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Catherine Kerbrat-Orecchioni interaction épistolaire ‘TRODUCTION La communication épistolaire constitue un «genre du discours» qui comporte de nombreuses espéces ! : lettres personnelles, privées ou intimes, vs lettres d’affaires, administratives ou protocolaires; lettres d'amour? ou de rupture, de faire-part ou de condoléances; lettres de recommandation, de réclamation, de licenciement; lettres circulaires, lettres anonymes, lettres ouvertes...—sans parler du fait que les corres- pondances de notre revue sur [...},etj'aimerais beaucoup y publier un article signé par foi...) ‘aussi traduire en espagnol ton ouvrage si... Liinteraction épistolaire 19 Superbe exemple de pseudo-négociation de la relation interperson- nelle par le biais du pronom d’adresse', intervenant entre deux énon- ciateurs incamés en un scripteur unique qui se charge a lui seul des questions et des réponses. Dans la terminologie d’E, Roulet, on dira que tout en pouvant com- porter certaines formes de dialogisme (ou de «polyphonic, laquelle consiste & mettre en scene différentes voix énonciatives), une lettre est malgré tout de nature monologale (puisqu’elle est généralement pro- duite par un seul et unique scripteur), cependant qu'une «correspon- dance» est bel et bien de nature dialogale. On voit done que la question qui nous occupe ici de la comparaison entre «communication épistolaire» et «communication en face a face» peut senvisager & deux niveaux : * celui des lettres isolées, envisagées comme des textes complets :on les comparera aux conversations du point de vue de leurs stratégies ouverture et de clétures # celui des échanges de lettres : on les comparera aux échanges conversationnels du point de vue de leur organisation séquentielle, LETTRE VS CONVERSATION ¢ LES STRATEGIES D’OUVERTURE ET DE CLOTURE, ouverture Dans Ia communication en face & face, les principaux «ouvreurs» sont: — La salutation («Bonjour!», «Salut! »), éventuellement accompa- gnée d'un terme d’adresse, et/ou d’un comportement gestuel approprié; —La «salutation complémentaire>, qui prend généralement la forme dune «question sur la santé du destinataire» (« (Comment) a va’?»). Le fonetionnement des lettres est & cet égard sensiblement différent, puisque — Leur incipit ne comporte en principe pas de salutation : c’est la formulation d'adresse qui en tient lieu. Remarques : * Dans Les Liaisons dangereuses, la formule d'adresse est systémati- quement incorporée & la premiere phrase : 1. Dans cet autre exeniple également uthentque, a moins le passage du atu au «vous» est- i jusiié par un preesdent usage en face face «Chine collegue et aie, ‘Merc de votre contribution (puis;e revenir au Tu suquol nous éions lors de notre deriére centrevue 8 Lyon?) [..- Autai-tu la geatllesse de m'envoyer ton esquisse aussi par la poste [. 20 Catherine Kerbrat-Oreechiont ‘Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, [.-] TLfaut yous obéir, Madame, [.] Je suis triste et inguite, ma chere Sophie, ‘Je vous aurais répondu plus tat, mon simable enfant, s[..] ‘Fai recu, Monsieur le Vicomit, la lettre dont vous m'avez honoré, * Le paradigme des expressions appellatives utilisées & I’écrit ne recouvre pas exactement celui de Poral : outre que les possibilités de variation sont nettement plus nombreuses, on y rencontre plus systé- matiquement Vadjectif «cher» («Bonjour Monsieur» devient ainsi «Cher Monsieur»)! on en «rajoute» en cordialité, sans doute pour compenser les effets réfrigérants de la distance. * En dépit de Pextréme diversité des formules appellatives attestées dans les lettres ~ ainsi Truffaut s’adresse-t-il alternativement A son ami Robert Lachenay par «Cher Robert», «Mon cher Robert», « Vicux Robert», «Mon vieux Robert», «Vieux», «Cher vieux», «Mon cher vieux», «Cher vieux troufion, et 4 Miou-Miou par : «Chere Mademoiselle Miou-Miou, chere grande dame du temps présent, chére anti-Zitrone», il semble bien que l'on souffre actuellement en France tune certaine pénurie dappellatifs, et que 'on ne dispose pas toujours d'une formule appropriée*. D’ot sans doute le recours de plus en plus fréquent A la salutation en début de lettre («Bonjour (Madame)! », «Salut (Catherine) !»), en particulier dans le courrier électronique, ot le modele de I'échange en face & face est encore plus prégnant que dans les échanges épistolaires «classiques ». — Quant aux «questions sur la santé du destinataire», elles sont relativement rares en début de lettre. Sans doute est-ce 'impossibilité oii 'on se trouve <'y répondre immédiatement qui inhibe ce type d’ac- te de langage, et qui va inciter & lui substituer un autre acte mieux adap- té aux conditions de écrit (et qui ne se rencontre du reste qu’a l’écrit), acte que l'on peut appeler « veeu portant sur le présent ou le passé — par rapport a Vacte de lecture — du destinataire» (alors qu'une expression votive porte normalement sur son avenir) : 1. Le seul cas (sur environ S00) ob Truffaut ft économie de ee «cher» (ou de sa variants familigre « view») dans la formule appellate est i lettre adressée A Jean-Lu Godard en mai- juin 1973 (p. 480) ~ or il s'agit un veritable réquisitoire qui commence sins: «Jean-Lis. Pour ne pis Vobligr a ire cette letire Jésaaréablejusgu'au bout, je commence par Pessentiel je ’entre- "ai pas en eoproduetion dans ton fim.» 2. En particulier dans les lettres qu les éudiants wavancés» Gerivent eur professcur ep nom est trop familie, le tite «(Cher) Monsieur/Madame» est top o&rémonicu, ct = (Cher) Monsieur Ui Tel» n'est pas admis en franais... (voir sur cette «crise des appellatfew Les inter sctions verbales 2, p52) (CE aussi ces deux exemples prélevés dans notre corpus «Ma tts chere Catherine ~ Je sas que tu abhortes ls possessifs mais moi je n'a rien contre ‘<9 Point 'en-&te, pusque tu es i difficile sur ce chapitre Liinteraction épistolaire a Frespere que tn passes de bonnes vacances. ‘Fespére que vous allez bien et que René Clair et content de vous (FT 168) Fespbre que vous avex passé un bon séjour en Normandie (FT'735) ‘spire que vous aurez quitté 'Répital quand vous recevrez cette lettre (FT'S81), Crest évidemment la disjonction spatio-temporelle émetteur/récep- teur qui explique I’émergence de ce type trés particulier d'acte de lan- ‘gage, ainsi que la présence d'autres actes que nous alfons maintenant envisager. — A [ouverture des lettres se rencontrent en effet avec une fré- quence notable les actes suivants = Un commentaire sur le cadre spatial o2 se trouvent, soit le scripteur (cest le cas le plus fréquent), soit le destinataire (sur un mode généra- Jement plus hypothétique), soit les deux (les deux «sites» étant alors mis en balance") : Me voici de nouveau & Lyon, oi j'ai retrouvé grisaille et boulot.» Je téeris de mon lit ot depuis dimanche me tient cloué une angine carabinée. (FT 123) Je suppose que vous ates déja sur les pistes [.] Je yous envie d°8ire au soleil et jespere que vous n'y fates pas de mauvaises rencontres, Tei [.] — En cas de lettre réactive : un accusé de réception de la lettre a laquelle on répond : J'ai bien regu votre petit mot ‘Ta lettre mest parvenue avant mon depart [..] généralement accompagné d'un : — Remerciement : Jai bien regu votre lettre du 1 juillet et je vous en remereie, ce remereiement pouvant étre formulé : * explicitement : Merei pout les petites nouvelles. Merei de votre bonne, longue et si dle lettre (FT 128), + implicitement, par expression d’un seritiment approprié Votre letire m’a fait bigrement plaisir. (FT 169) Quelle joie de trouver a mon retour ton écriture dansante dans ma botte lettres! 1. A Indifference de ce qui se passe dans ces «commentaires deste» qui sont fréquents dans lesséquences d’ouverture det intersctions oralesen situation de visite et qui portent au contraire sur un site «portage (cf. Traverso, 1996, 11 sqq). 2 Catherine Kerbrat-Orecchiont * ow les deux : Merei pour ces petites nouvelles qui m'ont fait bien plaisir Lextréme fréquence de cet acte de langage (qui peut étre réitéré en cloture) montre que sauf exception (lettres de requéte, de menace etc.), Venvoi d'une lettre est considéré comme une marque de sollicitude, donc comme une «action bienfaisante» qui mérite cette «rémunération symbolique» qu’est le remerciement. ~ Si envoi d'une lettre est évalué positivement, son non-envoi, ou son envoi trop tardif, est au contraire évalué négativement, et va done entrainer : de la part de la victime, un reproche : ‘Tu te doutes que je ten veux, car enfin c'est assez ridicule de reprendre Patti tude dessilence comme i ton départ, mas cette fois Cest plus embetant (F799), reproche généralement indirect ou adouci : Encore un grand silence qui émane de toi aurais bien aimé pourtant recevoir tes impressions d'Afrique. Point de nouvelles, bonnes nouvelles? Content de recevoir enfin de tes nouvelles (remerciement + reproche), © de la part du coupable : une excuse, qui peut prendre les différentes formes reconnues pour cet acte «réparateur'» — de la plus explicite & la plus implicite : demande de pardon : Excusez-moi d'etre resté si longtemps sans écrre ‘Tout d'abord, je dois vous prier de me pardonner d'avoir tant tardé A vous éorire (7258), généralement accompagnée d'une justification, laquelle peut réaliser & elle seule (implicitement) Pacte d’excuse : Excuse-moi pour ce retard mais [.] Sachant que je suis A un mois du tournage de Jules et Fim, vous pardonnerer peut-étre mon silence, (FP 213) ‘Déja la mi-mars! Vraiment je ni pas vu le temps passer. Renirant juste de vacances, je trouve votre lettre datée du 28 juillet, la réalisation implicite pouvant se contenter d'une simple reconnais- sance de la faute ‘Avec cing semaines de retard, je réponds 8 votre si genie lettre. (FT 218) ‘Te réponds aujourd'hui seulement a vote lettre du 10 juillet et avec ces putains ae prbves francais... (F283) 1. CL. Les Inerationsverbas 1, ehap 4 Linteraction épisiolaire 23 Ma chére Helen, DYaccord, je suis un salaud. Aprés mon télégramme dil ya au moins built jours et quise terminait par «lettre suit», je vous a fassée tomber comme une ville chaussette de pur fil (/ai en horreur le nylon) (FT 238), et ces différents procédés pouvant étre cumulés : ‘Avec cing semaines de retard, je rSponds a votre si gentile lettre, Pai en effet (uitté le Molkenrain une dizaine de jours avant votre venue dans les parages ct, Acablé de travail, je n'ai pas répondu a votre lettre m'annongant ce déplacement. Pardonne2-moi (F218) (aveu de la faute + justification + demande de pardon), ~ Signalons enfin que l'on peut trouver dés Vouverture la requéte d'une réponse, acte plus approprié a la séquence de cloture, mais qui placé en incipit présente Pavantage de permettre un enchainement sur le «corps» de la lettre, constitué par Papport de nouvelles : ‘Que devenez-vous depuis cette mémorable soirée” Moi [..] Salut ma douce, comment se sont passées oes vacances vorses? Les miennes furent déticieuses et agitées : [| La cloture Les descriptions des séquences de cléture telles qu’elles se réalisent dans les conversations en face & face ou téléphoniques' ont mis en & dence les faits suivants : —La cloture est trés souvent annoneée par une « précloture » («Bon c'est pas tout ga mais...»), suivie d’une «relance» initiée par l'un ou Pautre des deux interlocuteurs, et qui peut en France étre fort longue. — Celui qui prend initiative de 1a cloture doit normalement s'en justifier, comme s'il était en quelque sorte — alors que les échanges épistolaires, n’étant pas de «vraies interactions», rendent plus difficiles les «vraies salutations » Accordons & ce propos une mention spéciale a «Je embrasse» et ses variantes familigres (« Grosses bises», « Mille bisous» etc,), qui verbalisent substitutivement un comportement non verbal qu’il est en la circonstance impossible de réaliser «pour de vrai» : quand dire, c'est ne pas faire... — On peut toutefois considérer que dans les lettres, la cldture est réalisée avant tout : — par un énoncé performatif tel que «S’arréte>, «Je te quitte», ou de Poral, qui bien qu’émanant de lauditeur, collaborent activement & la construction du tour ~ le tour d’écriture (la lettre) est bien une unité monologale, alors que le tour de parole est déja une construction interactive. ‘Lrorganisation séquentielle des échanges Envisagé dans une perspective pragmatico-fonetionnelle, un tour de parole réalise un ou plusieurs acres de langage sur la base desquels va s‘effectuer lenchainement. Une suite d'actes (qui deviennent alors des interventions ') ayant des valeurs. pragmatiques complémentaires constitue un échange. Soit par exemple le début de dialogue suivan A— Salut! B—Salut! Ot cours-tu comme ga? AW Alife on dira que ce dialogue comporte trois tours de parole, mais deux échanges binaires (on parle alors de «paire adjacente»), le premier composé d’une intervention initiative de salutation suivie d'une inter- vention réactive de méme nature (I’échange est «symétrique»), et le second d'une intervention initiative de question suivie d’une interven- tion réactive de réponse. 1. Cela pour simpliier car en fait une intervention peut comporter plusieurs sctes de langage (pour plus de details, voir Les interactions verbales 1, hap 4). Liinteraction épistolaire 33 Les deux échanges sont ici complets, et successifs, mais on peut ren- contrer dans les conversations des phénoménes de «troncation» (absence une intervention attendue), ainsi que des schémas dorganisation plus complexes que cette concaténation linéaire (échanges imbriqués, croi- sés, enchassés). Notons & ce propos que la complexité de ces schémas croit en fonction du nombre des participants ~ mais les correspondances sont heureusement le plus souvent de nature «dyadique». Dans le cas des correspondances done : il arrive qu'une suite de lettres se présente bien comme une paire adjacente (Iettre d’invitation ou de requéte suivie d’une réaction positive ou négative), mais le cas est plut6t exceptionnel dans les correspondances privées. Plus communé- ‘ment, une lettre se présente comme une suite d’énoncés dotés de valeurs illocutoires diverses, initiatives (informations ~ on «donne de ses nouvelles» ~, mais aussi éventuellement questions, conseils, recom- mandations, requétes, etc.) ou réactives (réponses, commentaires, et ‘Cest-a-dire que se trouvent regroupées en un bloc compact et continu produit par un seul et méme énonciateur (ce. en un méme ) outes sortes d'interventions qui seraient vraisemblablement & loral réparties sur des tours différents. En consquence, par rapport & 'orga- nisation générale des conversations, les correspondances présentent le plus souvent les caractéristiques suivantes : — Les lettres qui les composent ont pour la plupart d’entre elles une valeur 3 ta fois initiative et réactive : elles ne sont qu'un maillon dans une chaine continue od il est fort difficile de découper des échanges minimaux, comme on peut généralement le faire dans les conversations. —Soit une lettre L1 composée d'une suite de 1 interventions = il va de soi que le rédacteur de la réponse L2 ne va pas répondre & la totali- té des interventions de L1, ni dans ordre oi elles se présentent en Li En général, au lieu de traiter la totalité du matériel qui lui a été soumis, il va trier dans fa masse, et n’enchainer que sur les points qui lui sem- blent les plus importants (et qu'il a conservés en mémoire, car les effets de la distance temporelle se font sentir aussi A ce niveau), tous les autres éléments de L1 passant en quelque sorte «2 la trappe>. Alors que les échanges tronqués sont & 'oral exceptionnels, ils sont dans les correspondances systématiques, ct généralement bien acceptés, par le destinataire* (qui n’a pas lui non plus forcement en méinvite la teneur compléte de sa propre lettre). D’autre part, les interventions qui composent L1 sont le plus souvent traitées dans le désordre (pour com- poser cet objet ordonné qu’est L2) : non seulement donc les échanges que Von peut reconstituer (en «cassant» les blocs d'interventions regroupés en L1 et en L2) sont souvent tronqués et systématiquement 1, Sautexception encore «Dis done, tu as oublié de eépondre&'ma question concernant [.]» Catherine Kerbrat-Orecehiont «croisés (comme on le dit des rimes), mais ils s’organisent selon un Principe de couplage flou, et la plus extréme fantaisie structurale Remarques : la correspondance de Truffaut montre bien que l'on peut avoir tous les degrés entre d'une part, le vagabondage capricieux des lettres privées, et & autre extréme, lordonnancement parfait des lettres professionnelles (exemple de la correspondance avec son tra- ducteur Yamada, qui lui demande toutes sortes de précisions auxquelles ‘Truffaut répond point par point et lettre en main). Notons enfin que les formes modernes de communication épistolaire permettent un traitement plus systématique des échanges : le courrier Electronique permet en effet de répondre, soit en utilisant la méthode classique de regroupement des interventions, soit en composant un «message de réponse» & partir de la reprise de certains éléments du

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