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AVANT-PROPOS

BIENVENUE DANS L’INTERNET-


RÉALITÉ !

Revenons quelques années en arrière, avant l’arrivée des réseaux sociaux


en général et de Facebook en particulier.
À l’époque, nous étions de simples spectateurs de télé. Notre rapport à
l’image était vertical. Les acteurs étaient pour nous des êtres inaccessibles,
qui s’affichaient en format géant sur nos murs. Et puis, en avril 2001,
première de Loft Story.

La télé-réalité nous a fait tomber dans un piège terrible :


celui de l’illusion de proximité.

Une véritable catastrophe pour la fiction car cette émission, comme


toutes les autres de ce type, sont en réalité des mises en scène. Des mises en
scène qui, volontairement, font penser au réel, d’autant plus que les
candidats – et c’est toujours le cas dans les émissions de télé-réalité
d’aujourd’hui – sont enfermés ensemble dans un loft, une villa… Quelle
que soit la version (française, espagnole, portugaise…), le casting était le
même, composé de personnalités clichés : la bimbo, le beau gosse, la
grande gueule, l’intello, la bourgeoise, la bonne copine… Les inventeurs de
ce concept ne font, en fin de compte, que surfer sur un mécanisme propre à
l’être humain, qui est la problématique du voyeurisme : réduire l’autre à un
cliché, et assouvir une certaine pulsion d’emprise. Loft Story a sonné le
début d’un appauvrissement quasi païen dans notre rapport aux images :
désormais, je crois à ce que je vois.
La télé-réalité est venue totalement nous perturber dans ce rapport au réel
et, surtout, elle a affaibli la fiction comme une manière de parler du monde,
de nos contemporains, des rapports hommes-femmes, mais surtout appauvri
les processus d’identification aux héros. Chaque jeudi soir, nous pouvions
suivre le programme officiel du Loft sur M6. Mais il y avait en parallèle une
chaîne dédiée, où l’on pouvait regarder les candidats 24 h sur 24. Comme
une sorte de scrolling éternel, qui ne s’arrête jamais. La télé-réalité nous a
fait tomber dans un piège terrible : celui de l’illusion de proximité.

Derrière l’info continue sur Twitter, la pensée hyper


positive sur Facebook, la suprématie de l’image sur
Instagram, il y a cette idée de nous enfermer
dans une sorte de pensée unique.

Et puis, dans une sorte de continuum de la télé-réalité est arrivé


l’internet-réalité. En 2008, la France découvre Facebook. Au début, Mark
Zuckerberg prône un monde où régnerait la transparence absolue. La
transparence, c’est justement le propre du Loft : on voit tout, on dit tout, on
montre tout. À l’époque, j’avais plutôt tendance à me réjouir de cette mini-
révolution. Enfin un lieu où on pouvait se montrer, alors que notre culture
prônait plutôt le « Vivons bien, vivons caché » ! Sauf que très vite, on s’est
rendu compte que ce que l’on mettait en scène de soi, c’était des clichés,
des instantanés… Nous ne faisions que répondre à un scénario déjà écrit
pour nous, à nous conformer à des règles écrites par d’autres. Nous n’étions
plus dans une position de spectateur, nous étions tous devenus les candidats
d’un Loft géant, et notre mission était de tout faire pour rester dans le jeu,
jusqu’à la finale. L’outil qui est venu confirmer cela, c’est le like, sorte de
validation : « Toi, tu as le droit de rester dans le jeu. »
J’ai toujours pensé que le virtuel était un allié pour l’être humain. Mais
l’avènement des réseaux sociaux m’a fait prendre conscience que ce qui se
joue, en réalité, c’est un combat entre le virtuel et le réel. Le numérique se
doit d’être au service du réel, mais c’est de moins en moins le cas.
Aujourd’hui, les algorithmes nous modèlent, ils nous rendent accros à une
conception idéalisée du bonheur, ils nous poussent à la haine de l’autre et
nous enferment dans notre bulle, ils nous rendent résistants au changement
et aux idées nouvelles. Derrière l’info continue sur Twitter, la pensée hyper
positive sur Facebook, la suprématie de l’image sur Instagram, il y a cette
idée de nous enfermer dans une sorte de pensée unique.

Au lieu de nous enrichir, les réseaux sociaux


nous appauvrissent dans ce que nous sommes, dans
notre capacité à penser le monde, et à vivre ensemble.

Mais l’être humain est avant tout un être ambivalent et beaucoup plus
complexe que ce que veulent nous faire croire les algorithmes. Au lieu de
nous enrichir, les réseaux sociaux nous appauvrissent dans ce que nous
sommes, dans notre capacité à penser le monde, et à vivre ensemble.
Dans mon précédent livre, Hyperconnexion1, j’avais montré que les
réseaux sociaux avaient pu avoir un impact très intéressant dans des pays où
la démocratie était en danger, par exemple lors du Printemps arabe. Mais
plus j’y réfléchis, plus je suis persuadé qu’au-delà de tout ça, Facebook et
Instagram causent des ravages.
Le numérique est en train de prendre de plus en plus de place dans nos
vies, et dans nos sociétés. Et ce qui m’inquiète le plus, c’est que dans les
écoles d’informatique, il n’y a aucun cours d’histoire ou de philosophie.
Comme si l’on refusait, sciemment, toute pensée plus élaborée. Or
l’individu ne peut se réduire à un algorithme ! Est-ce vraiment cela
l’avenir ? Si oui, fuck algorithme !
CHAPITRE 1

ADDICTION
LE BONHEUR [NUMÉRIQUE], C’EST
PLUS FORT QUE TOI !

Quand on écoute les grandes figures de l’Internet et des réseaux sociaux,


on a parfois l’impression d’avoir affaire à des pasteurs, des prophètes, voire
des coachs de vie. Leur discours est rempli d’humanisme, et ils nous
promettent le bonheur, ou plutôt ce qu’ils pensent être le bonheur. Mark
Zuckerberg le martèle d’ailleurs régulièrement, comme lors de ce discours
en mai 2017 devant la promotion des diplômés de l’université de Harvard :
« Le défi de notre génération est de créer un monde où tout le monde a un
sens pour un but à atteindre […] C’est une impression que nous faisons
partie de quelque chose de plus grand que nous-mêmes. Le but permet de
créer un vrai bonheur. » Mais quelle est cette définition du bonheur à la
sauce Zuckerberg ?

« SO AMAZING ! », OU LES RAVAGES DE LA PENSÉE


POSITIVE
Le bonheur vu par Facebook correspond à la vision idéale de ses créateurs,
originaires de la côte ouest des États-Unis. Leur archétype : celui de
l’aisance matérielle, avec un étalage à longueur de temps et de posts de
toutes les raisons qui font penser que votre vie est riche, intéressante,
palpitante, géniale… en un mot, amazing ! D’ailleurs, ce n’est pas un
hasard si le mouvement de la psychologie positive est né dans ce pays.
Facebook vient réenchanter le monde avec ses images de petits chats trop
mignons et de paysages à couper le souffle. Et l’utilisateur est prié de faire
de même en publiant du contenu positif (c’est même la condition pour
récolter un maximum de likes) : les photos de ses dernières prouesses
culinaires, le parcours de son dernier jogging, les fleurs qui bourgeonnent
au printemps, les bons moments passés en famille, ses voyages de rêve…
Pas de place pour la lose, la malchance ou le « pas beau ».

Le bonheur numérique serait donc aussi et surtout une


fuite en avant dans un monde idéalisé.

Le bonheur numérique serait donc une manière de pallier une frustration


dans le monde réel. On se rapproche alors doucement d’un Prozac
interactif… Oculus, une start-up californienne créée par Palmer Luckey, et
rachetée par Mark Zuckerberg en 2014 pour la modique somme de
2 milliards de dollars, en est un exemple « terrifiant ». Son produit phare :
un casque qui permet de s’immerger, de s’enfermer dans une réalité
virtuelle. Lors d’une interview avec un journaliste1, Palmer Luckey
expliquait ainsi sa vision du monde et du bonheur, pour le moins
troublante : « Tout le monde veut une vie heureuse, mais il sera bientôt
impossible de donner à tout le monde tout ce qu’il veut. […] C’est facile
pour nous, qui vivons dans le super État de Californie, mais beaucoup de
personnes à travers la planète n’ont pas une vie réelle aussi agréable que la
nôtre. […] Si vous parlez de travailleurs chinois ou d’habitants de
l’Afrique, je pense que le seuil est beaucoup plus bas… Il est possible que
de nombreux premiers acheteurs [de casques de réalité virtuelle] soient des
gens qui ont de bonnes raisons de fuir le monde réel. »
Au-delà de cette naïveté affichée, qui consiste à croire que la vie
californienne est la définition du bonheur, cette vision de l’existence a de
quoi faire peur. On retrouve ainsi l’idée que le bonheur numérique est
surtout une manière d’échapper à la tristesse du monde dans lequel on vit.
Combler un vide, fuir le monde réel : ce sont aussi les mots de Mark
Zuckerberg, toujours lors de ce fameux discours devant les étudiants de
Harvard : « Quand nos parents ont été diplômés, le but était rattaché au
travail, à l’église, à la communauté. Mais aujourd’hui, la technologie et
l’automatisation sont en train de détruire beaucoup d’emplois. L’adhésion à
une communauté est en déclin. Et beaucoup de personnes se sentent
déconnectées et déprimées et elles essaient de combler un vide. » Le
bonheur numérique serait donc aussi et surtout une fuite en avant dans un
monde idéalisé.
En quoi, finalement, est-ce un problème ? Prôner le positif, pourquoi pas,
mais ce que les réseaux sociaux veulent surtout nous éviter, ce n’est pas tant
le malheur, que le fait de penser, de discuter, de débattre, de confronter ses
idées, de créer… bref, d’éviter tout ce qui fait l’homme. La réalité
psychique de l’être humain est beaucoup plus complexe qu’une jolie image.
Cette bonne humeur surjouée n’aide pas à accepter les difficultés de la vie.
Pire, elle peut culpabiliser, rendre envieux, voire haineux.

LE PLAISIR, ENNEMI DU VRAI BONHEUR ?


L’autre problème du bonheur numérique est qu’il nous fait confondre le
plaisir et le bonheur. Or, comme le rappelait le neuroendocrinologue
américain Robert Lustig dans un article du supplément du Monde2, « le
bonheur n’est pas la conséquence naturelle de l’accumulation du plaisir ».
Bien au contraire, car la recherche du plaisir dévie le cerveau de son but,
qui est celui du bonheur. Il est impossible de faire les deux en même temps.
Les GAFAM3 veulent nous faire croire qu’ils nous rendent heureux mais en
réalité, ils nous enferment dans une spirale de plaisirs, et nous y rendent
accros, ce qui nous éloigne d’autant plus du vrai bonheur. Un bonheur
dégagé du virtuel qui s’éprouve dans un sentiment de présence à l’autre.
Car tout est fait, aussi bien dans les réseaux sociaux que dans certains
jeux vidéo, pour nous amener l’élément chimique que nous attendons tous :
les petites décharges de dopamine, qui est l’hormone de la récompense.
Chaque vue, chaque like ou chaque commentaire sur l’un de nos posts ou
sur l’une de nos photos déclenche un shoot de dopamine. C’est un
mécanisme de survie, qui nous permet d’agir et d’être motivé. Mais les
GAFAM en jouent et nous rendent accros. Il nous en faut toujours plus. Le
plaisir est addictif, et nous ne sommes jamais rassasiés mais toujours plus
frustrés.
Le problème est que l’être humain est ambivalent, sans cesse confronté à
son incapacité à supporter ou non sa frustration. La frustration est une
histoire qui remonte à bien avant l’invention de toute tablette ou de tout
réseau social. La frustration naît chez l’enfant quand la mère disparaît de
son champ de vision. C’est justement quand il n’y a plus d’image que
naissent la pensée et l’abstraction qui vont permettre à l’enfant de pallier
l’absence de sa mère et du sein gratifiant. Si le sein gratifiant est à profusion
et à disposition quand on le souhaite (c’est ce que nous proposent les
réseaux sociaux), nous devenons des êtres dépendants incapables de
supporter le manque. Nous sommes des êtres sensoriels, et le
surinvestissement de la « pulsion scopique » (définie par Freud comme le
plaisir de posséder l’autre par le regard) propre à Internet provoque avant
tout un manque puisque « ce que je vois, je le veux » : « Cette influenceuse,
je veux être comme elle. Cet aspirateur sans fil payé quatre fois sans frais, il
me le faut. » Cette illusion de proximité, d’autant plus présente que l’on
maîtrise notre écran par le bout de notre doigt (ne dit-on pas obéir au doigt
et à l’œil ?) donne cette impression, par une pulsion d’emprise, qu’elle nous
appartient. Mais c’est une illusion qui piège. L’autre illusion qui va faire des
réseaux sociaux une forme de matrice dans laquelle on se sent bien est sa
familiarité. Chaque jour, nous allons retrouver ces vidéos auxquelles nous
sommes abonnés, ces posts que nous aimons pouvoir aussi critiquer, ces
images de nos influenceurs qui nous accompagnent et donnent cette
impression que l’on est bien chez soi, alors que nous sommes seuls.

EXPLOITER LES FAILLES HUMAINES


Exploiter la vulnérabilité humaine, tel semble bien être
le dessein sous-jacent des algorithmes et du design
même des réseaux sociaux, qui ont bouleversé tous
les grands domaines de notre vie, et plus profondément
même, notre façon de communiquer et d’être avec les
autres.
Aujourd’hui, de plus en plus d’anciens dirigeants et hauts cadres de
Facebook prennent la parole pour dénoncer la « bête monstrueuse », qui
déchire le tissu social (Chamath Palihapitiya, ancien vice-président en
charge de la croissance de l’audience, lequel explique par ailleurs interdire à
ses enfants d’utiliser les réseaux sociaux en général !) et « exploite la
vulnérabilité humaine » (Sean Parker, ancien président de Facebook).
Exploiter la vulnérabilité humaine, tel semble bien être le dessein sous-
jacent des algorithmes et du design même des réseaux sociaux, qui ont
bouleversé tous les grands domaines de notre vie, et plus profondément
même, notre façon de communiquer et d’être avec les autres. Prenons
l’exemple de cette fonctionnalité, que l’on retrouve aujourd’hui sur la
plupart des messageries : les trois petits points (ou la variante « xxx est en
train d’écrire »). Cette fonctionnalité peut paraître banale et pourtant… Son
intérêt est double : elle nous renseigne sur le fait que l’autre est en train de
nous répondre, et elle vient nous rassurer sur l’absence. Si les trois petits
points se prolongent, et si le message de l’autre n’apparaît jamais, vont
alors naître des émotions comme la frustration, qui peut engendrer de la
colère, de la tristesse, voire du désespoir, selon la capacité de chacun à être
seul et à supporter l’absence. On pourrait se dire « that’s life » : il arrive
que, dans la vraie vie aussi, on n’ait pas de réponse à nos questions ou à nos
demandes. Mais le problème est que cette fonctionnalité nous habitue à une
facilité communicationnelle et exploite notre fragilité narcissique, qui nous
pousse à rester sur notre écran pour attendre cette fameuse réponse. Les
trois petits points, c’est la matérialisation de l’attente qu’endure le bébé qui
pleure en attendant le sein. À l’époque des courriers papier envoyés par la
poste, il nous fallait attendre la réponse pendant un certain temps. Or, c’est
justement ce temps nécessaire qui nous permettait de pallier l’absence de
réponse, qui nous permettait de penser l’espace, le temps mais aussi notre
rapport à l’autre. Cette fonctionnalité contracte l’espace-temps, et fait de
nous des esclaves de la réponse. À l’inverse, mon métier de psychanalyste
est peut-être l’un des derniers, avec la recherche universitaire, où l’on prend
son temps, où l’on pense le temps, où l’on est dans ce temps nécessaire.
J’accueille parfois des patients qui ont une problématique de perte de poids.
Nés avec la génération internet, ils me disent parfois au bout de deux mois :
« Écoutez, ça fait deux mois que je viens, j’ai payé tant et je n’ai toujours
pas perdu de kilos… » On en vient alors tous à adopter cette logique propre
au GAFAM (et d’autant plus dans cette société de l’économie de
l’attention) : le temps, c’est de l’argent. Sans prendre en compte que,
surtout en psychanalyse, il faut d’abord remonter à la source des conduites
alimentaires pour perdre du poids. Et ça, ça prend inévitablement un certain
temps.
En venant contracter ainsi l’espace-temps et en créant de telles
fonctionnalités, les designers des réseaux sociaux, spécialistes de la
captation de l’attention, viennent mettre en scène nos failles et nos
inquiétudes ; mais en plus, ils viennent appuyer dessus. Ils ont parfaitement
identifié nos faiblesses et jouent sur notre anxiété et notre incapacité à nous
sentir seuls. Résultat : aujourd’hui, plus de la moitié des Français déclarent
ne pas pouvoir se passer une journée de leur téléphone portable. Il est
devenu une sorte de doudou sans fil qui vise à pallier l’absence de l’autre.
À l’image du doudou qui permet à l’enfant de se représenter l’absence, pour
pallier celle de sa mère, le smartphone vient en effet combler certaines
inquiétudes et angoisses. Certaines personnes deviennent alors accros à des
jeux comme Candy Crush, qui leur permettent de trouver des récompenses
qu’elles n’auraient pas dans la vraie vie. Des « rewards » qui ne lésinent pas
sur les effets de mise en scène, colorés et acidulés. Puis on passe facilement
et rapidement de niveau en niveau. Alors que, la plupart du temps, dans la
vraie vie, les avancées prennent du temps. Beaucoup de temps.

LE BONHEUR, C’EST GAGNER !


Pour les GAFAM, le bonheur pourrait se résumer ainsi : créer de la
satisfaction en évitant toute forme de frustration. Cette définition du
bonheur est finalement assez banalement proche de la publicité, dont
l’objectif est d’activer le désir. Pourtant, la culpabilité est l’un des moteurs
de toute démarche marketing. L’exemple type, c’est celui d’une affiche
d’une femme au corps splendide. Elle active effectivement de la culpabilité
chez le consommateur : il se sent coupable de ne pas être à l’image de ce
que cette affiche propose, donc il va aller acheter ce produit pour
correspondre à cet idéal imaginaire. Sur les sites de vente en ligne, c’est le
même principe, avec un double effet : l’acte d’achat est tellement évident et
facile qu’on peut se retrouver à acheter des choses dont on n’avait pas
besoin, dont on n’avait même pas forcément eu le désir en amont. L’autre
piège, c’est celui des autres semblables : pour choisir entre deux produits
semblables, le critère déterminant est le « ranking », qui permet de
confirmer que l’un des deux produits a plus de valeur que l’autre, et qui
permet de se sentir moins seul, grâce à une pseudo-empathie. Les avis en
deviennent des caisses de résonance affectives : « Régine a donné trois
étoiles et vu qu’elle a aussi acheté le même grille-pain. » En réalité, cette
forme de « gamification » de ce que nous sommes va créer non pas le
bonheur, mais plutôt un sentiment de sécurité, de satisfaction, comparable à
celui du bébé quand il a fini son biberon…

Tous les GAFAM reposent sur l’idée que le bonheur


numérique est du gain : du gain en termes d’espace, de
temps, d’argent, de satisfaction…

Les réseaux sociaux nous invitent à nous réinterroger sur ce qu’est le


bonheur. Ou, en tout cas, le bonheur numérique. Il serait plutôt clairement
du côté de l’acheteur pour qui la valeur marchande peut apparaître comme
financière mais pas seulement. L’acheteur est en permanence à la recherche
de ce sentiment d’empathie collective qui va venir le rassurer. Ce
« ranking », présent sur tous les réseaux sociaux, est comme une sorte de
retour sur investissement affectif, via le nombre de likes, de
commentaires… Alors que, idéalement, le bonheur est gratuit (voir son
enfant marcher pour la première fois, s’allonger dans l’herbe et regarder le
soleil…), le bonheur numérique, lui, passe par un enjeu. Et cette notion de
retour sur investissement semble s’immiscer partout, dans tous les
domaines de notre vie. Je le perçois d’ailleurs clairement chez certains de
mes patients. Je pense à deux d’entre eux, jeunes papas : tous les deux sont
déprimés car ils se sentent rejetés par leur enfant. Ils n’ont pas ce fameux
retour sur investissement tant attendu, et se rendent compte qu’avoir un
enfant, ce n’est pas que des gratifications. Ils développent alors une colère
qui est à peu près la même que celle d’un joueur qui perd pour la sixième
fois une partie de jeu vidéo. Il y a cette idée que perdre est la valeur qui
serait l’ennemi total du bonheur. Tous les GAFAM reposent en effet sur
l’idée que le bonheur numérique est du gain : du gain en termes d’espace,
de temps, d’argent, de satisfaction…

Alors que, idéalement, le bonheur est gratuit (voir son


enfant marcher pour la première fois, s’allonger dans
l’herbe et regarder le soleil…), le bonheur numérique, lui,
passe par un enjeu.

Cela vient confirmer que nous sommes non pas dans le plaisir de jouer,
dans le jeu libre, mais dans le game, c’est-à-dire dans l’« en-jeu ». Cette
tendance à « gamifier » le monde, c’est-à-dire à faire passer la compétition
avant tout, est une tendance forte. À l’instar des jeux vidéo en ligne, la
plupart des grands sites internet fonctionnent avec les ressorts et le design
propres à la « gamification » (ou « ludification », en français). Aujourd’hui,
nous sommes dans une société où le game et le play s’affrontent. Le game,
c’est le jeu avec enjeu (qui implique le fait de perdre ou de gagner),
construit avec des règles très particulières. Le play, lui, est quelque chose de
plus créatif, qui se rapproche du jeu libre de l’enfant. En psychologie, le jeu
libre est avant tout un espace qui permet de recréer certaines situations, qui
permet de résoudre des frustrations, de redevenir le héros de sa vie, et il est
souvent teinté d’une forme de pulsion agressive que le jeu va permettre de
pacifier, ou de neutraliser. Comme je le dis souvent, le jeu est un espace de
re-création, de ses frustrations, de ses peines, de ses angoisses. Donald
Winnicott, dans Jeu et réalité4, montre que le jeu naît de l’écart entre le
plaisir (la présence de la mère) et le déplaisir (son absence), dans un espace
potentiel ou transitionnel. Le jeu est beaucoup utilisé en pédopsychiatrie,
car c’est un espace de construction de soi. Pour certains enfants, la vocation
du jeu est de construire. Pour d’autres, c’est un espace de mise en scène de
combats. Ou encore un lieu de simulation, d’imitation.
Ce que mettent en avant les réseaux sociaux, ce n’est pas le play mais
bien le game. Les règles qu’ils nous imposent font avant tout de nous des
gameurs, et pas forcément des players. Des sites de rencontres comme
Tinder fonctionnent eux aussi sur ce principe : il y a des points, du
« ranking », des gagnants et des perdants… L’ergonomie même des réseaux
sociaux va nous pousser à devenir des compétiteurs, voire des clones. Dans
un jeu de société, on se choisit un pion, différent de celui des autres. Au
contraire, sur les réseaux sociaux, c’est comme si on avait tous un pion de
la même couleur. Mais, comme dans un jeu, les règles sont hyper précises.
Aujourd’hui, on sait que pour augmenter son audience, et faire le maximum
de likes, il y a des règles à suivre : poster tel jour à telle heure, choisir tel ou
tel mot, tel ou tel hashtag… D’où l’émergence de véritables coachs
Instagram. Comment retrouver du plaisir à jouer sans chercher à gagner à
tout prix ?

AU BAL MASQUÉ : NOUS SOMMES TOUS DES FAKE


NEWS
L’autre dérive de ce bonheur affiché à tout prix est que nous nous créons
une identité fictive, idéalisée, jusqu’à se créer un faux soi. Que l’on soit sur
Facebook ou Instagram, sur un réseau professionnel ou un site de
rencontres, nous passons notre temps à maquiller la réalité pour ne montrer
que ce qui nous met en valeur. Dans ce monde de l’internet-réalité, nous
sommes tous devenus des candidats. En réalité, nous sommes tous des fake
news. Ce n’est pas un hasard si la chirurgie esthétique est de plus en plus en
vogue chez les adolescents. Voilà l’envers du décor de ce bonheur affiché à
tout prix. Diverses études ont par ailleurs montré qu’une utilisation
croissante et importante de Facebook serait un signe de dépression.
L’utilisation même du réseau social serait un facteur de dépression pour
certaines personnes. C’est ce que montre notamment un sociologue de
l’université de l’Utah5, qui a interrogé un grand nombre d’étudiants. Son
constat est sans appel : plus on passe de temps sur Facebook, plus on a de
chance de croire que nos contacts sont plus heureux que nous. Et surtout si
on ne connaît pas vraiment ces contacts dans la vie réelle. Leur bonheur
affiché ferait donc notre malheur.
Cet affichage d’un bonheur idéalisé permanent peut aussi provoquer,
chez ceux que l’on nomme les influenceurs, une sorte de burn-out digital.
Cette question s’est surtout posée avec Instagram, où ce « faux self »
digital, cette identité falsifiée destinée à correspondre aux attentes des
autres, ne peut qu’engendrer de manière assez silencieuse des pathologies
d’effondrement. On l’a d’ailleurs clairement perçu chez certains candidats
de la télé-réalité, qui sont devenus obèses, sont tombés en dépression… La
maison de production souhaitait enfermer les candidats dans un cliché, et ce
24 h sur 24, mais qu’en était-il de leur moi réel, de ces moments hors-
champ qui font que la personne existe, hors de l’image qu’on leur colle ?
Dans cette forme de démocratisation de la télé-réalité que sont les réseaux
sociaux (même si beaucoup ne supportent pas ce parallèle), la
problématique est la même. Fin 2018, la YouTubeuse Léna Situations a elle
aussi vécu ce passage à vide. Elle confie dans l’une de ses vidéos « ne plus
se trouver assez bien », « être tout le temps épuisée », « être en panne totale
d’inspiration », « être grave honteuse d’être dans ce blues » alors qu’elle est
« connue pour être assez positive et pour toujours être celle qui rigole à
fond ».
La plupart des influenceuses caricaturales d’Instagram, qui sont dans le
« lifestyle », ne font en fait que développer un moi virtuel, c’est-à-dire
filtré, mis en scène, qui correspond à un cahier des charges répondant à ce
que les autres attendent. Ce moi « instagrammable », digital, l’emporte
alors sur le moi réel. Une version 3.0 du « faux self », concept du pédiatre
et psychanalyste Donald Winnicott, qui permet de décrire ce type d’enfant
élevé par ses parents non pas dans ce qu’il est mais dans l’image qu’on
souhaite qu’il ait. L’idéal du moi sociétal, culturel, l’emporte sur ce qu’est
réellement un enfant, qui n’est pas sage comme une image…
L’idée est de dire que l’influenceur est comme un petit enfant qui, pour
être aimé, doit correspondre à l’image qu’on souhaite voir de lui. On
pourrait se dire que c’est le destin de beaucoup d’artistes, entre autres, qui
se doivent de durer. À la différence que l’artiste produit une œuvre, qu’il est
dans un espace de représentation, que l’existence d’une mise en scène est
clairement perçue. Le problème de la plupart des influenceurs dans ce
domaine de l’apparence est qu’ils mettent en avant d’abord une image de
soi sans aucune production. Or, on ne peut pas rester éternellement
conforme à l’image postée, et c’est ce qui va créer une pathologie née d’une
tension entre un Moi hypertrophié et un Moi réel pris dans la pesanteur de
son coprs.

LES EFFETS PERVERS DE LA TYRANNIE


DU BONHEUR
Face à la tyrannie du bonheur et de la performance à tout prix, certains, en
particulier les jeunes, retournent leurs pulsions agressives contre eux-
mêmes en participant à des défis dangereux comme le Fire Challenge, qui
consiste à embraser une partie de son corps et à l’éteindre le plus
rapidement possible. Ou encore le Blue Whale Challenge, série 50 défis de
plus en plus dangereux, à réaliser en 50 jours, et dont le dernier mènerait au
suicide. D’un point de vue psychologique, ces challenges, en mettant en
scène leur souffrance, offrent aux adolescents une certaine reconnaissance.
Ils s’y adonnent pour exister dans le regard de l’autre. Dans une société de
l’image, il faut ce type de buzz pour être quelqu’un. Mais ces jeunes
utilisent aussi l’image, qui est le vecteur principal des réseaux sociaux, pour
dénoncer le cliché idéalisé auquel ils n’arrivent pas à se conformer. Ce n’est
pas le défi qui crée le mal-être, il le révèle. C’est pour eux un moyen de
défense, une manière de faire reconnaître la souffrance que cette tyrannie de
l’idéal du moi leur fait endurer. Dans cette société de la réussite, de la
performance et du bonheur, quelque chose ne va pas pour eux. La barre est
trop haute et elle nous sadise.
Les réseaux sociaux leur donnent les moyens de montrer leur souffrance,
alors ils s’en servent, quitte à aller jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Il y a
quelques années, Océane, une jeune fille de 19 ans, avait diffusé en direct
son propre suicide sur une application appelée Periscope. Quelques heures
avant le drame, elle avait annoncé à sa communauté qu’il allait se passer
quelque chose de « très choquant » dans l’après-midi, et elle invitait les
internautes à la retrouver un peu plus tard. Son suicide en direct a été
regardé par un millier de personnes. Le direct fait flamber la fragilité
narcissique et crée une mise en scène mortifère. S’est alors posée la
question de la vidéo en direct, utilisée également par un grand nombre
d’autres applications. Je pense aussi à l’attaque de Christchurch, en
Nouvelle-Zélande, où le terroriste s’est filmé ouvrant le feu sur les fidèles
de deux mosquées. Sa vidéo de 17 minutes a été diffusée en direct sur son
compte Facebook, avant d’être supprimée suite au signalement de la police.
Pour éviter tout dérapage de ce type, la solution serait de différer
systématiquement la diffusion de ces vidéos en direct, ne serait-ce que de
deux minutes. Mais revient alors l’éternelle question de la modération et
des moyens à mettre en œuvre : comment vérifier en même temps des
millions de vidéos ? Encore une fois, il faut se poser la question de la
finalité de l’outil. Il semble que personne n’ait vraiment pris la mesure des
dérapages potentiels de cette fonctionnalité. Celle-ci a été conçue au départ
pour rendre les gens heureux, pour leur apporter de l’épanouissement, un
effet « waouh », mais ses créateurs ont oublié que nous ne vivons pas tous
dans le monde ensoleillé, positif et parfait – en un mot so amazing ! – de la
côte ouest des États-Unis.
CHAPITRE 2

NARCISSISME
ET COMPÉTITION
« MAO EST MORT, VIVE MOA ! »

Les réseaux sociaux sont venus exacerber une tendance forte, que l’on a
commencé à percevoir dans les années 1990 : l’individualisme forcené. En
développant le « personal branding » (la « marque personnelle »), ils ont
fait de nous des produits, dont certains se retrouvent carrément en tête de
gondole (les influenceurs). Et comme tous les produits, nous nous
retrouvons en compétition, prêts à tout pour être plus attractifs que les
autres et pour remonter dans le « ranking », quitte à nous perdre
complètement et à devenir tous des clones.

EN ROUTE VERS L’INDIVIDUALISME FORCENÉ


La marque est devenue le nouveau critère de
rassemblement autour d’une communauté.

L’individualisme forcené est une tendance récente. Dans les années 1980
et 1990, un look très distinctif nous permettait de nous accrocher à une
communauté, en référence à une idéologie. Il y avait les babas cool, les
punks… et leurs idéologies étaient bien différentes. Aujourd’hui, que reste-
t-il de tout cela, à part les gothiques, sortes de derniers survivants du look
affirmé ? Il y a eu une sorte de déperdition, un effacement du look comme
manière de s’identifier. On a alors commencé à voir arriver cette tendance
étrange, qui consistait à porter des tee-shirts avec d’énormes logos de
marque. Je me souviendrai toujours de ces manifs de « Touche pas à mon
pote » avec ces filles arborant des tee-shirts avec le mot Chanel écrit en
gros. Cette ère de l’individualisme forcené a commencé là. « Mao est mort,
vive Moa », disait-on à l’époque. La marque est alors devenue le nouveau
critère de rassemblement autour d’une communauté. Elle est devenue une
identité à part entière, permettant à chaque individu d’exister, de se
construire dans le regard de l’autre. Un peu comme si on se fétichisait soi-
même, dans une sorte d’acceptation de la soumission à une marque et non
plus à une pensée. L’idéologie n’est plus, elle s’est transformée en une
soumission à la marque. En l’affichant, je donne l’impression que je
m’individualise, mais en réalité, je deviens moi-même un panneau
publicitaire, un homme ou une femme-sandwich. Notons d’ailleurs que
seules les marques de luxe avaient la cote à l’époque – on ne voyait jamais
de tee-shirts Tati ! –, comme si le luxe était un moyen de donner l’illusion
d’une richesse intérieure.
C’est ce terreau-là qui a engendré la télé-réalité puis, un peu plus tard,
l’internet-réalité. Il est d’ailleurs intéressant de noter comment, sur
Instagram et sur YouTube, les influenceuses se sont d’abord tournées vers
les marques, la mode, le maquillage (ce fut le cas par exemple de deux
« poids lourds » des réseaux : EnjoyPhoenix et Léna Situations). Et de noter
comment les banlieues elles-mêmes se sont emparées de certaines marques
de sport comme Lacoste, symbole de l’élégance à la française. Finalement,
dans les années 1995-2000, la marque est devenue un signe d’intégration à
une culture française. C’est à ce moment-là aussi qu’est apparue la télé-
réalité. Je pense que, derrière, il y avait cette idée d’une amertume sociale,
cette idée que le vêtement était un outil à part entière d’intégration, et que la
cible ultime de l’intégration, c’était d’être vu à la télé. Cela avait un enjeu
quasi existentiel. Ce n’est plus « Je pense donc je suis » mais « Je passe à la
télé donc je suis ». Dans cette dérive machiavélique, la télé venait, comme
bien souvent, combler une défaillance de notre système politique, culturel et
d’intégration.

LA MARQUE, C’EST MOI


Depuis les années 2000, on a observé une évolution dans le rapport aux
marques, comme un signe de la narcissisation de notre société. Le jeu
vidéo, comme une contre-culture d’un rapport de soumission aux images,
en est peut-être un élément de compréhension. Le jeu vidéo permet ainsi de
manipuler, voire de shooter l’image pour se l’approprier. Nous pourrions le
résumer par l’idée que « la marque, c’est moi » ! Un jour, j’ai été interrogé
en tant que « spécialiste des jeunes » par une importante boîte de marketing
sur la demande d’une grosse marque de sodas. La marque était en perte de
vitesse, et elle souhaitait en savoir plus sur le rapport qu’entretenaient les
jeunes avec la marque. J’ai répondu que celle-ci était un mythe et qu’on
était dans une société où l’on tue les mythes. Aujourd’hui, la marque doit
posséder son ADN, elle doit proposer une perception du monde. Je leur ai
alors dit que l’avenir de ce type de marque, c’est d’inscrire son prénom sur
la bouteille. Je ne suis pas sûr d’être le seul à avoir pensé ça, mais je suis
tombé des nues quand j’ai vu se concrétiser cette idée en rayons. Pour
pouvoir s’approprier la marque, il faut qu’elle me parle. Il faut rompre avec
cette tendance à la verticalité, d’une soumission à la marque pour aller vers
l’idée que « je suis la marque ». Cela rejoint l’idée de « Mao est mort, vive
Moa » et les manifs de « Touche pas à mon pote » avec un tee-shirt Chanel.
Ce que proposent les réseaux sociaux, c’est une mise en abîme de cette
culture du « personal branding ». Nous sommes tous des produits, et
certains, comme les influenceurs, le sont encore plus.
L’influenceur est en effet un produit du réseau social, qui considère à son
tour les autres comme des produits de sa propre image et de son propre
succès. Qui manipule qui ? Enfermé dans une galerie de miroirs, je vois
mon avatar face à une glace que je manipule, moi-même pris dans le désir
du programmeur qui en a décidé ainsi.

LA FIN DE LA CRÉATIVITÉ
Pendant sept ans, j’ai été le directeur de la cellule psy du premier réseau
social à la française, Skyrock.com (créé en 2007). Je l’avoue avec une
certaine nostalgie, j’aimais beaucoup ces blogs car ils offraient une palette
d’outils permettant de proposer une mise en scène originale de soi, de
développer sa créativité, et donc de se démarquer des autres. On pouvait se
créer un ou même plusieurs pseudos (car on pouvait lancer autant de blogs
qu’on voulait), choisir sa police de caractère, sa mise en page, ses
couleurs… La créativité permettait de jouer avec les codes, de personnaliser
son espace. Elle était la plus belle des défenses face au narcissisme qui
existe en nous, et que les réseaux sociaux venaient colmater. Je me souviens
notamment du blog de cette adolescente qui, grâce à ses compétences
créatives et à son travail d’écriture, avait plus de succès que le blog de la
fille populaire de sa classe qui, elle, se contentait de faire ce que j’appelle
un « blog-vitrine », prémices de la tendance Facebook, avec une exposition
de soi banalisée, sans aucune forme de créativité, avec des photos de
chaton, de son cousin « trop mignon », de la nouvelle voiture de son père…
et d’elle posant avec le fameux « duck face » !
À l’époque, on repérait déjà les prémices de toutes les questions à venir
autour de l’exposition de soi sur les réseaux sociaux. Mais il y avait une
forme d’humanisme dans l’ADN de Skyrock.com. Mon travail était comme
un révélateur que l’adolescence ne se vit pas sans souffrance, et que cette
souffrance est nécessaire. Une grande partie de ma mission consistait à
entrer en contact avec les adolescents sur quatre grandes pathologies :
scarification, automutilation, suicide et anorexie. Certains de ces ados nous
montraient sans filtre le résultat de leurs souffrances, et cela préfigurait déjà
cette idée que l’image vient comme confirmer sa souffrance, mais aussi
comme un appel à l’aide. On repérait aussi déjà à l’époque ce que l’on a
appelé les « dedipix » (contraction de « dédicace » et de picture,
« image ») : le blogueur réalisait une photo de lui avec le pseudo d’un autre
blogueur marqué au feutre sur une partie de son corps ; et en échange, les
autres blogueurs postaient des commentaires, ce qui faisait monter son
audience. Et bien sûr, plus la photo est coquine, plus le nombre de
commentaires est important. Une pratique que l’on voit aussi aujourd’hui
sur Instagram, où il est possible d’acheter des abonnés. Le « ranking » de
l’estime de soi comme prémices de la dérive que l’on constate aujourd’hui.

Dans la réalité, Facebook a détruit toute possibilité de


créativité.

Et puis Facebook est arrivé. Bas les masques, comme dirait Mireille
Dumas. D’ailleurs, avec Jean-Luc Delarue, ils ont amorcé cette tendance à
un exhibitionnisme d’une souffrance du quotidien, annonciateur de la télé-
réalité. Facebook a imposé le profil unique. Votre profil, c’est vous, alors
soyez vous-même, montrez-vous tel que vous êtes. À l’époque, certains – et
j’en ai fait partie – ont pu se dire : enfin un lieu où on nous autorise à être
nous-mêmes, à être authentique. L’espoir d’un monde où le « Vivons bien,
vivons caché » disparaîtrait. Dans la réalité, Facebook a détruit toute
possibilité de créativité. Le fameux like, qui veut dire « aimer », veut aussi
et surtout dire « Je suis comme toi », sans autre commentaire ou
développement. Une sorte de culture du clonage : plus besoin d’exprimer
votre pensée, on vous demande juste de ressembler aux autres. Cette perte
de la créativité s’illustre aussi par quelque chose de très simple mais qui
veut dire beaucoup de choses : l’impossibilité de choisir sa propre police de
caractère, ou le design de sa page. Il suffit de rentrer dans des cases, sans se
poser de questions. Pire encore, l’objet de création en lui-même n’est plus
suffisant sur les réseaux. Un ami plasticien me racontait que, quand il publie
des photos de ses œuvres, il récolte péniblement 50 ou 60 likes. Il poste une
photo de son chien ? 400 likes ! C’est une dérive non seulement déprimante
mais surtout terrifiante. Car ce que favorisent les réseaux sociaux, ce n’est
pas l’œuvre en elle-même, mais l’artiste dans sa propre image. Une autre
amie artiste a, elle, embauché une communicante pour l’aider à développer
sa notoriété et donc sa présence sur les réseaux sociaux. Cette dernière lui a
clairement expliqué : « Ton œuvre, ce n’est pas le plus important. Ce que
l’on veut voir, c’est toi ! »

Les outils propres au marketing sont des outils


diaboliques car ils enferment l’être humain dans l’idée
qu’il ne peut pas changer, comme si tout était joué
d’avance, et donc prévisible.

On a aussi découvert, bien plus tard, que cette transparence à tout prix
était en réalité un piège. Pourquoi Facebook n’autorisait qu’un seul profil,
et pourquoi devez-vous donner votre vrai nom ? Parce que le modèle
économique de ce réseau social repose justement sur votre profil, et
l’ensemble des données qui y sont associées. Certes, vous n’êtes pas obligé
de tout révéler – votre métier, la ville où vous habitez, votre statut marital,
vos opinions politiques… – mais la façon dont vous interagissez, les
contenus sur lesquels vous cliquez en disent beaucoup sur vous. Ce qui
intéresse le réseau social, ce n’est pas tant ce que vous publiez que ce sur
quoi vous cliquez et le temps que vous passez sur tel ou tel contenu. Par
exemple, si vous êtes un parent solo, vous aurez peut-être tendance à
cliquer davantage sur des liens en écho avec ce profil. Très concrètement,
cela implique que vous n’êtes pas l’utilisateur du réseau social, vous en êtes
le produit ! « Et alors ? », pourraient dire beaucoup de gens. « Moi, j’utilise
Facebook pour telle ou telle raison. Je n’ai rien à cacher, et cela ne me
dérange pas d’être un produit. »
On pourrait tout à fait comprendre ce point de vue. Faire de nous une
cible, pratiquer le ciblage, c’est une tendance qui, finalement, existe aussi
dans le marketing, et qui est devenue une vérité en soi. Le chiffre l’emporte
sur la création, l’expérience. Mais le problème est de constater à quel point
Facebook nourrit cette tendance à appauvrir l’improvisation, l’empirisme,
la surprise… bref, tout ce qui rend l’être humain original dans ce qu’il est,
pour le meilleur et pour le pire. Les outils propres au marketing sont des
outils diaboliques car ils enferment l’être humain dans l’idée qu’il ne peut
pas changer, comme si tout était joué d’avance, et donc prévisible. Cela me
fait penser à ce film extraordinaire, sorti en 1980, et qui a explosé le box-
office de l’époque : Les dieux sont tombés sur la tête. L’histoire d’une
bouteille de Coca-Cola en verre jetée d’un avion et qui tombe au beau
milieu d’une tribu isolée du désert du Kalahari. Ignorant tout de sa
provenance, les membres de cette tribu décident qu’il s’agit d’un cadeau
des dieux, qui leur est d’ailleurs très utile (pilon, flûte, récipient…). Bref, ce
succès incroyable et surtout inattendu – plus de 6 millions d’entrées –
montre bien que la créativité sera toujours plus forte que tous les millions
d’euros que l’on pourra mettre dans les études marketing. Tout ça pour
montrer que, dans le fonctionnement des réseaux sociaux, quelque chose de
plus fort se joue. Quand certains utilisateurs de Facebook disent qu’ils ne
voient pas le problème d’être considérés comme des produits, ils ne voient
que la première dimension. Alors qu’en fait, derrière, c’est tout un modèle
de société qui nous est proposé.
J’ai un temps travaillé dans le monde de la publicité. À l’époque, au
début des années 1980, certaines agences créaient des pubs incroyables qui
n’avaient rien à voir avec le produit. On jouait sur l’idée que le produit sert
la créativité. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Nous sommes dans un monde où
le chiffre l’emporte sur tout, sur la créativité, sur la capacité même à
imaginer.

LA SOCIÉTÉ DU « RANKING »
Sur les réseaux sociaux, la compétition est permanente, et les divers outils
proposés à l’internaute, comme les « j’aime » ou les étoiles, sont conçus
pour l’accentuer. Les étoiles accordées aux restaurants, par exemple, ont
remis en question un pouvoir vertical, qui est celui du critique
gastronomique. À nouveau, on pourrait se dire : c’est génial, tout un chacun
devient critique gastronomique. Le problème, c’est que nous ne sommes
pas des critiques gastronomiques, tout au plus des « jugeurs »
gastronomiques. On oublie en effet que le critique gastronomique,
idéalement, est une personne qui a une expertise, une expérience, des
compétences (comme celle de bien écrire), et qui, même si la critique peut
faire mal, a une vision constructive. On retrouve ici la question de la
différence entre la critique et le jugement : la critique est constructive, le
jugement destructeur, et l’opinion encore plus.

Il ne s’agit pas de détruire Internet et les réseaux


sociaux mais de trouver des manières de leur redonner
un visage plus humain, d’en faire non pas une source
d’appauvrissement mais d’enrichissement.

J’en fais régulièrement l’expérience : aujourd’hui, des restaurateurs ne


vous souhaitent plus bon appétit, ne disent plus « On espère que vous allez
apprécier votre repas », ils vous demandent de leur mettre des étoiles sur
Internet. Le design numérique, les choix qui ont été faits, reposent la
question de l’enjeu, qui ressemble étrangement à ce que l’on retrouve chez
les éditeurs de jeux vidéo. Aujourd’hui, j’ai d’ailleurs l’impression que
toute la société fonctionne de la même façon : quand mes enfants me
racontent ce qu’ils font à l’école, ils ne me parlent que de leurs notes,
rarement d’un cours dont ils ont pu ressortir enrichis.
Cette priorité accordée à l’opinion qui juge dessert totalement le lien
intersubjectif entre les individus. Si l’on consulte un médecin noté 5 étoiles,
on s’attend à rencontrer un médecin 5 étoiles. Mais peut-être que ce jour-là,
il ne sera pas de bonne humeur… Car aujourd’hui, effectivement, ce
système de notation et de « ranking » ne concerne pas seulement les
restaurants ou les coiffeurs : les médecins et les psys aussi y sont soumis !
D’où cette impression que le faire-savoir l’emporte sur le savoir-faire.
Aujourd’hui, au-delà même du phénomène des psys médiatisés, les psys
sont eux-mêmes pris dans le piège du faire-savoir. Car, dès que nous nous
installons, nous avons une page Google avec notre adresse, et surtout des
avis de patients. L’idée étant que les étoiles viendraient valider le talent
qu’aurait un psychanalyste. Mais un bon psychanalyste n’est pas que
bienveillance. Au contraire, un patient en colère contre son psy est aussi un
patient qui avance. La notation vient appauvrir notre rapport aux autres et le
professionnel noté se doit de correspondre aux désirs souvent teintés de
narcissisme du client dans sa toute-puissance. Cette forme de validation
vient figer dans le temps la question de la relation humaine. Et ce
« ranking » engendre surtout du désordre social. Nous nous retrouvons tous
pris dans ce piège, entre le moi réel d’un côté et le moi virtuel teinté de
performance de l’autre. L’hypocrisie sociale n’est plus l’art de créer une
socialisation courtoise mais plutôt celui d’obtenir une bonne note, la
méfiance devenant un effet secondaire sur une potentialité de « fake
ranking ».

Cette classification des êtres humains en fonction


de leur popularité engendre des désordres sociaux…

Il ne s’agit pas de détruire Internet et les réseaux sociaux mais de trouver


des manières de leur redonner un visage plus humain, d’en faire non pas
une source d’appauvrissement mais d’enrichissement. Parmi les solutions
les plus réalistes, pourquoi ne pas créer une loi pour interdire le « ranking »
sur les réseaux sociaux ? Quel est en effet l’intérêt de cette échelle étrange
et maléfique qui cherche à donner un ordre entre les humains ? Cette
classification des êtres humains en fonction de leur popularité engendre des
désordres sociaux, pas simplement dans la bulle algorithmique mais aussi
dans le monde réel, parce que cela vient titiller la frustration liée à un idéal
sociétal. Réussir à l’heure d’Internet, c’est engendrer un « faux self »
capitalistique.
CHAPITRE 3

RÉGRESSION
DES ENFANTS EN QUÊTE D’AMOUR
DIGITAL

Dans un idéal de transparence totale, les réseaux sociaux nous incitent à


nous montrer tels que nous sommes, à tout dire et à tout montrer. Bref, à
revenir à un âge précoce, celui de la petite enfance. Cette régression
infantile est entretenue par le système des récompenses, les fameux likes,
qui nous rendent accros, et nous renvoient à notre statut de bébé
complètement dépendant du sein maternel gratifiant. Ce faisant, ils
pathologisent notre incapacité à être seuls.

TOUT DIRE, TOUT MONTRER…


Quand Mark Zuckerberg lance Facebook en 2004, son idée est simple :
permettre à chacun de se montrer tel qu’il est, de raconter et de montrer tout
ce qu’il veut de sa vie. Entre amis, on se dit tout, on se confie, alors
pourquoi pas entre « amis » Facebook ? Cet idéal de transparence totale, le
« tout dire, tout montrer », rappelle le comportement des très jeunes enfants.
Sans garde-fous, ils peuvent interrompre des conversations sérieuses,
éclater de rire au beau milieu d’un enterrement, se moquer du physique de
certaines personnes en les montrant du doigt, déclarer à leur grand-mère,
dépitée, que son hachis Parmentier ressemble à du vomi… Si cela vous
rappelle les comportements de certaines personnes sur les réseaux sociaux,
ce n’est pas un hasard. En ce qui concerne les enfants, on les pardonne bien
volontiers : ils n’ont pas encore appris l’autocensure ni le mensonge, et
disent les choses telles qu’ils les ressentent et telles qu’elles leur viennent à
l’esprit. Pour ce qui est des utilisateurs des réseaux sociaux, c’est une autre
histoire…

En prônant la transparence, Facebook nous invite


à une régression infantile, il remplit ce désir de tout dire,
tout montrer, cette faille intime que nous avons tous
et que nous avions pourtant appris à combler.

Ce n’est que vers 6 ou 7 ans, parfois un peu plus tard, que les enfants
apprennent à ne pas tout dire, à cacher la vérité, à taire leurs émotions. C’est
le premier signe de l’autonomie, une façon de montrer que certaines idées et
sensations leur appartiennent et qu’ils ne sont pas obligés de tout dire à
leurs parents. Bien sûr, ces derniers ont pour rôle de leur dire qu’il ne faut
pas mentir, mais le mensonge reste une étape fondamentale et nécessaire
dans leur développement psychique car il les aide à s’autonomiser et à
grandir. Les enfants vont ainsi apprendre qu’à force de tout dire, cela peut
se retourner contre eux. De la même façon, la pudeur est un apprentissage :
quand le petit garçon débarque dans le salon le sexe en érection et/ou se
masturbe devant ses parents, ceux-ci vont lui dire que ce n’est pas sale mais
qu’il faut le faire seul, à l’abri du regard des autres, sans se montrer. Or, à
quoi nous incitent les réseaux sociaux ? À nous montrer, à être transparents.
En prônant la transparence, Facebook nous invite à une régression infantile,
il remplit ce désir de tout dire, tout montrer, cette faille intime que nous
avons tous et que nous avions pourtant appris à combler. Nous redevenons
des petits enfants, qui ont un besoin constant d’être complimentés et
rassurés. En postant des photos, des anecdotes et des commentaires sur les
réseaux sociaux, nous cherchons avant tout la reconnaissance de l’autre, le
sentiment d’exister dans ses yeux. Reconnaissance entérinée par le nombre
de likes et de commentaires en retour. Mais quand le dernier statut posté n’a
intéressé personne, le réseau social nous renvoie alors, encore une fois, à
nos failles, à nos manques et à nos blessures. C’est comme si vous vous
adressiez à votre mère en lui demandant : « Maman, tu as vu comme il est
beau mon dessin ? Tu as vu comment j’ai bien travaillé ? », et que celle-ci
ne vous répondait pas. De la même façon, les réseaux sociaux viennent à la
fois combler, mais aussi, potentiellement, raviver des blessures narcissiques
profondes.
Paradoxe, car Facebook est issu d’une culture anglo-saxonne où règne la
pudeur protestante et, à travers les algorithmes censeurs, nous sommes dans
cette injonction de tout montrer mais avec une autorégulation en lien avec
la sexualité. La pensée binaire devient une manière d’ordonner le monde
pour éviter tout débordement pulsionnel. Naïveté ou bien-pensance ?
Mark Zuckerberg veut indirectement nous conserver à l’âge de l’enfance,
et plus précisément dans ce que l’on appelle la « période de latence », phase
du développement psychosexuel de l’enfant durant laquelle, selon la théorie
de Freud, la dynamique sexuelle de la petite enfance entre en sommeil.
C’est une période d’accalmie des pulsions, qui précède l’adolescence. Je me
souviens qu’un jour, ma fille, qui avait 8 ans à l’époque, avait été choquée
de voir, dans mon cabinet, une reproduction de La Romaine de Modigliani.
Cette femme nue allongée sur un divan était, selon elle, « vraiment pas
jolie » et il fallait que je l’enlève tout de suite. La période de latence, c’est
précisément cela. La logique de certains algorithmes de Facebook évoque
cette réaction enfantine. En 2011, le compte Facebook personnel d’un
professeur des écoles avait justement été désactivé car il avait publié sur
son profil une photo du tableau L’Origine du monde de Gustave Courbet,
une œuvre représentant en gros plan un sexe féminin. J’ai parfois
l’impression que Mark Zuckerberg a une conception de l’être humain qui
serait restée bloquée à cette période de latence. Période sans expression du
désir sexuel, de la pulsion. Soit il est naïf, soit il est machiavélique, car il
sait que les utilisateurs du réseau social vont exprimer leurs envies, par des
likes et autres désirs du bout des doigts, de façon pulsionnelle, et que cela
va permettre de générer des informations qui seront vendues à des
marques…
En proposant une telle transparence, Mark Zuckerberg nous avoue aussi
quelque chose de son histoire personnelle. Car cette idée de transparence
absolue nous entraîne immanquablement du côté du fantasme de la scène
primitive, qui est un concept très important en psychanalyse. Il désigne le
fait, pour un enfant, de se représenter la sexualité de ses parents. C’est un
fantasme qui est à la fois une source de curiosité et de frustration puisqu’il
en est exclu. Or, en prônant une telle transparence, c’est comme si Mark
Zuckerberg invitait tous les utilisateurs de son réseau à faire de la scène
primitive une réalité, et non plus un fantasme. Or, le propre du fantasme est
qu’il ne doit pas devenir réalité. Le fantasme permet de créer une distance
nécessaire entre les parents, qui ont une vie intime, et l’enfant. C’est grâce à
cette distance que l’enfant a accès à la représentation, qui n’est pas la réalité
objective mais la réalité telle qu’il se la représente. Cette capacité
d’imaginer les choses sans les voir, cette pensée symbolique, aide l’enfant à
s’individualiser, à mettre de l’espace et du dialogue entre lui et le monde,
plutôt que de vivre dans un sentiment de chaos fusionnel.
Ce fossé générationnel fut mis à mal lors de la création de Facebook. Les
parents et leurs enfants de moins de 13 ans se sont inscrits et sont devenus
amis. Les enfants devenant ainsi amis des amis de leurs parents… Nous
étions dans un « joyeux » bordel où les enfants se retrouvaient à liker les
posts de leurs parents ou de leurs amis parfois teintés de blagues grivoises
ou autres discussions non adaptées. Cette tendance à « l’adultification » des
enfants était, ne soyons pas naïfs, déjà présente, mais le réseau social est
comme venu leur donner l’occasion de la mettre en scène aux yeux de tous.
Pour rappel, l’âge minimum pour s’inscrire sur Facebook est de 13 ans.
Cette décision n’a rien d’éthique, elle repose sur un argument beaucoup
plus sordide, à savoir que le gouvernement américain interdit l’utilisation
mercantile des données d’enfants de moins de 13 ans. Enfin, pour se
dégager de cette drôle d’emprise des parents-amis, nombre d’adolescents
ont décidé de quitter Facebook, car ils se sentaient aussi sous surveillance.
Interrogez un adolescent aujourd’hui, il vous dira que Facebook est un
réseau de vieux ! Le groupe Facebook a maintenant le projet de créer un
Instagram pour les moins de 13 ans. J’y vois avant tout une ambition
purement économique, même si le discours est de créer un espace cadré,
modéré et donc rassurant pour les parents, à qui on répète que les
cyberprédateurs sont omniprésents sur la toile. Fidéliser les enfants de
moins de 13 ans par des algorithmes nounou fait froid dans le dos !
Autre preuve – s’il en fallait une – que les réseaux sociaux nous incitent à
la régression, ces sites de rencontres qui utilisent les algorithmes pour
« faire matcher » votre profil avec un autre qui serait en tous points
ressemblant au nôtre. Vous aimez la tarte aux fraises, vous achetez bio et
vous écoutez Elton John ? Le site vous propose un autre profil en miroir,
qui aime exactement les mêmes choses que vous. Or ce choix amoureux
« en miroir » est typiquement celui que l’on fait lorsqu’on est adolescent.
Ce n’est qu’avec les années et l’expérience qu’on apprend que ce qui
fonctionne dans un couple, ce n’est ni la tarte aux fraises ni Elton John, et
qu’on risque bien vite de s’ennuyer si on est en tous points semblable…

POURQUOI IL EST TRÈS DIFFICILE DE QUITTER


LES RÉSEAUX SOCIAUX
Pourquoi devenons-nous accros aux réseaux sociaux ? L’un des ressorts
propres à l’addiction, c’est l’idée éternelle de se « refaire ». C’est le
syndrome du jackpot, de la machine à sous. Certains de mes collègues
addictologues expliquent la dépendance aux réseaux sociaux uniquement
par un mécanisme physiologique : le fait que chaque like provoque une
décharge de dopamine (un neurotransmetteur qu’on surnomme souvent
« l’hormone du bonheur » car il est associé au plaisir et à la récompense).
Chaque « like » nous apporterait ainsi un petit shoot de dopamine. Il faut
savoir que, si vous aimez un tant soit peu le chocolat, vous obtiendrez une
décharge de dopamine rien qu’en regardant un carré de chocolat. Toutes les
formes de récompenses que l’on obtient – par exemple, le fait qu’on
m’adresse un sourire ou qu’on m’applaudisse lors d’une conférence –
provoquent une décharge de dopamine. C’est une décharge rapide, avec un
effet très court, d’où l’idée d’en vouloir toujours plus pour retrouver cette
sensation agréable.
Je comparerais plutôt l’utilisateur des réseaux sociaux au bébé que nous
avons tous été.
Quand on donne du lait à un nourrisson, cela provoque une décharge de
dopamine, car c’est une récompense, mais aussi une décharge
d’endorphines par le mécanisme de la succion, un autre neurotransmetteur,
qu’on surnomme souvent « l’hormone du bien-être ». La tétée est la
récompense ultime sur laquelle vont s’étayer nos autres émotions : l’amour,
la joie, la déception (quand la tétée se termine trop vite)… Il suffit de
regarder un bébé qui vient de finir de téter le sein de sa mère ou de terminer
son biberon pour comprendre ce qu’est la jouissance ultime, provoquée par
cette décharge d’endorphines. Le like, mais aussi, par exemple, le fait de
trouver une vidéo de chaton qui nous fasse rire, est à l’internaute ce que le
sein est au bébé : une récompense.
Le problème avec les réseaux sociaux, c’est que le moi n’est nourri que
d’une décharge de dopamine, au détriment des endorphines, dont
l’apparition nécessite un certain temps, un effort créatif. C’est un peu
comme si les réseaux sociaux nous abreuvaient en permanence – d’où l’idée
de l’infobésité – de leur lait, de leurs images, de leurs vidéos, de leurs
petites récompenses sans nous laisser le temps de penser les choses. Ce
constat est en lien avec la puissance propre au haut débit (4G, 5G et wifi),
car il y a une forme de contraction de l’espace-temps. Nous sommes comme
des bébés à qui l’on donnerait le pouvoir d’appuyer sur un bouton pour que
le sein arrive au plus vite, tout le temps. C’est la raison pour laquelle les
réseaux sociaux, et Internet de manière globale, en raison de leur
instantanéité, vont révéler notre incapacité à supporter la frustration.
J’aimerais faire référence à cette découverte freudienne : dans les grandes
étapes du développement, le bébé commence à pouvoir penser l’absence
quand sa mère n’est plus dans son champ de vision, quand elle est absente
et non quand elle est là. L’omniprésence de la mère empêche le bébé de se
représenter l’absence et de pouvoir intégrer cette mère absente en lui. Pour
pallier cette absence, le bébé découvre le doudou, « l’objet transitionnel »
selon le grand pédiatre britannique Donald Winnicott.
Finalement, on peut dire que la pensée naît lorsqu’il n’y a pas d’image,
quand il y a une absence. La pensée est ce qui va permettre à l’être humain
de développer cette capacité à être seul. Un grand nombre de nos
contemporains, en utilisant les écrans en permanence, expriment leur
incapacité à être seul. Les réseaux sociaux et autres SMS permettent de
colmater, de réparer cette faille. Ils sont comme des doudous, ils pallient
l’absence. Dans leur ergonomie, leur design, la possibilité du scrolling
infini, les réseaux sociaux « fétichisent » l’absence (au sens de représenter
de manière visible quelque chose qui normalement est de l’ordre de la
pensée, donc quelque chose qui ne se voit pas).

Les réseaux sociaux sont les nouveaux dieux visibles


dont nous sommes tous le « veau d’or ».

Mais cette histoire dans notre rapport aux images date. Cette fétichisation
de l’image existait bien avant l’apparition des images numériques. Quand je
me sens un peu seul, j’ouvre l’album de photos de ceux que j’aime. Une
manière de garder l’autre en moi alors qu’il est absent : c’est la présence de
l’absence, le virtuel. Comme si l’image pouvait me suffire pour me sentir
moins seul. Réduire l’autre à une image est une tendance régressive, plutôt
d’ordre païen. Car les païens avaient besoin de divinités visibles pour y
croire. La présence même d’un totem permettait d’être rassuré sur sa propre
existence. D’où la guerre entre les iconophiles et les iconoclastes : doit-on
représenter le Christ ? Lors du concile de Nicée, en 787, on a décidé que
oui, le Christ et la Vierge Marie ayant donné lieu à des œuvres splendides.
Opération de « marketing » hyper puissante ? Il fallait trouver un nouveau
fétiche pour rassurer l’humain dans sa capacité à se sentir moins seul. Les
réseaux sociaux sont les nouveaux dieux visibles dont nous sommes tous le
« veau d’or ».

L’ÉCONOMIE DE LA TENSION
L’objectif est de faire en sorte que l’utilisateur reste le
plus longtemps possible sur son réseau, même s’il
n’interagit pas forcément.
Les réseaux sont comme des doudous, car ils nous permettent de pallier
l’absence. Or, l’un des destins pathologiques du doudou, c’est la
fétichisation et l’addiction. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont
engendré cette problématique chez l’être humain, ils sont venus l’amplifier,
la pathologiser, à l’image de ce que l’on va retrouver dans certains jeux
qu’on appelle « persistants ». Est-ce que cela a été pensé de manière
machiavélique, voire manipulatoire et perverse, de la part des architectes
des réseaux sociaux ? On peut s’en inquiéter sans être paranoïaque.
Aujourd’hui, on sait qu’il existe des cursus entiers de formation sur ce que
l’on appelle la captation de l’attention. Ou comment pousser les gens à
rester sur les réseaux sociaux le plus longtemps possible, comment les
rendre accros. Dans les jeux vidéo, on sait qu’il existe des mécaniques
permettant d’« accrocher » les joueurs. Sur les réseaux sociaux, qui sont
censés être un univers adulte, on nous donne l’illusion que nous sommes
responsables de notre temps. Or c’est faux ! D’autant plus que le nouveau
modèle économique des réseaux sociaux, c’est l’économie de l’attention.
L’objectif est de faire en sorte que l’utilisateur reste le plus longtemps
possible sur son réseau, même s’il n’interagit pas forcément. Avant, il fallait
qu’il interagisse pour que cela rapporte, aujourd’hui, même s’il n’interagit
pas, ça rapporte quand même. Alors, quels sont les mécanismes qui font en
sorte que l’utilisateur ne voit pas le temps passer, et même qui le poussent à
rester ?
Revenons au bébé, et à l’« accordage affectif ». Des études menées par
Daniel Stern, psychanalyste qui a beaucoup travaillé sur les interactions
précoces mère-bébé – il est notamment l’auteur du Monde interpersonnel
du nourrisson1 –, montre que la mère a des interactions variées avec son
bébé, sorte de variations sur le même thème. Si le bébé fait « ba-ba-ba », la
mère reprend ce « ba-ba-ba » en le rejouant, en utilisant une rythmique
différente, en utilisant un autre mode sensoriel (par exemple, en agitant les
bras). On parle alors d’accordage affectif. L’idée est que, sur une même
thématique, il y a toujours une variation de la part de la mère, avec un
enrichissement sensoriel. Le bébé est en quelque sorte toujours en quête de
renouveau. D’ailleurs, si la mère ne fait qu’imiter sans variation, il détourne
le regard, signe que tout cela est ennuyeux ! C’est ce qui provoque cet
accordage affectif, lequel donne du plaisir (la maman et le bébé éclatent de
rire) et enrichit la sensorialité, la relation à l’autre de l’enfant. C’est une
expérience nécessaire dans le développement de l’enfant.
Or, l’un des concepts de cette forme de captation de l’attention utilisée
par les réseaux sociaux ressemble étrangement à cet accordage des premiers
temps. Ainsi, l’algorithme va trouver le thème que vous aimez, puis il va
vous proposer des variations autour du même thème. Par exemple, si vous
aimez les chaussures, l’algorithme le détecte et vous en propose plusieurs
modèles. Vous scrollez sur les propositions qu’il vous fait, vous découvrez
d’autres modèles, d’autres marques que vous ne connaissiez pas… Cela va
déclencher chez vous le désir de récompense, qui va vous donner d’autant
plus envie de continuer. L’algorithme, le design même des réseaux sociaux
ressemblent donc clairement à cette mère qui nous dispense cet accordage
affectif.
Sur les réseaux sociaux, on ne voit pas le temps passer parce que l’on n’a
aucun repère. On est dans un espace atemporel, tout comme l’est un autre
espace : l’inconscient. On est piégé par l’absence du monde réel, et donc
rien ne nous renvoie à notre corps. La seule chose, peut-être, qui pourrait
nous rappeler au monde réel et au rapport à notre propre corps, c’est quand
on arrive en gare, et qu’il faut descendre du train, ou alors quand notre
conjoint nous dit : « Tu es encore sur ton portable ! » Et encore, si ce qu’il a
à nous dire est moins intéressant que ce que l’on est en train de regarder, on
ne décrochera pas.

L’accordage affectif, l’info en continu…


autant de techniques qui nous évitent de penser
l’absence.

L’accordage affectif, l’info en continu… autant de techniques qui nous


évitent de penser l’absence. C’est le cas aussi du scrolling à l’infini, qui
nous permet de faire dérouler le contenu avec un seul doigt (alors qu’avant,
on devait faire « l’effort » de passer d’une page à l’autre) : c’est un outil
terrible qui nous empêche de réfléchir à ce que nous venons de voir. Car
même si l’algorithme nous encercle par des contenus qui semblent
similaires, les variations existent. L’être humain a besoin de faire des liens
et il est difficile, dans ce flot d’images, de pouvoir élaborer quoi que ce soit
de cet espace non transitionnel. Nous sommes proches de la culture du
« sans transition » des présentateurs du journal télévisé !

Les réseaux sociaux assurent une présence rassurante


et permanente, presque maternelle.

Malgré tout cela, malgré la révélation de ces techniques de manipulation,


malgré les scandales comme Cambridge Analytica, malgré les révélations
sur le fait que nos données sont utilisées pour nous influencer notamment
dans le domaine politique, lequel d’entre nous est vraiment prêt à quitter
Facebook ? Selon un sondage OpinionWay pour Dolmen Technologies
publié à l’été 2019, 92 % des personnes interrogées considèrent que leurs
datas sont précieuses, et 93 % estiment qu’elles devraient être mieux
protégées. Plus de six personnes interrogées sur dix disent avoir perdu
confiance dans les acteurs d’Internet suite aux différents scandales et la
moitié se disent capables de boycotter un site ou une application qui
utiliseraient leurs données personnelles. Mais dans les faits : combien ont
quitté Facebook suite au scandale Cambridge Analytica ? Les chiffres ne
montrent pas de baisse. C’est comme si vous saviez que les cuisines de ce
restaurant avaient une hygiène douteuse, et que vous continuiez à y aller
pour déjeuner. Drôle de paradoxe ! Alors comment l’expliquer ? En fait, les
réseaux sociaux assurent une présence rassurante et permanente, presque
maternelle. D’où cette phrase que je dis souvent, et qui a été déjà reprise
plusieurs fois dans les médias : « Facebook, c’est un peu comme ta mère :
tu as envie de la quitter mais tu n’y arrives pas. » Même si vous trouvez
votre mère énervante, pénible, intrusive, couper les ponts avec elle n’est pas
si simple. De la même façon, quitter Facebook est une décision qui
implique bien plus que la raison, il y a une dimension affective très
importante. Cela rejoint l’idée que Facebook serait comme une matrice. À
l’image de celle de Matrix, un espace où l’être humain est dégagé de toute
contrainte pulsionnelle, une sorte de bulle, d’univers fœtal, thalassique. Le
cordon ombilical, ce serait toutes ces images qui viennent nous nourrir en
permanence. Nous cherchons tous, à un moment ou à un autre de notre vie,
à nous affranchir de cette relation avec la mère qui nous renvoie à cette
position de bébé. L’impossibilité de couper cette relation vient révéler un
défaut d’introjection de la mère en nous. L’introjection, c’est la capacité à
pouvoir exister par nous-même, car nous avons intégré en nous cette
expérience nécessaire de l’amour maternel qui nous permet de prendre des
risques. Quand un enfant commence à marcher, il a ce réflexe, face à une
flaque d’eau (ce que Donald Winnicott appelle le « gap »), de se retourner
vers sa mère ou son parent pour voir s’il peut la franchir. Dans l’idéal, le
parent lui adresse un sourire de confiance, lui indiquant qu’il peut le faire.
Cet échange lui permet de confirmer qu’il peut prendre des risques. C’est
ainsi que l’être humain intègre qu’il peut avancer dans la vie, sans peur.

Il ne s’agit pas d’accuser les réseaux sociaux d’être à


l’origine de notre incapacité à être seul, mais de
comprendre qu’ils vont nourrir les aspects les plus bas,
les plus inquiétants et les plus fragiles de ce que nous
sommes.

Le parallèle entre les mécanismes de construction de l’enfant et les


méthodes utilisées par les réseaux sociaux permet de comprendre comment
ceux-ci vont révéler ou pathologiser cette tendance préexistante. Il ne s’agit
pas d’accuser les réseaux sociaux d’être à l’origine de notre incapacité à
être seul, mais de comprendre qu’ils vont nourrir les aspects les plus bas, les
plus inquiétants et les plus fragiles de ce que nous sommes. Nous devenons
nous-mêmes acteurs ou interacteurs de notre propre souffrance. Les Gafa ne
nous fournissent qu’un espace déjà rempli de meubles virtuels que sont les
règles et les fonctionnalités. Celles-ci vont amplifier cette tendance à nous
comparer à l’autre éternellement et à en souffrir, cette tendance à vouloir
écraser l’autre dans une sorte de domination algorithmique. Ce « personal
branding » ne favorise aucunement les valeurs plus humaines comme par
exemple l’acceptation de la différence.

LE NOUVEL IDÉAL
Lorsque l’on poste une nouvelle photo de profil, il est intéressant de lire les
commentaires. On le note surtout avec les femmes : des cœurs un peu
partout et des compliments qui sont adressés non pas à une adulte mais à la
petite fille que l’on trouve « craquante », « tellement belle », « jolie comme
un cœur »… Ainsi, ce qui est convoqué, c’est le petit enfant qui est beau
avant tout pour son apparence et non pour son esprit !
Ce n’est donc pas un hasard si, aujourd’hui, ceux qui font le plus appel à
la chirurgie esthétique sont les 18-34 ans. Cela vient rompre complètement
avec la tradition propre à la médecine et à la chirurgie esthétique, qui
avaient pour vocation d’aider les personnes vieillissantes à rester dans une
apparence de jeunesse, avec toutes les dérives que cela pouvait comporter.
De plus en plus de médecins et chirurgiens esthétiques voient ainsi
débarquer dans leurs cabinets des jeunes femmes et des jeunes hommes qui
leur demandent de les faire ressembler à la version filtrée, retouchée d’eux-
mêmes. À tel point que les quelques psychologues qui peuvent parfois
travailler avec ces médecins et chirurgiens ont avancé le concept de
dysmorphophobie, qui est l’idée que l’être humain en souffrance va
focaliser sur une partie de son corps comme étant à l’origine de toutes ses
fragilités. On retrouve là un autre concept décrit par Donald Winnicott qui
est que le premier des miroirs dans lequel tout être humain se voit, c’est
celui de sa maman. Pendant longtemps, l’enfant est beau, idéalisé dans le
regard de sa mère. Même à l’adolescence, âge auquel on passe beaucoup de
temps devant son miroir, on ne se voit pas réellement tel que l’on est. En se
regardant ainsi en face-à-face, l’adolescent se voit comme le bébé plongé
dans ce moi idéal où il est beau et tendre dans le regard d’une maman
aimante. Étrangement d’ailleurs, le selfie, qui est l’une des pratiques les
plus courantes, suppose que l’on se photographie en face. Avant même
l’apparition des filtres, on était déjà dans cette sorte de compétition étrange,
voire tyrannisante, du selfie le plus parfait. De nombreux adolescents, mais
aussi des adultes, prennent ainsi 50 ou 60 photos d’eux-mêmes afin d’en
trouver une qui, enfin, pourrait correspondre à ce regard de soi à soi, la
relation de soi à soi définissant le narcissisme. Ici, on est dans un
narcissisme spéculaire (produit par un miroir).
J’ai fait deux conférences sur cette question, financées par les plus
importants producteurs d’acide hyaluronique et de botox. Ils avaient bien
compris que c’était un phénomène un peu inquiétant et souhaitaient avoir le
point de vue d’un psy. À l’occasion de cette conférence, j’ai discuté avec un
médecin esthétique qui était lui-même très actif sur Instagram. Sur son
compte, qui était un espace totalement publicitaire, il postait des photos
avant/après. La preuve par l’image. Il savait qu’il avait parfois affaire à des
jeunes femmes en situation de fragilité psychologique, mais ne travaillait
pas en lien avec des psys. Il a pris ma carte mais n’a jamais repris contact
avec moi… Ce phénomène pose effectivement une question éthique car la
dysmorphophobie est un symptôme psychiatrique qui peut recouvrir des
pathologies beaucoup plus lourdes. On sait par exemple que l’entrée dans la
schizophrénie, ou dans certaines psychoses, peut commencer par un
symptôme de dysmorphophobie.
Quand on rentre dans le détail des filtres proposés par Snapchat ou
Instagram, deux grands types de filtres rencontrent un succès énorme auprès
des jeunes : le « shape », qui consiste à creuser le visage et à l’affiner, mais
aussi et surtout, un filtre qui permet d’agrandir démesurément les yeux, de
rapetisser le nez et de rendre la bouche charnue. Si l’on utilise ce filtre
quand on a 50 ou 60 ans, on rajeunit de 20 ans ! Toute mon hypothèse, lors
de cette conférence, était de montrer que si on se sert de ce filtre à 25 ans,
on se retrouve avec le visage d’un enfant de 3 ou 4 ans. Un visage de bébé
sur un corps sexué : voilà un paradoxe très étrange. C’est un phénomène
très présent notamment au Japon avec le mouvement des lolitas ou des
dolls, qui consiste à faire des femmes des sortes de petites filles aux formes
érotiques, comme on en retrouve dans la culture du manga. Du côté des
jeunes femmes, cette tendance renoue avec une période qui mêle d’un côté
l’innocence de l’enfance et de l’autre la question de la sexualité infantile.

Cette nostalgie de l’insouciance, de la pureté,


de la possibilité de s’amuser de tout, d’être dans un
espace où les parents ne sont pas loin, et où on n’a pas à
se soucier de l’avenir est en fin de compte assez étrange.
Freud nous dit en effet que le bébé est un pervers polymorphe. N’ayant
pas de conception adulte de ce qu’est la sexualité, il a tendance à prendre du
plaisir avec tous ses sens. C’est aussi l’âge, selon la psychanalyse, de la
problématique œdipienne, qui normalement se termine vers les 4 ou 5 ans.
Cela nous amène à penser que la quête de l’idéal sociétal ne serait plus
forcément dans l’adolescence mais dans l’enfance, voire la petite enfance,
comme espace de tous les possibles. Le problème qu’engendrent les réseaux
sociaux, ce n’est pas tant une dysmorphophobie au sens psychiatrique
qu’une sorte de désir de revenir aux premières séductions que l’enfant vit
avec ses parents aimants, mêlé aussi peut-être avec une terrible crainte
d’advenir adulte, avec les deuils que cela implique. Cette idéalisation du
tout petit enfant nous fait aussi un peu penser aux projections, voire aux
identifications proposées de manière assez banale sur les réseaux sociaux
avec les chiots et les chatons. C’est ce que les Japonais appellent le
« kawaï ». L’une des principales figures de ce mouvement, connue dans le
monde entier, c’est Hello Kitty. Sa particularité est qu’elle n’a pas de
bouche. Preuve qu’il s’agit bien de l’âge où on ne parle pas encore. Cette
nostalgie de l’insouciance, de la pureté, de la possibilité de s’amuser de
tout, d’être dans un espace où les parents ne sont pas loin, et où on n’a pas à
se soucier de l’avenir est en fin de compte assez étrange. C’est comme un
espace hors du temps. Et d’ailleurs, la question du temps qui passe apparaît
bien plus tard chez les enfants.
Des études montrent que l’enfant commence à véritablement se situer
dans le temps à partir de 6 ou 7 ans. Avant cet âge, il n’a pas encore une
conception claire de ce qu’est le temps. La psychanalyse nous dit d’ailleurs
que, dans les premiers temps de la vie, le moi d’un individu est très
empreint de l’inconscient, immergé dans cette instance. Or dans
l’inconscient, la notion de temps n’existe pas. C’est une instance
atemporelle. Accepter de prendre conscience du temps qui passe, c’est en
faire le deuil, d’une certaine façon. Nostalgie à nouveau d’un moi idéal où
la fusion avec l’autre nous rassure sur notre continuité.
En même temps, c’est aussi un âge terriblement pulsionnel. C’est l’âge
de la toute-puissance. « Her majesty the baby », comme dit Winnicott.
Qu’est-ce que cela vient révéler ? Dans notre société actuelle, advenir
adulte est un challenge très compliqué : le monde réel éprouve notre corps,
notre capacité à persévérer, il nous renvoie à des échecs… bref, il faut en
vouloir ! En même temps, je m’interroge aussi sur cette tendance présente
dans la parentalité depuis trente ans, et qui correspond à ces jeunes qui ont
aujourd’hui entre 18 et 30 ans, où l’enfant est considéré comme une sorte
de fétiche qui viendrait combler la fragilité parentale. Ce bébé qu’on a sur-
photographié grâce à nos appareils numériques, dont on a posté toutes les
grandes étapes de la vie sur Facebook, n’est-ce pas normal qu’il cherche à
retrouver quelque chose de cet idéal dans lequel il s’est construit ? Il y a
quelque temps, j’ai reçu dans mon cabinet une petite fille d’une dizaine
d’années. Une petite fille modèle. Son apparence était incroyablement
soignée. Mais elle avait un regard perdu, elle parlait peu, et il y avait au
fond d’elle une crainte voire de la peur. Un jour, sa mère, que je recevais
seule, m’a raconté à quel point elle aimait sa fille, à quel point elle la
trouvait belle. Mais étrangement, elle ne venait jamais confirmer cet amour
par des gestes. Ce qui m’a paru très inquiétant. C’était comme une sorte de
caricature presque mortifère de cette question de l’existence, avec l’idée
que l’enjeu existentiel et, surtout, l’enjeu d’amour passaient par le simple
fait d’être regardé. Est-ce que, plus tard, cette petite fille n’allait pas devenir
une influenceuse, ce qui pour elle serait la seule façon de retrouver cet
amour originel, celui de sa mère ?
Cette image idéalisée du tout-petit est d’ailleurs exploitée dans de
nombreuses publicités. Une marque d’eau en bouteille met ainsi en scène
des bébés adultes ; tandis que d’autres avancent l’idée que l’enfant serait un
petit adulte en puissance, qui donnerait des leçons à ses parents, voire serait
plus malin qu’eux. Je m’interroge sur la fascination que peuvent avoir
beaucoup de parents pour ce temps-là, et pas forcément celui de
l’adolescence. Le petit enfant a encore besoin des histoires et des soins
parentaux. Il est encore assez gratifiant pour ses parents qu’il vient rassurer.
Alors qu’être parent d’ado aujourd’hui, c’est un enfer. Pas seulement en
raison de la rébellion adolescente, mais aussi parce qu’il s’autonomise. Cela
viendrait confirmer l’idée que la plupart des millénials, même s’il ne faut
pas généraliser, seraient en quête d’un amour éternel, d’un amour parental
qui viendrait les rassurer, les enrober dans une sorte de papier cadeau. Que
vient nous dire ce délire d’avoir une tête de bébé sur un corps de jeune
femme ? Est-ce que cela évoquerait l’idée d’une sorte de retrouvailles avec
un père séducteur ? Je ne saisis pas très bien. Oui, toute petite fille souhaite
se marier avec son papa. On a souvent évoqué le complexe d’Œdipe du côté
masculin, et aujourd’hui les filles revendiquent elles aussi leur propre
complexe d’Électre. Est-ce une manière de dire que lors de la découverte de
la vie sexuelle et amoureuse, il n’y a que le papa qui serait capable de
rassurer et d’aimer inconditionnellement ? Peut-être aussi que cela évoque
un manque du côté du père, étayé par cette tendance qu’on observe de plus
en plus depuis vingt ans, celle des foyers monoparentaux avec des mamans
solos.
Tous mes patients hyper-geeks et accros aux jeux vidéo sont élevés dans
cette question d’un moi idéal. Ils me confient souvent que, pour eux, la
petite enfance a été l’âge où ils se sont sentis le plus libres. Ce n’est pas
qu’un joli discours, c’est aussi une réalité. Aujourd’hui, l’autorité parentale
est en difficulté et mettre des limites à son enfant engendre de la culpabilité
chez un certain nombre de parents fragiles. Or on sait très bien qu’on ne
rend pas service à son enfant quand on ne pose pas de limites, car cela vient
renforcer un véritable sentiment de toute-puissance qui ne peut pas
s’accorder avec la complexité de la vie réelle.
Se repose la question de la responsabilité d’Instagram et de Snapchat, qui
offrent une perception de soi faussée. À quel point les innovations digitales
servent à combler les failles des êtres humains, et les failles entre les êtres
humains, avec le risque que ces failles soient en réalité des fragilités
narcissiques ? Un jour, une start-up est venue me voir parce qu’ils
souhaitaient lancer une montre connectée destinée aux enfants et aux ados.
Dans cette montre, un système de géolocalisation permettait au parent de
savoir où était son enfant. Ils avaient aussi imaginé une fonctionnalité qui
fait froid dans le dos : en appuyant sur un bouton, le parent pouvait écouter
les conversations de son enfant. La CNIL a heureusement interdit cette
fonctionnalité, mais pour moi c’est un exemple parfait de la façon dont une
innovation digitale peut venir renforcer une pathologie. L’inquiétude
parentale a toujours existé, et ce type d’objet vient nourrir un lien
pathologique qui peut avoir des vraies conséquences. En effet, face à un
parent inquiet, l’enfant peut interpréter ce comportement comme une
manière d’aimer, et donc il va le renforcer soit en tombant souvent malade,
soit en ayant des conduites à risques.
Ce rapport à l’image qui s’est démocratisé à coups de filtres vient
rappeler à quel point la jeune femme ou le jeune homme en train d’advenir
adulte ne supporte pas le principe de réalité. Parce que faire un choix, c’est
renoncer. On pourrait donc se dire qu’avoir recours à la médecine
esthétique, c’est finalement une forme de non-choix. Je m’interroge aussi
sur ces jeunes, de plus en plus nombreux, que je peux rencontrer dans mon
cabinet et qui m’évoquent leur bisexualité, ou leur désir de changer de sexe,
sans se penser, sans penser la question du fantasme. Bien souvent, ils me
disent : tant que je n’ai pas essayé, je ne peux pas savoir ce que c’est. C’est
une raison pour laquelle on parle de la génération de l’experiencing, d’une
génération décomplexée. Ce sont de jolis mots mais qui ne nous expliquent
pas vraiment le sens de cette question. L’âge de la toute-puissance infantile,
vers 2 ou 3 ans, c’est aussi l’âge de la bisexualité psychique qui d’ailleurs
revient à l’adolescence, l’adolescence étant en quelque sorte des
retrouvailles avec le bébé que l’on a été, mais aussi avec tous les deuils que
cela implique. Or, faire le choix de son hétérosexualité ou de son
homosexualité implique évidemment un deuil. Et le deuil est un processus
qui prend du temps. Le rôle du psychanalyste est justement d’accompagner
ses patients dans leurs capacités à affronter une vie en devenir. Et ça aussi,
ça prend du temps.
Mais attention, ne confondons pas cette forme de toute-puissance de la
bisexualité psychique et le mouvement de tolérance vis-à-vis de la
différence. Je pense entre autres au terme de « pansexuel » qui est l’idée
d’aimer une personne non pas pour son genre mais plutôt pour ce qu’elle
est. On voit aussi ce genre d’évolution qui, je pense, est en lien avec la
démocratisation du féminisme. Ainsi, la question d’une sexualité non
binaire peut être aussi une évolution nécessaire pour un féminisme
« déguisé ». Oui, il est nécessaire de rompre avec un genre prédéterminé qui
renforce des rapports de pouvoir entre hommes et femmes.
Je pense à l’un de mes patients de 15 ans venu me voir pour une
addiction aux jeux vidéo en ligne. Ce n’est qu’au bout de deux ans de
thérapie qu’il m’a dit que, dans les jeux vidéo en ligne, il incarnait des
avatars féminins. Et qu’il n’utilisait pas les tchats vocaux, pour qu’on
n’entende pas sa voix. Incarner des femmes lui plaisait, et il aimait entrer
dans des relations de séduction avec des garçons joueurs. Trois ans plus
tard, il est revenu me voir pour une séance, et il m’a dit : ne m’appelez plus
David, appelez-moi Kim. Il est revenu à nouveau trois ans plus tard en
disant qu’il souffrait d’une dysphorie de genre, et qu’il avait décidé de
commencer une transformation pour devenir une femme. Il était devenu un
spécialiste de toutes les techniques purement médicales. Certains médecins
qui pratiquent ces transformations exigent un certificat attestant d’un suivi
en psychothérapie, afin de prouver qu’il s’agit d’un choix éclairé et non
d’une sorte de psychose (aujourd’hui, d’un point de vue légal, ce certificat
n’est plus obligatoire). Je lui ai donc donné son certificat au bout de trois
séances. Ce jeune homme était très attiré par l’univers des mangas. Le
personnage féminin était l’idéal auquel il voulait correspondre, même s’il
savait que s’il changeait de sexe, il n’allait pas être une jolie femme. Son
histoire montrait qu’il était dans une relation très forte avec son père. Ses
parents étaient divorcés, il vivait avec son père au quotidien. Il avait avec
lui une relation de tendresse mêlée d’amour et, dans la réalité, je pense qu’il
y avait une forte composante homosexuelle chez lui. Sa mère était une
femme très abîmée physiquement par la vie, elle avait fait plusieurs séjours
en hôpital psychiatrique. À un moment, je me suis demandé si ce qu’il
souhaitait au fond de lui, ce n’était pas devenir la rivale de sa mère, être une
femme plus belle que sa propre mère, comme une manière de ne pas
assumer quelque chose d’une homosexualité refoulée. À 27 ans, il était
toujours vierge et, quand je l’interrogeais sur cette question-là, il me disait
qu’il ne pourrait avoir des relations avec des hommes qu’en étant une
femme. Sous couvert de changement de genre, est-ce que ce n’était pas
aussi une manière de justifier quelque chose d’une homosexualité qui
l’aurait enfermé dans un rôle ? Étrangement, dans notre société, être
homosexuel est quasiment devenu ringard. Je lui ai aussi posé la question :
pourquoi, selon lui, le transsexualisme était aussi répandu dans le monde
des gameurs ? On pense forcément, entre autres, à l’histoire des réalisateurs
de Matrix, les frères Andy et Larry Wachowski, devenus Lana et Lilly.
C’est normal, me dit-il, on est né avec des avatars. Comme si l’identité
numérique choisie permettait, à force de l’incarner, de quitter son enveloppe
réelle ou de la transformer, l’avatar devenant un autre soi idéalisé.
Lorsqu’on incarne cette identité pendant plus de dix années, nous pouvons
imaginer une identité adhésive ou persistante, une forme d’identification
projective où l’identité virtuelle prend corps dans une image pixélisée. Ce
même phénomène peut aussi s’observer chez les influenceurs qui délaissent
petit à petit leur moi réel pour devenir un moi virtuel « instagrammé ».

Comme si l’identité numérique choisie permettait, à


force de l’incarner, de quitter son enveloppe réelle ou de
la transformer, l’avatar devenant un autre soi idéalisé.

Mon jeune patient jouait à un très grand réseau social, World of Warcraft,
qui fait partie de ce que l’on appelle les MMORPG (massively multiplayer
online role-playing game, jeu de rôle en ligne massivement multijoueur).
Ce sont de véritables réseaux sociaux au sens où les joueurs se retrouvent
dans des guides. La socialisation y est très présente. Demandons-nous donc
à quel point les réseaux sociaux créent une sorte de masque qui vient
véritablement coller au visage. On pourrait se dire que jouer à être un autre
permettrait de mieux s’accepter. Mais quand on passe du jeu à la chirurgie
esthétique ou au changement de sexe, on n’est plus dans le jeu. Il y a un
véritable passage à l’acte. Ce qui ne veut pas dire que la question de la
transsexualité en tant que choix n’existe pas. Et heureusement qu’il y a des
services hospitaliers qui prennent en charge ce type de choix. Mais il est
important de comprendre que cette société de la contraction espace-temps
propre à l’Internet, et cette possibilité donnée à tout un chacun d’être un
autre grâce à un avatar, viennent renforcer l’incapacité à vivre avec la
patience propre à ce travail de transformation.
Cette génération, née avec cette horizontalité propre aux réseaux sociaux,
alors que ceux-ci viennent renforcer l’idée de la toute-puissance déjà
présente en eux (tout est facile d’accès, à la portée d’un clic, d’un doigt qui
nous répond au doigt et à l’œil), est devenue fragile. Génération qui, quand
elle est confrontée à une situation de frustration, à un principe de réalité,
tombe en dépression.
Ces questionnements reposent sur un télescopage entre des technologies
numériques au service non pas simplement de l’homme mais de l’enfant
dans son illusion de toute-puissance. Télescopage entre une dérive de la
parentalité, que nous observons, où l’enfant n’est pas que le temps de
l’insouciance mais celui où il se doit de remplir les frustrations, les attentes
dans lesquelles ils sont piégés. L’enfant est devenu trop souvent l’avatar
dans l’imaginaire des parents et il semble que les créateurs des réseaux
sociaux l’ont trop bien saisi !

DE L’IMAGE AUX MOTS…


JUSQU’À L’HYSTÉRISATION
Les réseaux sociaux permettent de mettre en scène son soi. Ce dernier peut
verser du côté de la souffrance – même si, aujourd’hui, en tapant les mots
« souffrance », « suicide » ou encore « scarification » sur Instagram, vous
ne trouverez quasiment aucun compte. Quand je dirigeais la cellule
psychologique de Skyrock.com, mon travail consistait dans une forme de
modération psychologique. Des blogs évoquaient des souffrances bien
visibles ou des annonces de suicide à venir et ma mission consistait à entrer
en contact avec leur auteur et à les orienter vers des centres de soin. Pour
ces ados, mettre en scène leurs souffrances était un excellent signe, une
façon d’agir en ne s’enfermant pas dans une souffrance qui peut empirer.
J’y voyais finalement une dimension saine : l’hystérisation, c’est-à-dire la
mise en scène de l’exposition de soi, est paradoxalement une façon de faire
évoluer un symptôme qui est beaucoup plus archaïque. En marquant sa
peau, on signifie véritablement une absence de mot, d’expression. De
manière simplifiée, on pourrait dire que, n’ayant pas la capacité à nommer
ce qui va mal dans sa tête, on marque sa peau pour délocaliser sa
souffrance. Et on se retrouve là face à un paradoxe : mettre en scène sa
souffrance sur son blog a une dimension auto-thérapeutique mais si on en
reste là, on peut aussi tomber dans le versant exhibitionniste et non créatif
de la scarification. Car, à un moment donné, il faut pouvoir passer de
l’image aux mots, et c’est ce que permet d’ailleurs le recours au psy. Sur
certains de ces blogs, un travail de création permettait d’aller plus loin, avec
l’ajout de dessins, voire parfois de textes. La créativité permet ainsi de
symboliser, d’avoir une forme de distance créative dans la capacité à
transformer la souffrance silencieuse en acte de création. Et c’est quelque
chose de bénéfique. D’ailleurs, l’esthétisation de la souffrance adolescente
existe depuis des siècles, on pense bien sûr à Rimbaud.
Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, toute victime peut s’exprimer
sur ce qu’elle a subi. Ce mouvement de libération de la parole, à travers
#Metoo par exemple, qui utilise activement les réseaux, pourrait à nouveau
apparaître comme une avancée, quelque chose de positif. Il était nécessaire
de libérer la parole, et de souligner à quel point les policiers n’ont pas été
bien formés pour prendre en charge ce type de témoignages. Tant mieux si
cela a pu se faire non seulement dans les médias traditionnels mais aussi sur
les réseaux sociaux. Au-delà de nos cabinets, où il nous arrive de recevoir
des confidences, les psychanalystes savent à quel point la victime a besoin
d’un espace tiers pour pouvoir vivre avec ce traumatisme. Dans le cadre
d’un cabinet, l’espace tiers, qui est terriblement symbolique, c’est la loi.
Concrètement, il est très compliqué d’aider un patient qui a subi une
agression sexuelle, un viol ou un inceste tant que celui-ci n’a pas porté
plainte. Parfois, il n’y a pas procès car ce sont des procédures longues et
complexes. Dans un premier temps, elles ont une fonction réparatrice ; et
dans un second temps, elles permettent de lever le voile sur une absence de
tiers. D’où la complexité de ces affaires, où c’est « parole contre parole ». Il
y a aussi l’idée que le passage à l’acte virtuel aurait un impact dans le réel,
que le virtuel va transformer le réel. C’est là que se situe selon moi l’une
des perversions des réseaux sociaux. Si une internaute révèle sur Twitter
qu’elle a été violée par son patron, et que, dans le monde réel, elle ne va pas
porter plainte, cela n’aura aucune suite judiciaire (sauf bien sûr si le patron
est nommé et qu’il porte alors plainte pour diffamation).

Aujourd’hui, on se rend compte que la parole donnée


sur les réseaux sociaux pourrait avoir une valeur de tiers
aussi importante que la loi.

Aujourd’hui, on se rend compte que la parole donnée sur les réseaux


sociaux pourrait avoir une valeur de tiers aussi importante que la loi. Je
pense à cet homme qui, accusé sans aucune preuve de pédophilie, a fait
l’objet d’un véritable lynchage digital. Cela l’a amené au suicide. L’idée est
de dire qu’il n’y a plus véritablement de différence entre le fantasme et le
réel. La libération de cette parole était nécessaire pour permettre aux
femmes de sortir de cette position de soumission et même si cela peut
prendre des formes violentes, extrêmes, à l’image d’une crise
d’adolescence, cette libération est nécessaire. Je pense réellement que,
grâce à cela, les hommes et les femmes seront plus libres et moins craintifs
dans leurs rencontres. En revanche, je m’interroge sur la façon dont
les réseaux sociaux viennent hystériser, avec une tendance paranoïaque, la
position de victime. La relation virtuelle est une relation très hystérisante
car elle évite la rencontre avec le corps de l’autre en réel. L’hystérique, qu’il
soit homme ou femme, évite la rencontre avec l’autre, souvent sur le plan
sexuel, car cela viendrait d’une certaine manière appauvrir le fantasme.
Pour lui, ce qui est excitant, source de jouissance, c’est la distance et pas la
rencontre. Parce que les réseaux sociaux viennent faire flamber cette
question du fantasme, certains peuvent, pour se sentir tout simplement
exister, se mettre en situation de victime d’un abus sexuel. Cela permet de
se sentir exister en évitant le réel, le réel étant le fait de faire la démarche de
porter plainte. Cette question existait avant les réseaux sociaux, mais ceux-
ci sont venus l’amplifier. Et l’on peut parfois lire dans les journaux les
histoires de personnes ayant inventé une agression pour que leur fantasme
prenne corps.
Quand Freud a commencé à hypnotiser ses premières patientes, qui
habitaient la même rue que lui ou presque, il a découvert avec stupeur que
quasiment toutes évoquaient un viol par leur père, par des hommes qu’il
connaissait puisqu’il s’agissait de ses voisins. Cela lui a permis de faire une
découverte majeure : l’hypnose était venue donner corps à un fantasme, qui
est le fantasme œdipien, la « tarte à la crème » de la psychanalyse. Dans sa
situation de séduction, car l’hypnotiseur a effectivement une position de
séduction vis-à-vis de la personne qu’il hypnotise, l’hypnose vient en
quelque sorte faire flamber le fantasme. De la même façon, on peut se
demander à quel point les réseaux sociaux peuvent nous renvoyer à ce type
de situation, à quel point la relation virtuelle ne viendrait pas en elle-même
créer un sentiment de séduction où cet autre semblable, qui est la victime
d’un inceste, c’est moi.
Aux États-Unis notamment, on parle souvent d’un syndrome qui,
étrangement, n’existe pas en France : celui des personnalités multiples, qui
a largement été adapté dans des films et des séries. Les personnes atteintes
par ce trouble ont deux, trois, quatre, voire jusqu’à dix ou quinze
personnalités différentes avec des voix différentes. Ce qui fait un peu penser
aux avatars que l’on peut avoir dans un jeu vidéo ou sur un réseau social.
Le problème est qu’aux États-Unis, si la douzième personnalité d’une
femme de 60 ans dit avec sa voix de petite fille qu’elle a été abusée par son
prof de gym, le psychologue qui la suit la prend au sérieux et une plainte est
déposée. La virtualité du délire prend corps dans le monde bien réel. C’est
la version moderne de l’hystérie freudienne du XIXe siècle. Ce qu’il faut
aussi comprendre c’est qu’à l’époque de Freud, ce qui a provoqué autant
d’hystérie, c’est la répression liée à la sexualité mêlée avec l’état de
soumission des femmes. Aujourd’hui, on pourrait dire qu’on n’est plus dans
cette répression-là mais que peut-être elle prend une autre forme. Comme
s’il y avait une pression pour correspondre à une forme d’image idéalisée
pouvant aller jusqu’à celle d’une victime, réelle ou imaginaire.
Cette question de la reconnaissance par les autres semblables, on la
retrouve aussi par exemple sur ces comptes Instagram consacrés aux
enfants mort-nés. Ceux-ci sont photographiés tels des bébés vivants, alors
qu’on voit bien qu’ils sont morts. Je trouve cela très choquant. Les photos
sont, à l’image des règles d’Instagram, mises les unes à côté des autres, sans
forcément de mots. Et c’est cette mise en scène qui vient sidérer. Ceci dit,
cette reconnaissance par les autres semblables du drame absolu est peut-être
aussi un premier pas pour entamer le deuil, comme si l’image venait donner
un sens à une souffrance. Je ne crois pas que cela soit suffisant. Certes, cela
va sûrement permettre d’éviter que le secret ne s’installe. Dans tous les cas,
que la parole concerne une agression sexuelle, un inceste ou la mort d’un
bébé, ce premier temps où l’on fait appel à un tiers, qui peut être l’autre
semblable ou les autres de manière globale, est une démarche intéressante.
Mais ce n’est qu’un début. Si on en reste à cette dimension-là, cela ne va
rien arranger.
Aujourd’hui, on peut s’interroger sur la question de la préciosité de l’état
de victime. De plus en plus d’étudiants, très influencés par les gender
studies à l’américaine, font des recherches très militantes sur la question de
la victime. Et on a vu apparaître ce nouveau concept d’intersectionnalité (de
l’anglais intersectionality). L’idée est de dire que ce n’est pas simplement le
fait d’être noir qui est un problème, c’est le fait d’être une femme noire
homosexuelle, par exemple. En quelque sorte, on rajoute des couches. Aux
États-Unis notamment, cette tendance prend une ampleur folle. Au point
que, par exemple, des artistes femmes noires homosexuelles ont protesté de
manière très violente et virulente contre un artiste homme blanc qui a
dessiné des personnages avec des visages (sans que ce soit des personnes
noires). On remarque d’ailleurs que ce combat se fait autour de la question
de l’image, de la représentation, pas forcément de l’expérience du
quotidien. Et d’ailleurs, où voit-on toutes ces images ? Sur les réseaux
sociaux. Derrière cette question, il y a aussi une remise en cause de l’idée
que l’humanité serait une grande fratrie. Au contraire, nous sommes plutôt
des Caïn et des Abel dont la vocation est d’être le préféré de Noé, le père de
tous les êtres humains. Cette « envie » est en train de se répandre, et je
pense que les réseaux sociaux viennent amplifier ce phénomène via cette
forme d’hystérisation de l’image de la mise en scène. Le puritanisme a
changé de camp et la différence devient synonyme de danger potentiel.
CHAPITRE 4

HAINE
L’HOMME EST UN LOUP
POUR L’HOMME

Sur les réseaux sociaux, on est souvent frappé par le déferlement de


propos haineux que suscitent certains posts ou certaines images. Pourquoi
tant de haine, pourrait-on se demander ? Pourquoi les réseaux sociaux
attisent-ils tant la violence ? Et pourquoi tout cela n’est pas près de
s’arranger, bien au contraire ?

L’HYPER-EXPOSITION D’UNE VIE RÊVÉE


Au fond de chacun d’entre nous sommeillent des désirs d’insoumission, de
révolte. Surtout dans des moments où la pression de la société devient
insoutenable. À ce titre, on peut se demander si les réseaux sociaux, en
affichant à outrance cette image du bonheur idéal, n’ont pas réveillé cette
tendance chez certaines personnes qui, elles, avaient déjà du mal à atteindre
un certain minimum vital… Il ne s’agit pas de dire que les Gilets jaunes
sont des sociopathes, même si des symboles de la République ont été mis à
mal, mais de montrer que le ras-le-bol peut trouver un écho viral sur les
réseaux sociaux.

Le ras-le-bol peut trouver un écho viral sur les réseaux


sociaux.
Une autre explication est de montrer comment cette tendance à la
surexposition de soi de manière idéalisée peut aussi provoquer, non pas
simplement de la jalousie, mais aussi de l’envie. En psychologie, la jalousie
est une manière de prendre en compte l’autre, alors que l’envie peut aller
jusqu’à la destruction de l’autre. Cette idée fait appel à des réflexions plus
générales autour de la fratrie. On sait que lorsqu’un aîné voit un puîné, il
peut avoir des désirs de mort, et avoir envie de le taper, de le faire tomber,
ou de lui mettre un coussin sur la tête. Le rôle des parents est alors de
rassurer l’aîné en lui montrant qu’il est toujours aimé. Ce qui n’empêche
pas la jalousie. La jalousie est une manière paradoxale de s’autonomiser,
une manière de trouver ailleurs des sources de réconfort. De la même façon,
dans une société du « ranking », dans une société où l’on existe en exposant
ses biens et ses acquis, celui qui ne parvient pas à se les offrir peut basculer
dans une sorte d’envie génératrice de haine.

L’hyper-exhibition du bonheur et du bien-être matériel


proposé par les réseaux sociaux, et la comparaison
éternelle que cela engendre, ont sans aucun doute
favorisé l’amertume d’une certaine partie
de la population.

L’hyper-exhibition du bonheur et du bien-être matériel proposé par les


réseaux sociaux, et la comparaison éternelle que cela engendre, ont sans
aucun doute favorisé l’amertume d’une certaine partie de la population qui
n’avait pas les ressources nécessaires pour accéder à cet idéal montré à
longueur de pages par les réseaux sociaux. De mon côté, j’ai toujours eu
l’illusion que c’est en se comparant qu’on peut se rassembler. Je ne le
percevais pas du côté économique, mais du côté de la pensée, en lien avec
la différence culturelle. Entre un musulman, un catholique et un juif, il
existe une capacité à se comparer et à dialoguer. À travers le dialogue, on
peut trouver des passerelles qui peuvent engendrer de l’amitié ou au moins
du respect. La question de cette tendance majoritaire de l’exposition de son
bien-être matériel a au contraire créé l’idée que l’inégalité est une violence
faite au peuple. Facebook est devenu le terreau des révoltés de l’inégalité
sociale. Si, en France, le mot le plus important dans la devise de la
République est « égalité », aux États-Unis, c’est assurément le mot
« liberté ». C’est leur philosophie première. Les Américains sont
particulièrement attachés à la liberté d’expression, à la liberté de s’habiller,
et surtout à la liberté d’entreprendre. L’égalité et la fraternité passent au
second plan. Ce n’est pas très sain, mais c’est aussi ce qui permet
l’innovation. Et de vraies questions éthiques se posent : la liberté… à quel
prix ? Le design et la philosophie véhiculés par Facebook et les réseaux
sociaux sont à l’image de cette mentalité américaine, où la liberté l’emporte
sur l’égalité. À l’inverse, on peut se demander à quoi ressemblerait un
réseau social égalitaire. Peut-être que le like et le « ranking » en seraient
totalement bannis. Sans être dans cet idéal de L’École des fans où tout le
monde avait toujours 10 sur 10, on peut trouver un juste milieu entre
cette tendance éternelle au « ranking » et à la quantification, d’une part, et
des valeurs plus humaines, d’autre part.
Le plus étonnant : les mouvements contestataires ont toujours existé,
mais jusqu’ici ils étaient souvent en lien avec des figures de proue très
investies politiquement. Je pense notamment à Léon Blum et au Front
populaire. Aujourd’hui, il n’y a plus véritablement de leaders, même s’il y a
eu quelques tentatives pour mettre en avant certaines personnalités, parfois
bien malgré elles. Malgré tout, en raison de cette viralité même des réseaux
sociaux, ces mouvements ont pu tenir des mois et organiser des
rassemblements qui ont surpris par leur ampleur. Les réseaux sociaux ont
servi et peut-être même amplifié la cause. Mais, à un moment, certains
participants ont pu se sentir dépassés. C’est le propre de la foule, comme
l’explique Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules2 : celles-ci
deviennent à moment une organisation sans cadre, et c’est l’une des raisons
pour lesquelles la destructivité peut être au rendez-vous. Freud confirme
que, dans la foule, il y a des processus très régressifs qui provoquent une
désinhibition. Pris individuellement, chacun peut être une personne civilisée
mais, quand on se retrouve ensemble, il n’y a plus de limites. D’une
certaine manière, le « ça » l’emporte sur le « surmoi ». C’est aussi ce que
l’on constate en ligne.

É
LA DÉSINHIBITION : QUAND IL DEVIENT POSSIBLE
DE TOUT DIRE…
Ce processus de désinhibition, on le retrouve à l’œuvre au quotidien sur les
réseaux sociaux. Il explique pourquoi on a parfois l’impression de se
retrouver dans une discussion de comptoir… Cette espèce de désinhibition
est, selon moi, liée au fait qu’on y est à l’abri des regards, pas simplement
de l’autre mais aussi de certaines instances qui, toute la journée, nous
tyrannisent, à savoir l’idéal du moi (les valeurs positives auxquelles nous
aspirons, qui correspondent en grande partie aux projections de nos parents,
eux-mêmes comme caisse de résonance des idéaux sociétaux) mais aussi et
surtout le surmoi. Le surmoi, c’est l’instance liée à notre éducation et à une
forme de masochisme normal qui nous permet de supporter les contraintes
de notre travail, qui nous permet d’être attentif à l’autre. Concrètement,
c’est l’ensemble des codes sociaux mis en œuvre à chaque instant pour que
la société tienne debout. Dans Masochisme mortifère, masochisme gardien
de la vie3, Benno Rosenberg montre que durant toute notre vie, nous
sommes confrontés à de nombreuses frustrations. Nous sommes obligés, en
permanence, de supporter une sorte d’hypocrisie sociale, qui exige que nous
restions polis, que nous ne disions pas tout, que nous ne montrions pas tout.
Or cette hypocrisie sociale, étrangement, n’existe pas vraiment sur les
réseaux sociaux. Bien au contraire pourrait-on même dire. On peut le
constater chaque jour à travers le déversement des propos haineux et des
insultes, et notamment sur Twitter, où même des gens connus peuvent, à un
moment ou à un autre, tomber dans l’injure, le dénigrement, la haine…
À l’abri des regards et de ces instances de contrôle, les écrans ont le
même effet désinhibiteur que l’alcool. Le parallèle est évident avec ce que
Freud a écrit dans Deuil et mélancolie : le père de la psychanalyse évoquait
l’ivresse alcoolique pour illustrer la phase maniaque après une période de
mélancolie, comme une façon de se défaire de notre carcan éducatif. Nous
pourrions faire le parallèle avec le fait de consommer de l’alcool : quand
elle boit, telle personne timide, plutôt inhibée, sera sujette à une
désinhibition délirante, et le plus souvent ridicule. Cette soupape de
décompression est peut-être l’une des raisons du succès de la
communication digitale : je peux enfin me libérer de mes entraves, oser être
cet autre que d’habitude je ne m’autorise pas à être parce qu’on m’en a
toujours empêché.
Cela me fait penser aux apéros géants Facebook organisés dans les
années 2009-2010. Dans l’esprit de leurs organisateurs, il fallait montrer
que les accros des réseaux sociaux, contrairement à ce qu’on leur
reprochait, ne vivaient pas que dans le virtuel, qu’ils n’étaient pas isolés les
uns des autres. Comment ? En se retrouvant en réel, et en organisant des
réunions géantes. Elles ont rassemblé, pour certaines, jusqu’à une dizaine
de milliers de personnes. Mais pour retrouver cette forme de désinhibition
qui existait derrière les écrans, il n’y avait qu’une seule solution : boire. Ce
que les participants à ces apéros ont fait. Plus que de raison. Il y a même eu
un mort. Un jeune homme de 21 ans, qui est tombé d’un pont à Nantes. Il
avait 2,4 grammes d’alcool dans le sang.

À l’abri des regards et de ces instances de contrôle, les


écrans ont le même effet désinhibiteur que l’alcool.

Cette désinhibition à l’extrême explique aussi, en partie, l’avalanche de


propos haineux et racistes sur Internet. Il y a quelques années, j’ai suivi les
premiers procès des personnes qui avaient tenu des propos racistes sur
Internet. Je pensais alors qu’on avait affaire à des gens d’extrême-droite.
Pas du tout, il s’agissait de M. et Mme Tout-le-monde. On peut très bien
imaginer ce serveur qui travaille dans un bar parisien… toute la journée, il
est au service de ses clients, il doit avoir le sourire, leur dire merci quand ils
paient l’addition. Le soir, il n’en peut plus de cette société dans laquelle il
n’est pas reconnu et gagne mal sa vie. Alors, sur les réseaux sociaux,
totalement désinhibé bien qu’il n’ait pas bu, il poste la petite phrase qu’il
n’a pas osé dire toute la journée…

Ce lissage propre au politiquement correct nous


enferme, paradoxalement, dans une bulle étanche,
composée uniquement de personnes comme nous.

Cette généralisation de l’insulte et des propos haineux en ligne a


d’ailleurs entraîné de la part de Facebook la création d’un nouvel
algorithme, dont le but est d’éviter aux utilisateurs d’être en contact avec
des personnes qui, potentiellement, peuvent les insulter en raison de leurs
opinions politiques, de leur couleur de peau, etc. J’ai assisté à une réunion
de travail avec la directrice de l’image publique de Facebook, et j’ai eu
l’occasion de dire que je trouvais cet algorithme très inquiétant pour notre
société. Elle m’a répondu que cet outil allait petit à petit leur permettre de
proposer à chaque utilisateur uniquement les personnes qui ont les mêmes
opinions, qui aiment la même musique ou les mêmes sports que lui… Un
ami, également présent, lors de cette réunion, a défendu cette idée en
disant : « Moi, j’aime le foot et je n’ai pas envie qu’on me présente des gens
qui aiment le rugby ! » Mais est-ce vraiment cette société-là que l’on veut,
une société où, si j’aime quelque chose, il ne faudrait surtout pas me
présenter quelqu’un qui, potentiellement, pourrait me détourner de ce que
j’aime profondément ? Ce lissage propre au politiquement correct nous
enferme, paradoxalement, dans une bulle étanche, composée uniquement de
personnes comme nous. À l’image des sites de rencontres où l’on me
présente uniquement les gens qui me ressemblent, qui pensent comme
moi… Sauf qu’à un moment on n’a plus rien à se dire et qu’on s’ennuie.
Finalement, au-delà du politiquement correct, ce que ce réseau favorise,
c’est la résistance au changement.

LA QUESTION DE LA MODÉRATION
La question de la modération est une très vieille question, qui existe depuis
le début d’Internet : comment modérer une communauté pour tenter d’y
maintenir une ambiance courtoise ? Très rapidement, les réseaux sociaux
ont été confrontés au fait qu’ils sont devenus des espaces de déversement de
haine, mais aussi de désespoir.
Pendant longtemps, les grands réseaux n’ont pas voulu mettre en place
une modération. Aujourd’hui, c’est devenu une tâche indispensable, assurée
par des sociétés sous-traitantes, et mise en lumière par le documentaire
The Cleaners, les nettoyeurs du web, diffusé sur Arte à l’été 2018. Aux
quatre coins du monde, des centaines de milliers de modérateurs, dont la
plupart seraient âgés de 20 à 25 ans, sont ainsi mobilisés pour filtrer toutes
les perversités humaines : discours de haine, racistes, sexistes ou
homophobes, pédopornographie, tortures, viols, décapitations… Certains de
ces « éboueurs du net », qui examinent jusqu’à 25 000 images par jour,
parlent de traumatisme psychologique, et ont porté plainte directement
contre Facebook.

On a besoin de contre-pouvoirs face à un bonheur qui


viendrait effacer la spécificité de l’être humain.

Lorsque je travaillais dans la cellule psychologique de modération, je suis


devenu l’un des spécialistes français de la modération. Ma mission
consistait à protéger le service de modération qui était confronté à des
contenus très anxiogènes et de l’autre, à protéger le réseau social lui-même,
qui était très souvent attaqué. Comme je le disais un peu plus haut, à cette
époque, le site hébergeait de nombreux blogs de scarification. Ces blogs
contenaient surtout des photos, avec parfois quelques commentaires. Ces
photos étaient très crues, prises un peu à la manière de photos de médecin
légiste. Comment réagir face à ces contenus, et trouver le juste milieu entre
non-assistance à personne en danger et censure ? À cette époque, Internet et
les blogs en particulier étaient envisagés comme le dernier espace de liberté
d’expression. Évoquer sa souffrance sur les réseaux sociaux est légitime. Je
dirais même presque qu’il s’agissait d’une résistance face à cet idéal de
bien-être à tout prix. On a besoin de contre-pouvoirs face à un bonheur qui
viendrait effacer la spécificité de l’être humain, et ce d’autant plus à
l’adolescence. Mais se posait l’autre question : que se passe-t-il si un autre
ado, avec son cortège de fragilités, se retrouve devant ces images ?
Sur ces questions, j’avais déjà repéré à l’époque une sorte de déni de la
part des grands réseaux sociaux. Déni qui passait par deux arguments. Le
premier était de dire que toute personne qui publie sur les réseaux sociaux
est responsable d’un point de vue éditorial, ce qui est une ruse terrible
puisque finalement les réseaux sociaux se dédouanaient ainsi de ce que tout
média traditionnel se doit de respecter : une éthique et un travail de
recoupement des informations. Le second argument était de jouer sur la
modération entre pairs. Quand un ado exprimait son ras-le-bol de la vie, ou
dénonçait le viol dont il avait été victime, on imaginait que ses semblables
allaient réagir pour le soutenir… En réalité, ils pouvaient aussi l’encourager
dans son mal-être et, dans les cas extrêmes, le pousser à se tuer. Ce fut
d’ailleurs le cas un jour sur l’un des plus gros réseaux français, le forum
Blabla 18-25 ans de jeuxvideos.com. Cette histoire a clairement montré que
demander à d’autres semblables d’avoir de l’empathie, et d’occuper une
place qui est normalement celle d’un professionnel est très dangereux. D’où
cette phrase, que je prononce régulièrement : « Oui au soutien entre pairs et
non à la modération entre pairs. »

LA FIN DE L’EMPATHIE ?
Comment être empathique dans une relation
uniquement visuelle avec l’autre ?

Les réseaux sociaux fonctionnent comme des antidépresseurs qui vont nous
permettre simplement d’éviter de nous retrouver face à nous-mêmes.
L’antidépresseur a pour effet de séparer la représentation de l’affect. Cela
permet ainsi au dépressif de supporter le poids de son existence en lui
évitant d’éprouver des sentiments comme la culpabilité lorsqu’il croise un
SDF qui fait la manche, par exemple. La distance propre au visuel, son
traitement bref et son immersion dans un flot ininterrompu d’infos et de
posts sans transition vont ainsi nous éviter d’éprouver un véritable
sentiment d’empathie, ou seulement pour un très bref instant.
Comment être empathique quand je suis sur Instagram avec un autre
semblable avec lequel je suis quand même un peu en compétition ?
Comment être empathique dans une relation uniquement visuelle avec
l’autre ? L’image, qui nous répond « au doigt et à l’œil », nous donne
d’emblée une forme de puissance face à l’autre. Un autre qui devient
potentiellement un rival plus qu’un semblable. On retrouve cette notion de
pulsion scopique qui, en réduisant l’autre à une image, en fait un objet
d’emprise. Cette idée rejoint l’une de mes hypothèses : au-delà des réseaux
sociaux, le génie de la création de l’écran tactile est venu renforcer cette
illusion de maîtrise sur l’image qui d’habitude nous échappe. Le toucher est
une sensorialité qui, idéalement, permet de combler les premiers temps de
séparation d’avec la mère. Le visuel me permet de m’envelopper mais
aussi, à travers la pulsion scopique, d’avoir une emprise sur cette image.
Emprise renforcée par le geste du doigt sur l’écran qui accentue cet enjeu de
maîtrise. Avec le scrolling, on nous redonne l’illusion d’être un interacteur.
Paradoxalement cependant, cela va créer une distance. La désinhibition sans
limite va mettre de côté un des sentiments en perte de vitesse à notre
époque : l’empathie, la capacité de se mettre à la place de l’autre, aussi bien
dans ses moments de joie que de souffrance. Comme disait Freud, le
névrosé souffre de ne pas être pervers. Car le pervers, lui, n’a pas
d’empathie, il est dans le déni de sa propre empathie. À quel point les
réseaux sociaux viennent amplifier ce déni de l’empathie ? Car l’internet-
réalité ne permet pas forcément d’éprouver cette empathie nécessaire pour
comprendre une problématique dans sa dimension universelle. Dans un
roman, c’est différent, car justement il y a un développement qui pousse à
nous identifier, dans une forme de catharsis. C’est dans la fiction qu’on peut
retrouver peut-être une forme d’empathie.

Dans la relation virtuelle, ce qui est investi, ce n’est pas


l’autre, mais la relation en elle-même.

Il y a quelque temps, j’écoutais une interview de Boris Cyrulnik à la


radio. Il disait que cette génération née avec Internet, dans une relation
médiatisée par l’image, ne va pas suffisamment développer ses neurones en
miroir (ce qui est une autre manière de parler de l’empathie) et que,
prochainement, nous allions voir déferler une génération de pervers
narcissiques. Quand je me retrouve à dialoguer avec quelqu’un sur un
réseau social, quand j’écris un commentaire, quand je lis un post, il y a
toujours cette problématique de l’image, qui renvoie à une pulsion, celle du
voyeurisme (d’autant plus si l’image n’est pas sublimée). On se retrouve à
réduire cette image à un cliché, avec la distance qui est celle de la pulsion
scopique. On réduit l’autre à quelque chose qui, finalement, met à distance.
Et c’est de cela dont parle Cyrulnik. Il pense aussi que la relation virtuelle
n’est qu’un jeu de miroirs parce qu’on ne sait pas qui est l’autre. Il nous est
inconnu. Dans la relation virtuelle, ce qui est investi, ce n’est pas l’autre,
mais la relation en elle-même. D’où la question transférentielle : est-ce que
c’est vraiment à cet autre tel qu’il est que je parle ?
Cela incite à une vraie réflexion : au fond, d’où vient l’empathie ? Ce
mécanisme se construit dès les premiers temps après la naissance et, en
général, s’installe véritablement vers les 3 ans. L’empathie est en lien avec
une expérience teintée par la souffrance, quand le petit enfant prend
conscience que l’autre est un autre, et qu’il est différent de lui. C’est donc
une relation « défusionnelle ». Margaret Mahler parle de
séparation/individuation, Daniel Stern de phase d’éveil, Melanie Klein de
position dépressive. C’est le moment où le bébé prend conscience que sa
mère est une autre personne que lui, et c’est dans l’absence que naît ce
sentiment amené à se développer. Je remets donc la parole de Boris
Cyrulnik en question car, à nouveau, accuser l’écran d’être à l’origine de la
prétendue perversion narcissique des adolescents, c’est faire l’économie
d’une réflexion plus profonde sur la parentalité. Les parents, qui semblent
accablés par des sentiments de culpabilité, n’arrivent pas, justement, à
défusionner d’avec leurs enfants et en font une forme d’antidépresseur ou
de prolongation de leurs narcissismes fragiles.
CHAPITRE 5

DANS TA BULLE !
ÉVITONS LE DÉBAT, IL RISQUERAIT
DE NOUS RENDRE CITOYEN !

Désormais, il faut choisir son camp. La culture du clash


a pris le pas.

Alors que les réseaux sociaux auraient pu contribuer à créer les conditions
d’un débat ouvert, participatif et plus libre, il semble bien qu’ils l’aient au
contraire totalement, et dangereusement, affaibli. Fake news, polarisation à
outrance, complotisme…, ils sont devenus le terrain d’affrontements
agressifs voire très violents, rendant toute discussion et tout échange
impossible. La culture du clash a pris le pas. Désormais, il faut choisir son
camp, et les réseaux sociaux participent à nous enfermer, nous rendant
toujours plus hermétiques aux idées des autres, et donc au débat.

LE MONDE SE RÉSUME-T-IL À DES 0 ET DES 1 ?


Le monde ne se définit qu’en termes de oui/non.

Se poser la question de l’impact des réseaux sociaux sur notre société, c’est
se demander si l’outil que nous utilisons a une influence sur notre rapport à
l’autre, notre façon de communiquer… Certains affirment que l’algorithme,
que le langage informatique ne serait qu’un langage binaire, donc
inoffensif, comme un enfant qui n’envisage le monde qu’en termes de 0 et
de 1, à savoir un monde manichéen ! On pourrait simplement se dire
qu’Internet est un outil. C’est comme un bâton que l’on donne à un enfant
sur la plage. Certains vont s’en servir pour dessiner sur le sable ; d’autres
vont le lancer à la mer ; d’autres encore vont avoir l’idée de l’utiliser pour
taper sur le chien… Celui qui a proposé l’outil est-il responsable de ce
qu’en font ses utilisateurs ? Les réseaux sociaux sont-ils responsables ou
non des potentielles dérives ? De nombreux chercheurs qui travaillent dans
le domaine de l’intelligence artificielle (qui n’est finalement qu’une
compilation de lignes de code, d’algorithmes) pensent que ce ne sont pas les
outils en eux-mêmes qui sont dangereux, mais les gens qui les utilisent à
des fins malsaines.
Je ne suis pas totalement d’accord avec cela. Je crois que l’algorithme
possède en lui-même un angle de vue, une forme de philosophie qui est
celle d’une formule mathématique. En épistémologie (philosophie des
sciences), on prend souvent l’exemple de l’imprimerie et de son influence
sur nos représentations. Cette invention a assurément bouleversé notre
rapport à l’autre, à la tradition et à la culture de manière globale, notre
capacité à nous ouvrir sur le monde et à envisager la différence. De la
même manière, la roue, le marteau ou tout autre outil a eu un impact sur le
monde dans sa capacité à le transformer et à l’envisager dans ses certitudes
et ses servitudes.
Pour en revenir au langage informatique, c’est un système binaire, basé
sur des 0 et 1. Cela voudrait dire que le monde ne se définit qu’en termes de
oui/non. L’algorithme m’oblige à répondre par 0 ou par 1, il m’amène à
envisager l’humain aussi en termes binaires : blanc/noir, femme/homme,
j’aime/j’aime pas… Il n’y a pas de points de vue tiers. Comme si la teinte
grise était inexistante. Mais l’être humain se résume-t-il vraiment à cela,
une alternance de blanc et de noir, de oui et de non, de 0 et de 1 ? Mon
métier de psychanalyste me le rappelle tous les jours : un être humain n’est
jamais ni blanc ni noir, il est surtout et avant tout constitué de zones grises.
Il est teinté d’ambivalence et c’est justement cela qui le rend riche. Entre 0
et 1, il y a une infinité de perceptions et de manières d’être. Souvent, ce
n’est pas oui ou non, mais à la fois oui et non. Si les mathématiques
quantiques tentent justement, à travers la puissance de calcul, de trouver
une troisième voie, leur base reste celle du 0 et du 1. On nous trompe en
nous faisant croire que l’outil n’a pas vocation à fonder une pensée.
L’imprimerie a permis de diffuser des pensées, des émotions, qui étaient
celles d’un auteur. C’est la raison pour laquelle on a brûlé des livres : on
s’est rendu compte que les livres permettaient d’aller à l’encontre de
certains pouvoirs en place.
Réduire l’être humain et les relations sociales à ce langage binaire a un
impact sur sa capacité à penser le monde. Je le crois profondément. Mon
expérience de clinicien avec des jeunes venant me consulter pour des
usages problématiques ou excessifs des jeux vidéo en ligne me confirme
que c’est rassurant d’imaginer que le monde se résume à un choix binaire.
Ces jeunes sont souvent confrontés dans leur histoire à des situations de
traumatismes, de harcèlement par des personnes pourtant de confiance, et
découvrent de manière brutale l’ambivalence des figures parentales. Et ce
langage binaire ne fait que renforcer leur impression de pouvoir ordonner le
monde !
Ne généralisons pas à outrance en faisant des informaticiens les
nouveaux ordonnateurs d’un monde régi par les pulsions. D’ailleurs, la
psychothérapie d’inspiration analytique ne convient pas, car elle ne fait que
confronter notre patient au chaos et au désordre pourtant nécessaire pour
accepter en quelque sorte de vivre l’expérience de la perte. Pas innocent si
la pratique des jeux vidéo devient addictive comme une manière de faire de
leurs mains la métaphore du moi dont la vocation est de serrer le monde
entre son poing fermé ! Enjeux de maîtrise pour échapper à l’existence de
l’inconscient qui les rendraient potentiellement humains. L’humain est fait
d’imperfections nécessaires ; et c’est sûrement ce que l’on nomme
intelligence. Non pas une intelligence qui se résumerait au test du QI dont
la vocation est de rendre compte des seules compétences cognitives. Mes
patients sont diagnostiqués Haut Potentiel Intellectuel (HPI), avec des QI
parfois supérieurs à 140, et cela semble faire d’eux des êtres atypiques.
Pourtant, ils possèdent pour la plupart ce qu’un ami ingénieur en
informatique tout droit sorti du MIT (Massachusetts Institute of
Technology) appelle le « phallus » numérique. Ils seront donc les
architectes des mondes numériques de demain. Ils sont déjà présents et nous
savons que l’économie du numérique est devenue un emblème puissant
pour nombre de pays. Mon travail consiste à aider mes jeunes patients
« hyper-geeks » à se sortir en quelque sorte de leurs bulles vidéo ludiques, à
quitter les habits flamboyants de leurs avatars. Se pose ainsi la question de
la rencontre entre un individu et sa manière d’envisager les autres humains
d’une part, et la rationalisation propre au langage informatique de l’autre.
En clair, est-ce que l’algorithme est une donnée sensible capable
d’empathie ? Est-ce que le trop d’empathie est interdit aux codeurs, au
risque d’être confrontés à une totale remise en question éthique et
philosophique ? Enfin, lorsqu’ils trouvent un espace de valorisation dans le
monde réel, leurs talents enfin reconnus en font des êtres tout-puissants
dont la vocation est d’étendre leurs outils comme une promesse d’un
nouveau monde : l’algorithme. Dans ces conditions, pensez-vous qu’un
algorithme puisse servir ou au contraire desservir la socialisation ?

LA POLARISATION : « NOUS ALLONS VOUS FAIRE


AIMER LA MUSIQUE QUE VOUS AIMEZ ! »
Un nouvel algorithme visant à éviter de mettre en
contact des gens qui ne pensent pas pareil, qui n’ont pas
les mêmes centres d’intérêt.
L’algorithme est alors conçu comme un ange gardien
de la cohésion sociale et de la capacité à mieux vivre
ensemble.

Comme je l’ai déjà expliqué un peu plus haut, l’omniprésence des insultes
et des propos haineux en ligne a poussé Facebook à créer un nouvel
algorithme visant à éviter de mettre en contact des gens qui ne pensent pas
pareil, qui n’ont pas les mêmes centres d’intérêt… Mieux encore, cet
algorithme a pour but de leur proposer de s’intéresser uniquement aux
personnes qui ont les mêmes opinions et la même façon de voir la vie
qu’eux. Le tout au nom de la paix sociale et du bonheur, numériques !
L’algorithme est alors conçu comme un ange gardien de la cohésion sociale
et de la capacité à mieux vivre ensemble. En réalité, malgré ces bonnes
intentions apparentes, c’est tout sauf sain ! Car cette conception sous-entend
l’idée qu’il faudrait surtout ne pas entendre, lire ou voir quelque chose qui
pourrait aller à l’encontre de ses idées ou pire, nous faire changer d’avis.
Or, toute la richesse du dialogue, justement, consiste à confronter des points
de vue, à découvrir des arguments qui peuvent potentiellement nous
perturber et nous faire changer d’avis. La vie est faite de conflits, et c’est
dans le conflit que l’on se construit. Le conflit implique d’accepter de se
séparer d’un point de vue pour envisager le point de vue de l’autre comme
étant différent, afin de renaître et de rompre avec la résistance au
changement. Cela me fait penser à un film, qui est sûrement l’une des
œuvres artistiques qui a le mieux métaphorisé les mondes numériques :
Matrix. Si le premier des conflits était la naissance comme acte de
séparation d’une fusion avec une matrice qui, en nous donnant la vie, nous
plonge dans les affres de notre corps, de sa pesanteur et de cette nostalgie
d’un retour impossible, les réseaux sociaux seraient alors comme une
solution pour rester dans cette matrice, dans cet univers thalassique.

L’algorithme crée des bulles dans lesquelles on se sent


bien, car compris, entretenu dans ses idées
et ses préoccupations, mais aussi des bulles qui nous
enferment toujours un peu plus, nous empêchant
d’évoluer, de découvrir ce qu’il y a au-delà de la caverne.

Cette vision de la soi-disant cohésion sociale est aujourd’hui


particulièrement inquiétante. Cela rejoint l’histoire de cette chercheuse
d’origine éthiopienne, Timnit Gebru, l’une des plus grandes spécialistes des
questions d’éthique liées à l’intelligence artificielle, qui a récemment été
remerciée par Google. Ce qui a mis le feu aux poudres entre la firme
américaine et la chercheuse ? Qu’elle ait souligné dans un rapport que les
internautes les plus présents et les plus bruyants sur le Web sont les blancs
aisés qui, volontairement ou non, transmettent leurs préjugés dans leurs
messages. Des biais que l’intelligence artificielle, plus gourmande en
quantité d’informations qu’en qualité, va naturellement intégrer en priorité
et donc perpétuer. Timnit Gebru a notamment été l’une des premières à
montrer comment les algorithmes pouvaient être discriminatoires et
comment ils pouvaient renforcer les biais racistes de ceux qui les utilisent.
En d’autres termes, si un homme blanc qui a une petite tendance à être
raciste s’achète une enceinte connectée, celle-ci repérera ses obsessions
algorithmiques et ne lui proposera que du contenu avec cette thématique,
jusqu’à le transformer en raciste pur et dur prêt à acheter une arme pour tuer
son voisin noir avec lequel il entretenait jusque-là des relations cordiales.
Cet exemple peut paraître un peu excessif mais il pose de vraies
questions. L’algorithme crée des bulles dans lesquelles on se sent bien, car
compris, entretenu dans ses idées et ses préoccupations, mais aussi des
bulles qui nous enferment toujours un peu plus, nous empêchant d’évoluer,
de découvrir ce qu’il y a au-delà de la caverne. On peut ici penser à la
psychologie d’un Mark Zuckerberg planqué au fond de sa tanière Facebook,
où il n’est pas question de penser différemment et d’admettre que, peut-être,
on s’est trompé. Dans mon métier de psy, mon rôle, ce n’est pas tant
d’écouter ce que mes patients me disent que d’écouter plutôt ce qu’ils ne
me disent pas. C’est ce que l’on appelle l’attention flottante. À un moment,
je vais leur proposer une autre voie, qu’ils ne veulent pas emprunter et, petit
à petit, à force de s’y balader, comme une porte vers un autre horizon, celui
d’une liberté de penser, ils vont voir les choses autrement. Mais pour cela, il
faut accepter de se heurter à quelque chose qui est profondément humain :
la résistance au changement. Au passage, c’est pour cela qu’entreprendre
une psychanalyse est un acte très courageux : on accepte de se confronter à
cet autre obscur qui est soi mais que l’on refoule, que l’on réprime.

Les gens qui nous influencent, ce ne sont pas les gens


qui disent et pensent comme nous mais justement les
gens qui viennent nous déranger dans notre conception
du monde.

« Nous allons vous faire aimer la musique que vous aimez ! » Ce slogan
de Deezer montre à quel point l’algorithme nous prend pour des enfants en
bas âge. Aujourd’hui, la plupart des sites comme les plateformes de
musique ou de films fonctionnent avec des algorithmes dits « de
recommandation » : il s’agit d’analyser les données des utilisateurs afin
d’en extraire des suggestions qui correspondent au client et à ses goûts,
dans le but bien sûr de le fidéliser. Sur les plateformes de musique,
l’algorithme se montre ainsi de plus en plus intrusif, prenant en compte par
exemple des critères qui peuvent dépasser les styles de musique (comme le
timbre de la voix, le rythme des chansons…). Mais l’être humain est-il
vraiment cet être si prévisible ? N’est-ce pas prendre le risque de tous nous
enfermer dans des schémas prédéfinis ? Ce risque d’enfermement, musical
en l’occurrence, on le retrouve potentiellement partout, y compris sur les
réseaux sociaux. Et ce n’est ni plus ni moins qu’une forme de totalitarisme.
Or je pense profondément que les gens qui nous influencent, ce ne sont pas
les gens qui disent et pensent comme nous mais justement les gens qui
viennent nous déranger dans notre conception du monde. En ce qui me
concerne, les personnes qui m’ont aidé à construire ma pensée, ce ne sont
pas celles qui m’ont dit ce que je voulais entendre.

Les cookies, malgré ce nom très mignon, ne sont rien


d’autre que des techniques d’hameçonnage destinées à
faire de nous des poissons pris dans un filet.

Moi-même issu de parents de deux cultures, ashkénaze et séfarade – ils


se sont rencontrés à un bal masqué ! –, j’ai été éduqué dans cette différence.
Certes, la différence peut engendrer des tensions identitaires, une incapacité
à savoir se situer. C’est aussi ce qui m’a permis d’être beaucoup plus
tolérant envers la différence et d’accepter la possibilité de remettre en
question ce qu’on pouvait me dire. Ce que l’on appelle la démarche
intellectuelle ou pyrrhonienne, ou comment une lecture peut venir perturber
sa conception du monde. Aujourd’hui, les livres qui nous proposent des
recettes de bien-être sont des livres qui viennent nous enfermer dans une
perception, dans une absence de point de vue différent qui ferait que l’être
humain pourrait douter et, paradoxalement, se réapproprier une forme de
vérité. Depuis que la religion a perdu de son influence comme moyen de
donner un sens à sa vie et à la mort, on voit que ce que les gens veulent
avant tout, ce sont des solutions toutes prêtes, avec en filigrane les fameux
« bons conseils » du psy ou du médecin. Et Internet va justement nous
proposer toutes ces réponses. Alors que la richesse de Google serait plutôt
de poser les bonnes questions. Comme disait Claude Lévi-Strauss : « Le
savant n’est pas l’homme qui fournit de vraies réponses ; c’est celui qui
pose les vraies questions. »

Je prône l’imprédictibilité.

L’algorithme est un outil qui, à la base, permet de naviguer de page en


page, qui permet d’avoir une logique… Et donc, on pourrait se dire : mais
où est le problème ? Le problème est qu’on se rend compte qu’il nous
enferme dans une pensée binaire et nous empêche de nous confronter à ce
qui pourrait potentiellement nous déranger. Les cookies, malgré ce nom très
mignon, ne sont rien d’autre que des techniques d’hameçonnage destinées à
faire de nous des poissons pris dans un filet. Le problème n’est pas tant
qu’on utilise nos données (certaines personnes d’ailleurs ne s’en soucient
guère) mais que cet hameçonnage propre à notre profil nous enferme dans
un monde de pensée qui nous empêche d’échapper à ce que l’on souhaite
pour nous. Pour y faire face, la solution résiderait peut-être dans la web-
errance, qui consiste à détourner la rationalité propre à l’algorithme et au
moteur de recherche. Un professeur d’histoire faisait faire ce travail à ses
élèves : il leur demandait de chercher sur le web, pendant une heure, la
réponse à cette question : quelle est l’origine du tango ? Normalement, on
trouve la réponse au bout de cinq minutes, mais il leur demandait d’aller le
plus loin possible dans cette recherche. Comme une sorte d’association
libre, qui les emmenait vers des informations qui n’avaient pas de lien
direct avec la question originelle. À la fin de cet exercice, il leur demandait
d’imprimer leur historique. L’idée était de montrer que la vérité ne se
résumait pas à une seule réponse, mais à un ensemble de réponses avec
lesquelles l’homme a la capacité de faire lien. Et cet historique de
navigation permet aussi de comprendre comment Google a construit son
modèle de recherche, et comment nous sommes avant tout dans un modèle
économique où la publicité est mise en avant. Je prône donc
l’imprédictibilité !
LA TYRANNIE DE L’OPINION
Tous les outils sont là pour me faciliter la tâche,
pour traduire ce que je pense de cet article, bref, pour
créer un raccourci de ma pensée.

Qu’en est-il de la communication au sein d’un réseau social, de la manière


même dont elle se passe ? Sur Facebook, l’ergonomie, c’est-à-dire le design
de la communication, est très évocatrice. Chacun devient relayeur et
partageur des news ou des posts qu’il a trouvés soit sur Facebook, soit
ailleurs, dans une sorte de mise en scène de soi. Car partager un article du
Monde dit quelque chose de moi – si je partage une vidéo virale de chaton,
ce que cela dit de moi sera tout autre. Cette info que je relaie représente ce
que je pense, j’y ajoute une petite phrase, des cœurs, un émoji fâché ou en
colère… qui va venir résumer mon état d’esprit. Tous les outils sont là pour
me faciliter la tâche, pour traduire ce que je pense de cet article, bref, pour
créer un raccourci de ma pensée.
Facebook offre aussi à tout un chacun la possibilité de donner son avis,
ou plutôt de « commenter », car sur Facebook, la communication passe par
les « commentaires ». Ceux-ci apparaissent les uns au-dessus des autres,
chacun apportant son grain de sel soit au post d’origine, soit à ce que vient
d’énoncer le précédent commentateur, soit à un commentaire plus ancien,
soit au commentaire du commentaire… Exemple de « discussion »
fréquente :
– 1er commentaire de votre post : Je suis totalement d’accord avec
toi, ce que tu dis je l’ai toujours pensé !
– 2e commentaire (qui répond au post d’origine) : je ne suis pas
d’accord, moi j’ai toujours pensé qu’il valait mieux envisager les
choses de cette manière-là.
– 3e commentaire (qui va parfois répondre au premier) : moi aussi je
suis d’accord, et d’ailleurs, finalement, comme le disait De Gaulle,
les Français sont des veaux.
– 4e commentaire (le comique de service) : oui, mais les veaux
français sont des animaux tout à fait respectables, et je suis fier
d’être un veau.
Et ainsi de suite…

À quel point cet « échange » a-t-il pu permettre à


chacun d’apprendre des choses ?

Très vite, la communication devient totalement embrouillée, on perd le fil


de la discussion, et on ne sait plus qui pense quoi. Le débat n’a pas avancé
d’un iota, il n’a même jamais vraiment été engagé. Dans ces conditions,
s’agit-il réellement d’un dialogue, ou plutôt d’un cadavre exquis ? A-t-on
réellement pu faire valoir son point de vue ? Le sujet a-t-il vraiment été
discuté ? À quel point cet « échange » a-t-il pu permettre à chacun
d’apprendre des choses ? Au premier abord, il paraît intéressant de pouvoir
« commenter » un article. En réalité, on ne commente pas vraiment,
on donne son opinion, c’est différent. Au final, plus personne ne s’écoute et
plus personne ne se comprend.

Si les réseaux sociaux ont laissé libre cours à la


possibilité pour tout un chacun d’exprimer ses opinions,
ils ont oublié que nous ne sommes pas tous des
spécialistes de l’information.

La liberté d’expression est l’une des philosophies de base d’Internet et


des réseaux sociaux : ils offrent à chacun une manière de pouvoir dire ce
qu’il est, de partager ce qu’il pense. Si les réseaux sociaux ont laissé libre
cours à la possibilité pour tout un chacun d’exprimer ses opinions, ils ont
oublié que nous ne sommes pas tous des spécialistes de l’information. Au
nom de la liberté d’expression, ils ont zappé le fait que nous n’avons pas
tous été élevés dans l’esprit suisse allemand protestant, chez qui il est de
bon ton de ne pas dire ce que l’on pense réellement… D’ailleurs, la liberté
d’expression est un fondement de la Constitution américaine et des pays
démocratiques. Les GAFAM mettent en avant ce droit constitutionnel
comme étant l’ADN des réseaux sociaux. Se pose la question des raisons de
cet acharnement à se référer à ce droit alors que nous savons qu’au nom de
la liberté d’expression, ils vendent nos désirs et autres expressions dites
« libres ». Et qu’ils semblent avoir oublié que la liberté n’existe que parce
qu’il y a un cadre contenant, que l’on pourrait nommer « modération », car
sinon la folie guette.
Reste l’idée que le réseau social, c’est fantastique, car il vous donne la
possibilité d’exprimer votre point de vue, et de le voir publié. On vous
demande juste d’être authentique et de livrer votre opinion… Mais, j’ose le
dire, l’opinion, c’est justement le niveau le plus inquiétant de l’information
car s’y mêlent l’affect et l’émotion. À l’époque du Loft, on m’a souvent fait
la remarque que si je critiquais le Loft, c’est parce que je méprisais le
peuple. Eh bien oui, le peuple est parfois con, car l’être humain est pétri
d’opinions. Le peuple a été contre l’abolition de la peine de mort. Si l’on
écoutait à chaque fois la majorité, pas sûr que l’on aurait évolué. En tant
que citoyen, la liberté d’expression est nécessaire. Mais c’est comme avec
l’humour : on a le droit de rire de tout mais pas avec n’importe qui, et
j’ajouterais : encore faut-il que ce soit drôle. Et ce n’est pas donné à tout le
monde de faire rire à la fois un juif et un antisémite. C’est du haut niveau, et
donc pas accessible à tout le monde. Pour la liberté d’expression, c’est la
même chose : on a tous le droit de s’exprimer, mais malheureusement,
toutes les opinions ne se valent pas.
Au-delà de la liberté d’expression, on se rend compte que la liberté
n’existe que parce qu’il y a un cadre. Or le seul cadre qu’a fourni Facebook,
c’est un modèle économique, parce que la Charte internationale des droits
de l’homme ne s’applique pas de la même façon dans tous les pays. Aux
États-Unis, par exemple, on a le droit de se photographier avec une arme. Si
on le fait en France, on risque gros ! Aux États-Unis, on n’a pas le droit de
montrer des tétons. En France, on peut exposer L’Origine du monde.

L’IDÉAL D’HORIZONTALITÉ A NOYÉ L’INFORMATION


Les personnes qui ont inventé Internet avaient pour idéal, bienveillant, que
le savoir puisse être partagé, diffusé, même si cela peut venir « déranger »
certains pouvoirs politiques. Wikipédia va totalement dans ce sens : il est le
résultat d’une pratique participative où tout un chacun devient contributeur
d’une vérité. D’ailleurs, de nombreuses personnes, notamment dans le corps
enseignant, affirmaient à un moment que Wikipédia véhiculait de fausses
informations. Peut-être aussi parce que ce site devenait un contre-pouvoir.
C’est là que se situait la part saine d’Internet. Dans cet idéal
d’horizontalité : tout un chacun possède des informations, ce qui aboutit à
l’idée que l’histoire reste une science humaine. Quand on interroge les
historiens, d’ailleurs, ils reconnaissent que l’histoire se construit à travers
des œuvres, des vestiges, des témoignages… Ils sont comme des éléments
de compréhension d’une époque. Et au final, tout cela est profondément
humain : ce sont des hommes et des femmes qui vont, à travers leur filtre
subjectif, évoquer ce qu’ils ont vu, perçu. La vérité historique, pour être
établie, exige un travail de croisement, des preuves irréfutables.

La culture du commentaire (qui répondait, au départ,


à un idéal de démocratie : donner la parole
à tout un chacun) a fait naître l’idée que chacun
est un expert.

Les réseaux sociaux, en permettant cette horizontalité, ont reposé la


question de ce qu’était une information ; ce faisant, ils l’ont noyée. Un des
dangers potentiels que l’on voit fleurir sur Internet depuis cinq ou dix ans,
ce sont les fake news. Elles résultent d’un télescopage entre un individu pris
dans une sorte d’irrationalité de son humeur, alors que les fake news
donnent du sens à son mal-être et à ses angoisses. C’est un mécanisme de
défense propre à l’être humain : si on va mal à l’intérieur, c’est parce que ça
va mal à l’extérieur. C’est une pratique inquiétante qui existe, non pas
simplement dans les fake news, mais aussi de manière globale : si une
entreprise va mal, c’est à cause de ce qui se passe autour d’elle, si un pays
va mal, c’est aussi à cause des autres. C’est d’ailleurs une stratégie utilisée
par un grand nombre de dictateurs. Ce qui est sûr, c’est que cette
surabondance d’information pose des questions plus profondes sur le besoin
sans limite d’être informé en permanence, sur le fait qu’Internet tel qu’il
est, au-delà de son idéal de partage, est devenu le lieu de toutes les
suspicions et de toutes les méfiances. Et on peut se demander si Internet lui-
même n’a pas engendré cette culture de la paranoïa.
FAKE NEWS ET COMPLOTISME
En donnant la parole aux utilisateurs, Internet et les
réseaux sociaux sont venus questionner ce qu’est
journalisme…

Avant l’avènement de la télé-réalité, il était assez facile de distinguer la


fiction de la réalité. Les frontières entre les deux étaient assez claires. Mais
l’avènement de la télé-réalité puis de l’internet-réalité a brouillé les pistes.
Ces deux phénomènes ont complètement modifié notre rapport aux images.
Et cela a bouleversé tous les grands domaines de notre vie : la santé, la
politique, la culture, notre rapport à l’espace-temps… La culture du
commentaire (qui répondait, au départ, à un idéal de démocratie : donner la
parole à tout un chacun) a fait naître l’idée que chacun est un expert. En
oubliant que le propre d’un expert est d’analyser et d’expliquer un fait réel
sous un angle spécifique, qui peut être historique, sociologique,
psychologique, politique… Relater des faits à la manière d’une dépêche de
l’AFP est une première étape, indispensable, mais c’est l’avis de l’expert –
je pense notamment aux faits divers – qui va permettre d’apporter du sens à
du non-sens. On le voit particulièrement bien en ce moment, où le sujet de
l’inceste fait la une : les avis des experts, des professionnels du sujet, sont
indispensables pour comprendre ce phénomène.
En donnant la parole aux utilisateurs, Internet et les réseaux sociaux sont
venus questionner ce qu’est le journalisme, l’objectivité journalistique, la
verticalité du pouvoir médiatique, dans un idéal de renforcement de la
démocratie. C’était un pas nécessaire. Mais cet idéal a engendré un énorme
désordre, et le torrent boueux des fake news a fait perdre de vue cette
interrogation de départ. Aujourd’hui, des journalistes « pompiers » sont
chargés, toute la journée, d’éteindre les feux déclenchés par les fake news,
et de prouver non plus que leurs informations sont vraies, mais que les
informations des autres sont fausses. Un travail de tri épuisant mais
indispensable pour imposer les informations face aux fake news. Le fait
qu’il n’y ait plus de limites, de murs, d’interdits, de barrières, de loi fait
qu’il n’y a plus de tiers. Internet est devenu une sorte de matrice dans
laquelle on est dans une illusion de liberté, et où tout est possible.
Internet est devenu une sorte de matrice dans laquelle
on est dans une illusion de liberté, et où tout est possible.
Les fake news sont comme des pansements qui
soignent à court terme, viennent colmater un paradoxe…

Bien sûr, les fausses informations et les rumeurs existaient avant


l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux. Mais, comme je le disais
dans Hyperconnexion, Internet est un facilitateur, un amplificateur et un
révélateur. Dans un monde où tout va toujours plus vite, les fake news
rencontrent leur public, prêt à entendre ces rumeurs teintées d’affects et non
de raison. De manière globale, la plupart des êtres humains ne veulent plus
chercher la source, l’origine (alors qu’en tant que psychanalyste, mon
travail est justement de chercher la source !), ils veulent juste des
pansements. Les fake news sont comme des pansements qui soignent à
court terme, viennent colmater un paradoxe, une déraison voire une
névrose. On a pu le voir lors des attentats : un certain nombre de jeunes
musulmans n’ont pas supporté l’idée que d’autres musulmans aient pu
commettre ces actes, ils ont alors adhéré à l’idée que ces thèses étaient une
mise en scène. En psychologie, on parle de clivage.
Cliver les choses permet de rejeter une hypothèse pour protéger son
propre soi. C’est un mécanisme de défense, une résistance face à une
situation qui nous confronte à l’insoutenable. La vérité est tellement
insupportable qu’on préfère adhérer à une autre thèse. Et dans ce
mécanisme d’adhésion, l’émotion joue un grand rôle. La véracité est celle
de l’émotion. On le voit bien : les personnes qui colportent des fake news
jouent clairement sur cet aspect. Les fake news utilisent des ressorts
fictionnels très puissants. Aujourd’hui, on est tellement abreuvé de séries,
qu’il devient tentant, à certains moments, de préférer la fiction à la réalité…
Il suffit de regarder le documentaire conspirationniste Hold up1 pour le
comprendre, pour voir comment des paroles soi-disant « scientifiques »
utilisent les émotions pures, telles que la peur. Les gens qui vont croire à
ces thèses sont des personnes qui avaient envie d’entendre cela pour
justifier une position de déni. Un phénomène d’ailleurs entretenu par les
médias qui cherchent à avoir des réponses à tout prix. Pendant l’épidémie
de Covid-19, très peu de médecins ont dit qu’ils ne savaient pas. Or, l’une
des bases du travail scientifique, justement, c’est le doute.

QUI SONT CES PERSONNES DERRIÈRE


LES RÉSEAUX ?
Connaître les personnes qui ont créé Internet, les outils, les architectures des
réseaux permet de mieux comprendre cette vision sous-jacente de la société
qu’elles veulent nous imposer. Il semblerait qu’un des points communs de
ces gens ayant créer Internet, c’est le fait qu’ils disposent d’une pensée
logico-mathématique de haut niveau, flirtant avec le Haut Potentiel
Intellectuel. Je connais bien ce type de profil, qui est celui de nombreux
jeunes que je reçois dans mon cabinet.
Le film The Social Network, de David Fincher, qui raconte les origines de
Facebook, montre que Mark Zuckerberg a eu cette idée après s’être fait
larguer par sa copine, durant une soirée. Il revient alors ivre dans sa
chambre d’étudiants et, pris d’un désir de vengeance, rédige un blog pour la
discréditer. Mais sa haine était telle qu’il ne s’arrête pas là, et a alors l’idée
de créer un site pour noter et classer les filles de Harvard sur leur physique.
Le succès est immédiat, à tel point que le réseau local du campus est saturé.
Dans la réalité, cette fameuse petite amie qui le largue n’existe pas : à
l’époque, Mark est déjà en couple avec celle qui deviendra sa femme
quelques années plus tard… Mais l’idée de créer ce site, ancêtre de
Facebook, où tout un chacun pouvait noter les étudiantes, existe bel et bien.
Et vient révéler à quel point il a un rapport passif-agressif envers la gent
féminine. Je ne connais pas sa relation avec sa mère, mais tous les patients
que j’ai pu rencontrer et qui sont potentiellement les architectes des mondes
numériques de demain ont terriblement peur des femmes. Et en premier
lieu, de la potentialité incestueuse de ce lien exclusif qu’ils ont eu avec leur
maman. Le petit génie en devenir est parfois diagnostiqué comme Haut
Potentiel Intellectuel à un très jeune âge, avec un QI qui flirte avec les 140,
150 ou 160. Cette intelligence est avant tout, bien souvent, cognitive.
L’enfant brille avec ses réflexions, ses interrogations sur le monde qui
l’entoure, et ses parents sont son premier public, ses premiers fans. Ils lui
mettent cinq étoiles. Mais souvent, la configuration familiale est complexe,
et l’enfant élevé seul par une maman délaissée et en souffrance. L’enfant
devient alors un confident, et surtout un homme à part entière bien avant
l’heure. Ce qui va renforcer chez lui un sentiment de toute-puissance, pris
dans la normalité œdipienne : maman, elle est à moi. Le piège est que cette
maman en souffrance va jusqu’à penser, voire parfois jusqu’à dire, que son
fils est plus satisfaisant que son ex-mari. Renforcé dans ce sentiment à
l’adolescence, avec la résurgence d’un télescopage entre fantasme et réalité,
l’adolescent va alors envisager sa mère comme un amour potentiel,
instaurant un climat incestueux. Face à leur propre ambivalence œdipienne,
certains vont très tôt développer des pensées logico-mathématiques de très
haut niveau comme une manière d’ordonner le monde, car sinon ce serait le
chaos de l’inceste. La particularité de ces enfants est que le numérique
devient pour eux un moyen de reconquérir le monde, la mère et la matrice.
Ce terme de matrice n’est pas innocent : il symbolise un univers dans lequel
on est bien mais dans lequel on peut aussi se retrouver enfermé. Les jeunes
que je reçois pour une prétendue addiction aux jeux vidéo se décrivent
d’ailleurs eux-mêmes enfermés dans le corps maison. Mon expérience de
psychanalyste m’a montré que ces jeunes à haut potentiel qui rationalisent
tout à l’extrême, qui développent cette pensée logico-mathématique de haut
niveau, le font pour se défendre d’une sorte d’hyper-empathie dont ils sont
victimes. Je me souviens d’un de ces jeunes, qui posait sur ses émotions une
sorte de rationalisation extrême, dans le sens d’une psychologisation
cognitivo-comportementale, c’est-à-dire en réduisant l’être humain à des
mécanismes cognitifs et, en quelque sorte, en « rangeant » l’émotion dans
une boîte noire.
Cette tendance de la psychologie cognitive est totalement en adéquation
avec les conceptions architecturales de la plupart des grands jeux vidéo et
aussi de la plupart des réseaux sociaux. Justement parce que la cognition,
ensemble des mécanismes de pensée qui s’intriquent les uns dans les autres,
peut « s’algorithmer ». Ce processus de la psychologie cognitive ressemble
étrangement à la manière dont ces réseaux sont construits mais aussi à la
représentation qu’ont beaucoup de ces patients du monde qui les entoure.
Cette approche quantitative permet de donner des réponses claires.

Mark Zuckerberg a créé Facebook parce qu’il avait


besoin de Facebook, et que Facebook est une
manifestation technologique de la psyché de
Zuckerberg. »

Dans un article publié sur le site internetactu.net, « Pourquoi 600 millions


de personnes se sentent à l’aise dans l’esprit de Mark Zuckerberg »1, Xavier
de la Porte, propose une réflexion intéressante sur le profil du créateur de
Facebook. En 2011, alors qu’il assiste à l’une des conférences de l’e-G82,
durant laquelle Mark Zuckerberg intervient, il explique avoir eu « la puce à
l’oreille ». Zuckerberg explique alors les deux composantes de l’ADN de
Facebook : la technologie et le social. « J’ai créé Facebook à Harvard où
j’étudiais non seulement les sciences computationnelles, l’informatique,
mais aussi la psychologie. Facebook, c’est cela, c’est de la technologie et
une appréhension du social », explique-t-il. Quelques minutes plus tard,
note Xavier de la Porte, s’est produit « un phénomène surprenant ».
Diverses questions sont posées à Mark Zuckerberg, dont deux portent sur la
question des affects. Ce dernier est incapable d’y répondre, sa gêne est
même particulièrement perceptible. « Les écrans donnent à voir en gros
plan son visage incrédule, mal à l’aise, lui qui jusque-là semblait dérouler
sans encombre un discours parfaitement rodé. » C’est alors que Xavier de la
Porte émet cette hypothèse : « Je suis convaincu que quand nous sommes
dans Facebook, nous sommes dans l’esprit de Mark Zuckerberg. Je suis
convaincu que Mark Zuckerberg a créé Facebook parce qu’il avait besoin
de Facebook, et que Facebook est une manifestation technologique de la
psyché de Zuckerberg. […] Cette manière qu’a Facebook de rationaliser les
relations sociales (énonciation du statut amoureux, possibilité de
sélectionner les relations, division des amitiés en groupe) semble ressortir à
la création d’un espace où les angoisses sont à la fois exprimées et
subsumées. »
500 millions de victimes consentantes, emprisonnées
dans les pensées insouciantes d’un étudiant de Harvard.

Cette idée que Facebook est une sorte de prolongation de Mark


Zuckerberg est aussi attestée par le fait qu’en 2006, quand Yahoo propose
de racheter Facebook pour 1 milliard de dollars (!), celui-ci refuse de
vendre son « bébé ». Cette auto-engendrement, on le perçoit dans le design
même du site. S’il est majoritairement bleu, c’est parce que Zuckerberg est
daltonien – et le bleu est l’une des trois couleurs que les daltoniens peuvent
percevoir –, comme le rappelle l’écrivaine britannique Zadie Smith dans un
article de la New York Review of Books écrit à l’occasion de la sortie du film
The Social Network. « Je crois, écrit-elle, qu’il est important de se rappeler
que Facebook, notre interface chérie avec la réalité, a été créé par un
étudiant de Harvard avec des préoccupations d’étudiant de Harvard. Quelle
est votre situation amoureuse ? (Choisissez-en une. Il ne peut y avoir
qu’une seule réponse. Qu’on se le dise.) Avez-vous une vie ? (Prouvez-le.
Postez des photos.) Aimez-vous ce qu’il faut aimer ? (Faites une liste. Ce
qu’on doit aimer incluant : des films, des groupes de musique, des livres,
des émissions de télé, mais pas l’architecture, les idées, les plantes.) » Et
elle conclut : « [Facebook], c’est le portrait cruel de nous tous :
500 millions de victimes consentantes, emprisonnées dans les pensées
insouciantes d’un étudiant de Harvard. »
Pendant la conférence du e-G8, face à l’incompréhension de Zuckerberg
aux questions portant sur les affects, l’un des collègues de Xavier de la
Porte émet l’idée que Zuckerberg pourrait être atteint du syndrome
d’Asperger. On dit parfois que les autistes d’Asperger ne comprennent pas
trois des grands domaines de notre vie : l’amour, l’humour et l’art. Ce sont
trois domaines qui échappent à la pensée logico-mathématique, trois
domaines proches de la symbolique, qui existent parce qu’ils sont reliés à
un affect. Or le langage informatique ne peut pas saisir cette finesse. Le fait
que le tableau de Courbet, L’Origine du monde, ait été censuré le prouve
bien (voir p. 56). Pour résoudre ce type de problématiques, Facebook a dû
créer une instance indépendante, qu’il a baptisée « conseil de surveillance »,
dirigée par Helle Thorning-Schmidt, ex-Première ministre du Danemark.
Mark Zuckerberg avait initialement imaginé cette structure extérieure pour
tenter d’éloigner une part de la pression médiatique et politique pesant sur
son entreprise, régulièrement accusée de censure, mais aussi de laxisme
envers les discours de haine ou les fausses informations. Face à ces
problématiques propres à l’algorithme, il était essentiel de créer des formes
de contre-pouvoir, même si celle-ci a été créée par Facebook même.
Malgré cette espèce de bonne volonté affichée, il paraît difficile pour les
réseaux sociaux d’assumer une quelconque responsabilité dans la
désinformation et la propagation des fake news. Le 26 mars 2021 a eu lieu
la quatrième comparution en un an pour Mark Zuckerberg, et la troisième
pour Sundar Pichai (PDG de Google) et Jack Dorsey (patron de Twitter)
devant des élus américains, cette fois des élus du Congrès. Ils ont dû
répondre à leurs questions, et surtout expliquer le rôle joué par les réseaux
sociaux dans les incidents qui se sont produits lors de la victoire de Joe
Biden à l’élection présidentielle, notamment lors de l’attaque du Capitole,
le 6 janvier 2021. « Le moment est venu de prendre des mesures pour vous
tenir responsables », a déclaré le président de la commission, Frank Pallone.
Seul le patron de Twitter a admis que « oui », son site avait une part de
responsabilité. Les deux autres n’ont à aucun moment répondu à la question
qui, pourtant, était claire : « Votre plate-forme porte-t-elle une quelconque
responsabilité ? – Notre responsabilité est d’assurer que nous construisons
des systèmes efficaces », a répondu Mark Zuckerberg. « Nous éprouvons
toujours un profond sens de la responsabilité, a répondu Sundar Pichai.
Mais nous avons travaillé dur pendant cette élection. » Était-ce un oui ?
« C’est une question complexe », a-t-il répondu en secouant la tête.
CHAPITRE 6

ET APRÈS ?
L’AVENIR EST AUX CONTRE-POUVOIRS

Malgré ce constat accablant, tout n’est pas perdu. On assiste en effet à


l’émergence de contre-pouvoirs, de résistances actives et passives, dont
l’objectif et la mission sont d’aller justement à l’inverse de cette manière
d’envisager le monde que le numérique veut nous imposer.

DELETE, OU LA RÉSISTANCE ACTIVE


La résistance la plus active contre les réseaux sociaux et leurs dégâts, c’est
assurément le Delete, c’est-à-dire le fait d’effacer, de mettre à la poubelle
une application. En 2018, après la révélation du scandale Cambridge
Analytica (une société liée à la campagne de Donald Trump qui a récolté et
utilisé illégalement les données de 87 millions d’utilisateurs du réseau
social), le hashtag #DeleteFacebook, « Supprime Facebook », a d’ailleurs
été lancé. Brian Acton, le cofondateur de WhatsApp, la messagerie rachetée
par Facebook en 2014, a même publiquement soutenu le mouvement par un
tweet : « It is time. #DeleteFacebook » ! En 2017 déjà, plusieurs cadres qui
avaient récemment quitté Facebook avaient pris la parole et exprimé leurs
regrets d’avoir créé un réseau social « qui détruit la société ».
D’autres affaires, comme la possible ingérence russe dans la
présidentielle américaine de 2016 (avec la diffusion de messages politiques
sur divers sites et réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter), ont également
incité certaines stars à supprimer leur compte Facebook, à l’image de Jim
Carrey. Ce mouvement #DeleteFacebook intervient d’ailleurs alors que les
jeunes générations se montrent, elles, de moins en moins intéressées par ce
réseau social « à l’ancienne », et se tournent de plus en plus vers de
nouveaux réseaux comme Snapchat, Instagram ou WhatsApp, les deux
derniers ayant été rachetés par Facebook !
La question du Delete est revenue en force au moment où j’écris ces
lignes, avec l’annonce de nouvelles règles d’utilisation de WhatsApp, qui
prévoit un partage des données avec les autres services de la maison-mère
Facebook. Cette mise à jour de la politique de confidentialité a largement
déplu aux utilisateurs, qui se sont alors rués en masse vers d’autres
applications comme Signal et Telegram. WhatsApp a alors décidé de
temporiser et annoncé retarder de trois mois le déploiement de ses nouvelles
conditions d’utilisation, le temps, est-il dit, de « dissiper toute confusion ».

ÉSOTÉRISME VS PURITANISME NUMÉRIQUE


Le succès actuel, notamment auprès des jeunes générations, de
l’occultisme, des tarots, de la numérologie, de la médiumnité ou encore de
la voyance est, à mon sens, l’un de ces premiers contre-pouvoirs. L’attrait
pour ce que l’on appelle l’art divinatoire (au sens d’interpréter des signes
pour prédire l’avenir) existe depuis des siècles mais, aujourd’hui, il prend
une tout autre dimension. Il vient en effet bousculer l’idée, imposée par les
mondes numériques au sens large, y compris les réseaux sociaux, que nous
pouvons maîtriser le monde, que la pensée algorithmique est la seule à
pouvoir donner des réponses. À la manière des études marketing qui
pourraient, simplement en utilisant des tableaux Excel, prédire et maîtriser
le succès de tel ou tel produit, ce qui est pourtant totalement irrationnel.
L’art divinatoire serait alors, pour un grand nombre de gens, une manière de
revenir vers quelque chose de plus intuitif, de plus libre, de « magique »
(élément qui renvoie directement à la notion de la pensée magique de
l’enfant : celui-ci croit que le simple fait de penser à quelque chose ou de
prononcer une parole permet d’agir sur le monde). L’art divinatoire est aussi
une façon de sortir du game, c’est-à-dire de l’en-jeu, avec ses règles et ses
défis, imposé par le numérique et les réseaux sociaux, et de revenir au play,
qui est avant tout une expérience de vie, un divertissement source de plaisir
et d’extériorisation de ses sentiments. L’art divinatoire est aussi devenu
pour une génération terriblement perdue et en perte de repères, celle des
millénials, une autre façon de trouver des réponses à ses doutes, à ses
interrogations, à ses angoisses.
L’ésotérisme a également eu un succès fou à une autre période de notre
passé : le XIXe siècle. Et ce n’est pas étonnant ! C’était l’époque du
puritanisme protestant qui cherchait à maîtriser toute expression de la
pulsion, toute pensée déviante. En même temps sont nés la psychanalyse et
l’occultisme. Il est tentant de faire le parallèle avec ce que nous vivons
aujourd’hui, et de se dire que nous sommes à notre tour dans une époque de
puritanisme numérique, dans une époque où seul le chiffre détient la vérité,
et où toute autre pensée différente, déviante, doit être réprimée. Pour ma
part, je pense fondamentalement que la résistance à ce puritanisme
numérique, ou plus concrètement la résistance à comprendre les
mathématiques et à adhérer à ce langage qui vient ordonner le monde,
s’explique par un désir de liberté, un refus de se soumettre à certaines
règles, l’envie de penser par soi-même.

LE « BODY DIFFERENCE », PLUS FORT


QUE LE « BODY POSITIVE »
Ces dernières années, le mouvement « body positive » (ou « body posi »
pour les initiés ; traduisez, « corps positif ») est né notamment en réaction
au clonage digital qui, en particulier sur Instagram, impose certaines
normes de beauté, de minceur, de glamour et de perfection. On a alors vu
naître des comptes Instagram de femmes grosses, voire obèses, de femmes
souffrant de maladies de peau, voire de femmes totalement défigurées ou
brûlées… C’est un mouvement résolument intéressant, qui va directement à
l’encontre de la tyrannie autour du corps imposée par Instagram. En cela, il
s’agit d’un réel contre-pouvoir. Mais pourquoi y avoir accolé le terme de
« positif » ? On retrouve à nouveau cette tendance, propre aux Américains
et, il faut bien le reconnaître, si éloigné de notre état d’esprit français, de
toujours tout positiver. Dans les écoles américaines en effet, on commence
toujours par le positif, par ce qui est à encourager, et non par ce qui ne va
pas. C’est d’ailleurs une véritable leçon pour l’Éducation nationale
française, elle qui a encore bien du chemin à faire dans cette idée
d’encourager les élèves plutôt que de les dévaloriser. Bref, je peux
comprendre cet état d’esprit, cette volonté de positiver à tout prix, quand il
s’agit de s’adresser aux enfants ou quand il s’agit de critiquer certaines
productions ou activités (que ce soit dans le domaine du sport, de l’art, etc.).
En revanche, parler de positif quand il s’agit du corps, alors qu’on ne
connaît pas la personne, qu’on ignore son histoire, que la perception que
l’on en a est seulement liée à l’image, peut aussi être le signe d’un déni de
la réalité, d’un déni du vécu intérieur de ce corps. C’est la raison pour
laquelle, personnellement, je préfère parler de « body difference » plutôt
que de « body positive ».
Il y a quelques années, j’ai été invité à participer à une conférence sur
cette thématique, organisée par un grand journal féminin, chez Instagram
justement. J’ai accepté cette demande car, à la base, c’est un mouvement
que je soutiens et que j’encourage, même si je ne suis pas tout à fait
d’accord sur la terminologie. Plusieurs influenceuses représentatives du
mouvement « body positive » étaient présentes. L’une d’elles était une
jeune femme qui avait été brûlée au troisième degré sur 40 % de son corps,
en raison de la cendre d’une cigarette qui avait mis le feu à son déguisement
de Carnaval. Elle était restée trois mois dans le coma et avait subi de
nombreuses interventions chirurgicales. Sur sa chaîne YouTube et son
compte Instagram, elle raconte son histoire, sa longue reconstruction
physique et psychologique, n’hésitant pas à poster des photos d’elle
dénudée. Avec cette idée que son histoire devait être profondément positive,
et qu’elle allait aider les autres à s’assumer. C’est alors que je me suis dit
que je m’étais fait piéger : voilà un mouvement qui est en train d’être
totalement récupéré par le marketing.
Et puis est arrivée Shirley, une autre influenceuse qu’on nous a présentée
de la façon suivante : « Une très belle ronde des îles qui revendique
fièrement son body positive » (je vous avouerais que je ne me souviens plus
de son nom, ni de la phrase exacte de présentation, mais l’esprit est là).
C’est alors que Shirley a pris la parole, pour rectifier quelques petites
informations : « 1° Je ne suis pas ronde mais je suis grosse ; et 2° Je ne
viens pas des îles mais je suis togolaise. » Elle a ensuite expliqué ce que
cela voulait dire concrètement d’être grosse, les conséquences que cela
avait, notamment sur sa vie intime, avec des problèmes gynécologiques.
Elle a aussi relevé son tee-shirt pour montrer ses vergetures. J’ai
profondément adoré cette manière de dire les choses ! Shirley venait en fait
corroborer l’idée que l’usage du terme « positif » était une manière
d’effacer l’histoire et la réalité d’une personnalité qui peut en fait plaire
avant tout par son authenticité. Le lissage des mots et l’emploi du terme
« positif » avaient en fait permis de récupérer une revendication qui était
tout à fait saine, mais il était important de montrer que, dans la réalité, tout
n’était pas aussi positif qu’on voulait bien le croire. Et qu’au quotidien, ce
n’était pas évident ni enviable d’être grosse.

L’HUMOUR ET L’AUTO-IRONIE, UNE MANIÈRE


DE SE DÉFENDRE
Ce n’est pas un hasard si les ados d’aujourd’hui sont aussi friands d’auto-
ironie, il suffit d’aller faire un petit tour sur YouTube, et notamment sur les
comptes de Norman ou de Cyprien, pour le constater. Car, j’en suis
persuadé, l’humour, l’auto-ironie et le second degré sont de nos jours de
vraies armes pour lutter contre le diktat des réseaux sociaux. Freud envisage
d’ailleurs l’auto-ironie comme un pied de nez à la tyrannie du surmoi. Chez
certaines personnes en effet, l’utilisation de l’auto-ironie est considérée
comme un moyen de se défendre face à la pression « idéalisante » véhiculée
par les réseaux sociaux. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, l’humour
est aussi développé au sein de certaines minorités. Il suffit de regarder le
Jamel Comedy Club pour comprendre que les Noirs et les Arabes ne font
que se moquer d’eux-mêmes. J’ai moi-même été élevé dans cet esprit-là :
ma mère est l’une des plus grandes spécialistes de l’humour juif en France1.
J’ai été baigné dans cet univers depuis que je suis tout petit, avec l’idée que
cet humour permet de se moquer de soi-même avant que d’autres ne se
moquent de nous. C’est la « politesse du désespoir ».
Le YouTubeur Cyprien a d’ailleurs réalisé toute une série de vidéos
baptisées Les Instagrammeuses, que je vous recommande d’aller voir. Il
joue lui-même le rôle d’une jeune femme, caricature de ces filles qui
affichent toute leur vie sur Instagram. Depuis longtemps d’ailleurs, Cyprien
est en décalage avec les normes imposées par ces réseaux. Il n’hésitait pas à
exprimer son mal-être, à parler de son incapacité à séduire, et s’excusait
presque, d’une certaine manière, de ne pas correspondre à l’idéal, à la
norme que voudraient nous imposer les réseaux sociaux, que ce soit en
amour ou dans le sport, et l’image même de ce que devrait être un homme.
Aujourd’hui, quand on me demande si j’ai un conseil pour lutter contre les
effets catastrophiques d’Instagram chez les ados, je dis souvent : regardez
Les Instagrammeuses de Cyprien. Rigolons ensemble de cette tendance, et
de ce que cela implique… La pression de ces idéaux engendre, comme vous
l’avez saisi, des souffrances, et la vulnérabilité narcissique en devient le
révélateur. Les adolescents en sont les premières victimes, à un âge où
l’image de soi est en pleine construction. Certains vont, à travers des
challenges mortifères (comme le Fire Challenge), retourner contre eux cette
impossibilité de correspondre à ces idéaux sociétaux. D’autres, sûrement
mieux armés, vont utiliser l’auto-ironie pour se moquer de cet idéal en
acceptant la souplesse psychique d’en être les auteurs.

TROLLS, HATERS, HACKEURS : VIVE


LES PERTURBATEURS EN TOUS GENRES
Dans la catégorie des résistances actives, le troll est à mon avis l’un des
derniers remparts au pouvoir absolu des réseaux sociaux, l’une des barrières
essentielles pour contrer cette vision du monde qu’ils veulent nous imposer.
On fait souvent l’amalgame entre le troll et le hater mais il est essentiel de
bien faire la différence entre les deux.

Le hater est un être qui se définit avant tout


par son côté haineux, sa rage engendrée par une forme
de frustration.

Le hater est un être qui se définit avant tout par son côté haineux, sa rage
engendrée par une forme de frustration. Son objectif est de détruire l’autre,
tout en restant bien planqué derrière son écran. Un mélange de lâcheté et de
sadisme pur. Le hater fait partie de la culture propre au « j’aime pas » (to
hate, en anglais, veut dire « détester, haïr »). Pourquoi ? Parce que c’est
comme ça. C’est nul, c’est de la merde, un point c’est tout. La critique n’est
jamais constructive, mais toujours destructrice. Cette attitude est celle de
l’enfant pendant le stade anal, tel qu’il a été décrit par Freud. Durant cette
phase, l’enfant éprouve le besoin de s’opposer aux adultes, de transgresser
les règles établies. C’est un mouvement qui vise une autonomisation par
l’opposition. Nous pourrions dire que le hater est resté fixé à une phase de
sadisme anal dont la vocation est de réduire l’autre à un déchet. La névrose
obsessionnelle en est une illustration, par son incapacité à libérer sa
violence sphinctérienne. Il est prisonnier d’une culpabilité sociétale en lien
avec des idéaux d’éducation, de pureté et de propreté. Derrière son écran, à
l’abri du monstre de sa culpabilité, il pourra libérer sa haine
sphinctérienne ! En tant que psychanalyste, mon travail est d’aider ces
personnalités à cesser d’être tyrannisées par cette culpabilité, et à leur
permettre de se défendre quand elles sont confrontées à des situations où
elles sont mises en danger. Le hater existera toujours, il fait partie de la
nature humaine. Je ne crois pas qu’il faille établir un cadre de loi pour
interdire toute parole négative. Car même si cette parole est brutale, le hater
nous renvoie l’image que nous sommes bien vivants, et que l’ambivalence
est propre à notre nature.

Le troll utilise une arme très efficace : le mème.

Le troll se différencie du hater par sa capacité, son art (même si tout le


monde n’est pas excellent) à tourner en dérision ce qui est dit, ce qui est
montré, voire le système lui-même. Et dans ce cas, on est dans le trollage de
haut niveau. Pour cela, le troll utilise une arme très efficace : le mème. Le
mème se définit comme un élément ou un phénomène repris, agrémenté
d’une touche d’humour et décliné en masse sur la Toile. Au moment où
j’écris ces lignes, l’image de Bernie Sanders, l’ancien candidat démocrate,
frigorifié et portant de grosses moufles en laine, pendant la cérémonie
d’investiture de Joe Biden, en est l’exemple type. Elle illustre cette volonté
de détourner, de caricaturer le savoir, la connaissance et l’image.

Le troll est peut-être l’un des exemples les plus


intéressants d’une résistance, voire d’un combat, qui
utilise les mêmes armes que son ennemi, sans forcément
franchir la limite qui est celle du hacking.

Le troll est peut-être l’un des exemples les plus intéressants d’une
résistance, voire d’un combat, qui utilise les mêmes armes que son ennemi,
sans forcément franchir la limite qui est celle du hacking. L’ironie, l’esprit
de provocation dont fait preuve le troll est aujourd’hui devenu nécessaire
pour tendre à chacun une sorte de miroir de notre société, certes un peu
déformant. Impossible ici de ne pas faire référence à la folie. Je suis
persuadé qu’il nous faut accorder plus d’écoute aux fous, que les fous ont
des choses importantes à nous dire car justement ils nous dérangent dans
notre rapport au monde !

Le darknet deviendra-t-il le seul véritable espace de


révolte ?

Et qu’en est-il du hacker, stade ultime du perturbateur, et peut-être


dernière arme véritablement efficace pour nous défendre contre les dérives
d’un monde numérisé ? Je ne me prétends pas spécialiste du hacking, mais
j’ai déjà rencontré plusieurs hackers, et je connais bien leur profil. Il faut
différencier le black hack, qui serait le pirate, et dont l’intérêt serait
uniquement et purement financier, et le white hack, qui serait le corsaire.
Les white hacks les plus connus, ce sont les Anonymous. Ce groupe
d’« hacktivistes » revendique la désobéissance civile et mise sur la
publication d’informations normalement confidentielles pour remettre en
question un pouvoir. Ils revendiquent également leur capacité à franchir
certaines barrières de sécurité de sites officiels ou sensibles (par exemple
des centrales nucléaires) pour montrer leur fragilité. L’acte en lui-même est
transgressif mais la vocation est nécessaire. Les hackeurs peuvent aussi être
critiqués car malgré leur vocation de résistants, souvent motivée par de
bons sentiments, ils peuvent apparaître comme des donneurs de leçons. Le
pouvoir du hacking est puissant, et certains dérivent vers ce que l’on
pourrait appeler l’autodéfense, le fait de se faire justice soi-même (comme
Charles Bronson dans le film Un justicier dans la ville), voire des tendances
paranos ou les thèses complotistes.
Enfin, le dernier rempart sera peut-être aussi celui du darknet, cet Internet
parallèle et souterrain, cet espace qui échappe aux regards mais surtout aux
algorithmes. Si notre société s’enfonce toujours plus dans cet hyper-
contrôle qui nous empêche de penser le monde et de nous différencier, peut-
être le darknet deviendra-t-il le seul véritable espace de révolte.

PLAIDOYER POUR UNE VÉRITABLE ÉDUCATION


NUMÉRIQUE
Avant que le numérique n’apparaisse, il existait dans
les collèges et les lycées une grande tendance à
l’éducation à l’image.

L’idéal de transparence prôné par les réseaux sociaux peut être un danger
pour la protection de notre vie privée, et de notre droit à l’image. Il renvoie
aussi à la question du droit à l’oubli, qui avait été mis en avant, entre autres,
pour protéger les adolescents (l’article 63 de la Loi pour une République
numérique prévoit le droit à l’effacement non conditionné pour les
personnes mineures au moment de la collecte des données à caractère
personnel. Ce droit n’est donc soumis à aucune condition autre que la
minorité, contrairement aux personnes majeures, pour lesquelles ce droit est
conditionné et ne peut être exercé que si les données en cause sont
inexactes, incomplètes, équivoques, périmées ou si leur collecte ou
utilisation est interdite). En tant que père de deux adolescents, je constate
que la question de la confidentialité des données et de l’e-réputation est le
seul axe traité dans les cours d’éducation morale et civique. Le seul cours
sur Internet qu’ont les ados, c’est un cours sur la façon de bien protéger ses
données. C’est pour moi insuffisant.
Avant que le numérique n’apparaisse, il existait dans les collèges et les
lycées une grande tendance à l’éducation à l’image. Ces cours étaient
donnés par des profs passionnés, ou par des associations comme le CLEMI
(Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’informations). Le but
était de montrer que toute image est en réalité une mise en scène, que ce
soit pour le meilleur (la fiction) ou pour le pire (le journal télé). Avec
l’avènement du numérique, cette question de l’image et de l’éducation au
numérique a évolué, mais on s’est trompé de peur. Pendant très longtemps,
Internet a été le lieu de projection de tous nos monstres, et parfois de nos
monstres intérieurs. Disons les choses autrement et plus directement :
Internet a longtemps été considéré comme le terrain de jeu des pédophiles,
de ceux que l’on appelait les cyberprédateurs. À l’époque, le
cyberprédateur, le pédophile, c’était l’autre, l’inconnu, quelqu’un qu’on ne
connaissait pas, qui ne faisait pas partie de notre cercle. On se rend bien
compte aujourd’hui, alors que le sujet de l’inceste revient en force, que les
choses sont en réalité légèrement différentes et plus complexes (aujourd’hui
on sait que 51 % des cas de violences sexuelles sur mineurs ont lieu dans le
cadre familial2, le combat a donc changé de terrain…). On appliquait alors à
Internet cette sacro-sainte règle : « Ne parle pas avec des inconnus. » Ou
encore : « N’accepte jamais un cadeau d’un inconnu. » Le problème est
que, sur Internet, la plupart du temps, on communiquait avec des inconnus.
C’était peut-être même, à l’époque, l’un des plus grands plaisirs d’Internet :
on se retrouvait dans un grand bal masqué où l’on pouvait jouer à être un
autre et oser dire, penser ou imaginer autre chose.
La toute première des éducations numériques était donc très anxiogène,
ce qui pouvait paradoxalement pousser à prendre des risques, voire à
transgresser. La deuxième grande tendance qu’on a ensuite repéré et qui est
toujours en cours, pourrait se résumer ainsi : attention à ce que vous
publiez, car il y aura des traces. Ne publiez pas de photos de vous en état
d’ébriété, car dix ans après, un recruteur pourrait la découvrir en menant sa
petite enquête sur vous… C’est alors qu’est apparu le concept d’e-
réputation. Aujourd’hui, cette tendance elle aussi évolue, avec l’apparition
de ce que j’appelle une posture morale, avec notamment Serge Tisseron et
le programme « 3-6-9-12 » (ou comment introduire les écrans dans la vie
des enfants de manière progressive et raisonnée : pas avant 3 ans, puis
30 minutes à 1 h par jour maximum entre 3 et 6 ans, etc.) ou encore avec
Michel Desmurget, auteur de La fabrique du crétin digital – Les dangers
des écrans pour nos enfants3. Cette posture morale vise à rappeler aux
parents que leur rôle premier est d’interdire les écrans et de faire les
gendarmes. D’une certaine manière, elle les incite aussi à rentrer dans un
monde de non-communication et de méconnaissance. Pour ma part, j’ai
toujours, au contraire, prôné le partage des écrans comme une manière
intéressante de communiquer. Par ailleurs, cette posture morale se base sur
des études pseudo-scientifiques, où une simple corrélation aurait valeur de
vérité. Or, aujourd’hui, la plupart des chercheurs sont d’accord pour penser
que ce n’est pas la télé ou Internet qui engendre la pathologie, mais c’est le
contexte. Mais cela, on ne veut pas le voir, car c’est plus long et plus
complexe à analyser…

Connaître le langage propre à Internet permet de mieux


saisir comment fonctionne Internet.

Alors quelle éducation numérique donner à nos enfants ? Il faut, je pense,


s’inspirer de ces fameux ateliers d’éducation à l’image d’autrefois, où l’on
apprenait aux élèves à replacer l’image dans sa mise en scène, à décrypter
le langage de l’image, à comprendre ce qu’elle voulait nous dire et quels
étaient les moyens utilisés pour cela. Il me paraît évident qu’aujourd’hui, la
compréhension des mondes numériques et de leurs enjeux passe par une
initiation comparable, c’est-à-dire par une initiation à leur langage. En
d’autres termes, par des cours de codage.
Aujourd’hui, ces cours sont proposés très tôt, parfois dès le primaire,
mais surtout au collège et au lycée. Ils portent généralement sur un langage
de programmation universel, Python. S’ils permettent d’abord d’apprendre
à coder ou de sensibiliser les jeunes à un métier dans le numérique (ce qui
était en fait la première vocation de ces cours, qui d’ailleurs se font en
physique et pas en éducation civique ou en littérature), ils sont surtout
l’occasion de comprendre comment fonctionne un algorithme, de maîtriser
l’outil pour en saisir la logique sous-jacente, de comprendre ce qu’est
l’architecture même d’un programme ou d’un réseau pour en appréhender
les enjeux à court et à long terme. Connaître le langage propre à Internet
permet de mieux saisir comment fonctionne Internet. À ce titre, les cours de
codage sont un moyen d’éducation très intéressant. Ils sont un acte de
désillusion nécessaire.

Les cours de codage sont un moyen d’éducation très


intéressant. Ils sont un acte de désillusion nécessaire.

L’éducation numérique est nécessaire auprès des jeunes mais aussi auprès
de nous tous, plus âgés. Car il est important d’aborder la question des
réseaux sociaux, comme je l’ai fait dans ce livre, avec un certain recul
psychologique mais aussi philosophique, sociologique, politique. Il est
essentiel d’aider les jeunes à prendre conscience du pouvoir hypnotisant du
scrolling, à comprendre comment les influenceurs qu’ils suivent et qu’ils
adorent peuvent aussi engendrer de la souffrance, à saisir que cet idéal de
beauté, de bien-être, de réussite à tout prix est en soi un piège pour l’être
humain qui réduit sa capacité à supporter l’échec.
Parler uniquement du problème des cyberprédateurs, de l’e-réputation ou
du danger potentiel des écrans, c’est faire l’économie d’une réflexion plus
générale sur ce que les réseaux sociaux nous montrent de nous et de notre
société à la dérive. Car l’adolescent n’est pas qu’un suiveur de tendances,
c’est aussi quelqu’un qui peut se rebeller contre des systèmes (le premier
étant ses parents), qui peut remettre en question des pouvoirs. Il a cette
capacité à questionner le monde, souvent avec beaucoup de sincérité.
NOTES

1. Michael Stora, Anne Ulpat, Hyperconnexion, Paris, Larousse, 2017.

CHAPITRE 1
1. Wagner James Au, « VR Will Make Life Better – Or Just Be an Opiate for the Masses », Wired,
25 fév. 2016 (https://www.wired.com/2016/02/vr-moral-imperative-or-opiate-of-masses/)
2. Réseaux sociaux, sucre… les Occidentaux accros à la dopamine, propos recueillis par Stéphane
Foucart, Le Monde, 29 janv. 2018.
3. Acronyme des géants du web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
4. D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2002.
5. Hui-Tzu Grace Chou, Nicholas Edge, « ‘‘They are happier and having better lives than I am’’ :
The impact of using Facebook on perceptions of others’ lives », Cyberpsychology, Behavior, and
Social Networking, 15/2, 2012, p. 117-121.

CHAPITRE 3

1. Daniel N. Stern, Le Monde interpersonnel du nourrisson, Une perspective psychanalytique et


développementale, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 2003.
2. Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895), Paris, PUF, 2013.
3. Benno Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme de la vie, Paris, PUF, 1999.

CHAPITRE 4

1. Hold up, Pierre Barnérias, mai 2021.


CHAPITRE 5
1. Xavier de la Porte, « Pourquoi 600 millions de personnes se sentent à l’aise dans l’esprit de
Mark Zuckerberg ? », internetactu.net, 30 mai 2011
(https://www.internetactu.net/2011/05/30/pourquoi-600-millions-de-personnes-se-sentent-a-aise-
dans-esprit-de-mark-zuckerberg/).
2. Forum participatif réunissant des leaders de l’Internet, organisé à la veille du 37e sommet du
G8, qui a eu lieu en mai 2011 à Deauville.

CHAPITRE 6

1. Judith Stora-Sandor, L’humour juif. Les secrets de fabrication enfin révélés, Paris, Gallimard,
2015 ; L’humour juif dans la littérature. De Job à Woody Allen, Paris, PUF, 1984.
2. Enquête Ipsos 2 – Violences sexuelles de l’enfance, pour l’association Mémoire traumatique et
victimologie, conduite du 10 au 19 septembre 2019.
3. La fabrique du crétin digital – Les dangers des écrans pour nos enfants, Michel Desmurget, Le
Seuil, Paris, 2019
BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
Stern Daniel, Le Monde interpersonnel du nourrisson, Une perspective
psychanalytique et développementale, Paris, PUF, 2003
Desmuget Michel, La Fabrique du crétin digital, Les dangers des écrans
pour nos enfants, Paris, Le Seuil, 2019
Le Bon Gustave, Psychologie des foules, Paris, PUF, 2013
Rosenberg Benno, Masochisme mortifère et masochisme de la vie, Paris,
PUF, 1999

FILMOGRAPHIE
Hold up, Piette Barnérias, mai 2021
Direction de la publication : Carine Girac-Marinier

Édition : Maëva Journo

Couverture : Le Petit Atelier

© Larousse, 2021

ISBN : 978-2-03-600804-5

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procédé que ce soit, du texte et/ou de la nomenclature contenus dans le
présent ouvrage, et qui sont la propriété de l’Éditeur, est strictement
interdite.

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Table
Couverture

Page de titre

Avant-propos

Bienvenue dans l’Internet-réalité !

Chapitre 1. ADDICTION

Le bonheur numérique, c’est plus fort que toi !

« So amazing ! », ou les ravages de la pensée positive

Le plaisir, ennemi du vrai bonheur ?

Exploiter les failles humaines

Le bonheur, c’est gagner !

Au bal masqué : nous sommes tous des fake news

Les effets pervers de la tyrannie du bonheur

Chapitre 2. NARCISSISME ET COMPÉTITION

« Mao est mort, vive Moa ! »

En route vers l’individualisme forcené

La marque, c’est moi

La fin de la créativité
La société du « ranking »

Chapitre 3. RÉGRESSION

Des enfants en quête d’amour digital

Tout dire, tout montrer…

Pourquoi il est très difficile de quitter les réseaux sociaux

L’économie de la tension

Le nouvel idéal

De l’image aux mots… jusqu’à l’hystérisation

Chapitre 4. HAINE

L’homme est un loup pour l’homme

L’hyper-exposition d’une vie rêvée

La désinhibition : quand il devient possible de tout dire…

La question de la modération

La fin de l’empathie ?

Chapitre 5. DANS TA BULLE !

Évitons le débat, il risquerait de nous rendre citoyen !

Le monde se résume-t-il à des 0 et des 1 ?

La polarisation : « Nous allons vous faire aimer la musique que vous


aimez ! »

La tyrannie de l’opinion

L’idéal d’horizontalité a noyé l’information


Fake news et complotisme

Qui sont ces personnes derrière les réseaux ?

Chapitre 6. ET APRÈS ?

L’avenir est aux contre-pouvoirs

Delete, ou la résistance active

Ésotérisme vs puritanisme numérique

Le « body difference », plus fort que le « body positive »

L’humour et l’auto-ironie, une manière de se défendre

Trolls, haters, hackeurs : vive les perturbateurs en tous genres

Plaidoyer pour une véritable éducation numérique

Notes

Bibliographie

Copyright

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