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Edgar Morin
CNRS
LA COMMUNICATION, HIER ET AUJOURD HUI
Entretien avec Dominique Wolton
Février 2 4
Dominique Wolton
 - Comment cela
 a-t-il
 commencé avec Georges Friedman, toi et Roland Barthes
 ?
Que vouliez-vous faire? Qui s'intéressait à la communication en 1962 ?
Edgar Morin
 - Georges Friedman, qui avait été pendant plusieurs années directeur du centre d'études sociologiques, avait consacré son travail fondamental à la civilisation qu'il appelait technicienne. Il se préoccupait de ce problème éminemment technique des moyens de communication. Et notamment tout ce qui pouvait être lié à la culture de masse. Avec Paul Lazarsfeld, ils avaient convenu de l'éventualité de créer un centre voué à ces questions. De mon côté, après avoir fait mon livre sur
 Le Cinéma ou L Homme imaginaire,
 et son complément
 Les Stars,
 j'étais
 poussé à faire de la sociologie du cinéma. Je ne pouvais pas isoler le cinéma de cet ensemble qu'on appelait «culture de masse». J'étais intéressé par la manière dont les Américains faisaient progresser la culture de masse, et je ne partageais pas forcément la position de ceux qui comme Herbert Marcuse et Adorno, pourtant de mes amis, y voyaient l'abrutissement complet des citoyens. Cette jonction entre l'aristocratisme de l'universitaire allemand et la vigilance du marxisme, ou se croyant
tel,
 qui voyaient notamment dans les médias et dans les films une façon d'aliéner les prolétaires et de les empêcher de prendre une conscience de classe, n'emportait pas mon adhésion. J'essayais de dépasser ce
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Edgar Morin jugement. J'ai étudié le cœur de ce qui était à l'époque l'industrie culturelle
 :
 le système hollywoodien. Je n'y ai pas vu que de l'aliénation. Cette analyse sera valable pour la chanson, pour le rock, pour bien d'autres choses et même pour la télévision. Je réfléchis au paradoxe. Hollywood était certes une entreprise destinée à faire de l'argent, avec la spécialisation du monde industriel, et la rationalisation du monde industriel. Comment se fait-il alors qu'il y ait tant de films médiocres ou nuls? Comment se fait-il qu'il y ait non seulement des réalisateurs, des films extraordinaires mais qu'une bonne partie des films ne soient pas complètement nuls? Alors j'ai défendu le paradoxe central: la production est obligée de faire appel à la création. On ne peut pas fabriquer des films comme on fabrique des automobiles en faisant simplement des petits changements d'enjoliveurs ou de capots. Chaque film doit avoir sa singularité, son originalité et sa fascination. Le système fait appel aux stars pour ceci, comme éléments de fascination, mais ça ne suffit pas. Il faut que dans le scénario, la façon de diriger les acteurs, il y ait de
 l art.
 J'ai dépassé la phrase de Malraux disant que d'un côté, le cinéma est un art et de l'autre côté c'est une industrie, je disais c'est un
 art industriel
mais qui ne se réduit pas aux normes classiques de l'industrie. Et cette dialogique ou dialectique production/création, j'allais la mettre au centre de l'analyse. Quand j'ai voulu étudier le rock, c'était encore plus intéressant car on voyait des groupes tout à fait marginaux, tout à fait transgressifs, tout à fait sauvages. Et une partie de ces groupes ou de ces chanteurs allait pouvoir quand même être intégrés dans le système de production des spectacles et des disques, à commencer par Bob Dylan et d'autres. Bien entendu, le système lui-même rejetait de l'inassimilable. J'avais connu des groupes en Californie où les types se
shootaient
 tellement qu'ils étaient incapables de venir à un rendez-vous... Je ne dis pas que le système était bon, parce que les normes de la production pouvaient étouffer la création, comme exemple
 :
 Eric von Stroheim, Orson Wells, etc. Ou bien le système appelait des écrivains comme Faulkner et ne les utilisait pas à plein génie, mais le système utilisait des Dashiell Hammett et d'autres auteurs de grand talent et le système a permis quand même Howard Hawks, John Ford... D.W. - Mais l'idée de créer le Cecmas (Centre d'études des communications de masse) est-elle venue de G. Friedman, de toi, de R. Barthes
 ?
E.M. - Non, l'idée du Cecmas, est de G. Friedman, après que Lazarsfeld lui eut dit
 :
 «il faut faire un centre sur l'étude des communications ». Friedman a convaincu l'École des hautes études et le CNRS de faire ensemble le centre. Et il a appelé R. Barthes et moi. Pourquoi moi
 ?
 Parce que
 j'étais
 en train d'écrire L'
Esprit du temps,
 je traitais à fond le problème de la culture de masse. Et pourquoi Barthes
 ?
 Parce qu'il avait écrit les
Mythologies,
 se trouvait en plus dans une situation difficile, rejeté de la section linguistique du CNRS. Il est entré au Cecmas et par la suite il a bénéficié de la protection et même de l'amitié suprême de
 F.
 Braudel. D.W. - Aviez-vous des adversaires à l'époque
 ?
E.M. - Ecoute, au moment de la création, c'était plutôt l'indifférence. Je me rappelle qu'une fois je suis allé avec G. Friedman voir Lévi-Strauss. G. Friedman tenait à lui annoncer la chose, Lévi-Strauss écoutait avec indifférence... Non, l'opposition est venue après, de P. Bourdieu. Il pensa, avec R. Passeron, que ce livre, dont il surestimait le succès, était un grand danger intellectuel parce que ma thèse générale était qu'il y avait un côté universel dans le cinéma. Il y avait un côté «trans-classes» si tu veux dans l'amour des chansons, pour Charles Trénet ou pour Edith
 Piaf.
D.W. Pour lui et d'autres, c'était insupportable... E.M. - C'était l'époque où, au contraire, il voulait montrer que l'
hahitus
 déterminait tous les goûts, les couleurs... Toujours est-il que ce livre, pas seulement à cause de cette attaque de Bourdieu, n'est pas entré
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La communication, hier et aujourd hui
dans les classiques sociologiques parce qu'il n'était pas sociologique au sens classique. Il était aussi bien historique que sociologique ou psychologique, il était un peu ce que je fais encore. Enfin toujours est-il que, après
 L Esprit du temps,
 et dans la revue
 Communication,
 j'ai écrit un certain nombre de textes, notamment un texte au moment de l'assassinat de Kennedy qui s'appelle
 Une
 Télétragédie
 planétaire.
 J'ai fait un article sur les différences entre l'
interview
 disons sociologique et l'
interview
 de média. Après je suis parti ailleurs,
j'ai
 fait l'étude en Bretagne; je me suis lancé dans d'autres voies d'épistémologie, sur la théorie du système. R. Barthes par ailleurs évoluait. Après les
 Mythologies,
 il a fondé en quelque sorte la sémiologie barthienne, par opposition à celle de Greimas. D.W. - Pourquoi as-tu laissé tomber
 ?
E.M. -J'ai pensé que ce que j'avais à dire, je l'avais dit dans
 L Esprit du temps
 et dans
 Les Stars
 aussi. Après, il y a eu la fameuse Nuit de la Nation de 1963.
 Salut les copains,
 cette émission gentille, est devenue quelque chose de violent, on a arraché les grilles des arbres, on a renversé des voitures. Stupéfaction. Et Jacques Fauvet a demandé: «Comment est-ce arrivé aux oreilles de Claude Lefort? N'y
 a-t-il
 pas un sociologue qui pourrait traiter ça
 ?
 » D.W. - Claude Lefort ne
 s est
 jamais occupé tellement des questions de communication. E.M. - Non. D.W. - Pourquoi
 ?
E.M. - En s'intéressant à la démocratie, il aurait pu être sensibilisé à la modernité, mais il était plutôt intéressé à l'élaboration d'une théorie métamarxiste. C'était l'époque disons du métamarxisme de C. Castoriadis, de C. Lefort, et de moi aussi dans un sens. Alors Jacques Fauvet me demanda un texte. J'étais très mobilisé. Pourquoi
 ?
 Il y avait déjà eu la nuit de la Saint Sylvestre, à Stockholm, deux ans avant, où brusquement la jeunesse suédoise était devenue enragée, brutalisant les vieux, renversant les grilles des arbres, les bagnoles, une fête adolescente se transformant en quelque chose de violent. Et puis j'ai vu un film qui m'influença beaucoup, où des gens, qui vivaient dans toutes les conditions matérielles du bonheur en Californie, étaient vraiment malheureux. C'était déjà le «malaise dans la civilisation». Donc, j'avais les éléments qui me permettaient de développer le thème d'une nouvelle culture adolescente relativement étonnante. Je m'appuyais aussi sur deux films très importants, légèrement antérieurs, l'un était
 L Equipée sauvage
 avec Marlon Brando, et les autres étaient les films de James Dean, notamment
 Les Rebelles.
 Je me suis dit
 :
 il y a une adolescence qui n'est plus dans le cocon familial, qui n'est pas intégrée dans le monde adulte et professionnel, et qui exprime des aspirations à plus de liberté, à plus de communauté et qui, par là, a un potentiel de révolte que d'ailleurs allait montrer Mai 1968. Mais bien entendu, pour les sociologues, l'idée de parler d'une «classe d'âge adolescente» était iconoclaste. Il n'y avait que des classes sociales. D.W. - C'est iconoclaste... E.M. - Chez moi, c'était possible, pour eux, c'était du confusionnisme
 
Alors, si tu veux, toute cette époque allait contribuer, avec Mai 1968 d'ailleurs, à développer ce thème de la culture de masse. D.W. - Oui, mais ce qui est bizarre, c'est que les études de communication vont péricliter après 1970 jusqu'aux années 1980-85. E.M. - Parce que R. Barthes ne s'intéresse plus qu'à la sémiotique, puis il évolue encore. G. Friedman lui-même, qui paternellement encourageait des études sur les médias, avait d'autres préoccupations qui allaient donner son livre
 La Puissance et la sagesse.
 Après avoir été l'apôtre de la civilisation technique, il
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