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PREPAS SCIENTIFIQUES CONCOURS i ean a3 FRANCAIS-PHILOSOPHIE Glen Grainger + Marianne Hubac Gabrielle Nepoli + Laurent Russo = = oe eat POA UL Se LR conseils Voral Repéres essentiels ey Méthode sur le theme pour U'écrit = te CONCOURS AW) 2024 PREPAS SCIENTIFIQUES EPREUVE DE FRANGAIS-PHILOSOPHIE Faire croire Tout-en-un Choderlos de Laclos - Musset - Arendt Glen Grainger Professeur agrégé de lettres modernes, enseigne au lycée Jean-Rostand (Chantilly), Marianne Hubac Professeure agrégée de lettres modernes, docteure en littérature francaise, enseigne en CPGE scientifiques au lycée Hoche a Versailles Gabrielle Napoli Professeure agrégée de lettres modernes, docteure en littérature générale et comparée, au lycée Saint-Louis a Paris Laurent Russo Professeur agrégé de lettres modernes, enseigne en CPGE scientifiques, littéraires et en CPES IEP, au lycée Frédéric-Mistral (Avignon) Vuibert Les renvois de page, numéros de lettres, actes ou vers présents dans T'ouvrage sont issues des éditions sui- vantes — ditions Flammarion (collection GF) pour Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (revue en mai 2023); éditions Flammarion (collection GF) pour Loreneaccio de Musset (édition 2023) ; éditions Le Livre de Poche (collection Biblio essai), Du mensonge a la violence pour « Du mensonge en politique » et éditions Gallimard (collection Folio essai), La Crise de la culrure pour « Vérité et politique », tousdeux de Hannah Arendt. ISBN : 978-2-311-21489-5 Création de la couverture : Hung Ho Thanh Adaptation de la couverture : Les PAOistes Composition : Hervé Soulard Laloi du 11 mars 1957 sautorsane aux termes desalingas2 et 3 de article 41, une pare, que les « copies ou reproductions strict: iment rservées usage privé du copise et non destinées & une utilisation collective we, autre part, que ls analyses tes courtes Cations dans un but d exemple et illustration, « toute reprézentation ou reproduction intégrale, ou patel, ate sansle consen- tement de Fauteur ou de ses ayants droit ou ayancs cause, exile» (linga Ler de article 40), Cette eprésentation ou reproduc tion, par quelque procédé que ce soi, constituerat donc une contrefagn sanctionnée pat es ariles 425 et suivants du Code pénal Le« photocopillage » est usage abusif et collectif de l photocopie sans autorsation des auteurs et des éditeurs. Largement répandu dans les eablissementsdenseignement, le « phococopillage» menace avenir du live, caril met en danger son équilibre conomique Il prive les auteus dune juste rémungration. En dchore de I'usge privé du copiste, roure reproduction rotale ou parille de cet ouvrage ext interdite ‘Des photocopies payantes peuvent écerélistes avec l'accord de eur, Sladressr au Centre francais exploitation du droit de copie : 20 rue des Grands Augustin, F-75006 Pari Tal :01 44074770 © Vuibere— juin 2023 — 5 allée de la 2*DB, 75015 Paris Site internet : heep://svww.vuibert.fr Sommaire PARTIE 1. REPERES SUR LE THEME (G. GRAINGER) Introduction. 1 Faire croire : convaincre, persuader ou contraindre ? 2.Quiest-ce que croire ? 3. Faire croire et mentir, est-ce mal ?. 4. Faire croire, une nécessité politique ? Conclusion PARTIE 2. RESUME ET ANALYSE DES EUVRES AU PROGRAMME = Les Liaisons dangereuses, 1782 (G. Napoli) Introduction 1, Leeuvre dans son contexte historique et littéraire. 2. Focus sur Les Liaisons dangereuses. 3. Faire croire dans Les Liaisons dangereuses Conclusion - Ce que la littérature a le pouvoir de faire croire Bibliographie et filmographie succinctes = Lorenzaccio, 1834 (L. Russo) Introduction. 1. Loeuvre dans son contexte historique 2. Focus sur Lorenzaccio ... 3. Faire croire dans Loremzaccio. Conclusion - Un idéal de "honnéteté et dela sincérté: roe en "Homme? Bibliographie et filmographie succinctes = « Vérité et politique » (1967) et « Du mensonge en politique » (1971) (G. Grainger) Introduction... 1. oeuvre dans son contexte . 2. Focus sur l'ceuvre. « Vérité et politique » (1967) « Du mensonge en politique » (1971) 3, Faire croire dans « Vérité et politique » (VP) et « Du mensonge en politique » (MP) Bibliographie et filmographie succinctes PARTIE 3. ETUDE TRANSVERSALE DU THEME DANS LES CEUVRES (M. HUBAC) 1.De l'art de « faire croire » 2. Faire croire : un enjeu de pouvoir 3. Faire crore : en quéte de vérité PARTIE 4, METHODE ET CONSEILS = Lerésumé. 1. Quiest-ce qu'un résumé ? 2. Comment résumer efficacement un texte ? 3. Comment amétiorer l'expression de son résumé ? 4, Comment obtenir une bonne note au résumé ? B v a 26 #31 3 38 a 80 81 81 82 86 12 13 nS 15 16 are) 124 133 I 147 151 163 176 191 191 192 199 201 = Ladissertation 1. Quiest-ce qu'une dissertation ? 2. Comment construire le plan de la dissertation ? 3. Comment rédiger le devoir ? 4, Comment obtenir une bonne note 8 la dissertation ? m= Lasynthése de textes. 1. Nature de Uexercice. 2. Le travail préparat 3, Rédiger lintroduction. 4, Rédiger le développement 5. Rédiger la conclusion 6. Quelques conseils de rédaction. = Loral 1. Qvest-ce qu'un oral de rancas-philosophie 2. 2. Les épreuves orales X, Mines-Ponts, ESM, Mines-Telecom 3. Lépreuve de l'entretien seul. 4. Les écueils & éviter a Voral 5. Des conseils de langue 6.Quiest-e quest attend, valorisé et penalise a oral? PARTIE 5. SUJETS ET CORRIGES 1m Sujets de résumé Sujet 1: résumé CCINP en 100 mots (+10 %) Sujet 2 : résumé CCINP en 200 mots (#10 %) Sujet 3: résumé Centrale en 200 mots (10 %). = Corrigés des résumés . Sujet 1 Sujet 2. Sujet 3 m= Sujets de dissertation. Sujets avec corrigé entigrement rédigé Sujets avec plan détaille. Sujets avec plan simple m= Corrigés des dissertations Dissertations rédigées. Plans détaillés.. Plans simples. PARTIE 6. CITATIONS 1. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses. 2. Alfted de Musset, Lorenzaccio .. 3. Hannah Arendt... 203 203 205 210 2212 215 215 27 218 219 29 29 222 222 223 227 229 230 232 235 235 237 238 241 241 243 245 249 249 250 250 251 251 264 24 281 283 285 PARTIE 1 Repeéres sur le theme Introduction 9 1. Faire croire : convaincre, persuader ou contraindre ? 10 2. Qu’est-ce que croire ? 15 3. Faire croire et mentir, est-ce mal ? 12. 4. Faire croire, une nécessité politique ? 23 Conclusion 28 Introduction «Les peuples sont naturellement inconstants, et [...], s'il est aisé de leur persuader quelque chose, il est difficile de les affermir dans cette persuasion : il faut donc que les choses soient disposées de maniére que, lorsqu'ils ne croient plus, on puisse les faire croire par force. » Nicolas Machiavel, Le Prince, VI « Des principautés nouvelles que 'on acquiert Par ses propres armes et sa vertu », trad. J.-V. Périés, [1532] 1825. Enjeu fondamental en stratégie politique, « faire croire » s‘inscrit dans une longue tradition philosophique de réflexion sur la nature de la croyance et de la vérité, ainsi que les forces qu’elles possédent pour manipuler et exercer le pouvoir, comme dans Le Prince de Machiavel. La puissance imaginaire et symbolique de l'expression a récemment acquis une nouvelle vigueur, du fait de la relativité des opinions individuelles. Disposer de ses propres croyances constitue un droit fondamental. Dans les relations humaines et les actions politiques, l'influence sur les croyances d’autrui, qu'il s'agisse d'un individu ou d'un peuple, revét alors une importance primordiale. Mais quelqu’un qui cherche & faire croire, surtout si cette intention transparait trop clairement, rencontre une certaine méfiance. Celui 4 qui l'on fait croire flaire le piége. Une vérité, qu'elle soit de fait ou de raison, ne devrait pas se transmettre par une telle manceuvre. Pourquoi faire croire s'il suffit d'informer ou d'expliquer ? Une certaine duplicité semble affecter celui qui fait croire, lorsqu'l est établi que ses paroles aspirent a jouer sur la crédulité de son interlocuteur. Il faut donc la fois se demander si faire croire est réellement nécessaire dans cer- taines circonstances et étudier quelles en sont les consequences. Dans un premier temps, nous demanderons comment (‘on fait croire. Nous étudie- rons les moyens déployés par la rhétorique et I'argumentation pour convaincre et per- suader et montrerons ainsi qu’ils ne peuvent étre assimilés a des gages de véracité. Des lors, « faire croire » insinue qu'une certaine liberté peut étre prise avec la vérité, la sincérité et la bienveillance. Il conviendra donc de s'interroger sur le statut de cette croyance en question. Une deuxiéme partie distinguera ainsi croyance, opinion et connaissance. De cette distinction découlera un questionnement éthique et moral sur le couple vérité-mensonge. Mentir est-il louable dans certaines conditions ? Dans quelle mesure done faire croire serait-il parfois indispensable ? Cela fera l'objet d’une troisiéme par- tie, qui conduira a distinguer notamment la morale idéaliste de Kant de la morale plus concréte de Constant. Or, la politique prétend assurément occuper le terrain du concret et de l'action. C'est ainsi que nous déboucherons, dans la derniére partie, les enjeux spécifiquement pol tiques du faire-croire. Alors qu'un politicien qui fait croire explicitement devrait faire Vobjet d'un discrédit rédhibitoire, on ne saurait cependant situer meilleur terrain du faire- croire que la politique. Amener autrui & croire en nous, donc faire croire, parait au coeur de activité politique, en accord avec la métaphore de Max Weber, & la toute fin de son ouvrage Le Savant et le Politique : « La politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur. » (1919, trad. J. Freund.) Or, d'aprés la citation du Prince en exergue, si la persuasion pour faire croire ne fonctionne pas, la contrainte violente peut étre paradoxalement utilisée. Mais quel type de croyance aboutit l'acte de « faire croire de force » ? Une croyance développée par une manceuvre autoritaire du pouvoir et, donc par la crainte qu'elle inspire, est-elle toujours croyance ? PMC Culm ete ( ig ou contraindre ? La parole constitue Voutil privilégié de l'argumentation, démarche fondamentale pour faire croire. De sa maitrise dépend la réussite de l'acquisition de croyances neuves par U'interlocuteur. Cet art se nomme la « rhétorique ». Au-dela de sa technicité, qui conduira notamment a distinguer convaincre et persuader, se pose la question de sa légi- timité, laquelle ne va pas de soi. Dans quelle mesure la rhétorique s'apparente-t-elle donc & une manipulation, voire 4 une contrainte, plus qu’a une méthode essentielle pour faire porter & la connaissance d’autrui un propos et une logique bien fondés ? art rhétorique ité, au 1" sidcle, le grand traité de rhétorique de Quintilien l'Institu- tion oratoire (De institutione oratoria en latin) fait encore autorité. Ce manuel en douze volumes discute et expose toutes les régles théoriques et pratiques de l'art de créer et de prononcer des discours. Ceux d'aujourd’hui s’en inspirent largement. Quintilien se fonde sur toute la tradition rhétorique des grands orateurs grecs et latins, comme Isocrate, Démosthéne, Cicéron, des grands théoriciens de la rhétorique comme Aristote et Cicéron encore. Il fait un sort minutieux a chaque type de discours, en fonction de ses circonstances, du contexte politique ou judiciaire, de la nature du public. Les conseils qu'il prodigue sont fréquemment accompagnés de réflexions philo- sophiques sur le langage, la vérité, l'éducation, la politique, la justice. Bien plus que des techniques, ils traitent donc de la formation de l'orateur en tant qu’étre humaii Or, Quintilien revient longuement sur la définition, la nature et les finalités et de la thétorique. Communément définie comme « le pouvoir de persuader » (vis persuadendi en latin), la rhétorique se présentait comme un moyen de parvenir a l'assentiment de l'auditoire, aussi bien dans les discours publics que dans les dialogues privés. Faire croire, telle est bien la finalité de la rhétorique qu'admettent nombre d’auteurs antiques, comme Aristote (1v* siécle), selon lequel « la rhétorique est l'art de trouver tout ce qui peut persuader en parlant » (Rhétorique) Quintilien préfére la définir comme « lart de bien dire ». Selon lui, ta raison servirait peu al’@tre humain sila parole n’existait pour exprimer ses pensées. Plus beau présent des dieux, la parole se doit d’étre cultivée dans tout son art. Mais l'adverbe « bien » recéle une ambiguité fondamentale, puisqu'il désigne la qualité technique tout autant que la qualité morale. Au fond, un orateur qui construit et énonce a la perfection tech- nique son discours, ne saurait parler « bien » si son propos va a 'encontre d'une certaine morale. Et réciproquement ! Toujours est-il que : « Sidonc la parole est le plus beau présent des dieux, qu’y a-t-il que nous devions cultiver et exercer ayec plus de soin ? et en quoi pourrions-nous étre plus jaloux de 'emporter sur homme, que parce qu'il met homme au-dessus des autres animaux ? ajoutez a cela quril n'est pas de travail qui nous paye plus largement de nos peines, Il ne faut que considérer de quel point est partie 'élogquence, 4 quelle hauteur elle est parvenue, et jusqu’od elle peut s‘éleverencore. Car, sans parler de ce quilly a dutile et de doux pour ’homme de bien & pou- voir défendre ses amis, éclairer le Sénat par ses conseils, entrainer le peuple, 'armée, au gré de sa volonté ; n’est-ce pas quelque chose de beau en soi que de pouvoir, par des mayens communs & tous, lintelligence et la parole, acquérir tant de supériorité et de gloire qu'on ne paraisse plus parler et discourir, mais, comme Aristophane |'a dit de Périclés, lancer des foudres et des éclairs ? » (Quintilien, institution oratoire, lI, xv trad. M. Nisard, 1875.) De facon générale, dans l'Antiquité, la rhétorique ne se limite pas a faire croire, c'est- a-dire @ manipuler les esprits pour leur inculquer une croyance plus ou moins malveil- lante ou erronée. Au contraire, la rhétorique, liée au droit d'expression, a la délibération, était facteur de liberté puissant, face par exemple a la force physique. |B.) Techniques et finalités du discours Pour faire croire efficacement, plusieurs principes doivent donc étre suivis, selon Quintilien. Tout d'abord, trois devoirs incombent & l'orateur : instruire (docere, en latin) par la rigueur de son argumentation et la véracité des faits ; plaire (delectare, en latin) par le style, les procédés rhétoriques, la variété des exemples et arguments ; émouvoir (movere, en latin) par l'emploi des registres comiques ou pathétiques. Cing étapes président a l'élaboration du discours : 1. Invention (inventio) : trouver les arguments. 2. Disposition (dispositio) : ordonner les arguments trouvés : plan du discours. 3. Elocution (elocutio) : style, ornementation (les mots et les figures). 4. Mémoire (memoria) : fixer dans l'esprit le discours pour s‘en souvenir. 5. Action (actio) : prononcer, jouer le discours (a tude, gestes, diction) Enfin, tout discours doit comporter quatre moments (dispositio) 1. Lexorde (exordium), soit l'introduction du discours, comporte deux temps : la cap- tatio benevolentiae, qui capte l’attention de l'auditoire et suscite sa curiosité ; la division (partitio), qui annonce le plan du discours. Repéres sur le théme 2. Lanarration (narratio), soit l'exposé des faits, doit étre sobre, claire, vraisemblable et bréve, mais aussi pragmatique, puisqu’elle prépare l'argumentation 3. argumentation (confirmatio) se décompose en la proposition, qui définit claire- ment l'enjeu du débat, l'argumentation, qui expose les arguments et la réfutation des arguments de la partie adverse. 4, La péroraison (peroratio), soit la conclusion du discours, reprend et résume les argu- ments, avant d’énoncer un ultime appel a la sensibilité, fe | Convaincre et persuader Outre ces différentes techniques rhétoriques, deux stratégies argumentatives dis- tinctes mais complémentaires existent : convaincre, qui découle du docere latin, et per- suader, proche des delectare et movere latins. Lorsque U‘orateur fait appel a la raison, 3 la logique et & l'esprit critique (qui correspondent au logos) de son auditoire ou interlo- cuteur, il le convaine. Sil s’appuie sur ses émotions et son imagination - qu’elles soient de Vordre du pathos ou du rire— il le persuade. Rares sont cependant les discours qui ont recours exclusivement a l'un ou a l'autre. Un propos qui cherche avant tout & émouvoir ne peut pas étre complétement dépourvu de raisonnement logiquement. De méme, un exposé rationnel, pour étre efficace, doit réussir 4 émouvoir quelque peu le public. La persuasion est évoquée en premier par Aristote dans sa Rhétorique, puis par Cicéron (1" sigcle), avant que Pascal (1623-1662) y réfléchisse & son tour dans L’Art de persuader (1660). entendement fait parvenir les vérités depuis l'esprit jusque dans le coeur ~ C'est-&-dire d’un propos logique et rationnel vers une opinion ou une croyance profondément développée. Mais la faiblesse de l'homme le conduit la plupart du temps & céder & l'agrément de La volonté lorsqu'il forme ses opinions en son ame, au détri- ment de 'entendement. L'art de persuader réfléchit alors & « la maniére dont les hammes consentent 4 ce qu’on leur propose et aux conditions qu’on veut faire croire ». « [Ilya douter] ot les choses qu'on veut faire croire sont bien établies sur des verités Connues, mais qui sont en méme temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. tl est alors qu'l se fait un balancement douteux entre la verité et la volupté, et que la connaissance de l'une et le sentiment de autre font un combat dont le succés est bien incertain, puisqu'il faudrait, pour én juger, connaitre tout ce qui se passe dans le plus inté- rieur de homme, que homme méme ne connait presque jamais. Il paratt de 18 que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard a la per- sonne & qui on en veut, dont il faut connaitre esprit et le cceur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s'agit, quels rapports elle a avec les principes avoues, ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison ! » Blaise Pascal, Art de persuader, 1660. 10 De cet extrait ressort l'association instructive de la persuasion avec le plaisir produit par l'orateur sur l'interlocuteur. Ce plaisir entre en résonance intime avec la personnalité de U'individu. Toutefois, pour Pascal, il n'est rien de plus difficile de connaitre son propre coeur ; alors comment connaitre le coeur d’autrui ? [D.) ethos de Uorateur Texte clé 4 Silorateur veut que sa parole produise la conviction, il doit posséder trois qualités, ui, indépendamment des preuves, sont pour nous autant de motifs qui nous portent & croire. Ces qualités sont la prudence (phronésis), la probité (arété) et la bienveillance (eunoia). Dans les discours et dans les délibérations publiques, on ne s'écarte de la vérité que parce qu'on manque de ces trois qualités, ou méme d'une seule, Car c'est 'ignorance qui égare notre jugement ; ou bien, le jugement étant droit, c'est la méchanceté qui nous empéche de dire franchement ce que nous pensons ; ou bien encore, nous sommes, il est vrai, prudents et probes, mais nous manquons de bienveillance ; ce qui fait que nous ne donnons pas les meilleurs conseils, quand nous pourrions le faire. Ces trois qualités sont les seules, Tout orateur qui paraitra les posséder portera nécessairement la conviction dans Uesprit des auditeurs, Mais comment paraitre prudent et probe ? ...] Les mémes moyens qu'on emploie pour faire paraitre les autres prudents et probes, on peut les employer pour Soi-méme. » Aristote, La Rhétorique, trad. N. Bonafous, 1856. Dans la rhétorique grecque, depuis Aristote, outre le logos (la raison en grec) et le pathos (\'émotion), l'ethos de Vorateur joue un role majeur. De facon générale, ce terme désigne le caractére habituel, la maniére d’étre d'un individu. En rhétorique, il s‘agit de Vimage que le locuteur renvoie de lui-méme & travers son discours. Toute remarque ou attitude qui donne a voir, explicitement ou non, le caractére de lorateur reléve de ethos. La finalité visée est sa crédibilité, son faire-croire. Aristote érige dilleurs la vérité comme enjeu fondamental de ce faire-croire, qui peut se voir altérée par une mise en ceuvre mal maitrisée de l'ethos, ce qui fait écho a ses réflexions sur les croyances et les opinions, comme il sera développé plus bas. Le célébre critique littéraire Roland Barthes résume ainsi la pensée d’Aristote : « Pen- dant qu'il parle et déroule le protocole des preuves logiques, l’orateur doit également dire sans cesse : suivez-moi (phronésis), estimez-moi (arété) et aimez-moi (eunoia). » Ces trois injonctions épousent tout a fait les intentions des manipulateurs par excellence de deux des ceuvres au programme, qui seront présentés dans leurs parties consacrées : chez Valmont (Les Liaisons dangereuses) et Lorenzo (Lorenzaccio), l'ethos constitue l'un de leurs leviers d'action principaux, puisqu’ils cherchent & créer une image d’eux-mémes qui conditionne la croyance en laquelle adhérent ou non leurs interlocu- teurs —ou spectateurs. Cette image a bien pour dessein qu'on les suive, les estime et les aime. ethos rhétorique de Valmont transparait viverent & la fin de la lettre XXXVI a la présidente de Tourvel, par sa construction d'une image d'amant éploré : « Voila pourtant, n Renéres sur le thame Madame, voila le récit fidéle de ce que vous nommez mes torts, et que peut-étre il serait plus juste d’appeler mes matheurs. Un amour pur et sincére, un respect qui ne s‘est jamais démenti, une soumission parfaite ; tels sont les sentiments que vous m’avez inspirés. Je reusse pas craint d’en présenter l’hommage a la Divinité méme. O vous, qui étes son plus bel ouvrage, imitez-la dans son indulgence ! Songez 4 mes peines cruelles ; songez surtout que, placé par vous entre le désespoir et la félicité supréme, le premier mot que vous pro- rnoncerez décidera pour jamais de mon sort. » Quant & Lorenzo, une réplique de la scéne 4 de l'acte II, adressé a Venturi, illustre toute sa conscience de l'ethos rhétorique : « Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d'un beau petit mot, pas trop court nitrop long, et rond comme une toupie ; on rejette son bras gauche enarriére, de maniére a faire faire a son manteau des plis pleins d'une dignité tempérée par la grace ; on liche sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite toupie s‘échappe avec un murmure délicieux. On pourrait presque la ramasser dans le creux de la ‘main, comme les enfants des rues. » Réprobation de la rhétorique La rhétorique a aussi fait l'objet de la défiance de philosophes, 8 commencer par Socrate et Platon. Dans le Gorgias, Socrate cherche a déterminer si la rhétorique est un art et quelle utilité elle pourrait revétir dans la vie politique. Selon lui, la rhétorique fait croire plutét qu'elle ne fait connaitre. En particulier, elle fait croire qu'une chose est juste ou injuste, sans en apporter les preuves ou un réel raisonnement logique. Le philosophe la considére donc comme une pratique sans valeur, puisqu’elle n‘apporte n entre la rhétorique des sophistes et la maieutique de Socrate est d’ailleurs reprise par Arendt dans « Vérité et politique ». Surtout, pour Socrate et Platon, la rhétorique est immorale, en ce qu'elle se sert de Ullusion pour séduire la foule. Par principe, le plaisir prime alors sur le bien. Quand le beau discours manipule la foule pour servir les desseins de l'orateur, la parole devient méme dangereuse. De plus, l'enseignement du rhéteur constitue une « mauvaise nour- riture » pour ame. Plus tard, le philosophe anglais Locke (1632-1704) fustigera & son tour cet art de la rhétorique, notamment dans un paragraphe de son célébre Essai sur l'entendement humain (1689). De sa critique transparait une vision cynique des habitudes de pensée de U'homme. Il déplore le peu de valeur que le commun des mortels accorde a la vérité, constat dont Arendt se fera l'écho dans « Vérité et politique », dans une certaine mesure. « Except lordre et la netteté, tout l'art de la rhétorique, toutes ces applications arti- ficielles et figurées qu'on fait des mots, suivant les régles que l'éloquence a inventées, ne servent & autre chose qu’a insinuer de fausses idées dans l'esprit, qu’s émouvoir les pas- sionset a séduire parla lejugement;de sorte qué ce sont en effet deparfaites supercheries. [..] Une seute chose que je ne puis m’empécher de remarquer, c'est combien les hommes prennent peu d'intérét & la conservation et a l'avancement de la vérité, puisque c'est & ces atts fallacieux qu'on donne le premier rang et les récompenses, Il est, dis-je, bien visible que les hommes aiment beaucoup a tromper et a étre trompés, puisque la rhétorique, i ce puissant instrument d’erreurs et de fourberle, a ses professeurs gagés, qu'elle est ensel- sgnée publiquement, et qu’elle a toujours été en grande réputation dans le monde. » John Locke, Essai philasophique concernant entendement humain, 1689, Ill, X, 34, tr. P. Coste, 1700. 2. Qu’est-ce que cro De méme que « faire croire » connote une idée de fausseté, de tromperie, le terme de « croyance » est souvent employé de maniére péjorative pour désigner une vérité incer- taine : celui qui croit risque de se tromper. Le verbe « croire » revét cependant une mul- titude de signi ns. Quelques exemples courants en témoignent : « Crois-tu venir demain soir ? » « Je crois en la métempsycose. » « Les enquéteurs ne croient pas en son alibi. » « Je crois que le carré de la longueur de l'hypoténuse d’un triangle rectangle est égal a la somme des carrés des longueurs des deux autres cOtés, » « Elle croit en Dieu. » Celui qui affirme « croire » tantét connait, tantét a Vopinion plus ou moins ferme, plus ou moins étayée, tantot fait le pari de, tantot accorde du crédit a. Au passage, la croyance, évoquée nue, dans l'absolu, évoque principalement la foi Mais avant tout, croire, c'est attacher une valeur de vérité a un fait ou un énoncé. La croyance se définit par une attitude mentale d’adhésion liée a un sentiment de convic- tion intime au sujet de ce qui est tenu pour vrai. Le tenir-pour-vrai constitue donc le principal noyau commun du croire, si variés soient ses sens particuliers. Une histoire philosophique de la notion de croyance serait trop longue et com- plexe pour étre entreprise ici. Avant quelques ouvertures contemporaines, trois étapes majeures de sa généalogie seront donc abordées : son émergence dans la doxa grecque, et ses évolutions dans les pensées successives de Descartes et Hume. [A.) La doxa dans la philosophie grecque antique En philosophie, la notion de croyance trouve son origine dans la doxa des Grecs, qui désigne a la fois ‘opinion et le fait d’« opiner » (donner son avis). Dans le Poéme de Par- ménide (v°s. av. J.-C.) Vopinion est considérée comme inférieure et condamnée car elle nest pas fiable, contrairement a la vérité qui constitue le chemin sir & suivre. Le philo- sophe ne doit cependant pas pour autant négliger les opinions des mortels, notamment celles qui sont relativement stables. Chez Platon (1v* s. av. J.-C.), la vérité est lige a la nécessité, a Vimmuabilité et a Vin- conditionnalité tandis que 'opinion est associée au contingent, au variable et au condi- tionné. Malgré la condamnation de la doxa, Platon considere que l'opinion droite occupe une position intermédiaire entre l'ignorance et la veritable science. Dans cette perspective, l'opinion n'est pas simplement un degré inférieur de connais- sance et d’étre, mais une activité de l'ame qui consiste a s’appliquer a l'étude des étres en passant par l'embarras et la recherche. Cette activité, et non plus ce contenu, qualifiée de B Randrac curlathame doxazein (qui signifie ala fois « former une croyance » et « détenir une croyance »), abou- tit a la distinction entre ‘opinion vraie et l'opinion fausse. Cette activité de penser se fait par le biais d'un dialogue avec soi-méme, comme Socrate le souligne dans le Théététe « Il me paratt que l'3me, quand elle pense, ne fait pas autre chose que s’entretenir avec elle-méme, interrogeant et répondant, affirmant et niant, Quand elle est arrivée & une décision, soit lentement, soit d’un élan rapide, que das lors elle est fixée et ne doute plus, cest cela que nous tenons pour une opinion. Ainsi, pout moi, opiner, c'est parler, et opinion est un discours prononcé, non pas, assurément, a un autre et de vive voix, mais en silence et & soi-méme. » Platon, Théététe, 189e-190a, trad. V. Cousin, 1824. Cette conception de la pensée prend une importance majeure dans le faire-croire, dés lors quil s'agira d'analyser les situations oi Vindividu se fait croire a lui-méme. Dans « Vérité et politique », Arendt rappellera que les situations oii ‘individu « est en contradiction avec ui-méme » risquent de le priver complétement de sa « capacité de penser » (p. 312) Aristote a étoffé la notion d’opinion en explicitant son objet propre : le probable (endoxon, de ta méme racine que doxa et doxazein). Ce dernier présente divers degrés de certitude, de stabilité, et ressemble donc a la vérité ; il est le « vrai-semblable ». Le probable s’applique, d'une part, aux opinions formées par la majorité des hommes ou les plus sages ; ces opinions se trouvent & mi-chemin entre le nécessairement vrai et l'évidemment faux. D’autre part, il s'applique 4 la connaissance que nous avons des choses qui, bien que contingentes, se produisent fréquemment ou la plupart du temps d'une certaine maniére. Ainsi, le probable et le fréquent situent bien Uopinion entre la sensation fugitive et contingente et la science stable et nécessaire. Tel est donc le paradoxe grec de la croyance-opinion, qui désigne alternativement a) un degré de connaissance, lorsque l'on insiste sur son déficit par rapport a la science et qu'on le caractérise comme l'incomplétude ou l'absence de son objet ; b) le mouve- ment d’approche de la vérité « dans le temps et par effort » (Platon). [B.) Croyance-opinion et croyance-assentiment chez Descartes Les stoiciens ont apporté une contribution décisive & la philosophie de l'opinion, en distinguant la représentation (phantasia) et l'assentiment (sunkatathesis). Ce dernier désigne 'acte par lequel on acquiesce & une opinion. Chez René Descartes (1596-1650), la philosophie du jugement est influencée a la fois par la tradition platonicienne, celle de la croyance-opinion, et par la tradition stoi- cienne, celle de la croyance-assentiment. Dun cété, l'assentiment n'est pas, selon lui, une forme de croyance, et d'un autre la croyance, au sens d’opinion, s‘oppose a la ve table connaissance. 4 La quatriéme méditation des Méditations métaphysiques (1541) traite de l'analyse du jugement, visant a expliquer l'erreur, considérée comme une sorte de péché dans le domaine de la connaissance, tout comme chez Platon, oli l'erreur est associée a opinion. La faculté de juger, fallible, implique la possibilité de se tromper. Descartes reprend la dichotomie stoicienne entre la représentation et l'assentiment en séparant l'entende- ment de la volonté. Ge qui est nouveau, c'est le rdle de la volonté dans l'assentiment. Dans la volonté cartésienne s'expriment a la fois la liberté et la responsabilité. Dire oui ou non est entié- rement sous le contrdle de la volonté, car elle maitrise la décision de faire ou de ne pas faire. Selon Descartes, «il n'ya que la seule volonté que jexpérimente en moi étresigrande que je ne concois pas 'idée d’aucune autre plus ample et plus étendue ». Le pouvoir absolu du oui et du non est sans mesure ni limite, ce qui le rend infini. Lassentiment cartésien, action de la volonté, se distingue donc de la croyance, qui implique une passivité, un entrainement par autrui ou autre chose. Cette passivité joue diailleurs a plein dans le faire-croire. L'expérience passive de l'étre trompé ou, comme Vexprime Descartes, de « l'étre-décu » s'oppose a l'acte du oui et du non, qui constitue ame de lassentiment authentique. Descartes, principal défenseur de la philosophie de l'assentiment, reste donc, avec Platon, critique de opinion, Néanmoins, on peut considérer que la « croyance » acquise passivement et celle qui est prise en charge parla liberté dans l'assentiment sont les mémes. Dans les deux cas, nous jugeons, nous affirmons ou nions, nous considérons comme vrai ou faux. Toutefois, nous ne faisons pas appel notre liberté lorsque nous sommes trompés ou décus, ou lorsque nous recevons des idées par nos sens, ou par la coutume. Ainsi, c'est la méme liberté, présente négativement ou positivement, qui unit la croyance et le jugement [C.) Vunité de la croyance : la philosophie du belief de Hume Le philosophe écossais David Hume (1711-1776) a percu l'unité profonde de la croyance (belief), malgré les oppositions établies par les philosophies platoniciennes entre opinion et vérité. Le belief humien se référe a la croyance considérée dans son sens indivisible, comme lorsqu’on dit couramment « accorder crédit a une opinion », « crédit » provenant du latin credere, & savoir « croire ». La notion de croyance n'est plus enfermée dans l'oppos tion entre opinion et science, mais plutot dans une anthropologie, soit une étude socio- culturelle de l’@tre humain. Ce changement philosophique est significatif. Méme si la croyance continue de jouer un réle dans la formation d'une science des idées telles que la géométrie ou la physique, elle est désormais considérée dans une perspective de philosophie morale. Uouvrage majeur de Hume, Le Traité de la nature humaine (1739), associe la croyance & l'impre: sion, constitutive de la vie de l'esprit, a l'idée, qui découle de l'impression, et a U'habi- tude, qui ordonne et établit des idées abstraites et des régles générales. Faire croire, C'est donc donner impression, transmettre une idée qui découle de cette impression staurer une habitude qui s'approprie les idées. 15 Ranarac curlathame Le concept de croyance se rapporte des lors a la confiance que nous accordons & nos impressions ou & nos idées. Elle exprime la spontanéité de l'esprit, qu'elle soit simple ou réfléchie. Le prestige de la croyance est donc restauré et couvre aussi bien les croyances incomplates issues de l'imagination et de U'habitude que les croyances poétiques et populaires, ainsi que les croyances plus réfléchies dans lesquelles ‘esprit se controle et se corrige en recourant a des régles générales. Toutefois, c'est la spontanéité qui prime, rapprochant ainsi la croyance du sentiment plutét que de l'assentiment volontaire car- tésien. De plus, dans la nouvelle théorie de Hume, la croyance acquiert une signification épistémologique (relative & la philosophie des sciences) décisive, oi V'idée de probabilité tend & remplacer celle de vérité au sens platonicien et cartésien. Les domaines de la politique, de la médecine et de la philosophie sont tous concer- nés par |'évaluation et l'analyse de combinaisons de causes incertaines. Les probabili- tés importent davantage que les démonstrations. Selon Hume, la probabilité représente un degré quantitatif de certitude, transformant ainsi la croyance subjective en quelque chose d’objectif Dans la vie quotidienne, ‘estimation des probabilités est cependant plus influen- cée par l'imagination et la passion. Notre appréciation consciente des probabilités est le résultat de notre estimation spontanée, nourrie par l'expérience et l’habitude, qui contri- buent a renforcer nos croyances probables. Texte-clé « La croyance est une conception d'un objet plus vive, plus vivante, plus forte, plus vigoureuse, plus solide que celle que l'imagination seule soit jamais capable d'atteindre: Cette variété de termes, qui peut sembler si peu philosophique, est seulement destinée & traduite cet acte de l'esprit qui nous rend les réalités, ou ce que nous prenons pour tees, plus présentes, qui leur donne plus de poids dans \'es luence plus grande sur {es passions et imagination. » David Hume, Enquéte sur 'entendement humain, trad. Ph. Foltiot, 1748, [D.) Croire, une habitude d'action chez les philosophes pragmatiques Quatriéme éclairage dans notre parcours, la croyance est définie comme une « habi- tude d'action » par le courant philosophique du pragmatisme, a la suite de Charles Sanders Peirce (1839-1914). La validité des croyances ne doit pas étre fondée sur leur correspondance avec la réalité, mais plutdt sur les comportements ou les actions quielles engendrent, La croyance, que individu aspire & stabiliser, est associée a une certaine paix. Dans son ouvrage The Fixation of Belief (1877), Peirce considére que l'objectif de l'enquéte que Von mene n’est pas tant de rechercher la vérité en elle-méme, mais plutét de surmonter 16 le doute, a la fois génant et inhibiteur, pour atteindre la sécurité d'une croyance qui nous prépare a l'action. Pour lui, a croyance est 8 la fois une régle active en nous et une habitude intelligente qui guide nos actions lorsque l'occasion se présente, Cependant, la ténacité (la tendance & croire en principe ce que l'on croit déja), 'auto- é (qui permet aux institutions de légiférer sur les croyances) ou les a priori boule- versent sans cesse les croyances. Selon Peirce, seule la méthode scientifique, basée sur la raison et observation, permet de les établir durablement. 3. Faire croire et mentir, est-ce mal ? expression « faire croire » ne se limite pas au seul « croire », puisque la connotation majeure qu'elle recéle est celle du mensonge. Celui qui nous fait croire est, par principe, suspect de vouloir tordre la vérité si ce n'est de verser dans la véritable tromperie. Le verbe « faire » joue le réle d'auxiliaire modal qui traduit une forme de coercition ou de contrainte. Quelqu’un (éventuellement : quelque chose) fait croire quelque chose & quelqu‘un d'autre. De la simple suggestion a la véritable manipulation, « faire croire » laisse entendre que l'on pourrait croire, voire savoir, autre chose, mais que Uintention de l'agent (celui qui « fait ») nous conduit, avec l'accord plus ou moins appuyé de notre volonté, a adhérer & son propos et a sa réalité. Méme le sens le plus neutre de l'expres- sion « faire croire », qui est de faire en sorte qu’autrui acquiére une certaine croyance, constitue une manipulation. A son tour, tout mensonge a pour dessein de faire croire, en présentant comme solide, sinon vraie, une assertion qui porte sur un événement ou un regard sur la réa- lité. Or, manipulation et mensonge, quels qu’en soient les modes et degrés, font l'objet d'un débat éthique et moral en philosophie. Il s'agira donc d’examiner la condamnation morale spontanée que la philosophie a pu réserver au mensonge, avant de s'attarder sur les « pieux mensonges ». Deux sections seront ensuite consacrées & une appréhension plus neutre moralement du mensonge et au personage du menteur en littérature. [A.) Le mensonge moralement condamnable La culture judéo-chrétienne réprouve le mensonge de facon générale, a l'image de saint Augustin (354-430) qui, dans Du mensonge (De mendacio en latin), rejette toute possibilité de « bon mensonge ». Quelle que soit la circonstance ou ‘intention de son mensonge, le menteur va a l'encontre de sa pensée et trompe autrui. Il sait le vrai et dit le faux. Il péche donc contre Dieu, mais aussi contre son semblable. Toutefois, selon lui, « cacher la vérité n'est pas mentir ». Quand la charité chrétienne entre en conflit avec le devoir de verité, il faudrait donc affirmer que l'on sait mais que l'on ne dira pas. Or, dans un questionnement autour de l'acte de faire croire, il est intéressant de constater que saint Augustin exclut du mensonge tout ce qui n'est justement pas faire croire, comme le secret. Mentir, c'est faire croire le faux ; faire croire le faux, c'est mentir. Par la suite, plusieurs penseurs ont souligné les dangers qu'encourt la société a cause des menteurs. Uhumaniste Michel de Montaigne (1533-1592) considére que « le mentir est un maudit vice » (Essais, I, 1x, 1580). Alors que la vérité n’a « qu'un visage », w Randrac curlathama le mensonge a « cent mille figures, et un champ indéfini ». Identifier le mensonge con: tue une gageure, puisqu’il peut prendre une infinité de formes et s'appliquer dans une infinité de situations. Et quand mensonge il y a, la vérité est souvent difficile a recon: tuer. Il ne suffit pas de convertir le mensonge en son contraire pour atteindre la vérité Or, selon Montaigne, puisque la parole permet a l'homme de former une société, men- tir en supprime les possibilités de cohésion. Les individus finissent par se méfier les uns des autres, jusqu’a une possible ruine de la société. Une idée similaire apparait dans « Vérité et politique » d’Arendt, puisque le mensonge généralisé (ou lavage de cerveau) aboutit & « un genre particulier de cynisme —un refus absolu de croire en la vérité d’aucune chose, si bien établie que puisse étre cette vérité »(p. 327). La philosophie d'Emmanuel Kant (1724-1804) interdit aussi le mensonge, méme pour garder un secret. l'un des devoirs les plus fondamentaux de l'étre humain est de dire ce quill sait ou croit étre vrai. Mentir, c'est enfreindre U'impératif catégorique des Fonde- ments de la métaphysique des maeurs (1785) : « Agis uniquement d'aprés la maxime qui fait que tu peux vouloir en méme temps qu’elle devienne une loi universelle. » (trad. Victor Delbos, 1907.) Pour ce faire, l'individu devrait pouvoir rationnellement souhaiter que tous se fixent pour régle de mentir, ce qui rendrait toute vie en société inconcevable, et méme impossible. Dans la lignée de Montaigne, les liens entre menteurs seraient compromis, voire dissolus. [B.) Le ux Mensonge 4 Sije dis une chose fausse dans des affaires importantes, oi! le mien et le tien sont en. jeu, dois-je répondre de toutes les consequences qui peuvent en résulter 2 Par exemple, tun maltre a ordonné & son domestique de répondre, si quelqu’un venait le demander, qu’ n'est pas &la maison. Le domestique suit cet ordre ; mais il est cause par la que son maitre s étant évadé, commet un grand crime, ce qu’aurait empéché la force armée envoyée pour Vappréhender. Sur qui retombe ici la faute, suivant les principes de 'éthique ? Sans doute aussi sur te domestique, qui a violé ci un devoir envers lui-méme par un mensonge, dont sa propre conscience doit ui reprocher les consequences. » Emmanuel Kant, Doctrine de (a vertu, « Du mensonge », trad. . Barni [1795] 1855 Pourtant, le pieux mensonge préserve l‘intérét de celui a qui l'on ment, ou d’une tierce personne. Dans Des réactions politiques (1797), Benjamin Constant s’éléve contre le principe systématique de Kant, en prenant le cas de figure d’un assassin qui souhaite assassiner 'ami d'un individu, lequel cache ledit ami chez lui et ment a l'assassin pour ne pas quil le trouve. Il semble moral a Constant de mentir & l'assassin, puisque la vie de ami est alors menacée. Pour Kant, mentir, c'est alors prendre la responsabilité des évé- nements qui en découleront. Il serait préjudiciable d’influer de la sorte sur le cours des choses. Constant, en revanche, estime que le lien social se rompt si l'on ne peut méme pas compter sur un ami pour garder un secret vital. 18 « Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir ? Lidée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un étre, correspond aux droits d’un autre. La itil n’y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit la vérité. Or nul homme n’a droit & la vérité qui nuit a autrui Benjamin Constant, Des réactions politiques, 1797. Lobligation morale de dire systématiquement la vérité menace ainsi la liberté d’au- trui. Selon Constant, les droits donnés aux individus ne doivent pas pouvoir nuire a autrui, faute de quoi la coexistence pacifique au sein de la société est compromise. Dans La République, Platon distingue quant lui le mensonge veritable du mensonge en paroles. Le premier renvoie a « ‘ignorance en son ame de celui qu'on a trompé » (382b, trad. V. Cousin, 1834). Tromper aussi profondément un individu est répréhen- sible, puisque, selon Platon, c'est porter atteinte aux dieux. Le mensonge en paroles, en revanche, ne porte pas préjudice a autrui et peut méme s‘avérer utile, pour protéger ses amis et se protéger de ses ennemis. Certains gouvernants peuvent méme y avoir recours, du moment qu'ils servent la stabilité de la cité, ce qui préfigure certains pré- ceptes cyniques de philosophie politique. De facon générale, comme le souligne Hannah Arendt dans « Vérité et politique », Platon méprise plus l/ignorant que le menteur. |C.) Vérité et mensonge au-dela de la morale Dans Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), Friedrich Nietzsche envisage opposition entre vérité et mensonge en dehors de la réflexion sur le bien et le mal. ILy dépeint la vérité comme une simple production de langage. C'est ce langage qui invente U'ordre du monde, alors méme que nous avons impression quiil le décrit. Les mots construisent des concepts que l'on prend pour la réalité, mais qui sont des illusions ou des conventions de société. Ce que la parole qualifie de « vrai » n’existe pas réelle- ment. Et méme si l'étre humain aspire a rechercher la vérité, ce sont surtout les consé- quences de la vérité qu'il poursuit. Des lors, pour Nietzsche, toute parole fait croire en Virréel que l'on cherche & faire passer pour réel sans méme en avoir conscience. Tout langage est mensonger. Mais tout le monde accepte le mensonge, des lors que ses conséquences ne nous nuisent pas. «Le menteur utilise les designations valables, les mots, pour faire apparaitre V'rréel comme réel; il dit par exemple : je suis riche” alors que “pauvre” serait pour son état la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies par des substitutions arbitraires et méme des inversions de noms. Sil fat cela par intérét et en plus d'une facon nuisible, la société lui retirera sa confiance et du méme coup l'exclura, Ici les hommes ne craignent pas tant le fait d'étre trompés que le fait qu'on leur nuise par cette tromperie : a ce niveau-l8 19 + a a v £ 4 ¢ @ a aussi, ils ne hatssent pas au fond U'llusion, mais les conséquences pénibles et néfastes de certains genres dillusions. » Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad. N. Gascuel, Paris, Actes sud, 2002. Vanalyse de la vérité par Hannah Arendt, dans « Vérité et politique » apparait alors ‘comme une résonance de ce constat cynique, méme si la description de ce qui est figure parmi les plus hautes aspirations humaines, depuis Homere et Hérodote. | D.) Le personnage du menteur en littérature La littérature a elle aussi abondamment traité le mensonge, au point que le person- nage du menteur constitue un véritable topos. Elle aborde diversement le faire-croire, mais la condamnation morale, implicite ou explicite, y est fréquente, quil s'agisse de tourner en ridicule le menteur ou de montrer les conséquences plus ou moins fatales du mensonge. Indéniablement le plus connu des menteurs, le personnage de Pinocchio, congu par U'italien Carlo Collodi dans son roman pour enfants Les Aventures de Pinocchio (1881) a marqué de nombreuses générations. Mais toutes les déclinaisons existent en littérature, du menteur pathologique au menteur distrait, en passant par le véritable manipulateur. Les menteurs captivent le lecteur ou le spectateur par les mécanismes ‘moraux sous-jacents de leurs mensonges, qui peuvent se retourner contre eux - en par- ticulier dans les comédies ~ ou couronner la vilenie d'un caractére ambitieux et impi- toyable Le Soldat fanfaron (Miles gloriosius en latin) de Plaute (254-184 av. J.-C.) en est une des premieres représentations & travers le personage de Pyrgopolinice. Ce soldat qui se vante d’exploits qu'il n'a pas accomplis est devenu un personnage type de la comé- die (inspirant par exemple Matamore, dans L'illusion comique, de Corneille, en 1635). Faire croire est son fort, surtout pour faire rire. Dans la scéne d’exposition, le flatteur Artotrogus (autre archétype du menteur, I'hypocrite qui fait croire en son admiration pour profiter de Pyrgopolinice) répond avec engouement aux récits guerriers du soldat, qu'il compléte avec une admiration feinte. Par un aparté, il dévoile ensuite au public ses réelles pensées : « Rien, par Hercule, a cété de ce que je pouvais dire... (A part.) et que tu 1n’as jamais fait. Si quelqu’un a vu jamais un étre plus menteur, plus rempli de forfanterie, je me donne d lui, je me fais son esclave, pourvu qu'il me donne une crodte de fromage quand Je créveraide faim. » (trad. £. Sommer.) Le menteur est ridiculisé. Le mensonge peut aussi servir de mécanisme a la fatalité qui progresse dans des tragédies comme Othello (1604), de Shakespeare, oi! 'officier lago emploie toute sa Tuse mensongére a détruire Othello, son général qui lui accordait toute sa confiance. Sa duplicité le conduit a faire croire a Othello en son amitié et sa fiabilité, jusqu’a ce que ses complots soient révélés par Cassio dans l'acte V. Le personnage d'Enone dans Phédre (1677), de Racine, joue également un role déterminant dans le tragique des événements. Elle conseille 4 sa maitresse, Phédre, de calomnier Hippolyte, fils de son mari Thésée, en faisant croire qu'il lui avait fait des avances, alors que c'est bien elle qui est éprise de lui. Les conséquences en seront terribles, Thésée condamnant mort son propre fils. 20 NONE Pourquoi donc lui céder une victoire entiére ? Vous le craignez... Oser ‘accuser a premigre Du crime dont il peut vous charger aujourd'hui. Qui vous démentira ? Tout parle contre lui: Son épée en vos mains heureusement laissée, Votre trouble présent, votre douleur passée, Son pére par vos cris dés longtemps prévenu, Et déja son exil par vous-méme obtenu, Jean Racine, Phédre, acte Il, scéne 2, 1677. La question que pose none (« pourquoi donc ? ») comporte un intérét éthique et politique majeur. Quand « tout parle contre » quelqu'un, la vérité s‘avére plus faible que le mensonge, qui rend plus crédible la réalite alternative et fausse (Hippolyte sédui Phédre) que la réalité vraie (Phédre séduit Hippolyte). Faire croire en U'inverse dela réalité nest que trop simple. Des ceuvres aussi varies que connues mettent en également scéne la figure du mani- pulateur, tels Tartuffe, dans la comédie de Moliére (1669), Dubois dans la comédie Les Fausses Confidences (1737) de Marivaux, Vautrin dans le roman Le Pére Goriot (1835) de Balzac, Georges Duroy dans le roman Bel-Ami (1885) de Maupassant, ou, plus récem- ment, Jean-Claude Romand dans le récit U/Adversaire (2000) d’Emmanuel Carrere. La liste est loin d’étre exhaustive, mais ne saurait omettre de mentionner le chef-d'ceuvre de la manipulation, Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos, dont les deux personnages principaux la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont apparaissent ‘comme les modéles du genre. Mais ces manipulateurs qui peuplent la littérature font sou- vent l'objet d'une condamnation ambigué, le mensonge flottant entre le bien et le mal. e, une nécessité politique ? « Les peuples sont naturellement inconstants, et [...], sil est aisé de leur persuader quelque chose, il est difficile de les affermir dans cette persuasion : il faut donc que les choses soient disposées de maniére que, lorsqu'ils ne croient plus, on puisse les faire croire par force. » Nicolas Machiavel, Le Prince, VI « Des principautés nouvelles que l'on acquiert par ses propres armes et sa vertu », trad. J.-V. Périés, [1532] 1825. Depuis Le Prince (1532) de Machiavel, et en réalité bien avant, les réflexions philo- sophiques sur le pouvoir donnent effectivement a voir une opposition entre politique et morale. Se maintenir au pouvoir, gouverner et siattirer les faveurs du peuple, tout a cela relégue non seulement la vérité, mais le bien du peuple au rang des préoccupations mineures. Arendt s‘inscrit ainsi dans une tradition de la pensée politique. Il convient donc de revenir plus largement sur la figure de l'homme politique simulateur et dissimulateur, sur 'antagonisme entre vérité philosophique et politique et, enfin, sur le sort que connait Vidéal de transparence. S'il doit faire croire, ‘homme politique peut-il faire montre de transparence ? [A.) homme politique, un simulateur et un dissimulateur Uhistoire prouve qu'une part significative des politiciens tendent & tenir des discours qui ne concordent pas avec la réalité et & cacher les faits qui pourraient desservir leurs ambitions. Prénées ou non comme techniques politiques, simulation et dissimulation appartiennent au jeu politique. Dans les deux cas, le politicien fait croire. Le florentin Nicolas Machiavel (1469-1527), considéré comme le pére de la philoso- phie politique moderne, est l'un des premiers & avoir analysé avec finesse les voies du bien et du mal que pouvaient emprunter les hommes politiques pour accéder ou se maintenir au pouvoir. Dans son traité le plus célébre, Le Prince (1532), il prodigue des conseils & ceux qui souhaitent devenir princes et le rester. La nouveauté dans la pensée de Machiavel réside dans sa proposition systématique de ne pas résoudre les conflits politiques uniquement par des moyens verbaux. Au contraire de traités politiques classiques, plusieurs de ses recommandations vont a Vencontre des bonnes moeurs, Dans le chapitre XY, il affirme notamment : « Celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants. Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne & ne pas &tre toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité. » (trad. J.-V. Périés.) Le jeu politique, ot les adversaires ne feront montre d’aucune magnanimité, exige ainsi d'agir contre la morale lorsqu’il est nécessaire. Les actions les plus scandaleuses qu'il préconise ont été a Vorigine de l'adjectif « machiavélique ». Accusé d'immoralisme, ila néanmoins connu une postérité remarquable. En réalité, Machiavel n‘invite pas 8 U'immoralisme, ni méme au mensonge, mais constate implement que des moyens immoraux et des mensonges sont primordiaux pour « maintenir|'Etat ». Il affirme dans le chapitre XVIII la nécessité pour le prince d'avoir « Uespritassez flexible pour se tourner toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent ». Surtout, il faut « que tant qu'il le peut il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal ». Outre les difficultés d’interprétation du Prince, innombrables sont les prolongation et les discussions de ce qui apparalt comme une avancée conceptuelle majeure en philo- sophie politique. Le style du traité cynique a notamment connu une grande postérité, ot les conseils machiavéliques passent sous le couvert d'une ironie parfois feinte. Un exemple au coeur des tensions autour du faire-croire peut se trouver dans LArt ‘du mensonge politique (1733) de John Arbuthnot - texte longtemps attribué a Jonathan. Swift, ce qui lui a assuré sa célébrité. 22 « Le mensonge politique est l'art de convaincre le peuple, 'art de lui faire accroire des faussetés salutaires et cela pour quelque bonne fin. It faut plus d'art pour convaincre le peuple d'une vérité salutaire que pour lui faire accroire et recevoir une fausseté salutaire. Ilya trois sortes de mensonges : le mensonge de calomnie, le mensonge d'addition ou d’augmentation, le mensonge de translation. Le mensonge d'addition donne un grand personnage plus de réputation qu'il ne lui en appartient et cela pour le mettre en état de servir 8 quelque bonne fin ou a quelque dessein qu'on a en vue. Le mensonge de détraction, de médisance, de calomnie, ou le mensonge diffamatoire, est celui par lequel on dépouille quelque grand homme de la réputation qu'l s'est acquise & juste titre de peur quil ne sen serve au détriment du public. Enfin, le mensonge de translation est celui qui transfére le mérite d’une bonne action d'un homme a un autre homme. » John Arbuthnot, L’Art du mensonge politique, trad. |. Van Effen, 1742, Uopposition entre les expressions « faussetés salutaires » et « vérité salutaire » sou- ligne les vertus ouvertement reconnues du mensonge en politique, sous les trois décli- naisons que l'écrivain souligne. Deux siécles plus tard, Arendt analysera U'impossibilité de ménager la vérité dans V'activisme politique, ou du moins le trés grand avantage du menteur par rapport au diseur de vérité. Le menteur, quel que soit son but, peut faire coincider sa réalité avec son entreprise de changement du monde. |B.) L'antagonisme entre vérité philosophique et politique Faire croire, acte fonciérement politique, entre en conflit avec la vérité philoso- phique. Dans le chapitre LVI de son ouvrage majeur de philosophie politique, Léviathan (1651), Thomas Hobbes condamne non seulement « la fausse philosophie » mais aussi «la vraie philosophie » qui engendre la désunion dans la société et le gouvernement. En effet, « la désobéissance peut légitimement étre punie chez ceux qui enseignent contrai- rement a la loi, méme sls enseignent la vraie philosophie » (trad. Ph. Folliot). Seule une république stable autorise la circulation de la vérité philosophique. Or, Hobbes, avant Arendt, distingue « la faculté de raisonner solidement » et la « puissante éloquence », la premiere étant fondée sur « les principes de la vérité » et la seconde sur « les opinions déja recues, vraies ou fausses, et les intéréts des hommes, qui sont divers et changeants ». Mais puisqu’en politique commandent les passions et les inté- réts, seule « une vérité qui ne s‘oppose a aucun intérét ni plaisir humain recoit bon accueil de tous les hommes », et donc peut étre promue politiquement. En somme, faire croire une vérité philosophique n'est possible politiquement que sielle ne dérange pas les individus. Dans l’allégorie de la caverne, développée par Platon dans La République, un conflit oppose déja le porteur de vérité, de retour dans la caverne aprés son excursion dans le monde des idées, et les étres ordinaires, qui vivent dans l'illusion de la vie quoti- diene, régie par un ordre politique. Le philosophe ne pourra rencontrer qu'une agres- ité du peuple a son égard, qu’Arendt, lorsqu’elle évoque cet épisode dans « Vérité et 23 Randrac cur la thame. politique » ne s'explique pas. Le voyageur du monde des idées n'a pas tellement agi en ennemi. Personne ne s'est engagé dans une action, au sein de cette société paisible de la caverne. Et pourtant, a travers deux de ces questions rhétoriques dont il est coutumier, adressées a Glaucon, Socrate fait U'hypothese d’une telle violence, sans la clarifier : « Et si tandis que sa vue est encore confuse, et avant que ses yeux se soient remis et accoutumés 4 UVobscurité, ce qui demande un temps assez long, il lui faut donner son avis sur ces ombres et entrer en dispute a ce sujet avec ses compagnons quin‘ont pas quitté leurs chaines, n’appré- tera:t-il pas 4 rire a ses dépens ? Ne diront-ils pas que pour étre monté la-haut, il a perdu la vue ; que ce n’est pas la peine d'essayer de sortir du lieu od ils sont, et que si quelqu'un s‘avise de vouloir les en tirer et les conduire en haut, il faut le saisir et le tuer, s'il est pos- sible ? » (livre Vil, 516e-517a, trad. Victor Cousin, 1834) Finalement, cest la verité, en tant que vérité de la raison, qui parait étre fustigée des citoyens ordinaires. Or, selon Arendt, ce conflit, qui a aussi existé sous la forme de l'oppo- sition entre la pensée religieuse et la pensée savante, a disparu _C.) Antagonisme entre vérité de fait et politique Plutat que la vérité de raison, c'est la vérité de fait qui entre en discorde avec la politique. Pour comprendre cet antagonisme, il faut s'interroger sur le statut des vérités considérées, comme le fait Arendt qui suit la pensée de Leibniz (1646-1716). Ce dernier établit dans sa Monadologie (1714) une distinction entre vérité « de raisonnement » et « de fait » : « Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé impos- sible, et celles de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu’a ce qu’on vienne aux primitives. » On ne peut connaitre les vérités de fait a priori, c'est-a-dire avant qu’elles se produisent — seul Dieu le peut. Elles sont donc contingentes, a l'inverse des vérités de raisonnement. Or, selon Arendt, les sociétés modernes contestent massivement et nient les ve de fait, aussi bien du c6té des régimes totalitaires que démocratiques. Sa grande vation réside dans sa description de la transformation des vérités de fait en opinions par les démocraties ~ aussi bien les politiciens au pouvoir que ceux qui briguent un accés au pouvoir. « Dans la mesure ou des vérités de fait malvenues sont tolérées dans les pays libres, elles sont souvent consciemment ou inconsciemment transformées en opinions. » (p.301) Toute la problématique du faire-croire resurgit alors sous la forme de la nature de la croyance en question. Au-dela de la véracité des faits, et des intentions plus ou moins honnétes du locuteur, la confusion entre vérité et opinion joue un réle significatif en politique. A cela s‘ajoute une tension entre la fragilité et la ténacité des faits. Si simples & modifier ou effacer, ils finissent par revenir, et surtout supportent difficilement la trom- perie généralisée. 'D.) Faire croire et agir Il se trouve donc qu’Hannah Arendt, autrice d'une des trois ceuvres au programme, a significativement contribué & la pensée de la vérité et du mensonge en philosophie politique. Avec cynisme et une pointe d’humour, elle commence son article « Vérité et 24 politique » par l'assertion péremptoire : « Il n'a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes, et nul, autant que je sache, n'a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques. » (p. 289.) Ladverbe tempo- rel « jamais » et les pronoms indéfinis « personne » et « nul » clarifient radicalement le statut philosophique de la vérité en politique. Qui peut se passer a la fois de la vérité et méme de la bonne foi, c’est-a-dire de l'honnéteté, verse entiérement dans le men- songe. La tdche habituelle des politiciens serait de faire croire, sans chercher a ce que les. croyances qu'ils inculquent répondent une exigence de vérité. Les analyses d'Arendt, si elles se prétent & discussion, n’en demeurent pas moins influentes dans les réflexions politiques sur la vérité et le mensonge La pensée politique de l’action figure aussi parmi les grands apports d’Arendt a la phi- losophie. Dans Condition de l'homme moderne (1958), elle la définit ainsi : « L’action, la seule activité qui mete directement en rapport les hommes, sans 'intermédiaire des objets nide la matiére, corresponda la condition humaine de la pluralité [...). Sitous les aspects de la condition humaine ont de quelque facon rapport a la politique, cette pluralité est spé- cifiquement la condition |...] de toute vie politique. » (trad. G. Fradier, 2018) Agir, c'est étre en rapport avec autrui, et donc former une pluralité, par la somme des actions. Toute vie politique dépend ainsi de action. Or, faire croire en politique, c'est agir, puisque le menteur est « acteur par nature » (« Vérité et politique », p. 319). La capacité de mentir s'inscrit dans la capacité d’agir. Inversement, celui qui dit la vérité, et, d'une certaine maniére, ne fait pas croire, mais expose, n'est pas dans l’action ; il ne change pas le monde. La vérité, c'est un regard sur le passé, tandis que le mensonge privilégie l'avenir. Quelques siécles plus t6t, La Bruyére décrivait ’homme politique puissant comme un caméléon, degré supréme de l'acteur qui maitrise son jeu jusqu’a ses moindres détails : MC-yat- ded) « Le ministre ou le plénipotentiaire est un caméléon, est un Protée. Semblable quel- quefois & un joueur habile, il ne montre ni humeur ni complexion, soit pour ne point donner lieu aux conjectures ou se laisser pénétrer, soit pour ne rien laisser échappet de son secret par passion ou par faiblesse, Quelquefois aussi sait feindre le caractére le plus conforme aux vues qu'il a et aux besoins oi il se trouve, et paraitre tel quil a intérét que les autres croient qu'il est en effet. Ainsi dans une grande puissance, ou dans une grande faiblesse qui veut dissimuler, il est ferme et inflexible, pour ter l'envie de beaucoup obtenir ; ou il est facile, pour fournir aux autres les occasions de lui demander, et se donner la méme licence, Une autre fois, ou il est profond et dissimul, pour cacher une vérité en Uannon- Gant, parce quiil ui importe qu'il ait dite, et qu'elle ne soit pas crue ; ou il est franc et ouvert, afin que lorsquiil dissimule ce qui ne doit pas étre su, Von crole néanmoins qu'on n'ignore rien de ce que l'on veut savoir, et que on se persuade quiil a tout dit. » La Bruyére, Les Caractéres, X « Du souverain, ou De la République », 12, 1688. 25 paws een eRe Et l'idéal de transparence ? Si une certaine unanimité rallie les penseurs politiques autour de la duplicité, incar- née par le faire-croire, comment penser 'idéal de transparence, si fréquemment évoqué dans les discours, débats et professions de foi politiques ? D’une certaine fagon, la trans- parence parfaite en politique signerait la mort du mensonge et peut-étre du faire-croire. Une telle disparition est-elle plausible ? Lun des grands penseurs politiques de la Renaissance, Jean Bodin (1529-1596), pro- mouvait la transparence comme gage de U'honnéteté de l'homme politique : « Il n'y a que les trompeurs, les pipeurs et ceux qui abusent les autres qui ne veulent pas qu’on découvre leurs jeux, qu’on entende leurs actions, qu’on sache leur vie, mais les gens de bien qui ne craignent point la lumiére prendront toujours plaisir qu’on connaisse leur état, leur qualité, leur bien, leur facon de vivre. » (Les Six Livres de la République, 1576.) Cette conception de la personnalité politique probe constitue toujours une exigence fonda- mentale exprimée par les peuples et les électeurs. Ceux qui ont quelque chose & cacher cachent ce quelque chose. Mais comment savoir si les politiciens cachent justement quelque chose ? Machiavel soulignait :« Les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant & portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez; peu connaissent a fond ce que vous étes. » (Le Prince) Mais comme en politique, notre étre et notre apparaitre coincident, tout se joue sur une scéne dont les individus du peuple sont les spectateurs. Quelques siécles plus tard, l'enseignement d'Hannah Arendt est peut-€tre donc que, tot au tard ~ mais souvent trop tard — l'étre du politicien se distingue de son apparaitre, la vérité finissant par s'imposer. Cette victoire inéluctable de la vérité se construit par la présence de processus de contréle, typiques de ce que le philosophe allemand Byung- Chul Han nomme « la société de transparence » (2017). La transparence, devenue norme culturelle de plus en rigide, voire totalitaire, inclut tout autant les décisions politiques que les données personnelles. La promotion de la transparence aboutit paradoxalement dun recul de la démocratie, alors que lesdits processus de contréle sont l'objet de dénon- ciations toujours plus fortes. Conclusion Le parcours concis de l'expression « faire croire », depuis les atouts et risques de la rhétorique, la nature philosophique de la croyance, les tensions sous-jacentes au men- songe et les enjeux politiques de la simulation et a manipulation des peuples, peut se prolonger vers les domaines de la sensation, de la science et de l'art. 'appréhension de la réalité par nos sens met en éveil la crédibilité d’une telle réalité. Ne dois-je croire que ce que je vois ? La science m’invite a ne pas m’arréter 4 mes sens. Dois-je méme croire ce que me disent mes sens ? La question de Uillusion s‘invite alors dans le débat autour du faire-croire, et notamment a travers celui qui représente la réalité, ou une réalité. Une tension esthétique traverse aussi le faire-croire, pour ce qui est du rapport entre Vceuvre et le monde. La représentation peut-elle faire croire en la réalité ? Peut-elle la remplacer ? D’ailleurs, ne croit-on parfois pas davantage en l‘ceuvre qu’en la réalité ? 26 artiste serait alors l'artisan par excellence du faire croire. Et pour vivre dans le monde, ne doit-on pas croire en une image de celui-ci ? Toutes les autres dimensions du faire- croire nourriraient alors cette représentation que l'on a du monde. Or, Platon, dans son célébre exemple des trois lits, condamne l'artiste qui imite non pas lessence des choses, mais l'apparence des choses, s’éloignant ainsi triplement de la vérité. Vart propose un simulacre du visible, redoublant ainsi les apparences déja trom- peuses du monde sensible. Le caractere mimétique de l'art nous conduit a y croire, et donc a confondre représentation et réalité. L'artiste, et en particulier le peintre, fait croire, de la facon la plus nuisible qui soit, pour Platon. « Lart dimiter est [..] bien loigné du vrai ; et ce qui fait qu'il exécute tant de choses, est quil ne prend qu'une petite partie de chacune ; encore ce qu'll en prend n’est-il qu'un fantome. Le peintre, par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne empéchera pas, s'il est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant de loin un charpentier qu'il aura peint, de sorte qu'ils prendront limitation pour la verité. » Platon, La République, X, 598b-c, trad. V. Cousin, 1834. Et dans un écho lointain, un paralléle peut étre élaboré entre la peinture du lit et la fabrication d'images qu’évoque Arendt dans « Du mensonge en politique ». Les spécia- tes qui secondaient le pouvoir américain avaient pour principal but de présenter une image prestigieuse des Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam. Cet objectif appartenait & un « monde détaché des réalités » (p. 34), semblable a celui que faconne le peintre du lit. 2 | 4 4 4 i. reseed PARTIE 2 eY-tOT eats) et analyse des ceuvres au programme Les Liaisons dangereuses 33 Introduction 33 1.L'ceuvre dans son contexte historique et littéraire 34 2. Focus sur Les Liaisons dangereuses 40 3. Faire croire dans Les Liaisons dangereuses 63 Conclusion 79. Bibliographie et filmographie succinctes 82 =~ Lorenzaccio, 1834 Introduction 1. ’oeuvre dans son contexte historique 2. Focus sur Lorenzaccio 3. Faire croire dans Lorenzaccio Conclusion Bibliographie et sitographie succinctes « Vérité et politique » (1967) et « Du mensonge en politique » (1971) Introduction 1, [oeuvre dans son contexte 2. Focus sur I’ceuvre « Vérité et politique » (1967) « Du mensonge en politique » (1971) 3. Faire croire dans « Vérité et politique » (VP) et «Du mensonge en politique » (MP) Bibliographie et filmographie succinctes 30 83 83 84 88 99 114 115 a 7 118 125 126 135 143 149 Les Liaisons dangereuses Choderlos de Laclos, 1782 «Les Liaisons sont le récit d'une intrigue. (Comme par hasard, ce mot désigne a la fois Vorganisation des faits dans un ouvrage de fiction, et un ensemble efficace et orienté de tromperies.) Intriquer tend toujours 8 “faire croire” ; toute intrigue est une architecture de mensonges. » André Malraux, 1939. Introduction Les Liaisons dangereuses connaissent des leur parution en 1782 un succés extraor- dinaire au parfum de scandale, qui franchit les frontiéres frangaises rapidement jusqu’a devenir un phénoméne de librairie européen. On se jette sur le roman, on essaie de savoir de qui Laclos s'est inspiré dans les salons de l'époque. En effet, le rapport pour le moins ambigu que Les Liaisons dangereuses entretiennent avec la réalité n’est pas pour rien dans ce triomphe. Ces lettres sont-elles fictives, comme nous en avertit l'éditeur ? Ou sont- elles authentiques, comme l'affirme catégoriquement le rédacteur ? Cette question du vrai et du faux irradie dans tout le roman, chaque lettre a décline de multiples facons. Autre question qui fait rage au moment de la publication : est-il dangereux de lire Les Liaisons dangereuses ? Au-dela des intrigues libertines et amoureuses, ce roman nous interroge sur notre rapport a la vérité et au mensonge, sur les pouvoirs du langage, et ceux bien entendu de la littérature. En effet, que veut « faire croire » l'auteur son lecteur, et que veut bien croire ce dernier ? Que fait-on croire aux jeunes gens et aux naifs du roman ? Et qu’ont-ils envie de croire ? La question du désir sous-tend l'ceuvre dans son entier, le couple infernal Valmont-Merteuil orchestrant son petit monde en éveillant, stimulant les désirs de ceux qui les rencontrent et en assouvissant les leurs, mais c'est aussi du désir de l’auteur et 3 de celui du lecteur qu'il est question. Les Liaisons dangereuses ont marqué les esprits et continuent de susciter aujourd'hui des réactions vives, tant elles confondent le vrai et le faux, le bien et le mal, ce que Baudelaire, ‘auteur des Fleurs du mal, résume parfaitement dans cette formule percutante : « Ce livre, s'il brale, ne peut brdler qu’ la maniére de la glace. » Il faut accepter de se braler en plongeant dans ce roman épistolaire qui met l'ac- cent sur l’énergie méme de la parole, au service du mensonge et de la ruse, sur les dévoie- ments de la rhétorique, mais aussi sur les secrets du coeur et la peinture de la sincérité, pour constater combien Laclos est un écrivain redoutable et prodigieux, conduisant son lecteur dans un vertige insondable, celui de la littérature. 1. Loeuvre dans son contexte historique et littéraire [A.) Choderlos de Laclos (1741-1803), l'homme d'un seul livre ? C'est par le scandale de la publication des Liaisons dangereuses que devient célebre Lactos, capitaine d’artillerie & la carriére honorable mais sans éclat, occupé par l'armée pendant quasiment toute son existence, bon époux et bon pére de famille. l'année pré- cédant la publication de son roman, il a obtenu un congé de six mois pour achever son projet, né entre plusieurs garnisons (Grenoble, Besancon, l'ile d’Aix ou Paris). Issu de la petite noblesse, il occupe des postes assez peu importants, mais s'applique & des travaux de fortifications et est l'inventeur du boulet creux. Il conduit aussi des batailles, et il contribue & préparer la victoire de Valmy. Il se dévoue a la cause du duc d'Orléans avec beaucoup d’énergie, devient membre du Club des Jacobins, et est emprisonné pendant la Terreur a la prison de Picpus. Libéré aprés la mort de Robespierre, il se rallie & Bonaparte, dont il soutient le coup d’ttat du 18 Brumaire, a qui il voue une grande admiration et qu'il servira avec fidélité pendant des années. Aprés sa mort en 1803 au siége de Tarente, Vempereur veillera sur sa famille. Si Laclos a aussi écrit des vers et trois textes sur l'éducation des femmes, aucun de ses écrits n'est comparable aux Liaisons dangereuses. On a beaucoup commenté l'absence de lien entre la biographie de l'auteur et le roman. On retiendra l'hypothése de Pierre Bayard, non pas forcément parce qu'elle est la plus vraisemblable, mais parce qu’elle nous semble aujourd'hui la plus séduisante : celle d’un auteur qui, « au rebours de toutes ses attentes, est tombé amoureux de Mme de Tourvel » — ce qui permettrait d’établir un lien entre Laclos et Valmont. On peut s'amuser de cette possibilité, que P. Bayard vou- drait nous « faire croire » surtout pour pointer Uironie de la situation d'un roman qui tromperait tout le monde, y compris son auteur’. (Pierre Bayard, Le Paradoxe du menteur. Sur Laclos). 1. Sauf mention contraire, les citations cr ues sont issues des ouvrages donnés en bibliographie. 32 | B.) Les Li isons dangereuses, un roman des Lumiéres ? Ala parution des Liaisons dangereuses en 1782, l'esprit des Lumiéres est bien installé en France (et en Europe), partagé entre deux traditions philosophiques, le rationalisme cartésien d'une part, le sensualisme et l'empirisme d’autre part. Choderlos de Laclos est un homme de son temps, imprégné de ces diverses influences et débats de société qui nourrissent en partie le roman, non pas dans des développements théoriques, mais dans la construction méme de Vouvrage et de ses personages. a. La philosophie empiriste Au xv sidcle, le savoir doit atteindre et établir l'idée premiere d'un étre supréme et d'une certitude supréme, et c'est a partir de cette premiere certitude que d'autres véri- tés pourront étre déduites (Descartes). Or le xvi" siécle rejette cet esprit de déduction, arguant que la vérité et la philosophie doivent trouver une forme plus ample et plus mobile. Newton commence en posant des axiomes universels pour parcourir, pas a pas, la voie qui le conduira du général au particulier, mais va partir des phénoménes pour élaborer des principes. Le point de départ est donc l'expérience et l'observation. Hume adopte la méme méthode, mettant en valeur la validité de la réalité empirique. Cette méthode est revendiquée par d'Alembert dans le Discours préliminaire de \'Encyclopédie, et par Condillac dans le Traité des systémes. Cette philosophie a des conséquences dans le domaine des arts, ol on observe une valorisation de la sensibilité (dont Mme de Merteuil se moque & plusieurs reprises) et de la subjectivité, de la passion et de ses resorts psychologiques et moraux. Les mouve- ments du coeur, les émotions, révélent l'authenticité de ame : les larmes de la présidente qui ont coulé sur la lettre envoyée par Valmont témoignent de sa passion naissante, et Valmont est incapable de feindre des larmes, deux preuves des gages d’authenticité que Peut constituer le langage du corps. L'empirisme ou le sensualisme introduisent un rela- tivisme troublant, presque inquiétant parfois, et posent la question de la possibilité d’at- teindre la vérité. Le choix du roman épistolaire décuple cette interrogation. (Voir B. Le langage au coeur de la tromperie, page 68). Laclos donne a la présidente de Tourvel la belle part du sentiment sincére et pas- sionné, a U'inverse de la marquise. Influencé par Locke et Condillac, il aborde par le biais de Cécile la question de l'éducation. Selon la philosophie empiriste, ce sont l'éducation et les expériences qui impriment en chaque individu, comme sur une « table rase », des ragles de comportement, puis une morale naturelle. Or Merteuil et Valmont prennent en charge l'éducation de la jeune fille, la modélent a leur image, et surtout en fonction de leurs « projets », la transforment en « machine a plaisir » (CVI), montrant ainsi com- bien U'idéal des Lumiéres, consistant a croire que le but de l'instruction est de rendre les individus plus instruits, plus vertueux et plus heureux, est dévoyé. La pédagogie des deux libertins s'exerce sur les ignorants, Cécile en premier lieu, mais aussi Danceny, allant tout a fait a rebours de toute édification, puisqu’il s’agit bel et bien de les pervertir, et de les briser. Ainsi, lignorance laisse le champ libre au mal, et la crédulité et la naiveté entrainent les pires conséquences, contredisant l'idéal des Lumiéres. 33 Les Liaisons danaereuses Laclos est tout a fait favorable a l’exploration des sensations et des sentiments pour en tirer des principes, manifeste son gotit pour l’expérience, influencé également par les sensualistes des années 1750, l'abbé de Condillac ou le médecin La Mettrie. La marquise de Merteuil témoigne elle aussi de son intérét pour les sciences de la vie, observe et ana- lyse le monde qui l’entoure, de maniére méthodique, et c'est d'ailleurs la grande legon qu'elle donne dans la lettre LXXXI. Valmont n’est pas en reste, lui qui se propose par exemple de « scruter » Danceny pour mieux le piéger (LIIl), qui fait preuve d’un sens de observation développé sur les différents états de la présidente, son appétit, ses expres- sions, sa nervosité, etc. Mais les lecons des Lumiéres semblent n’étre appliquées dans Les Liaisons dangereuses que par les plus rusés, Valmont et Merteuil, qui font de la connais- sance de l'homme une science positive, un moyen de pervertir les innocents. b. Le libertinage Le Dictionnaire de Trévoux’ définit le libertin comme celui qui manifeste « peu de respect [...] pour les mystéres de la religion », ou encore celui « quiprend, qui sedonne trop de liberté ; qui ne veut pas s‘assujettir aux lois, aux régles de bien-vivre ». Au xv" et au xvit' sidcle, le terme désigne d’abord celui qui s‘affranchit des régles de la morale dominante, régie par le dogme catholique. Mais le sens du mot s'affaiblit dés le xvi, o il désigne, déja dans la correspondance de Mme de Sévigné, une fantaisie débridée dans la conversation et dans les idées. On observe un transfert de la revendication de liberté du domaine religieux & celui des moeurs, notamment sexuelles. Ainsi, le libertinage s'est spécialisé dans son acception sexuelle et sociale au fur et 2 mesure que la critique de la religion est devenue une caractéristique de la philosophie des Lumieres. ‘« Clest chose commune que d'affirmer ce siécle “libertin’ dés son début, quand le Régent [Philippe d'Orléans] arrive au pouvoir en 1714 et bouscule toutes les habitudes du bien-savoir, du bien-dire et du bien-faire. Le roman, les gravures, les libelles dessinent un contexte qui le plus souvent est de ordre du désir. La littérature libertine par exemple, en plus de produire du désir et de prédisposer au plaisir, présente de réelles stratégies de séduction. » ‘Arlette Farge, Le Hasardamoureux, éditions La Pionniére, 2023, (p. 8). Le sens initial de « libertinage », celui de la liberté prise & 'égard de la religion, est bien présent dans les Liaisons : Valmont s'approprie le langage religieux pour le dévoyer, et désire se substituer a la Divinité aux yeux de la « belle Dévote », expression en elle- méme déja significative de ce détournement. Il fait du Pére Anselme son complice dans son « projet » de séduction. Si certains passages du roman sont plus licencieux que liber- tins — par exemple, la scene ol Mme de Merteuil s‘allonge auprés de Cécile et se fait pas- ser pour Danceny, afin de lui faire oublier son chagrin, ou les rencontres de Valmont avec 1. Le Dictionnaire de Trévoux est un ouvrage historique synthétisant les dictionnaires frangais duu xvi sidcle rédigé sous la direction des Jésuites entre 1704 et 1771. 34 Emilie ou la Comtesse de B** -, si le libertinage donc s'exerce bel et bien dans les plaisirs sensuels et dans la transgression, force est de constater que c'est toujours par la sugges- tion. Ce n'est pas par les sens que le plaisir est le plus grand pour la marquise comme pour Valmont, mais par l'esprit : avoir un « projet », le mener a bien, le raconter, s'en vanter méme, « s‘applaudir » et se faire « applaudir », voila l'idéal poursuivi par le libertin. Celui-ci aime les « fantaisies », ce que Valmont considére d'ailleurs comme un danger Pour'la marquise lorsqu’il tente de la dissuader du « projet Prévan » : « méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent toujours trop facilement. » (LXXIX) Mais un peu plus tard, en faisant adopter & Cécile un vocabulaire inapproprié, jouissant du déca- lage entre son innocence et la grossiereté des termes qu’elle emploie, il reconnait que ce qui lui plait, & lui aussi, c'est bien le caractere insolite de cette expérience. Les libertins jouissent de ce qu’ils provoquent, du malheur de ceux a qui ils nuisent, de ce qui est inap- Proprié, voire monstrueux, et encore et peut-étre surtout des récits qu’ils font de leurs actions et de leurs manipulations, bien plus que de l'acte sexuel lui-méme. En effet, c'est bien d’analyse et de raison que les libertins ont besoin pour mener & bien leurs « projets » et ne pas se contenter de « l'occasion ». Cécile et Emilie sont des «occasions » pour Valmont quand la présidente est un « projet » du Vicomte. Mais Cécile est aussi un « projet » de la marquise, auquel Valmont travaille avec application. Utili- sées pour leurs seules satisfactions personnelles, la raison et l’analyse sont l'arme des libertins, qui en font un usage dévoyé, contredisant l‘optimisme des Lumiéres. En cela, Les Liaisons dangereuses confirment un tournant amorcé des la moitié du xvii sidcle, la foi dans le progrés et la raison se fissurant au fil du siécle, les débats se faisant plus Apres. Cette inquiétude est accentuée par U'oisiveté de laristocratie, puisque rien n'est plus nécessaire, ni la conquéte militaire (la France vit en paix grace a Louis XVI), ni la conquéte de la société, figée. C'est alors dans les salons, et dans les chambres des jeunes filles ou des veuves, que s'exerce la conquéte : Prévan ou Valmont sont en effet prompts 4 sortir aussi leur épée en galante compagnie, effrayés par un bruit ou des spectateurs indésirables. usage du langage militaire associé a celui de l'amour est par ailleurs un liew commun du roman, emblématique de ce déplacement d'intérét de la guerre & l'amour. faut de toute évidence se méfier du rationalise mis au seul service de Uindividu, aux conséquences mortiféres, la raison pouvant devenir une arme dangereuse de mant- Pulation, tout comme les sentiments du reste. Les Liaisons dangereuses ne proposent pas de lettres consistant en des exposés phi- losophiques ou des réflexions théoriques, a la différence par exemple de La Nouvelle Heloise (1761), roman épistolaire de Rousseau. Cependant, l'usage que fait son auteur de Vironie, arme redoutable du siécle, va dans le sens de son appartenance aux Lumiéres, sans étre dénué d'une teinte pessimiste, le xvui* siécle finissant et Voptimisme s'érodant. c. L'éducation des femmes La place des femmes dans le roman est prépondérante et en réponse a une lettre de Mme Riccoboni’, romanciére contemporaine de Laclos, qui se scandalise du personage de la marquise de Merteuil notamment, Laclos répond : « Peut-étre ces mémes Liaisons 1. « Onn’a pas besoin de se mettre en garde contre des caractéres qui ne peuvent exister, et invite 'M. de Laclos & ne jamais orner le vice des agréments qu'il a prétés a Mme de Merteuil. » Ce propos diailleurs confirrne ambivalence des personages du roman. 35 Les Liaisons dangereuses dangereuses, tant reprochées aujourd'hui par les femmes, sont une preuve assez forte que {je me suis beaucoup occupéd’elles; et comment s'en occuper et ne les aimer pas ? » La cri- tique Catriona Seth’ met en lien les efforts de Laclos pour rédiger un essai sur l'éducation des femmes et linvention de la marquise de Merteuil, « produit monstrueux d'une société quine l’est pas moins ». Est-ce par amour des femmes qu'il accorde a ces derniéres une place si importante dans le roman et qu'il met l'accent sur la question de leur éducation ? Notons qu'il répond a la question de l'académie de Chalons, « Quels seraient les meil- leurs moyens de perfectionner l'éducation des femmes ? », en estimant que ce que l'on nomme « éducation », lorsqu'il s’agit des femmes, n’a aucun rapport avec ce que l'on entend habituellement par le terme « éducation », faute de liberté notamment. C'est donc la société qu'il faut changer, ce qu’Olympe de Gouges affirme aussi dans la Décla- ration des droits de la femme et de la citoyenne (1791). Si les femmes vivent sous le joug. de la domination masculine, elles se servent de leurs charmes pour parvenir a leurs fins, victimes donc des « liaisons », ce que Laclos dénonce et souhaite changer. ‘ Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous étes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous étes parvenues 3 vous y pare, a le regardet comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre longue habitude de Vesclave, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d'un étre libre et respectable. [..] tant que les hommes régleront ‘votre sort, je serai autorisé a dire et il me séra facile de prouver qu'il n'est aucun moyen de perfectionner l'éducation des femmes, Partout out il y 2 esclavage, il ne peut y avoir éducation dans toute société, les femmes sont esclaves ; donc la femme sociale n'est pas susceptible d'education. » La réponse & la question de Chalons demeure inachevée, mais l'auteur revient a ce sujet et le développe dans un second essai. Cette question ne cesse de le préoccuper puisqu’ll écrit ensuite un troisiéme texte, en proposant notamment un programme de lectures féminines. Ces trois textes sont rassemblés sous le titre Essais sur les femmes. Le souci manifesté par Laclos pour la condition féminine, sur le plan théorique et sur le plan pratique, question qui traverse le siécle des Lumiéres, est au coeur des Liaisons dan- gereuses : la marquise, Cécile et la présidente incarnent chacune une possibilité pour la liberté féminine de se déployer, mais les aspirations sensuelles de Cécile, sentimentales de la présidente et intellectuelles de la marquise se brisent toutes contre les régles d'une société aliénée qu'il faut donc réformer. [C.) Un roman épistolaire Le roman n’a pas forcément bonne presse au xvili* siécle, supposé s'adresser & un public peu cultivé, accusé de tromper son lecteur (et peut-étre surtout sa lectrice), voire de le ou la corrompre en représentant des aventures sentimentales ou libertines sans 1. Voir bibliographie, édition « Bibliotheque de La Pléiade » 36 intérét. De plus, il est considéré comme invraisemblable. Diderot le déplore. « Par un roman, on a entendu jusqu’a ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont {a lecture était dangereuse pour le got et pour les meeurs », écrit-il dans son Eloge de Richardson. Uécrivain anglais Samuel Richardson, auteur du roman a succés Clarisse Har- lowe (1748), ouvre en effet une nouvelle voie au roman, qui doit, d'aprés Diderot, se réclamer du vrai, se faire roman de mceurs, représenter le monde dans lequel nous vivons. Cest.ce qu'il admire chez Richardson, en plus de la finesse de peinture des « caractéres » et des « passions ». S‘inscrivant dans ce sillage de Richardson et dans celui de La Nou- velle Héloise, Laclos revendique le caractére moral de son ceuvre, mais use d'ironie et de détournement dans un jeu avec la tradition. Lorsque paraissent Les Liaisons dangereuses, le roman épistolaire est un genre a suc- cés, s'étant largement développé dés la fin du xvut* siécle. Les Lettres persanes de Mon- tesquieu impose le genre en 1721, quarante ans avant incontournable Nouvelle Héloise. Le nombre d’épistoliers augmente et la polyphonie devient une caractéristique du genre, sans oublier la part satirique héritée des Provinciales de Pascal (1656). Ce genre est en outre censé rendre compte en toute transparence des mouvements du cceur et va dans le sens du goat pour ce qui est vrai ce qui plait et instruit tout a la fois, ce dont temoigne Presque a la maniére d’un lieu commun la préface du rédacteur des Liaisons dangereuses. La lettre est considérée comme gage d’authenticité, déja dans les lettres d’Héloise a Abélard, au xu" siécle. Elle permet d’ailleurs d’exprimer la passion amoureuse dés 'Anti- quité, depuis les Héroides d’Ovide, recueil de lettres fictives rédigées par des héroines de lamythologie. C'est d’ailleurs de ce modéle que s‘inspire le recueil des Lettres portugaises de Guilleragues, composé de cing lettres longtemps considérées comme authentiques, écrites a son amant disparu, un officier frangais (qui ne lui répondra jamais) par une reli- gieuse séduite, puis abandonnée. Tout en s‘inscrivant dans cette vogue établie, le roman de Laclos innove par la puis- sance qu'il accorde a la forme épistolaire. Au-dela de la polyphonie, il exploite la maniére différente dont plusieurs épistoliers parlent du méme objet. La forme et le fond se confondent dans un jeu spéculaire troublant et l'architecture du recueil est signi- ficative et redoutablement efficace. Ainsi, Laclos tire profit du genre tant pour l'ensemble du recueil qu’a U'intérieur de chaque lettre. En effet, la lettre, ses conditions d’écriture, de réception, sa lecture par un premier destinataire, mais aussi par un deuxiéme desti- nataire, qui est un destinataire caché, et parfois méme par un troisiéme, sans compter le lecteur qui lit chacune des lettres qui ne lui sont pourtant pas adressées, construisent un systéme qui a la fois révéle la vérité et la dissimule, ensemble vertigineux qui met sans cesse l'interprétation en doute. Comment mieux montrer la rouerie que dans un roman épistolaire, dans lequel (‘authenticité présumée de l'écriture est en permanence remise en question ? 37 dangereuses jaisons Les Li 2. Focus sur Les Liaisons dangereuses [A.) Le titre Le titre « Les Liaisons dangereuses ou Lettres Recueillies dans une société, et publiges pour l'instruction de quelques autres » n'est pas le premier titre du roman, intitulé initia- lement Le Danger des liaisons, titre biffé sur le manuscrit. Le motif des « liaisons dange- reuses » est trés répandu depuis l'abbé Prévost (1740), parfaitement courante a l'époque de Laclos, et a donné au roman de Mme Méziéres du Crest son titre Le Danger des liaisons, publié en 1763. Précisons que le terme « liaison » désigne au xvii’ siécle une relation, un commerce, et n'a pas encore le sens galant qu'on lui connait aujourd'hui. Le choix que fait Laclos du pluriel met en exergue la multiplication éventuelle des dangers, accentue donc Vinguiétude face au caractare indéterminé de ces dangers, et contredit une vision opti- miste de la société des Lumigres, qui aurait foi dans la sociabilité et dans les liaisons heu- reuses. La tache revient ici a Vauteur de faire connattre des lettres, en les publiant pour instruire ses contemporains, ces « que(ques autres », selon ta tradition romanesque qui consiste a dénoncer les moeurs dégradées et a mettre en garde les jeunes gens inexpéri- mentés. Le fléau social existe bel et bien, il est multiple et donc d'autant plus inquiétant. On trouve plusieurs occurrences de l'expression dans le roman : Mme de Tourvel Uavance comme une explication des comportements inappropriés de Valmont, le consi- dérant comme une victime de ce systéme et non comme un de ses artisans : « Monsieur Valmont n'est peut-8tre qu'un exemple de plus du danger des liaisons » (XXII), essayant par la m8me de le réhabiliter auprés de Mme de Volanges. Valmont lui-méme n’hési- tera pas 3 utiliser cet argument pour légitimer certains de ses méfaits. Mme de Volanges répond a cet argument avancé par Mme de Tourvel : « Quand il ne serait, comme vous le dites, qu'un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-méme une liaison dange- reuse ? » (XXXII), et c'est de nouveau sous la plume de la présidente que le danger de fréquenter Valmont est souligné, cette fois-ci de maniére ironique, Mme de Tourvel étant persuadée que Mme de Volanges se trompe : « M. Valmont doit étre infiniment dangereux, sil peut a la fois feindre ce qu'il est ici, et rester tel que vous le dépeignez. » (XXXVII.) Mais Vironie est double, car le lecteur sait que Valmont sera en effet « infiniment dangereux » pour la présidente, qui mourra de ne pas avoir cru Mme Volanges, et son pouvoir de feindre va bien au-dela de ce que la présidente peut imaginer. Plus loin, Mme de Merteuil dit avoir révélé & Mme de Volanges « qu'il existait entre sa fille et Danceny une liaison dangereuse » (LXill). La derniére occurrence revient 8 Mme de Volanges dans la derniére lettre de Vouvrage qui déplore les « matheurs que peut causer une seule liaison dange- reuse » (CLXXV) Le roman de Laclos montre en effet en quoi les liaisons sont dangereuses : Valmont est une liaison dangereuse pour la présidente, mais aussi pour Cécile et pour Danceny, pour Mme Volanges car il séduit sa fille, et méme pour la marquise puisqul fera tomber son masque en confiant sa correspondance a Danceny. Mme de Merteuil n'est pourtant pas en reste : liaison dangereuse pour Prévan, qu'elle réussit & faire emprisonner (seule- ment momentanément), dans une moindre mesure pour Belleroche qui tire quand méme parti de la situation et des agapes de la « petite maison », elle est surtout dangereuse pour Cécile, pour la présidente de Tourvel (pouvant étre considérée comme en partie 38

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