, 240-245, 253, 270
Richard, Jules 38
Rimbaud, Arthur 16, 105, 150, 155, 164, 260
Romain, Jules 25
Schwartz, Arturo 34
Shakespeare, William 266
Sophocle 130
Virgile 201
Visconti, Luchino 101, 108
Absolu 63
absolu 154
relatif 154
Absolutisation 155
Acteur 220
Allégorie 159
Anartiste 53
Anesthétique 32
Antiphrase 55, 157, 187-189, 191, 196, 219, 224, 229-230, 234, 244-245, 262-263,
268
Aristophane 252
Artisan 134
Artisanat 125
d’art 73
Artiste 134
-interprète 79, 117, 121, 170
Artistique 59
Atonal 75
Auto-hypnose 218
Autoréférentiel 39
Beauté
de la laideur 69
transcendante 69
Bienséance 130
Calligraphie 122
Canular 47, 49-50, 52, 55
Cercle logique 35, 37-38, 40-41, 45, 51-52, 55, 139, 250
Chef-d’œuvre 88
artisanal 88
artistique 88
Cinéma 124
Classe
de similarité 151-152
d’identité 151
typale 152
Classicisme 130
Complexité de la forme 89
Compositeur 117
Concept 49, 72, 149, 151-153, 155-156, 164
Conceptualisation 126
Conceptualiste 29-31, 34-35, 37
Condensation 224-226
Contenu
figuré 224
latent 224-226, 230
manifeste 223-224, 226, 230
propre 224
Copie 113-114
Copiste 113, 118
Déplaisant 65-66
Déplaisir esthétique 66, 69-70
Désintérêt 61
Désir 63
Distinction conceptuelle 72
Divertissement 234
Ennui 66, 69
Esthétique 59, 69, 85
du beau 171, 206
du sublime 75, 171, 206
Évaluation 137
Exemplarité 207
Fantasme 180
Fascination 171, 179
Fonctionnalité esthétique 74
Grâce 70
Grand art 7-8, 13, 28, 84-86, 105-106, 138, 174, 216, 237, 239-241
Hermétisme 195
Iconicité 191
Iconoclasme 206
Idéalisme 206
Imitation 14, 27, 42, 62, 112, 126, 131, 137, 143
Improvisation 117
Inconscient 258
Indéfinissabilité 8, 75
Indéfinissable 29
Individualité
générale 164
particulière 164
Individuel 151
Ineffabilité 164
Inesthétique 65, 68
Intention 45, 78
artistique 43, 45, 76
créatrice 44, 77, 123, 171
déréalisante 77
esthétique 75-77, 79, 83, 93, 96, 102, 104, 108, 110-112, 114, 117, 119, 121,
162, 170, 180, 184, 193, 209, 211, 214-215, 232, 235, 239, 253
Intérêt 198
Laideur esthétique 69
Lecture silencieuse 121
Magnificence 70
Maître 90
Matérialité 62
littéraire 120
Matière 109-110
abstraite 117
artistique 110
concrète 117
non sensible 120
Mémorable 199
Métaphore 186-187, 189, 191, 196, 219, 224-225, 232, 234, 243, 262, 268
Métonymie 157-159, 187-189, 191, 196, 219, 224-225, 234, 262, 268
Mode 176
Mort 64
Narcissisme 219
Non esthétique 65
Nostalgie 65
Notation 119
Notion 48-49, 76, 78, 125, 132, 136-137, 144, 150, 166, 250, 260
Objet
artisanal 73
artistique 54, 59, 71, 75, 83, 94
artistique esthétique 94
déréalisé 63
esthétique 59-60, 94, 161-162
industriel 73
intentionnel esthétique 71
intentionnellement esthétique 71
symbolique 54, 155, 157, 161, 182, 184, 193, 195, 228
totalement symbolique 162
trouvé 29, 80
Œuvre
d’art 84, 94
-monde 201
typale 118
Onirique 67
Paradoxe
de l’acteur 221
du ready-made 44, 47, 49, 55, 250
Passions 62
Pastiche 119
Peinture 185
Pose 184
Principe
de similarité 152
d’identité 116, 149, 152
Raison 130-131
Rationalisme 68
Ready-made 28-32, 34-38, 40-42, 45-56, 60, 80, 138, 238, 240, 248-249, 252, 270
réciproque 45-47
Réalisme 206
Relativisme subjectif 87
Relique 78
Reproduction 154
Résistance 230
Rhétorique 172
Richesse du matériau 89
Rien 29
Romantisme 68, 130, 137
Ruine 64
Rupture de symétrie 98
Sacré 78
Signe 156-157
symbolique 157
Signifié conceptuel 156
Similaire 152
Singularité 151
Singulier 151
Somme 163, 172
Spectateur 79
Splendeur 70
Style 89
Symbole 54, 149, 154-159, 182, 187-189, 227-228, 242-243, 260, 267
Symbolicité
iconique 182-183
totale 163
Symétrie 97
Technique 88, 106, 125-126, 132, 143, 208
de fascination 97, 99
de reproduction 115
Théâtre 123
Tonal 75
Totalité 163
Tout 172
Tragédie 67
Tragique 15
Trope 189
Type 50, 116, 118, 149-156, 158, 164, 168-169, 182, 199, 255, 259-260
général 164, 260
particulier 164, 167, 260
Unicité 28
Unité 96
Universel 151
Usage 48-49
Utilité 20
Vandalisme 30, 34, 36, 46-47, 80
Vérification 156