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Phénoménologie de L'expérience Esthétique - Dufrenne, Mikel - Volume 2, 1967 - Paris, Presses Universitaires de France
Phénoménologie de L'expérience Esthétique - Dufrenne, Mikel - Volume 2, 1967 - Paris, Presses Universitaires de France
ESTHETIQUE
par MIKEL DUFRENNE
II — LA PERCEPTION ESTHÉTIQUE
https://archive.org/details/phenomenologiede0002dufr
PHÉNOMÉNOLOGIE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
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LA PERCEPTION ESTHÉTIQUE
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DU MÊME AUTEUR
PHÉNOMÉNOLOGIE
DE
L’EXPÉRIENCE
ESTHÉTIQUE
Mikel DUFRENNE
Professeur à la Faculté des "Lettres
et Sciences humaines de Paris-Nanterre
TOME SECOND
LA PERCEPTION ESTHÉTIQUE
1967
t ■ f
U
DÉPÔT LÉGAL
lre édition.2e trimestre 1953
2e — . 1er _ 1967
TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays
PHÉNOMÉNOLOGIE
DE LA PERCEPTION
ESTHÉTIQUE
234845
La phénoménologie de l’objet esthétique doit maintenant faire
place à la phénoménologie de la perception esthétique; au vrai, non
seulement elle la prépare, mais encore elle la présuppose : si étroite
est la relation de l’objet et de la perception, et spécialement dans
l’expérience esthétique. Ce n’est pourtant pas simplement par un
artifice de méthode que nous avons pu introduire leur distinction :
nous avons constaté et vérifié par l’analyse de l’œuvre que l’objet
esthétique revendiquait l’autonomie de l’en-soi et méritait d’être
considéré pour lui-même. Toutefois, c’est dans la perception qu’il
s’accomplit, et nous n’avons cessé de faire allusion à cette perception.
C’est pourquoi nous pouvons nous permettre d’être plus bref dans
l’étude que nous lui consacrons; nous savons déjà que sa fin est
l’apparaître de l’objet esthétique, et ce qu’est cet objet. L’important
sera de mettre en relief les caractères propres de la perception esthé¬
tique, et pour cela de la confronter avec la perception ordinaire.
Nous maintiendrons cette confrontation tout au long de notre des¬
cription.
C’est donc à une théorie générale de la perception que nous adap¬
terons notre démarche et que nous emprunterons la distinction des
trois moments que nous considérerons successivement : présence,
représentation et réflexion. Cette distinction recoupe sensiblement les
trois aspects que nous avons distingués dans l’objet esthétique : le sen¬
sible, l’objet représenté, le monde exprimé. Il n’y a pas heu de nous
en étonner, parce que l’objet esthétique est aussi un objet perçu.
Mais il ne faut pas non plus être dupe d’un rapprochement heureux;
et il apparaîtra bientôt que l’objet représenté par l’objet esthétique
c’est-à-dire son sujet, n’occupe pas à lui seul tout le plan de la repré¬
sentation puisque le sensible aussi doit être représenté et pas seule-
420 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
LA PRÉSENCE
(i) Comme dit Rimbaud dans La saison en enfer : « I*a chose est Hang notre âme
comme dans un palais qu’on a vidé afin de ne pas voir une personne aussi peu digne
que vous. »
LA PRÉSENCE 425
qui a lieu dans cette intériorité quand l’objet y est admis, comme un
spectacle privé, à huis clos, que la conscience se donnerait à elle-mêmè
avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec les images enregistrées
par la mémoire et stockées dans l’inconscient, et les idées innées qui
sont aussi intérieures à l’esprit (1). Mais en fait, dans la perception,
les choses nous sont présentes, il n’y a point d’écran entre elles et
nous, elles sont de la même race que nous.
Le plan du pré-réflexif a été remarquablement analysé par M. Mer¬
leau-Ponty. Ici l’objet n’a pas commerce avec un esprit transcendant
qui aurait à le comprendre eü rassemblant des images éparses fournies
à chaque sens; la découverte de l’objet ne se fait pas comme au terme
d’une devinette ou d’un jeu de portrait, où l’on donne des infor¬
mations diverses et abstraites sur l’objet, ce qui est à la rigueur un
travail d’entendement. Mais l’objet que je perçois se révèle à mon
corps, et non pas en tant que ce corps est un objet anonyme justiciable
d’un savoir, mais en tant qu’il est moi-même, corps plein d’âme
capable d’éprouver le monde. Ce n’est point pour ma pensée d’abord
qu’il y a des objets, mais pour mon corps; et c’est peut-être le sens
de ce jugement de perception que Kant distingue du jugement d’expé¬
rience, et qui répond à un premier contact avec les choses. Si la chose
n’a pas en droit de secret pour moi, c’est qu’elle est de plain-pied
avec moi, ou plutôt que par mon corps je suis de plain-pied avec
elle. Il a pouvoir sur les choses, parce qu’il règne sur elles et en
même temps s’ouvre à elles, parce qu’il est en quelque sorte branché
sur elles, et capable d’enregistrer leur présence ou leur absence. On
(1) Tout n’est pas faux dans cette imagerie, précisément dans la mesure où elle
procède du sentiment d’une « vie intérieure ». Mais la vie intérieure a une signification
morale : elle indique que tel de nos actes ou telle de nos pensées répond plus étroite¬
ment à nous-mêmes, et que cela se passe entre nous et nous, ou entre « l’existence
et sa transcendance », comme dit Jaspers, sans témoins ou sans autres témoins que
ceux qui sont capables de nous comprendre et de nous aider. Mais il est vain de
fonder une psychologie de l’intériorité sur une morale de l’intériorité. D’autant que
la vie intérieure elle-même doit être vécue au grand jour.
424 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
choses comme une chose parmi d’autres : nous sommes notre corps et notre corps
est déjà l’organe d’une liberté ; il est un centre d’indétermination et, par ce pouvoir
qu’il a d’introduire une sorte de choix, il opère « un discernement qui annonce déjà
l’esprit » (p. 264). Mais cette description de la présence, ce royaume d’un corps que
sa spontanéité rend capable de comprendre, ne prend son sens qu’à partir de ce
postulat que percevoir n’est pas connaître mais agir. Et peut-être Bergson est-il
infidèle à ce principe lorsqu’il veut insinuer la représentation, qui est contemplation,
dans la présence, qui est action, et qu’il écrit par exemple : « Notre représentation
des choses naîtrait de ce qu’elles viennent se réfléchir contre notre liberté. » Cette
réflexion des corps sur mon corps, si peu mécanique qu’elle soit puisque mon corps
est déjà liberté, peut-elle être identifiée à 1a réflexion d’où surgit la représentation,
et qui nous fait passer de l’action à la connaissance ?
426 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
s’adapter à lui tant bien que mal pour le connaître, c’est lui qui
anticipe, pour les satisfaire, les exigences du corps. L’analyse de
l’œuvre nous l’a montré : les schèmes qui organisent le sensible
cherchent à lui conférer non seulement son éclat et son prestige, mais
aüssi son pouvoir de convaincre le corps; c’est d’abord le corps en
nous qui est mû par le rythme et comblé par l’harmonie. C’est par
le corps que l’objet esthétique est d’abord repris et assumé pour
pouvoir passer en quelque sorte de la puissance à l’acte. Et c’est par
le corps en retour qu’il y a une unité de l’objet esthétique, et parti¬
culièrement des œuvres composites comme l’opéra ou le ballet qui
font appel à plusieurs sens à la fois. L’unité qui est dans l’objet et
qui est, nous l’avons suggéré, l’unité de son expression ne peut
être saisie que si la diversité du sensible est d’abord rassemblée dans
un sensorium commune : c’est le corps qui est le système toujours déjà
monté des équivalences et des transpositions intersensorielles, c’est
pour lui qu’il y a une unité donnée avant la diversité.
On pourrait dire que la vertu de l’objet esthétique se mesure
largement à ce pouvoir qu’il a de séduire le corps. Si l’idée d’un plaisir
esthétique a quelque emploi, c’est d’abord par là : ce plaisir est
éprouvé par le corps, un plaisir plus raffiné ou plus discret que
celui qui accompagne la satisfaction des besoins organiques, mais qui
sanctionne encore l’affirmation de soi. Car il naît d’un usage heureux
du corps, lorsque l’objet, au Heu de le déconcerter ou de le menacer,
s’offre à lui de façon telle qu’il peut exercer Hbrement ses pouvoirs,
sans être embarqué dans quelque aventure incertaine. Il semble que
l’objet esthétique prévienne ses désirs ou les comble à mesure qu’il
les éveille; ainsi suivons-nous la mélodie, ou nous promenons-nous
dans le parc ou le monument, nous fiant à l’objet avec bonheur. Ce
plaisir est au fond celui de l’innocence; et il est remarquable que
l’expérience esthétique ait toujours cet accent d’innocence. C’est sans
doute parce que 1 esthétique impfique du loisir, et nous transporte
dans un monde d’avant le travail, où tout est jeu et où ce qui est
LA PRÉSENCE 427
représenté est irréel; mais c’est aussi qu’elle réalise avec l’objet un
accord qui est en deçà des désaccords et des contraintes, qu’elle
renoue avec le monde un pacte qui évoque un âge d’or. On pourrait
retrouver par là les analyses d’Alain sur la catharsis opérée, chez le
spectateur aussi bien que chez l’auteur, par la contemplation aussi
bien que par la création de l’œuvre d’art (analyses qui attestent que
la psychologie d’Alain ne se réduit pas à un intellectualisme élémen¬
taire) : en réprimant l’imagination et les passions qui s’exaspèrent
sur le rien de l’imaginaire, en composant cette belle forme humaine
par quoi le spectateur à son tour imite l’art, on peut dire que l’objet
esthétique nous rend à l’innocence.
Et l’expérience du spectateur est bien à l’image de celle du
créateur : il faut que l’objet ait été créé ou soit exécuté avec un égal
bonheur. Un danseur qui serait triste tuerait le ballet, et de même
un peintre dont la touche serait hésitante ou découragée, un musicien
qui ne se fierait pas au piano comme à un ami, manqueraient leur
tâche. L’objet esthétique peut sans doute exprimer le tragique ou
le désespoir, il doit l’exprimer avec bonheur; il ne doit pas échouer
lorsqu’il dit l’échec ; et ce bonheur doit être dans le corps de l’artiste
s’il n’est pas dans son âme. Ainsi la relation de l’auteur et du spec¬
tateur se manifeste d’abord par le truchement de l’œuvre comme
une complicité corporelle; et n’est-ce pas ainsi que se nouent les
rapports humains ? Une psychologie de la création aurait à y insister.
Le compositeur qui improvise au piano, le peintre à son chevalet,
si jamais le mot « penser avec les mains » a un sens, c’est bien pour
eux. Tout ce qu’ils savent est passé dans le corps, le corps s’est fait
musique ou peinture, et maintenant il prend les devants, il invente.
N’en doutons pas : c’est de lui que procède l’inspiration, si l’on veut
bien entendre par là la spontanéité de l’élan, cet air de sincérité, de
fraîcheur et de joie qu’ont toujours les grandes œuvres, même lors¬
qu’elles ont par ailleurs une expression grave ou désespérée, à laquelle
d’ailleurs le bonheur du faire communique souvent secrètement
428 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
pourquoi peut-être elle nous ramène à un âge d’or. Si elle est souvent
manquée, c’est que le corps est naturellement besogneux et qu’il
connaît pour agir plutôt que pour contempler. Le rôle qu’il tient dans
la contemplation esthétique, si indispensable qu’il soit, il ne peut
donc le tenir à lui seul; s’il adopte l’attitude esthétique, c’est en vertu
d’une décision qu’il ne prend pas. Et cela suffit à expliquer à la fois
qu’il doive être éduqué pour se prêter à l’expérience esthétique et
que l’œuvre d’art même, si elle est faite pour lui, n’est pas faite que
pour lui, et n’hésite pas parfois à le déconcerter d’abord.
Aussi bien quand on reste à ce premier contact de l’objet esthé¬
tique avec le corps, le corps fût-il capable d’accéder tout de suite à
l’intimité de l’objet, la seule signification qui soit déchiffrée est une
signification pour le corps : ce que l’œuvre représente, au moins dans
les arts représentatifs n’est pas encore vraiment connu; il est déjà
présent, puisque accorder au corps un pouvoir élémentaire de
compréhension, c’est précisément s’interdire de distinguer le sensible
et son sens et de penser le sensible comme un stimulus auquel l’organe
sensoriel réagirait selon une loi naturelle, sans qu’une signification
lui soit attachée. De fait, le sensible est saisi comme , sensible de, et
le premier mouvement de la perception est d’appréhender un objet,
que ce soit un objet réel : ce vase, cet édifice, ou un objet représenté :
le sujet du tableau, l’histoire racontée par le roman. Mais le corps y
suffit-il? Cette réflexion sur le sens qui le découvre inépuisable
pourrait-elle être assumée par lui ? On voit bien qu’il n’est pas pos¬
sible de rester au plan de la présence, et déjà une théorie générale de
la perception ne le peut.
Chapitre II
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION
I. — L’imagination
lieu, on voit que le froid ne peut être anticipé que parce qu’il a été
connu : l’anticipation est réminiscence, lorsque le souvenir devient
image. Enfin, l’image adhère à la perception pour constituer l’objet.
Elle n’est pas un matériel dans la conscience, mais une certaine
façon qu’a la conscience de s’ouvrir à l’objet, et de le préfigurer du
fond d’elle-même, en fonction de ses savoirs.
Ainsi le monde ne nous est présent en chair et en os que parce
qu’il nous est en même temps présent en image, implicitement; si
nous voulons développer le contenu empirique de ces images, nous
devons faire appel aux savoirs qui constituent notre expérience;
mais dans la perception ces savoirs restent à l’état latent, et c’est en
quoi l’on peut parler d’intentions vides. Aussi ne peut-on dire que
la perception soit faite de sensations à quoi le jugement ajoute des
savoirs, puisque le savoir n’est point connu comme tel, mais vient
s’incarner dans les objets, sous forme d’images, en restant à l’état
latent. Tel est le concours que l’imagination apporte à la perception.
Il y a bien un donné, par quoi la perception n’est pas seulement
imagination, et qui suscite et règle l’imagination; mais ce donné
n’est qu’apparence, précisément parce qu’il n’est plus vécu, mais
contemplé; et c’est pourquoi l’imagination qui, sous son aspect
transcendantal, a permis qu’il surgisse, doit encore sous son aspect
empirique lui restituer, sur le plan même de la représentation,
quelque chose de l’épaisseur et de la chaleur de la présence. Aussi en
dirions-nous pas que l’imaginaire est un quasi-présent, mais plutôt
une façon d’être absent dans la présence. Tandis qu’à l’homme affamé la nourriture
qui l’obsède est radicalement absente ; et cependant elle est bien présente en quelque
façon, assez pour que l’eau lui vienne à la bouche, sans qu’il soit dupe ; mais du
moins réalise-t-il, pour l’exaspération de son désir, la saveur ou le goût implicite des
viandes, accède-t-il à l’univers de la nourriture. Dans le premier cas, présence
absente ; dans le second, absence présente : c’est le contexte du monde qui décide
du caractère illusoire ou valable de l’image, selon qu’elle adhère ou non à la percep¬
tion. Mais dans les deux cas l’image est de l’implicite qui affleure au réel soit Pour
le démentir, soit pour le confirmer. ^
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 439
les choses sont des images, c’est-à-dire parce qu’elle est en nous,
puisque le mot image nous ramène invinciblement à nous.) Préformer
le réel, dans une attente qui me permet non seulement de n’être pas
surpris et de le reconnaître, comme l’a montré Alain, mais encore
d’adhérer à lui, n’est-ce point la fonction essentielle de l’imagination ?
Par rapport à elle, la fascination de l’irréel sur laquelle insiste Sartre
serait une sorte d’aberration où l’irréel cessant de valoir comme
moyen d’atteindre le réel se poserait comme fin. Car le plus souvent,
c’est le réel que l’imagination vise et commente. Mais même lorsque
l’imagination vagabonde, si je rêve par exemple que je vole, cette
pureté de mon essor, cette fraîcheur de l’air, ce vertige de l’altitude
sont encore vertus du monde et définissent encore le réel qui, bien
souvent, n’est senti qu’autant qu’il est valorisé par les puissances
de l’imagination. Les analyses de M. Bachelard le montrent assez :
l’enfant qui rêve de voler, le poète qui ranime les images infantiles
ou oniriques du vol, avons-nous le droit de les taxer de mauvaise foi ?
C’est encore un aspect du réel qu’ils découvrent; et si le travail reste,
comme l’ont montré Hegel et Marx, la mesure suprême du réel, la
rêverie peut inspirer le travail, comme il arrive qu’elle inspire l’inves¬
tigation scientifique à ses débuts. L’irréel n’est jamais tout à fait
aberrant, il n’y a point de fiction où tout soit feint; les aventures
au pays des merveilles, ces voyages que je ne ferai jamais, ces paysages
où je ne me promène que les yeux clos, ils sont encore un élément
du réel, non seulement en ce qu’ils constituent pour l’anthropologue
ou l’historien un événement ou un objet du monde culturel, mais en
ce qu’ils sont pour la conscience qui les vit l’épreuve du réel, un
visage peut-être inoubliable du monde. L’imaginaire qui nous séduit
nous instruit autant qu’il nous ravit.
Assurément, il ne faut point méconnaître les avertissements, que
de Lucrèce à Alain, nous prodigue le rationalisme. Par rapport à
cette notion sévère du réel qu’élabore la science et que confirme la
praxis, dont l’étendue cartésienne offre le premier modèle, l’imagi-
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION
M. DUFRENNE 29
446 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Ici s’amorce le passage, dont nous traiterons plus loin, de l’imagination à
l’entendement : l’entendement pense le nécessaire, c’est-à-dire le possible plus le
réel.
448 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) C’est pourquoi nous avons opposé à Sartre qu’il s’agissait d’un irréel et
non d’un imaginaire. Il nous semble que l’imagination est moins radicalement
étrangère à la perception que ne le croit Sartre ; mais cela ne signifie pas que l’objet
esthétique, étant objet perçu, puisse être un imaginaire ; au contraire nous pensons,
que l’imagination, au moins dans son aspect empirique, ne tient pas un rôle prépon¬
dérant dans la perception esthétique.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
ment n’est rien d’autre que la possibilité de cette image inscrite dan6
la pierre. Sinon il faudrait dire, comme dirait Sartre, que le monument
est imaginaire; mais on refusera de le dire si l’on considère que le
monument, qui comme chose se dérobe toujours par sa masse et
doit être conjuré par l’imagination, comme signification est tout entier
présent en chaque perception, et qu’ainsi chaque perception se suffit
à elle-même.
Quant aux arts du temps, ils semblent bien, à première vue, solli¬
citer une activité constituante énergique pour ordonner le temps en
gardant le passé immanent au présent, et pour donner consistance
aux objets représentés. Si le monument peut se livrer d’un seul regard,
une sonate ou un roman ne se livrent que successivement, et notre
contemplation a nécessairement un avenir comme un passé. Ainsi
la lecture d’une œuvre littéraire me transporte dans un certain monde
où s’agitent les héros et que Balzac prend soin de décrire longuement
avant de commencer le récit. Comme le milieu où il se meut, le héros
doit aussi m’être présenté, il ne se réduit pas pour moi à ce compor¬
tement précis qui m’est rapporté à un moment donné et qui serait
comme un instantané; en réalité, ce comportement est l’acte de
quelqu’un que je connais, qui a une histoire, des projets, un caractère,
un destin à accomplir dans un certain milieu, bref qui est une totalité
signifiante. Tout à l’heure, devant le tableau, il suffisait que je sache :
c’est Charles VIII, pour m’acquitter envers le démon de la curiosité.
Il ne faut pas croire, parce que son portrait est là, qu’il soit là lui-
même, occupant impérieusement le gros plan; il doit rester dans
l’ombre comme les possibles non actualisés qui hantent la perception;
il n’est là que par la grâce des couleurs, étant pour elles indivisible-
ment un moyen et une fin, et il ne renvoie nullement au monde de
l’histoire, même s’il y fait allusion. Le Charles VIII qui me concerne,
sa vérité est là, et il se suffit; il n’a que l’existence de limbe d’un objet
représenté et non l’existence inépuisable d’un objet réel que l’imagi¬
nation alourdit de possibles. Mais que Charles VIII soit le héros d’un
456 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
roman, il me faut une plus ample information sur lui, et qui me soit
de quelque façon présente toutes les fois qu’il est en scène, comme
doit m’être présente l’épaisseur du monde où il évolue. Cette présence,
l’imagination l’assume comme dans la perception visuelle.
Mais il importe de remarquer deux choses : d’abord, la discrétion
de cette présence; je ne suis pas stoppé dans ma lecture par des
images importunes, la signification reste à l’état de possible, comme
aussi bien dans une conversation où je réponds sans avoir pris le
temps de peser les mots, de me livrer aux expériences qu’ils suggèrent
et d’appeler des images au secours du sens. L’objet représenté n’est
pas véritablement imaginé, mais il n’est pas non plus simplement
compris, comme je comprends un texte scientifique par exemple.
Sartre, qui nous accorde ici ce qu’il refusait pour la peinture, l’exprime
en disant que lors de la lecture d’un roman il est rare que nous ima¬
ginions : « Le lecteur se prépare à découvrir tout un monde qui n’est
pas celui de la perception, mais pas non plus celui des images men¬
tales » ; ce monde, qui est pour Sartre le corrélât d’un savoir imageant,
nous dirions qu’il suppose les images intégrées à la perception, encore
virtuelles et non développées pour elles-mêmes. Qu’est au juste l’ima¬
gination ici ? Elle n’est guère que cette mémoire implicite qui retient
le passé sans 1 imposer en le réalisant, et qui permet de comprendre
à demi-mot sans avoir besoin d’anticiper l’avenir; car il n’y a point
d’avenir pour l’objet représenté, sinon l’avenir de sa compréhension.
De même en musique, nous ne comprenons et ne goûtons telle
phrase que si son contexte lui est immanent; et tous les arts dont la
perception est successive exigent le concours de cette imagination
qui est mémoire. Mais il faut se rappeler que le temps de l’œuvre
n est pas le temps commun que l’imagination vivifie par nos sou¬
venirs ou nos projets, et qu il n’en appelle pas à la même activité.
Ce temps, même s’il doit être logiquement ordonné, n’est pas plei¬
nement réel et n’interfère donc pas avec notre temps : le temps de
la lecture ou de 1 audition est un temps prélevé sur un temps plus
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 457
vaste d’où il s’exclut, comme le tableau est prélevé sur le mur; quand
je lis, il n’y a plus pour moi que le temps de l’œuvre; le temps objectif
s’évanouit avec le monde objectif : je suis à l’œuvre. Or, son temps ne
sollicite pas l’imagination ou l’entendement comme le temps de
mes entreprises dans le monde. Ce temps, à peine peut-on le dire
durée; il est comme un présent, le présent de la contemplation, à
cette différence près qu’il ne nous appartient pas de le rompre. S’il a
un avenir, c’est un avenir qui lui est propre, un avenir sans contin¬
gence, rigoureusement immanent à son présent, et comme le déve¬
loppement d’un sens pour lequel le chronologique n’est que l’illus¬
tration du logique; si serré est le grain de l’œuvre, si impérieuse son
unité. Mon propre avenir, mes projets, mes espoirs, tout cela n’a
rien à voir ici, qui pourrait alerter l’imagination et passer les frontières
de l’œuvre. Si l’imagination transporte le contenu de l’œuvre dans
l’univers et le temps communs, au lieu de rester fidèle au monde et
au temps propre de l’œuvre, nous manquons l’objet esthétique. Le
passé qui vient ici donner sens au présent n’est pas inventé ou cherché
du fond de notre expérience, mais donné immédiatement dans l’œuvre.
Au lieu d’anticiper, l’imagination n’a qu’à suivre le fil du texte, sans
s’égarer en quête de significations extérieures. L’apparence — le
texte — dit tout. L’œuvre est réussie précisément lorsqu’elle retient
l’imagination dans ses limites, lorsqu’elle décourage tout commen¬
taire ou ne l’excite que pour le convaincre d’impuissance, bref lors¬
qu’elle est à elle-même son propre monde. Certes, il se peut que
l’œuvre ouvre un champ très large à la réflexion, comme on voit
dans les gloses qu’Alain a écrites pour La jeune Parque; mais, outre
que ce n’est plus l’imagination qui est alors en jeu, il faut peut-être
dire que l’œuvre n’est plus traitée en objet esthétique. En tout cas,
l’œuvre d’art véritable nous épargne des frais d’imagination parce
qu’il suffit, pour comprendre et suivre, de l’avoir présente à l’esprit
et aux sens, sans qu’il soit nécessaire de la compléter comme nous
complétons une perception obscure ou ambiguë.
458 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
Des objections peuvent surgir ici, qui valent aussi bien pour
tout art. Un tableau, dira-t-on, peut être obscur. Soit, mais nous
n’avons pas alors à le déchiffrer, c’est-à-dire à chercher la représen¬
tation exacte en lui d’un objet comme nous cherchons le mouton
ou la bergère dans une devinette; nous n’avons pas à redresser
ou interpréter les apparences qui nous sont offertes, pas plus que nous
n’avons à chercher l’artichaut derrière les feuilles d’acanthe ou l’anti¬
lope sur les dessins stylisés des poteries élamites; nous n’avons à
percevoir que ce que nous percevons. Si Cézanne pose la bouteille
de travers, nous n’avons pas à la redresser; si Renoir fait « passer »
la chevelure d’une femme dans le fond du tableau au point que les
frontières sont indiscernables, nous n’avons pas à les tracer comme
si nous avions à peigner le portrait. La gêne qu’éprouve un certain
public devant les déformations, les ellipses ou les abstractions de
certaines œuvres picturales ou sculpturales vient de ce qu’est heurté
le préjugé de la ressemblance conçue comme seule norme de la vérité
esthétique. Et ce préjugé vient lui-même de ce que l’imagination
prétend s’exercer à son aise et que, si elle le peut devant un objet
ressemblant qui invite toujours à quelque action, elle est déconcertée
devant un objet inédit qui ne ressemble à rien. Il convient sans
doute que dans la peinture qui ne veut pas être seulement décorative
nous puissions reconnaître et nommer l’objet représenté, précisément
pour éviter les écarts d’une imagination inquiète ou affolée. Toute
la tâche de l’imagination est alors de saisir cet objet dans l’apparence,
mais sans lui substituer un objet imaginaire plus vrai, seul vrai, dont'
elle serait Yanalogon. Une silhouette dans une aquarelle de Dufy,
une esquisse dans une gravure de Rembrandt, nous ne les livrons
pas en pâture à l’imagination comme un croquis dans un traité de
gymnastique par exemple : dans ce second cas, il ne s’agit que de
signaux utilisables et non respectables; l’objet esthétique est respec¬
table autant qu’il n’est pas un prétexte à imaginer.
Autre objection : l’œuvre ne nous invite-t-cllc pas d’elle-même
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 459
M. DUFRENNE 30
Chapitre III
RÉFLEXION ET SENTIMENT
DANS LA PERCEPTION EN GÉNÉRAL
I. — L’entendement
IL — De l’entendement au sentiment
(i) A cet égard tous nos actes sont une manière de nous exprimer. Ils nous
suivent parce qu’ils nous expriment : je suis ce que je tais, parce que ce que je fais
est ce qui de moi prend consistance et forme. Mais ce qui m’exprime en eux est moins
ce que je fais que la façon dont je le fais : c’est en elle qu’il faut chercher l’intention
qui m’anime. En sorte que la morale de l’intention, un moment dépassée, reprend
force; mais c’est toujours par l’expression qu’il peut être question d’intérieur.
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION
(i) C’est la même antinomie que nous avons observée à propos du laiigage.
Dans la mesure où il est l’expression de ma pensée, il est cette pensée, mais il l’est
comme n’étant pas elle ; la pensée par lui est un événement de nature, mais elle
reçoit aussi un statut spirituel : elle est porteuse d’un sens, justiciable d’une vérité ;
l’idée est le mot, et en même temps plus que le mot, et c’est pourquoi nous ne cessons
d’être surpris par elle. Ainsi le dualisme est-il, en un sens, la vérité du monisme,
comme les attributs le sont chez Spinoza de la substance.
476 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
U. DUFRENNK 31
478 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Il faut bien admettre que le monde des attitudes humaines n’est ouvert
comme le monde des choses, et sans se confondre avec lui. C’est à cette condition
que les sciences de l'homme sont possibles ; sinon elles ne sont, par préjugé positi¬
viste, que des sciences des choses, et c’est une gageure qu’elles ne peuvent pas tenir :
elles se réfèrent toujours en sous-main à une compréhension préalable de l’humain.
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 479
dable, sans commune mesure avec mon expérience. Sans doute puis-je
prévoir, mais avec un coefficient d’incertitude que je ne peux réduire,
et que la saisie de l’objet ne comporte pas. Lorsque je dis que l’appa¬
rence est louche, suspecte, incompréhensible, l’incertitude vient de
ma maladresse ou de mon inexpérience; ici c’est l’expression même, au
comble de sa transparence, parce qu’elle procède d’un sujet, qui me
laisse déconcerté dès que je veux m’assurer de son sens. Je ne puis
alors qu’être attentif et non actif. Et c’est pourquoi je ne puis ima¬
giner un sentiment, je ne puis que le lire; il n’a rien de caché que je
puisse découvrir, et s’il a un avenir, qui se manifestera par d’autres
expressions, je ne puis exactement le prévoir (1). L’imagination est
donc désarmée, et l’entendement aussi dans la mesure où il reprend
à son compte le pouvoir que l’imagination me confère sur l’objet.
Et cela est vrai parce qu’il s’agit d’un sujet humain, mais aussi parce
que — et ces deux raisons sont solidaires — l’expression a tout dit
d’un coup. Je n’ai pas à anticiper, non seulement parce que je me
heurte à une liberté, mais parce qu’il n’y a rien à anticiper : tout est
dans l’expression, et l’exprimé m’est tout de suite donné. Tout ce
que je puis, c’est revenir à l’exprimant, pour mieux m’ouvrir à l’ex¬
primé, et toujours lui laisser la parole. Cela suffit à laisser un emploi
à la réflexion et à distinguer l’immédiat du sentiment de l’immédiat
de la présence : ce sentiment peut revendiquer une dialectique qui
lui soit propre. L’expérience esthétique va nous éclairer là-dessus;
c’est en elle que le sentiment, tel que nous venons de le définir, réalise
au mieux sa fonction noétique.
(1) Bien entendu, on pourra toujours faire l’analyse d’un sentiment, comme font
les psychologues ; mais ce sera à froid, non au cours d’une lecture vivante, et à
condition d’altérer gravement la fonction primordiale de l’expression qui est de me
révéler un pour-soi ; car il me faudra transformer le pour-soi en objet, comme
lorsqu’on dit froidement à un homme en colère, refusant aux gestes leur caractère
expressif pour en considérer le caractère mécanique : tu te calmeras quand tu seras
fatigué. Et nous verrons que devant l’objet esthétique l’attitude de la critique n’est
pas tellement différente.
Chapitre IV
LE SENTIMENT ET LA PROFONDEUR
DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
un sujet, qui veut être compris. Que veut dire le Dieu grec, avec
ce sourire distant qui déjà exprime moins la joie de celui qui a vaincu
les Titans que l’appréhension de celui qui pressent à l’horizon de
l’histoire la venue du Christ ? Que veut dire tel poème où les mots
sont si simples, si limpides, si accueillants, des mots de tous les
jours, et qui brusquement deviennent insolites ? Que veut dire cette
symphonie qui m’entraîne dans une aventure absurde et pourtant
doit avoir un sens ? Que veut dire Isée lorsqu’elle se dresse devant
Mésa : « Regarde-moi, je suis Isée ? » Que veut dire le hautbois
lorsqu’il fait entendre sa voix grêle ? Que veut dire ce jaune qui
retentit comme une fanfare dans un tableau de Van Gogh ? Observons
d’abord que la recherche est ici sans fin. Peut-être parce qu’elle est
sans objet : n’est-ce pas une gageure d’introduire le conceptuel dans
le sensible et de vouloir qu’une arabesque, une ligne mélodique, une
tache de couleur aient un sens ? N’ont de sens à première vue que
les arts du langage, dont la matière est chargée de pensés; et encore,
sitôt que le mot subit la métamorphose poétique, il cesse d’avoir
un sens que la réflexion puisse expliciter. Nous faisons d’autant plus
volontiers droit à cette objection que nous croyons que l’ultime
accès à l’œuvre est le sentiment; mais l’on ne s’y engage vraiment
qu'après avoir traversé l’épreuve de la réflexion. L’œuvre d’art pro¬
voque aussi l’intelligence, et l’on ne se défait pas si aisément de cette
provocation. Assurément, la réflexion est le plus a 1 aise dans les
arts du langage où les significations semblent demander leur expli¬
cation : depuis les plus anciens glossateurs, le commentaire des textes
est toujours un exercice privilégié. Mais peinture, musique ou danse
ont aussi leurs gloses : témoins ces programmes écrits parfois de
la main même du musicien ou du choréauteur pour leurs œuvres,
les débats des académies de peinture ou de sculpture, ou ces simples
mots de Van Gogh : « J’ai voulu représenter par les couleurs les
terribles passions humaines. »
Pourtant, cette réflexion sur le fond tend à perdre son objet
486 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
dans la mesure même où elle est fidèle à son propos, qui est de passer
de l’apparence à la chose, de l’œuvre considérée comme apparence
à l’objet représenté, et par conséquent, de transcrire dans le langage
de la prose ce que l’œuvre dit dans son propre langage : entreprise
finalement vaine, puisque ce que dit l’œuvre ne peut être dit autrement
que par elle; l’immanence du fond à la forme interdit l’usage exclusif
de la relation apparence-chose. Aussi cette réflexion est-elle bientôt
relancée par une réflexion qui ne cherche plus à commenter, mais à
expliquer. Elle en vient à considérer l’objet esthétique comme une
chose de la nature, dont le sens est à chercher dans le contexte
postérieur ou antérieur : la signification du nuage, elle est dans la
pluie qu’il annonce, ou dans l’état antérieur de l’atmosphère qui le
prépare, et en tout cas dans ce à quoi l’objet renvoie comme à ce
qu’il implique; expliquer c’est déployer une implication (peu importe
ici que l'implication soit logique ou réelle, et que l’une soit ou non
irréductible à l’autre). Or, comme le sens de l’objet esthétique n’est
pas en avant de lui puisqu’il ne produit rien, il faut le trouver en
arrière; et la réflexion s’oriente vers la genèse du sens, considérée
tantôt logiquement — et elle cherche alors comment ce sens se déve¬
loppe à partir de certaines affirmations ou de certaines évidences,
par exemple comment la poésie de Mallarmé se déploie à partir d’un
certain sentiment du néant, ou les Concertos brandebourgeois à partir
d’une certaine conception de la suite, ou la peinture de Bosch à partir
d’une cosmologie alchimique, et tantôt chronologiquement — et
elle cherche alors à relier ce sens à une histoire qui peut être celle
de l’auteur lui-même ou celle de la culture dont il est l’héritier.
Ce second mode d’explication vient souvent relayer le premier :
le thème du néant chez Mallarmé renverra à une exégèse psychana¬
lytique, les images symboliques de Bosch à une tradition dont il
subit l’influence, la psychologie de l’auteur renvoyant à l’analyse du
milieu et inversement. L’œuvre apparaît ainsi comme surdéterminée;
ou plutôt chaque clé ouvre une porte sans qu’on pénètre jamais au
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 487
(1) Cette sorte d’assimilation à autrui n’est pas exactement une identification.
Husserl, qui l’appelle « accouplement » dans « l’apprésentation assimilante »,
ajoute que l’autre, en tant qu’apprésenté, « ne peut jamais être réellement présent »,
(Méditations cartésiennes, p. 94), dans la sphère primordiale de ce qui m’appartient,
car je ne suis pas l’autre, et je ne saurais le penser que « comme quelque chose
d’analogue à ce qui m’appartient » (p. 97) ; mais c’est par cette « modification ana¬
logique de mon moi » qu’il peut m’être apprésenté, et « qu'une autre monade se cons¬
titue dans la mienne » (Husserl veut ici sauver à la fois le caractère originel et direct
de la lecture d’autrui, et l’altérité fondamentale d’autrui : je le connais comme
autre, mais comme autre moi ; il est une « modification intentionnelle de mon moi »
(p. 99), et c’est sur le fondement du moi que je le connais comme autre). Husserl
note lui-même que c’est de la même façon que m’est donné mon passé : « il se forme
dans mon présent vivant », mais « il le transcende comme sa modification, de même
que l’autre que j’apprésente transcende mon être propre, c’est-à-dire ce qui m’appar¬
tient d’une manière primordiale ». Et peut-être faudrait-il étendre l’idée au passé,
de l’histoire ou de la vie, qui n’est pas plus moi que ne l’est autrui, « mais qui est
ma modification, un autre moi » (p. 98). En tout cas, je suis associé à autrui dans la
connaissance même que j’en ai, non seulement en ce que cette connaissance est
mienne, mais en ce que c’est à travers moi que je le connais. 1/accouplement suppose
une ressemblance, une parenté. Mais cet engagement du moi dans la connaissance
49° L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
d’autrui ne doit pas peut-être être compris seulement dans les perspectives trans¬
cendantales de l’intentionnalité : l'autre n’est pas seulement au terme d’une modifi¬
cation intentionnelle de ma visée, mais au terme d’une conversion de mon être.
Nous reviendrons sur ce thème des deux sens de l’ouverture.
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 491
(i) Encore une fois, nous n’avons à définir cette profondeur de l’homme que
pour le double rapport qu’elle entretient avec la profondeur de l’objet : elle en
conditionne la saisie, et elle en illustre la notion.
496 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Ainsi une cosmologie peut bien reculer vertigineusement l’horizon de l’espace
et du temps : il n’y a rien là qui me touche comme profond dans cette cavalcade
des âges ; ce n’est qu’une manipulation de zéros jusqu’à ce que, soudain, je me sente
LA PROFONDEUR DE L'OBJET ESTHÉTIQUE
irréductible à cela. Cela n’est profond que pour un être qui tient
d’ailleurs sa plus authentique profondeur. D’où la tient-il ? Du
pouvoir d’être soi, de mener une vie intérieure dont le rythme ne
soit pas soumis aux hasards extérieurs. A cette vraie profondeur, la
profondeur de l’objectivité est doublement subordonnée : non seu¬
lement elle doit être reconnue par le soi, mais elle doit être intégrée
à lui; le passé, de l’individu et même de l’espèce, est finalement
découvert en moi-même, sans quoi il n’est qu’une suite anonyme
d’événements qui me laissent indifférent.
Pareillement, si la psychologie doit mettre l’accent sur les expé¬
riences infantiles, ce n’est pas parce qu’elles sont infantiles, c’est
parce qu’elles sont décisives, parce que l’homme en effet répète
l’enfant comme le primitif répète la tradition ancestrale. Nous
sommes autorisés à chercher le profond au passé parce que nous
pouvons alors vérifier qu’il était gros d’un avenir. Mais le présent
peut le recéler aussi bien, s’il ébranle en nous une onde temporelle,
si quelque chose de nous s’y dessine et s’y décide; il ne suffit pas
que l’expérience se grave en nous comme un souvenir indélébile, il
faut qu’elle nous transforme et oriente notre avenir. Un enfant battu
devant la borne d’un champ, selon l’usage que rapporte Montaigne,
se souviendra toujours de l’emplacement de la borne : rien de profond
intéressé et pris à parti par elle ; je découvre alors qu’au fond c’est de moi qu’il
s’agit. Non d’un moi-objet qui serait le résultat présent d’une immense évolution,
comme la montagne est le résultat d’un retrait de la mer ; mais du moi que je suis,
et qui se trouve inexplicablement lié à ces aventures du monde minéral ou animal, et
les éprouve comme son propre destin (Le voyage au centre de la terre, de Jules Verne,
rassemble tout cela : descente dans les entrailles du globe, résurrection du passé,
profondeurs mêlées du temps et de l’espace affrontées par l’explorateur comme un
destin présent). De même le silence étemel des espaces infinis n’est pas effrayant
pour l’astronome qui aligne ses calculs ; mais il l’est, quoi qu’en ait dit Valéry, pour
le philosophe qui se pense en situation, et se sent concerné et comme visé par cette
immensité muette. Des deux deviennent profonds pour qui se mesure à eux et se
perd en eux ; l’homme est centre de référence du profond, comme il l’est des deux
infinis.
500 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
là dedans; mais que l’enfant soit éveillé par cette correction au sen¬
timent de l’injustice ou de la cruauté, ou à des sentiments plus
ambigus comme Jean-Jacques chez Mlle Lambercier, qu’un nouvel
aspect du monde se révèle par là à lui et qu’un nouvel aspect de la
personnalité se développe, ceci est profond, parce qu’il ne s’agit plus
de l’enregistrement passif d’un souvenir, mais d’une destinée qui
se joue, et de quelque chose qui commence. Ici encore on est tenté
de transcrire le qualitatif en quantitatif : serait profond ce qui atteint
un grand nombre d’états, comme une idée est profonde lorsqu’elle
détermine tout un système intellectuel, ou une passion lorsqu’elle
colore un grand nombre de pensées ou suscite un grand nombre
d’actes. Cependant, la profondeur ne se laisse pas mesurer au nombre
d’actes qu’elle engendre ou qu’elle inspire; elle n’a cette postérité
que parce qu’elle est d’abord une certaine qualité du vécu, une façon
de vivre dont le sentiment est la meilleure illustration.
Être profond, c’est se situer en un certain plan où l’on devient
sensible par tout son être, où la personne se rassemble et s’engage.
On le comprend par contraste avec ces manières d’être indifférentes,
détachées, superficielles, où le sujet n’est pas vraiment soi; c’est
alors qu’il vit au gré de l’instant, sans projets et sans mémoire, dans
un temps qui n’est que succession et non reprise et engagement,
comme ses actes ne sont que mouvements, justiciables de la causalité
qui est l’ordre de ce temps. Être profond, c’est refuser d’être chose,
toujours extérieur à soi, dispersé et comme écartelé dans la consom¬
mation des instants. C’est se faire capable d’une vie intérieure, se
rassembler en soi et acquérir une intimité; ce qu’indique bien le mot
conscience, comme M. Pradines l’a remarqué : émergence d’un pour-
soi, non comme pouvoir de négation, mais comme pouvoir d’af¬
firmation.
Cette profondeur appartient au sentiment, et singulièrement au
sentiment esthétique. C’est par elle que le sentiment se distingue de
la simple impression, et que c’est lui et non pas elle qui est le répon-
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
tendresse dans les bras tendus de sa mère, mais toute sa réponse est
dans son abandon à l’étreinte. L’homme connaît la tendresse dans
un andante de Mozart — cette nuance singulière de tendresse qui
est un sourire à travers les larmes, une allégresse qui a traversé on
ne sait quelles épreuves, sans se perdre en elles — parce qu’il lui offre
dans sa propre profondeur un aliment substantiel comme on offre
à la flamme un bois compact. Il pénètre le sens aussi directement,
mais ce sens est plus riche parce qu’il le vit plus profondément; et
c’est pourquoi il peut le recueillir en lui au lieu d’y répondre acti¬
vement et de se perdre dans cette réponse.
Ainsi, la profondeur du sentiment esthétique se mesure à ce qu’il
découvre dans son objet. C’est sur cette profondeur de l’objet qu’il
nous faut maintenant revenir; nous en avons esquissé déjà la notion,
au moins négativement, en montrant que la réflexion ne pouvait
épuiser le sens de cet objet; il nous reste à la comprendre comme
corrélative de la profondeur du sentiment.
que le monde soit en quelque façon préfiguré dans le soi pour être
relatif à lui. L’objet esthétique, pareillement, est rapport à soi en étant
rapport à un monde. Il est profond à la fois par la perfection de sa
forme, la finalité interne qu’il réalise comme un vivant, et par l’aura
de sens qu’il diffuse et qui s’irradie en un monde : son intériorité est
celle d’une chose qui secrète un sens par lequel elle s’illimite. Il semble
donc que la conscience prête à l’objet esthétique quelque chose de
son être, sans doute parce qu’il fait appel à la conscience pour exister
pleinement; il y a en lui un rapport de soi à soi, dans l’épaisseur
même de son être : il est identique à son apparence, mais son apparence
est apparence d’un monde. Ce monde est précisément ce en quoi se
réalise, ou plutôt s’exprime sans se réaliser, le surcroît de sens qui
fait l’objet esthétique inépuisable, de sorte que le rapport à ce monde,
le rayonnement de ce monde, est une manière de se rapporter à soi.
Bien entendu, quand nous disons que l’objet esthétique porte en
lui un monde, nous ne songeons pas à l’identifier expressément à
une conscience. Mais nous sommes autorisés à le concevoir par
analogie avec une conscience parce qu’il est le délégué d’une cons¬
cience : nous avons assez dit qu’il exprime son auteur, et pas seu¬
lement parce qu’il est un produit de son activité, mais parce qu’il est
l’expression de son être. A travers lui, c’est une conscience qui se
révèle : en écoutant le Quintette avec clarinette, nous sommes présents
au monde de Mozart, et c’est comme si Mozart entrait en communi¬
cation avec nous. La différence entre la conscience et l’objet esthé¬
tique, c’est que la conscience, étant inépuisable parce qu’insaisissable,
et parce que, même au comble de son authenticité et de sa plénitude,
elle implique encore refus et séparation, son rapport au monde est
un rapport de privation : elle n’est rien, elle n’est pas ce monde vers
quoi elle tend et à qui elle ne peut s’identifier pour s’installer dans
l’en-soi, même si elle le préfigure ; le rapport au monde est un rapport
qu’elle soutient pour se réaliser sans jamais se réaliser, le monde lui
reste extérieur, il lui est relatif sans lui être identique, et elle est portée
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 5i3
par lui sans sc perdre en lui; l’être au monde est donc essentiellement
ambigu. Tandis que l’objet esthétique, étant inépuisable à force
d’être parce qu’il est aussi un objet réel, et souverainement réel, le
monde qu’il suscite est comme l’expression de cette surabondance
et achève sa réalisation. Le rapport à soi étant ici un rapport positif
comme celui qu’illustre la finalité interne du vivant, selon l’accord
des parties au tout constitutif d’une totalité, le rapport au monde
— à un monde qui est lui-même intérieur à l’objet — est aussi
positif et confirme le rapport à soi. Seulement l’objet esthétique n’est
pas Dieu, il n’est pas une causa sut qui devient créatrice par excès
d’être 1 II est objet perçu et en tant que tel subordonné à la cons¬
cience; aussi le rapport à soi par quoi nous le définissons est-il un
comme-si; et de même son monde est un monde qui ne peut qu’être
senti, un monde qui n’est pas exactement réel. Le monde que vise
la conscience est un monde qu’elle n’est pas, mais un monde réel;
le monde de l’objet esthétique est un monde qu’elle est, mais un
monde irréel. C’est un irréel intérieur à la réalité de l’objet esthétique
dont il est le sens, au lieu que le monde extérieur est un réel extérieur
à l’irréalité de la conscience dont il est la visée. La conscience est
profonde par la façon dont elle se ressaisit et, tout en s’extériorisant,
se leste d’une nécessité existentielle; l’objet esthétique est profond
par la façon dont il s’intériorise et s’irréalise par là. Dans les deux
cas, le rapport à soi conditionne le rapport au monde; mais dans un
cas le processus est d’extériorisation, dans l’autre d’intériorisation.
(Nous ajouterions volontiers que le vivant tient peut-être l’équilibre
entre ces deux cas : le rapport à soi qui le fonde est équilibré par le
rapport au milieu; individu et milieu sont aussi réels l’un que l’autre.
Le vivant, placé en ce point intermédiaire, devient conscience en
se niant d’abord comme individu et en s’opposant le monde. Et il
devient, si l’on peut dire, objet esthétique en se pétrifiant comme indi¬
vidu et en niant le monde dont il se sépare pour lui substituer un
monde intérieur à lui).
514 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
qu’elle comporte n’est pas encore recevable parce que c’est l’immédiat
du sentiment qui s’éveille à une apparence brouillée de l’objet. Ce
sentiment lui-même, s’il a l’espèce d’évidence qui s’attache à tout
sentiment, il a aussi quelque chose de confus : non point la confu¬
sion propre à ce qui n’est pas intellectuellement maîtrisable, mais un
manque d’assurance, une incertitude. Sentiment à fleur de peau, mal
nourri par l’apparence incertaine de l’objet, et qui ne nous engage
pas profondément parce que nous ne sommes pas totalement solli¬
cités : nous gardons devant l’objet la même réticence que devant une
personne que nous venons de rencontrer et que nous ne connaissons
pas encore.
Ainsi le sentiment immédiat n’est pas tout le sentiment. Le sen¬
timent authentique se conquiert comme la perception se conquiert,
et parce qu’elle se conquiert : il faut que l’objet esthétique nous soit
pleinement présent, et il ne l’est pas toujours du premier coup. Nous
avons assez dit que la perception est une tâche parce qu’il y a une
vérité de l’œuvre par rapport à laquelle certaines perceptions sont
fausses ou insuffisantes, c’est-à-dire que l’objet esthétique n’y existe
pas encore comme il prétend exister; car il ne peut se satisfaire de
n’exister qu’à moitié, comme existe l’homme inauthentique. Promou¬
voir cette perception selon laquelle à son tour le sentiment sera vrai,
c’est la tâche de la réflexion ou de l’attitude critique au sens large
où nous l’entendons. Cette attitude peut d’ailleurs se proposer d’autres
fins que le service direct de la perception esthétique, et se traduire
alors par une activité qui ne s’inscrit pas dans une dialectique de la
réflexion et du sentiment : par exemple lorsqu’elle fait l’histoire de
l’œuvre, de sa genèse, des influences qui se sont exercées sur elle ou
qu’elle a à son tour exercées, en somme lorsque l’œuvre devient
l’occasion, plutôt que d’une perception esthétique, d’une réflexion
qui ne s’attache pas expressément à son caractère esthétique. Même
alors cependant, il n’est pas sûr que la perception, et partant le sen¬
timent, ne tirent pas quelque bénéfice de cette information. Toute
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 5*9
quel point elle peut perturber la motricité, qui est d’autant plus sûre
au contraire qu’elle se confie davantage à l’habitude. Mais la senso-
rialité n’est pas la motricité, et ici l’attention travaille pour le corps.
Comprendre intellectuellement, c’est aussi comprendre corporelle¬
ment; l’acuité de la représentation se répercute au plan de la présence,
et même la simple accommodation sensorielle n’est pas seulement le
prélude de l’attention, elle en est aussi la conséquence : le regard se
fixe, l’oreille se prête plus volontiers lorsqu’ils ne se laissent plus
décontenancer, lorsqu’ils savent se tenir devant l’objet et ont avec
lui cette aisance que donne la familiarité. La présence de l’objet au
corps présuppose parfois une représentation lucide, de la même
façon que le libre jeu des habitudes présuppose pour leur acquisition
un effort méthodique et conscient; on ne dit pas autre chose lorsqu’on
affirme que l’attention est attente et anticipation, et que nous ne perce¬
vons bien que ce que nous connaissons déjà de quelque façon. Et c’est
ainsi que la réflexion peutpréparer la perception jusque dans le compor¬
tement corporel. Aucune de ses démarches, même celle qui semble utiliser
l’œuvre à des fins non esthétiques, n’est indifférente : tout peut enrichir
et favoriser la perception et préparer ainsi le sentiment où elle s’achève.
L’ATTITUDE ESTHÉTIQUE
ma vie n’a pas de sens : « Car à quoi sert la vie, sinon à être donnée ?
Et la femme, sinon à être une femme entre les bras d’un homme ? » (x).
L’objet esthétique par contre, ne m’est pas vraiment complémentaire.
Certes, l’expérience que j’en fais me transforme et m’enrichit, mais
c’est une action que je subis sans l’avoir avidement souhaitée, et qu’il
n’exerce que quand il est présent; or, c’est dans l’absence que se
mesure la puissance du désir, et il faut convenir que la banalité et
l’urgence du quotidien suffisent à neutraliser le désir esthétique, au
moins chez le spectateur. Et c’est parce que je n’éprouve pas un désir
véritable de l’objet esthétique que le plaisir qu’il me procure est aussi
différent du plaisir sexuel : il apaise et charme, loin d’irriter et de
faire sortir de soi, il est aussi discret que l’autre est emporté, aussi
serein que l’autre est orageux, aussi ténu que l’autre est violent.
Enfin de ce que l’amour est désir d’une personne et non besoin
d’un objet, il reçoit un caractère d’insécurité et d’incertitude qui lui
sont propres. Ce caractère tient essentiellement à ce que l’autre est
libre : le don que j’attends est suspendu à une liberté qui peut toujours
se raviser et reprendre ce qu’elle donne, c’est le thème de l’incons¬
tance, des ravages du temps, des intermittences du cœur. L’amour
combat cette incertitude par la foi, dont confiance et jalousie sont les
deux pôles. Et même à l’égard de soi, il pratique cette foi qui s’appelle
alors fidélité : car puis-je être sûr de moi si je ne me lie par des ser¬
ments ? Enfin il reste à l’amour, malgré sa foi, une incertitude qui
tient à sa nature même : il est trop conscient de la liberté de l’autre
pour vouloir le contraindre, et c’est pourquoi, loin d’être seulement
revendicateur, il est écartelé entre la volonté d’union et le respect de
la différence : cette antinomie le condamne à l’inassouvissement.
Aimer, c’est à la fois désirer et refuser l’union, car une union totale
serait la négation de soi et de l’autre. Rien de tel à l’égard de l’objet
esthétique puisqu’il ne requiert pas l’union : la présence dont se
CRITIQUE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
Pour mieux comprendre que l’expérience esthétique culmine
dans le sentiment comme lecture de l’expression, nous voudrions
montrer maintenant qu’elle met en jeu de véritables a priori de
l'affectivité, au sens même où Kant parle d’a priori de la sensibilité
et de l’entendement : de même que les a priori kantiens sont les condi¬
tions sous lesquelles un objet est donné, ou pensé, ce sont ici les
conditions sous lesquelles un monde peut être senti, non point par
le sujet impersonnel auquel Kant se réfère — et que les post-kantiens
pourront identifier avec l’histoire —, mais par un sujet concret,
capable d’entretenir une relation vivante avec un monde, ce sujet
étant soit l’artiste qui s’exprime par ce monde, soit le spectateur qui,
lisant cette expression, s’associe à l’artiste.
Quelque chose, en effet, dans l’expérience esthétique, en appelle
à la notion d’a priori : c’est ce pouvoir qu’a l’objet esthétique, de par
son expressivité, d’ouvrir un monde, et, bien qu’il soit lui-même
donné, d’anticiper ainsi sur l’expérience : il ne s’agit pas seulement
de solliciter l’imagination, si vivement que ce soit, comme font les
objets que M. Bachelard appelle intégrants, qu’une expérience
onirique a fortement valorisés (i); l’émotion parfois vive qu’ils
inspirent se cristallise en images, et ils deviennent le foyer d’un
monde, mais d’un monde éphémère et sans consistance; l’imagination
est bien puissance d’un monde, mais elle ne suffit pas à la tâche : elle
abolit les frontières de l’objet, mais elle ne peut constituer une totalité,
elle ouvre, mais ne referme pas. Il y faut le sentiment, et le sentiment
s’éveille devant un objet expressif, qui ne sollicite pas seulement
(1) Et pour les objets que l’art n’a point convertis ? C’est tout le problème du
beau naturel. Disons seulement qu’ils doivent être en quelque façon esthétisés, au
moins par notre regard ; et c’est pourquoi M. Bachelard peut écrire : « A nos yeux,
l’arbre est un objet intégrant : il est normalement une œuvre d’art .»
(2) Pour l’importance qu’il confère à l’imagination, on pourrait taxer
M. Bachelard d’idéalisme : il prend le parti du rêveur et non le parti des choses ;
mais finalement le rêveur ne prend-il pas le parti des choses ? Et M. Bachelard
sait bien que la science elle-même commence avec le rêve, quitte à le dénoncer
par la suite.
CRITIQUE DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
M. DUFRENIfB
35
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Scheler définit aussi Va priori comme caractère d’une connaissance ; mais
d’une connaissance intuitive, dont le contenu est un « phénomène » c’est-à-dire où
le donné et le visé convergent absolument {Der Formalismes..., p. 46). Et Va priori
définit aussi l’objet de ses « intuitions matérielles ».
546 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) Der Formatismus in der Ethik..., p. 15. Scheler invoque précisément l’exemple
de l’objet esthétique : un tableau cesse d’être un bien, une Wertding, et reste
chose lorsque ses couleurs se sont effacées. Cependant le chois de cet exemple
n’autorise pas à identifier valeur et qualité affective.
(2) Ib., p. 13. En quoi Scheler n’est pas loin de la question que pose Kant dans
les Prolégomènes pour introduire l’idée d’a priori : « comment l’intuition de l’objet
peut-elle précéder l’objet » ? (p. 56).
LES « A PRIORI » AFFECTIFS
(i) S’il nous fallait chercher un parrainage dans la philosophie classique pour
cet a priori existentiel, plutôt que le caractère intelligible selon Kant, qui est l’option
intemporelle d’un sujet encore transcendantal et non concret, c’est l’essence sin-
•gulière selon Spinoza que nous invoquerions, qui lie le sujet à son corps, à tout ce
qu’il est, et qui pourtant ne laisse pas que d’être étemelle parce qu’elle est vraie en
Dieu.
ÎJ2 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
mentale d’un sujet concret à son monde, valable pour tout homme
capable de s’exprimer par ses actes, et n’eût-il d’autre spectateur que
lui-même, tout homme qui a, comme on dit, une personnalité. Aussi
bien, si l’on en reste à l’expérience esthétique, cette relation est-elle
valable pour le spectateur qui, lui aussi, s’exprime par le goût qu’il a
pour l’œuvre, par la façon dont il l’adopte et l’intègre à son monde.
Entre l’artiste et le spectateur, il y a bien cette différence insurmon¬
table que l’un fait et l’autre voit; mais si l’on considère l’œuvre en
elle-même sans évoquer l’acte historique de sa création, si l’auteur
n’est que celui dont l’œuvre témoigne et si la création n’est plus que
le signe d’une affinité spirituelle, on peut dire que cette affinité qui se
révèle entre l’œuvre et l’auteur est la même qui se révèle entre le
spectateur et l’œuvre qu’il est capable de sentir et de reconnaître.
(Nous le comprendrons mieux lorsque nous verrons le statut exis¬
tentiel des catégories par quoi le spectateur connaît la qualité affective
de l’œuvre.)
Et le monde auquel le sujet se rapporte ainsi, qui est comme son
acte et son destin à la fois, comme un miroir où il se reconnaît lui-
même selon la formule de Hegel, est à la mesure de son être : il a
d’autant plus de consistance et de réalité que le sujet a plus de profon¬
deur et de fidélité à soi, et pour ainsi dire d’autant plus d’objectivité
qu’il a plus de subjectivité (i). Il n’est pas un monde simplement
(i) Dans la mesure où l’a priori est encore facteur d’objectivité, il ne faut pas
faire bon marché des critères kantiens d’universalité et de nécessité comme fait
Scheler, sous prétexte qu’ils ont une signification logique qui ne saurait convenir à
une visée a priorique : Va priori, pour l’intuition qui le saisit, est, selon Scheler,
« un fait », vrai en tant que fait, dont la nécessité est en tout cas subordonnée à la
vérité, et auquel l’universalité n’ajoute rien parce qu’il suffit qu’il soit éprouvé
comme tel, sans avoir rien à attendre d’une ratification logique (o. c., p. 71). Mais si la
nécessité et l’universalité ne peuvent revêtir un sens logique lorsqu’il s’agit de
l’a priori existentiel et non de l’a priori en tant qu’il est connu a priori, elles peuvent
avoir un sens ontologique, et désignent alors la structure de ce qui est constitué par
cet a priori ; si l’a priori n’est pas logiquement nécessaire et universel, il confère du
rriAirv; une nécessité et une universalité de fait à l’objet esthétique. Par lui, le monde
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
de cet objet acquiert une cohésion interne et devient un universel, au sens hégélien
cette fois du mot. Ce n’est plus en référence à un jugement prononcé du dehors,
mais en référence à son être même — et si l’on veut, encore en termes hégéliens,
à la façon dont il est jugement, dont il s’affirme et se juge lui-même en s’affirmant —
que l’on peut lui appliquer les critères kantiens.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS
des mots et non avec des idées. Il ne faut pas dire que l’artiste ne
pense pas, comme on peut être tenté de le croire lorsqu’on l’interroge
et qu’il répond de façon évasive ou incertaine, mais il pense à sa
façon qui n’est pas communicable. Il pense sur l’objet, en ceci qu’il
ne cesse de juger son œuvre à mesure qu’il la fait, et déjà ce jugement
échappe au profane; et s’il pense au delà de ce jugement immédiat,
sa pensée est encore prise dans l’œuvre. Il a bien une idée de l’homme
ou une Weltanschauung, et par exemple Rouault a bien l’idée de la
misère humaine, mais cette idée s’exprime pour lui par la profondeur
des bleus et des pourpres, par le cerne écrasé des traits; non que
Rouault se dise : le visage humain a quelque chose de dérisoire, donc
je le dessine de telle façon; mais plutôt il trouve qu’il ne se satisfait
plastiquement qu’à le dessiner de telle façon, et cela signifie qu’il a
telle idée de l’homme : le beau est juge, et décide du vrai. Mais il faut
pour cela que le vrai soit enraciné dans l’homme, et c’est la seconde
métamorphose de la pensée : elle ne peut inspirer le faire, et l’inspirer
du dedans, au point de se confondre avec le geste, que si elle est
vraiment intérieure à celui qui fait, si elle s’identifie à l’artiste, si elle
devient elle-même artiste. L’idée alors anime l’œuvre, habite cette
qualité affective qui est l’âme de l’œuvre, et l’on peut bien dire que
la qualité affective est dans l’œuvre une pensée : qu’il y a une philo¬
sophie en toute œuvre, un christianisme amer et fervent dans les
toiles de Rouault, une amitié pour le monde sensuelle et parfois
défiante dans la musique de Debussy, et dans le Parthénon tout le
platonisme, le goût de l’ordre et de la mesure, et aussi l’exaltation de
la lumière, le sentiment de la splendeur du vrai. Mais parce que cette
pensée est en effet enfermée dans l’œuvre, elle y est à l’état de
sentiment, et c est au sentiment qu’elle se communique. Lorsque nous
réfléchissons sur ce sentiment, nous pouvons tenter de le restituer
à l’état de pensée, mais cette pensée n’est vivante dans l’artiste qu’en
se faisant sentiment.
C’est parce qu’elle s’est faite chair et s’exprime par une qualité
LES « A PRIORI » AFFECTIFS
affective que cette pensée peut produire un monde. Car une pensée
par elle-même ne peut se muer en un monde : il n’y a pas un monde
de Spinoza comme il y a un monde de Balzac ou de Beethoven; il y a
une cosmologie de Spinoza, ce qui n’est pas la même chose : une
théorie du monde, et non le sentiment d’un monde; et cette théorie
veut rendre compte du monde objectif, constituer l’objectivité de ce
monde en donnant aux propositions qui le définissent une valeur
universelle (x). Au heu qu’une qualité affective peut être grosse d’un
monde, parce qu’un monde, au sens où nous l’avons entendu, est
précisément la réponse à une certaine attitude, le corrélât de la
subjectivité qui se manifeste dans la qualité affective; et qui ne se
manifesterait pas aussi bien dans une pensée, à moins que cette
pensée ne l’imprègne totalement, auquel cas elle est précisément
sentiment : ce qui ne signifie pas qu’elle perde toute vertu d’objectivité,
puisqu’elle est précisément au fondement d’un monde, mais en même
temps elle exprime le sujet qui la porte et qui la vit, au point que sa
vérité est d’abord vérité de ce sujet (mais nous verrons que cela ne
lui interdit point d’être vrai absolument, mais selon des normes qui
ne sont pas celles de l’objectivité).
Toutefois un piège ici nous guette : nous parlons du monde du
sujet, et nous sommes toujours tentés de dire que le sujet est consti-
(i) Cependant il est possible qu’on parle d’un monde de Spinoza, s’il est vrai
que Spinoza, comme tout philosophe, ait voulu dire quelque chose qu’il n’ait pas
pleinement réussi à dire, et qu’il faille le comprendre non seulement selon la lettre
de son discours, mais en s’associant à son effort, en assumant ses sous-entendus, en
essayant de coïncider avec sa propre visée, bref par le sentiment. C’est donner alors
à la philosophie le statut de l’objet, esthétique. Faut-il aller jusque-là ? Peut-être,
mais à condition d’accepter ces deux corollaires : d’une part cette conversion de la
philosophie en œuvre d’art n’est pas une promotion, mais une déchéance, elle atteste
l’impuissance de la réflexion à aller jusqu’au bout de son entreprise et à échapper au
subjectivisme. D’autre part c’est encore la réflexion qui prononce cette déchéance :
seule la philosophie peut avouer l’impuissance de la philosophie. Et c’est pourquoi
la philosophie ne peut être vraiment une œuvre d’art ; elle ne l’est que contre son
gré, et jamais de propos délibéré ; elle ne se propose pas comme telle.
M. DÜFRENNE 36
558 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) N’y a-t-il pas contradiction à dire que la qualité est un a priori, si elle est
révélée par l’expression ? TJ a priori ne se définit-il pas comme ce qui ne peut être
donné dans une expérience ? Mais d’abord l’a priori ne peut se révéler que sur
l’a posteriori, donc à propos d’une expérience. Et ensuite l’expression n'est pas une
expérience comme l’est la perception et le déchiffrement de l’apparence, ou du moins
elle est une expérience originelle.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 561
(1) Il va sans dire que nous ne pouvons qu’amorcer une étude qui exigerait des
développements considérables ; nous esquissons seulement le contexte d’une analyse
de l’expérience esthétique.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 563
(1) « C’est donc nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les
phénomènes que nous appelons Nature, et nous ne pourrions les trouver s’ils n’y
avaient pas été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit »
(,Critique de la raison pure, ire édit., trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 163). Ce qui
autorise B. Russell à dire, un peu vite, que la révolution copemidenne de Kant
est une « contre-révolution ptolémaïque » (Human Knowledge, p. xi).
(2) Ibid., p. 141.
(3) Ibid., p. 133.
5 <>4
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
« c’est sous les lois pures de l’entendement que les lois empiriques
sont d’abord possibles et que les phénomènes reçoivent une forme
légale » (1), il reste à établir inversement que les phénomènes se
prêtent à recevoir cette forme légale, et que « l’accord de la nature avec
notre faculté de connaître est a priori présumée par le jugement » (2).
Et il n’est pas étonnant que le fait esthétique soit alors invoqué pour
attester l’affinité de l’objet en tant que connu et du sujet en tant
que connaissant.
Mais cette réflexion pourrait conduire plus loin encore : à montrer
non seulement la réciprocité du connaissant et du connu, mais aussi
que ce qui est en nous exigence d’intelligibilité est dans l’objet une
structure de son être. Et c’est ainsi que nous avons parlé d’une tem¬
poralité propre de l’objet esthétique, qui manifeste que le temps
n’appartient pas seulement à la subjectivité qui temporalise mais
qu’il y a un temps des choses. Et nous pourrions peut-être parler
aussi d’une connaissance propre à l’objet. Il faudrait alors invoquer
Bergson, et la tentative que fait Matière et mémoire pour « passer de
la perception à la matière, du sujet à l’objet » (3), en posant l’image
à la fois comme spectacle et comme être des choses : comme spectacle,
puisque « nul psychologue n’aborde le problème de la perception
sans poser la perception virtuelle de toutes choses » (4), et comme
être, parce que « il y a pour les images une simple différence de degré,
et non pas de nature, entre être et être consciemment perçu » (5); en sorte
que la connaissance serait dans l’être, en même temps qu’elle est dans
le sujet. Mais nous écrivons ceci au conditionnel...
Et pour les a priori de la présence? On peut dire qu’ils constituent
une certaine qualité de vécu antérieure à la distinction du vivant et
cet accord n’est possible que parce que, de même que l’humain
déborde l’homme et que la connaissance déborde le connaissant, de
même le vital déborde le vivant : vivant et non vivant sont tous deux
au bénéfice du vital, au sein duquel la présence et l’engagement du
vivant sont possibles. Cette réalité du vital, peut-être est-elle déjà
pressentie et déposée dans la connaissance mythique; ce sont peut-
être les formes du vital pressenti dans le cosmos qu’essaie de dire
l’animisme des mythes primitifs; comme ce sont les formes de l’hu¬
main senties par l’artiste que l’art fixe sous les espèces des qualités
affectives.
Ici encore, l’expérience esthétique, si on la surprend au niveau
de la présence, lorsque l’objet n’est encore qu’un élément du milieu
et un stimulant pour le comportement, est éclairante parce qu’en
effet, l’objet esthétique est fait pour le corps et sollicite l’usage qu’en
fait le corps. Ceci est vrai déjà des objets fabriqués, et singulièrement
des outils dont M. Leroi-Gourhan a bien montré que, sous leurs
formes les plus primitives, ils sont subordonnés à l’opérateur orga¬
nique (1); le milieu technique est un milieu pour un comportement
et répondant à ces a priori que sont le voir, le prendre, le soulever,
le déplacer. Mais c’est vrai aussi de l’objet esthétique, qui sollicite
du corps une certaine attitude et un certain usage : que l’on songe,
encore une fois, à la cathédrale qui mesure le pas et l’allure, au
tableau qui conduit l’œil, au poème qui discipline la voix. La relation
(1) Et déjà Alain, en particulier dans Les Dieux : « l’escalier dessine la forme
de l’homme... » M. Canguilhem, commentant le livre de Friedmann sur Les pro¬
blèmes humains du machinisme industriel, montre que c’est un problème aujourd’hui
de réintroduire l’organique dans le technique, et d’instituer une technique d’adapta¬
tion des machines à l’homme : « cette technique apparaît d’ailleurs à Friedmann
comme la redécouverte savante des procédés tout empiriques par lesquels les peu¬
plades primitives tendent à adapter leurs instruments rudimentaires aux normes
organiques d’une activité à la fois efficace et biologiquement satisfaisante, où la
valeur positive d’appréciation des normes techniques est cherchée dans les attitudes
de l’organisme au travail luttant spontanément contre toute subordination exclusive
du biologique au mécanique » (Cahiers internationaux de,sociologie, 1947, p. 129).
568 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
LA CONNAISSANCE A PRIORI
DES A PRIORI AFFECTIFS
ET LA POSSIBILITÉ
D’UNE ESTHÉTIQUE PURE
(i) Tous les espaces et tous les temps sont toujours des déterminations et des
limitations, comme Kant le dit dans sa Métaphysique des points et des instants,
d’un espace et d’un temps premiers, uniques et uns, qui sont totalement eux-mêmes
.en chacune de leurs parties.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Qu’ils soient soumis à des jugements de valeur selon que s’exerce le goût,
instituant entre eux des préférences, réhabilitant par exemple le grotesque comme
a fait Hugo ou exaltant le pathétique comme l’a fait Beethoven, c’est une autre
histoire. On peut préférer la poire au raisin sans que les fruits soient des valeurs :
au plus des biens, comme dit Scheler, car même lorsque la valeur s’incarne dans un
objet, elle reste indépendante de son support ; l’agréable est dans le fruit, et même
comme une propriété intrinsèque, mais il n’est pas le fruit lui-même. De même
l’oeuvre d’art, et l’a priori qui est à son principe, peut être jugée plus ou moins
belle, le beau étant la valeur esthétique, et la beauté ne lui étant certes pas indiffé¬
rente ; mais elle est autre chose que le beau, et elle n’est belle qu’en étant d’abord
ce qu’elle est. Nous renvoyons sur ce point à notre Introduction.
M. DUFRENNE 37
574
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(x) Quelque nom et quelque fonction qu’on assigne à ces essences réflexives,
le tableau qu’en donne M. Souriau est le plus précis et le plus cohérent. Il a d’autant
plus de prix que son auteur a d’abord douté de le mener à bien, comme il le confesse
dans L’avenir de l’esthétique où, s’en remettant aussi à l’etc., il écrivait : « les diverses
valeurs ou catégories esthétiques (telles que le sublime, le tragique, le comique, etc. ;
on ne saurait davantage en faire la liste complète qu’on ne peut faire celle des
couleurs)... » (p. 106). Son principal mérite à notre sens tient à ce qu’il déborde
très largement les classifications traditionnelles : beau, joli, sublime, gracieux, laid,
dont tous les termes précisément semblent graviter autour du beau et lui apporter
seulement des nuances, et qu’il assigne un rang à des termes comme pathétique,
héroïque, fantasque, dont on ne peut plus dire qu’ils indiquent une valeur, et qui
désignent évidemment des qualités de monde liées à des attitudes existentielles.
Au reste, qu’on en juge. Void ce tableau :
Spirituel Héroïque
Comique Tragique
Satirique Pyrrhique
Ironique Dramatique
Caricatural Mélodramatique
Grotesque
(i) Feldmann ne cesse d’opposer MM. Bayer et Souriau à Basch dans son livre
sur Y Esthétique française contemporaine. Nous ne saurions pour notre part souscrire
à la théorie bien connue de Basch, selon laquelle les catégories esthétiques sont
proprement subjectives, c’est-à-dire expriment l’effet produit sur le spectateur par
l’objet, et non l’être de cet objet. Basch en est resté à l’idée de la subjectivité du
sentiment, qu’il a empruntée à Kant, et qui est un des principaux griefs du procès
que Scheler intente à Kant.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 577
(1) L,e spectateur est alors dans l’œuvre même, et comme élément du spectacle.
Et ceci nous avertit que le public en quelque sorte appartient toujours à la structure
de l’œuvre : lorsque je suis au théâtre, je ne suis pas représenté par l’auteur, mais
582 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
affectives sont d’une part des aspects du monde : monde des choses
et monde des hommes, car les hommes sont, aussi bien que les choses,
grotesques, innocents ou tragiques et pourront aussi bien que les
choses concrétiser ce monde; car le monde que désignent les caté¬
gories n’est pas encore peuplé, c’est un monde d’avant les choses et
les hommes, d’avant la discrimination d’un sens figuré et d’un sens
propre, comme le monde de Rameau est le monde de l’élégance et
de la grâce, qui se spécifie ensuite dans les jardins à la française, les
menuets des courtisans, ou les rondes des bergères enrubannées.
Et c’est pourquoi lorsque je pense la préciosité, je puis la réaliser
aussi bien sur la somptuosité gracile d’une orchidée, sur les lignes
subtiles de l’Erechteion ou sur les conversations de l’Hôtel de Ram¬
bouillet; de même, l’innocence, aussi bien comme Péguy sur les
ébats des daims dans le paradis terrestre, sur le visage d’un enfant
que la vie n’a pas encore marqué, ou sur une scène de vendanges
comme dans la Nouvelle Héloïse. L’homme est donc ici élément du
monde exprimé par la catégorie, et non conscience de ce monde,
comme dans un roman les personnages et tout le monde représenté
sont éléments du monde exprimé; en tant qu’il est pris dans ce monde,
je puis éprouver à son égard des sentiments très divers, admirant
l’homme qui tient dans un monde tragique, plaignant celui qui
succombe dans un monde cruel. Mais je ne connais pas encore par
là une conscience qui soit capable d’inventer ce monde, d’être ce
monde, comme Mozart est l’allégresse du monde de Mozart.
Et précisément, la catégorie affective est d’autre part, une dimen¬
sion de la conscience réciproque de la dimension d’un monde. Même
générale, elle est aussi existentielle : de même que le monde de
je suis exigé par lui, un certain rôle m’est dévolu, dans l’ordonnance de la création
esthétique, qu’il faut que je tienne ; ma tâche n’est pas seulement d’être présent
avec la solennité qui convient, mais d’être le répondant de ce monde suscité par
l’œuvre : non de le vivre comme une situation réelle, mais de concevoir quelqu’un
qui puisse le vivre.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 583
Mais il reste que la catégorie est générale; elle est l’idée d’un
monde et d’un sujet impersonnels, alors que le sentiment s’éveille
en présence d’un monde et d’un sujet singuliers. Comment est-il donc
possible que le général s’applique au singulier, que le singulier évoque
en nous le général qui l’éclaire ? Comment se fait-il que nous puissions
reconnaître l’œuvre singulière par la catégorie ? Connaître le fait
par l’idée ? Le problème ne fait pas de difficulté tant que nous nous
en tenons à l’ordre du fait, et que l’idée est un instrument pour le
saisir : l’intellectualisme rend bien compte de la prise que l’idée
donne sur le fait, et du caractère du fait qui est toujours l’envers
d’une idée. Pas de difficulté non plus si nous adhérons à un concep¬
tualisme, si l’idée est du général obtenu par généralisation à partir
de l’individuel. Mais rien de pareil ici : le singulier esthétique n’est
(i) Ce qui n’empêche point qu’il y ait une essence de l’émotion et qu’une éidé-
tique en soit possible ; mais l'élaboration de cette essence suppose une réflexion
sur soi ou sur autrui ; et Sartre accorde bien que « la factidté de l’existence humaine
rend nécessaire un recours réglé à l’empirie » (Théorie des émotions, p. 52).
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 585
(1) Et c’est pourquoi, comme Hamann y a insisté dans son Esthétique, l’artiste
aime son œuvre comme une personne, pour ce qu’elle est et non pour un idéal qu’elle
réaliserait : le complexe de Pygmalion est au fond du narcissisme.
(a) « Das Seiende, das wir selbst je sind », dit Heidegger.
586 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Nous n’avons pas scrupule à employer ici le mot de Bergson ; car on peut
dire que Bergson a fait l’analyse psychologique de ce moi dont Jaspers tente d’établir
le statut ontologique, Scheler et le personnalisme la phénoménologie. Toute philo¬
sophie du sujet connaît le problème à sa façon.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 589
(1) C’est en quoi l’humanité n’est pas une espèce, mais une vocation et une
fraternité ; nous y reviendrons plus loin.
U. DUFRENNB
38
59°
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) C’est ici que nous nous séparerions de Hegel, et de tout messianisme qui
pose une fin de l’histoire, un savoir absolu, répondant à un achèvement de l’huma¬
nité et peut-être à une identification définitive de l’homme et de Dieu : l’humanité
n’est qu’une possibilité, c’est-à-dire une espérance et une tâche. Il n’est pas étonnant,
que Hegel annonce la mort de l’art : si tout peut être dit rationnellement, si la
conscience s’égale à la conscience de soi, le langage de l’art finit par être inutile.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE
(i) Ce que nous disons là de l'humain, sans doute faudrait-il le dire aussi du
vivant : non seulement nous vivons, mais nous connaissons la vie, nous sommes
originellement accordés à elle, et c’est pourquoi nous en saisissons les démarches
au premier regard. Il y a comme une affinité de la conscience et de la vie, non seule¬
ment en ce que la conscience émerge de la vie, et que la durée est d’abord du vital,
mais en ce que la conscience a le pouvoir de connaître la vie. Elle n’est pas devant
la vie comme devant la matière, armée seulement de quelques catégories très géné¬
rales qui ne dessinent qu’une forme creuse de la nature ; elle est plutôt comme
devant l’humain, dont elle pressent les déterminations concrètes. Elle n’est donc
pas seulement portée par la vie, mais en connivence avec elle et capable de la com¬
prendre comme du dedans, selon que Bergson l’a bien montré. Et la matière, même ?
peut-être les métaphores attestent-elles une certaine familiarité avec elle, et presque
une parenté : rien de ce qui est cosmique ne m’est étranger.
POSSIBILITÉ D'UNE ESTHÉTIQUE PURE 595
(i) Car, à l’analyse des structures de l’œuvre, nous pourrons déceler des causes
objectives de la parenté entre des œuvres diverses ; mais ces causes ne sont jamais
des motifs pour qui accomplit l’expérience esthétique, et elles n’apparaissent
qu’à la lumière de cette expérience.
598 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
S’il est vrai que la catégorie n’est connue que par la réflexion sur
l’expérience esthétique, encore qu’elle soit présente à cette expérience,
il faudrait pour embrasser le système des catégories que fut donné
le système des objets esthétiques. Il n’en est évidemment rien, et
l’histoire de l’art est l’histoire d’une suite d’inventions imprévisibles.
Ce que nous pouvons peut-être prévoir, c’est que nulle invention
ne peut nous prendre complètement au dépourvu. Affirmation
téméraire, mais comment peut-on l’éluder ? Si nous portons en nous
une aptitude à comprendre l’homme, il faut bien que l’avenir de
l’homme ne nous surprenne pas; si nous consonnons avec le passé
de l’humanité, aussi avec son avenir. Et c’est pourquoi une œuvre
nouvelle ne rencontre pas qu’indifférence, étonnement ou sarcasme;
quelques-uns au moins la reconnaissent et l’adoptent parce qu’elle a
remué en eux un savoir qui en préparait l’accueil; une catégorie était
prête pour elle, qu’elle est venue ranimer et que la réflexion pourra
élaborer. C’est par là qu’une unité humaine est possible et que
l’homme peut en appeler à l’homme. Cette voix, que l’art rend élo¬
quente, ne peut être entendue que si elle émeut en nous un savoir
latent de l’humain. Mais inversement, ce savoir doit être ému par
cette voix, puisque l’a priori ne se révèle que dans l’a posteriori. Or,
cet appel, c’est l’imprévisible de l’histoire. Et peut-être d’une histoire
purement contingente; car l’apparition d’une nouvelle œuvre, qui
illustre une catégorie à laquelle nous n’avions pas prêté attention,
n’est peut-être pas commandée par un développement logique;
l’invention, même si elle prend appui sur une tradition et un contexte
historique, est peut-être une initiative radicale, et l’œuvre une révéla¬
tion inattendue. S’il y a une logique du mouvement esthétique,
n’est-ce point par une illusion rétrospective ?
En tout cas on peut être assuré que l’art n’a j xmais dit son dernier
mot, et que non seulement de nouvelles nuances peuvent surgir,
toute œuvre étant unique, mais même de nouvelles catégories affec¬
tives qu’aucune œuvre, aucun style, aucun genre jusqu’à présent
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 603
(i) Der Fortnalismus in der Ethik..., p. 306, cf. 76 et 219. Est-il nécessaire
d’ailleurs de privilégier la vie spirituelle d’une civilisation par rapport à sa vie
matérielle ? Peut-être suffit-il de dire que l’Ethos est ce qui est le plus révélateur
d’une société, le fil qui peut guider l’historien dans l’analyse de ses traits ; mais
comprendre cette société, c’est la comprendre comme totalité, selon la perspective
fonctionnaliste, sans chercher pour l’expliquer un facteur prédominant.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 605
M. DU PRENNE 39
6o6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Et c’est ainsi que nous aimerions reprendre la théorie des valeurs de Scheler :
si les valeurs sont données au sentiment, c’est parce qu’elles ne sont pas données
comme essences objectives, mais csmme sentiment d’une valorisation possible,
qui nous permet de comprendre le sens d’un choix ou d’un jugement moral.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 607
(i) Nous avons indiqué ce problème déjà dans le chapitre sur « Objet esthétique
et monde », où nous nous étions toutefois bornés à justifier le recours à la notion de
monde pour désigner ce qu’exprime l’objet esthétique.
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 615
réel s’y prête. Nous avons donc à les interroger l’un et l’autre succes¬
sivement, et pour cela, en ce qui concerne l’art, à revenir sur ce que
nous a suggéré la phénoménologie de l’objet esthétique.
nous serions pris sans être séduits, et ces formes parfaites nous
sembleraient bientôt vides.
C’est qu’il y a en effet, une seconde vérité de l’objet esthétique,
une vérité par rapport à l’artiste. Est vraie l’œuvre qui répond à une
nécessité aussi chez celui qui l’a créée, l’œuvre qui est authentique.
L’artiste authentique est celui pour qui, lorsqu’il décide que son
œuvre est achevée, c’est la même chose de constater que brusquement
une certaine précipitation s’est opérée, un certain accord s’est réalisé,
dans la matière même de l’œuvre, qui interdit désormais toute
retouche, et de sentir qu’il est lui-même là-dedans, que c’est là ce
qu’il avait à faire, ce que lui-même pouvait attendre de lui-même.
C’est la même chose pour lui de répondre à une exigence technique
et à une exigence spirituelle, de réaliser son œuvre et de se dire lui-
même. L’a priori existentiel qui l’anime transparaît dans la forme de
l’œuvre, parce qu’il s’est engagé dans son faire, parce que pour lui
faire et être sont une même chose. Comme l’homme, selon Marx,
qui se fait en faisant l’histoire, l’artiste se fait en faisant son œuvre,
non parce qu’il songe à la faire, mais parce qu’il s’engage dans son
faire. Si bien que l’œuvre ne manifeste pas seulement une nécessité
formelle, mais une nécessité intérieure, cette nécessité au cœur de
l’artiste qui crée selon ce qu’il est.
Et c’est pourquoi l’artiste dira toujours la même chose : à travers
toutes les techniques comme à travers tous les sujets nous reconnaî¬
trons sa marque propre qui est ce que nous avons appelé le style;
car le style n’est pas un procédé offert à l’artiste comme un moyen
dont il use, il est sa démarche inimitable, la même dans toutes les
aventures qu’il poursuit. Qu’on n’objecte pas que la manière d’un
artiste peut changer. Certes, il y a des carrières sinueuses, et toute
carrière l’est à quelque degré : il y a tous ceux qui se cherchent avant
de se trouver, Balzac qui fait du feuilleton, Rimbaud du Banville,
et tous ceux qui se perdent après s’être trouvés, tous ceux qui s’épui¬
sent et tous ceux qui se renouvellent par coups de tête. Bref,
6i8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
l’artiste n’est pas toujours fidèle à lui-même. Mais cela peut signifier
deux avatars bien différents : ou qu’il change en effet de style, ou
qu’il cesse d’en avoir et d’être artiste. Considérons un instant le
premier cas : à qui n’est pas averti, il est en effet bien difficile d’attri¬
buer au même Michel-Ange le Moïse et la Pie ta Rondini, au même
Picasso La Repasseuse et Guernica, au même Mozart la Marche turque
et la Marche funèbre. Mais est-ce bien le style qui a changé ? Le plus
souvent, d’une période bleue à une période rose, d’une affiliation à
une autre, c’est le métier qui change, le moyen plutôt que le contenu
de l’expression. Et l’on peut dire que si nous sommes incapables de
reconnaître un même auteur, et donc un même style, à travers des
techniques différentes, c’est parce que trop souvent nous avons
accoutumé d’identifier l’œuvre à des signes extérieurs, et non à sa
signification la plus profonde ; mais peut-être, si nous nous souciions
moins d’être experts, surtout lorsque nous n’en avons pas la compé¬
tence, et si nous nous ouvrions plus largement aux objets esthétiques,
découvririons-nous, dans des œuvres apparemment différentes, le
même sens et la même nécessité existentielle. Cependant, il se peut
que l’artiste change en effet son style et pas seulement sa technique :
une métamorphose de l’a priori existentiel n’est pas impensable si
l’on tient compte paradoxalement, comme nous l’avons fait pour le
spectateur, de l’historicité des a priori. En tout cas, il suffit, pour que
l’œuvre soit authentique, que l’artiste s’y exprime tel qu’il est actuel¬
lement et non tel qu’il est sub specie aeterni. Dans quelle mesure la
personnalité de l’artiste commande le choix de sa technique, c’est un
problème de psychanalyse existentielle dont nous n’avons pas à
débattre; mais, à ne considérer que l’œuvre donnée en spectacle,
l’expression de la personnalité est inséparable du choix de cette
technique; comme on juge les gens sur leur mine, l’artiste sur son
faire. Il n’y a pas deux vérités distinctes, une de l’œuvre et une de
l’artiste, et ce qu’est l’artiste est indiscernable de ce qu’il fait et de la
façon dont il le fait.
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 619
M. DUFRENNE 40
622 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) On le voit bien dans la peinture dite primitive et qui n’est réaliste qu’en
apparence : le réalisme minutieux du détail, du bouquet de lis, des Annonciations
ou de la cuirasse de saint Georges, ne donne nullement une impression de réalité ;
c’est dans un absolu que nous sommes transportés, comme dans le mythe ; la vérité
littérale des objets représentés est transfigurée par un air de solennité et de ferveur,
que le douanier Rousseau a essayé de retrouver : nous sommes devant le sacré,
devant l’événement intemporel et qui fonde le temps.
628 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
elle est toujours théâtre, mais elle cesse d’être théâtrale lorsque aux
figures classiques, étroitement gouvernées par la musique, se substi¬
tuent des figures plus libres, plus inquiétantes, où le corps atteste sa
réalité par les inventions qu’il opère, les risques qu’il prend, les
postures incroyables qu’il adopte. Alors aussi, peut-être, le roman
prend-il le pas sur le théâtre ou l’invite-t-il à moins d’apparat, à plus
de désordre et de brutalité (1).
Mais le réalisme ne peut entièrement contester au spectateur
son statut que précisément l’art classique a si bien reconnu : cette
impassibilité qui est le privilège de la contemplation. Le spectateur
ne parcourt jamais l’œuvre que du regard, et c’est par métaphore qu’il
recule devant un gros plan ou qu’il pénètre dans la profondeur du
champ. Au cinéma, ce n’est pas lui qui se meut, c’est la caméra. Et
c’est pour l’art une nécessité : à mesure qu’elle a pris conscience de
ses propres problèmes, la peinture a reconnu qu’il ne fallait pas
trouer la toile, et l’on en dirait autant de l’écran; le tableau doit être
un tout fermé sur lui-même, et les œuvres que nous y invoquions
tout à l’heure, qui emploient toutes les ressources de la perspective
pour distribuer les objets représentés en profondeur plutôt que de les
faire défiler devant nous comme au théâtre dans le sens transversal.
qui reste alors du langage, ce sont les sons articulés qui deviennent
pour l’œuvre vocale un matériau, au même titre que les sons instru¬
mentaux et qui s’incorporent au système sonore; mais la vertu
sémantique du mot est complètement ignorée, et c’est pourquoi il
importe peu que j’ignore l’allemand en écoutant les mélodies de
Schubert, ou le latin en écoutant une Missa solemnis. La musique, en
dépouillant les mots de leur sens, refuse la prise que les mots pou¬
vaient lui offrir sur le réel. Car il n’y a qu’une musique, celle qui est
purement musique, c’est-à-dire qui porte tout son sens en elle-même
et doit être écoutée pour elle-même, sans référence à un sens rationnel
et sans évocation du réel : dont une sonate ou une fugue sont le
modèle.
Et sans doute convient-il de suivre ce chemin, et de récuser
d’abord tout ce qui peut altérer la pureté du sensible en y introduisant,
comme un corps étranger, une allusion au réel. Et pourtant, c’est en
ce point de la musique pure où nous sommes parvenus que nous
voudrions retrouver une vérité de l’œuvre pour pouvoir justifier
ensuite plus aisément, la musique vocale ou la musique à programme.
Cette musique pure, en effet, garde un sens : un sens qui n’est pas
conceptuel, puisqu’elle ne raconte ni ne décrit ni ne démontre, mais
qui n’est pas non plus simplement un sens spirituel, comme dit
M. de Schloezer, qui constitue le sensible en une totalité autonome;
elle a aussi ce que M. de Schloezer appelle un sens psychologique,
qui est ce que nous avons nommé expression. Et c’est dans cette
expression, qui est rigoureusement immanente au sensible, et qui est
l’envers et non le parent pauvre du sens spirituel, que se produit la
relation au réel en dehors de toute représentation imitative : la qualité
affective exprimée en elle est qualité d’un monde. Ainsi l’allégresse
qu’exprime telle fugue, lorsque nous disons qu’elle nous ouvre le
monde de Bach, ce mot de monde indique un rapport au réel; il n’y
a point d’images pour peupler ce monde ni de concepts pour l’inven¬
torier, et cependant il est vrai. En éprouvant cette qualité affective
634
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
qui m’est communiquée par la musique, et sans doute parce que cette
musique a une rigueur inéluctable, je sens que ce n’est point un
sentiment quelconque à fleur de peau comme lorsque je me sens
joyeux ou triste au gré de mes humeurs et de mes rencontres, c’est
quelque chose de plus profond et de plus nécessaire : une révélation.
Rien ne m’est révélé qu’une lumière, mais je sais que le réel peut
surgir par elle; rien ne m’est donné qu’une clé, mais je sais qu’elle
peut ouvrir des portes. Je sais que le réel peut être vu ainsi, et sans
doute qu’il le veut. Sans doute est-ce bien du Bach que j’entends, et
il me semble que je le reconnaîtrais entre mille, mais à travers Bach,
c’est le réel qui s’exprime. Et il n’a pas besoin pour cela d’être repré¬
senté, il est présent : non pas en tant que réservoir d’objets identi¬
fiables ou d’événements déterminés qu’il faut évoquer et nommer,
mais — et nous y reviendrons — en tant qu’être. C’est pourquoi je
n’ai pas besoin de vérifier que ce monde de l’allégresse mord sur le
réel; je pourrai le faire plus tard, lorsque quelque expression m’intro¬
duira à un monde où je retrouverai le monde de Bach, devant les
jeux innocents d’un enfant, la grâce pétillante d’une danseuse ou
d’un jeune printemps, le visage souriant d’un homme qui a réprimé
ses passions par bonheur et sans être marqué par la loi; je saurai alors
que le monde de Bach est vrai puisque le réel le confirme, mais je le
sais déjà sans avoir besoin d’anticiper ces expériences, je sais que
« c’est ainsi ». Il se peut que je ne le vérifie jamais : le captif dans sa
prison, livré à la haine et qui ne voit le ciel que « par dessus les toits »,
inaccessible, supposez qu’il entende cette fugue : il sait bien que ce
n’est pas pour lui; on lui interdit ce monde, et péùt-être se l’est-il
interdit; peut-être même pourrait-il y accéder encore s’il avait la
force d’être heureux dans le malheur, encore qu’un tel bonheur ne
soit guère accessible; mais enfin, il ne peut douter que ce monde
existe, même s’il est réservé à d’autres d’en avoir la jouissance. Il y
a l’allégresse; peu importe les objets par lesquels elle se manifeste,
sa réalité ne tient pas à ces objets, ce sont eux plutôt qui tiendront
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 635
(1) Ceci est vrai même quand ce réel, si indéterminé qu il soit, a une couleur
historique : comment séparer la musique française du xvne siècle de V ersaillea ?
Ou le chant grégorien des abbayes médiévales ? Ou l’opéra wagnérien du germa¬
nisme ? On peut dire alors que I.nlli m’ouvre le monde de Versailles comme Debussy
m’ouvre le monde de la mer, car une époque peut être au principe d’un monde aussi
bien qu’un objet, mais en précisant pareillement : i° Que l’expression de cette
époque n’est pas plus la fin de l’œuvre que la description de l’objet ; et 2° Que c’est
toujours une essence affective que révèle l’objet esthétique, et par conséquent que
toutes les images explicites et tout le savoir que j’ai de cette époque doivent rester
dans l’ombre pendant l’audition. Certes, ce savoir n’est pas indifférent, mais il ne
peut que préparer l’audition et nullement l’escorter ; c’est « l’idée » dans laquelle il
s’est en quelque sorte condensé dont la musique propose, sous forme de sentiment,
un équivalent. Inversement, d’ailleurs, cet équivalent pourra nous aider ensuite à
élaborer l’idée de l’époque, manifestant ainsi la vérité de l’art.
41
M. DUFRENNE
638 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
possibles (i) : mais ces possibles, qui ne sont pas des compossibles
par rapport à un monde objectif qui les engloberait, ne sont pas non
plus des irréels par rapport au réel ; ils ne sont pas des parents pauvres
du réel, un incertain dont le réel déciderait souverainement, ils sont
le sens qui éclaire le réel et ébauche en lui un monde.
Ainsi le réel ne désavoue pas les mondes esthétiques malgré leur
singularité et leur diversité. D’une part, il ne fait pas de leur subjec¬
tivité un motif d’irréalité parce qu’il a btcoin d’eux : l’objet esthétique
reprend le réel pour lui donner sens, il le fonde et l’unifie à la flamme
de l’a priori existentiel. En informant le réel, les mondes esthétiques
méritent d’être réels. D’autre part, le réel ne renie pas davantage la
pluralité de ces mondes : c’est par elle qu’il est le réel, c’est-à-dire le
débordant. Et c’est sur cette diversité indénombrable des objets
esthétiques qu’il faut un peu insister, parce qu’elle est la principale
objection à leur vérité : nous y gagnerons de voir qu’en dehors même
de l’expérience esthétique la diversité des mondes est déjà annoncée
par le réel et comme amorcée en lui, en sorte que, même si ces mondes
sont toujours ordonnés à un projet existentiel, ils peuvent être aussi
suggérés et comme appelés par le réel qu’ils éclairent.
En effet, nous avons déjà observé qu’à la rigueur il y a autant
de mondes que d’objets esthétiques, et en tout cas que d’auteurs :
l’a priori effectif qui révèle et constitue ce monde est un a priori
toujours singulier, et que la catégorie affective ne subsume jamais
qu’imparfaitement. Mais par ailleurs, on peut parler de mondes en
un sens plus large, sans qu’ils soient spécifiés par un objet esthétique
qui les exprime. Faut-il pourtant faire un sort particulier aux mondes
esthétiques et leur réserver le privilège d’être vrais ? Il convient ici
de distinguer. Il y a des mondes qu’on est tenté de dire illusoires :
le monde de l’halluciné ou du mythomane par exemple; il peut y
(i) Et même l’explication qui tâche à faire du réel un monde objectif recourt
aux possibles ; voyez ce que Max Weber dit de la causalité en histoire, par exemple.
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 651
avoir, grâce à l’art, une vérité sur Don Quichotte ou sur Madame Bovary,
comme il y a grâce à la science une certaine explication sur la paranoïa,
mais il reste que leur monde n’est pas vrai. Dire que ce n’est pas un
monde, c’est trop dire, et les psychiatres le savent bien aujourd’hui,
qui s’efforcent de comprendre le malade et de sympathiser avec lui :
ils ne se contentent pas de nier le monde du malade, de le dissoudre
dans le monde objectif, ils tâchent de pénétrer en lui; mais c’est tout
de même pour y saisir et y arracher les racines de la fabulation : pour le
détruire. Ils établissent la subjectivité de ce monde pour dénoncer son
caractère illusoire et lui opposer victorieusement le monde objectif.
Mais pourquoi la subjectivité de ce monde le disqualifie-t-elle,
et espère-t-on qu’elle le disqualifiera aux yeux mêmes du sujet qui y
vit ? Parce que le sujet n’est pas vraiment lui-même, parce qu’il vit
dans l’aveuglement, l’impuissance ou la mauvaise foi, parce qu’il
n’est pas activement et normativement en prise sur le réel : son monde
s’effrite et se disloque, il n’en fait rien. Au lieu que l’artiste a fait son
oeuvre, qui témoigne pour lui et qui nous demande crédit : la distance
du vrai au faux se mesure à la distance qu’il y a entre les récits de
l’halluciné et Les Nuits de Novalis ou Les Illuminations de Rimbaud.
Le monde esthétique est vrai parce que l’objet esthétique est vrai
aux deux premiers sens que nous avions invoqués, parce qu’il trouve
dans cet objet une expression irréfutable et un témoignage authen¬
tique. Les rêves de Jean-Paul ou de Novalis, les démons de Bosch ou
les anges de Giotto, les dragons chinois et les Shiva hindous ne sont
pas le réel, mais ils disent quelque chose, ils apportent une lumière qui
éclaire le réel : il y a quelque chose dans le réel qui peut être dit par
les monstres ou parles métaphores, ou simplement par la mélodie. Rap¬
porter ce monde à l’artiste, ce n’est pas l’expliquer pour en dénoncer
et en dissiper le caractère imaginaire, c’est comprendre que le sujet
seul peut révéler ce monde. Et le réel ne se refuse pas à cette révélation.
Mieux, il semble la solliciter. Il y a en effet, une autre classe de
mondes qui semblent moins ordonnés à une subjectivité que suscités
652 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
M. DUFRENNE
42
654 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
bien que tous vrais. Certes, les premiers sont encore des mondes pour
quelqu’un : comment parvient-on à les définir, sinon en les met¬
tant en rapport avec un sujet concret, comme on définit des milieux
en les mettant en rapport avec un organisme ? Définir le monde de
la mer, c’est le définir pour le marin, et le monde de la ville pour le
citadin. Et le géographe ou l’écologue auront dû tout de même, pour
saisir dans son originalité radicale le phénomène mer ou le phénomène
ville, se faire eux-mêmes un moment marins ou citadins, comme
l’ethnologue se fait primitif et le psychiatre névrosé, en réservant
tous leurs droits de survoler ensuite cette condition qu’ils ont dû
assumer pour comprendre. Ainsi, même lorsque nous discernons
un monde pour l’objectiver, il nous a fallu d’abord le sentir comme
subjectif, et ce sera toujours pour nous une référence implicite. Mais
le géographe ou l’écologue essaieront de surmonter ces perspectives
par l’objectivité de l’enquête, jusqu’à montrer comment, finalement,
le marin ou le citadin sont produits par la mer ou par la ville, c’est-à-
dire par une réalité qui leur est étrangère et les détermine. Et finale¬
ment, entre ce que nous appelons le monde de la ville ou le monde
de l’enfant et le monde de Debussy ou de Van Gogh, il y a cette
différence que nous entreprenons d’objectiver les uns avec l’aide des
a priori de la représentation, et que nous sentons les autres à la lumière
des a priori affectifs. Certes, nous pouvons objectiver les mondes
esthétiques aussi bien que les autres, si nous déployons le contenu du
sentiment qui nous les livre et si nous le transposons dans le réel
historique, si enfin nous expliquons l’auteur par ce monde objectivé :
Nous pouvons passer du monde de Debussy entendu comme monde
exprimé par l’œuvre de Debussy, au monde de Debussy entendu, au
même sens que nous parlons du monde de l’enfant ou du monde de
la forêt, comme milieu pour Debussy (i). Mais il reste que les mondes
(x) I,a même transposition est d’ailleurs possible lorsque nous parlons précisé¬
ment du monde de l’enfant, car cela signifie à la fois le monde que vit l’enfant, et où,
par exemple, les parents sont des dieux, et le monde où l’enfant est situé ; et nous
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 655
savons bien que ces deux mondes sont réciproques : que l’enfant est pour les adultes
un centre d’intérêt, et qu’inversement le monde vécu par l’enfant est la projection
du milieu que les adultes aménagent pour lui.
656 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Cela n’implique pas que le réel soit identique au sens : il est, comme dans
la dialectique hégélienne, l’autre du sens ; et c’est ainsi qu’il est le débordant,
l’inépuisable, le non-sens. Mais ce qui est non-sens par rapport à l’homme est encore
sens par rapport à l’être : c’est le sens devenu nature.
658 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
I. — Justification anthropologique
DE LA VÉRITÉ ESTHÉTIQUE
offrir. Et l’on voit ainsi quelle est la fonction propre de l’art : en nous
donnant à percevoir un objet exemplaire dont toute la réalité est
d’être sensible, et qui réprime aussi bien l’imagination que l’entende¬
ment, il nous invite et nous exerce à lire l’expression, à découvrir
l’atmosphère qui ne se révèle qu’au sentiment. Il nous fait faire
l’expérience absolue de l’affectif (i). Si nous pouvons lire les expres¬
sions du réel, c’est que nous nous y sommes exercés sur cet objet
sur-réel ou pré-réel qu’est l’objet esthétique. Ainsi l’art a-t-il d’abord
une fonction propédeutique.
On rejoint par là ce qu’avait enseigné la critique du réalisme. En
inventant de nouveaux modes de représentation, l’art nous apprend
à voir. Il invente en quelque sorte le réel au moment qu’il croit le
reproduire, que ce soit un réel assagi et conventionnel comme dans
l’art classique, ou un réel plus intraitable comme dans l’art réaliste.
Le réel auquel les théories de l’imitation voudraient que l’art se
référât pour le copier n’est pas vu à proprement parler; ou du moins
le voir est-il tout mêlé à l’agir et à l’être agi. C’est par l’art que le
voir retrouve sa fraîcheur et sa puissance de persuasion; l’art nous
ramène au commencement. Nous croyons qu’il répète ce qui était
déjà vu parce que nous pouvons identifier ce qu’il représente, suivre
une histoire, comprendre des personnages; mais au fond, nous
n’avions pas vu encore : nous n’avions pas vu la puissance convulsée
d’un torse humain avant de voir les esclaves de Michel-Ange, ni la
figure torturée des iris avant de voir le bouquet de Van Gogh, ni les
vieilles rues de Paris avant de lire La maison du chat qui pelote, ni le
visage de la défaite avant de lire La mort dans Pâme. L’art ne copie
pas, parce qu’il n’y a pas un réel donné dans une perception préalable,
que la perception esthétique aurait à égaler. Pour un peu nous dirions
que c’est avec l’art que commence la perception.
Mais il reste que l’art est vrai en ce qu’il nous aide à connaître le
réel : il exprime ce que le réel exprimera, et non point de l’illusoire
ou de l’imaginaire. Et nous revenons toujours à cette difficulté :
comment l’art peut-il anticiper le réel ? Comment sa vérité est-elle
possible, qui précède le réel au lieu d’en procéder ? Comment le réel
se laisse-t-il éclairer par cette lumière ? On pourrait encore tenter
d’apporter ici une réponse empirique, toujours dans une perspective
anthropologique, en développant sur deux points l’idée d’une
fonction propédeutique de l’art. Car si la vérité de l’œuvre a quelque
chose de paradoxal, c’est dans la mesure où cette œuvre est le produit
d’une création subjective : le rapport dè l’œuvre au réel nous conduit
alors au rapport du sujet qui crée cette œuvre à l’objet qui est le réel
dont cette œuvre témoigne. Si l’objet esthétique peut être vrai au
troisième sens du mot parce que, comme on l’a dit, il est vrai au
premier, il reste à faire intervenir plus précisément le second sens :
l’œuvre est vraie lorsqu’elle est authentique. Et cette réciprocité de
l’œuvre et du réel doit être examinée, selon une démarche que nous
avons déjà adoptée, aussi bien du point de vue de l’objet que du
point de vue du sujet : à l’authenticité de l’artiste qui s’efforce de dire
le réel, doit correspondre une sorte d’authenticité du réel qui cherche
à se dire par l’art. Mais l’on peut considérer encore empiriquement
cette proximité du réel et de l’art.
Si l’on considère en effet, en premier, la genèse de l’œuvre, il
serait aisé de montrer qu’elle est l’œuvre d’un homme engagé dans
le réel, et dont l’authenticité se mesure au sérieux de cet engagement.
Certes, le premier souci de l’artiste est d’abord de faire son œuvre;
mais il sait qu’en la faisant il ne cesse d’être lui-même et d’assumer
cette condition qui est la sienne au sein'de la réalité historique. Si bien
que quelque chose de cette réalité qui l’assiège vient inévitablement
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 663
IL — Perspective métaphysique
Mauss l’a montré, mais aussi la poésie dont la prière est d’abord inséparable. Dans
cette cosmologie élémentaire qui invbque l’ancêtre totémique, jointe au désir
ingénu et brutal de nourriture, c’est déjà un visage du monde qui tend à s’exprimer.
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 673
Acteur : 36, 40, 51-52, 84, 86, 549-562, 596, 612, 657, 676
378 ; — de théâtre et de (cf. qualité et catégorie af¬
cinéma : 61-62. fectives) .
Affectivité : 276, 394, 472, 539 Art (pour l’art) : 108, 137 ; — et
(cf. sentiment). artiste : 673-674, 677 ; — et
Aeain : 1, 65, 83-84, 99, 126, philosophie : 401-402, 555,
137. 139, 203, 357, 385, 398, 590.
427, 445, 453, 457, 495, 528. Artiste : — et artisan : 64, 137,
Aliénation : 290, 296, 676. 484, 619 ; — comme conscient
Anthropologie : 10, 400, 613 ; de soi : 144, 170, 587 (cf.
— de l’art : 658-665 (cf. auteur).
ontologie). Attitude (esthétique) : 527-536,
Architecture : 77, 92, 132-133, 639. 653.
136-139, 204-206, 237, 262, Auteur : — comme exécutant :
279, 293, 342, 372, 397, 452- 62, 287, 316 ; — comme im¬
454- manent à l’œuvre : 64, 139-
A priori : 433, 440, 465, 536, 147, 210, 256, 488, 574 ;
6x7 ; — affectif : 543-569, — comme s’exprimant par
646 ; — comme virtuel : 599, l’œuvre : 182, 396, 617-620 ;
606-609 ; trois caractères de — comme principe d’un mon¬
— : 546, 658 ; trois formes de : 222-223, 234, 248, 554-
de — : 546-549, 562-568, 561 ; — et spectateur : 427.
57°-571» 595. 658-659 ; — Authenticité : 33, 402, 470, 512,
comme cognitif et existen¬ 524, 574 ; — de l’artiste :
tiel : 610-611 ; comme cos¬ 617-620, 662, 674-675 (cf.
mologique et existentiel : vérité).
(1) Seuls figurent dans cet index les auteurs les plus souvent cités. Ees
chiffres en caractères gras renvoient aux passages les plus importants.
684 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
330» 334» 341» 349, 399, 4°6, 365, 366-368, 382, 643.
424. 430. Durée : 204, 242, 320, 325,
255.» 30i, 419, 525. 530. 536, 209, 221, 247, 253-255, 282,
46-47, 112, 258, 286, 297, 315, Prose : 87, 177, 265, 638.
328, 457 ; structure de 1’— : Psychologisme : 9, 97, 258, 269.
549,561, 568, 656, 665-677. 405, 408, 522, 557, 636, 668 ;
Peinture : 79, 92, 129, 132, 150, 365, 409, 476, 488.
260, 280, 285, 357, 360, 436, Réel (le) : 163, 185, 224, 249,
et présence.
426, 430, 528.
Plastique (art) : 91» 268, 342,
Représentatif (art) : 162, 187,
224, 228, 245, 261, 389, 395,
35°. 369. 483. 643-
Poésie : 88-89,177,193. 5°9. 637- 43i-
688 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
443» 456. 55i. 583. 615. Souriau (E).) : 14, 48, 86, 96,
SCHEEER : 10, 82, 107, 545, 550, 138, 162, 188, 286, 318, 343,
Totalité : objet esthétique com¬ 54. 79, 163, 187, 211, 239, 257,
me — : 188, 215, 293, 407, 354, 395, 458, 518, 531, 557-
483 ; monde comme — : 202, 612-656, 658 ; — de l’artiste :
253, 284 ; — objet-sujet : 554-561 ; types de — : 529-
425. 533- 5i7 (cf- monde et
532, 616-645, 658 ; — et pré¬
forme). sence : 285 (cf. authenticité).
Tradition : 16, 83, 209, 317, Vie : 112, 566-567, 594, 670.
TROISIÈME PARTIE
QUATRIÈME PARTIE
Index. 683
64 0 3 2
234845
ÉP IMÉThÉE
Collection dirigée par Jean HYPPOLITE
mble :
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