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PHÉNOMÉNOLOGIE DE

ESTHETIQUE
par MIKEL DUFRENNE
II — LA PERCEPTION ESTHÉTIQUE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


THOMAS ]. BATA Ll BRARY
TRENT UNIVERSITY
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PHÉNOMÉNOLOGIE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

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LA PERCEPTION ESTHÉTIQUE

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à iT'tfi K J /
PEÏfcRâOROUüH, ONT»
DU MÊME AUTEUR

Karl Jaspers et la Philosophie de Vexistence, en collaboration avec P. Ricœur,


Paris, Éd. du Seuil, 1947.
La Personnalité de base. Un concept sociologique, Paris, Presses Universitaires de
France, 1953 (2e édition, 1966).
Le Poétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1963.
La notion d’ « a priori », Paris, Presses Universitaires de France, 1959.
Language and Philosophy, Bloomington, Indiana University Press, 1963.
Jalons, La Haye, Nijhoff, 1966.
ÉpiMÉThÉE
Essais philosophiques
Collection dirigée par Jean Hyppolite

PHÉNOMÉNOLOGIE
DE

L’EXPÉRIENCE
ESTHÉTIQUE

Mikel DUFRENNE
Professeur à la Faculté des "Lettres
et Sciences humaines de Paris-Nanterre

TOME SECOND
LA PERCEPTION ESTHÉTIQUE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, Boulevard Saint-Germain, PARIS vie

1967
t ■ f
U

DÉPÔT LÉGAL
lre édition.2e trimestre 1953
2e — . 1er _ 1967
TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays

© 1953, Presses Universitaires de France


TROISIÈME PARTIE

PHÉNOMÉNOLOGIE
DE LA PERCEPTION
ESTHÉTIQUE

234845
La phénoménologie de l’objet esthétique doit maintenant faire
place à la phénoménologie de la perception esthétique; au vrai, non
seulement elle la prépare, mais encore elle la présuppose : si étroite
est la relation de l’objet et de la perception, et spécialement dans
l’expérience esthétique. Ce n’est pourtant pas simplement par un
artifice de méthode que nous avons pu introduire leur distinction :
nous avons constaté et vérifié par l’analyse de l’œuvre que l’objet
esthétique revendiquait l’autonomie de l’en-soi et méritait d’être
considéré pour lui-même. Toutefois, c’est dans la perception qu’il
s’accomplit, et nous n’avons cessé de faire allusion à cette perception.
C’est pourquoi nous pouvons nous permettre d’être plus bref dans
l’étude que nous lui consacrons; nous savons déjà que sa fin est
l’apparaître de l’objet esthétique, et ce qu’est cet objet. L’important
sera de mettre en relief les caractères propres de la perception esthé¬
tique, et pour cela de la confronter avec la perception ordinaire.
Nous maintiendrons cette confrontation tout au long de notre des¬
cription.
C’est donc à une théorie générale de la perception que nous adap¬
terons notre démarche et que nous emprunterons la distinction des
trois moments que nous considérerons successivement : présence,
représentation et réflexion. Cette distinction recoupe sensiblement les
trois aspects que nous avons distingués dans l’objet esthétique : le sen¬
sible, l’objet représenté, le monde exprimé. Il n’y a pas heu de nous
en étonner, parce que l’objet esthétique est aussi un objet perçu.
Mais il ne faut pas non plus être dupe d’un rapprochement heureux;
et il apparaîtra bientôt que l’objet représenté par l’objet esthétique
c’est-à-dire son sujet, n’occupe pas à lui seul tout le plan de la repré¬
sentation puisque le sensible aussi doit être représenté et pas seule-
420 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ment vécu, et aussi, on s’en doute déjà, que la lecture de l’expression


dans la perception esthétique, parce qu’elle en appelle au sentiment,
se substitue ou en tout cas se joint à la réflexion bien plutôt qu’elle
ne s’identifie à elle. Au reste, il ne faut pas oublier que, par delà la
pluralité des aspects que l’analyse distingue en lui, l’objet esthé¬
tique est un. Il l’est en tant que perçu, et la perception elle-même
est une, autant qu’unifiante : les moments que nous allons distin¬
guer en elle ne la divisent pas réellement, et, plutôt qu’une genèse
chronologique, ils scandent l’approfondissement qu’elle peut
connaître, par quoi précisément elle devient perception esthétique.
Le parallélisme des trois moments de la perception et des trois élé¬
ments de l’objet esthétique nous servira donc surtout à mettre en
place les aspects singuliers de la perception esthétique et à en sou¬
ligner l’originalité.
Chapitre Premier

LA PRÉSENCE

Toute perception en son sens plein est saisie d’une signification :


c’est par là qu’elle nous engage soit dans une réflexion, soit dans une
action et qu’elle s’intégre ainsi dans la trame de notre vie. Percevoir
n’est pas enregistrer passivement des apparences en elles-mêmes
insignifiantes, c’est connaître, c’est-à-dire découvrir, à l’intérieur ou
au delà des apparences, un sens qu’elles ne livrent qu’à qui sait les
déchiffrer, et c’est tirer de cette connaissance les conséquences qui
nous conviennent selon l’intention qui préside à notre comportement.
Mais comment cette signification est-elle déchiffrée ? Comment peut
s’opérer le passage du signe au signifié ? Dire qu’il est opéré par le
jugement, c’est peut-être faire intervenir l’intelligence comme un Deux
ex machina sans montrer son avènement, et c’est présupposer un objet
déjà donné à cette intelligence. Dire qu’il est le résultat d’un appren¬
tissage et que la nature m’instruit en répétant des contiguïtés comme
on peut m’instruire du sens d’un signal, c’est encore trop simple.
D’abord parce que certaines significations semblent comprises du
premier coup, dans une expérience immédiate : l’enfant s’accorde
au monde, comprend les gestes ou le langage d’autrui sitôt qu’il est
capable de certains comportements, et bien avant que la répétition
ait pu monter et fixer en lui des associations stables. Ensuite, parce
que la liaison mécanique du signe à la chose signifiée ne constitue
pas une signification. Il n’y a signification qu’à deux conditions :
premièrement que cette liaison soit en quelque sorte scellée dans
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

le comportement, c’est-à-dire qu’elle revête un certain caractère d’ur¬


gence ou d’autorité : le sens n’est pas d’abord quelque chose que je
pense avec détachement, mais quelque chose qui me concerne et me
détermine, qui résonne en moi et m’émeut; la signification pure que
je contemple sans y adhérer sera prélevée sur cette signification pri¬
mitive, qui me convainc parce qu’elle m’ébranle, où le sens est une
sommation à laquelle je réponds avec mon corps. Secondement, et
c’est à cette condition qu’il est impérieux, que le sens soit saisi immé¬
diatement dans le signe : la duaüté du sens et du signe n’apparaîtra
que sur le fond de leur unité, comme nous avons vu pour le langage ;
ils ne se distingueront que quand je serai capable d’interroger les
signes, d’en chercher la signification, et qu’alors le sens sera plus
intelligible que vécu; mais je ne pourrai déchiffrer les signes que parce
que j’ai déjà l’expérience de la signification; je ne serai capable d’opé¬
rer la synthèse intelligente du signifié et du signifiant que parce que
cette synthèse m’est donnée « dans l’émergence d’une signification
indécomposable ». Que nous percevions ainsi des significations, c’est
ce que veut dire en dernière analyse la Psychologie de la forme :
l’objet est signifiant par lui-même, il porte avec lui son sens avant que
soit déployée et explicitée la relation constitutive de la signification.
Une théorie de la signification doit donc décrire d’abord un plan
existentiel de la perception où se réalise la présence au monde, c’est-
à-dire où se manifeste un pouvoir de lire directement la signification
dont 1 objet est porteur, mais en la vivant et sans avoir à déchiffrer
et a epeler une dualité. Elle doit se défier de la notion commode et-
dangereuse de « représentation », issue du préjugé de la conscience
close selon lequel il faudrait que la chose pour nous être présentée,
pour pénétrer dans le palais fermé de la conscience, subisse l’épreuve
d une métamorphose (i). La représentation serait alors l’événement

(i) Comme dit Rimbaud dans La saison en enfer : « I*a chose est Hang notre âme
comme dans un palais qu’on a vidé afin de ne pas voir une personne aussi peu digne
que vous. »
LA PRÉSENCE 425

qui a lieu dans cette intériorité quand l’objet y est admis, comme un
spectacle privé, à huis clos, que la conscience se donnerait à elle-mêmè
avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec les images enregistrées
par la mémoire et stockées dans l’inconscient, et les idées innées qui
sont aussi intérieures à l’esprit (1). Mais en fait, dans la perception,
les choses nous sont présentes, il n’y a point d’écran entre elles et
nous, elles sont de la même race que nous.
Le plan du pré-réflexif a été remarquablement analysé par M. Mer¬
leau-Ponty. Ici l’objet n’a pas commerce avec un esprit transcendant
qui aurait à le comprendre eü rassemblant des images éparses fournies
à chaque sens; la découverte de l’objet ne se fait pas comme au terme
d’une devinette ou d’un jeu de portrait, où l’on donne des infor¬
mations diverses et abstraites sur l’objet, ce qui est à la rigueur un
travail d’entendement. Mais l’objet que je perçois se révèle à mon
corps, et non pas en tant que ce corps est un objet anonyme justiciable
d’un savoir, mais en tant qu’il est moi-même, corps plein d’âme
capable d’éprouver le monde. Ce n’est point pour ma pensée d’abord
qu’il y a des objets, mais pour mon corps; et c’est peut-être le sens
de ce jugement de perception que Kant distingue du jugement d’expé¬
rience, et qui répond à un premier contact avec les choses. Si la chose
n’a pas en droit de secret pour moi, c’est qu’elle est de plain-pied
avec moi, ou plutôt que par mon corps je suis de plain-pied avec
elle. Il a pouvoir sur les choses, parce qu’il règne sur elles et en
même temps s’ouvre à elles, parce qu’il est en quelque sorte branché
sur elles, et capable d’enregistrer leur présence ou leur absence. On

(1) Tout n’est pas faux dans cette imagerie, précisément dans la mesure où elle
procède du sentiment d’une « vie intérieure ». Mais la vie intérieure a une signification
morale : elle indique que tel de nos actes ou telle de nos pensées répond plus étroite¬
ment à nous-mêmes, et que cela se passe entre nous et nous, ou entre « l’existence
et sa transcendance », comme dit Jaspers, sans témoins ou sans autres témoins que
ceux qui sont capables de nous comprendre et de nous aider. Mais il est vain de
fonder une psychologie de l’intériorité sur une morale de l’intériorité. D’autant que
la vie intérieure elle-même doit être vécue au grand jour.
424 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

peut mettre au compte du corps cette activité transcendantale que


l’intellectualisme assigne à l’esprit : là où Lagneau parle d’un jugement
rapide et émoussé par l’habitude, on peut parler d’une intellection
corporelle. Le corps en tant que vivant et mien est capable de
connaissance, et ce n’est un scandale que pour qui considère le corps
objectif, et non le corps animé.
Cependant, nous ne pouvons faire tenir toute la perception à ce
niveau. Tant que l’on substitue au cogito réfléchi un cogito corporel
selon lequel la relation au monde n’est plus l’acte d’une conscience
constituante, mais la démarche d’une existence, si l’on admet enfin
que '.( la conscience peut vivre dans les choses existantes sans réflexion,
s’abandonner à leur structure concrète qui n’a pas encore été convertie
en signification exprimable » (i), peut-on feindre que la perception
soit alors vraiment consciente ? Cette objection ne vise nullement à
restaurer l’alternative du tout ou rien, ou à contester la réalité d’un
plan primitif où le corps propre exerce ses pouvoirs et prélude à la
connaissance; elle veut seulement réserver les droits de la perception
réfléchie qui est un moment de l’expérience esthétique et qui prélude
par ailleurs à la science, dont il faut bien montrer l’avènement, et
qu’il ne faut point se donner déjà en contrebande sur le plan de
l’irréfléchi (2). Sur le plan de la présence, tout est donné, rien n’est

(1) Merleau-Ponty, Structure du comportement, p. 302.


(2) C’est d’ailleurs la même objection que nous serions tentés d’adresser à
Bergson lorsqu’au début de Matière et Mémoire il se donne tout de suite des images
— « il faut partir de la représentation même, c’est-à-dire de la totalité des images
perçues » (p. 62) — et qu’il les identifie aux choses. Ce qui justifie peut-être ces
termes d’image et de chose, ce serait un souci, assez hégéüen, de penser l'identité
de la nature et de l’esprit, ici du physique et du psychique. C’est pourquoi Bergson
dit que « la représentation est déjà tirée dans les choses », et que « l’univers est une
espèce de conscience », ou encore : « Il suffirait d’éliminer toute mémoire pour passer
de la perception à la matière, du sujet à l’objet » (p. 73). Cependant Bergson distingue
bien présence et représentation, comme M. Merleau-Ponty présence et vérité. Nous
sommes parmi les choses, le sens des choses est de nous être présentes, et notre pré¬
sent réside dans notre adaptation à elles. Seulement nous ne sommes pas parmi les
LA PRÉSENCE 4*5

connu; ou, si Ton veut, je connais les choses de la même façon


qu’elles me connaissent, sans les reconnaître. La perception consciente
héritera de là l’impression de plénitude, de Éebhajtigkeit, qui la
consacre, mais elle doit y ajouter le pouvoir de voir, c’est-à-dire de
se détacher. Ici la signification est éprouvée par le corps, dans sa
connivence avec le monde. L’objet vu dit quelque chose, comme
un certain poids de l’air dit la tempête au marin, ou comme une
intonation plus vive dit la colère; mais d’une part, il le dit par lui-
même sans suggérer la représentation d’autre chose, et d’autre part
il le dit à mon corps sans éveiller encore, par ce qui serait une repré¬
sentation, une autre intelligence que celle du corps. C’est ainsi que
nous sommes au monde, en formant une totalité objet-sujet où
l’objet et le sujet sont encore indiscernables.
Tel est le plan de la présence. Une théorie de la perception n’en
peut rester là et doit ouvrir le passage de la compréhension vécue
par le corps à l’intellection consciente opérée au plan de la représen¬
tation. Mais il reste que la perception commence là. Et précisément
l’expérience esthétique peut nous en assurer. L’objet esthétique est
d’abord l’apothéose du sensible, et tout son sens est donné dans le
sensible : il faut bien que le sensible soit accueilli par le corps. Aussi
l’objet esthétique s’annonce-t-il d’abord au corps et l’invite très
instamment à être tout de suite de la partie. Loin que le corps ait à

choses comme une chose parmi d’autres : nous sommes notre corps et notre corps
est déjà l’organe d’une liberté ; il est un centre d’indétermination et, par ce pouvoir
qu’il a d’introduire une sorte de choix, il opère « un discernement qui annonce déjà
l’esprit » (p. 264). Mais cette description de la présence, ce royaume d’un corps que
sa spontanéité rend capable de comprendre, ne prend son sens qu’à partir de ce
postulat que percevoir n’est pas connaître mais agir. Et peut-être Bergson est-il
infidèle à ce principe lorsqu’il veut insinuer la représentation, qui est contemplation,
dans la présence, qui est action, et qu’il écrit par exemple : « Notre représentation
des choses naîtrait de ce qu’elles viennent se réfléchir contre notre liberté. » Cette
réflexion des corps sur mon corps, si peu mécanique qu’elle soit puisque mon corps
est déjà liberté, peut-elle être identifiée à 1a réflexion d’où surgit la représentation,
et qui nous fait passer de l’action à la connaissance ?
426 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

s’adapter à lui tant bien que mal pour le connaître, c’est lui qui
anticipe, pour les satisfaire, les exigences du corps. L’analyse de
l’œuvre nous l’a montré : les schèmes qui organisent le sensible
cherchent à lui conférer non seulement son éclat et son prestige, mais
aüssi son pouvoir de convaincre le corps; c’est d’abord le corps en
nous qui est mû par le rythme et comblé par l’harmonie. C’est par
le corps que l’objet esthétique est d’abord repris et assumé pour
pouvoir passer en quelque sorte de la puissance à l’acte. Et c’est par
le corps en retour qu’il y a une unité de l’objet esthétique, et parti¬
culièrement des œuvres composites comme l’opéra ou le ballet qui
font appel à plusieurs sens à la fois. L’unité qui est dans l’objet et
qui est, nous l’avons suggéré, l’unité de son expression ne peut
être saisie que si la diversité du sensible est d’abord rassemblée dans
un sensorium commune : c’est le corps qui est le système toujours déjà
monté des équivalences et des transpositions intersensorielles, c’est
pour lui qu’il y a une unité donnée avant la diversité.
On pourrait dire que la vertu de l’objet esthétique se mesure
largement à ce pouvoir qu’il a de séduire le corps. Si l’idée d’un plaisir
esthétique a quelque emploi, c’est d’abord par là : ce plaisir est
éprouvé par le corps, un plaisir plus raffiné ou plus discret que
celui qui accompagne la satisfaction des besoins organiques, mais qui
sanctionne encore l’affirmation de soi. Car il naît d’un usage heureux
du corps, lorsque l’objet, au Heu de le déconcerter ou de le menacer,
s’offre à lui de façon telle qu’il peut exercer Hbrement ses pouvoirs,
sans être embarqué dans quelque aventure incertaine. Il semble que
l’objet esthétique prévienne ses désirs ou les comble à mesure qu’il
les éveille; ainsi suivons-nous la mélodie, ou nous promenons-nous
dans le parc ou le monument, nous fiant à l’objet avec bonheur. Ce
plaisir est au fond celui de l’innocence; et il est remarquable que
l’expérience esthétique ait toujours cet accent d’innocence. C’est sans
doute parce que 1 esthétique impfique du loisir, et nous transporte
dans un monde d’avant le travail, où tout est jeu et où ce qui est
LA PRÉSENCE 427

représenté est irréel; mais c’est aussi qu’elle réalise avec l’objet un
accord qui est en deçà des désaccords et des contraintes, qu’elle
renoue avec le monde un pacte qui évoque un âge d’or. On pourrait
retrouver par là les analyses d’Alain sur la catharsis opérée, chez le
spectateur aussi bien que chez l’auteur, par la contemplation aussi
bien que par la création de l’œuvre d’art (analyses qui attestent que
la psychologie d’Alain ne se réduit pas à un intellectualisme élémen¬
taire) : en réprimant l’imagination et les passions qui s’exaspèrent
sur le rien de l’imaginaire, en composant cette belle forme humaine
par quoi le spectateur à son tour imite l’art, on peut dire que l’objet
esthétique nous rend à l’innocence.
Et l’expérience du spectateur est bien à l’image de celle du
créateur : il faut que l’objet ait été créé ou soit exécuté avec un égal
bonheur. Un danseur qui serait triste tuerait le ballet, et de même
un peintre dont la touche serait hésitante ou découragée, un musicien
qui ne se fierait pas au piano comme à un ami, manqueraient leur
tâche. L’objet esthétique peut sans doute exprimer le tragique ou
le désespoir, il doit l’exprimer avec bonheur; il ne doit pas échouer
lorsqu’il dit l’échec ; et ce bonheur doit être dans le corps de l’artiste
s’il n’est pas dans son âme. Ainsi la relation de l’auteur et du spec¬
tateur se manifeste d’abord par le truchement de l’œuvre comme
une complicité corporelle; et n’est-ce pas ainsi que se nouent les
rapports humains ? Une psychologie de la création aurait à y insister.
Le compositeur qui improvise au piano, le peintre à son chevalet,
si jamais le mot « penser avec les mains » a un sens, c’est bien pour
eux. Tout ce qu’ils savent est passé dans le corps, le corps s’est fait
musique ou peinture, et maintenant il prend les devants, il invente.
N’en doutons pas : c’est de lui que procède l’inspiration, si l’on veut
bien entendre par là la spontanéité de l’élan, cet air de sincérité, de
fraîcheur et de joie qu’ont toujours les grandes œuvres, même lors¬
qu’elles ont par ailleurs une expression grave ou désespérée, à laquelle
d’ailleurs le bonheur du faire communique souvent secrètement
428 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

quelque atome de joie ou un accent d’innocence. De cette inspiration,


rien ne compense l’absence dans les œuvres concertées, guindées
et finalement ennuyeuses auxquelles il manque d’avoir été conçues
avec les mains, parce qu’il manque à l’artiste d’avoir conclu avec son
corps la plus précieuse des alliances. Par contre une ébauche, fruit
d’une improvisation, peut être belle, plus belle qu’une œuvre trop
soigneusement finie; et il n’est pas toujours vrai que le travail consiste
à effacer les traces du travail : l’architecte fait bien disparaître les
échafaudages comme l’écrivain les ratures, mais il ne peut rien contre
la pesanteur et laisse les arcs-boutants. Rodin n’a pas honte de là
marque de son pouce, ni Cézanne de son pinceau. Et il en va de
même pour l’exécutant : le pianiste connaît l’œuvre avec ses doigts,
elle tient toute dans son champ moteur : chaque inflexion de la
mélodie éveille un écho dans son corps, et il n’est pas jusqu’aux
subtilités de l’harmonie qui ne signifient d’abord quelque chose
pour sa main autant que pour son oreille : il entend avec ses doigts.
De même le chef d’orchestre avec son bras, et tout son corps en qui
la musique se coule et devient danse. De même le metteur en scène
avec son œil, car tout devient pour lui situation, rencontre, mou¬
vement : spectacle. Et devant l’objet esthétique, tout spectateur est
à sa façon exécutant. Il n’est pas question qu’il soit virtuose, ni qu’il
connaisse 1 objet aussi intimement que le virtuose qui le produit;
mais il participe à cette production, et même pour une œuvre plas¬
tique qui n a pas besoin de s’incarner dans la durée, il la laisse au
moins s épanouir en lui. De même que, selon un mot fameux, on
ne connaît l’objet scientifique que si l’on en peut faire un modèle
mécanique, il connaît l’objet esthétique parce qu’un modèle dyna¬
mique se monte en lui, parce que l’objet se refait en lui.
Cette présence au corps de l’objet esthétique est donc nécessaire.
Le sens lui-même, parce qu’il est immanent au sensible, doit passer
par le corps ; il ne peut être lu par le sentiment ou commenté par la
réflexion que s il est d’abord accueilli et éprouvé par le corps, si le
LA PRÉSENCE

corps est d’abord intelligent. Cependant, la lecture de l’expression


suppose encore une autre adhésion que celle du corps, et je ne
comprends pas encore un poème lorsque je me laisse glisser au fil
des mots et bercer par leur rythme; d’autant qu’à y regarder de près,
on verrait que le rythme même n’est saisi que dans la mesure où les
mots sont compris. Mais inversement le sens du mot n’est compris,
au moins dans le langage poétique, qu’à la faveur de la résonance
qu’il éveille et du mouvement qu’il induit en nous; l’expérience de
la signification traverse l’expérience des vertus sensibles qu’a le mot
pour la bouche qui le profère ou l’oreille qui l’entend. Le corps est
donc toujours associé à la perception, et c’est ainsi que le perçu a
à la fois ce caractère irrécusable de donné par quoi l’objet esthétique
est nature, et cet air de familiarité par quoi il est plus proche de
nous que tout autre objet.
Cependant, l’objet esthétique n’est pas que pour le corps; sinon
l’œuvre la plus belle serait la plus flatteuse. C’est même un péril
pour l’art de n’être plus que l’occasion de quelque excitation ou de
quelque émotion corporelle : la musique qui nous entraîne, le
monument qui nous écrase, le poème qui se débite mécaniquement,
le tableau qui flatte l’œil, parlent trop vivement au corps pour
émouvoir l’esprit. Nous avons parlé d’œuvres manquées par excès
d’expressivité : elles peuvent l’être aussi — et c’est au fond la même
chose — par excès d’éloquence corporelle. Et à vrai dire, les grandes
œuvres ne font pas tellement d’avances ou de concessions au corps.
Certes elles ont une structure qui les rend « sensibles au corps », mais
encore faut-il que nous soyons exercés à la saisir, et il n’arrive pas
toujours, nous y reviendrons, qu’elle soit décelée au premier contact.
Le corps devant l’objet esthétique doit être à la fois équipé d’habi¬
tudes et capable de discernement : peut-être ces vertus qui s’inscrivent
en lui ne procèdent pas de lui. S’il était laissé à lui-même, il n’est pas
sûr que l’objet esthétique ne lasserait pas sa patience. Sans doute en
faisant du corps l’instrument de la présence au monde et d’une
U. DUFRENNE 28
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

connaissance par laquelle ce monde a tout de suite un sens, nous lui


conférons déjà des pouvoirs qu’une perspective objectivante ne sau¬
rait reconnaître au corps-objet, et nous ne devons en aucun cas
sous-estimer son attitude à saisir l’objet esthétique. Mais d’autre part
si ce corps porte en lui l’esprit, l’esprit à son tour ne peut-il réagir
sur lui ? Ce n’est pas lui faire injustice qûe de montrer, si on le peut,
l’avènement de l’esprit, c’est-à-dire comment le corps se dépasse
lui-même : on comprend mieux quelle peut être sa fonction dans
l’expérience esthétique quand on connaît la dialectique dont il est
le siège et le pouvoir dont il est l’organe.
D’autant que si le corps doit nous accorder à l’objet esthétique,
s’il rend hommage à cet objet jusque par le plaisir qu’il éprouve
parfois en sa présence, ce n’est peut-être pas selon son premier
mouvement. Le contact qu’il prend avec les objets ordinaires aboutit
à l’action qui les utilise plutôt qu’à la contemplation qui les consacre.
On connaît la célèbre formule de Matière et mémoire : « Reconnaître
un objet usuel consiste surtout à savoir s’en servir. » Faut-il reprocher
à Bergson, qui a bien pressenti le rôle du corps dans l’actualisation
des images, d’avoir cru que, parce qu’il est matériel, le corps est
matérialiste ? M. Pradines montre bien que tous les exemples berg-
soniens sont choisis parmi les objets artificiels pour lesquels en effet
la gnosie se réduit à la praxie, et il oppose justement à la perception
de la chaise ou de la fourchette la perception désintéressée d’une
fleur, du ciel bleu, d’un arbre à l’horizon, et nous ajouterions pour
notre compte : de l’objet esthétique (i). Peut-être y a-t-il pour le
corps une certaine façon de se mettre en rapport comme à demi-mot
avec les choses les plus lointaines et les plus inoffensives ou les plus
inutiles, qui déboute une théorie pragmatiste de la perception; peut-
être le corps est-il capable de gratuité. Mais il faut convenir que la
perception esthétique va en quelque sorte contre nature — et c’est

(i) Traité de psychologie, t. I. p. 192.


LA PRÉSENCE 451

pourquoi peut-être elle nous ramène à un âge d’or. Si elle est souvent
manquée, c’est que le corps est naturellement besogneux et qu’il
connaît pour agir plutôt que pour contempler. Le rôle qu’il tient dans
la contemplation esthétique, si indispensable qu’il soit, il ne peut
donc le tenir à lui seul; s’il adopte l’attitude esthétique, c’est en vertu
d’une décision qu’il ne prend pas. Et cela suffit à expliquer à la fois
qu’il doive être éduqué pour se prêter à l’expérience esthétique et
que l’œuvre d’art même, si elle est faite pour lui, n’est pas faite que
pour lui, et n’hésite pas parfois à le déconcerter d’abord.
Aussi bien quand on reste à ce premier contact de l’objet esthé¬
tique avec le corps, le corps fût-il capable d’accéder tout de suite à
l’intimité de l’objet, la seule signification qui soit déchiffrée est une
signification pour le corps : ce que l’œuvre représente, au moins dans
les arts représentatifs n’est pas encore vraiment connu; il est déjà
présent, puisque accorder au corps un pouvoir élémentaire de
compréhension, c’est précisément s’interdire de distinguer le sensible
et son sens et de penser le sensible comme un stimulus auquel l’organe
sensoriel réagirait selon une loi naturelle, sans qu’une signification
lui soit attachée. De fait, le sensible est saisi comme , sensible de, et
le premier mouvement de la perception est d’appréhender un objet,
que ce soit un objet réel : ce vase, cet édifice, ou un objet représenté :
le sujet du tableau, l’histoire racontée par le roman. Mais le corps y
suffit-il? Cette réflexion sur le sens qui le découvre inépuisable
pourrait-elle être assumée par lui ? On voit bien qu’il n’est pas pos¬
sible de rester au plan de la présence, et déjà une théorie générale de
la perception ne le peut.
Chapitre II

REPRÉSENTATION ET IMAGINATION

I. — L’imagination

On ne peut faire tenir toute la perception au niveau du pré¬


réflexif. Il faut donc passer du vécu au pensé, de la présence à la
représentation. La théorie de ce passage est-elle possible ? Sans doute
ne peut-on pas plus déduire l’esprit que tout à l’heure le corps, mais
on peut du moins constater et décrire l’oscillation perpétuelle, dont
la perception esthétique nous fournira le meilleur exemple, de l’irré¬
fléchi au réfléchi, du vécu au perçu. Et en tout cas cet avènement et
cette renaissance perpétuelle du cogito réfléchi nous obligent à évoquer
un nouveau transcendantal. Tout à l’heure le transcendantal était,
si l’on veut, le pouvoir d’être-avec, assumé par le corps. Maintenant
ce doit être le pouvoir de voir assumé par l’imagination, par le je
en tant que lumière naturelle : l’image, qui est elle-même un metaxu
entre la présence brute où l’objet est éprouvé et la pensée où il devient
idée, permet à l’objet d’apparaître, c’est-à-dire d’être présent en tant
que représenté. Et l’imagination fait en quelque sorte la liaison
entre l’esprit et le corps : car si elle est pouvoir de faire voir ou de
faire penser à, elle s’enracine dans le corps, comme déjà l’examen
des schèmes nous l’a suggéré. En évoquant, en effet, un plan supérieur
de la perception, nous ne révoquons pas le plan de la présence, et
nous allons voir que la connaissance encore inconsciente vécue à ce
plan alimente la représentation. En sorte qu’au plan supérieur le
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 433

corps n’est pas absent : la représentation hérite de ce qu’il a expéri¬


menté. Et de plus, il prépare lui-même la représentation : en tant que
foyer d’indétermination, il esquisse déjà par lui-même le mouvement
qui nous y fait accéder. Sans doute il nous accorde à l’objet plutôt
qu’il ne nous en sépare; mais il ne faut pas croire que toute son
activité vise à posséder et à consommer. M. Pradines a bien montré
qu’ « une qualité sans extériorité, comme Berkeley et J. Müller
nous la décrivent, est impossible... Une impression ne peut revêtir
une qualité, ou, ce qui revient au même, ne pçut se mettre à qualifier
un objet, sans le mettre à distance par rapport à nous » (i). Le schéma¬
tisme par lequel l’objet peut devenir objet pour une intelligence,
peut être mis au compte du corps; le corps ici ne répond pas seulement
à l’objet, il mime les conditions sous lesquelles cet objet peut être
pensé et mis en place dans un monde. Cependant on ne peut saisir
l’avènement de la représentation sans évoquer d’abord les termes
caractéristiques d’un pour-soi.
Il faut ici distinguer, pour les conjuguer ensuite, l’aspect pro¬
prement transcendantal et l’aspect empirique de l’imagination.
Transcendantalement, l’imagination doit être la possibilité d’un
regard dont le spectacle soit le corrélât; ce qui suppose à la fois une
ouverture et un recul. Un recul, car il faut bien que soit rompue la
totalité formée par l’objet et le sujet, et que soit accompli le mou¬
vement, caractéristique d’un pour-soi et constitutif d’une intentionna¬
lité, par quoi une conscience s’oppose un objet. Une ouverture,
parce que ce décrochement creuse un vide, qui est Va priori de la
sensibilité, où l’objet pourra prendre forme. Le recul est une ouver¬
ture, le mouvement est une lumière. Mais comment le décrochement
qui crée recul et ouverture est-il possible ? Par la temporalité (2).

(1) Traité de psychologie générale, 1.1, p. 4*4-


(2) D’où un problème métaphysique que nous laissons de côté : l’affinité du
pour-soi et de la temporaüté, comme l’a montré Heidegger, est telle qu’on peut se
demander si c’est la temporalité qui constitue le pour-soi (si je suis au bénéfice d’une
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Se retirer du jeu, c’est se réfugier dans le passé; on le voit assez bien


sur le plan psychologique au comportement de l’attention : être
attentif, et précisément pour donner à la représentation toutes ses
chances, c’est se transporter dans le passé pour saisir l’objet dans son
avenir, car il n’y a d’avenir pour moi, du monde ou de moi-même,
de ma parole ou de mon geste, que si je suis au passé. Je ne perçois
qu’au passé, et du futur; au présent, je fais seulement. Contempler
c’est revenir au passé pour surprendre le futur; je ne cesse d’être
un avec l’objet par la présence qu’en me détachant du présent où je
suis perdu dans les choses. Le re de représentation exprime cette
intériorisation, de même que le corn de contempler exprime la possi¬
bilité d’un survol et d’une simultanéité qui en appellent à l’espace.
Car l’espace est contemporain du temps (i). Il le symbolise immé¬
diatement : cette ouverture que crée le recul, elle définit l’espace;
l’espace est ce milieu où l’autre peut apparaître lorsque je me suis
retiré en moi-même, et c’est pourquoi toute allusion à l’altérité
recourra à des métaphores spatiales. La temporalité ne constitue
encore que le rapport de soi à soi constitutif d’un je, et c’est à la faveur
de l’espace que l’apparence peut apparaître, et que quelque chose
comme voir est possible : toute image est sur fond d’espace; je
contemple du sein du passé ce qui est dans l’espace, et si je puis à
partir de là suivre le mouvement du temps, être à l’affût de l’avenir et
l’anticiper, c’est parce que l’espace recèle en quelque sorte cet avenir;
il est toujours là et ce toujours inscrit en lui compense le ne plus ou
le pas encore de la temporalité; et s’il est la condition, ou plutôt le
caractère de tout représenté en tant que donné, il atteste aussi que
le donné n est jamais qu’apparence, qu’il est toujours imparfaitement
donné, et qu’il reste toujours un ailleurs et un au-delà. L’espace né

durée pour laquelle je suis le moyen de se déployer), ou si c’est le pour-soi qui se


temporalise (si le surgissement d’une conscience fait apparaître le temps). Si toute
conscience est conscience du temps, n’est-ce pas le temps même qui est conscience ?
(i) Nous avons eu l’occasion d’indiquer le sens et l'importance de cette solidarité*
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 435

du mouvement vers le passé en appelle au futur. Et dans la dialectique


de l’espace et du temps se dessine la dialectique de l’objet et du sujet.
C’est avec le surgissement de l’espace et du temps que se produit
l’avènement de la représentation. Conformément à Kant, et selon
la leçon de Heidegger, nous l’attribuons à l’imagination transcen¬
dantale. Quant à l’imagination empirique, elle prolonge cette démar¬
che et convertit l’apparence en objet. Le transcendantal préfigure et
rend possible l’empirique : il exprime la possibilité de la représen¬
tation, l’empirique rend compte de la possibilité qu’a telle repré¬
sentation d’être signifiante et de s’intégrer à la représentation d’un
monde. Transcendantalement, l’imagination fait qu’il y a un donné,
empiriquement, que ce donné a un sens parce qu’il est enrichi de
possibles.
Quelle est la source de ce possible, et comment intervient-il sous
les espèces de l’image ? Ce que l’imagination en effet apporte à la
perception, pour étendre et animer l’apparence, elle ne le crée par
exnihilo. C’est avec les savoirs déjà constitués dans l’expérience
vécue qu’elle nourrit la représentation. Plus précisément elle tient un
double rôle : elle mobilise les savoirs, et elle convertit l’acquis en
visible. Pour le premier point, il nous semble qu’il faut mettre les
savoirs au compte de l’imagination. Le savoir est bien un état virtuel
de l’image, dont le corrélât intentionnel est le possible. Et ce sont
ces savoirs que l’imagination mobilise pour étoffer la représentation.
Il faudrait ici reprendre les analyses de Hume : l’imagination constitue
ces associations qui sont l’indispensable commentaire de l’impression
présente, et qui nous permettent de penser une nature. Seulement,
l’analyse de Hume est faussée par le préjugé sensualiste qui l’inspire;
les associations y font figure de miracle mécanique parce qu’elles se
produisent entre des idées qui sont des résidus d’impressions exté¬
rieures les unes aux autres ; la synthèse est opérée par l’habitude, et,
si elle est naturelle en ce sens qu’elle n’est pas préméditée ou orga¬
nisée par une activité transcendantale, elle garde cependant quelque
436 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

chose d’artificiel. Mais il suffit pour le lui ôter de revenir à l’expérience


de la présence où la synthèse, passive comme dit Husserl, est opérée
naturellement par le corps, c’est-à-dire où, par notre corps, nous
sommes de plain-pied avec l’objet, sans le connaître encore, et
contractons avec lui une familiarité à laquelle nulle pensée ne saurait
suppléer, et dont nulle connaissance ne saurait dispenser. En quoi
nous ne faisons d’ailleurs que prendre Hume au mot : nous donnons
tout son sens à l’habitude en en faisant non point le moyen d’associer
mécaniquement des idées, mais l’organe d’une intimité et, selon
l’étymologie même, d’une maîtrise de l’objet encore corporelle. Ainsi,
si l’imagination mobilise les savoirs, ce n’est pas tellement en prenant
l’initiative d’une évocation dont on pourrait toujours s’étonner de
l’opportunité, c’est en suivant le fil d’une expérience antérieure qui
a été faite par le corps pour son propre compte au plan de la présence.
De sorte que la fonction essentielle de l’imagination est de
convertir cet acquis en visible, de le faire accéder à la représentation.
On peut bien dire qu’elle est ce qui nous fait penser à, mais à condition
de mettre l’accent non sur le pouvoir d’enchaîner suggéré par le à,
qu’il faut accorder au corps, mais au pouvoir d’évoquer suggéré par
le penser : l’important est toujours le passage de la présence à la
représentation; l’imagination est toujours, sur le plan empirique
comme sur le plan transcendantal, puissance de visibilité; l’imagi¬
nation transcendantale ayant ouvert le champ où un donné peut
apparaître, l’imagination empirique peuple ce champ, sans multiplier
le donné, mais en suscitant des images qui sont un quasi-donné, qui
ne sont pas proprement du visible, mais qui nous mettent sur le
chemin du visible et ne cessent d’en appeler à la perception même
pour en recevoir une confirmation décisive. Car il faut bien com¬
prendre que les savoirs alertés par l’imagination pour combler l’appa¬
rence ne sont ni percepts ni concepts, mais à un stade antérieur : ils
sont là comme pouvant s’annexer à une représentation. Et le propre
de la percepdon est que ces savoirs n’y sont pas évoqués comme
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION

savoirs, c’est-à-dire comme un supplément d’information qui s’ajou¬


terait du dehors au perçu, ou comme une glose ajoutée au texte, ils
sont là comme le sens même de l’objet perçu, donnés avec lui, en lui.
C’est cette proximité du savoir que nous mettons au compte de l’ima¬
gination, car le savoir ainsi intégré doit bien être appelé image. Je
sais que la neige est froide, c’est-à-dire que je puis actualiser le
souvenir d’expériences que j’ai faites de cette froideur; mais quand
je vois de la neige, elle m’apparaît froide sans que j’opère cette
actualisation. Cela veut dire d’abord que le froid n’est pas connu
par quelque inférence qui rappellerait le savoir du froid, et qu’il
n’est pas non plus senti comme par exemple la blancheur est vue
(d’ailleurs la blancheur même est-elle vue ? les peintres nous appren¬
nent à en douter, et l’on pourrait montrer qu’elle-même n’est pas
perçue sans le secours de l’imagination). Cette sorte de présence immé¬
diate, non conceptuelle et pourtant non sensible, c’est là « l’image »
du froid qui escorte la perception de la neige et la rend éloquente :
le savoir est converti en une présence abstraite et cependant réelle
du sensible qui s’annonce sans se livrer. Et remarquons qu’il en va
de même pour les images symboliques en qui se résout parfois la
compréhension : cette mer tumultueuse et sans frontières qui, dans
l’exemple offert par Sartre, est le prolétariat, elle ne donne ni une
compréhension véritable ni une perception objective de l’objet qu’elle
désigne; la compréhension en image est une image de compréhension,
comme le froid de la neige non palpée ou le fumet du rôt évoqué par
un homme à jeun est l’image d’un sensible non senti (i). En second

(i) On nous reprochera peut-être de juxtaposer ces deux exemples de l’homme


qui perçoit la froideur dans la blancheur de la neige, et de l’homme affamé qui rêve
de nourriture. Mais précisément il nous semble injuste de réserver les termes d’ima¬
gination pour le second cas : tant que la neige n’est pas en contact avec ma peau sa
froideur m’est aussi absente que la nourriture à l’homme affamé ; ce qui m’est donné
n’est que sa blancheur ; il est vrai que c’est une blancheur de neige, car la perception
va tout de suite à l’objet, et dès lors la froideur m’est donnée avec ; mais elle ne
m’est pas donnée de la même façon que la blancheur : elle est implicite, ce qui est
438 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

lieu, on voit que le froid ne peut être anticipé que parce qu’il a été
connu : l’anticipation est réminiscence, lorsque le souvenir devient
image. Enfin, l’image adhère à la perception pour constituer l’objet.
Elle n’est pas un matériel dans la conscience, mais une certaine
façon qu’a la conscience de s’ouvrir à l’objet, et de le préfigurer du
fond d’elle-même, en fonction de ses savoirs.
Ainsi le monde ne nous est présent en chair et en os que parce
qu’il nous est en même temps présent en image, implicitement; si
nous voulons développer le contenu empirique de ces images, nous
devons faire appel aux savoirs qui constituent notre expérience;
mais dans la perception ces savoirs restent à l’état latent, et c’est en
quoi l’on peut parler d’intentions vides. Aussi ne peut-on dire que
la perception soit faite de sensations à quoi le jugement ajoute des
savoirs, puisque le savoir n’est point connu comme tel, mais vient
s’incarner dans les objets, sous forme d’images, en restant à l’état
latent. Tel est le concours que l’imagination apporte à la perception.
Il y a bien un donné, par quoi la perception n’est pas seulement
imagination, et qui suscite et règle l’imagination; mais ce donné
n’est qu’apparence, précisément parce qu’il n’est plus vécu, mais
contemplé; et c’est pourquoi l’imagination qui, sous son aspect
transcendantal, a permis qu’il surgisse, doit encore sous son aspect
empirique lui restituer, sur le plan même de la représentation,
quelque chose de l’épaisseur et de la chaleur de la présence. Aussi en
dirions-nous pas que l’imaginaire est un quasi-présent, mais plutôt

une façon d’être absent dans la présence. Tandis qu’à l’homme affamé la nourriture
qui l’obsède est radicalement absente ; et cependant elle est bien présente en quelque
façon, assez pour que l’eau lui vienne à la bouche, sans qu’il soit dupe ; mais du
moins réalise-t-il, pour l’exaspération de son désir, la saveur ou le goût implicite des
viandes, accède-t-il à l’univers de la nourriture. Dans le premier cas, présence
absente ; dans le second, absence présente : c’est le contexte du monde qui décide
du caractère illusoire ou valable de l’image, selon qu’elle adhère ou non à la percep¬
tion. Mais dans les deux cas l’image est de l’implicite qui affleure au réel soit Pour
le démentir, soit pour le confirmer. ^
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 439

que l’imagination fournit une quasi-présence, l’équivalent en termes


de représentation des significations vécues. C’est ainsi que le mot
fleur désigne « l’absente de tout bouquet », mais c’est tout de même
une fleur, et par l’imagination, selon que l’a conduite le texte, quelque
chose de son visage, de son parfum, de sa spontanéité rieuse ou de
son orgueil naïf est là comme en marge : une fleur possible et prête
à s’épanouir sur le mot qui la nomme. De même l’imagination fait
que la pierre du monument m’apparaît avec sa dureté, son obstination,
sa froideur, et sans que ces qualités soient présentes autrement que
comme un halo autour de ce que je vois, enrichissant ma perception
sans l’encombrer ni l’altérer.
Et nous vérifions par là l’unité de l’imagination transcendantale
et de l’imagination empirique, et que la seconde ne peut être éclairée
que par la première : c’est la première qui nous donne la possibilité
de voir, et la seconde exploite le savoir concret qui commente la
perception. Mais cette unité fait apparaître l’ambiguïté de l’imagi¬
nation, qui est au fond l’ambiguïté de la condition humaine. L’ima¬
gination paraît en effet avoir deux faces ; être à la fois nature et esprit,
tenir au corps dans la mesure où, empirique, elle ranime les savoirs
hérités de l’expérience de la présence, ouvrir la réflexion dans la
mesure où elle permet de substituer le perçu au vécu, où elle rompt
l’intimité de la présence en introduisant non pas tant une absence
que cette distance dans la présence qui constitue la représentation,
selon laquelle l’objet est devant nous, à distance de nous, justi¬
ciable du regard et bientôt du jugement. Cette ambiguïté de l’imagi¬
nation, nous pouvons l’exprimer de deux façons. D’abord en mon¬
trant que les deux plans, de la présence dont elle est issue, et de la
représentation qu’elle ouvre, sont réciproques et complémentaires.
Et en effet, dans la mesure où elle nourrit la représentation, l’expé¬
rience de la présence est bien un originaire, la source, à laquelle
nous ne cessons de puiser, de toute connaissance et même de toute
conscience; et la représentation, c’est-à-dire la conversion de l’irré-
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

fléchi, s’établit par une spiritualisation du corporel, dont le principe


est dans l’imagination. Mais inversement ne peut-on observer une
perpétuelle corponlisation du spirituel ? Nos savoirs ne cessent de se
transformer en habitudes : le mathématicien devient familier avec les
algorithmes dont l’apprentissage requiert tant de lucidité, comme
l’ingénieur l’est avec la machine, le compositeur qui improvise avec
le piano, l’homme qui parle avec les mots. L’irréfléchi se nourrit du
réfléchi. C’est à condition de se dégrader en savoir-faire que nos
savoirs deviennent pleinement efficaces, car nous n’avons prise sur
l’objet qu’à condition d’être de connivence avec lui. Dans toutes
les formes de l’activité créatrice, tant que le corps n’est pas de la
partie, comme dit Eupalinôs, nous sommes voués à l’impuissance;
il faut que nous nous sentions à l’aise avec l’objet, fût-ce un objet
mathématique ou un objet idéel, par la grâce du corps. Mais le corps
n’est capable de cette sagesse que parce qu’il est l’héritier des savoirs,
il n’est capable d’action que parce que nous avons été capables d’idées ;
sinon il risque toujours de s’affoler et de ne pas comprendre, comme
on voit à la première audition d’une œuvre musicale, ou aussi bien
au premier contact avec une langue étrangère. Ainsi pourrait-on
dire que l’expérience de la présence, loin d’être originaire, est seconde.
Mais en fait, il faut éviter de privilégier un des deux termes en
lui conférant une antériorité; s’il y a une genèse, c’est bien, comme
l’a montré M. Pradines à un autre propos, une genèse réciproque;
nous ne cessons d’osciller d’un terme à l’autre, et de confirmer l’un
par l’autre. Nous ne sommes pas un esprit qui se grefferait sur un
corps, ni un corps qui serait la déchéance d’un esprit, mais nous
sommes perpétuellement un corps qui devient esprit et un esprit qui
devient corps.
Exprimons-le autrement : au seuil de la représentation, nous avons
placé l’imagination comme racine de l’espace et du temps qui sont
les a priori d’un apparaître. Mais elle ne peut assumer cette fonction
que si elle est déjà capable de synthèse, et donc esprit. Le regard n’est
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 44i

regard qu’en unissant, comme Kant l’a montré sur l’exemple de la


maison. Et l’espace et le temps sont précisément le champ où peut
s’exercer une synthèse; les ouvrir, c’est constituer la possibilité de
cette synthèse; eux-mêmes d’ailleurs ne peuvent être représentés qu’à
la faveur de l’acte synthétique qui rassemble un pur divers; ils ne
sont rien d’autre que cette liaison toujours possible des lieux ou des
moments, purs objets d’une synthèse pure. Ainsi l’imagination ne peut
faire voir que parce qu’elle peut unir; et ceci est encore plus net si
nous p issons du transcendantal à l’empirique : l’imagination ne peut
étendre l’espace du donné au delà du donné qu’à condition d’opérer
un rassemblement autour de ce donné; et il nous a fallu mettre ces
associations précisément au compte de l’activité déployée par le
corps sur le plan du vécu. Qu’est-ce à dire, sinon que l’imagination
comme pouvoir de synthèse peut être mise au bénéfice du corps, et
donc que le transcendantal est aussi bien corporel ? L’imagination
est donc bien à la fois nature et esprit, portant en elle toute l’antinomie
de la condition humaine. C’est parce qu’elle est nature qu’elle nous
accorde à la nature, et c’est parce qu’elle est esprit que nous pouvons
survoler la nature et la penser; mais nous ne pouvons rompre notre
intimité avec la nature qu’à condition de nous en souvenir encore et
de lui rester fidèle. Nous ne sommes naturant que parce que nous
sommes naturé; nous devons nous faire objet dans la présence comme
l’objet se fait esprit dans la représentation.

II. — Perception et imagination

Mais il se peut qu’en évoquant l’imagination, nous ayons joué


avec le feu : faut-il mettre l’imagination à la racine de la perception ?
Deux objections se proposent à nous, qui toutes deux nous conduisent
à spécifier la perception proprement esthétique. La première ne nous
retiendra pas longtemps. Elle consiste à dire qu’en insistant sur
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

le rôle de l’imagination dans la perception, nous faisons de la per¬


ception avant tout un spectacle, et qu’une connaissance ainsi séparée
de la praxis et du travail est une connaissance en l’air, qui ne mord
pas sur le réel et doit succomber à l’illusion idéaliste. Car l’imagination
est tout au plus une façon de mimer l’usage de l’objet et non de
l’accomplir; elle nous laisse toujours sous la menace de l’imaginaire.
Or, nous assumons cette objection; en insistant sur la distinction de
la présence et de la représentation, nous avons accepté l’idée que la
perception est d’abord contemplation. Et singulièrement la percep¬
tion esthétique : elle est bien luxe plutôt que travail; le travail est le
fait de l’artiste; la contemplation esthétique le suppose, mais elle se
borne à en enregistrer les résultats, et elle l’ignore en tant que
travail.
La seconde objection procède de l’idée, longuement développée
par Sartre, que perception et imagination sont deux attitudes irré¬
ductibles de la conscience qui s’excluent nécessairement (i). C’est
que pour Sartre l’imagination est toujours empirique : elle fait
apparaître un objet, un objet si convaincant malgré son irréalité
qu’il nous possède et que la conscience s’enlise en lui. Car si l’imagi¬
nation manifeste le pouvoir qu’a la conscience de néantiser le monde,
la conscience imageante est bien prise au jeu; elle ne peut nier sa
propre négation, et ce n’est que par une conversion soudaine, dont
le réveil est le meilleur exemple, qu’elle peut briser l’enchantement
et revenir au réel. De la même façon, la pensée qui s’est confiée à
l’image risque toujours de se perdre en elle; et Sartre note bien qu’il
faut une grande habitude de la réflexion pour n’être pas dupe des
schèmes symboliques qui se proposent comme étant la solution du
problème, et pour refuser de s’enfermer dans l’image. L’imagination
est donc irréductible à la perception parce qu’elle est toujours envoû¬
tement; elle s’oppose à la perception comme la magie à la technique.

(i) Cf. L’imagination, p. 150; et L’itnaginaire, p. 156.


REPRÉSENTATION ET IMAGINATION

Car la perception vise le réel et nous met en présence de l’objet


spatio-temporel. Sartre accorde bien que je perçois plus que je ne
vois; mais avec Husserl il porte ce plus au crédit d’intentions vides
qui complètent les aspects visibles de l’objet et lui confèrent sa
richesse; et s’il admet que ces intentions puissent amorcer des images
qu’elles livreront lorsqu’elles s’expliciteront, il maintient que, tant
qu’elles restent vides, les intentions sont hétérogènes aux images.
Mais n’est-ce pas jouer sur le vide et le plein ? On dira que l’image
remplit l’intention; mais peut-on remplir avec de l’irréel ? Inverse¬
ment, les intentions qui entrent dans la constitution de l’objet perçu
sont-elles vraiment vides ? Je ne perçois pas la face opposée du cube,
et l’idée que j’en ai est bien différente de la perception que j’en aurais
si je le retournais, mais enfin cette face que je ne vois pas compte
pour moi, elle est là, et je suis à elle; n’y a-t-il point là une plénitude ?
et si l’on définit l’imagination par son pouvoir de remplir, ne faut-il
point l’invoquer ici ? Ce qui l’interdit à Sartre, c’est qu’il a défini
l’imaginaire comme irréel; et il est bien évident qu’on ne saurait
trop marquer la différence entre l’homme qui rêve et l’homme qui
perçoit, entre une conscience qui se détourne du réel et une
conscience qui vise le réel. Mais l’imagination culmine-t-elle dans
le rêve ?
En réservant le mot d’imagination au seul pouvoir de nier le
réel en faveur de l’irréel, on risque de méconnaître une autre façon
de nier le réel, qui est de le dépasser pour revenir à lui, comme il y a
une façon de nous tenir dans le néant pour faire émerger l’être. Il y a
un irréel qui est un pré-réel : c’est l’anticipation constante du réel
sans laquelle en effet le réel ne serait jamais pour nous qu’un spectacle
sans épaisseur d’espace ni de durée; je suis au monde à condition de
toujours porter le monde en moi afin de le trouver hors de moi.
(C’est peut-être en ce sens aussi que Bergson appelle les choses des
images, et s’en autorise pour dire qu’à la limite notre perception est
dans les choses plutôt qu’en nous : elle est dans les choses parce que
444 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

les choses sont des images, c’est-à-dire parce qu’elle est en nous,
puisque le mot image nous ramène invinciblement à nous.) Préformer
le réel, dans une attente qui me permet non seulement de n’être pas
surpris et de le reconnaître, comme l’a montré Alain, mais encore
d’adhérer à lui, n’est-ce point la fonction essentielle de l’imagination ?
Par rapport à elle, la fascination de l’irréel sur laquelle insiste Sartre
serait une sorte d’aberration où l’irréel cessant de valoir comme
moyen d’atteindre le réel se poserait comme fin. Car le plus souvent,
c’est le réel que l’imagination vise et commente. Mais même lorsque
l’imagination vagabonde, si je rêve par exemple que je vole, cette
pureté de mon essor, cette fraîcheur de l’air, ce vertige de l’altitude
sont encore vertus du monde et définissent encore le réel qui, bien
souvent, n’est senti qu’autant qu’il est valorisé par les puissances
de l’imagination. Les analyses de M. Bachelard le montrent assez :
l’enfant qui rêve de voler, le poète qui ranime les images infantiles
ou oniriques du vol, avons-nous le droit de les taxer de mauvaise foi ?
C’est encore un aspect du réel qu’ils découvrent; et si le travail reste,
comme l’ont montré Hegel et Marx, la mesure suprême du réel, la
rêverie peut inspirer le travail, comme il arrive qu’elle inspire l’inves¬
tigation scientifique à ses débuts. L’irréel n’est jamais tout à fait
aberrant, il n’y a point de fiction où tout soit feint; les aventures
au pays des merveilles, ces voyages que je ne ferai jamais, ces paysages
où je ne me promène que les yeux clos, ils sont encore un élément
du réel, non seulement en ce qu’ils constituent pour l’anthropologue
ou l’historien un événement ou un objet du monde culturel, mais en
ce qu’ils sont pour la conscience qui les vit l’épreuve du réel, un
visage peut-être inoubliable du monde. L’imaginaire qui nous séduit
nous instruit autant qu’il nous ravit.
Assurément, il ne faut point méconnaître les avertissements, que
de Lucrèce à Alain, nous prodigue le rationalisme. Par rapport à
cette notion sévère du réel qu’élabore la science et que confirme la
praxis, dont l’étendue cartésienne offre le premier modèle, l’imagi-
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION

nation errante risque toujours de paraître aberrante; et il est essentiel,


pour toujours raison garder, de séparer énergiquement la perception
droite des écarts de l’imagination; l’opposition de la perception et
de l’imagination n’est pas seulement de doctrine, mais de sagesse.
Alain, par exemple, nous suivrait-il en ce point où nous tâchons de
réhabiliter l’imagination jusque dans ses excès, et de lui assigner
une vertu constitutive ? Pour lux l’imagination, fausse en tant que
tumulte corporel, est tout de même vraie en tant que projet humain,
et finalement affirmation d’une valeur qui n’est pas réelle, mais donne
sens au réel. Un sens qui n’aide pas à percevoir, qui ne complète
pas immédiatement l’objet, et c’est en quoi Alain se sépare de Bergson,
mais un sens qui dépasse la perception vers l’accomplissement de
l’homme. Si j’imagine les Dieux, ces Dieux sont vrais en tant qu’ils
représentent non point le sens immédiat du réel, mais le sens de
l’option par laquelle j’accomplis l’humanité. Aussi le travail et l’art
sont-ils un moyen de confirmer autant que de nier l’imagination : ils
donnent consistance à l’invisible, ils font l’homme en engendrant les
Dieux. Au reste, s’il faut engager contre l’imagination un combat
sans trêve, n’est-ce point parce qu’elle est toujours là ? S’il faut dénon¬
cer son caractère illusoire, n’est-ce point parce qu’elle fait illusion ?
Et si elle fait illusion, n’est-ce point parce qu’elle adhère étroitement
au réel et compose avec lui un mélange difficilement séparable ? De
plus, nous accorderions volontiers qu’il y a peut-être une diffé¬
rence fondamentale, comme entre Einbildung et Fantasie, entre
imagination et fancy, entre imaginer verbe transitif et s'imaginer que,
où le pronominal marqué une intervention suspecte de la subjec¬
tivité, suggérant que l’image n’est plus ici que l’écho de nos pas¬
sions ou de notre ramage intérieur, et où la substitution du que
au complément direct émousse l’intentionnalité de la visée imaginaire
et discrédite sa véracité. L’imagination aurait donc deux visages,
ses errements seraient la rançon de sa liberté, et nous irions à l’irréel
aveuglément ou passivement parce que nous avons le pouvoir

M. DUFRENNE 29
446 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

d’aller au réel, c’est-à-dire parce que le réel se propose à nous à condi¬


tion que nous l’anticipions en quelque manière. Ou encore, il y a
une imagination qui irréalise, et une imagination qui réalise, qui
donne au réel son poids en nous assurant de la présence du caché et
du lointain. L’imagination qui irréalise est une imagination qui fait
du zèle et réalise à i.ort et à travers, inventant un monde inédit que
l’expérience démentira.
Quel que soit le visage de l’imagination, elle est toujours liée à
la perception, et ses pièges ne sont dangereux que par là. Si la per¬
ception est un effort toujours renouvelé pour vaincre la séduction des
images, c’est bien que les images sont premières, et que nous allons
au réel par l’irréel. C’est parce que l’imagination ne cesse d’élargir
le champ qui lui est offert du réel et de lui donner sa profondeur
spatiale et temporelle que l’apparence prend une densité et une
consistance, et que le réel devient un monde, s’intégre à une totalité
inépuisable sur laquelle l’apparence est prélevée par la disposition
de mon corps et l’orientation de mon attention. L’imagination est le
naturant du monde; l’entendement pense une nature, mais l’imagi¬
nation ouvre un monde. Le réel ne cesse d’être plat que par l’irréel
qui le met en perspective et nous situe au milieu des choses, dans un
monde qui se déploie autour de nous dans toutes les directions. En
dernière analyse, l’imagination est donc tournée vers le réel. L’irréali¬
sation n’est qu’une fonction partielle, et Sartre prend la partie pour
le tout. Imaginer c’est d’abord ouvrir des possibles, qui d’ailleurs ne
vont pas toujours jusqu’à se réaliser en images. Sans doute l’imagi¬
nation se distingue-t-elle de la perception, mais comme se distinguent
le possible et le donné, et non le réel et l’irréel : l’imagination ne
produit pas, sinon la possibilité d’un donné, elle reproduit; elle ne
fournit pas le contenu en tant que perçu, mais elle fait que quelque
chose apparaisse. Son corrélât est le possible, et c’est précisément
pourquoi elle peut toujours s’emballer : dans le royaume du possible,
tout est possible. Mais lorsqu’elle fonctionne normalement, et surtout
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION

lorsqu’elle opère esthétiquement, le possible constitue un pré-réel,


et c’est en quoi l’imagination ne cesse d’aller à la rencontre du réel,
et de dépasser le donné vers son sens (i).

III. — L’imagination dans la perception esthétique

Mais si l’imagination est ainsi indispensable à la fois à l’avènement


et à la richesse de la perception, son rôle est moins important dans
la perception esthétique. Elle y assume pareillement la fonction que
nous avons appelée transcendantale : l’objet esthétique, lui aussi,
lui surtout, doit être perçu à distance d’objet et non simplement vécu
dans la proximité de la présence. La distinction que fait M. Pradines
entre sens à distance et sens de contact pourrait être évoquée à nou¬
veau ici : on sait assez qu’il n’y a point d’art à proprement parler
pour les sens de contact, odorat, goût, toucher; si l’on parle d’un
art des parfums, ou d’un art culinaire, c’est au sens où art signifie
encore technique. Mais peut-être cette distinction ne prend-elle tout
son sens que si l’on fait intervenir un pouvoir de recul qui n’appartient
pas aux sens comme tels et que nous avons attribué à l’imagination;
peut-être faut-il que la distance à la fois spatiale et temporelle soit
d’abord projetée par un pour-soi pour que la vue et l’ouïe l’illustrent
et cessent de mêler elles aussi le sujet à l’objet. En tout cas, il est
évident que l’objet esthétique plus que tout autre doit devenir pour
nous spectacle : tout notre comportement devant lui l’indique,
jusqu’au mouvement de l’auditeur au concert, qui se carre dans son
fauteuil. Ici encore apparaît la nature ambivalente de l’imagination
qui est dans le corps et plus que corps. Car le corps mime lui-même
ce détachement : les schèmes qui organisent l’objet et qui invitent
énergiquement le corps à s’associer à lui, sont en même temps les

(i) Ici s’amorce le passage, dont nous traiterons plus loin, de l’imagination à
l’entendement : l’entendement pense le nécessaire, c’est-à-dire le possible plus le
réel.
448 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

moyens par lesquels le corps prend du champ par rapport à lui :


mesurer, nombrer, qualifier le temps en ordonnant l’espace, ces
activités vécues par les corps et éveillées par l’objet esthétique nous
embrayent sur cet objet et nous mettent en quelque sorte en synchro¬
nisme avec lui, et en même temps nous détachent de lui et nous
confèrent sur lui une manière de maîtrise.
Car tel est le paradoxe de la perception esthétique à tous les
niveaux : nous y sommes à la fois Zuschauer et Mitspieler, selon
les termes de Muller-Freienfels (i) : nous contemplons et nous
participons, mais cette participation, qui d’ailleurs se comprendra
mieux au plan du sentiment, n’est jamais totale. L’attitude du spec¬
tateur au théâtre est en quelque sorte intermédiaire entre celles qu’ont,
à l’office religieux, le croyant et l’incroyant, le premier pour qui
chaque geste de l’officiant a une signification qui l’émeut et l’engage,
le second qui assiste à une gesticulation dérisoire. Le spectateur
doit s’intéresser assez au spectacle pour le suivre, pas- assez pour en
être dupe; assez pour sympathiser avec les personnages, pas assez
pour s’identifier à eux; assez pour être suspendu à l’action, pas assez
pour intervenir comme si elle était réelle. Et partout la perception
esthétique requiert un certain détachement que le corps peut vivre,
dont la sensorialité peut être l’organe, mais dont le principe est sans
doute dans l’imagination en tant que pouvoir transcendantal de
prendre ses distances.
Par contre, il semble que l’imagination empirique, qui complète
et anime la perception ordinaire, soit plutôt réprimée que suscitée
par la perception esthétique, et qu’ainsi ses écarts y soient évités.
Pourquoi ? D’un mot, parce que le spectacle donné par l’objet esthé¬
tique se suffit à lui-même et n’a pas besoin d’être corsé ; l’imagination
peut susciter la perception, elle n’a pas à l’enrichir. D’abord, en effet.

(x) Psychologie der Kunst, p. 66. Muller-Freienfels reprend la distinction que


faisait Groos entre Zufühlung et Einjiihlung.
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 449

l’objet esthétique tient son sens en premier de ce qu’il représente,


c’est-à-dire d’un irréel qui, en tant que tel, n’a pas besoin d’être
commenté par l’imagination (i). L’objet connu par la perception
ordinaire est un objet présent et réel, qui comme tel sollicite notre
acdon; et l’imagination dessine les lignes possibles de cette action,
ou de notre passion, qui développe et confirme la signification de
l’objet. Tandis que l’objet représenté par l’objet esthétique, dont
toute la fonction est de le représenter, est un objet purement repré¬
senté, donc inoffensif; il n’existe que par la grâce de l’apparence, qui
elle-même n’existe que pour le signifier. D’autre part, dans la per¬
ception usuelle, comprendre l’objet est l’intégrer à un monde d’objets
extérieurs dans lequel se déploie l’action : percevoir cette lampe sur
le bureau, c’est la saisir comme possibilité d’éclairer cette page où
j’écris et de laisser dans l’ombre le mur derrière moi; entendre tel
bruit, c’est l’interpréter comme le cri d’une poule qui vient de
pondre un œuf dans quelque cachette qu’il faudra repérer. Tandis
que l’objet représenté par l’art ne renvoie à rien d’extérieur : il n’est
pas dans un monde, il constitue un monde, et ce monde lui est inté¬
rieur. Si l’objet esthétique en tant que chose est bien dans le monde
— tel tableau exposé dans telle galerie, telle pièce jouée dans tel
théâtre — nous savons qu’il tend à s’en séparer pour constituer
comme un îlot, et que ce qui l’isole est précisément le fait
qu’il désigne un autre monde (il y a là comme une contamina¬
tion réciproque : l’objet représenté, irréel, tient au réel par l’appa¬
rence qui le donne ; la chose esthétique, réelle, est irréalisée
parce qu’elle est moyen d’une représentation). L’imagination est

(i) C’est pourquoi nous avons opposé à Sartre qu’il s’agissait d’un irréel et
non d’un imaginaire. Il nous semble que l’imagination est moins radicalement
étrangère à la perception que ne le croit Sartre ; mais cela ne signifie pas que l’objet
esthétique, étant objet perçu, puisse être un imaginaire ; au contraire nous pensons,
que l’imagination, au moins dans son aspect empirique, ne tient pas un rôle prépon¬
dérant dans la perception esthétique.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ordonnée à la saisie de ce monde, non à la maîtrise du monde réel.


En second, loin qu’elle ait besoin de transgresser le donné, l’ima¬
gination doit toujours y revenir et s’amortir en lui, parce que l’objet
représenté apparaît moins par le dépassement que par l’approfondis¬
sement du donné. C’est que l’apparence est apparence d’elle-même;
c’est en elle qu’il faut chercher son sens, ce qui lui confère une
nécessité interne et par quoi elle est tout d’un coup intelligible.
Autrement dit, l’objet représenté est lu directement sur l’apparence
et l’apparence dit tout. Le seul commentaire que l’imagination ait à
donner de cette apparence est un commentaire littéral : imaginer ici,
c’est seulement mieux percevoir l’apparence et non anticiper la per¬
ception d’autre chose. L’imagination est toujours la possibilité de voir,
mais seulement de voir le sens dans l’apparence, et non hors d’elle.
Ces deux raisons, toutes deux dérivées de ce fait premier que
l’objet esthétique est représentation de quelque chose, conspirent
pour ôter à l’imagination tout caractère entreprenant. Il faut bien
qu’elle vienne animer l’apparence jusqu’à ce que l’objet représenté
y prenne consistance; il faut bien que les lignes du tableau s’organisent
pour nous en dessins, les mots du roman en récits, les bonds du
danseur en suite chorégraphique; la constitution de cette totalité
signifiante requiert bien l’imagination (et sans doute faut-il admettre
avec Kant qu’aucune totalité ne peut être saisie que par le mouvement
de la conscience qui embrasse une portion d’espace et de temps, et
que le schème de l’objet représenté ainsi déterminé est l’œuvre de
l’imagination). Mais si l’imagination intervient ici comme dans
toute perception pour donner consistance à l’objet représenté, elle
reste discrète, elle n’éveille pas des images qui viendraient encombrer
la perception sous prétexte d’en enrichir le sens, elle ne va pas jusqu’à
l’imaginaire. Surtout, elle ne cherche pas à élargir le champ des signi¬
fications jusqu’à tisser un monde qui renvoie d’un objet à un autre;
s’il y a un monde de l’œuvre, répétons-le, il est en compréhension
et non en extension.
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION

Vérifïons-le sur des exemples, et d’abord sur l’exemple de la


peinture, qui nous semble le plus évident. Percevoir le nuage comme
signifiant, c’est appréhender la pluie, une pluie qui me concerne,
avec ses conséquences. Sur la toile, un ciel chargé n’annonce pas la
pluie, il n’annonce que lui-même; l’objet nuage n’est que représenté,
et l’imagination n’a pas à battre la campagne pour faire lever des
possibles. Sans doute un nuage, même fictif, est toujours le hérault
d’une pluie, fictive aussi; je le sais, mais ce savoir reste dans l’ombre;
s’il s’explicite en image, si j’invente la pluie, je perds de vue l’objet
esthétique. De même que si je me laisse aller à rêver en entendant
la musique, si j’évoque les flots en entendant le poème symphonique
de Debussy qui semble m’y inviter à la fois par sa lettre et son contenu,
je ne comprendrai de la musique, comme dit M. E. Souriau, que
ce qu’en comprennent ceux qui ne la comprennent pas. C’est pour¬
quoi nous ne saurions parler comme Sartre de « l’objet esthétique
Charles VIII » (x). Charles VIII n’est pas un objet esthétique; il faut
réserver ce nom au tableau, c’est-à-dire à un ensemble d’apparences,
qui signifient bien Charles VIII, mais de telle façon que Charles VIII
soit inséparable d’elles, et qu’il soit pour elles simplement le moyen
d’être ce qu’elles sont, de réaliser leur être d’apparences signifiantes.
Inversement d’ailleurs, je manque le tableau si je décide de ne plus
le considérer comme représentant quelqu’un, donc si je l’ampute
de son sens et le considère comme une chose qui n’a que la signi¬
fication d’une chose. Puis-je même dire que j’adopte alors l’attitude
percevante par opposé à l’attitude imageante ? Non, car je ne perçois
même plus les taches comme couleurs ni les traits comme dessin;
je ne perçois qu’un chaos lunaire sur une toile : c’est encore percevoir,
ce n’est plus percevoir le tableau. Sitôt que je perçois le tableau
comme tel, il faut que son sujet m’apparaisse, et j’imagine en ceci qu’il
m’apparaît. Si, par contre, j’imagine en renonçant à percevoir, l’objet

(i) L'imaginaire, p. 236.


452 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

esthétique s’évanouit. L’imagination ne peut être invoquée ici que


si elle collabore avec la perception, et non comme corrélât d’une
conscience d’image qui exigerait, avec la démission de la perception,
l’abandon de l’objet esthétique. Ainsi, si je vise Charles VIII, si je
le conjure et l’arrache à l’histoire, je me détourne de l’œuvre; je
traite le tableau comme une photo dont toute la mission est en effet
de servir d’analogon à l’imagination et de susciter la présence d’un
absent. Il se peut d’ailleurs que le peintre de portrait n’ait pas voulu
autre chose, et que ce soit le service qu’on lui ait demandé en exigeant
la ressemblance comme garantie supplémentaire. Mais si le peintre
est un artiste, il a fait autre chose, et tant pis pour le client qui n’est
pas la fin de l’œuvre, mais l’occasion ! Le portrait est vrai en un
autre sens, de la vérité d’une création, et non d’une reproduction.
Et il est remarquable que la photo elle-même, si elle est œuvre d’art
comme il arrive quelquefois, cesse de renvoyer explicitement au
modèle et d’alerter pour cela l’imagination; elle comporte alors assez
de réalité et de sens en elle-même pour ne pas en appeler à autre chose.
Sans doute cette photo, comme le portrait, est toujours photo de,
comme le nuage est toujours gros de pluie; mais il suffit que son objet
soit pris dans l’apparence sans que l’imagination ait besoin de l’expli¬
citer et de lui octroyer l’existence illusoirement autonome d’un imagi¬
naire; il n’est là que comme sens de l’apparence, et n’est rien pour
nous hors d’elle tant que nous percevons esthétiquement.
L’immédiateté de la contemplation manifeste bien ici que l’activité
constitutive de l’objet représenté est réduite au minimum. Il n’en
est peut-être pas de même dans les arts de l’espace et du temps, lorsque
le regard qui se pose sur l’œuvre doit retenir un passé et anticiper un
avenir. Considérons-les successivement. Les objets, sculptural ou
architectural, qui se déploient dans les trois dimensions spatiales, sem¬
blent requérir l’imagination pour creuser l’espace en anticipant sur
de futures visées, et pour saisir l’objet, au delà de l’apparence tou¬
jours tronquée, dans sa plénitude. Un temple ou une statue, n’avons-
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 453

nous pas à les percevoir comme nous percevons une maison ou un


dé, en ranimant par l’imagination l’expérience de la présence ? Sans
doute; et cependant, là encore, l’imagination est tenue en bride.
D’abord en effet, je n’use point du monument comme d’une maison;
je ne l’habite pas, je n’y pénètre pas pour retrouver mon bureau ou
mon lit; le palais où habite le prince n’est pas un palais pour le
prince; le fidèle qui entre dans la cathédrale pour participer au culte
n’est plus dans la cathédrale; sans doute est-il sensible, et peut-être
malgré lui, à la solennité de l’édifice, à la puissance des piliers, à la
hauteur des voûtes, à la profondeur des échos qui y roulent; tout
l’incline à la piété, et comme Stendhal il ne peut s’empêcher d’être
un moment croyant. Mais c’est qu’il cesse d’être spectateur, et devient
acteur; la cathédrale l’a absorbé dans son univers, elle l’a pris au
piège qu’elle lui tendait par le portail béant, par les avenues qu’elle
ouvre, par la procession dont elle dessine la marche; il n’est plus
devant l’objet esthétique, il est lui-même, à force de participation,
objet esthétique, élément d’une cérémonie dont le monument dessine
la forme. Mais la cérémonie, si elle est pour qui y prend part un puis¬
sant moyen de discipline ou d’exaltation, n’est objet esthétique que
pour le spectateur qui n’y prend pas part. Alain dirait sans doute que
le spectateur même y prend part : chacun dans la cérémonie est à la
fois acteur et spectateur, en une admirable réciprocité où s’échange
un langage absolu. Mais à l’objet esthétique il faut un spectateur pur,
qui ne croit pas, ou qui n’en croit que ses yeux. Ce spectateur n’use
pas du monument; s’il y pénètre, ce n’est pas pour engager son
avenir dans quelque entreprise, c’est pour voir; et sa visite sera une
suite de présents discontinus, autant de fois que son regard se pose
et isole une perspective sur la totalité de l’objet. Il n’y a pas d’avenir
imaginable à cette exploration, non seulement parce que chaque
regard découvre un spectacle nouveau, mais parce que chacun se
suffit à lui-même et n’est pas lié aux autres par la continuité d’une
action.
454 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

On dira encore que ces diverses visées ne peuvent ainsi se dis¬


tinguer que si le monument est tout entier donné à chacune d’elles,
et par conséquent si l’imagination vient suppléer à leurs limites et
rappeler ou anticiper les présences latérales ou cachées, ce qui nous
ramènerait au cas de la perception ordinaire. Mais précisément, il
n’est pas sûr que la perception esthétique nous livre l’objet dans sa
plénitude matérielle. Assurément nous percevons la cathédrale comme
un édifice réel, que nous ne saurions confondre avec un trompe-l’œil
ou un décor de théâtre, et dont chaque aspect est prélevé sur la totalité
massive de l’ensemble à laquelle il ne cesse de faire allusion, en sorte
que chaque visée sollicite tout de même l’imagination en renvoyant
à ce qui n’est pas vu et pourrait l’être au prix de quelques dépla¬
cements. Mais pour que nous saisissions l’objet esthétique comme tel,
il faut encore, nous l’avons dit, qu’il nous apparaisse comme figurant
un objet représenté; cet objet représenté est ici l’idée de la cathédrale
qui se livre à travers l’apparence de la cathédrale : représentant et
représenté objectivement se confondent, puisque la cathédrale n’a
d’autre sujet qu’elle-même; mais ils se distinguent tout de même
subjectivement en ceci que le premier requiert une exploration infinie
que l’imagination comble à sa façon, tandis que le second est saisi
comme immédiatement donné dans chaque perception. Le monument
comme objet total a pour vocation d’être monument, ce monument
qu’il est en chacune de ses parties ou chacun de ses aspects, et de
permettre que ce monument soit représenté en chaque visée. C’est
pourquoi la perception esthétique de l’objet architectural, même si
elle tient compte du caractère débordant de cet objet, s’arrête sur
1 aspect donne; a la limite on pourrait dire qu’elle perçoit ce qu’enre¬
gistrerait la plaque photographique, une image plate corrélât d’un
pur regard, pur spectacle pour un spectateur pur. Cette image, elle
est ce que le monument a à dire, ce pourquoi il est fait comme le
roman est écrit pour raconter une histoire ou le ballet dansé pour
raconter un mouvement; elle est la vérité du monument et le monu-
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 45 5

ment n’est rien d’autre que la possibilité de cette image inscrite dan6
la pierre. Sinon il faudrait dire, comme dirait Sartre, que le monument
est imaginaire; mais on refusera de le dire si l’on considère que le
monument, qui comme chose se dérobe toujours par sa masse et
doit être conjuré par l’imagination, comme signification est tout entier
présent en chaque perception, et qu’ainsi chaque perception se suffit
à elle-même.
Quant aux arts du temps, ils semblent bien, à première vue, solli¬
citer une activité constituante énergique pour ordonner le temps en
gardant le passé immanent au présent, et pour donner consistance
aux objets représentés. Si le monument peut se livrer d’un seul regard,
une sonate ou un roman ne se livrent que successivement, et notre
contemplation a nécessairement un avenir comme un passé. Ainsi
la lecture d’une œuvre littéraire me transporte dans un certain monde
où s’agitent les héros et que Balzac prend soin de décrire longuement
avant de commencer le récit. Comme le milieu où il se meut, le héros
doit aussi m’être présenté, il ne se réduit pas pour moi à ce compor¬
tement précis qui m’est rapporté à un moment donné et qui serait
comme un instantané; en réalité, ce comportement est l’acte de
quelqu’un que je connais, qui a une histoire, des projets, un caractère,
un destin à accomplir dans un certain milieu, bref qui est une totalité
signifiante. Tout à l’heure, devant le tableau, il suffisait que je sache :
c’est Charles VIII, pour m’acquitter envers le démon de la curiosité.
Il ne faut pas croire, parce que son portrait est là, qu’il soit là lui-
même, occupant impérieusement le gros plan; il doit rester dans
l’ombre comme les possibles non actualisés qui hantent la perception;
il n’est là que par la grâce des couleurs, étant pour elles indivisible-
ment un moyen et une fin, et il ne renvoie nullement au monde de
l’histoire, même s’il y fait allusion. Le Charles VIII qui me concerne,
sa vérité est là, et il se suffit; il n’a que l’existence de limbe d’un objet
représenté et non l’existence inépuisable d’un objet réel que l’imagi¬
nation alourdit de possibles. Mais que Charles VIII soit le héros d’un
456 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

roman, il me faut une plus ample information sur lui, et qui me soit
de quelque façon présente toutes les fois qu’il est en scène, comme
doit m’être présente l’épaisseur du monde où il évolue. Cette présence,
l’imagination l’assume comme dans la perception visuelle.
Mais il importe de remarquer deux choses : d’abord, la discrétion
de cette présence; je ne suis pas stoppé dans ma lecture par des
images importunes, la signification reste à l’état de possible, comme
aussi bien dans une conversation où je réponds sans avoir pris le
temps de peser les mots, de me livrer aux expériences qu’ils suggèrent
et d’appeler des images au secours du sens. L’objet représenté n’est
pas véritablement imaginé, mais il n’est pas non plus simplement
compris, comme je comprends un texte scientifique par exemple.
Sartre, qui nous accorde ici ce qu’il refusait pour la peinture, l’exprime
en disant que lors de la lecture d’un roman il est rare que nous ima¬
ginions : « Le lecteur se prépare à découvrir tout un monde qui n’est
pas celui de la perception, mais pas non plus celui des images men¬
tales » ; ce monde, qui est pour Sartre le corrélât d’un savoir imageant,
nous dirions qu’il suppose les images intégrées à la perception, encore
virtuelles et non développées pour elles-mêmes. Qu’est au juste l’ima¬
gination ici ? Elle n’est guère que cette mémoire implicite qui retient
le passé sans 1 imposer en le réalisant, et qui permet de comprendre
à demi-mot sans avoir besoin d’anticiper l’avenir; car il n’y a point
d’avenir pour l’objet représenté, sinon l’avenir de sa compréhension.
De même en musique, nous ne comprenons et ne goûtons telle
phrase que si son contexte lui est immanent; et tous les arts dont la
perception est successive exigent le concours de cette imagination
qui est mémoire. Mais il faut se rappeler que le temps de l’œuvre
n est pas le temps commun que l’imagination vivifie par nos sou¬
venirs ou nos projets, et qu il n’en appelle pas à la même activité.
Ce temps, même s’il doit être logiquement ordonné, n’est pas plei¬
nement réel et n’interfère donc pas avec notre temps : le temps de
la lecture ou de 1 audition est un temps prélevé sur un temps plus
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 457

vaste d’où il s’exclut, comme le tableau est prélevé sur le mur; quand
je lis, il n’y a plus pour moi que le temps de l’œuvre; le temps objectif
s’évanouit avec le monde objectif : je suis à l’œuvre. Or, son temps ne
sollicite pas l’imagination ou l’entendement comme le temps de
mes entreprises dans le monde. Ce temps, à peine peut-on le dire
durée; il est comme un présent, le présent de la contemplation, à
cette différence près qu’il ne nous appartient pas de le rompre. S’il a
un avenir, c’est un avenir qui lui est propre, un avenir sans contin¬
gence, rigoureusement immanent à son présent, et comme le déve¬
loppement d’un sens pour lequel le chronologique n’est que l’illus¬
tration du logique; si serré est le grain de l’œuvre, si impérieuse son
unité. Mon propre avenir, mes projets, mes espoirs, tout cela n’a
rien à voir ici, qui pourrait alerter l’imagination et passer les frontières
de l’œuvre. Si l’imagination transporte le contenu de l’œuvre dans
l’univers et le temps communs, au lieu de rester fidèle au monde et
au temps propre de l’œuvre, nous manquons l’objet esthétique. Le
passé qui vient ici donner sens au présent n’est pas inventé ou cherché
du fond de notre expérience, mais donné immédiatement dans l’œuvre.
Au lieu d’anticiper, l’imagination n’a qu’à suivre le fil du texte, sans
s’égarer en quête de significations extérieures. L’apparence — le
texte — dit tout. L’œuvre est réussie précisément lorsqu’elle retient
l’imagination dans ses limites, lorsqu’elle décourage tout commen¬
taire ou ne l’excite que pour le convaincre d’impuissance, bref lors¬
qu’elle est à elle-même son propre monde. Certes, il se peut que
l’œuvre ouvre un champ très large à la réflexion, comme on voit
dans les gloses qu’Alain a écrites pour La jeune Parque; mais, outre
que ce n’est plus l’imagination qui est alors en jeu, il faut peut-être
dire que l’œuvre n’est plus traitée en objet esthétique. En tout cas,
l’œuvre d’art véritable nous épargne des frais d’imagination parce
qu’il suffit, pour comprendre et suivre, de l’avoir présente à l’esprit
et aux sens, sans qu’il soit nécessaire de la compléter comme nous
complétons une perception obscure ou ambiguë.
458 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Des objections peuvent surgir ici, qui valent aussi bien pour
tout art. Un tableau, dira-t-on, peut être obscur. Soit, mais nous
n’avons pas alors à le déchiffrer, c’est-à-dire à chercher la représen¬
tation exacte en lui d’un objet comme nous cherchons le mouton
ou la bergère dans une devinette; nous n’avons pas à redresser
ou interpréter les apparences qui nous sont offertes, pas plus que nous
n’avons à chercher l’artichaut derrière les feuilles d’acanthe ou l’anti¬
lope sur les dessins stylisés des poteries élamites; nous n’avons à
percevoir que ce que nous percevons. Si Cézanne pose la bouteille
de travers, nous n’avons pas à la redresser; si Renoir fait « passer »
la chevelure d’une femme dans le fond du tableau au point que les
frontières sont indiscernables, nous n’avons pas à les tracer comme
si nous avions à peigner le portrait. La gêne qu’éprouve un certain
public devant les déformations, les ellipses ou les abstractions de
certaines œuvres picturales ou sculpturales vient de ce qu’est heurté
le préjugé de la ressemblance conçue comme seule norme de la vérité
esthétique. Et ce préjugé vient lui-même de ce que l’imagination
prétend s’exercer à son aise et que, si elle le peut devant un objet
ressemblant qui invite toujours à quelque action, elle est déconcertée
devant un objet inédit qui ne ressemble à rien. Il convient sans
doute que dans la peinture qui ne veut pas être seulement décorative
nous puissions reconnaître et nommer l’objet représenté, précisément
pour éviter les écarts d’une imagination inquiète ou affolée. Toute
la tâche de l’imagination est alors de saisir cet objet dans l’apparence,
mais sans lui substituer un objet imaginaire plus vrai, seul vrai, dont'
elle serait Yanalogon. Une silhouette dans une aquarelle de Dufy,
une esquisse dans une gravure de Rembrandt, nous ne les livrons
pas en pâture à l’imagination comme un croquis dans un traité de
gymnastique par exemple : dans ce second cas, il ne s’agit que de
signaux utilisables et non respectables; l’objet esthétique est respec¬
table autant qu’il n’est pas un prétexte à imaginer.
Autre objection : l’œuvre ne nous invite-t-cllc pas d’elle-même
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 459

à la compléter lorsqu’elle comporte des ellipses volontaires, comme


Mme C.-E. Magny l’a bien montré pour le roman et le cinéma, et
comme on pourrait le montrer aussi bien pour le théâtre où les
entr’actes permettent à l’auteur de disposer à son gré de l’espace et du
temps, peut-être même pour la musique où une oreille exercée découvre
des ruptures dans certaines modulations abruptes, et pareillement
pour la peinture : partout où certaines transitions sont escamotées, où
quelque information nous est refusée qui eût facilité un passage ?
Cette objection appelle plusieurs remarques. D’abord on sait assez
que tout art requiert des sacrifices; l’exemple des peintres est ici le
plus éloquent : que l’on songe aux étapes successives de certaines
gravures de Rembrandt. Pourquoi ? C’est que l’art va à l’essentiel et
ne peut se perdre dans le détail. L’essentiel, c’est ce que l’artiste veut
dire, et c’est cela qui juge du détail et l’exclut (ce qui est détail pour
l’un peut être essentiel pour l’autre : le détail infini de la création,
c’est précisément l’essentiel pour Van Eyck). Mais ces sacrifices ne
nous imposent aucun sacrifice, car ce qui est éliminé ne nous est
d’aucun secours. Et l’on ne peut regretter ces sacrifices que si l’on
prétend faire de l’art le procès-verbal de la réalité, comme si la valeur
du portrait se mesurait à la fidélité avec laquelle il reproduit les rides
ou les poils d’un visage, ou la valeur d’une danse la multiplicité
des gestes humains. Ce que l’artiste sacrifie n’est pas le réel, ce sont
les parasites qui encombrent sa vision et altèrent la pureté de sa
création. Aussi le trahissons-nous si nous n’acceptons pas cette
ascèse, et si notre regard réintroduit dans l’œuvre les impuretés dont
elle s’est débarrassée.
Mais il arrive aussi que dans les arts du récit soient laissés certains
blancs qui semblent en appeler à nous pour rétablir la continuité de
la trame. Ici, il faut distinguer : certains de ces blancs signifient que
rien ne s’est passé, ils délimitent un temps mort et nous interdisent
d’imaginer ce qui pourrait combler la lacune; ainsi ces quinze ans
de la vie de Frédéric dans l'Éducation sentimentale. Il n’y a rien à
460 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

comprendre ici que cette absence d’événements, cet écoulement


morne, cette activité vide; mais c’est déjà trop insister, il faut tourner
la page. Il y a par contre des cas où il faut rétablir une continuité
parce qu’il s’est passé quelque chose dont la connaissance importe
pour suivre le fil de l’histoire : à la fin de l’acte II du Partage de midi,
nous avions laissé Isée dans les bras de Mésa, à l’acte III nous la
retrouvons avec Amalric dans une maison en ruines : que s’est-il
passé ? Nous avons le droit de le savoir, mais aussi on va nous
l’apprendre, et nous n’avons pas à l’imaginer. L’ellipse est inévitable
au théâtre non seulement parce que le dramaturge doit choisir les
scènes les plus signifiantes et les situations les plus chargées d’intérêt,
mais encore parce que la durée, qui est comme suspendue pendant
le présent de la scène, ne peut être restaurée que pendant les entr’actes,
comme les événements ne peuvent se déployer que dans les coulisses.
Mais là encore tout ce qu’il nous importe de savoir des événements
qui ont rempli la durée nous est dit par l’œuvre, sans que nous
ayons besoin de conjecturer et de ralentir le rythme qui nous emporte.
Il arrive enfin que par des omissions volontaires, en tirant brus¬
quement le rideau devant certains événements, en escamotant cer¬
tains renseignements, l’auteur nous laisse dans l’incertitude, aussi
bien sur le contenu de l’histoire que sur la personnalité des héros.
Faut-il alors l’accuser de déloyauté, comme Sartre a fait pour
Faulkner ? L’accusation peut être soutenue si l’ellipse apparaît comme
un procédé destiné à nous appâter, comme dans le roman poücier;
mais elle est déboutée si le procédé est érigé en style, s’il atteste une
vision du monde que l’auteur impose au lecteur parce qu’elle s’est
imposée à lui, et qu’il s’exprime en elle. Alors il nous faut accepter
cette obscurité, consentir à nous perdre dans les remous du récit
ou à nous étonner devant le comportement des personnages comme
devant quelque étrange animal; ainsi faisons-nous devant les formes
démoniaques que J. Bosch prodigue autour de saint Antoine ou
devant les arlequins fabuleux de Picasso; sitôt que je cherche à repérer
REPRÉSENTATION ET IMAGINATION 461

des symboles alchimiques dans le chêne creux, le poisson volant ou


l’œuf porté par le crapaud, ou que je tente une psychanalyse du mons¬
trueux, je perds de vue l’objet esthétique, je suis insensible à l’effet
qu’il vise à produire, même si son auteur ne songeait pas à cet effet,
car je prétends comprendre au lieu de voir. Peut-être d’ailleurs la
vue s’accommode-t-elle plus aisément du merveilleux ou de l’incom¬
préhensible que la lecture : l’objet représenté sur la toile a une pré¬
sence irréfutable, tandis que le récit, qui ne fait pas voir et ne cesse
d’en appeler au savoir, réclame une certaine clarté logique sans
laquelle il déconcerte. D’autant que le temps qui en est la trame doit
être ordonné sous peine d’être radicalement dénaturé. Et l’on voit
par là que la perception esthétique sollicite aussi l’entendement. Mais
n’anticipons pas.
Il nous faut d’abord le montrer de la perception en général :
l’imagination y prélude à l’entendement; mais la réflexion qui peut
alors s’instituer sur l’objet perçu peut virer au sentiment, selon un
mouvement qui sera caractéristique de l’expérience esthétique.

M. DUFRENNE 30
Chapitre III

RÉFLEXION ET SENTIMENT
DANS LA PERCEPTION EN GÉNÉRAL

I. — L’entendement

Si la perception esthétique réprime l’imagination, la perception


ordinaire est aussi en garde contre elle. L’imagination opère le passage
de la présence à la représentation, mais la représentation ne peut se
purger de l’imagination, qui risque toujours de la parasiter, que par
le contrôle de l’entendement. Or, de l’imagination qui permet la
représentation à l’entendement qui exerce le jugement, il semble qu’il y
ait la même distance, qu’il nous a fallu à la fois obsetver et contester,
que de la présence à la représentation. D’abord parce que la fonction
de l’entendement semble être de corriger l’imagination; pour autant
que l’imagination est suspecte, par ce pouvoir qu’elle a de se dérégler,
le mélange du perçu et de l’imaginaire doit toujours être défait :
réfléchir sur une perception, c’est se ressaisir et regarder mieux,
retrouver l’apparence pour découvrir de nouvelles significations;
considérer la nuit étoilée, les lieux du crime ou une peinture, c’est
chercher derrière le spectacle le donné exact, défaire l’apparence
pour en chercher la loi; de même que la réflexion philosophique
revient, en deçà des pensées vécues, à un pouvoir d’abord donné de
penser. Réfléchir est donc réprimer au moins provisoirement l’imagi¬
nation qui est au principe du vécu, et distendre le Lien qu’elle tisse
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 463

entre le monde et moi, par quoi on découvre un originaire logique


et non vécu. Car ce n’est pas la même chose d’éprouver dans l’ima¬
gination la solidarité de deux objets, et de penser selon l’entendement
un lien nécessaire. Il faut bien accorder que l’entendement seul peut
consacrer l’objectivité d’une nature en promulguant une nécessité
qui décèle et exclut la fantaisie : « La liaison n’est pas dans les objets...
mais dans l’opération de l’entendement (1). »
Mais, inversement, l’entendement ne peut rien sans l’imagination,
la récognition sans la reproduction. Et ce qui est vrai sur le plan
transcendantal, où la synthèse unificatrice qui institue le concept de
l’objet n’est possible que par la synthèse reproductrice qui seule
donne consistance aux représentations, est vrai aussi sur le plan
empirique où l’énoncé d’une loi suppose la confrontation de plusieurs
termes ou de plusieurs objets. Ainsi si l’entendement ordonne une
nature, il faut d’abord, comme nous l’avons dit, que l’imagination
promeuve un monde, par ce pouvoir qu’elle a d’unir, de joindre la
chose signifiée au signe, quitte à ce que la réflexion ratifie ensuite la
signification, donne force de loi à l’association en l’expliquant par
un lien logique d’identité ou de causalité.
Au fond, dès qu’on se donne l’imagination, on se donne l’enten¬
dement. Car dès qu’est rompue l’opacité de la présence, il est possible
au sujet qui discerne l’objet et se distingue de lui de se définir en
même temps comme rapport de soi à soi — dans ce que Kant appelle
affection de soi — donc comme unité du mouvement par lequel il
se détache et revient pour anticiper. Ce rapport de soi à soi constitue
le sujet comme unité de l’aperception : c’est par ce ressaisissement
que le sujet échappe à la dispersion du vécu où il n’est que reflet
et non réflexion, écho et non parole. Et l’objet à son tour n’est objet
que comme corrélât de cette unité du sujet, il faut qu’il soit lui-même
un de quelque façon, la diversité étant toujours diversité dans

(1) Critique de la raison pure, 2* éd., trad. T. et PM p. 132.


464 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’unité; il est l’unité de l’apparence, et la nécessité comme catégorie


de la modalité est le ciment qui fait l’unité des apparences et lie les
objets en une nature intelligible. L’entendement est l’organe de
l’unité de l’aperception, il imprime au flux des apparences le sceau
de la nécessité, il convertit en unité nécessaire l’unité contingente
des associations suggérées par l’expérience vécue. Il est l’imagination
qui prend conscience d’elle-même et qui impose une règle à la
spontanéité de ses associations; il est le « pouvoir des règles » par
quoi l’objet représenté devient objet pour un je pense. Il est l’imagi¬
nation devenue capable de penser ce qu’elle représente, parce que
capable de maîtriser et au besoin de réprimer sa spontanéité. En
bref, entre l’imaginatior et l’entendement, il y a la même relation
ambiguë qu’entre la présence et l’imagination. Inférieur et supérieur,
nature et esprit, ne cessent de s’unir et de se distinguer en nous;
nous ne cessons d’être un dans le moment que nous nous divisons
pour nous conquérir, et les dialectiques de rupture que nous opé¬
rons pour être esprit nous haussent à l’esprit sans rompre notre
unité.
En tout cas le progrès de la perception va assurément dans le
sens d’une discipline de l’imagination, qui par elle-même est toujours
susceptible d’errer. Si l’imagination prête au donné sa richesse, l’en¬
tendement lui assure la rigueur et lui confère cette objectivité dont
le premier trait est la distance que nous prenons par rapport à l’objet,
et le second la nécessité selon laquelle nous saisissons cet objet
comme un dans un monde un. Et par là se déploie notre empire,
encore que les progrès de la perception ne puissent être indéfinis,
car la victoire sur les écarts de l’imagination doit être perpétuellement
renouvelée; et le péril subsiste parce que la perception doit toujours
s’alimenter à l’expérience de la présence; elle recèle par là en elle
un élément de finitude et d’opacité dont elle ne peut se défaire qu’en
cessant d’être perception. Mais il reste qu’à mesure qu’elle s’étend
et se purifie, à l’intérieur de ces limites, sous l’impulsion de l’enten-
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 465

dement, elle accroît notre maîtrise des apparences et assure notre


saisie des significations.
Mais cette activité de l’entendement n’est pas toute la réflexion;
nous référant encore à Kant, nous dirons qu’elle met seulement
en œuvré le jugement déterminant. Or, le jugement déterminant
n’est point tout le jugement; il n’est point le jugement que la Critique
du jugement isole pour en discerner l’a priori qui lui est propre. Il est
l’activité intellectuelle par laquelle les catégories assument leur fonc¬
tion dans la perception la plus ordinaire, comme Kant le montre
sur l’exemple de la maison. Or, en tant que tel, « le jugement déter¬
minant sous les lois transcendantales universelles que donne l’enten¬
dement est simplement subsumant, la loi lui est prescrite a priori, et
il n’a pas besoin de penser pour lui-même à une loi afin de subor¬
donner dans la nature le particulier au général » (1). Kant se heurte
ainsi au problème de la subsomption : d’oa vient que ce qui est donné
empiriquement, et qui est contingent par rapport « aux lois générales
de la nature dont l’entendement est a priori en possession » (2),
puisse se plier aux exigences formelles de la connaissance, et aussi
bien de l’action ? Il faut alors supposer « un accord de la nature avec
notre faculté de connaître » (3), accord qui a son principe dans la
« Déduction transcendantale » où l’affinité empirique des phénomènes
apparaît comme la conséquence de leur affinité transcendantale, mais
qui ne trouve sa consécration que dans la Critique du jugement où les
maximes du jugement attestent que le jugement accepte cet accord,
pour son propre usage, comme principe a priori. Autrement dit, la
« Déduction transcendantale » établit la possibilité d’un donné, et la
Critique du jugement établit qu’il faut postuler que ce donné en tant que
donné s’accorde avec les exigences a priori qui le rendent possible,
et singulièrement affirme un principe de l’unité du divers qui répond

(1) Critique du jugement, trad. Gibelin, p. 20.


(2) Ibid., p. 24.
(3) Ibid., p. 25.
466 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

à l’unité synthétique de l’aperception. Or, c’est le jugement réfléchis¬


sant qui se prononce sur cette possibilité de la subsomption; et c’est
pourquoi il doit être distingué du jugement déterminant jusque dans
son ressort transcendantal. Cependant le jugement déterminant en
appelle au jugement réfléchissant. Ces deux jugements ne sont pas
exactement inverses, car le général dans le jugement déterminant,
c’est le principe a priori de l’entendement pur qui ne se rapporte
qu’à « la possibilité d’une nature », tandis que dans le jugement
réfléchissant, le général qu’il faut rejoindre, c’est une loi générale
par rapport à des lois plus particulières, mais empirique tout de
même et comme telle « contingente selon notre intelligence » (i),
puisqu’il ne s’agit plus de la possibilité d’une nature, mais de l’intel¬
ligibilité d’une nature empiriquement donnée. Ces jugements sont
plutôt complémentaires : la subsomption sollicite la réflexion; c’est
par la réflexion que l’on s’interroge, et que l’on s’assure que l’objet
prend place dans le monde et devient intelligible en s’accordant aux
éléments déjà élaborés de la connaissance et en confirmant l’espoir
qu’un système total de la connaissance est possible. La réflexion
est en somme réflexion sur la possibilité du jugement déterminant.
Nous n’avons pas à suivre le chemin que prend cette réflexion
chez Kant parce qu’elle s’engage sur la voie du transcendantal : le
sujet s’y réfère à lui-même, à la possibilité qu’il a de promulguer
les lois de la nature, au plaisir qu’il éprouve ou qu’il a éprouvé
autrefois à pouvoir le faire. Nous décrivons ici le sujet aux prises
avec l’objet qu’il perçoit, réfléchissant sur cet objet et non sur soi.
Mais Kant nous fraye tout de même le chemin. Il nous conduit
d’abord à l’idée que l’activité de l’entendement n’est pas la seule
manifestation du jugement et l’ultime péripétie de la perception.
Mais, en outre, il suggère deux thèmes importants et qui vont nous
mener au seuil du sentiment : d’une part que devant l’objet nous

(i) Critique du jugement, trad. Gibelin, p. 20.


SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 467

pouvons nous engager plus profondément que lorsque s’exerce le


jugement déterminant; d’autre part, qu’est possible alors une com¬
munion avec l’objet, plus profonde que dans l’activité constituante.
D’abord en effet, dans le jugement déterminant, la puissance
déterminante s’oublie : le je pense « doit pouvoir » accompagner
mes représentations, mais en fait je n’ai pas conscience de prescrire
sa loi à la nature, et c’est plutôt sur Va posteriori que je découvre
l’exigence et la réalité d’un a priori-, tandis que dans le jugement
réfléchissant, je ne puis oublier que je suppose l’unité du divers,
« bien que ce principe me soit inconnu » (1). Je pose un « comme si »,
une objectivité dont je ne puis ignorer qu’elle est frappée de subjec¬
tivité. Et en même temps, j’ai conscience d’une initiative absolue :
je ne considère plus l’objet comme allant de soi, je lui demande
des comptes, j’attends de lui qu’il réponde à une certaine hypothèse
que je pose; ma législation n’est plus qu’un vœu, mais je sais que je
prononce ce vœu et que j’attends de la nature qu’elle l’exauce. Je ne
puis ignorer que la question que je pose est ma question et que je
me mets par là en question; ce que je trouve, je le trouve pour l’avoir
cherché, et presque pour l’avoir voulu.
Si la réflexion implique ainsi la conscience de soi, c’est que je
mets moi-même en question. Et cela ne signifie pas seulement que
je me demande si la loi que je prétends trouver dans la nature est
recevable, mais aussi que je me mets en jeu dans la question que
je pose, comme si j’en faisais en quelque façon mon affaire. Je ne
suis pas là simplement comme sujet transcendantal ou comme natu-
rant impersonnel, mais comme sujet concret aux prises avec un
monde réel, si bien que la compréhension est comme une victoire
personnelle : Eurêka ! C’est dire que je m’engage dans ma réflexion.
Et je m’y engage dès que je m’ouvre, en participant plus qu’en me
refusant. S’ouvrir est déjà l’acte fondamental par lequel, nous l’avons

(1) Critique du jugement, trad. Gibet.in, p. 20.


468 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

vu, un sujet se constitue comme unité d’aperception en face d’un


objet; mais il s’agit ici de s’ouvrir avec tout ce que l’on est, de mettre
en jeu la personnalité entière. D’autre part, en effet, selon le jugement
réfléchissant, j’entretiens avec l’objet un rapport plus intime que
selon le jugement déterminant : je ne me contente pas d’ordonner
les apparences ou d’enregistrer les significations qui me sont pro¬
posées par l’imagination, je constate cet « accord de la nature avec
notre faculté de connaître » que Kant exprime par le principe de
finalité. Cette affinité qui se manifeste entre la nature et moi n’est pas
seulement comprise par la réflexion, elle est éprouvée, particuliè¬
rement dans l’expérience esthétique, dans une sorte de communion
entre l’objet et moi. Et cette communion est une voie d’accès au
sentiment.

IL — De l’entendement au sentiment

Et, en effet, la perception, après avoir été redressée par l’enten¬


dement, peut s’orienter dans une autre direction, qu’empruntera
précisément la perception esthétique. La conversion du donné en
intelligible n’est pas nécessairement le dernier mot, et l’on sait que
toute une philosophie se refuse à ce qu’elle le soit; nous songeons
particulièrement à M. Marcel, qui y dénonce le souci de l’avoir
et montre le lien étroit du voir à l’avoir (i). Certes, en opposant
la représentation à la présence, nous croyons avoir montré que la
pensée est inviscérée dans l’être et se fonde sur une expérience pri¬
mitive de 1 être. Mais on peut difficilement contester qu’au niveau de
la représentation la connaissance ne tende à s’inscrire dans le registre
de l’avoir : ce mouvement de « décollement, rupture provisoire et
reconnue comme telle d’une certaine adhérence », que M. Marcel

(r) Cf. J. Delhomme, Témoignage et dialectique, in Existentialisme chrétien :


Gabriel Marcel, p. 132.
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 469

assigne au doute (1), il est à la racine de toute représentation ; c’est même


à sa lumière que l’adhérence peut apparaître comme ce qu’elle est en
premier lieu, une connivence irréfléchie et aveugle avec le monde;
et le sens de l’être ne pourra s’élargir, s’animer et se hausser à une
dimension métaphysique que si nous échappons par la réflexion à ce
qui n’est d’abord qu’un être-avec éprouvé dans l’immédiat. Mais il
est vrai aussi que la perception, précisément parce qu’elle s’enracine
dans l’expérience de la présence, peut revenir à cette expérience,
bifurquer de l’avoir vers l’être. Elle tendra alors à être communion.
Faisons attention toutefois : nous avons dit tout à l’heure que
le perçu, en se corporalisant, pouvait, par un mouvement inverse de
la spiritualisation, retomber au vécu. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit
ici; car il n’était alors question que d’une abdication de la repré¬
sentation, et de la possibilité d’expérimenter sur le plan du compor¬
tement, au contact des choses, les savoirs acquis par la perception
consciente : conversion du voir en pouvoir, utilisation du voir sur
un autre plan où il disparaît comme tel, mais de telle façon qu’il
peut toujours être restauré par l’imagination quand on repasse au
plan de la perception. Ici, au contraire, il s’agit de transformer le voir
sans l’annuler, d’inaugurer un nouveau rapport à l’être qui ne sup¬
prime point la représentation et ne revienne pas purement et sim¬
plement à la présence : il faut distinguer ce nouvel immédiat de
l’immédiat de la présence. Le sentiment n’est pas simplement un
retour à la présence pour trois raisons. D’abord parce que son objet
n’est pas le même; en un mot, le sentiment révèle une intériorité;
il nous introduit dans une autre dimension du donné. Il n’est pas
seulement un état ou un mode d’être du sujet; il est un mode d’être
du sujet qui répond à un mode d’être de l’objet, il est en moi le
corrélât d’une certaine qualité de l’objet, par quoi l’objet manifeste
son intimité (peut-être vaut-il mieux dire : le retentissement en

(1) Journal métaphysique, p. 311.


470 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

moi; car le langage de l’intentionnalité appliqué au sentiment émousse


peut-être ce qu’il y a précisément en lui de subi : Husserl est toujours
suspect d’idéalisme). Il révèle l’être non seulement comme réalité,
mais comme profondeur : l’être apparaît comme autre que ce qu’il
est, et inépuisable, non seulement parce que, comme l’imagination
m’en avertit, je puis toujours substituer ou joindre une représentation
à une autre, mais parce que quelque chose en lui m’est donné qui
déboute toute représentation et toute action.
En second lieu, le sentiment se distingue de la présence en ce
qu’il implique une nouvelle attitude du sujet : ce qu’il me révèle, il
faut que je m’y accorde en répondant à la profondeur par la pro¬
fondeur; car il n’est plus question d’étendre mon avoir, mais d’en¬
tendre un message. Et c’est pourquoi le sentiment me met moi-même
en question : que je sois ou non capable de l’éprouver, c’est une
épreuve pour moi, et qui donnera peut-être la mesure de mon
authenticité; n’est-ce pas à nos sentiments, à leur qualité et à leur
pénétration, que nous sommes vraiment jugés ? Preuve que sentir
est en quelque façon transcender.
Et c’est pourquoi, en troisième lieu, le sentiment se distingue de
la présence en ce qu’il suppose que l’on ait épuisé la représentation,
et que l’on cherche autre chose. Cependant, il est toujours possible
d’accéder au sentiment sans passer par l’étape de la représentation
et de la réflexion. Comme tout à l’heure pour le passage de la présence
à la représentation, le passage de la représentation au sentiment
n’est pas dialectique. Le sentiment est une autre direction dans
laquelle peut s’engager la perception : nous oscillons de la perception
au sentiment selon la spontanéité de la conscience, et sans que le
mouvement soit contraint par une nécessité dialectique. Mais le
sentiment ne se réalise pleinement qu’à deux conditions : d’une part
que l’imagination, en tant qu’elle nous installe et nous maintient
dans le seul plan horizontal de la représentation, soit réprimée, ce
qui ne signifie d’ailleurs pas qu’il faille renoncer à percevoir l’appa-
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION

rence, mais seulement que l’imagination et même l’entendement oe


doivent point nous entraîner dans le champ des significations pure¬
ment objectives qui consacrent notre pouvoir ou notre indifférence.
D’autre part, et dans la mesure même où nous renonçons à une
juridiction sur l’apparence, que nous nous ouvrions à une réalité qui
doit être éprouvée du fond de nous-même, en un mouvement qu’il
nous faudra appeler ontologique. Et l’expérience esthétique nous
montrera que le sentiment, sous sa forme la plus haute, est un immé¬
diat qui a traversé une médiation, et non seulement parce qu’il joue
au plan de la représentation, mais parce qu’il y a aussi une réflexion
sur le sentiment par quoi le sentiment s’accomplit, et qui est en
quelque sorte au sentiment ce que la représentation est à la présence.
L’immédiat du sentiment qui est parallèle, bien que non identique,
à l’immédiat de la présence, n’est pas tout le sentiment. Le sentiment
authentique est un nouvel immédiat.
Et dans tous les cas ce sentiment en qui s’achève la perception
n’est pas émotion, il est connaissance. Ainsi l’émotion de la peur
n’est pas le sentiment de l’horrible : elle est une certaine façon de
réagir à l’horrible lorsqu’il a été saisi comme un caractère du monde
présent, et de se débattre dans le monde de l’horrible. De même la
gaieté n’est pas le sentiment du comique, mais la façon dont nous
pénétrons dans le monde du comique et usons de lui. De même la
terreur ou la pitié ne sont pas le sentiment du tragique, mais des
réactions qui tiennent à la façon dont nous nous engageons dans le
monde du tragique en nous associant aux héros de la tragédie. Peur,
gaieté, pitié, désignent des mouvements du sujet, en un sens large
des émotions, si l’on entend par là non seulement des dérégulations,
mais d’abord des entreprises, des départs d’action, quelle que soit
par la suite l’allure de cette action. Tandis que le sentiment est
connaissance, fût-ce cette connaissance-éclair qui déclenche l’émotion
et bientôt fait cercle avec elle. Et cette connaissance, réciproquement,
est sentiment parce qu’elle n’est pas réfléchie, et surtout parce qu’elle
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

suppose une certaine disponibilité pour accueillir l’affectif — à quoi


nous pouvons toujours nous refuser, par l’exercice du jugement,
pour nous réfugier dans l’objectivité selon la recette stoïcienne —
un certain engagement à l’égard du monde par quoi il n’est ni pensé
ni agi, mais précisément senti. Et cet engagement suppose un certain
mode d’être du sujet, nous dirions volontiers un sens, qui se révèle
au mieux chez l’artiste — et c’est ainsi que Racine a le sens du
tragique, comme Daumier du grotesque, et Wagner du merveilleux —
mais qui peut s’éveiller aussi dans le spectateur : lorsque le spectateur
en est radicalement dépourvu, comme certains individus sont insen¬
sibles à telle valeur, ou comme les aveugles sont insensibles à la
couleur, l’expérience esthétique est manquée, et l’objet esthétique
n’est pas vraiment connu. Ainsi le sentiment a une fonction noétique :
il révèle un monde, alors que l’émotion commente un monde déjà
donné, soit pour le transformer magiquement, comme dit M. Sartre
;— et l’émotion est alors dérégulation —, soit pour engager une
action valable, comme dit M. Ricceur (i).
L’expérience esthétique aide précisément à préserver la pureté
de ces fonctions du sentiment : le monde de l’art est un monde
inoffensif que nous n’avons pas à prendre entièrement au sérieux,
la participation n’y va point jusqu’à l’émotion. Devant Le pendu
de Rouault, j’éprouve la misère du monde sans éprouver l’angoisse
ou la crainte qui, dans le monde réel, amorcerait une entreprise pour
fuir ou conjurer cette misère. A la comédie, il n’est pas nécessaire
que le spectateur soit gai comme s’il était en situation dans le monde
représenté; il suffit qu’il ait le sentiment du comique, et s’il rit, c’est
d’un rire apaisé qui procède de la connaissance et non de la surprise.
Le sentiment est pur parce qu’il est pouvoir d’accueil, sensibilité
à un certain monde, aptitude à le percevoir.

(i) Philosophie de la volonté, p. 235 sq.


SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 473

III. — Sentiment et expression

Ce qu’il saisit en exerçant sa fonction noétique, c’est, au delà de


l’apparence à laquelle l’entendement s’arrête pour l’ordonner ou
l’interpréter, l’expression. Nous rassemblerons ce que nous avons
déjà dit de l’expression à propos de l’objet esthétique, en l’opposant
précisément à l’apparence à la fois selon leurs contenus respectifs
et selon la façon dont ces contenus sont saisis. D’abord, selon leurs
contenus. L’apparence fait connaître une chose et l’expression un sujet
ou un quasi-sujet. La première est signe alors que la seconde fait
signe. La chose en effet ne peut faire signe parce qu’elle n’est que ce
qu’elle est; elle ne cache rien, elle n’institue pas une dialectique de
l’intérieur et de l’extérieur. Sans doute la chose a-t-elle des parties
cachées, mais qui ne sont cachées que pour moi, et que je puis
toujours découvrir par quelque entreprise. On dira encore qu’il y
a une intimité de la chose à laquelle on ne peut accéder sans lui faire
violence (i). Cette entreprise a quelque chose de fascinant, et le
prestige des explorations spéléologiques participe encore de cette
horreur sacrée qu’éveillaient autrefois les descentes aux enfers. Il y a
un secret de l’intérieur, il y a des richesses enfouies dans les entrailles
de la terre, comme dit Rimbaud dans Déluge. Si Méphisto leur assigne
une cause tout humaine et propose de les déterrer, c’est qu’il est
Méphisto, le profanateur. Et toute expérimentation, depuis celle
de l’enfant qui ouvre les boîtes et brise ses jouets pour voir ce qu’il
y a dedans, est iconoclaste, comme cet étonnant printemps du
poète qui « vient briser les fontaines scellées ». Mais le sceau est là
précisément pour attester le secret qu’il préserve : si l’objet ne s’exhibe
pas tout entier, du moins annonce-t-il cette part de lui-même qu’il
garde opaque, son mystère même est visible, et il n’y a point en lui
de ces cachettes, les seules vraies, qui ne se donnent pas comme

(i) Cf. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, passim.


L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

cachettes. Même s’il se défend contre nos investigations, il n’en


reste pas moins qu’en droit je puis toujours aller y voir; la perception
m’assure de mon pouvoir, en même temps qu’elle me livre l’objet
comme un plénum qui m’offre une infinité de prises, et avec lequel
j’ai un commerce indéfini. Au fond, c’est par métaphore que nous
parlons des secrets de la nature; et si nous nous efforçons, même pas¬
sionnément, de les découvrir, ce n’est pas comme lorsqu’il s’agit du
secret d’une personne, comme Golaud devant les yeux de Mélisande.
Ainsi la chose n’a pas à faire signe parce qu’elle est totalement signe,
elle n’a pas à s’extérioriser, parce qu’elle est totalement extériorité.
L’expression au contraire, qui appartient en premier à un sujet
est le pouvoir d’émettre des signes et de s’extérioriser. Elle suppose
donc d’abord une volonté de s’exprimer et de communiquer, dont
l’anthropologie américaine fait d’ailleurs un besoin fondamental de
l’homme. Ce besoin, qui nous porte à émettre des signes même dans
la solitude où nous devenons à nous-mêmes un autrui imaginaire,
repose sur ce fait que le pour-soi n’existe qu’en s’extériorisant :
Mélisande n’est innocente qu’à condition d’avoir en effet un regard
innocent, et de parler le langage de l’innocence. Nous ne naissons à
nous-même qu’en nous incarnant, en utilisant notre corps non comme
un outil disponible et dont nous usons à notre gré pour des opérations
.préméditées, mais plutôt comme ce par quoi nous sommes ce que
ne as sommes. L’expression nous révèle parce qu’elle nous fait être
ce que nous exprimons ; elle crée un intérieur en constituant un exté¬
rieur; une vie intérieure n’est possible que par là (i). Sans doute
pouvons-nous user de l’expression non pour être, mais pour dissi-

(i) A cet égard tous nos actes sont une manière de nous exprimer. Ils nous
suivent parce qu’ils nous expriment : je suis ce que je tais, parce que ce que je fais
est ce qui de moi prend consistance et forme. Mais ce qui m’exprime en eux est moins
ce que je fais que la façon dont je le fais : c’est en elle qu’il faut chercher l’intention
qui m’anime. En sorte que la morale de l’intention, un moment dépassée, reprend
force; mais c’est toujours par l’expression qu’il peut être question d’intérieur.
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION

muler, lorsque nous en faisons un langage capable de véracité et


de fausseté; mais si nous refusons alors d’être celui que nous expri¬
mons, l’autre que nous sommes plus profondément est encore voué
à l’expression; nous sommes toujours exposés, et un regard assez
perçant peut toujours nous déchiffrer : être c’est être visible, sinon
se sentir vu. Ainsi, l’identité que la lecture de la signification révèle
ici entre signifiant et signifié est fondée sur le fait que le signifié nj’est
que par le signe. Au lieu que la chose, installée dans l’être, n’a pas
besoin de signifier. L’apparence où elle se livre ne détermine point
son être, mais la prise que nous avons sur elle; elle n’a pas à être
visible, c’est nous qui avons à la voir. Mais aussi par l’expression
l’exprimé acquiert un statut différent : l’intérieur en s’extériorisant
conquiert une autonomie, il se distingue de l’extérieur au moment
qu’il s’identifie à lui en se constituant par lui. L’extérieur fait que
l’intérieur devienne intérieur : les yeux de Mélisande sont des puits
profonds; elle dit tout et elle ne dit rien, parce que l’intérieur qu’elle
révèle, elle le révèle comme intérieur, c’est-à-dire toujours inadéquat
à l’expression; l’expression apparaît inadéquate dans la mesure même
où elle est adéquate (c’est à condition d’affronter cette contradiction
que le rapport de l’intérieur et de l’extérieur est vraiment dialectique,
comme le veut Hegel). Et il est bien vrai que d’un être, à chaque
instant, je sais tout et je ne sais rien (i). Alors que la chose est inépui¬
sable, l’autre est à la fois transparent et indéchiffrable, par la dimension
de l’intériorité, ii n’est pas l’autre comme la nature est l’autre de
l’esprit; et nous verrons qu’une œuvre d’art n’est pas simplement
indéchiffrable comme un objet matériel.

(i) C’est la même antinomie que nous avons observée à propos du laiigage.
Dans la mesure où il est l’expression de ma pensée, il est cette pensée, mais il l’est
comme n’étant pas elle ; la pensée par lui est un événement de nature, mais elle
reçoit aussi un statut spirituel : elle est porteuse d’un sens, justiciable d’une vérité ;
l’idée est le mot, et en même temps plus que le mot, et c’est pourquoi nous ne cessons
d’être surpris par elle. Ainsi le dualisme est-il, en un sens, la vérité du monisme,
comme les attributs le sont chez Spinoza de la substance.
476 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

'Ainsi l’expression manifeste un pour-soi, comme pouvoir de


faire signe, et de se détacher du signe qu’il fait, de s’intérioriser en
s’extériorisant. Au lieu que dans l’apparence l’identité du signifié
et du signifiant ne se métamorphose pas dialectiquement en différence.
Le rouge de la honte, en même temps qu’il est la honte parce que
la honte, c’est rougir sous le regard d’autrui, m’indique une inté¬
riorité insondable, car cette honte, dont il me dit tout, il ne m’en dit
rien, et même si je puis y prendre part, je ne saurai l’éprouver pour
mon propre compte et en saisir la nuance exacte. Tandis que le
rouge du charbon brûlant, j’en perçois le sens qui m’est donné
aussitôt comme la propriété qu’a présentement ce charbon d’être
brûlant, mais l’être du charbon qui m’est ainsi révélé n’est point
l’être d’une intériorité; même si j’attribue au charbon une certaine
substantialité, le pouvoir qu’il a de brûler, sa vertu calorifique,
n’équivaut nullement au pouvoir, dont usent généreusement les héros
cornéliens, d’exprimer qu’ils brûlent. L’intériorité selon la physique
aristotélicienne reste à cet égard une extériorité. L’apparence me
renvoie à la chose, mais la chose est encore apparence, et le progrès
de la connaissance ne consiste qu’à découvrir de nouvelles apparences,
éclairant l’apparence par l’apparence, l’idée à cet égard n’étant rien
d’autre que la systématisation des apparences permettant la substi¬
tution d’une apparence claire à une apparence confuse. Il ne se creuse
donc pas de différence dans l’identité entre le signe et la signification,
comme entre l’exprimant et l’exprimé. Et cette opposition de deux
modes de signification définit l’opposition de la chose et du sujet,
ou, lorsqu’il s’agit de l’objet esthétique, du quasi-sujet.
En second lieu nous pouvons éclairer cette opposition par l’acti¬
vité que met en jeu le passage de l’apparence à la chose d’une part,
de l’exprimant à l’exprimé d’autre part. L’apparence, au plan de la
présence, livre la chose immédiatement; mais il s’agit d’une immé-
diateté corporelle qui est parallèle et non identique, nous l’avonâ dit,
à celle de l’expression, et dans laquelle au surplus le réfléchi ne cesse
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 477

d’interférer avec l’irréfléchi. Et lorsque nous passons à la repré¬


sentation, lorsque, par le recul que nous prenons, l’apparence apparaît
vraiment, la chose se livre à travers l’apparence par le secours de
l’imagination qui permet d’imaginer ce que nous avons d’abord
vécu, mobilise et ranime les savoirs corporaüsés, et ne cesse ainsi
d’anticiper et de dépasser l’apparence vers la chose. C’est l’imagi¬
nation qui fait que le donné nous apparaît comme signe au lieu de
se terminer en lui-même et de n’être que ce qu’il est, car elle assume
la tâche, sur laquelle l’entendement pourra exercer son contrôle,
de développer la signification du perçu, c’est-à-dire de lier le possible
à l’actuel et de lui donner par là de l’autorité en en faisant un quasi-
actuel. Elle constitue le sens en ajoutant au donné, le donné devient
plus que ce qu’il est et ce plus constitue sa signification. Et l’enten¬
dement intervient lorsque le déchiffrage des signes devient systé¬
matique, comme pour l’archéologue ou le policier, lorsque nous
sommes plus soucieux du sens intellectuel que du sens pratique, de
l’avenir de la compréhension plus que de l’avenir de l’utilisation. Le
sens alors n’habite plus l’apparence, il est déduit; nous passons du
signe au signifié en suivant un raisonnement que l’imagination peut
inspirer, mais qu’elle ne peut justifier. Nous ne percevons plus le
signe comme tel, mais nous considérons l’objet comme signifiant
et nous décidons d’en chercher la signification : la signification pose
un problème et n’est plus une solution; nous ne savons pas d’abord,
nous nous demandons : que signifie ? et déjà nous sommes dans
la science : nous ne percevons plus une chose dans le monde, mais
un phénomène dans une nature.
Ainsi la signification de l’apparence nous apporte l’objet, à la
faveur d’une attente et d’une anticipation elles-mêmes possibles par
la mémoire des expériences vécues, comme l’image de notre avenir;
et une image à laquelle nous pouvons faire crédit parce que l’objet
ne ménage point de surprises : il dit ce qu’il est, il s’offre sans malice
aux commentaires de l’imagination et de l’entendement. Je suis sûr

U. DUFRENNK 31
478 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de lui, d’abord parce que je sais qu’il n’y a point d’imprévisible en


lui, mais seulement de l’ignoré, ensuite parce que la connaissance
que j’en prends procède des expériences que j’ai faites. J’ai donc
pouvoir sur l’objet et, détenant ses aspects possibles, ayant la possi¬
bilité par l’imagination de convertir la réalité creuse de l’apparence
en réalité pleine, je n’éprouve plus une présence, je me donne une
représentation. Sans doute cette souveraineté que j’exerce est-elle
limitée; car il n’y a de représentation que par l’expérience première
de la présence; et d’autre part le magistère dont elle jouit est purement
intellectuel : c’est la possibilité d’irriguer par des images une appa¬
rence exsangue, et de nommer un objet promu à sa plénitude, mais
point de susciter un donné : Yintuitio n’est pas originaria. Mais tou¬
tefois le passage de l’apparence à l’objet est bien mon acte, et le
perçu est bien le corrélât de ma perception. Et c’est pourquoi nommer
n’est plus, comme dans la parole originaire, faire écho à l’objet et
être possédé par lui, c’est le posséder. La parole est l’instrument et
le signe de la maîtrise, elle atteste que j’ai la clé de l’apparence.
Au contraire, dans la lecture de l’expression par le sentiment, je
ne déchiffre plus une apparence, je ne reconstitue plus ce qui était
constitué par le corps, je n’exploite plus un capital : je lis. Sans
doute, ne puis-je lire que si les signes sont des signes pour moi,
c’est-à-dire s’ils éveillent quelque écho dans mon corps, et c’est
pourquoi, nous l’avons vu, il y a des conditions organiques à la
lecture de l’expression comme à la maturation d’un instinct. Mais je
lis le sens sans passer par un savoir corporel que l’imagination aurait
à réaliser. Ce qui m’apparaît, c’est le sens même, auquel j’accède direc¬
tement par une clairvoyance naturelle (i). Cette compréhension peut

(i) Il faut bien admettre que le monde des attitudes humaines n’est ouvert
comme le monde des choses, et sans se confondre avec lui. C’est à cette condition
que les sciences de l'homme sont possibles ; sinon elles ne sont, par préjugé positi¬
viste, que des sciences des choses, et c’est une gageure qu’elles ne peuvent pas tenir :
elles se réfèrent toujours en sous-main à une compréhension préalable de l’humain.
SENTIMENT DANS LA PERCEPTION 479

être d’abord simplement vécue ; elle a alors le même caractère d’immé-


diateté corporelle (et d’ailleurs équivoque) que la compréhension
vécue de l’apparence. A ce niveau, c’est avec mon corps que je
m’accorde à autrui : je suis au monde humain comme je suis au
monde naturel; l’enfant accourt vers sa mère lorsqu’elle lui tend les
bras, il répond à la tendresse par la tendresse comme à la colère par
la crainte; il ne distingue pas l’exprimant et l’exprimé, il vit le sens
au lieu de le réfléchir. C’est donc à la faveur de l’émotion qu’il
suscite en nous que nous percevons ce sens, comme c’est à la faveur
du mouvement qu’elle déclenche que nous saisissons la chose; l’émo¬
tivité est connaissance comme tout à l’heure la motricité; la seule
différence est que l’émotivité est une relation à l’homme, et non à la
chose, car la présence de l’homme n’agit pas comme celle de la chose.
Mais ce n’est pas encore là l’expression véritable qui implique
l’accès à la représentation, la conscience de signification. Ce qui la
caractérise, avec l’immédiat qui lui est propre, c’est que l’exprimé
y apparaît en premier, et tout d’un coup ; le signifié traverse le signi¬
fiant. Au point que nous avons à retrouver le signifiant et à l’inter¬
roger : ce rouge est-il bien celui de la honte ? Ce que nous avions
spontanément perçu comme de la honte, ramené maintenant à cette
apparence de rouge, est-ce bien de la honte ? La réflexion dissocie
ce qui allait de soi, comme elle dissocie qualités et objet; elle fait
apparaître, disions-nous, l’intérieur comme intérieur. Mais avant
qu’elle n’opère, le sens est premier; et lorsqu’elle opère, elle n’ajoute
pas à l’apparence, elle la creuse, elle se soumet encore à elle; en un
sens, elle ne médiatise pas l’immédiat de l’expression. C’est dire que
l’expression tend plutôt à débouter l’activité qui s’emploie à opérer
le passage de l’apparence à la chose. Elle paralyse en quelque sorte
l’imagination. D’abord parce que je ne puis anticiper avec certitude
ce qu’exprime un comportement humain : de l’objet, je n’attends rien,
et c’est de moi que j’attends sa signification. D’un sujet, je puis
m’attendre à tout, c’est un intérieur qui se révèle, et comme tel inson-
480 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dable, sans commune mesure avec mon expérience. Sans doute puis-je
prévoir, mais avec un coefficient d’incertitude que je ne peux réduire,
et que la saisie de l’objet ne comporte pas. Lorsque je dis que l’appa¬
rence est louche, suspecte, incompréhensible, l’incertitude vient de
ma maladresse ou de mon inexpérience; ici c’est l’expression même, au
comble de sa transparence, parce qu’elle procède d’un sujet, qui me
laisse déconcerté dès que je veux m’assurer de son sens. Je ne puis
alors qu’être attentif et non actif. Et c’est pourquoi je ne puis ima¬
giner un sentiment, je ne puis que le lire; il n’a rien de caché que je
puisse découvrir, et s’il a un avenir, qui se manifestera par d’autres
expressions, je ne puis exactement le prévoir (1). L’imagination est
donc désarmée, et l’entendement aussi dans la mesure où il reprend
à son compte le pouvoir que l’imagination me confère sur l’objet.
Et cela est vrai parce qu’il s’agit d’un sujet humain, mais aussi parce
que — et ces deux raisons sont solidaires — l’expression a tout dit
d’un coup. Je n’ai pas à anticiper, non seulement parce que je me
heurte à une liberté, mais parce qu’il n’y a rien à anticiper : tout est
dans l’expression, et l’exprimé m’est tout de suite donné. Tout ce
que je puis, c’est revenir à l’exprimant, pour mieux m’ouvrir à l’ex¬
primé, et toujours lui laisser la parole. Cela suffit à laisser un emploi
à la réflexion et à distinguer l’immédiat du sentiment de l’immédiat
de la présence : ce sentiment peut revendiquer une dialectique qui
lui soit propre. L’expérience esthétique va nous éclairer là-dessus;
c’est en elle que le sentiment, tel que nous venons de le définir, réalise
au mieux sa fonction noétique.

(1) Bien entendu, on pourra toujours faire l’analyse d’un sentiment, comme font
les psychologues ; mais ce sera à froid, non au cours d’une lecture vivante, et à
condition d’altérer gravement la fonction primordiale de l’expression qui est de me
révéler un pour-soi ; car il me faudra transformer le pour-soi en objet, comme
lorsqu’on dit froidement à un homme en colère, refusant aux gestes leur caractère
expressif pour en considérer le caractère mécanique : tu te calmeras quand tu seras
fatigué. Et nous verrons que devant l’objet esthétique l’attitude de la critique n’est
pas tellement différente.
Chapitre IV

LE SENTIMENT ET LA PROFONDEUR
DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

Pour décrire l’avènement du sentiment dans l’expérience esthé¬


tique, il faut suivre un chemin parallèle à celui que nous avions
suivi en étudiant la structure de l’objet esthétique (et déjà, plus som¬
mairement, en confrontant l’objet esthétique avec l’objet signifiant),
lorsque nous allions du sujet de l’œuvre à son expression pour faire
apparaître cette expression et lui assigner une place, bien qu’elle
soit en elle-même inanalysable, dans la structure de l’œuvre. Mais
nous considérons maintenant celui qui perçoit et non l’objet perçu,
encore que nous ayons toujours à nous référer à cet objet.

I. — Les deux réflexions

Que l’activité constituante de l’entendement soit impliquée par


la perception de l’objet esthétique, c’est évident et nous n’avons pas
à y insister. Il convient seulement de noter que cette activité est
peut-être facilitée par la structure de l’objet : il y a en lui une telle
rigueur et une telle clarté qu’il semble s’offrir de lui-même aux règles
selon lesquelles l’entendement soumet à l’unité du je pense la diver¬
sité du donné; d’autant que, selon la proximité de l’imaginadon
comme faculté transcendantale et de l’entendement, ces règles sont
déjà mimées par le schématisme; et l’objet esthétique est ainsi fait
482 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que, par ses schèmes, il offre à l’imagination schématisante une prise


facile, la même que déjà il offre au corps. Et peut-être est-ce avec la
compücité du corps que l’entendement se sent à l’aise devant lui :
la façon dont il occupe l’espace et le temps, le nombre qui l’ordonne
et le rythme, l’espèce de nécessité qu’il manifeste satisfont l’enten¬
dement en convainquant le corps.
Mais cette activité constituante, précisément parce qu’elle s’enra¬
cine dans le corps, est encore inconsciente d’elle-même, et ce n’est
pas par elle qu’on peut accéder au sentiment : elle ne fait qu’ordonner
l’apparence pour y déterminer un objet identifiable et dont on peut
penser la relation aux autres objets, elle ne s’interroge pas sur le
sens de cet objet. C’est là l’office de la réflexion proprement dite
qu’il nous faut maintenant montrer à l’œuvre. Car l’objet esthétique
sollicite la réflexion, et d’autant plus vivement qu’il est fait pour nous,
qu’il est un signe par lequel quelqu’un cherche à me dire quelque
chose : objet privilégié qui force notre attention et fait naturellement
problème, en même temps qu’il nous comble par son impérieuse
présence. Cette réflexion, nous en avons donné un exemple en
l’opérant pour notre propre compte lorsque nous avons esquissé
une analyse critique de l’œuvre; il reste à en montrer en quelque
sorte le mécanisme et aussi la limite, à voir comment elle débouche
sur le sentiment.
Il nous faut faire d’abord une première remarque. Puisque l’objet
esthétique par nature représente quelque chose, on conçoit que la
réflexion qu’il suscite puisse se porter soit sur le représentant, soit
sur le représenté. Peut-être d’ailleurs cette distinction de la forme
et du fond, dont nous avons déjà pressenti la limite en observant
l’immanence du fond à la forme, procède-t-elle précisément de l’en¬
tendement. Mais il ne se peut que la réflexion ne l’opère d’abord et
ne s oriente alors sur deux voies différentes : il y a une réflexion sur la
structure de l’objet esthétique, et une réflexion sur le sens de l’objet
représenté. Ce n’est pas la même chose de considérer chez un écrivain
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 483

l’art de la composition et de la syntaxe, et le climat de l’univers qu’il


peint, chez un musicien l’écriture, et les sentiments qu’expriment
son œuvre, chez un peintre la technique picturale, et l’atmosphère
qu’il suggère. La réflexion sur la structure de l’objet esthétique est
proche de l’activité constituante : elle définit l’objet en le détachant
de moi pour le soumettre à un examen critique : je regarde comment
il est fait, j’exerce à son égard une sorte de contrôle, je cherche à
déceler des secrets de fabrication; ce n’est plus l’objet comme tel
qui m’interroge, c’est l’objet, comme produit d’un faire dont je puis
reconstituer les démarches ou au moins apprécier les résultats, que
j’interroge de mon propre mouvement. Je décolle donc de l’œuvre,
et je substitue à la perception de l’ensemble une perception analytique.
Réfléchir c’est toujours approfondir; mais ici en décomposant l’objet,
et non en pénétrant dans son intimité; si la réflexion cherche les
éléments dont est fait l’objet et le plan qui préside à sa fabrication,
ces éléments ne sont pas conçus comme les organes vivants de l’objet,
ni le plan comme l’âme qui l’anime, ils sont plutôt pensés comme les
parties d’un agencement, les éléments d’une totalité décomposable.
Cette réflexion critique n’est pas sans intérêt, parce que c’esc à
cette condition que l’objet comme réalité perçue peut s’éclairer pour
moi, cesser d’être une totalité confuse où je me perds : que l’on songe
à la première audition d’une œuvre musicale, à la première lecture
de certains poèmes, et même au premier contact avec une certaine
peinture. Et de plus, la réflexion sur la forme peut nous faire avancer
déjà dans la compréhension de la signification. D’abord parce que
le sens étant immanent au signe, l’analyse du signe donne accès
au sens. Ceci est vrai particulièrement des œuvres plastiques ou
musicales où le sens est vraiment immanent au langage esthétique,
tandis que le langage parlé tend toujours à revendiquer un sens
extérieur et conventionnel. Découvrir telle modulation musicale,
c’est déjà saisir telle inflexion du sentiment qui traverse l’œuvre;
les cadences de Bach sont la confiance et la force. Et il y a à cela une
484 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

autre raison qui d’ailleurs ne diffère pas vraiment de la première :


c’est que l’activité créatrice, dont l’examen manifeste les procédés en
analysant ses résultats, est précisément une activité qui ne se borne
pas à un faire à la fois intéressé et anonyme comme en principe l’acti¬
vité artisanale, mais une activité qui se prend pour fin, ou se propose
pour fin d’exprimer son auteur : en quoi l’art n’est pas une technique
comme les autres. Et c’est pourquoi les coups de pinceau de Van
Gogh disent déjà quelque chose du message de l’œuvre, comme la
minutie des primitifs flamands, comme la syntaxe d’un écrivain,
comme le choix que fait l’architecte de telle pierre ou de tel procédé
de construction. Ce qui n’empêche évidemment pas que la technique
ait des exigences et des traditions indépendantes de l’auteur, et qui
tiennent aussi bien à des nécessités physiques qu’à des nécessités
sociologiques, comme la technologie le montre assez; et c’est pour¬
quoi précisément un examen purement objectif de l’œuvre est tou¬
jours possible. Mais il y a dans les œuvres authentiques une certaine
façon d’assumer la technique, et parfois de la réinventer, qui témoigne
de l’auteur et nous introduit dans l’univers des significations; au
vrai, il s’agit déjà de l’expression des sentiments vers laquelle se
dépasse toute réflexion. Mais il nous faut pour l’instant considérer la
réflexion sur les significations objectives. D’autant que la réflexion
sur la structure peut toujours s’arrêter à elle-même; nous pouvons
toujours considérer la structure uniquement comme structure, comme
le résultat d’une activité dont nous n’examinons que l’aspect tech¬
nique, ou aussi bien les conditions matérielles ou sociales qui la
déterminent. Et tant que nous en restons là, nous n’avons pas encore
compris l’objet esthétique; cette enquête qui peut donner la clé de
l’objet usuel, qui la donne assurément de l’ustensile, puisque nous
savons l’utiliser dès que nous savons comment il est fait, ne saurait
suffire pour un objet qui représente quelque chose d’autre.
C’est pourquoi l’œuvre sollicite aussi une réflexion sur ce qu’elle
signifie : elle est une apparence, dont il faut rendre compte; elle a
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 485

un sujet, qui veut être compris. Que veut dire le Dieu grec, avec
ce sourire distant qui déjà exprime moins la joie de celui qui a vaincu
les Titans que l’appréhension de celui qui pressent à l’horizon de
l’histoire la venue du Christ ? Que veut dire tel poème où les mots
sont si simples, si limpides, si accueillants, des mots de tous les
jours, et qui brusquement deviennent insolites ? Que veut dire cette
symphonie qui m’entraîne dans une aventure absurde et pourtant
doit avoir un sens ? Que veut dire Isée lorsqu’elle se dresse devant
Mésa : « Regarde-moi, je suis Isée ? » Que veut dire le hautbois
lorsqu’il fait entendre sa voix grêle ? Que veut dire ce jaune qui
retentit comme une fanfare dans un tableau de Van Gogh ? Observons
d’abord que la recherche est ici sans fin. Peut-être parce qu’elle est
sans objet : n’est-ce pas une gageure d’introduire le conceptuel dans
le sensible et de vouloir qu’une arabesque, une ligne mélodique, une
tache de couleur aient un sens ? N’ont de sens à première vue que
les arts du langage, dont la matière est chargée de pensés; et encore,
sitôt que le mot subit la métamorphose poétique, il cesse d’avoir
un sens que la réflexion puisse expliciter. Nous faisons d’autant plus
volontiers droit à cette objection que nous croyons que l’ultime
accès à l’œuvre est le sentiment; mais l’on ne s’y engage vraiment
qu'après avoir traversé l’épreuve de la réflexion. L’œuvre d’art pro¬
voque aussi l’intelligence, et l’on ne se défait pas si aisément de cette
provocation. Assurément, la réflexion est le plus a 1 aise dans les
arts du langage où les significations semblent demander leur expli¬
cation : depuis les plus anciens glossateurs, le commentaire des textes
est toujours un exercice privilégié. Mais peinture, musique ou danse
ont aussi leurs gloses : témoins ces programmes écrits parfois de
la main même du musicien ou du choréauteur pour leurs œuvres,
les débats des académies de peinture ou de sculpture, ou ces simples
mots de Van Gogh : « J’ai voulu représenter par les couleurs les
terribles passions humaines. »
Pourtant, cette réflexion sur le fond tend à perdre son objet
486 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dans la mesure même où elle est fidèle à son propos, qui est de passer
de l’apparence à la chose, de l’œuvre considérée comme apparence
à l’objet représenté, et par conséquent, de transcrire dans le langage
de la prose ce que l’œuvre dit dans son propre langage : entreprise
finalement vaine, puisque ce que dit l’œuvre ne peut être dit autrement
que par elle; l’immanence du fond à la forme interdit l’usage exclusif
de la relation apparence-chose. Aussi cette réflexion est-elle bientôt
relancée par une réflexion qui ne cherche plus à commenter, mais à
expliquer. Elle en vient à considérer l’objet esthétique comme une
chose de la nature, dont le sens est à chercher dans le contexte
postérieur ou antérieur : la signification du nuage, elle est dans la
pluie qu’il annonce, ou dans l’état antérieur de l’atmosphère qui le
prépare, et en tout cas dans ce à quoi l’objet renvoie comme à ce
qu’il implique; expliquer c’est déployer une implication (peu importe
ici que l'implication soit logique ou réelle, et que l’une soit ou non
irréductible à l’autre). Or, comme le sens de l’objet esthétique n’est
pas en avant de lui puisqu’il ne produit rien, il faut le trouver en
arrière; et la réflexion s’oriente vers la genèse du sens, considérée
tantôt logiquement — et elle cherche alors comment ce sens se déve¬
loppe à partir de certaines affirmations ou de certaines évidences,
par exemple comment la poésie de Mallarmé se déploie à partir d’un
certain sentiment du néant, ou les Concertos brandebourgeois à partir
d’une certaine conception de la suite, ou la peinture de Bosch à partir
d’une cosmologie alchimique, et tantôt chronologiquement — et
elle cherche alors à relier ce sens à une histoire qui peut être celle
de l’auteur lui-même ou celle de la culture dont il est l’héritier.
Ce second mode d’explication vient souvent relayer le premier :
le thème du néant chez Mallarmé renverra à une exégèse psychana¬
lytique, les images symboliques de Bosch à une tradition dont il
subit l’influence, la psychologie de l’auteur renvoyant à l’analyse du
milieu et inversement. L’œuvre apparaît ainsi comme surdéterminée;
ou plutôt chaque clé ouvre une porte sans qu’on pénètre jamais au
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 487

cœur de la place. C’est que par le commentaire littéral, et à plus forte


raison génétique, on neutralise l’expérience esthétique : ce qu’il y
a d’immédiat en elle est brisé, et proprement le charme est rompu.
L’œuvre, traduite en un autre langage, réduite à des circonstances
extérieures, est niée en ce qu’elle a de spécifique. On l’a quittée, et
il n’est plus possible de la retrouver à partir de ce qui n’est plus elle;
elle n’est plus qu’un objet naturel, qui n’a pas son sens en lui-même,
mais dans une histoire dont il est le produit. Il faudra orienter
autrement la réflexion pour la retrouver, et lui concéder à nouveau
le privilège essentiel de se suffire à elle-même et de porter en elle
son sens.

Si nous nous sommes ainsi séparés de l’œuvre, c’est pour avoir


voulu, en somme, la reconstituer, nous substituant à l’auteur. Mais
il y a une autre forme de réflexion qui nous ramènera au contact de
l’objet esthétique. De même que Kant distingue jugement déter¬
minant et jugement réfléchissant, on peut distinguer une réflexion
qui sépare et une réflexion qui adhère. La réflexion qui sépare, nous
venons de la voir à l’œuvre, et d’en voir les limites. Même l’analyse
de la structure qui semblerait relever d’elle uniquement, puisqu’on
en attend seulement qu’elle ait assez d’exactitude et de précision pour
rendre compte de l’apparence comme le plan de l’architecte rend
compte du monument, ou l’analyse musicale de la symphonie, nous
a paru dépasser les frontières d’une réflexion objectivante. Quant à
la compréhension du sens, elle suppose incontestablement une autre
forme de réflexion. Une réflexion où d’abord j’adopte une nouvelle
attitude à l’égard de l’objet. Ainsi avons-nous dit du jugement
réfléchissant qu’il nous mettait en question, non pas nécessairement
parce que nous réfléchissons sur nous-mêmes, mais parce que nous
nous tenons pour engagés par notre réflexion; en sorte que la
réflexion dépend alors de ce que je suis, et de la relation que j’institue
avec l’objet. Par la réflexion qui adhère, je me soumets à l’œuvre au
488 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

lieu de la soumettre à moi, je la laisse déposer son sens en moi.


Je ne la considère plus tout à fait comme une chose qu’il faut connaître
à travers l’apparence, en sorte que l’apparence jamais ne vaut et ne
signifie pour elle-même, selon l’attitude de la réflexion critique, mais
au contraire comme une chose spontanément et directement signi¬
fiante, même si je ne puis cerner cette signification : un quasi-sujet.
Et c’est parce qu’elle se réfère ainsi en sous-main à l’expression que
nous verrons la réflexion sympathique culminer dans le sentiment.
La différence des deux réflexions est bien d’abord dans cette
différence d’attitude; car les contenus de la réflexion peuvent être
les mêmes : je me demande toujours ce que signifient tels vers de
La jeune Parque, telle déformation anatomique dans un personnage
de Gauguin, tel groupement des danseurs dans une figure de ballet.
Mais je cesse de me le demander comme le physicien se demande
ce que signifie un déplacement des raies dans le spectroscope, c’est-
à-dire en cherchant l’action d’une cause, que ce soit l’intention de
l'auteur, l’influence d’une tradition, ou de toute autre circonstance
qui peut peser sur cette intention. Il se peut que j’invoque encore
l’auteur pour me livrer le sens de l’œuvre, mais ce n’est plus main¬
tenant un auteur distinct de son œuvre comme la cause l’est de l’effet,
un auteur dont la personnalité réelle et l’insertion dans une histoire
réelle pourraient offrir la clé de l’œuvre; c’est l’auteur que j’identifie
à l’œuvre, et qui rend moins raison de l’œuvre que l’œuvre ne rend
raison de lui, de sorte qu’en invoquant l’auteur j’explique encore
l’œuvre par elle-même. Et c’est là l’important : tout ce que je dis de
l’œuvre, je le dis en essayant de lui être fidèle, en cherchant en elle
la raison de ce qu’elle est. Aussi, si je pense encore à une genèse,
c’est maintenant à une auto-genèse : comprendre l’œuvre n’est plus
découvrir ce qui la produit, mais comment elle se produit et se déploie
elle-même. C’est peut-être de la même façon que nous comprenons
finalement le développement ou le comportement d’un vivant :
nous ne saisissons le phénomène propre de la vie qu’en comprenant
LA PROFONDEUR DE UOBJET ESTHÉTIQUE 489

comment elle repose sur elle-même et tire sa propre substance de


toutes les causes qui agissent sur elle, mais qui ne la déterminent
qu’à être elle-même. Mieux encore, c’est ainsi que nous comprenons
vraiment autrui : lorsque son acte nous paraît l’expression de son
être, lorsque nous cherchons en lui la manifestation d’une nécessité
existentielle, intérieure, une nécessité qui est tissée de sa propre
liberté, et non d’une nécessité extérieure qui le déterminerait du
dehors. Et comment cette saisie d’une auto-genèse est-elle possible ?
Par la participation, c’est-à-dire à condition que nous nous identifiions
assez à l’objet pour retrouver en nous ce mouvement par lequel il
est lui-même. Ainsi la compréhension d’autrui comme tel suppose
premièrement que je sois en quelque sorte consubstantiel à lui, loin
qu’il me soit radicalement étranger comme est l’objet matériel, et
secondement que je me sente intéressé à cette connaissance, que je
me lie assez étroitement à lui pour être sensible à l’affinité que j’ai
avec lui (1). Pareillement dans la Phénoménologie hégélienne, et aussi

(1) Cette sorte d’assimilation à autrui n’est pas exactement une identification.
Husserl, qui l’appelle « accouplement » dans « l’apprésentation assimilante »,
ajoute que l’autre, en tant qu’apprésenté, « ne peut jamais être réellement présent »,
(Méditations cartésiennes, p. 94), dans la sphère primordiale de ce qui m’appartient,
car je ne suis pas l’autre, et je ne saurais le penser que « comme quelque chose
d’analogue à ce qui m’appartient » (p. 97) ; mais c’est par cette « modification ana¬
logique de mon moi » qu’il peut m’être apprésenté, et « qu'une autre monade se cons¬
titue dans la mienne » (Husserl veut ici sauver à la fois le caractère originel et direct
de la lecture d’autrui, et l’altérité fondamentale d’autrui : je le connais comme
autre, mais comme autre moi ; il est une « modification intentionnelle de mon moi »
(p. 99), et c’est sur le fondement du moi que je le connais comme autre). Husserl
note lui-même que c’est de la même façon que m’est donné mon passé : « il se forme
dans mon présent vivant », mais « il le transcende comme sa modification, de même
que l’autre que j’apprésente transcende mon être propre, c’est-à-dire ce qui m’appar¬
tient d’une manière primordiale ». Et peut-être faudrait-il étendre l’idée au passé,
de l’histoire ou de la vie, qui n’est pas plus moi que ne l’est autrui, « mais qui est
ma modification, un autre moi » (p. 98). En tout cas, je suis associé à autrui dans la
connaissance même que j’en ai, non seulement en ce que cette connaissance est
mienne, mais en ce que c’est à travers moi que je le connais. 1/accouplement suppose
une ressemblance, une parenté. Mais cet engagement du moi dans la connaissance
49° L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

bien dans la Dynamique sociale de Comte, comprendre l’histoire, c’est


en retrouver l’écho en moi, être pleinement historique ou pleinement
vivant : il faut que je sois accordé sur elle, qu’elle ait quelque rapport
direct avec moi, que je l’aie vécue au moins par procuration, bref
que je résume et porte en moi l’humanité. Comprendre, c’est se sou¬
venir d’avoir été, c’est suivre l’objet en le retrouvant, et la garantie de
cette découverte est dans une sorte de complicité qu’elle rencontre en
moi.
C’est ainsi que procède devant l’objet esthétique la réflexion
sympathique, et l’on voit combien elle est proche déjà du sentiment,
sur lequel elle débouche et qui peut-être l’inspire. Elle n’est rien
qu’une attention fidèle et passionnée, par quoi je m’imprègne de
l’objet en me faisant consubstantiel à lui, et grâce à quoi l’objet
s’éclaire parce qu’il devient familier, et ma connaissance s’approfondit
parce qu’elle s’incorpore plus profondément à moi. Les questions
que nous posions : pourquoi ce trait, cette ligne mélodique, cet
ornement ? elles reçoivent maintenant une réponse, non plus par
la découverte d’une cause extérieure à l’œuvre, mais par le sentiment
d’une nécessité intérieure à l’œuvre. Une nécessité qu’il faut bien
appeler existentielle, car elle est analogue à celle que nous éprouvons
en nous lorsque nous nous sentons obligés, par le développement
même de notre être, à telle option ou tel jugement. Pourquoi Isée se
dresse-t-elle devant Mésa : Je suis Isée ? Précisément parce qu’elle
est Isée, parce qu’elle est cette affirmation vivante et provoquante,
cette audace impertinente et insouciante, cette manière de s’annoncer,
sans détour et sans scrupule, et de forcer les résistances comme peut
faire la grâce d’un Dieu qui dit aussi : Je suis celui qui suis. Pourquoi
ces monstres sur les toiles de Bosch ? Pour nous plonger dans un

d’autrui ne doit pas peut-être être compris seulement dans les perspectives trans¬
cendantales de l’intentionnalité : l'autre n’est pas seulement au terme d’une modifi¬
cation intentionnelle de ma visée, mais au terme d’une conversion de mon être.
Nous reviendrons sur ce thème des deux sens de l’ouverture.
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 491

univers magique ou prolifère l’horrible, un horrible patient qui doit


être recensé parce qu’il est tel par le détail plutôt que par la masse, et
que, loin que nous y basculions d’un seul coup par un bouleversement
de notre visée, il nous investit par une lente et minutieuse désagré¬
gation des choses familières. Pourquoi cette irruption du majeur
dans le dernier mouvement de la symphonie de Franck ? Pour nous
introduire dans la lumière. Pourquoi le chromatisme insistant de
Tristan et Iseult, sinon pour nous ensorceler, et nous mettre au ton
d’un amour absurde et véhément qui refuse le jour pour la nuit ?
Cependant la réflexion là encore ne cesse de ranimer le feu des ques¬
tions : pourquoi le crapaud plutôt que la tortue ? Pourquoi le chro¬
matisme, qui aussi bien a une autre fonction dans Les maîtres-chan¬
teurs, et les accords de neuvième plutôt que les accords de septième
de Monteverde ? Pourquoi ces mots dans la bouche d’Isée plutôt
que d’autres et sur un autre rythme ? Mais précisément la réflexion
esthétique doit consentir à son terme. Elle ne doit pas refuser l’évi¬
dence d’une nécessité qui se suffit à elle-même, et doublement :
d’abord parce que c’est la nécessité de l’œuvre telle qu’elle est, qui
interdit toutes les hypothèses sur ce qu’elle pourrait être; ensuite
parce que c’est une nécessité intérieure à l’œuvre qu’on ne saurait
expliquer en remontant indéfiniment la série, ou les séries, des causes.
Comprendre l’œuvre, c’est s’assurer qu’elle ne peut être autre qu’elle
est; et ce n’est pas une tautologie, car cette assurance ne peut nous
pénétrer que si nous nous sommes pénétrés de l’œuvre, assez pour la
laisser se développer et s’affirmer en nous et pour trouver dans cette
intimité avec elle la volonté de chercher son sens en elle. Car la
nécessité existentielle, répétons-le, ne peut être connue du dehors,
elle ne peut être éprouvée qu’en moi, si je suis capable de m’ouvrir
à elle. C’est la nécessité de 4’objet esthétique, mais il faut que je la
reconnaisse en moi.
Cette nécessité n’est point celle qui pèse du dehors sur toutes
choses au monde, c’est une nécessité par laquelle l’objet esthétique
492 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

se pose et s’affirme comme parfait et immuable, n’obéissant qu’à sa


propre loi. Elle lui confère un caractère inépuisable, dont la réflexion
découvre qu’il est incomparable. Inépuisable en un sens est tout objet
perçu dont la saisie est toujours relative à un point de vue déterminé,
et dont l’apparence est toujours complétée par l’imagination, en sorte
que chaque visée en appelle à une multiplicité d’autres visées, et que
le possible est toujours à l’horizon du réel. Cette indétermination
du donné appartient bien à l’objet esthétique, qui est toujours objet
perçu, et dont la perception n’est jamais achevée, mais elle ne suffît
pas à le caractériser. Ce n’est pas non plus l’inépuisable des déter¬
minations ontiques, par quoi l’objet est dépendant de tout l’univers,
insaisissable par la multiplicité des relations qui le constituent. Car
ceci est vrai de l’objet matériel qui est le support de l’objet esthétique,
mais auquel l’objet esthétique ne s’identifie jamais : la cathédrale est
bien cette masse de pierre livrée à l’érosion comme n’importe quel
tas de cailloux, mais elle est aussi quelque chose d’autre, une idée
incarnée pour laquelle la piefre n’est qu’un moyen d’apparaître; et
c’est la perception même qui nous en instruit et nous interdit de
réduire l’objet esthétique au statut d’un objet quelconque : la per¬
ception naïve est plus sage que l’entendement, car elle nous avertit
de ce que l’objet esthétique a de solide ou, lorsqu’il est évanouissant
comme dans les arts temporels, de consistant et d’organique, et d’irré¬
ductible à la contingence des relations extérieures. Ces deux inépui¬
sables sont quantitatifs ou, en termes bergsoniens, extensifs. On peut
aussi bien les dire négatifs, puisqu’ils indiquent à la fois la finitude
de la connaissance sensible, incapable de coïncider avec son objet, et
la finitude de l’objet, qu’il faut joindre à l’univers pour déterminer
entièrement. Ils définissent par là certains aspects de l’objet, son
altérité et son extériorité, ou si l’on préfère son extériorité à la
conscience percevante et son extériorité à soi-même. Mais ces carac¬
tères, loin de convenir à l’objet esthétique comme tel, trahissent la
proximité essentielle qu’il a avec la conscience et la cohérence orga-
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 493

nique qui fait de lui un quasi-sujet. Car ils définissent seulement la


situation de l’objet par rapport au regard qui se pose sur lui, ou par
rapport aux autres objets qui composent avec lui le réel; ils caracté¬
risent l’être de l’en-soi qui ne peut être en-et-pour-soi, et qui demeure
toujours rebelle à l’intelligibilité de l’essence et à la suffisance de
l’idée. Mais il y a un autre inépuisable par excès et non par défaut,
dont nous approchons lorsque nous pensons à la multiplicité des
interprétations possibles d’un même objet; car cette multiplicité a
un sens positif, elle atteste la richesse de l’objet; s’il y a défaut, il est
seulement encore dans notre connaissance, qui ne peut s’expliciter
rationnellement. D’autant qu’il ne s’agit pas, comme au plan de la
perception, d’un indéfini de visées toujours partielles et qui appellent
un complément, dont aucune ne peut être vraie parce qu’il est vain
de chercher la vérité au niveau de l’apparence lorsqu’en même temps
on définit l’apparence par sa relativité. Il s’agit plutôt d’une pluralité
de significations qui sont, plus que des perspectives prélevées sur
l’objet, des expressions totales de cet objet. Dans la mesure pourtant
où ces significations sont encore des points de vue, discernés par
l’intelligence, sur l’objet, comparables aux points de vue de la per¬
ception, elles attestent encore l’extériorité de l’objet, et qu’il est
irréductible à l’intelligence comme il l’était au regard. Mais dans la
mesure où ces points de vue représentent un effort pour saisir la
nature même de l’objet, leur concours atteste déjà sa profondeur,
une profondeur qui n’est pas seulement l’opacité de l’en-soi, mais la
plénitude d’un sens. Et en effet si l’objet esthétique est inépuisable,
c’est finalement par sa profondeur : il n’existe pas à la manière de la
chose dont on ne peut faire le tour d’un seul regard, mais à la manière
d’une conscience dont on ne peut atteindre le fond. La profondeur
physique est encore une image trompeuse, pour autant qu’elle invoque
une mesure, et l’extension. L’objet esthétique est profond parce qu’il
est au delà de la mesure, et qu’il nous oblige à nous transformer
pour le saisir : ce qui mesure la profondeur de l’objet, c’est la profon-
M. DUFRENNE 32
494 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

deur d’existence à laquelle il nous convie; sa profondeur est corré¬


lative de la nôtre.
Cette corrélation est caractéristique du sentiment qui culmine
l’expérience esthétique. Et l’on peut décrire ce sentiment en expli¬
quant cette corrélation, en montrant comment l’homme se fait pro¬
fond et comment, en retour, l’objet lui apparaît profond. Nous y
gagnerons de vérifier ce que nous avons suggéré à maintes reprises
sur l’être de l’objet esthétique, car sa profondeur ne peut se saisir
que comme le corrélât, mais aussi comme l’image, de la profondeur
spirituelle. Arrêtons-nous donc un peu sur cette notion de pro¬
fondeur.

IL — Le sentiment comme être-profond

C’est en effet à l’image de la profondeur humaine que nous


éprouvons la profondeur des choses. Un bois profond, une eau pro¬
fonde, ils nous attirent parce que nous avons l’impression d’une vérité
à découvrir, d’un secret à ravir au cœur de l’objet : quelle faune
étrange hante le fond des mers ? Quel château enchanté se dissimule
dans le bois dormant ? Éternelle séduction du caché. Mais le caché
n’est point l’inattendu, l’extraordinaire auquel on se heurte au tour¬
nant de la route; cet inattendu peut susciter les plus vives émotions,
il est sans prestige, si grand que soit son pouvoir. Le caché, c’est
l’inattendu que l’on attend, que l’on convoite au terme d’une longue
exploration, la récompense promise aux héros de l’aventure. Ces
animaux d’un autre monde qui peuplent les aquariums, le curieux
qui les regarde sait bien qu’ils ne sont plus pour lui ce qu’ils étaient
pour l’audacieux qui les a arrachés aux profondeurs marines, ce qu’ils
seront pour qui les contemplera à travers le hublot du bathyscaphe.
Le caché n’a de prix que par la provocation qu’il lance, et le courage
de qui relève le défi; peut-être y a-t-il toujours du sublime dans le
caché. Et le courage est précisément une première manifestation de
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

la profondeur en l’homme, et M. Le Senne rappelle justement qu’il


est l’âme de toute vertu : il s’éveille au goût de l’aventure, qui est le
désir inexplicable d’un objet absent; et il se confirme dans son acte en
procédant d’une résolution étrange, qui elle aussi vient de plus loin
que les mouvements spontanés de la colère ou de la peur; car s’il
y a de la colère comme le rappelle Platon, et peut-être de la peur,
comme le suggère Alain, dans le courage, il y a plus aussi : une déci¬
sion et une fidélité qui procèdent de la liberté, et par quoi la conver¬
sion de l’homme en héros est inexplicable. Ainsi la profondeur comme
siège du caché fait appel à la profondeur en l’homme; et c’est pour¬
quoi elle n’est pas simplement extensive : le profond n’est pas le
plus lointain, mais le plus difficile. De même que c’est pour une intel¬
ligence capable d’essayer toutes les hypothèses qu’il y a de l’inépui¬
sable dans l’objet intellectuel, c’est pour le courage qu’il y a du caché,
et pour l’homme profond de la profondeur.
Essayons de voir d’un peu plus près en quoi consiste la profon¬
deur de l’homme (i); la distinction du superficiel et du profond est
bien un fait d’expérience : nous savons très bien peser un homme,
mettre en jeu une physique spirituelle des graves et des légers, saluer
la profondeur d’un caractère ou d’un acte, aussi bien que d’une
idée. Mais la réflexion peut faire dégénérer cette expérience spontanée
en un certain romantisme du profond. Et il faut se garder d’identifier
le profond avec le caché ou l’involontaire, c’est-à-dire avec le passé
et l’incotlscient. A cet égard, la psychologie des profondeurs offre
autant de pièges qu’elle apporte de vérités. Le passé semble bien en
effet un gage des profondeurs : la nuit où il s’enfonce est celle d’un
paradis perdu, dont le souvenir fabuleux hante les Genèses, jusqu’à
Proust. Et il est incontestable que le passé nous touche, et parfois,
lors de certaines expériences privilégiées, plus vivement que nous

(i) Encore une fois, nous n’avons à définir cette profondeur de l’homme que
pour le double rapport qu’elle entretient avec la profondeur de l’objet : elle en
conditionne la saisie, et elle en illustre la notion.
496 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

n’osons l’avouer. Le retour au pays natal — élégie ou épopée —


c’est le pèlerinage aux sources : nous nous joignons à nous-mêmes,
notre émotion nous en assure. Mais ce qui est affecté de cette pro¬
fondeur, ce n’est peut-être pas le passé comme tel, mais l’expérience
que nous faisons, à l’occasion d’une certaine perception qui nous
présente les témoins de notre passé, de nous relier à ce passé et de
nous identifier à ce que nous avons été. Triple expérience : d’une part
nous faisons bloc avec nous-même, nous sommes un malgré la
dispersion temporelle. D’autre part, nous nous lestons de notre
passé; par une expérience inverse de celle du Voyageur sans bagages,
nous sommes assurés de notre substantialité, et sans que ce poids
de passé qui nous leste nous fasse couler dans l’en-soi, car la totalité
de notre passé n’est pas une positivité de chose, mais l’affirmation
d’une existence. Enfin, nous éprouvons à la fois l’irrésistible écou¬
lement du temps, et que cependant quelque chose en nous est invul¬
nérable au temps, parce que notre passé non seulement n’est pas aboli,
mais ne nous est pas étranger. Ainsi expérimentons-nous la dimension
de l’intériorité, par quoi nous avons une profondeur, ce pouvoir
que nous avons de nous joindre à nous-même et, dans le temps,
d’échapper au temps, en fondant un temps nouveau par la fidélité au
souvenir et à la promesse. Mais ce n’est pas le passé par lui-même qui
est profond ; il n’est pas même émouvant, car ce qui m’émeut, c’est la
rencontre du passé et du présent en moi, et peut-être aussi le caractère
soudain et imprévu de cette rencontre que les hasards de la vie peu¬
vent me ménager. Le profond est donc dans l’usage que j e fais du passé.
Et de même qu’il n’est pas quantitatif, il n’est pas extensif.
S’il faut le référer au temps, c’est au temps considéré comme tensio,
et non comme extensio, c’est-à-dire à l’instant. La profondeur en
l’homme commande au temps, au lieu d’être commandée par lui.
L’irréparable écoulement des instants n’est plus qu’une occasion
d’évoquer le passé pour en modeler le visage et d’engager l’avenir.
L’instant qui passe, s’il a lui-même quelque profondeur, c’est-à-dire
LA PROFONDEUR DE L'OBJET ESTHÉTIQUE

si j’y suis tout entier présent et le consacre par cette présence, il ne


passera pas : il est passé en moi, il est devenu comme une origine au
bénéfice de laquelle je suis désormais. Et l’on rejoint par là les ana¬
lyses de M. Marcel (i), montrant que le profond brouille le temps,
et aussi bien l’espace, plutôt qu’il ne les respecte; plus exactement, il
figure l’éternité dans la mesure où le maintenant et le alors tendent à
se confondre, comme aussi bien le proche et le lointain, l’ici et
Tailleurs. M. Marcel invoque l’exemple des enfants qui semblent être
en quête d’un ici absolu, lorsqu’ils cherchent des abris secrets, on
dirait une patrie métaphysique. Nous pourrions invoquer de même
l’exemple des mythes, vers lesquels remonte toujours l’imagination
primitive, et qui ne s’inscrivent pas dans le temps du monde, mais
dans un passé absolu : il était une fois... temps qui n’a pas d’ancêtres,
fnais qui a une postérité, temps originel, que le temps du monde ne
cesse de répéter (2). C’est un peu de la même façon que les roman¬
ciers anglais, dont on trouve un écho imprévu dans La nausée de
Sartre, décrivent la recherche des instants parfaits, et il n’est pas indif¬
férent que ces instants parfaits soient marqués par une expérience
esthétique. Ainsi faut-il tenir bon deux affirmations : d’abord que si
le profond a quelque rapport au temps, ce n’est pas simplement
au passé comme tel. Le prestige du passé résiste sans doute à l’analyse,
parce qu’en lui se mêlent l’idée d’origine comme lointain et l’idée
d’origine comme ressort, ou si Ton veut l’idée de commencement
comme premier et de commencement comme absolu : comme si le
lointain temporel illustrait et cautionnait la profondeur de l’instant
(Cette confusion même, peut-être procède-t-elle de ce que M. Alquié
appelle le « désir d’éternité », c’est-à-dire le désir d’échaoper au
temps, qui lui-même procède de la nostalgie de l’achèvement : il
est bien vrai en ce sens que le pour-soi veut être en-soi et que le recours

(1) Note sur la profondeur, Fontaine, avril 1946.


(2) Cf. Van der I,euwe, L'homme primitif et la religion, p. 100 sq.
49 8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

au passé est une façon de s’assurer de son être dans la sécurité de


l’irrévocable.) Ensuite le profond ne peut être rapporté à l’instant,
que dans la mesure où cet instant est plein de moi, prélevé sur un
temps que je suis, non sur un temps dans lequel je suis. C’est dire
que le profond se réfère essentiellement à moi, à la plénitude et à
l’authenticité de mon être, et n’est dans le temps que pour autant que
le temps est moi.
Mais il faut encore purifier l’idée du profond en moi, et distinguer
profond et caché (ou inconscient) comme nous venons de distinguer
profond et lointain, les deux thèmes du caché et du lointain étant
d’ailleurs proches parents. Il y a bien en moi une profondeur de ce
que je suis par nature, que la psychologie, la biologie, la génétique
peuvent explorer : mon inconscient, mon hérédité, ma race, tout
ce que charrie le fleuve de sang dont parle Rilke, il y a là des soubas¬
sements de moi-même qu’il faut bien éclairer et auxquels je dois
consentir. J’éprouve à me pencher sur cet abîme le même vertige que
l’alpiniste au bord de la crevasse, l’explorateur à l’orée de la forêt
tropicale. Mais, outre que cette profondeur des racines du moi
n’apparaît qu’à qui l’assume, comme la fascination des descentes
aux enfers ne s’exerce que sur l’homme décidé à affronter les périls
et à percer les secrets, peut-être n’est-ce pas là la vraie profondeur,
qui réside dans ce que nous faisons, non dans ce que nous sommes.
Mon passé, ma race, cette lointaine ascendance où je suis joint aux
formes primitives de la vie, c’est bien moi; mais cette identification
ne pose un problème fascinant que si je suis en même temps autre
chose, ne fût-ce que la conscience que j’en prends; car si je ne suis
qu’un carrefour de hasards, un produit de séquences qui se perdent
dans l’indéfini, un moment de l’histoire naturelle, toute profondeur
s’efface (i). Il faut que je m’étonne d’être cela parce que je me sais

(i) Ainsi une cosmologie peut bien reculer vertigineusement l’horizon de l’espace
et du temps : il n’y a rien là qui me touche comme profond dans cette cavalcade
des âges ; ce n’est qu’une manipulation de zéros jusqu’à ce que, soudain, je me sente
LA PROFONDEUR DE L'OBJET ESTHÉTIQUE

irréductible à cela. Cela n’est profond que pour un être qui tient
d’ailleurs sa plus authentique profondeur. D’où la tient-il ? Du
pouvoir d’être soi, de mener une vie intérieure dont le rythme ne
soit pas soumis aux hasards extérieurs. A cette vraie profondeur, la
profondeur de l’objectivité est doublement subordonnée : non seu¬
lement elle doit être reconnue par le soi, mais elle doit être intégrée
à lui; le passé, de l’individu et même de l’espèce, est finalement
découvert en moi-même, sans quoi il n’est qu’une suite anonyme
d’événements qui me laissent indifférent.
Pareillement, si la psychologie doit mettre l’accent sur les expé¬
riences infantiles, ce n’est pas parce qu’elles sont infantiles, c’est
parce qu’elles sont décisives, parce que l’homme en effet répète
l’enfant comme le primitif répète la tradition ancestrale. Nous
sommes autorisés à chercher le profond au passé parce que nous
pouvons alors vérifier qu’il était gros d’un avenir. Mais le présent
peut le recéler aussi bien, s’il ébranle en nous une onde temporelle,
si quelque chose de nous s’y dessine et s’y décide; il ne suffit pas
que l’expérience se grave en nous comme un souvenir indélébile, il
faut qu’elle nous transforme et oriente notre avenir. Un enfant battu
devant la borne d’un champ, selon l’usage que rapporte Montaigne,
se souviendra toujours de l’emplacement de la borne : rien de profond

intéressé et pris à parti par elle ; je découvre alors qu’au fond c’est de moi qu’il
s’agit. Non d’un moi-objet qui serait le résultat présent d’une immense évolution,
comme la montagne est le résultat d’un retrait de la mer ; mais du moi que je suis,
et qui se trouve inexplicablement lié à ces aventures du monde minéral ou animal, et
les éprouve comme son propre destin (Le voyage au centre de la terre, de Jules Verne,
rassemble tout cela : descente dans les entrailles du globe, résurrection du passé,
profondeurs mêlées du temps et de l’espace affrontées par l’explorateur comme un
destin présent). De même le silence étemel des espaces infinis n’est pas effrayant
pour l’astronome qui aligne ses calculs ; mais il l’est, quoi qu’en ait dit Valéry, pour
le philosophe qui se pense en situation, et se sent concerné et comme visé par cette
immensité muette. Des deux deviennent profonds pour qui se mesure à eux et se
perd en eux ; l’homme est centre de référence du profond, comme il l’est des deux
infinis.
500 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

là dedans; mais que l’enfant soit éveillé par cette correction au sen¬
timent de l’injustice ou de la cruauté, ou à des sentiments plus
ambigus comme Jean-Jacques chez Mlle Lambercier, qu’un nouvel
aspect du monde se révèle par là à lui et qu’un nouvel aspect de la
personnalité se développe, ceci est profond, parce qu’il ne s’agit plus
de l’enregistrement passif d’un souvenir, mais d’une destinée qui
se joue, et de quelque chose qui commence. Ici encore on est tenté
de transcrire le qualitatif en quantitatif : serait profond ce qui atteint
un grand nombre d’états, comme une idée est profonde lorsqu’elle
détermine tout un système intellectuel, ou une passion lorsqu’elle
colore un grand nombre de pensées ou suscite un grand nombre
d’actes. Cependant, la profondeur ne se laisse pas mesurer au nombre
d’actes qu’elle engendre ou qu’elle inspire; elle n’a cette postérité
que parce qu’elle est d’abord une certaine qualité du vécu, une façon
de vivre dont le sentiment est la meilleure illustration.
Être profond, c’est se situer en un certain plan où l’on devient
sensible par tout son être, où la personne se rassemble et s’engage.
On le comprend par contraste avec ces manières d’être indifférentes,
détachées, superficielles, où le sujet n’est pas vraiment soi; c’est
alors qu’il vit au gré de l’instant, sans projets et sans mémoire, dans
un temps qui n’est que succession et non reprise et engagement,
comme ses actes ne sont que mouvements, justiciables de la causalité
qui est l’ordre de ce temps. Être profond, c’est refuser d’être chose,
toujours extérieur à soi, dispersé et comme écartelé dans la consom¬
mation des instants. C’est se faire capable d’une vie intérieure, se
rassembler en soi et acquérir une intimité; ce qu’indique bien le mot
conscience, comme M. Pradines l’a remarqué : émergence d’un pour-
soi, non comme pouvoir de négation, mais comme pouvoir d’af¬
firmation.
Cette profondeur appartient au sentiment, et singulièrement au
sentiment esthétique. C’est par elle que le sentiment se distingue de
la simple impression, et que c’est lui et non pas elle qui est le répon-
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

dant de l’expression dans l’objet. Le seul gage de profondeur que ne


puisse donner apparemment le sentiment esthétique, c’est la persé¬
vérance ; mais d’abord il compense le pouvoir de durer par la pléni¬
tude de l’instant; et ensuite on pourrait montrer que, même s’il ne
manifeste pas sa persévérance au dehors par des actes, ses ondes ne
s’amortissent que lentement, et c’est par là que notre goût se forme
et mûrit. En tout cas, le sentiment esthétique donne les autres signes
de la profondeur. Il implique d’abord cette présence totale du sujet
à qui l’objet n’est présent que parce qu’il est lui-même présent. Tant
que j’exerce seulement mon jugement, je me détache de l’objet, je
me fais impersonnel : la réflexion sépare. Devant l’objet esthétique,
au contraire, je ne suis ni une pure conscience au sens d’un cogito
transcendantal, ni un pur regard parce que ce regard est lourd de
tout ce que je suis. L’objet esthétique n’est vraiment à moi que si
je suis à lui : on le voit bien par contraste avec l’expérience de ces
spectateurs qui ne lui accordent qu’un regard rapide et superficiel,
qui ne comprennent rien parce qu’ils sont absents. Le sentiment
esthétique est profond parce que l’objet m’atteint dans tout ce qui
me constitue; mon passé est immanent au présent de ma contem¬
plation, il est là comme ce que je suis : non le résultat d’une histoire
qui ferait de moi le terme d’une séquence causale, mais le siège d’une
durée où je suis joint à moi-même; ce passé que je suis donne une
densité à mon être et une pénétration à mon regard. Comment
sentirais-je la musique si je n’étais qu’une oreille instantanée, si mon
oreille n’était pas formée, et, davantage, si je ne laissais pas les sons
retentir et trouver un écho dans ce moi que je leur offre ? Cela ne veut
pas dire que telle mélodie va ranimer en moi telle tristesse, conjurer
tel amour, éveiller tel regret, évoquer telle suite de pensées, car je
cesserais alors de l’entendre, comme il arrive trop souvent. Mais
cela signifie que tous ces événements de mon passé sont devenus moi,
et qu’en écoutant la mélodie je consens à être ce moi au lieu de vivre
en surface de moi-même. C’est en un sens analogue que, pour etre
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

vraiment présent au monde de Shakespeare ou de Balzac, il faut,


comme on dit, avoir vécu : non que j’aille confronter l’œuvre avec
telle expérience que j’ai faite et que je ranimerais, au point qu’il me
faudrait avoir été meurtrier pour comprendre Macbeth, père infor¬
tuné pour comprendre Lear ou Goriot; c’est au contraire l’œuvre
qui m’apprendra ce qu’est la perversion du vouloir chez le meurtrier
ou le déchirement chez le père, mais c’est à condition que je participe
à elle; et cela suppose quelque chose de vulnérable en moi, l’épaisseur
substantielle et pourtant non matérielle du moi profond. Plus j’of¬
frirai de prise à l’œuvre, et mieux je la sentirai; c’est pourquoi l’expé¬
rience que j’ai acquise n’est pas indifférente, non point parce qu’elle
m’instruit du sens de l’œuvre, mais parce qu’elle permet à l’œuvre
de m’instruire en donnant au moi plus de profondeur et à l’œuvre
plus de prise sur moi (x).
Si le sentiment esthétique est profond parce qu’il nous rassemble,
il l’est aussi parce qu’il nous ouvre, car la vie intérieure n’égare pas
le sujet dans les méandres brumeux de la rumination subjective; elle
se manifeste par des actes, et n’est rien qu’une certaine qualité de
ces actes lorsqu’ils cessent d’être des réponses sans âme aux sollici¬
tations du milieu; et dans l’expérience esthétique, elle se manifeste
avant tout par son pouvoir d’ouverture. Être profond, c’est être
disponible; et c’est du même mouvement que je m’ouvre à l’objet.
Transcendantalement déjà, nous ne pouvons ouvrir un monde et
nous ouvrir à ce monde que d’un même mouvement : il y a réciprocité
entre l’intentionnalité et l’être-soi. Cette réciprocité joue ici à un
autre niveau : l’être-soi désigne non plus le pur rapport à soi consti-

(i) C’est là une forme du phénomène de l’attention : lorsque je suis attentif à


une idée ou à un objet, c’est que je suis sensibilisé à eux par mon passé de savoirs ;
nous retrouvons id ce que nous avons dit de la mobilisation des savoirs par l’ima¬
gination au plan de la représentation. Mais si nous appelons sentiment l’attention
à l’objet esthétique, c’est que, en même temps que ces savoirs, mes expériences
affectives sont aussi présentes, et ce n’est pas seulement l’intelligence qui est sen¬
sibilisée.
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

tutif d’un je pense, mais la substance du moi profond; et l’intentio-


nalité n’est plus visée de, mais participation à. Et en effet, m’ouvrir
ici ce n’est pas seulement être conscience de, c’est m’associer à. Le
sentiment est communion où j’apporte tout mon être; la nécessité
de cette participation à l’objet esthétique, nous l’avons vue à tous
les plans; mais il ne s’agit plus seulement de cette participation
imaginative, par laquelle nous donnons une quasi-réalité à l’objet
représenté précisément pour en avoir une représentation vivante; il
s’agit d’accéder à une intimité avec ce qu’exprime l’objet. Il ne s’agit
plus de feindre que Hamlet est réel pour nous intéresser à ses aven¬
tures, il s’agit de nous faire présents au monde de Hamlet, de nous
laisser toucher et envahir par lui. Le sentiment est donc profond
par cette espèce de générosité, cette confiance qu’il fait à l’objet, et
qui ne va pas sans ferveur (car l’homme profond est celui qui est
capable de faire crédit à autrui, et qui découvre en lui une dimension
cachée à ses actes : une noblesse à ce qui semble vil, une grandeur à
ce qui semble petit, et en tout cas une personnalité à ce qui semble
anonyme, et une liberté à ce qui semble déterminé). Il y a même de
l’amour, et nous y reviendrons, dans l’attitude esthétique : l’amour
n’est-il pas cette attente d’une conversion par l’attention à l’autre,
à ce qu’il est et à ce qu’il exprime ?
Mais ceci n’est possible que parce que le sentiment nous permet
de lire ces expressions. C’est peut-être le suprême garant de sa pro¬
fondeur qu’il soit intelligent comme l’intelligence ne peut l’être :
sans se forcer, précisément parce qu’il est ouverture et attention.
L’objet lui est transparent, non point de la transparence des idées
claires qui sont telles, comme dit Leibniz, « si j’ai par elles la possi¬
bilité de reconnaître l’objet qu’elles représentent », mais de la trans¬
parence d’un signe qui est sa signification, d’un sourire qui est la
tendresse ou d’un motet qui est la piété. L’intelligence de l’expression
esthétique est d’autant plus vive que notre présence est plus pleine
et par conséquent notre sentiment plus riche. L’enfant connaît la
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tendresse dans les bras tendus de sa mère, mais toute sa réponse est
dans son abandon à l’étreinte. L’homme connaît la tendresse dans
un andante de Mozart — cette nuance singulière de tendresse qui
est un sourire à travers les larmes, une allégresse qui a traversé on
ne sait quelles épreuves, sans se perdre en elles — parce qu’il lui offre
dans sa propre profondeur un aliment substantiel comme on offre
à la flamme un bois compact. Il pénètre le sens aussi directement,
mais ce sens est plus riche parce qu’il le vit plus profondément; et
c’est pourquoi il peut le recueillir en lui au lieu d’y répondre acti¬
vement et de se perdre dans cette réponse.
Ainsi, la profondeur du sentiment esthétique se mesure à ce qu’il
découvre dans son objet. C’est sur cette profondeur de l’objet qu’il
nous faut maintenant revenir; nous en avons esquissé déjà la notion,
au moins négativement, en montrant que la réflexion ne pouvait
épuiser le sens de cet objet; il nous reste à la comprendre comme
corrélative de la profondeur du sentiment.

III. — La profondeur de l’objet esthétique

Si l’on veut définir la profondeur de l’objet esthétique, il faut


d’abord, comme pour la profondeur de l’homme, l’opposer à ce
qu’elle n’est pas. Et en premier, il faut purifier ou abandonner les
deux thèmes du lointain et du caché. L’objet esthétique n’est pas
profond parce que lointain, ou parce que quelque chose en lui appar¬
tiendrait au passé; ni l’exotisme, ni l’antiquité ne lui sont une caution.
Si nous prisons l’antique, c’est pour plusieurs raisons qui ne valent
pas esthétiquement. La première, c’est que nous avons quelque
plaisir à reconstituer une histoire; nous avons le goût de l’histoire,
et nous sommes reconnaissants aux objets qui peuvent alimenter
ce goût. Ceci peut aller jusqu’à une étrange superstition : c’est que là
date est une propriété intrinsèque de l’objet et possède une vertu
propre. Ce qui est vrai,, c’est que la date indique souvent le style,
LA PROFONDEUR DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 5°5

et par conséquent nous donne d’intéressantes informations sur la


nature de l’objet et sa £>lace dans l’histoire esthétique. Mais on ne
saurait oublier qu’en droit c’est le style qui permet de dater et d’ins¬
tituer une chronologie, et non la date qui permet de percevoir le
style; en fait cependant, comme la perception esthétique a besoin
d’être avertie et instruite, c’est souvent la date qui nous alerte et
nous permet de mieux voir l’objet ou d’exercer au moins sur lui la
réflexion critique. Une seconde raison, et du même ordre, c’est que
l’ancienneté est par elle-même une recommandation dans la mesure
où elle assure que l’objet, pour venir jusqu’à nous, a dû être porté
par une longue admiration; de même que notre perception se cherche
des points de repère et des auxiliaires, notre goût se cherche des
ancêtres qui le justifient : l’ancienneté est un gage pour notre juge¬
ment. Mais elle est aussi, et c’est la troisième raison, un gage pour
l’objet même : qu’il ait traversé les âges et résisté au temps, n’est-ce
point le signe de sa solidité en même temps que de son emprise ?
Longévité est signe de santé. Toutefois, si ces raisons expliquent le
prestige du lointain, elles n’autorisent pas à mesurer la valeur intrin¬
sèque de l’objet esthétique à son âge. Elles suggèrent d’ailleurs que
l’important est moins d’être chargé de temps que de résister au temps.
L’objet esthétique n’est historique que pour une réflexion critique;
en lui-même, il tend à échapper à l’histoire, à être non pas le témoin
d’une époque historique, mais la source de son propre monde et de
sa propre histoire.
Le profond esthétique n’est pas davantage le caché. Du lointain
au caché, il n’y a d’ailleurs qu’un pas. Mais nous venons de dire que
le lointain ne qualifie en l’objet esthétique que ce qui est nature, voué
au temps ; le caché ne pourrait également qualifier en lui que ce qui
est contenant, au sens où l’on dit : il y a en lui un secret. L’invoquer
serait nier la loi fondamentale de l’objet esthétique, qui est l’adéqua¬
tion de l’apparaitre à l’être; et ce serait en même temps trahir, en
l’alourdissant d’un contenu opaque, son intériorité, qui n’est telle.
JO6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

comme il est vrai aussi de la conscience, qu’en s’extériorisant. Cepen¬


dant, il y a deux aspects de l’objet esthétique qui viennent relancer
et semblent justifier cette idée du caché : il est souvent étrange, et
difficile.
Or, si le profond a souvent quelque étrangeté, c’est qu’il n’est
tel qu’à condition de nous dépayser, de nous arracher aux habitudes
qui sont le corps du moi superficiel pour nous mettre en face d’un
monde neuf qui veut un regard neuf. Lorsque l’objet esthétique n’est
pas capable de nous surprendre et de nous transformer, nous ne
pouvons lui faire pleinement droit : il est encore pour nous comme
un objet usuel avec lequel nous sommes quittes dès que nous lui
avons accordé la réponse distraite de nos habitudes et que nous
l’avons intégré à notre zone d’action. Ainsi d’un tableau dont nous
nous détournons dès que nous en avons identifié le sujet, comme si
sa fonction n’était rien d’autre que de représenter ce sujet; ou d’une
musique que nous n’écoutons que pour lui accorder nos pas, comme
si sa fonction n’était que de faire marcher ou danser, ou simplement
de créer un fond sonore à nos mouvements et à nos rêveries; ou
encore d’une céramique que nous n’utilisons que comme récipient
ou du poème que nous lisons comme un texte de prose. L’on sait
avec quel zèle l’art moderne s’applique au contraire à étonner : c’est
un des témoignages les plus sûrs de la conscience qu’il prend de
lui-même. Sans doute l’étonnement peut être provoqué sans scandale,
et sans que violence soit faite à la logique immanente aux perceptions :
l’objet esthétique peut nous toucher et nous convertir à l’attitude
esthétique simplement par l’espèce de tranquille nécessité avec
laquelle il s’impose à nous : un portrait de Clouet, une fugue de
Bach, le fronton d’un temple grec découragent aussitôt nos habi¬
tudes perceptives et nous imposent le respect simplement par le
caractère souverain de leur présence, et par cette interrogation muette
qu’ils font peser sur nous. De plus, provoquer l’étonnement ne
saurait en aucun cas être une fin, une fin qu’il n’est que trop facile
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

d’atteindre. Ce qui distingue l’art authentique de sa parodie, c’est


que la volonté d’étonner y reste au service de la volonté de signifier,
et que l’étrange aiguise l’attention. Alors l’étrange n’est pas l’arbi¬
traire : il peut paraître tel par rapport aux habitudes que nous
contractons à l’égard des objets usuels et qui s’érigent légitimement
en normes de l’action quotidienne; mais il paraît nécessaire par
rapport à la conscience que nous prenons de l’objet esthétique. En
place des réactions ordinaires qu’il déconcerte, il éveille en nous le
sentiment d’une nécessité intérieure à l’objet qu’il faudra sentir à
défaut de comprendre. Ainsi la surprise semble n’être qu’un premier
moment, indispensable pour purger la perception et la conduire au
désintéressement requis. Et pourtant elle est plus que cela. En effet,
comparé avec l’étonnement par quoi commence la science, si l’on en
croit Aristote, et la philosophie aussi, si l’on en croit Husserl et ses
commentateurs, l’étonnement esthétique a ceci de particulier qu’il
ne provoque la réflexion que pour la débouter : ce que l’objet réclame
de nous n’est pas tant d’être compris comme on s’efforce de com¬
prendre un phénomène insolite pour le faire rentrer dans l’ordre et
liquider le problème qu’il pose avec l’inquiétude qu’il soulève, que
d’être éprouvé dans sa profondeur propre comme un témoignage
irrécusable. Car encore une fois nous lui sommes infidèles si nous
ne restons pas sensibles à son caractère d’ « outlaw », si nous pré¬
tendons l’apprivoiser en l’expliquant et le faire rentrer dans l’univers
de nos habitudes. Il doit être toujours neuf à nos yeux, et notre
perception toujours ingénue, même quand elle est familière. L’éton¬
nement qu’il suscite ne peut jamais s’effacer tout à fait tant que
nous ne renonçons pas à l’attitude esthétique, de la même façon
que la présence d’un être cher ne cesse de nous émouvoir aussi
longtemps que dure notre amour. Et si cet étonnement est durable,
c’est parce que l’objet esthétique n’étonne pas en se proposant
comm~ un problème à résoudre ou une anomalie à diagnostiquer.
Pas davantage il n’est étrange par comparaison avec un modèle auquel
5o8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

il faudrait le confronter, et comme s’il avait manqué à une exigence


de ressemblance. Car ce serait le référer à une norme étrangère, sans
tenir compte de sa propre normativité, c’est-à-dire de ce pouvoir
qu’il a de se suffire à lui-même sans se mesurer au réel. L’étrangeté
de l’objet esthétique nous invite à le mieux percevoir pour lui-même,
et elle ne se dissipe pas parce que l’étrange est un aspect du profond,
et non un caractère que la réflexion peut faire disparaître comme elle
peut transformer le confus en clair dans les philosophies pour qui
le sensible n’est qu’une dégradation de l’intelligible; il n’exprime
pas seulement un défaut de connaissance, mais un attribut positif
de l’objet qu’on dénaturerait en l’éliminant. Aussi bien, l’étrange ne
peut être expliqué par du caché, parce que l’objet esthétique ne
cache rien : le sens de l’œuvre est là, tout entier, et s’il fait mystère,
c’est un mystère en pleine lumière.
On dira cependant aussi que l’objet esthétique est parfois difficile,
et l’on y verra un signe de profondeur. Mais il n’est pas difficile à
la façon d’un problème dont la solution reste cachée, comme si son
sens pouvait être extrait de lui et objectivement établi. Lorsque nous
disons qu’une œuvre est difficile, nous cherchons trop souvent en
elle autre chose que ce qu’elle nous propose, en nous obstinant à
n’être qu’entendement. Cette attitude a d’ailleurs des circonstances
atténuantes. D’abord parce qu’en effet la perception esthétique passe
par l’entendement comme toute perception, puisque l’objet esthétique
est aussi objet. Et c’est pourquoi il est bon sans doute que l’œuvre
d’art n’aille point contre cette démarche naturelle, et donne satis¬
faction à l’entendement qui l’interroge sur ce qu’elle représente;
car c’est l’objet représenté qui tombe sous la juridiction de l’enten¬
dement, et c’est à son propos que l’obscurité est possible : est obscure
l’œuvre dont l’objet représenté apparaît mal et ne se laisse pas iden¬
tifier. Mais précisément, l’identification et la compréhension ration¬
nelle du sujet ne sont nullement la fin d’une perception esthétique.
D’autre part, nous dénonçons le plus souvent des difficultés dans les
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

arts du langage, parce que le langage, selon l’usage commun que


nous en faisons, nous invite toujours à chercher une signification
objective; et sans doute est-ce trahir le langage que de négliger sa
fonction sémantique, négligence qui condamne peut-être cer¬
taines entreprises littéraires. Mais, inversement, l’usage esthétique du
langage déborde son usage utilitaire, et c’est pourquoi les difficultés
sémantiques ne peuvent être une objection décisive contre un poème
ou un roman. Au reste, qu’on y fasse attention : ce qui est obscur
n’est pas pour autant inaccessible. Il se peut que nous ne puissions
interpréter tel vers d’un poème : « Le temps scintille et le songe
est savoir », qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Mais lorsque
nous sommes sensibles à l’enchantement, lorsque nous sommes
induits à l’état poétique (ce qui peut exiger une longue familiarité,
mais n’est nullement comparable à l’effort de l’entendement acharné
à découvrir la solution d’un problème), nous ne nous posons plus
la question : comprendre n’est plus expliquer, mais sentir, et le
poème porte alors en nous ses fruits. Et peut-être en est-il de même
pour les poésies réputées faciles; nous ne sommes pas davantage
attentifs à leur sens littéral, nous ne réalisons pas les significations
objectives, et l’évidence qui nous comble est celle du sentiment.
« O lacs, rochers muets, grottes, forêt obscure... », ce n’est pas un
inventaire géographique que nous dressons en récitant ce vers, c’est
à une sorte d’enchantement que nous cédons; et finalement nous
le comprenons exactement comme nous comprenons les textes les
plus difficiles, en accédant par le sentiment à un monde qui n’est pas
définissable. Au fond, nous sommes devant tout art comme devant
la musique où la représentation s’efface devant l’expression, car c’est
le privilège — redoutable — de la musique d’éveiller le sentiment
sans provoquer la réflexion; et de nous convier à une profondeur
qui n’est point celle de l’obscurité. Il n’y a pas d’obscurité pour le
sentiment qui connaît l’objet exprimé, il n’y en a que pour l’enten¬
dement qui connaît l’objet représenté.
M. DUFRHNNE 33
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Où réside alors la profondeur de l’objet esthétique, si le lointain


n’en est qu’un signe facultatif, et si l’obscur y devient transparent
pour le sentiment ? Il faut le chercher dans le pouvoir qu’il a d’expri¬
mer, par lequel il est l’analogue — et parce qu’il en est le délégué —
d’une subjectivité. Ce pouvoir, il le tient de son intériorité, et c’est elle
qu’il nous faut d’abord éclairer. Comme pour l’homme, elle se
manifeste par l’intensité de son être : dans une certaine façon d’exister
sur un plan qui transcende le plan de l’existence brute, livrée à l’exten¬
sion. Comme il y a, inversement, des hommes superficiels, il y a des
choses superficielles; elles semblent superflues, incapables de justifier
leur propre existence (Schopenhauer dirait : incapables de mani¬
fester la volonté même élémentaire qui les promeut à l’être), fût-ce
par leur utilité : elles ne répondent à aucun besoin, elles n’appellent
aucun geste, elles ne sollicitent pas même la curiosité. Elles n’ont
donc pas d’intériorité : elles n’expriment rien qui suggère une néces¬
sité interne, elles ne sont pas signifiantes, ou elles ne signifient que
ce qui n’est pas elles, comme les reflets sur l’eau signifient les nuages.
Sans doute est-ce l’élément liquide qui illustre le mieux cette exis¬
tence superficielle; et c’est pourquoi la mer est toujours célébrée
comme l’institutrice de l’entendement, car l’entendement seul, pen¬
sant par relations, s’accorde à cette extériorité radicale; et cependant,
la mer nous émeut et nous parle, par ses douceurs et ses fureurs, par
la force de ses vagues et le chatoiement de ses couleurs, par sa pro¬
fondeur redoutable : on dirait que ce qui est le plus extérieur est
aussi ce qui a le plus d’âme, comme s’il était nécessaire que l’objet
ne dissimulât nullement sa nature d’objet pour être capable de nous
émouvoir, pas plus que le monument ne dissimule la masse de la
pierre, ou le tableau la fragilité de la toile. De même le son musical
ne désavoue pas ses origines qui sont dans le bruit; et même le poème,
l’œuvre littéraire ne renoncent pas à être des choses par leur nature
sonore, leur équilibre, leur épaisseur.' Il est essentiel à l’objet esthé¬
tique d’avoir déjà, sur le plan de l’en-soi, cette densité d’être par
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

laquelle il est nature. Il ne doit pas tricher et se parer des plumes


du paon : c’est en tant qu’objet, sans se dérober aux prises de
l’entendement, qu’il doit en même temps nous parler, en sorte que
ce pouvoir apparaît toujours comme un miracle.
La chose naturelle semble avoir déjà ce privilège : la mer est
profonde, non point comme l’entend l’océanographie, mais parce
qu’elle fait corps avec elle-même, parce que ces mille gouttes qui
dansent dans l’écume et qui défient l’entendement sont prélevées
sur une inépuisable totalité, toujours semblable à elle-même, « masse
de calme et visible réserve ». Cette façon de répéter indéfiniment, de
maintenir une inaltérable permanence, à travers tous les remous qui
courent à la surface, c’est déjà l’image d’une certaine densité d’être.
Mais il faut chercher ailleurs la réalité de la profondeur : c’est avec
le vivant et la conscience qu’il faudrait ici confronter l’objet esthé¬
tique. Car le vivant ne cesse de rayonner son propre sens, et la
perception la plus élémentaire nous assure qu’il n’est pas entièrement
réductible aux relations d’extériorité; son caractère de totalité orga¬
nisée désigne bien une certaine qualité d’existence, l’existence d’un
sujet qui se rapporte à lui-même et s’installe en conquérant dans
l’être; ici se dessine une intériorité propre à la vie, par la dialectique
de la partie et du tout, par cet équilibre perpétuellement menacé
et sauvé qui assure la convergence des fonctions au bénéfice de l’orga¬
nisme. Mais c’est la conscience qüi est vraiment profonde par la vie
intérieure : le rapport de soi à soi s’exprime alors dans la dialectique
du réfléchi et du réfléchissant. Cependant, il faut encore que la pro¬
fondeur s’extériorise et se manifeste par une relation fondamentale
à un monde. Et en effet, la conscience est à la fois rapport à soi et
rapport à un monde; et peut-être faut-il dire que le rapport à soi
conditionne le rapport au monde, mais qu’inversement l’être au
monde éveille la conscience de soi. En tout cas, si le rapport au monde
est essentiel au soi, et à quelque profondeur qu’il se prononce, ce
rapport n’est pas simplement de contenant à contenu; il faut bien
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que le monde soit en quelque façon préfiguré dans le soi pour être
relatif à lui. L’objet esthétique, pareillement, est rapport à soi en étant
rapport à un monde. Il est profond à la fois par la perfection de sa
forme, la finalité interne qu’il réalise comme un vivant, et par l’aura
de sens qu’il diffuse et qui s’irradie en un monde : son intériorité est
celle d’une chose qui secrète un sens par lequel elle s’illimite. Il semble
donc que la conscience prête à l’objet esthétique quelque chose de
son être, sans doute parce qu’il fait appel à la conscience pour exister
pleinement; il y a en lui un rapport de soi à soi, dans l’épaisseur
même de son être : il est identique à son apparence, mais son apparence
est apparence d’un monde. Ce monde est précisément ce en quoi se
réalise, ou plutôt s’exprime sans se réaliser, le surcroît de sens qui
fait l’objet esthétique inépuisable, de sorte que le rapport à ce monde,
le rayonnement de ce monde, est une manière de se rapporter à soi.
Bien entendu, quand nous disons que l’objet esthétique porte en
lui un monde, nous ne songeons pas à l’identifier expressément à
une conscience. Mais nous sommes autorisés à le concevoir par
analogie avec une conscience parce qu’il est le délégué d’une cons¬
cience : nous avons assez dit qu’il exprime son auteur, et pas seu¬
lement parce qu’il est un produit de son activité, mais parce qu’il est
l’expression de son être. A travers lui, c’est une conscience qui se
révèle : en écoutant le Quintette avec clarinette, nous sommes présents
au monde de Mozart, et c’est comme si Mozart entrait en communi¬
cation avec nous. La différence entre la conscience et l’objet esthé¬
tique, c’est que la conscience, étant inépuisable parce qu’insaisissable,
et parce que, même au comble de son authenticité et de sa plénitude,
elle implique encore refus et séparation, son rapport au monde est
un rapport de privation : elle n’est rien, elle n’est pas ce monde vers
quoi elle tend et à qui elle ne peut s’identifier pour s’installer dans
l’en-soi, même si elle le préfigure ; le rapport au monde est un rapport
qu’elle soutient pour se réaliser sans jamais se réaliser, le monde lui
reste extérieur, il lui est relatif sans lui être identique, et elle est portée
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 5i3

par lui sans sc perdre en lui; l’être au monde est donc essentiellement
ambigu. Tandis que l’objet esthétique, étant inépuisable à force
d’être parce qu’il est aussi un objet réel, et souverainement réel, le
monde qu’il suscite est comme l’expression de cette surabondance
et achève sa réalisation. Le rapport à soi étant ici un rapport positif
comme celui qu’illustre la finalité interne du vivant, selon l’accord
des parties au tout constitutif d’une totalité, le rapport au monde
— à un monde qui est lui-même intérieur à l’objet — est aussi
positif et confirme le rapport à soi. Seulement l’objet esthétique n’est
pas Dieu, il n’est pas une causa sut qui devient créatrice par excès
d’être 1 II est objet perçu et en tant que tel subordonné à la cons¬
cience; aussi le rapport à soi par quoi nous le définissons est-il un
comme-si; et de même son monde est un monde qui ne peut qu’être
senti, un monde qui n’est pas exactement réel. Le monde que vise
la conscience est un monde qu’elle n’est pas, mais un monde réel;
le monde de l’objet esthétique est un monde qu’elle est, mais un
monde irréel. C’est un irréel intérieur à la réalité de l’objet esthétique
dont il est le sens, au lieu que le monde extérieur est un réel extérieur
à l’irréalité de la conscience dont il est la visée. La conscience est
profonde par la façon dont elle se ressaisit et, tout en s’extériorisant,
se leste d’une nécessité existentielle; l’objet esthétique est profond
par la façon dont il s’intériorise et s’irréalise par là. Dans les deux
cas, le rapport à soi conditionne le rapport au monde; mais dans un
cas le processus est d’extériorisation, dans l’autre d’intériorisation.
(Nous ajouterions volontiers que le vivant tient peut-être l’équilibre
entre ces deux cas : le rapport à soi qui le fonde est équilibré par le
rapport au milieu; individu et milieu sont aussi réels l’un que l’autre.
Le vivant, placé en ce point intermédiaire, devient conscience en
se niant d’abord comme individu et en s’opposant le monde. Et il
devient, si l’on peut dire, objet esthétique en se pétrifiant comme indi¬
vidu et en niant le monde dont il se sépare pour lui substituer un
monde intérieur à lui).
514 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Ainsi la profondeur de l’objet esthétique se définit par cette pro¬


priété qu’il a de s’affirmer comme objet, mais aussi de se subjectiver
comme source d’un monde. Et c’est dans ce monde que nous péné¬
trons par le sentiment. Mais de même que le monde exprimé ne va
pas, au moins dans les arts représentatifs, sans le monde représenté,
le sentiment ne va pas sans la représentation et sans la réflexion qu’elle
suscite. Et c’est ce rapport du sentiment et de la réflexion dans l’expé¬
rience esthétique qui nous reste à considérer.

IV. — Réflexion et sentiment dans la perception esthétique

Il semble en effet que, si l’objet esthétique se reconnaît à son


expressivité, les sentiments qui recueillent l’expression soient le
moment décisif; n’avons-nous pas montré comment la logique de la
perception esthétique conduisait à lui ? Au vrai, il n’y a pas de logique
de la perception : je puis toujours refuser l’objet et me refuser au
sentiment; percevoir est un acte suspendu à la liberté; et dans la
mesure où c’est l’acte d’un sujet concret, « historique », il dépend de
motivations — la nature et l’expérience du sujet, les circonstances
qui conditionnent cette expérience — qui sont étrangères à la logique
de la perception. D’autre part, l’objet esthétique en appelle à nous
de son autonomie et sollicite par là une connaissance objective de
son être objectif; et si je néglige sa perfection formelle, si je perds
de vue le corps de l’œuvre pour m’imprégner de son âme, cette
âme même risque de m’échapper, car elle ne m’est sensible que
portée par la matière et par le sens de l’objet. Il n’y a de présence
sentie que par une présence comprise. Et c’est pourquoi l’attitude
esthétique n’est pas simple, elle ne peut exclure le jugement au profit
du sentiment, elle est une sorte d’oscillation perpétuelle entre ce
qu’on pourrait appeler l’attitude critique et l’attitude sentimentale.
La réflexion qui s’épuise à connaître un objet inépuisable vire au
sentiment. Nous savons pourquoi : si quelque chose de l’objet esthé-
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

tique lui échappe toujours, c’est qu’elle s’efforce de le traiter comme


un objet ordinaire. La limite de la réflexion, c’est qu’elle considère
l’objet du dehors, qu’elle le tient à distance comme si elle redoutait
de se perdre en lui et le rabat sur le plan de l’objectivité. Mais il y a
aussi des limites au sentiment qu’il nous faut maintenant indiquer :
à ses deux pôles le sentiment est cerné par la réflexion. Nous avons
dit qu’il était intelligent par lui-même, mais tout se passe comme s’il
tenait son intelligence de la proximité de cette double réflexion, celle
qui le prépare et celle qui le ratifie. C’est qu’en effet le sentiment
risque toujours de se perdre dans son objet, de revenir à l’immédiat
de la présence, comme la communion de se confondre avec une extase
aveugle, et la lecture de l’expression avec les réponses spontanées
du vécu. Le sentiment n’a de fonction et de valeur noétiques que s’il
est un acte réfléchi, d’une part conquis sur la réflexion et d’autre part
ouvert à une nouvelle réflexion, sous peine de retomber à l’irréfléchi
pur et simple de la présence qui n’est pas connaissance et qui est à
peine conscience.
Conquis sur la réflexion, cela signifie au moins que l’objet esthé¬
tique doit être connu et en quelque sorte maîtrisé pour être senti.
Sans doute est-on tenté de dire que l’expression de l’objet saute aux
yeux, que le sentiment où elle se révèle est immédiat et spontané.
Ai-je besoin, comme dirait Stendhal, de connaître l’harmonie ou le
contrepoint pour sentir Pergolèse ou Mozart ? Ai-je besoin de
connaître la structure ou l’histoire d’une œuvre pour la goûter?
Ai-je besoin même de comprendre le sens objectif d’un poème ou
sa métaphysique implicite pour être sensible à l’enchantement ?
Laisse-toi aller : la réflexion paralyse le sentiment plutôt qu’elle ne
le provoque, les plus savants ne sont pas les plus sensibles, le royaume
esthétique appartient aux pauvres d esprit s ils sont riches de cœur.
Il serait facile de développer ce thème qu’exploitent volontiers les
esthétiques du sentiment. Mais regardons de plus près. Ce qui est
vrai c’est qu’en effet l’expression livre immédiatement son sens affec-
5i6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tif : rien de caché en elle, rien de réfléchi en nous. Mais il y a à cette


spontanéité du sentiment une condition : c’est que le signifiant, que
le signifié traverse, soit clairement donné. Et ce n’est pas toujours le
cas lorsqu’il s’agit de l’objet esthétique. On ne saurait trop insister
là-dessus : parce que le sentiment se livre d’un coup et avec une
évidence qui lui est propre, on est tenté de croire qu’il surgit au
premier contact avec l’objet et qu’il est tout de suite à sa manière
intelligent; c’est de la même façon que les théories de la compré¬
hension supposent que la compréhension est immédiate. Mais cette
notion d’immédiat est ambiguë. On peut tenir pour certain qu’il 5
a en nous un pouvoir, préexistant à toute expérience, de déchiffrer
les expressions, et peut-être, on le verra, un savoir a priori des
catégories affectives sous lesquelles ces expressions peuvent être
subsumées. Mais, de même qu’il faut chez Kant, pour que l’espace
m’apparaisse, que je sois capable de tirer une droite et aussi qu’une
sensation me soit donnée, il faut ici, pour que l’expression apparaisse
et soit comprise, que certaines conditions à l’exercice de mon aptitude
soient réalisées en moi et que me soit clairement donné l’objet
expressif. Ces deux conditions se rejoignent, car il faut que le corps
acquière quelque familiarité avec l’objet pour que l’objet puisse
apparaître comme expressif; c’est parce que nous sommes capables
d’assumer corporellement le sourire que le sourire d’une mère est à
nos yeux la tendresse, et c’est lorsque nous avons quelque complicité
avec les gestes de l’amour que les attitudes de la ballerine expriment
à nos yeux l’émotion amoureuse. La signification n’est vraiment
saisie que lorsque le corps s’accorde avec le signe, lorsqu’il est présent
du fond de lui-même à l’objet esthétique; cette présence vécue n’est
pas le sentiment, elle en est la condition. Et pas la seule condition,
car il ne suffit pas que l’objet nous soit présent, il faut qu’il soit
représenté; la prise corporelle sur l’objet n’est d’abord qu’une
condition de la perception consciente, et par ce détour du sentiment.
Ainsi le sentiment perd son immédiateté de fait, s’il garde une immé-
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 5i7

diateté de droit : il est immédiat quand l’objet nous est donné et


que nous sommes disponibles, mais encore faut-il que l’objet nous
soit donné.
Certes, il y a un immédiat de fait : il y a un commencement de
la perception, un premier contact avec l’objet, et tel que parfois
l’objet semble se livrer du premier coup. Mais ce commencement
n’est pas absolu : nous allons à l’objet avec tout un équipement
d’expériences passées qui sont proprement notre culture; le chef
d’orchestre qui saisit du premier coup la structure et le sens d’une
œuvre musicale à la simple lecture de la partition, l’œuvre est neuve
pour lui, mais son regard n’est pas neuf. Les commencements qui
sont de vrais commencements ou presque, ceux du profane, sont
hésitants et gauches. Ce qui m’est donné à la première audition d’une
œuvre musicale, c’est bien souvent un brouillard de sons, de même
que le monument au premier regard m’apparaît un dédale confus.
Je ne m’oriente pas encore dans l’objet, mon corps n’est pas de
connivence, l’œil ou l’oreiile hésitent et s’égarent, ils n’épousent pas
le rythme, ils ne reconnaissent pas les reprises ou les rimes, ils ne
discernent pas la structure. Bref, l'objet n’a pas encore pris forme, il
n’est pas encore expressif. On dira pourtant que cette perception
balbutiante recueille déjà une expression : toute représentation,
même d’un objet usuel, au moins lorsqu’elle n’est pas toute entière
tournée vers la pratique, enveloppe le sentiment de quelque qualité
affective, et l’objet tourne vers nous un visage expressif : ce que je
saisis de la nuit, c’est d’abord son horreur, de la fleur sa grâce, de la
machine sa puissance ou son élégance. Ainsi la première perception
que j’ai de l’objet esthétique, fût-elle déconcertée et confuse, est déjà
sentiment; ces taches de couleur sur la toile, même si je discerne
mal leur arrangement et leur rapport, elles me disent tout de suite
quelque chose. Mais la perception ainsi définie, toute voisine de la
présence où la totalité sujet-objet est indéchirable, n’est pas vraiment
la perception, je veux dire n’est pas la perception vraie; et l’immédiat
5i8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qu’elle comporte n’est pas encore recevable parce que c’est l’immédiat
du sentiment qui s’éveille à une apparence brouillée de l’objet. Ce
sentiment lui-même, s’il a l’espèce d’évidence qui s’attache à tout
sentiment, il a aussi quelque chose de confus : non point la confu¬
sion propre à ce qui n’est pas intellectuellement maîtrisable, mais un
manque d’assurance, une incertitude. Sentiment à fleur de peau, mal
nourri par l’apparence incertaine de l’objet, et qui ne nous engage
pas profondément parce que nous ne sommes pas totalement solli¬
cités : nous gardons devant l’objet la même réticence que devant une
personne que nous venons de rencontrer et que nous ne connaissons
pas encore.
Ainsi le sentiment immédiat n’est pas tout le sentiment. Le sen¬
timent authentique se conquiert comme la perception se conquiert,
et parce qu’elle se conquiert : il faut que l’objet esthétique nous soit
pleinement présent, et il ne l’est pas toujours du premier coup. Nous
avons assez dit que la perception est une tâche parce qu’il y a une
vérité de l’œuvre par rapport à laquelle certaines perceptions sont
fausses ou insuffisantes, c’est-à-dire que l’objet esthétique n’y existe
pas encore comme il prétend exister; car il ne peut se satisfaire de
n’exister qu’à moitié, comme existe l’homme inauthentique. Promou¬
voir cette perception selon laquelle à son tour le sentiment sera vrai,
c’est la tâche de la réflexion ou de l’attitude critique au sens large
où nous l’entendons. Cette attitude peut d’ailleurs se proposer d’autres
fins que le service direct de la perception esthétique, et se traduire
alors par une activité qui ne s’inscrit pas dans une dialectique de la
réflexion et du sentiment : par exemple lorsqu’elle fait l’histoire de
l’œuvre, de sa genèse, des influences qui se sont exercées sur elle ou
qu’elle a à son tour exercées, en somme lorsque l’œuvre devient
l’occasion, plutôt que d’une perception esthétique, d’une réflexion
qui ne s’attache pas expressément à son caractère esthétique. Même
alors cependant, il n’est pas sûr que la perception, et partant le sen¬
timent, ne tirent pas quelque bénéfice de cette information. Toute
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 5*9

réflexion peut au fond concourir à la gloire de la perception. Car de


quoi s’agit-il ? De rendre plus sensible et plus claire la présence de
l’objet esthétique; pour qu’il soit présent au sentiment, il faut d’abord
qu’il soit présent au corps selon son aspect sensible et à l’intelligence
selon son aspect représentatif, étant entendu que forme et fond sont
solidaires. Or, comment faire pour que l’œil voie mieux, que l’oreille
entende mieux, qu’au lieu de se perdre dans un chaos d’impressions
incertaines le corps s’associe à l’objet, en saisisse la structure et le
rythme, comme on attrape un mouvement lorsque, après une série
d’essais où il fallait faire violence au corps, brusquement le corps
a compris et s’est mis de la partie en sorte que le mouvement lui
devient naturel ? Pour que le corps s’habitue à l’objet, pour qu’il s’y
reconnaisse, il faut bien lui en ouvrir les avenues : décomposer cet
objet, y chercher les points de repère, en distinguer les thèmes et les
articulations, faire apparaître un ordre et émerger une structure au
sein de la confusion initiale; en d’autres termes, montrer comment
l’œuvre est faite; non point comment elle a été effectivement faite,
car il n’est pas sûr que les schèmes de composition aient été nettement
présents à l’acte créateur, mais comment elle est une fois faite. Et
n’est-ce pas ainsi que procède tout enseignement esthétique ? Qu’elle
soit littéraire, architecturale ou musicale, il recourt toujours à
l’explication de l’œuvre, c’est-à-dire au déploiement de ses parties
et de leur agencement. Alors le premier mouvement de la sonate
devient le lieu d’affrontement de deux thèmes qui ont chacun leur
physionomie propre et qui sont exposés, développés et repris; le
poème devient un sonnet composé selon tel ou tel schème formel
selon sa date; la pièce une tragédie en cinq actes avec une introduction
et un dénouement, tels rebondissements de l’action, tels coups de
théâtre qui ménagent l’intérêt. C’est par ces exercices, il faut bien dire
scolaires, d’analyse que nous apprenons à saisir l’objet esthétique.
Et il n’est jamais indifférent, lorsque nous nous trouvons devant un
objet nouveau, que certaines informations préparent notre prise sur
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

lui en nous fournissant des moyens d’anticipation, que nous sachions


que l’œuvre est de tel style ou de telle école, qu’elle se développe
selon telles normes en faisant tel accroc aux règles du genre, que
tels éléments y sont caractéristiques, voire même qu’elle a été
composée dans telles circonstances et avec telle intention : c’est
l’office des critiques de devancer, pour l’orienter et lui frayer
les voies, la perception du public ; la mission de ces hommes
compétents — au sens aristotélicien du mot — n’est pas seulement
de recommander l’objet esthétique, mais d’en faciliter l’accès. La
perception ainsi armée devient intelligente, l’attention n’est plus
surprise et stérilisée, et le corps suit, il suit parfois si bien qu’il
précède.
Sans doute percevoir mieux, cela ne signifie pas percevoir autre
chose : l’objet esthétique était déjà là; mais le champ perceptif
s’éclaire et s’organise; les formes qui s’y dessinent et qui, toutes
ensemble composent la forme de l’objet, sont plus nettes et plus
prégnantes, parce qu’elles ont désormais un sens : elles sont les
organes d’un organisme, et c’est l’intelligence qui leur reconnaît
cette fonction. L’attention n’est donc rien d’autre que la réflexion à
l’œuvre dans la perception. « Elle n’est pas un agent, mais elle reste
un acte comme la conscience même », dit M. Pradines (i), et si nous
revenions aux termes de la psychologie traditionnelle, nous pourrions
introduire le témoignage de la perception esthétique dans le débat qui
oppose ceux pour qui l’attention abaisse le seuil et relève l’intensité
des sensations et ceux pour qui l’attention ne fait qu’accuser les
caractères de la sensation en leur conférant une attensitj parti¬
culière; et ce témoignage nous inviterait à nous rallier au compromis
proposé par M. Pradines : il y a bien une intensité due à l’attention,
mais qui n’est pas comparable à l’intensité du stimulus; la première
c’est l’intensité d’un sens, et, si l’on veut que toute sensation soit en

(i) Traité de psychologie, t. I, p. 41.


LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 521

quelque façon signifiante, d’un sens clair substitué à un sens confus :


c’est de l’intelligibilité qui vient s’ajouter à la sensation, car, comme
dit encore M. Pradines, « le sensible a besoin d’être intelligent pour
être senti » (1). Une perception mal dégrossie cesse à la limite d’être
une perception. Encore une fois, toute perception, dès qu’on se situe
au plan de la représentation comporte un sens, mais il se peut que
ce sens porte à faux, que ce soit le sens d’un brouillard et non de
l’objet lui-même; c’est par la réflexion sous les auspices de l’attention,
que se conquiert le sens adéquat. Cela ne signifie point que l’atten¬
tion soit purement intellectuelle. Certes, elle ne se réduit pas au corps,
elle ne tient pas toute dans YAnstellung de l’effort, et l’on sait à

quel point elle peut perturber la motricité, qui est d’autant plus sûre
au contraire qu’elle se confie davantage à l’habitude. Mais la senso-
rialité n’est pas la motricité, et ici l’attention travaille pour le corps.
Comprendre intellectuellement, c’est aussi comprendre corporelle¬
ment; l’acuité de la représentation se répercute au plan de la présence,
et même la simple accommodation sensorielle n’est pas seulement le
prélude de l’attention, elle en est aussi la conséquence : le regard se
fixe, l’oreille se prête plus volontiers lorsqu’ils ne se laissent plus
décontenancer, lorsqu’ils savent se tenir devant l’objet et ont avec
lui cette aisance que donne la familiarité. La présence de l’objet au
corps présuppose parfois une représentation lucide, de la même
façon que le libre jeu des habitudes présuppose pour leur acquisition
un effort méthodique et conscient; on ne dit pas autre chose lorsqu’on
affirme que l’attention est attente et anticipation, et que nous ne perce¬
vons bien que ce que nous connaissons déjà de quelque façon. Et c’est
ainsi que la réflexion peutpréparer la perception jusque dans le compor¬
tement corporel. Aucune de ses démarches, même celle qui semble utiliser
l’œuvre à des fins non esthétiques, n’est indifférente : tout peut enrichir
et favoriser la perception et préparer ainsi le sentiment où elle s’achève.

(1) Traité de psychologie, t. I, p. 5*-


J22 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Mais s’y achève-t-elle absolument? La réflexion ne prépare pas


seulement le sentiment; elle le ratifie aussi. Car le sentiment peut à son
tour faire l’objet d’une réflexion qui s’efforce de l’expliciter et de le
justifier. C’est la vocation de l’homme de toujours chercher à posséder
ce qui lui est donné ; et le sentiment est un don si fugitif qu’il est
naturel de chercher à le fixer et à le maîtriser. Seulement la réflexion
prend alors une autre tournure : elle cherche moins à expliquer qu’à
nommer l’expression, à redire ce que dit l’œuvre; il ne s’agit plus de
pénétrer dans l’œuvre, mais dans le monde de l’objet esthétique, et
non dans le monde qu’il représente, mais dans le monde qu’il rayonne.
Lorsque j’ai réfléchi sur un poème de Mallarmé, lorsque j’en ai fait
l’analyse grammaticale, interprété les termes, cerné le sujet, bref
lorsque l’œuvre m’apparaît aussi clairement qu’il m’est possible,
il me reste encore à dire ce que m’apporte Mallarmé, à énoncer, ne
fût-ce que pour moi et à demi-mot, l’atmosphère unique du poème,
ce monde raréfié à mi-chemin du rêve et de la perception où toutes
les arêtes du réel s’émoussent dans le vague d’un désir qui s’est usé,
d’une amertume qui a renoncé à la révolte. Alors si je veux exprimer
la qualité affective singulière du monde mallarméen, je pourrai
reprendre tout ce que la réflexion préalable m’aura appris, mais en
sorte que ce savoir soit maintenant éclairé par le sentiment qui me
révèle cette qualité au lieu de lui servir seulement d’accès : tout ce
qu’il y a de rare et de rigoureux dans les rimes et les assonances,
l’éclat assourdi des mots, le caractère secret des thèmes de l’absence
ou du néant, le patient forage d’une solitude où ne fleurit qu’une
âme déserte dans un désert que traversent des reflets, des frôlements
d’ailes, des caresses d’éventails, tout cela dont l’exploration avait été
un travail d’approche est maintenant appelé par le sentiment pour
témoigner de lui. Tout ce qui était élément du monde représenté,
comme aussi bien les héros ou les paysages d’un roman, le sujet
d’une peinture, peut être invoqué pour donner corps au monde
exprimé, et prend du même coup un sens nouveau : ce ne sont plus
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

des objets qui constituent la signification de l’œuvre et qui en donnent


la clef, ce sont plutôt des objets constitués par l’œuvre, et qui servent
à illustrer sa qualité affective. Au lieu que l’œuvre soit découverte à
travers eux, ce sont eux qui sont découverts à travers elle. Phèdre est
désormais une héroïne racinienne : c’est le monde racinien qui l’ex¬
plique, parce qu’il la suscite pour se manifester en elle ; de même ce
n’est plus l’ogive qui crée le gothique, mais le gothique qui crée
l’ogive pour exprimer dans la pierre cette vision gothique du monde
qui nous est communiquée lorsque nous entrons dans la Sainte
Chapelle ou dans Westminster Abbey. Tout ce que l’attitude critique
avait découvert reste valable, mais est affecté d’un changement de
signe. La réflexion est désormais aux ordres du sentiment et inspirée
par lui : la tâche n’est plus de connaître les techniques et l’histoire
qui expliquent la production de l’œuvre, mais de comprendre com¬
ment l’œuvre est expressive.
Nous retrouvons donc ici la réflexion sympathique qui s’efforce
de saisir l’œuvre du dedans et non du dehors, donc de comprendre
ce qui est déjà compris, de monnayer ce qui est donné en bloc dans
le sentiment. Les questions qu’elle pose ne sont posées qu’à son
instigation, elles ne servent qu’à éclairer sa profondeur. Aussi étions-
nous fondé à dire que la réflexion sympathique est sans doute déjà
inspirée par le sentiment. C’est par elle que le sentiment s’assure de
lui-même, tâche à se communiquer en s’explicitant, et en même temps
se justifie. Si la réflexion se manifeste encore par l’attention, ce n’est
plus une attention tournée vers l’objet et soucieuse d’en saisir la
présence intégrale, c’est une attention tournée vers le sendment, et
vers l’objet en tant qu’il suscite ce sendment. La réflexion ne perd rien
de ce qui était acquis avant elle et qui était passé à l’état de savoir en
partie corporel, car il faut bien que nous soyons à l’aise devant l’œuvre,
mais désormais nous sommes à égalité avec elle, et il nous faut
assumer son expression qui est profonde, mais non cachée.
On voit donc que le passage de l’attitude critique à l’attitude
5M L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

sentimentale n’est pas simplement une oscillation : la réflexion


prépare le sentiment, puis elle l’éclaire; et inversement le sentiment
en appelle d’abord à la réflexion, puis la dirige. L’alternance de la
réflexion et du sentiment dessine un progrès dialectique vers une
compréhension de plus en plus pleine de l’objet esthétique. Il se peut
que le sentiment soit d’abord donné, et peut-être toute perception
commence-t-elle par là, s’il est vrai que nous percevons d’abord des
formes et que le sentiment soit l’âme de la forme, le principe de
l’unité du divers perçu, ou, si l’on préfère, la première instance de la
signification encore adhérente à la présence corporelle. Et peut-être
certaines œuvres entreprennent-elles de nous jeter dans le sentiment
d’abord : ainsi la peinture ou la poésie qui refusent l’élément représen¬
tatif que nous étions accoutumés à attendre d’elles, le roman qui
bouleverse la chronologie ou qui nous plonge dans un univers
magique : ces œuvres déconcertent d’abord la réflexion en lui ôtant
ou en mettant hors de sa portée son principal objet qui est l’objet
représenté, et en introduisant des bouleversements dans la technique
qui découragent l’analyse. Mais peut-être est-ce de leur part une
erreur de tactique. D’abord parce qu’il n’est pas sûr que la réflexion
cède au découragement et abdique : la réflexion sur la forme est
toujours possible, si elle est plus difficile (il y a autant, sinon plus,
de technique et de rigueur dans une œuvre difficile, si elle est authen¬
tique); et quant au fond, la réflexion est souvent provoquée plutôt
que découragée par l’absence du sujet, et finalement la volonté irritée
de comprendre risque d’obturer le sentiment : l’objet esthétique est
perçu comme un rébus que tout l’intérêt se porte à déchiffrer; on ne
le voit que trop bien aux commentaires qu’André Breton a écrits
pour la peinture surréaliste. D’autre part, en admettant que la
réflexion abdique, faute de trouver un aliment à sa portée, le sentiment
qui se substitue à elle est un sentiment incertain et confus parce que
l’apparence ne se laisse pas maîtriser. Lorsque au contraire, la réflexion
a ordonné l’apparence et donné ainsi à l’objet esthétique toutes ses
LA PROFONDEUR DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

chances, le sentiment qui la suit est un sentiment lucide et qui pénètre


au cœur de l’objet : l’objet n’est plus une présence louche, mais une
réalité articulée dont l’expression est d’autant mieux sentie que les
éléments dont elle émane sont mieux connus. Enfin, la réflexion qui
suit le sentiment est différente de celle qui le précède. Car le sentiment
l’enrichit et surtout la ramène à l’objet dont elle est tentée de se
distraire, parce qu’elle le tient à distance. C’est alors que l’œuvre est
enfin comprise pour elle-même, que l’objet esthétique apparaît en
elle, chacune de ses parties collaborant à l’expression et concourant
à cet effet total que résume la qualité affective.
L’expérience esthétique culmine donc dans le sentiment sans
pouvoir se passer de la réflexion; elle se situe à l’interférence des deux.
Mais comment le passage de l’un à l’autre est-il possible, d’une per¬
ception réfléchie et méthodique à une perception consentante et
ravie ? Sans doute faut-il en dernier lieu invoquer la spontanéité de
la conscience, sans laquelle au surplus il n’y aurait pas de perception
du tout, et qui peut toujours, nous l’avons dit, se dérober à l’expérience
esthétique. Cette spontanéité est celle du sujet lui-même qui peut se
faire moi superficiel, ou moi profond, conscience impersonnelle
ou conscience engagée, et qui ne cesse d’être corps — ce corps,
toujours présent à l’objet, en qui se corporalisent les savoirs, se forme
le goût et se développe la familiarité avec l’objet — même s’il consent
plus ou moins à l’être. Et il y a une autre raison encore à la possibilité
de cette alternance : c’est l’appel de l’objet esthétique lui-même, qui
sollicite à la fois la réflexion, parce qu’il apparaît assez cohérent et
autonome pour revendiquer une connaissànce objective, et le senti¬
ment, parce qu’il ne se laisse pas épuiser par cette connaissance et
provoque une relation plus intime. Car il est a la fois cet objet solide,
ordonné et distant, et cet objet amical, émouvant et complice qui
invite à l’abandon ou à l’aliénation. Chacun de ces deux aspects ne
cesse de renvoyer à l’autre : sa perfection d’objet est d être quasi-
sujet, mais il n’atteint à cette subjectivité expressive que par la rigueur
34
M. DUFRENNE
526 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

et la sûreté de son être objectif, comme un corps qui n’a d’âme, ou


ne devient âme, qu’à force d’être corps par l’extraordinaire dévelop¬
pement de son système nerveux, ou comme l’homme qui n’atteint
au spirituel qu’en acceptant sans réserve de vivre dans le temporel.
L’attitude esthétique n’est donc pas simple. Mais enfin, elle entre¬
tient avec l’objet esthétique une certaine relation dont nous avons
cru pouvoir discerner les moments et leur dialectique. Et cela suffit
peut-être à l’opposer aux autres attitudes que le sujet peut adopter
devant d’autres objets. C’est ce qui nous reste à voir maintenant dans
un dernier chapitre, où la description se fera plus sommaire et plus
rapide.
Chapitre V

L’ATTITUDE ESTHÉTIQUE

Pour terminer cette étude trop sommaire de la perception esthé¬


tique, il reste à confronter l’attitude devant l’objet esthétique avec
d’autres attitudes, comme on a confronté l’objet esthétique avec
d’autres objets. Nous ne nous y attarderons pas parce que cette
première confrontation anticipait largement sur ce qu’on peut dire
maintenant, et aussi parce que les analyses bien connues de Victor
Basch sur les cinq attitudes possibles en face du monde restent
valables.
L’opposition des attitudes devant l’objet esthétique et devant
l’objet usuel, nous ne l’évoquerons pas : nos analyses ont assez opposé
la contemplation à la praxie. Quant à l’opposition des attitudes devant
l’objet esthétique et devant l’agréable, nous ne l’évoquerons qu’au
passage : La Critique du jugement a dit l’essentiel là-dessus ; et la psycho¬
logie de la sensorialité entreprise par M. Pradines lui apporte une
confirmation indirecte, en montrant que l’épreuve de l’agréable
appartient en premier aux sens de contact, alors que l’appréhension
du beau est réservée aux sens à distance, qui sont les instruments
d’une contemplation et non les organes d’une jouissance. Dans cette
jouissance qu’il suscite, l’objet agréable n’est pas vraiment connu en
lui-même ; ce que j’en connais est la façon dont il s’unit à moi, et je
ne le connais qu’à travers ce mélange qu’il compose avec moi :
« Comme le fruit se fond en jouissance... » En vérité, je suis plus
528 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

préoccupé de moi-même que de l’objet et je le laisse se perdre en moi


au moment que je le consomme et en jouis. Aussi l’idée même de
plaisir esthétique nous a-t-elle semblé suspecte dans la mesure où
elle évoque encore une jouissance ; le seul plaisir qui nous ait paru
un ingrédient nécessaire de l’expérience esthétique est celui que le
corps éprouve à se sentir à l’aise devant l’objet, et de connivence
avec lui. Et ce plaisir même, il n’est pas sûr que l’art nous l’accorde
sans réticence : nous avons vu comment Malraux dénonçait les arts
d’assouvissement, faisant écho à l’idée d’Alain que le grand art
éveille plutôt le sentiment du sublime par ce qu’il y a en lui de souve¬
rain et presque de sauvage. L’objet esthétique ne prend pas toujours
tant de précautions avec nous lorsqu’il nous impose sa présence :
il nous ploie à lui au lieu de se ployer à nous. Sommes-nous alors
devant le beau comme devant le vrai ? Ou comme devant l’aimable ?
C’est ici que les attitudes du sujet sont les plus voisines et qu’il y a
maintenant à instituer entre elles une confrontation un peu plus
poussée.

I- — Les attitudes devant le beau et le vrai

Le respect immobile qu’impose l’objet esthétique, est-il compa¬


rable à l’attitude que sollicite le vrai ? Il nous semble que, quelle que
soit par ailleurs la proximité du beau et du vrai, ces deux attitudes
divergent sur trois points. D’abord, je ne mérite pas de la même
façon le vrai et le beau. Certes, ils peuvent tous deux apparaître
comme un don : je suis aussi désarmé et convaincu par l’évidence
rationnelle que par l’évidence esthétique, je puis dire également :
verum index sut et pulchrum index sui. Et si l’on prétend que le vrai
suppose, à la différence du beau, une activité qui n’est point exempte
d’ambition ou d’avarice, on entend protester les apôtres d’une
connaissance désintéressée, qui assignent au savoir pour ultime fin
la contemplation. Pourtant il faut développer cette différence : même
L’ATTITUDE ESTHÉTIQUE

lorsqu’elle parvient à ce point de pureté, dans l’abdication du pouvoir,


la recherche du vrai vise à une appropriation et se prête à des
manœuvres qui l’opposent au beau. En effet, la contemplation du vrai
est toujours le prix d’une ascèse; et le plaisir que j’y prends est celui
d’une conquête. La vérité peut s’imposer à moi comme une grâce
— « l’attention est une prière naturelle » —, il m’a fallu du moins
mériter ce don en m’ouvrant à lui. Lorsque le vrai est venu se prendre
à mes filets, je puis pour l’y avoir traqué en revendiquer la propriété.
Il arrive donc que la possession du vrai soit avaricieuse si, fermée à
toute notion de gratuité, elle considère le vrai comme un avoir acquis
de haute lutte. Et sans doute l’expérience esthétique elle aussi suppose
une ascèse : une éducation qui aiguise le goût et fasse place nette en
chassant tout préjugé ; la réflexion par laquelle on se sensibilise au
beau est aussi un effort. Mais, si constant et décidé qu’il soit, cet
effort ne peut entièrement mériter la grâce, et c’est là que se distin¬
guent les deux attitudes. L’assurance du vrai, je suis en droit de
croire que je l’ai forcée, mais l’expérience esthétique comporte
l’impression que quelque chose m’est accordé qui ne dépend en rien
de ma quête et de mon zèle. Comme chez Rimbaud, qu’Animus fasse
le ménage. Anima ne viendra que si ça lui chante ; de même en
l’artiste toutes les ruses du talent ne dispensent pas de l’inspiration;
et chez le spectateur tous les avertissements de la critique, toutes les
démarches de la réflexion ne suffisent pas à produire l’irrésistible
évidence du beau. « Je cherchais la beauté et je t’ai trouvée », dit
Pelléas : entre la recherche et la découverte il y a un abîme que la
présence comble par un miracle toujours nouveau.
Ensuite, je ne gère pas de la même façon le vrai et le beau. Ce
vrai que j’ai acquis, je le traite en avoir : il est capitalisé, hérité,
échangé avec le langage pour signe monétaire : je possède le vrai,
alors que je suis possédé par le beau. Toutefois, il faudrait distinguer
deux types de vérités. Les vérités nécessaires de type rationnel et les
vérités qu’on peut dire en gros intuitives et subjectives : nous parlons
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ici des premières, qui se résolvent en savoirs, c’est-à-dire qui s’expri¬


ment dans des formules éprouvées, dont je dispose comme d’habi¬
tudes, et qui ne perdent rien de leur vertu pour rester inutilisées.
Devant ces savoirs mon attitude est un peu celle d’un démiurge, et
il est assez légitime que quelque orgueil s’y mêle : le maniement du
vrai me ramène à moi-même et me convie à jouir de mon pouvoir.
L’expérience esthétique au contraire, ne se laisse pas capitaliser comme
le vrai, et il y a à cela deux raisons : d’abord, parce que le domaine
du vrai est infini, la connaissance vise à une totaüté dont les systèmes
sont des approches toujours imparfaites, en sorte qu’il y a toujours
des progrès à faire et des territoires à annexer. L’expérience esthétique
au contraire, ne peut progresser comme la connaissance : s’il y a
progrès, ce ne peut être que du goût qui s’affine, s’aiguise et nous
rend plus disponibles et plus dociles à l’objet esthétique; mais ce
progrès n’élargit pas l’empire de l’esthétique, au contraire, en nous
rendant plus exigeants, il tend plutôt à le restreindre. D’autre part,
si la fécondité des opérations intellectuelles tient à cê que je puis
constituer des savoirs qui rassemblent de multiples expériences et
en autorisent d’autres, je ne puis réduire l’expérience esthétique à des
savoirs, parce que l’objet est chaque fois unique et irremplaçable.
Lorsque je parle de genre artistique ou d’école, de style, je généralise
bien, mais je risque de ne plus percevoir l’objet esthétique : je suis
historien et critique, et les concepts que j’emploie me renseignent
sur la nature des œuvres, leur facture, leur structure, mais ils me
gardent d’une communion directe avec l’objet. Or, l’objet esthétique
doit toujours m’être présent. Le vrai, je l’ai découvert et compris une
fois pour toutes : je puis faire crédit à une vérité que je cesse provi¬
soirement de consulter et de vérifier; la pensée ne progresse qu’à
condition de ne pas toujours revenir en arrière, de confier la vérité à
un système de signes qu’on peut manier et dont on est assuré du
contenu sans s’attarder à l’expliciter. Au lieu que l’expérience esthé¬
tique, sitôt qu’elle est achevée, ne laisse plus qu’un souvenir décoloré
uattitude esthétique

et vain, et le savoir qui la remplace ne saurait compenser sa disparition.


Ici se mesure la différence entre un savoir et un sentiment : le senti¬
ment ne se nourrit que de présence concrète, sinon il s’étiole, si, comme
le sentiment esthétique, il n’est pas soutenu par le ressort du désir. On
peut concevoir que le sentiment de l’amour résiste à l’absence, encore
que ce soit une épreuve difficile où il subit des métamorphoses
dangereuses, mais le sentiment esthétique ne peut survivre à la
disparition de son objet.
Enfin, je ne suis pas le même devant le vrai et devant le beau.
La distinction du sentiment et du savoir s’exprime aussi en ce que
le savoir est anonyme; nous avons dit quelle fierté et quel plaisir je
pouvais ressentir à le posséder; pourtant ce moi qui acquiert et
thésaurise des savoirs n’est pas le moi concret, et le vrai qu’il possède
n’est qu’un bien interchangeable et non nominatif. Tandis que
l’objet esthétique, parce que je vais à lui tout entier, me touche dans
mes œuvres vives et éveille un sentiment qui m’ébranle plus profon¬
dément que le vrai. L’universalité — critère essentiel — du vrai tient
sans doute à son objet, mais d’abord à ce que chacun y fait abstraction
de soi : je n’accède au vrai qu’en renonçant à tout ce qui constitue
la profondeur du mbi, en me réduisant à un cogito ponctuel. L’univer¬
salité du jugement esthétique tient au contraire à la puissance d’affir¬
mation et de persuasion de l’objet, plutôt qu’au sacrifice de la subjec¬
tivité. Nous avons assez dit que l’accueil fait à l’objet esthétique est
d’autant plus fécond qu’on se voue plus entièrement à lui. C’est
pourquoi aussi l’objet esthétique m’engage et me lie plus profon¬
dément que le vrai : je ne suis pas un homme pour qui deux plus
deux égalent quatre, comme je suis un homme qui aime Debussy.
Faut-il en conclure que les ponts sont coupés entre le vrai et le
beau, et que la réflexion philosophique ne serait pas autorisée à
chercher une vérité dans la beauté ? Non, car il y a une autre forme
au moins de vérité devant laquelle l’attitude du sujet est plus proche
de l’attitude esthétique. Les vérités métaphysiques au sens le plus
532 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

large, qui d’une part ne se résolvent pas en savoirs rigoureux et


universellement valables, parce qu’elles n’ont leur sens le plus plein
que pour moi, qui d’autre part, en appellent à moi et sont autant une
vocation qu’une contrainte, qui sont donc à la fois distinctes de moi
et intérieures à moi, ces vérités-là procèdent d’une attitude qui n’est
pas sans affinité avec l’attitude esthétique, et ce sont elles, et non les
vérités strictement logiques, que l’on pourrait trouver mêlées à
l’expérience esthétique. On y reviendra plus loin.

II. — Les attitudes devant l’aimable et le beau

Les caractères par lesquels l’attitude esthétique se distingue de


l’attitude devant le vrai sont ceux-là mêmes par lesquels on est tenté
de la rapprocher de l’attitude devant l’aimable. Entre l’admiration
esthétique et l’amour, il y a en effet, des traits communs, et d’abord la
reconnaissance du pouvoir de l’autre et l’acquiescement à ses droits :
je suis aussi désarmé devant l’objet esthétique, dont j’ai tout à
apprendre et à recevoir, que devant l’être aimé; je ne songe pas plus
à retoucher cet objet qu’à transformer l’être aimé, à user de l’un qu’à
abuser de l’autre. Si au contraire je suis incapable de cette bonne
volonté, si je suis premièrement attentif à moi-même et à ce que
j’éprouve, je manque également l’expérience esthétique et l’expé¬
rience amoureuse : je convertis l’autre en moyen, je dégrade l’esthé¬
tique en agréable ou l’être aimé en une occasion d’aventures dont je
suis le héros complaisant : c’est l’amour même que j’aime, et non
l’autre; ici Don Juan et Tristan se rejoignent, aux deux pôles du
mythe de la passion, dans un commun narcissisme, dans la délectation
plus ou moins secrète qu’ils tirent, le premier de ses plaisirs, le second
de son tourment. Au reste ce don de soi que l’objet esthétique
requiert du spectateur, il le requiert d’abord du créateur : toute
création est un acte d’amour, et c’est par là que la vie des artistes
« maudits » prend tout son sens : elle atteste sous les apparences de
L’ATTITUDE ESTHÉTIQUE

la dissipation, du libertinage ou de la folie un renoncement aux soucis


quotidiens et aux soins qu’on se donne ordinairement à soi-même.
Cependant il convient d’observer les différences qui subsistent
entre les deux attitudes devant l’aimable et le beau. D’abord, une
différence d’intensité : l’expérience de l’amour peut revêtir un carac¬
tère pathétique et tragique qui lui appartienne en propre. Et
pourquoi, sinon parce que l’amour va à une personne, et l’admiration
esthétique à un objet? (Nous réservons le cas où la beauté est un
attribut de la personne, et non un caractère de l’œuvre d’art.) Et
c’est pourquoi nous n’interrogeons pas pareillement l’objet esthétique
et l’être aimé : l’expérience esthétique trouve son bien dans l’appa¬
rence; c’est dans la mélodie qu’est la tristesse, ou dans le poème. Et
c’est pourquoi aussi la connaissance est à chaque instant et pour
chacun comme achevée : si j’apprends à voir autre chose dans la
mélodie ou le poème, ce n’est pas progrès, mais conversion. Au lieu
que la connaissance d’un être n’est jamais achevée. En d’autres termes,
parce qu’il est tout entier dans l’apparertce, l’objet esthétique se livre
à moi sans réserve, et sa connaissance ne rencontre d’obstacle que de
ma part, par ma propre imperméabilité, tandis que la connaissance
d’un être qui peut toujours se dérober, feindre ou mentir, suppose
aussi son consentement. Mais en même temps, cette transparence de
l’objet esthétique est opacité : tout en se livrant à moi avec une sorte
de dédain pour ce que je suis et d’indifférence pour ce qu’il est, il me
reste étranger : « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre... »
Au contraire, la connaissance amoureuse suppose que l’autre s’ouvre
à moi, et finalement s’unisse à moi, car c’est à travers l’union tou¬
jours inachevée que s’opère cette connaissance elle-même toujours
inachevée.
Et c’est bien ici que s’accuse la différence entre les deux expé¬
riences : l’amour requiert une union que l’objet esthétique ne demande
point parce que, tout en agissant sur moi, il me tient à distance. Dans
l’amour, j’ai conscience d’être indispensable à l’autre : tout amour est
534_L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

amour de bienveillance, par lequel je substitue la volonté de l’autre


à la mienne pour l’aider à être lui-même. Alors que, devant le beau,
je me fais docile à son influence sans qu’il en soit lui-même affecté :
invulnérable et comme éternel, il n’a pas besoin de mon hommage.
Je ne pms rien lui rendre de ce qu’il me donne, puisqu’il est parfaite¬
ment achevé et que toute retouche serait un attentat. Avec une
personne, toute rencontre est dialogue et l’amour est une question qui
appelle une réponse; question pressante qu’une réponse négative
désespérerait; aussi l’amour se soumet au jugement de l’autre et
se préoccupe de l’estime où on le tient; il veut se prouver et prouver
ses vertus; il n’hésite pas à se soumettre à ces ordalies qu’imaginent
les romans courtois, moins pour séduire l’autre que d’abord pour le
convaincre de la sincérité et de la force du sentiment. Et de plus, la
première réponse qu’attende l’amour est la présence et, parce que
cette présence est lourde d’une signification inépuisable et qui seule
importe, l’amour ne succombe pas à l’absence comme le sentiment
esthétique ; mais l’absence y prend une dimension particulière :
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », ce vers trouve son
commentaire chez Jules Romains : « L’idée d’absence n’était plus
une idée comme les autres. Elle devenait une des grandes catégories
d’un univers mental brusquement remis au point... Les bruits du
navire me paraissaient une espèce d’incantation de l’absence » (i).
C’est que la présence elle-même est la condition du don que j’attends,
et le commencement même de ce don qui est la réciproque de mon
amour.
Mais si l’amour aspire à l’union, s’il est désir, c’est que l’autre
lui apparaît indispensable et proprement complémentaire : c’est là
le signe le plus décisif de l’amour, qui lui confère cette couleur de
fatalité célébrée par les poètes : l’autre est l’élu, l’irremplaçable, dont
je ne puis me passer. Sans l’être, aimé, je ne suis plus moi-même, et

(i) Lucienne, p. 15.


L’ATTITUDE ESTHÉTIQUE 535

ma vie n’a pas de sens : « Car à quoi sert la vie, sinon à être donnée ?
Et la femme, sinon à être une femme entre les bras d’un homme ? » (x).
L’objet esthétique par contre, ne m’est pas vraiment complémentaire.
Certes, l’expérience que j’en fais me transforme et m’enrichit, mais
c’est une action que je subis sans l’avoir avidement souhaitée, et qu’il
n’exerce que quand il est présent; or, c’est dans l’absence que se
mesure la puissance du désir, et il faut convenir que la banalité et
l’urgence du quotidien suffisent à neutraliser le désir esthétique, au
moins chez le spectateur. Et c’est parce que je n’éprouve pas un désir
véritable de l’objet esthétique que le plaisir qu’il me procure est aussi
différent du plaisir sexuel : il apaise et charme, loin d’irriter et de
faire sortir de soi, il est aussi discret que l’autre est emporté, aussi
serein que l’autre est orageux, aussi ténu que l’autre est violent.
Enfin de ce que l’amour est désir d’une personne et non besoin
d’un objet, il reçoit un caractère d’insécurité et d’incertitude qui lui
sont propres. Ce caractère tient essentiellement à ce que l’autre est
libre : le don que j’attends est suspendu à une liberté qui peut toujours
se raviser et reprendre ce qu’elle donne, c’est le thème de l’incons¬
tance, des ravages du temps, des intermittences du cœur. L’amour
combat cette incertitude par la foi, dont confiance et jalousie sont les
deux pôles. Et même à l’égard de soi, il pratique cette foi qui s’appelle
alors fidélité : car puis-je être sûr de moi si je ne me lie par des ser¬
ments ? Enfin il reste à l’amour, malgré sa foi, une incertitude qui
tient à sa nature même : il est trop conscient de la liberté de l’autre
pour vouloir le contraindre, et c’est pourquoi, loin d’être seulement
revendicateur, il est écartelé entre la volonté d’union et le respect de
la différence : cette antinomie le condamne à l’inassouvissement.
Aimer, c’est à la fois désirer et refuser l’union, car une union totale
serait la négation de soi et de l’autre. Rien de tel à l’égard de l’objet
esthétique puisqu’il ne requiert pas l’union : la présence dont se

(i) Claudel, La cantate à trois voix, p. 34.


53^ L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

contente l’admiration n’éveille pas le désir d’une possession qu’il


faudrait ensuite réprimer, le sentiment esthétique ne connaît pas cette
tension et cette insécurité qui sont l’aiguillon de l’amour. On peut
donc dire que l’expérience esthétique est à la fois plus et moins que
l’expérience amoureuse. Moins parce qu’elle ne comporte pas l’expé¬
rience à la fois douloureuse et joyeuse du désir et de l’union, et
qu’elle n’enseigne pas à l’homme le pouvoir qu’il a de se transcender
en se donnant. Plus parce que, moins exigeante, elle est plus aisément
comblée, donc plus encline à la sérénité, et que d’autre part la dis¬
tance qui se maintient de l’objet au sujet est au sein de la ferveur un
gage de pureté.
On vérifie par ces quelques remarques ce que l’expérience esthé¬
tique a de singulier et d’incomparable avec d’autres expériences.
Nous allons justifier maintenant cette spécificité en tentant l’analyse
critique de cette expérience et en cherchant quels a priori elle met en
jeu dans ce qui est son moment le plus haut et le plus signifiant, c’est-
à-dire la lecture que le sentiment fait de l’expression : nous passons
ainsi de la phénoménologie à la critique de l’expérience esthétique.
QUATRIÈME PARTIE

CRITIQUE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
Pour mieux comprendre que l’expérience esthétique culmine
dans le sentiment comme lecture de l’expression, nous voudrions
montrer maintenant qu’elle met en jeu de véritables a priori de
l'affectivité, au sens même où Kant parle d’a priori de la sensibilité
et de l’entendement : de même que les a priori kantiens sont les condi¬
tions sous lesquelles un objet est donné, ou pensé, ce sont ici les
conditions sous lesquelles un monde peut être senti, non point par
le sujet impersonnel auquel Kant se réfère — et que les post-kantiens
pourront identifier avec l’histoire —, mais par un sujet concret,
capable d’entretenir une relation vivante avec un monde, ce sujet
étant soit l’artiste qui s’exprime par ce monde, soit le spectateur qui,
lisant cette expression, s’associe à l’artiste.
Quelque chose, en effet, dans l’expérience esthétique, en appelle
à la notion d’a priori : c’est ce pouvoir qu’a l’objet esthétique, de par
son expressivité, d’ouvrir un monde, et, bien qu’il soit lui-même
donné, d’anticiper ainsi sur l’expérience : il ne s’agit pas seulement
de solliciter l’imagination, si vivement que ce soit, comme font les
objets que M. Bachelard appelle intégrants, qu’une expérience
onirique a fortement valorisés (i); l’émotion parfois vive qu’ils
inspirent se cristallise en images, et ils deviennent le foyer d’un
monde, mais d’un monde éphémère et sans consistance; l’imagination
est bien puissance d’un monde, mais elle ne suffit pas à la tâche : elle
abolit les frontières de l’objet, mais elle ne peut constituer une totalité,
elle ouvre, mais ne referme pas. Il y faut le sentiment, et le sentiment
s’éveille devant un objet expressif, qui ne sollicite pas seulement

(i) La terre et les rêveries du repos, p. 299.


540 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l'imagination, mais qui soit tout entier ordonné à cette fonction


d’exprimer : ce qui va de soi pour l’homme, mais pour l’objet n’est
possible que par le miracle de l’art. Ce n’est pas pour rien que
M. Bachelard va chercher dans la littérature les objets intégrants : ce
sont alors des objets esthétiques (i); s’ils suscitent un monde, ce n’est
pas en excitant l’imagination, c’est en provoquant le sentiment; c’est
par ce qu’ils sont, et non par les associations où l’imagination peut
les entraîner; et si l’imagination s’exerce encore sur eux, c’est lorsque
le sentiment l’a déclenchée, et pour réaliser le sens de l’expression (2).
Tout objet n’est donc pas expressif, comme l’est par vocation l’objet
esthétique. Nous pourrions ajouter : l’homme même n’est pas toujours
expressif, du moins à la façon de l’objet esthédque, c’est-à-dire assez
profondément pour que l’expression se dilate en un monde. Il n’est
porteur d’un monde — d’un monde spirituel, non du monde matériel
dont il est le centre par son corps — qu’à condition d’avoir assez de
force intérieure et de plénitude. Expressif, il l’est toujours, dès qu’il
parle, qu’il sourit, et par tout son comportement : nous n’avons rien à
renier de ce que nous avons dit du langage. Mais si ce qu’il exprime en
appelle toujours au sentiment, c’est parfois à cette forme du sentiment
toute proche de l’immédiat de la présence, et non au sentiment qui
engage un sujet total à la découverte d’un objet total : précisément
parce qu’alors c’est de l’accidentel qui se livre. L’homme n’est donc
pleinement expressif que s’il est de qualité, et dans ses plus hauts
moments ; et ce n’est pas nécessairement lorsqu’il cherche à s’exprimer.

(1) Et pour les objets que l’art n’a point convertis ? C’est tout le problème du
beau naturel. Disons seulement qu’ils doivent être en quelque façon esthétisés, au
moins par notre regard ; et c’est pourquoi M. Bachelard peut écrire : « A nos yeux,
l’arbre est un objet intégrant : il est normalement une œuvre d’art .»
(2) Pour l’importance qu’il confère à l’imagination, on pourrait taxer
M. Bachelard d’idéalisme : il prend le parti du rêveur et non le parti des choses ;
mais finalement le rêveur ne prend-il pas le parti des choses ? Et M. Bachelard
sait bien que la science elle-même commence avec le rêve, quitte à le dénoncer
par la suite.
CRITIQUE DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

lorsqu’il parle ou gesticule, mais lorsqu’il est lui-même. On le voit


aussi bien dans l’art, lorsque l’art représente l’homme.
Ce qui fait fonction à’a priori, c’est ce que le sendment éprouve
sur l’objet : une certaine qualité affective qui est au principe du
monde de l’objet. Mais cette qualité affecüve a encore une autre
fonction; on peut dire, s’il est vrai que la plus haute forme de
l’objet perçu réside dans l’expression, qu’elle constitue l’objet
esthétique : l’a priori porte sur l’objet comme ce qui le constitue.
Cependant, pas plus que tout objet ne porte un monde, toute qualité
affective ne peut avoir cette vertu constituante : c’est encore un pri¬
vilège de l’esthétique. Le caractère désirable de cette femme ou la
majesté de ce chêne ne sont pas des a priori, parce que la femme n’est
désirable, ou le chêne majestueux, que par surcroît ou par accident :
c’est un caractère que nous leur reconnaissons parmi d’autres, dont
nous avouons la relativité, et qui ne les constitue pas. Mais supposons
qu’une femme fasse tout, et sans cesse, pour être désirable : désirable
est peut-être alors un a priori. Et précisément, elle cesse alors, comme
on dit très bien, d’être une femme naturelle, elle devient un objet
esthétique. Ce n’est pas pour rien qu’elle se farde; elle substitue l’arti¬
fice, qui est déjà de l’art, à la nature; ainsi veulent faire avec Gigi les
aimables courtisanes en retraite qui veillent à sa carrière; et si elles font
fausse route, c’est que Gigi plaît par ce qu’elle a de naturel et d’inno¬
cent. De même la majesté peut être un a priori pour le chêne, mais c’est
sur une toile de Ruysdaël, ou pour un regard qui se souvient de
Ruysdaël. Il s’en faut donc que toute qualité affective constitue un
a priori, elle ne le peut qu’esthétisée; c’est seulement dans l’univers
esthétique que l’objet, déterminé et fixé, tel qu’en lui-même enfin l’art
le change, peut être constitué en fonction d’une qualité affective : que
la Suzanne du Tintoret est éternellement désirable et le chêne de
Ruysdaël éternellement majestueux.
Mais de quel droit parlons-nous d’a priori ? Et si l’affectif désigne
un certain mode d’être du sujet, comment peut-il qualifier un objet

M. DUFRENIfB
35
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

jusqu’à être pour lui un a priori ? Lorsque notre premier chapitre


aura répondu à cette question, une autre se posera : si la qualité
affective est a priori par rapport au monde de l’objet esthétique,
l’est-elle aussi par rapport au monde réel ? Quel est le rapport entre
ces deux mondes, c’est-à-dire quelle est la vérité de l’objet esthétique ?
C’esÇ à quoi nous consacrerons nos derniers chapitres.
Chapitre Premier

LES A PRIORI AFFECTIFS

I. — L’idée d’un « a priori » affectif

Que peut signifier l’idée d’un a priori affectif? Et d’abord, que


signifie l’affectif s’il peut être joint à la notion d’a priori ? Il importe
en effet de bien comprendre que l’affectivité n’est pas invoquée seule¬
ment comme le moyen par lequel se révèle Va priori, mais que Va
priori est lui-même de nature affective, comme Va priori de l’entende¬
ment est de nature rationnelle. D’ailleurs le premier point peut
conduire au second; car le propre du sentiment, en tant qu’affectif,
est de connaître de l’affectif, et cet affectif est le premier signalement
de l’objet : désirer une femme, c’est la connaître comme désirable,
et cette qualité est aussi évidente en elle que la couleur de ses yeux ou
la souplesse de sa taille; c’est pourquoi la fonction noétique du sen¬
timent a une valeur irremplaçable, et qu’il est injuste de soupçonner
de subjectivité : si l’on conteste que cette femme soit désirable, c’est
qu’on se refuse à sentir, ce qui est aussi arbitraire que se refuser à voir.
Mais il n’est même pas nécessaire de désirer : on peut juger une femme
provocante sans répondre à la provocation, et désirable sans éprouver
de désir; c’est que le désir n’est déjà plus simplement connaissance,
il est action (ou passion); et c’est pourquoi, inversement, on peut
aussi désirer une femme sans la trouver désirable. Ce que nous
appelons sentiment, et qui est irréductible au désir, c’est seulement
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

une certaine façon encore désintéressée, malgré l’espèce de parti¬


cipation qu’elle suppose, de connaître une qualité affective comme
structure d’un objet. De même que l’idée du cercle n’est pas ronde,
le sentiment du tragique n’est pas tragique, même s’il est opprimant
ou exaltant, comme le sentiment du désirable n’est pas le désir. Ainsi
pourrait-on dire que l’affectivité n’est pas tant en moi que dans
l’objet; sentir c’est éprouver un sentiment, non comme état de mon
être, mais comme propriété de l’objet. L’affectif n’est en moi que
la réponse à une certaine structure affective en lui. Et inversement,
cette structure atteste que l’objet est pour un sujet, qu’il ne se réduit
pas aux dimensions de l’objectivité selon lesquelles il n’est pour
personne : il y a en lui quelque chose qui ne peut être connu que par
une sorte de sympathie, et si un sujet s’ouvre à lui. C’est pourquoi
l’objet affectivement qualifié est à la limite lui-même sujet, et non plus
objet pur et simple corrélât d’une conscience impersonnelle : les
qualités affectives signifient un certain rapport de soi à soi, une façon
de se constituer en totalité, nous dirions volontiers de s’affecter soi-
même, au lieu d’être indéfiniment déterminé du dehors. Et de là
vient que les qualités affectives en lesquelles se résout l’atmosphère
propre à chaque objet esthétique sont désignées anthropomorphi-
quement : l’horrible de Bosch, l’allégresse de Mozart, le tragique
de Macbeth, le dérisoire de Faulkner désignent aussi bien une cer¬
taine attitude du sujet qu’une certaine structure de l’objet; et c’est
en dernière analyse parce que cette structure et attitude sont complé¬
mentaires. Mais il reste à voir comment cet affectif est a priori, et
finalement comment un tableau des qualités affectives pourrait
constituer un tableau des a priori de l’affectivité, et être mis au
compte d’une « esthétique pure ».
Il nous faut pour cela revenir un instant sur le sens et la fonction
de Va priori. Si nous nous adressons à Kant, a priori, c’est d’abord
le caractère d’une connaissance qui est logiquement, et non psycho¬
logiquement, antérieure à l’expérience, et qui se reconnaît comme telle
LES « A PRIORI » AFFECTIFS

à des caractères logiques de nécessité et d’universalité (i); c’est donc


la connaissance transcendantale qui est a priori, puisque, selon que le
rappelle le Vocabulaire de M. Lalande, transcendantal, au moins chez
Kant, « s’applique toujours originairement à une connaissance », et
désigne « par opposition à l’empirique ce qui est une condition
a priori et non une donnée de l’expérience » (à la suite de quoi est dite
transcendantale « toute étude qui a pour objet les formes, principes,
ou idées a priori dans leur rapport nécessaire avec l’expérience »). Mais
on peut dire en second lieu que l’objet sur lequel porte cette connais¬
sance — catégories de l’entendement comme objet des principes
transcendantaux, sujet transcendantal comme objet de l’aperception
transcendantale, et d’une façon générale tout ce qui fait l’objet de
cette philosophie transcendantale dont la Critique est « l’idée » — est
lui-même a priori, en tant qu’il fonde la possibilité de l’objet empi¬
rique. A priori signifie alors constituant : ce qui est au principe d’une
réalité, et par quoi cette réalité est pour un sujet. N’est-ce pas encore
ainsi que chez Kant, Va priori a cette double fonction ? Il détermine
la relation à un objet, créant une objectivité, et assurant, comme le
montrent les Prolégomènes, le passage du jugement de perception
subjectif au jugement d’expérience objectif; et en même temps, il
détermine la nature de cet objet comme objet d’une expérience
possible : selon la célèbre formule de la Déduction transcendantale, les
conditions de la possibilité de l’expérience sont aussi les conditions
de la possibilité de l’objet de l’expérience. Est donc constituant ce
qui fait que l’objet est objet, non en lui-même, mais en tant qu’il
s’inscrit dans l’expérience et que le sujet peut entrer en relations avec
lui. C’est dire, en troisième lieu, que le sujet constitue ce qui est
constituant dans l’objet. Si Va priori est véritablement antérieur à

(i) Scheler définit aussi Va priori comme caractère d’une connaissance ; mais
d’une connaissance intuitive, dont le contenu est un « phénomène » c’est-à-dire où
le donné et le visé convergent absolument {Der Formalismes..., p. 46). Et Va priori
définit aussi l’objet de ses « intuitions matérielles ».
546 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’expérience, même si on le découvre dans l’expérience et sur un objet,


c’est qu’il appartient aussi au sujet, qu’il est une structure de la
connaissance. Comme le disent encore les Prolégomènes, « c’est l’espace
qui est dans notre esprit qui rend possible l’espace physique; il n’est
pas une propriété des choses en elles-mêmes, mais simplement une
forme de notre représentation sensible » (i). L’analyse critique peut
partir de l’objet, ce sont les structures du cogito qu’elle découvre
comme conditions de possibilité d’une expérience : c’est le sujet qui
est porteur d’apriori. Il semble donc que Heidegger ne soit pas infidèle
à Kant lorsqu’il assigne à la réflexion critique l’élucidation de « la
subjectivité du sujet », et lorsqu’il réfère le transcendantal à la trans¬
cendance du Dasein. Ce qui n’implique nullement un subjectivisme,
mais seulement souligne la réciprocité fondamentale du sujet et de
l’objet : une philosophie de la constitution peut être aussi une
philosophie de l’être, parce que les aspects de l’être ne se révèlent qu’à
un sujet capable de se mettre en prise sur lui.
Si nous partons donc de Va priori comme caractère de l’objet de
la connaissance, et non de la connaissance elle-même, nous obtenons
cette triple détermination : Va priori est d’abord dans l’objet ce qui
le constitue comme objet, il est donc constituant. Il est ensuite dans
le sujet d’un certain pouvoir de s’ouvrir à l’objet et d’en prédéter¬
miner l’appréhension, pouvoir qui constitue le sujet comme sujet;
il est donc existentiel. Enfin, il peut faire l’objet d’une connaissance
qui est elle-même a priori (2).
Mais puisque l’a priori qualifie à la fois l’objet et le sujet, et spécifie
leur réciprocité, il est possible de déterminer cet a priori d’après les
formes de la relation du sujet à l’objet. On pourra le déceler aux trois
paliers que nous avons discernés, de la présence, de la représentation
et du sentiment, où chaque fois un aspect de l’objet, vécu, représenté

(1) Éd. Hachette, p. 69. .


(2} Ce dernier point sera traité dans le chapitre suivant.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS

ou senti répond à une attitude du sujet, vivant, pensant, ou sentant.


C’est ici que nous nous éloignons de Kant : il n’a conçu la relation à
l’objet que sous les espèces de la connaissance, et la prédétermination
de l’objet par Va priori, qui fait que Va priori est « une propriété consti¬
tutive de l’objet » (i), est invoquée seulement pour fonder la valeur
objective de la connaissance. Mais ne peut-on concevoir un trans¬
cendantal qui ne soit pas le fondement de l’objectivité et qui soit
constituant en un autre sens ? Kant, ne concevant d’autre relation à
l’objet que cognitive et d’autre connaissance valable que rationnelle,
nous accule à un dilemme : ou bien nos pensées ne se rapportent qu’à
nous-même et leur subjectivité les disqualifie, comme dans les juge¬
ments de perception « qui n’ont de valeur que pour nous », et surtout
ceux qui se rapportent uniquement à l’affection sensible « qui ne peut
jamais être attribuée à l’objet », ou bien nos pensées sont attribuées
à l’objet, et alors elles sont des connaissances, comme les jugements
d’expérience auxquels la subsomption sous un concept de l’entende¬
ment pur confère nécessité et universalité. Mais peut-être y a-t-il une
façon pour une pensée de se rapporter au sujet tout en se rapportant
à l’objet, d’être subjective sans manquer à l’objectivité, de penser un
objet sans exiler le sujet, à quoi répondrait un objet lui-même à la
fois subjectif et objectif, comme précisément nous l’avons dit du
monde de l’œuvre. Entre un jugement purement subjectif en effet
comme ceux que Kant cite en exemple : la chambre est chaude, le
sucre est doux, et un jugement comme : la musique de Bach est
sereine, le monde de Rouault est janséniste, Matisse nous introduit
dans la lumière (2), il y a une différence qu’il ne faut pas méconnaître :
la différence entre un jugement qui explicite une représentation et un
jugement qui explicite un sentiment. Et si nous considérons la relation

(1) Prolégomènes, p. 92.


(2) Nous ne disons pas : telle œuvre est belle, car il ne s’agit point de jugements
de valeur, mais de jugements d’expérience, puisqu’ils expriment l’aspect du monde
que révèle le sentiment.
548 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

du monde de l’objet esthétique à la subjectivité qu’elle décèle, c’est


aussi la différence entre la façon dont un sujet quelconque éprouve
la chaleur de la chambre ou la douceur du sucre et la façon dont
Bach voit et édifie un monde sur la sérénité ou Rouault sur un déses¬
poir maîtrisé.
Il y a donc diverses façons pour le sujet de se rapporter à l’objet,
et pour l’objet de se révéler au sujet. Le sujet est constituant, premiè¬
rement, au niveau de la présence, par ce que M. Merleau-Ponty appelle
les a priori corporels, qui dessinent la structure du monde vécu par le
corps propre; il l’est deuxièmement au niveau de la représentation
par les a priori qui déterminent la possibilité d’une connaissance
objective du monde objectif, et c’est ici que nous retrouvons Kant;
il l’est troisièmement au niveau du sentiment par les a priori affectifs
qui ouvrent un monde vécu et senti en première personne par le moi
profond. A chacun de’ces étages, le sujet offre un nouveau visage :
il est corps propre au niveau de la présence, sujet impersonnel au
niveau de la représentation, moi profond au niveau du sentiment.
Et c’est ainsi qu’il assume successivement la relation au monde
vécu, au monde représenté et au monde senti. (Remarquons bien
d’ailleurs que le sentiment n’est pas ici le privilège du spectateur en
face du monde exprimé par l’objet esthétique, mais le propre de tout
homme capable d’assumer assez d’humanité personnelle et de pro¬
fondeur pour éprouver et comme irradier un monde qui lui soit
personnel, et qui ne soit pas simplement le monde où il vit selon son
corps ou qu’il pense selon son entendement.) Cette triple attitude du
sujet, un triple visage du monde en est le corrélât, selon une relation
difficile a penser, ou nous retrouvons à la fois l’ambiguïté de la notion
de monde et l’ambiguité de la notion de constitution, puisqu’il
s’agit toujours de penser un monde pour un sujet, mais qui soit à la
fois, selon la définition que donne Sartre de l’intentionnalité, extérieur
et relatif à une conscience : c’est ce qu’exprime maintenant l’unité
de Va priori sous ses deux premiers aspects. Le problème de cette
LES « A PRIORI » AFFECTIFS

unité (à qui il faudra chercher plus tard une signification ontologique)


ne se pose peut-être pas exactement chez Kant, dans la mesure où,
cédant malgré lui à l’idéalisme, il privilégie l’aspect subjectif de
Va priori et suggère que Va priori dans l’objet n’est qu’un reflet du
pouvoir constituant dans le sujet; mais il se pose en tout cas pour
Va priori affectif, tel que l’expérience esthétique le décèle. Examinons
donc d’un peu plus près cet a priori, dans ses deux aspects, puis dans
l’unité de ces aspects. Nous verrons ensuite comment il peût à son
tour être connu a priori par un sujet qui le ressaisit, et nous nous
demanderons alors si une esthétique pure est possible, qui discerne
et recense les a priori de l’affectivité, comme est possible une mathé¬
matique ou une physique pure, et peut-être aussi une biologie pure.

IL — L’ « A PRIORI » COMME COSMOLOGIQUE ET COMME EXISTENTIEL

Nous dirons d’une qualité affective qu’elle est un a priori lorsque,


exprimée par une œuvre, elle est constituante du monde de l’objet
esthétique et que du même coup, car c’en est la vérification, elle peut
être sentie indépendamment du monde représenté, de la même façon
que, comme dit Kant, nous pouvons concevoir un espace ou un temps
sans objet. En droit, sinon en fait; car en fait nous ne connaissons
Va priori que sur Va posteriori; et dans l’expérience esthétique aussi,
monde exprimé et monde représenté, qualité affective et structure
objective sont toujours solidaires. Mais si l’expression, immédiate¬
ment sentie, ne peut être reconnue que par une sorte de critique s’exer¬
çant sur l’œuvre donnée, il apparaît cependant qu’elle anime le monde
de l’objet esthétique : la qualité affective est l’âme du monde exprimé,
qui est lui-même au principe du monde représenté; le monde total de
l’œuvre n’a d’unité et de sens que par elle; on dirait qu’elle le suscite
pour en être illustrée; et c’est en quoi elle est constituante, et par quoi
le sentiment qui la connaît bénéficie dans l’expérience esthétique
d’une sorte de priorité. A cet égard, nous dirions volontiers des
55° L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qualités affectives ce que Scheler dit des valeurs comme « qualités


matérielles » : elles se manifestent dans des objets qui sont des
« biens »; lorsque la valeur n’est dans l’objet qu’une qualité accessoire,
l’objet n’a, en quelque sorte, pas de personnalité propre, il est Sache,
et non Ding; lorsque par contre, l’objet est « constitué », « unifié »
par la valeur, lorsqu’il est « entièrement imprégné d’une valeur »,
c’est un bien, mais qui retombe à l’état de chose lorsque la valeur en
lui est dégradée pour quelque raison (i). La valeur peut ainsi précéder
l’objet qu’elle constitue, l’annoncer comme un messager : « La
nuance de valeur d’un objet est ce qui se révèle de lui en tout premier
lieu, ... et comme le médium où il développe son contenu » (2); il
semble donc que la valeur soit comme la forme qui crée son propre
contenu : le bien ne résulte pas d’une valeur qui se surajoute à une
chose préexistante, mais la valeur s’incarne dans une chose et constitue
cette chose comme bien en s’incarnant en elle. Pareillement, le monde
de l’objet esthétique est ordonné à une qualité affective qui est pour
lui un a priori.
Mais une fois Va priori affectif défini par sa propriété dans l’ordre
de la connaissance et par son pouvoir constituant, une question reste
en suspens, celle de sa singularité. Il apparaît dans une œuvre, dont
il constitue le monde : mais il y a alors autant d’a priori que d’objets
etshétiques. A-t-on le droit de parler d ’a priori pour une qualité de
l’objet qui est indéfiniment diverse et semble donc ne pouvoir donner
lieu à une science apodictique ? Cette difficulté, sur laquelle nous
reviendrons, nous conduit maintenant à examiner l’aspect existentiel
de cet a priori. S’il est singulier, c’est qu’il est aussi le caractère d’un

(1) Der Formatismus in der Ethik..., p. 15. Scheler invoque précisément l’exemple
de l’objet esthétique : un tableau cesse d’être un bien, une Wertding, et reste
chose lorsque ses couleurs se sont effacées. Cependant le chois de cet exemple
n’autorise pas à identifier valeur et qualité affective.
(2) Ib., p. 13. En quoi Scheler n’est pas loin de la question que pose Kant dans
les Prolégomènes pour introduire l’idée d’a priori : « comment l’intuition de l’objet
peut-elle précéder l’objet » ? (p. 56).
LES « A PRIORI » AFFECTIFS

sujet concret, partant singulier. Après avoir découvert la qualité


affective comme un a priori de l’objet esthétique, c’est en effet à une
subjectivité qu’il faut assigner cet a priori : à travers le monde exprimé
par l’œuvre, c’est l’auteur qui s’exprime; et ce n’est plus le sujet
impersonnel de Kant, porteur d’a priori eux-mêmes impersonnels et
par conséquent justiciables d’une connaissance rationnelle, c’est une
personne concrète, et qui n’est plus en relation avec le monde imper¬
sonnel de l’expérience objective, mais avec un monde qui lui est
propre, où autrui ne pénètre qu’en communiquant avec lui. La priori
exprime la position absolue d’un sujet en face des choses, la façon
dont il les vise, les expérimente et les transforme, dont il se rapporte
à elles pour en faire son monde, comme déjà l’a priori corporel est
la façon dont un corps singulier se rapporte à son environnement
selon les impératifs de sa propre structure. Il est au fond cet irréduc¬
tible par quoi se constitue un sujet concret, que la psychanalyse exis¬
tentielle selon Sartre doit découvrir; à cette différence près qu’à
notre sens il n’exprime pas l’acte pur d’une liberté absolue, un choix
de soi parfaitement contingent, mais la nature d’un sujet concret qui,
selon le paradoxe développé par Jaspers, ne peut se créer que parce
qu’il est créé (i). C’est pourquoi, à la notion du choix de soi nous
préférerions la notion de « constitution » telle que la présente
M. Minkowski, en l’opposant précisément à l’idéologie psychana¬
lytique; nous maintiendrions cette seule différence que la notion de
constitution est générale et procède d’une induction, tandis que
l’a priori affectif est singulier et procède d’une intuition directe du
sujet.

(i) S’il nous fallait chercher un parrainage dans la philosophie classique pour
cet a priori existentiel, plutôt que le caractère intelligible selon Kant, qui est l’option
intemporelle d’un sujet encore transcendantal et non concret, c’est l’essence sin-
•gulière selon Spinoza que nous invoquerions, qui lie le sujet à son corps, à tout ce
qu’il est, et qui pourtant ne laisse pas que d’être étemelle parce qu’elle est vraie en
Dieu.
ÎJ2 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

La notion de constitution a d’ailleurs l’avantage de présupposer


« le phénomène du contact vital avec la réalité b; elle exprime le
rapport fondamental au monde de l’individu, « tiraillé entre ces deux
forces : besoin de s’affirmer et besoin de se confondre » (i). C’est
qu’en effet, le sujet ainsi défini par sa propre qualité affective se rap¬
porte toujours à un monde, comme aussi bien le sujet transcendantal
défini par l’unité synthétique de l’aperception se rapporte à une nature
comme objet d’une expérience possible. Mais dans cette relation
transcendantale que nous considérons ici, acte fondamental, source
de tous les actes particuliers, par lequel une essence singulière
s’affirme et se manifeste, extériorisation nécessaire d’une intériorité
qui, pour être, se dirige et se répand sur ce qui est hors d’elle, il ne
s’agit pas d’un monde à connaître, qui puisse faire l’objet d’une
expérience universellement valable, mais d’un monde qui est l’ex¬
pression d’un sujet. L’expérience dont cet a priori fonde la possibilité
est une expérience qu’il faut appeler existentielle, et les objets de cette
expérience composent un monde accessible au seul sentiment. Un
monde qui émane d’un sujet, qui le prolonge et qui l’explicite, non
pas le monde qu’il connaît, mais le monde où il se reconnaît et selon
lequel il est lui-même. Si étroitement lié à lui que l’a priori affectif
qui le fonde, c’est lui : Mozart, c’est la sérénité, Beethoven la violence
pathétique (z). Mais attention : il ne s’agit pas ici du seul artiste, qui
est en effet capable en créant l’œuvre de faire apparaître ce monde
sien, de lui donner un corps glorieux, et ainsi de s’exprimer lui-même.
La relation à un monde que nous considérons ici n’est pas la relation,
suspendue à un faire, d’un créateur à sa créature; bien plutôt, cette
relation ne fait que promouvoir dans l’apparence la relation fonda-

(1) Minkowski, Vers une cosmologie, p. 191.


(2) Et il n’est pas indifférent .qu’on puisse inverser la proposition et dire : la
sérénité c’est Mozart. Car cela signifie, nous le verrons, que cet a priori, tout sub¬
jectif qu’il soit, est en un sens universalisable, et peut faire par là l’objet d’une
esthétique pure.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 553

mentale d’un sujet concret à son monde, valable pour tout homme
capable de s’exprimer par ses actes, et n’eût-il d’autre spectateur que
lui-même, tout homme qui a, comme on dit, une personnalité. Aussi
bien, si l’on en reste à l’expérience esthétique, cette relation est-elle
valable pour le spectateur qui, lui aussi, s’exprime par le goût qu’il a
pour l’œuvre, par la façon dont il l’adopte et l’intègre à son monde.
Entre l’artiste et le spectateur, il y a bien cette différence insurmon¬
table que l’un fait et l’autre voit; mais si l’on considère l’œuvre en
elle-même sans évoquer l’acte historique de sa création, si l’auteur
n’est que celui dont l’œuvre témoigne et si la création n’est plus que
le signe d’une affinité spirituelle, on peut dire que cette affinité qui se
révèle entre l’œuvre et l’auteur est la même qui se révèle entre le
spectateur et l’œuvre qu’il est capable de sentir et de reconnaître.
(Nous le comprendrons mieux lorsque nous verrons le statut exis¬
tentiel des catégories par quoi le spectateur connaît la qualité affective
de l’œuvre.)
Et le monde auquel le sujet se rapporte ainsi, qui est comme son
acte et son destin à la fois, comme un miroir où il se reconnaît lui-
même selon la formule de Hegel, est à la mesure de son être : il a
d’autant plus de consistance et de réalité que le sujet a plus de profon¬
deur et de fidélité à soi, et pour ainsi dire d’autant plus d’objectivité
qu’il a plus de subjectivité (i). Il n’est pas un monde simplement

(i) Dans la mesure où l’a priori est encore facteur d’objectivité, il ne faut pas
faire bon marché des critères kantiens d’universalité et de nécessité comme fait
Scheler, sous prétexte qu’ils ont une signification logique qui ne saurait convenir à
une visée a priorique : Va priori, pour l’intuition qui le saisit, est, selon Scheler,
« un fait », vrai en tant que fait, dont la nécessité est en tout cas subordonnée à la
vérité, et auquel l’universalité n’ajoute rien parce qu’il suffit qu’il soit éprouvé
comme tel, sans avoir rien à attendre d’une ratification logique (o. c., p. 71). Mais si la
nécessité et l’universalité ne peuvent revêtir un sens logique lorsqu’il s’agit de
l’a priori existentiel et non de l’a priori en tant qu’il est connu a priori, elles peuvent
avoir un sens ontologique, et désignent alors la structure de ce qui est constitué par
cet a priori ; si l’a priori n’est pas logiquement nécessaire et universel, il confère du
rriAirv; une nécessité et une universalité de fait à l’objet esthétique. Par lui, le monde
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

subjectif, ni la coloration subjective d’un monde objectif pré-existant,


comme lorsque nous jugeons au gré de nos humeurs et de nos dispo¬
sitions, c’est-à-dire selon les vicissitudes du moi superficiel, que la
chambre est chaude ou l’absinthe amère. L’a priori affectif constitue
un monde consistant et cohérent parce qu’il réside en ce qu’il y a de
plus profond dans un sujet, comme il est ce qu’il y a de plus profond
dans l’objet esthétique. Mais l’on voit déjà qu’il n’est pas possible
de parler de l’a priori existentiel sans le confronter à l’a priori cosmolo¬
gique, sans supposer que l’a priori constituant et l’a priori existentiel
ne sont qu’un. Vérifions-le en voyant comment le monde de l’œuvre,
c’est la vérité de l’artiste.

Lorsque nous parlons du comique de Molière, cela signifie


d’abord, qu’en assistant à un spectacle de Molière, nous sommes pris
dans une certaine atmosphère qui va orienter notre compréhension,
qui commande le sens de tout ce que nous verrons ou entendrons :
un certain mélange de lucidité et d’emportement, une combinaison
d’amertume et de colère comme en éprouvent les anarchistes, de
tendresse comme en éprouvent les poètes, de confiance en l’homme
comme en éprouvent les naturalistes, l’assurance que l’hypocrisie
est le pire des maux et que la nature peut triompher des entraves que
lui posent les artifices sociaux, voilà ce qui nous est communiqué,
avec quoi nous comprenons. Mais ce subtil mélange — qui n’est
subtil qu’à l’analyse, alors que le sentiment le saisit immédiatement —
il a fallu Molière pour le composer, — pas davantage pour opérer
artificiellement une synthèse, mais pour être ce mélange. Parler du
comique de Molière, c’est donc évidemment spécifier ce monde

de cet objet acquiert une cohésion interne et devient un universel, au sens hégélien
cette fois du mot. Ce n’est plus en référence à un jugement prononcé du dehors,
mais en référence à son être même — et si l’on veut, encore en termes hégéliens,
à la façon dont il est jugement, dont il s’affirme et se juge lui-même en s’affirmant —
que l’on peut lui appliquer les critères kantiens.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS

singulier, mettre un nom sur lui en l’opposant à d’autres mondes qui


ne procèdent pas d’une atmosphère exactement semblable; mais ce
n’est pas seulement rattacher ce monde à son créateur, c’est assurer
qu’il est à l’image de son créateur : le « de » ne désigne pas une relation
transitive de paternité, ni surtout la relation réelle, dont l’histoire
pourrait seule nous informer, qui a existé entre le Molière réel et son
œuvre, mais une relation existentielle d’identité. Un monde singulier
en appelle à un sujet singulier; nous ne pouvons être présent à l’œuvre
sans la sentir comme témoignage d’un sujet, comme vérité de ce
sujet. Encore une fois, il ne s’agit pas de l’acte historique de création
par lequel une certaine œuvre a été composée, mais d’une certaine
attitude existentielle à partir de laquelle ce monde peut apparaître.
Et cette attitude est elle-même a priori par rapport au sujet, en ce sens
qu’elle le constitue comme sujet.
Que la qualité affective soit constituante de l’œuvre en même
temps que du sujet, nous pouvons encore l’exprimer autrement.
Cette qualité affective, on peut aussi bien l’appeler pensée, selon
qu’Alain, dans sa préface à l’album d’Ingres, parle « d’une pensée
étrangère à nos paroles, et inexprimable et même invisible, enfermée
qu’elle est dans l’œuvre même ». Pensée si l’on veut, mais en un sens
hégélien : c’est le principe immanent à l’œuvre qui se développe en
elle. Il ne faudrait pas croire qu’il s’agisse d’une doctrine, d’une thèse
présidant à l’élaboration de l’œuvre, cherchant à s’exprimer par elle
et à se vérifier sur elle. Nous avons déjà rencontré ce problème :
l’artiste peut « avoir des idées », religieuses ou philosophiques,
l’œuvre n’est pas à leur service, et sa profondeur est ailleurs. Les
idées ne peuvent entrer en jeu que si elles se font chair, selon une
double métamorphose : d’abord l’idée n’est pas pensée pour elle-
même, mais vécue sur le plan du faire esthétique; si nous faisions
une psychologie de la création, nous aurions à revenir sur ce point
difficile, à montrer comment le musicien pense avec le piano, le
peintre avec ses pinceaux, comme au surplus tout homme pensé avec
55^ L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

des mots et non avec des idées. Il ne faut pas dire que l’artiste ne
pense pas, comme on peut être tenté de le croire lorsqu’on l’interroge
et qu’il répond de façon évasive ou incertaine, mais il pense à sa
façon qui n’est pas communicable. Il pense sur l’objet, en ceci qu’il
ne cesse de juger son œuvre à mesure qu’il la fait, et déjà ce jugement
échappe au profane; et s’il pense au delà de ce jugement immédiat,
sa pensée est encore prise dans l’œuvre. Il a bien une idée de l’homme
ou une Weltanschauung, et par exemple Rouault a bien l’idée de la
misère humaine, mais cette idée s’exprime pour lui par la profondeur
des bleus et des pourpres, par le cerne écrasé des traits; non que
Rouault se dise : le visage humain a quelque chose de dérisoire, donc
je le dessine de telle façon; mais plutôt il trouve qu’il ne se satisfait
plastiquement qu’à le dessiner de telle façon, et cela signifie qu’il a
telle idée de l’homme : le beau est juge, et décide du vrai. Mais il faut
pour cela que le vrai soit enraciné dans l’homme, et c’est la seconde
métamorphose de la pensée : elle ne peut inspirer le faire, et l’inspirer
du dedans, au point de se confondre avec le geste, que si elle est
vraiment intérieure à celui qui fait, si elle s’identifie à l’artiste, si elle
devient elle-même artiste. L’idée alors anime l’œuvre, habite cette
qualité affective qui est l’âme de l’œuvre, et l’on peut bien dire que
la qualité affective est dans l’œuvre une pensée : qu’il y a une philo¬
sophie en toute œuvre, un christianisme amer et fervent dans les
toiles de Rouault, une amitié pour le monde sensuelle et parfois
défiante dans la musique de Debussy, et dans le Parthénon tout le
platonisme, le goût de l’ordre et de la mesure, et aussi l’exaltation de
la lumière, le sentiment de la splendeur du vrai. Mais parce que cette
pensée est en effet enfermée dans l’œuvre, elle y est à l’état de
sentiment, et c est au sentiment qu’elle se communique. Lorsque nous
réfléchissons sur ce sentiment, nous pouvons tenter de le restituer
à l’état de pensée, mais cette pensée n’est vivante dans l’artiste qu’en
se faisant sentiment.
C’est parce qu’elle s’est faite chair et s’exprime par une qualité
LES « A PRIORI » AFFECTIFS

affective que cette pensée peut produire un monde. Car une pensée
par elle-même ne peut se muer en un monde : il n’y a pas un monde
de Spinoza comme il y a un monde de Balzac ou de Beethoven; il y a
une cosmologie de Spinoza, ce qui n’est pas la même chose : une
théorie du monde, et non le sentiment d’un monde; et cette théorie
veut rendre compte du monde objectif, constituer l’objectivité de ce
monde en donnant aux propositions qui le définissent une valeur
universelle (x). Au heu qu’une qualité affective peut être grosse d’un
monde, parce qu’un monde, au sens où nous l’avons entendu, est
précisément la réponse à une certaine attitude, le corrélât de la
subjectivité qui se manifeste dans la qualité affective; et qui ne se
manifesterait pas aussi bien dans une pensée, à moins que cette
pensée ne l’imprègne totalement, auquel cas elle est précisément
sentiment : ce qui ne signifie pas qu’elle perde toute vertu d’objectivité,
puisqu’elle est précisément au fondement d’un monde, mais en même
temps elle exprime le sujet qui la porte et qui la vit, au point que sa
vérité est d’abord vérité de ce sujet (mais nous verrons que cela ne
lui interdit point d’être vrai absolument, mais selon des normes qui
ne sont pas celles de l’objectivité).
Toutefois un piège ici nous guette : nous parlons du monde du
sujet, et nous sommes toujours tentés de dire que le sujet est consti-

(i) Cependant il est possible qu’on parle d’un monde de Spinoza, s’il est vrai
que Spinoza, comme tout philosophe, ait voulu dire quelque chose qu’il n’ait pas
pleinement réussi à dire, et qu’il faille le comprendre non seulement selon la lettre
de son discours, mais en s’associant à son effort, en assumant ses sous-entendus, en
essayant de coïncider avec sa propre visée, bref par le sentiment. C’est donner alors
à la philosophie le statut de l’objet, esthétique. Faut-il aller jusque-là ? Peut-être,
mais à condition d’accepter ces deux corollaires : d’une part cette conversion de la
philosophie en œuvre d’art n’est pas une promotion, mais une déchéance, elle atteste
l’impuissance de la réflexion à aller jusqu’au bout de son entreprise et à échapper au
subjectivisme. D’autre part c’est encore la réflexion qui prononce cette déchéance :
seule la philosophie peut avouer l’impuissance de la philosophie. Et c’est pourquoi
la philosophie ne peut être vraiment une œuvre d’art ; elle ne l’est que contre son
gré, et jamais de propos délibéré ; elle ne se propose pas comme telle.

M. DÜFRENNE 36
558 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tuant. Piège de l’idéalisme, contre lequel Kant n’a cessé d’être en


garde, contre lequel nos analyses de la forme dans la perception
esthétique ont dû se prémunir, et qu’il faut encore éviter maintenant.
La réflexion esthétique semble nous y précipiter lorsque nous consi¬
dérons la subordination de l’œuvre à son auteur, et au contraire, nous
en détourner lorsque nous considérons l’autonomie de l’objet esthé¬
tique devant le spectateur. Mais les choses ne sont pas si simples, car
il apparaît à l’analyse du spectacle que l’objet esthétique est toujours
un objet perçu, solidaire du spectateur dans son être même, et inver¬
sement à l’analyse de la création que l’œuvre n’est pas seulement
l’acte de l’artiste, mais l’artiste l’acte de l’œuvre. C’est cette relation
du sujet à son monde dont l’idéalisme méconnaît la complexité,
lorsqu’il l’interprète en subordonnant le monde au sujet, la nature à
la connaissance ou le milieu au vivant. En disant que le cosmologique
et l’existentiel ne sont que deux aspects d’un même a priori, nous
cessons d’affirmer cette subordination. Mais à quel prix ?.Il faut dire
que la qualité affective à laquelle appartiennent ces deux aspects est
antérieure à la fois au sujet et à l’objet, qu’elle constitue tous deux.
Et ceci peut s’expliciter de deux façons.
D’abord, la notion d’un monde du sujet doit s’invertir et se
compenser par la notion d’un sujet du monde. Monde et sujet doivent
être à égalité : si l’on insiste, comme nous l’avons fait, sur la qualité
affective comme qualité du monde pour un sujet, il importe de ne
pas oublier qu’elle est aussi bien qualité d’un sujet pour un monde;
c’est-à-dire que, de même qu’un monde est exigé par un sujet qui est
sujet en se rapportant à un monde, de même un sujet est exigé par
le monde qui est monde en ayant un témoin. L’auteur s’exprime par
le monde de l’œuvre, mais le monde de l’œuvre s’exprime aussi par
l’auteur. Et n’est-ce pas ce que nous entendons lorsque nous disons
qu’il fallait tel auteur pour qu’apparaisse tel visage du monde, qu’il
fallait Giraudoux pour que se révèle un monde giralducien, ou
Racine, un monde racinien ? Sans doute cela signifie que Racine a
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 559

inventé le monde racinien, mais peut-être aussi que le monde racinien


a créé Racine. Et n’est-ce pas l’impression que l’on reçoit à recueillir
les confidences de certains artistes qui semblent avoir été appelés et
pressés par une vérité qui ne leur appartenait pas, dont ils étaient les
témoins et presque les martyrs ? Sans doute encore cette vérité était
leur vérité, et c’est parce que Racine est vrai qu’il y a une vérité du
racinien; mais aussi il a fallu à Racine être vrai parce qu’il y avait une
vérité du racinien qui avait besoin de Racine. Encore une fois, l’acte
créateur ne doit pas nous abuser : s’il nous induit à octroyer un primat
au sujet, il faut aussitôt invoquer un primat inverse de l’objet; et
l’artiste même nous y autorise lorsqu’il se recommande de l’inspi¬
ration : avouer qu’il est agi autant qu’il agit, c’est dire qu’il est au
service d’un certain monde qui veut par lui s’incarner dans l’œuvre.
Et si l’exemple de l’artiste nous invite quand même à privilégier le
sujet, nous pouvons invoquer le spectateur. Qu’il soit requis par
l’œuvre, comme nous l’avons dit, cela signifie qu’en un sens l’œuvre
n’existe que par le public qui la concrétise et la reconnaît, mais aussi
qu’elle s’impose au public comme elle s’impose à la perception, et
que le public n’existe que par elle. De même que le racinien crée
Racine, de même l’œuvre de Racine, c’est-à-dire encore le racinien,
crée son public. Et c’est pourquoi, plutôt que de dire qu’un public
a une œuvre comme on dit que le sujet a son monde, on dit que
l’œuvre a un public : il semble que le public émane de l’œuvre, la
prolonge et l’explicite, donc que ce soit le cosmologique qui ait
l’initiative de la relation avec l’existentiel. Mais au vrai, l’initiative
doit être refusée à l’un ou à l’autre, puisqu’aussi bien inversement le
public fait l’œuvre, l’œuvre n’étant reconnue que si elle trouve une
conscience qui s’égale à elle, si quelqu’un trouve à s’exprimer en elle,
ou du moins trouve en elle une expression de soi.
Mais il faut aller plus loin. Si la qualité affective en tant qu'a priori
est à la fois cosmologique et existentielle sans qu’un de ces deux
aspects ait la primauté ou l’initiative par rapport à l’autre, elle doit
56o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

être saisie comme antérieure à la spécification de ces deux aspects.


Si Racine et le monde racinien sont à égalité, c’est qu’ils sont tous
deux subordonnés à une qualité affective qu’on oserait dire pré-
racinienne. Assurément, pré ne doit pas être entendu en un sens
chronologique ni même logique; il nous invite seulement à mettre
l’accent sur l’a priorité de la qualité affective, à tenter de la considérer
en dehors de ce qu’elle constitue, comme on a considéré le monde
exprimé indépendamment du monde représenté, ou le parti-pris
existentiel indépendamment du sujet. Or, de cette réalité originelle
de la qualité affective où ce qui appartient à l’objet et ce qui appartient
au sujet sont encore indiscernables, nous pouvons nous faire une idée
par ce que nous avons dit de l’expression. L’expression est en effet
ce qui révèle la qualité affective comme totale et indifférenciée (i);
elle est antérieure à la distinction de l’âme et du corps, de l’intérieur
et de l’extérieur; le contenu et le contenant n’y sont pas discernables
et telle mélodie est la tendresse sans qu’on ait à opérer un rapproche¬
ment entre des notes comme réalité musicale et la tendresse comme
réalité spirituelle; de même que le mot a un sens avant d’être saisi
comme réalité phonétique et avant la distinction du phonème et du
sémantème, l’objet esthétique a un sens avant d’apparaître comme
objet matériel ou comme objet signifiant : ce sens immédiatement
donné à travers le signe, c’est la qualité affective. Mais être antérieur
à la distinction de l’intérieur et de l’extérieur, c’est aussi être antérieur
à la distinction du sujet et de l’objet, car l’intérieur renvoie à un sujet
et l’extérieur à un objet. La tendresse est une qualité à la fois de
Mozart et de la mélodie mozartienne, comme elle l’est, dans la mère

(i) N’y a-t-il pas contradiction à dire que la qualité est un a priori, si elle est
révélée par l’expression ? TJ a priori ne se définit-il pas comme ce qui ne peut être
donné dans une expérience ? Mais d’abord l’a priori ne peut se révéler que sur
l’a posteriori, donc à propos d’une expérience. Et ensuite l’expression n'est pas une
expérience comme l’est la perception et le déchiffrement de l’apparence, ou du moins
elle est une expérience originelle.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 561

qui sourit à l’enfant, à la fois de son âme et de son visage. Ainsi


l’auteur n’apparaît immanent à l’œuvre que parce qu’il y a un état
premier de l’expression où il n’y a encore ni œuvre ni auteur, où
quelque chose se révèle qui peut aussi bien s’appliquer à l’œuvre qu’à
l’auteur. Et c’est pourquoi nous avons pu dire que l’affectif était
dans l’œuvre même, aussi bien que dans le spectateur en qui il
retentit; le sentiment est dans l’objet autant que dans le sujet, et le
spectateur l’éprouve parce que la qualité affective appartient aussi
à l’objet.
On voit ici que notre réflexion prend un tour ontologique le
sens logique de Va priori bascule dans l’ontologique, la condition
de possibilité devient une propriété de l’être : Va priori ne peut être
à la fois une détermination de l’objet et une détermination du sujet
que parce qu’il est une propriété de l’être antérieure à la fois au sujet
et à l’objet, et qui rend possible l’affinité du sujet et de l’objet. Sinon
on aboutirait soit à l’idéalisme qui, subordonnant l’objet au sujet,
donne à Va priori un sens purement logique, soit au réalisme qui,
subordonnant le sujet à l’objet, perd le sens même de Va priori. Il
nous faudra suivre la voie qui s’ouvre ici : l’objet tel que nous
l’invoquons maintenant pour montrer sa solidarité avec le sujet, ce
n’est encore en somme que le monde de l’objet esthétique; mais il
faudra lui donner le plus plein de son sens : c’est aussi le réel. L’expé¬
rience esthétique sera alors peut-être l’occasion de réfléchir à 1 accord
de l’homme et du réel (1). En d’autres termes, lorsque nous parlons
de l’identité de l’existentiel et du cosmologique, il faut peut-être
donner au cosmologique toute sa densité de sens, et donc a 1 aspect
cosmologique de Va priori comme constituant : la qualité affective
ne constitue pas seulement le monde de l’œuvre, qui est le monde de
l’auteur, elle porte aussi sur le réel; en sorte que 1 identité du cosmolo-

(1) Et elle le serait assurément si nous considérions l’objet esthétique naturel,


qui est prélevé dans le réel.
562 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

gique et de l’existentiel ne désigne pas seulement le statut du monde


esthétique, mais pose, à propos de l’expérience esthétique, le pro¬
blème de l’être, c’est-à-dire de la possibilité d’un sens (ici affectif) que
l’homme (ici l’artiste et le spectateur) découvre, exprime et pourtant
ne fonde pas. Mais ce problème ne pourra être évoqué que si l’on peut
étendre le cosmologique du monde de l’objet esthétique au réel,
c’est-à-dire lorsque nous nous serons demandé quelle est la vérité
de l’art.
Cependant, on peut évoquer ici, très sommairement, l’imphcation
ontologique d’une théorie des a priori à propos des autres a priori
que nous avons discernés.

III. — La signification des « a priori » de la présence


ET DE LA REPRÉSENTATION

La signification de Y a priori prend en effet toute son envergure


si l’on considère les a priori de la présence et de la représentation, et
si l’on se demande ce que peut signifier pour eux la consubstantialité
du cosmologique et de l’existentiel, de l’objectif et du subjectif, car le
cosmologique ici désigne bien le réel et non simplement le monde
immanent à l’objet esthétique. Sans doute, ici encore, l’expérience
esthétique est privilégiée parce que l’objet esthétique, fait par l’homme
et pour l’homme, se prête aisément, par les qualités qui le constituent
comme objet connu et objet vécu, aux impératifs de la connaissance
et de l’usage vital. Mais donnons un instant au problème toute son
ampleur en débordant le cas privilégié de l’esthétique (1). Peut-on
parler ici encore d’une unité de Y a priori antérieure à ses deux
aspects ?
En ce qui concerne la représentation, il semble que nous soyons

(1) Il va sans dire que nous ne pouvons qu’amorcer une étude qui exigerait des
développements considérables ; nous esquissons seulement le contexte d’une analyse
de l’expérience esthétique.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 563

autorisés à le faire, parce qu’au fond cela revient à énoncer la possi¬


bilité de la subsomption : problème toujours présent à la pensée de
Kant dans la mesure où il a été soucieux d’échapper à l’idéalisme.
Car dire que l’entendement impose à la nature ses lois (1), c’est
encore subordonner l’objet au sujet. Certes a tous les phénomènes
possibles en tant que représentation appartiennent à toute la cons¬
cience de soi possible » (2) ; c’est par là qu’ils sont associés et qu’est
possible une « affinité du divers ». Mais suffit-il de dire que l’affinité
empirique « n’est qu’une simple conséquence de l’affinité transcen¬
dantale du divers » ? Car d’où vient que le donné soit associable, qu’il
puisse être reproduit et hé dans une connaissance ? Kant a posé le
problème de façon décisive lorsqu’il a montré que « si le cinabre était
tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd, si un homme
se transformait tantôt en un animal, tantôt en un autre, si dans un
long jour la terre était couverte tantôt de fruits, tantôt de glace et
de neige, mon imagination empirique ne pourrait jamais trouver
l’occasion de recevoir dans la pensée le lourd cinabre avec la repré¬
sentation de la couleur rouge..., aucune synthèse empirique de la
reproduction ne pourrait avoir heu » (3). Certes la synthèse empirique
ne peut être reconnue que par la synthèse reproductive de l’imagina¬
tion « qui appartient aux actes transcendantaux de l’esprit », sur
laquelle Heidegger a justement mis l’accent. Mais il faut aussi que
cette faculté transcendentale de l’imagination, qui s’exerce sur une
intuition sensible et non intellectuelle, c’est-à-dire à laquelle l’objet
est donné, trouve une comphcité dans le donné de l’intuition : pour

(1) « C’est donc nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les
phénomènes que nous appelons Nature, et nous ne pourrions les trouver s’ils n’y
avaient pas été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit »
(,Critique de la raison pure, ire édit., trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 163). Ce qui
autorise B. Russell à dire, un peu vite, que la révolution copemidenne de Kant
est une « contre-révolution ptolémaïque » (Human Knowledge, p. xi).
(2) Ibid., p. 141.
(3) Ibid., p. 133.
5 <>4
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

penser l’identité du cinabre à travers ses diverses apparences, il faut


que ma pensée s’accorde avec elle-même, mais il faut aussi que le
cinabre soit fidèle à lui-même, que le donné ne soit pas déconcertant,
au sens où Poincaré disait qu’il n’y aurait pas de chimie s’il y avait
un million de corps simples. Autrement dit, il faut que l’objet
transcendantal qui est « l’unité formelle de la conscience dans la
synthèse du divers des représentations » (i) trouve à s’incarner dans
un objet empirique qui se prête à l’unification; et c’est ce qu’exprime
le principe de finalité. L’idée d’une sorte d’harmonie préétablie entre
la pensée et l’objet que Kant refusait dans le dernier paragraphe de
la Déduction transcendantale, il finit par l’admettre dans la Critique du
jugement : « Assurément l’entendement est a priori en possession de
lois générales de la nature sans lesquelles celle-ci ne pourrait être
l’objet d’une expérience quelconque; mais il lui faut cependant en
outre, une certaine ordonnance de la nature relativement aux règles
particulières de celles-ci » (2). Certes le principe de finalité n’est que
régulateur, il est « un principe subjectif du jugement », mais il est
aussi « un principe a priori de la possibilité de la nature » (3). La
première Critique doit donc être équilibrée par la troisième; car pour
résoudre le problème de la subsomption, après avoir montré comment

(1) Ibid., p. 138.


(2) Critique du jugement, trad. Gibelin, p. 24.
(3) Au surplus, si la première Critique refuse l’idée d'une finalité, c’est parce
qu’elle est liée à l’idée que l'a priori n’est en nous « qu’une disposition subjective
à penser », « une nécessité subjective arbitraire et innée en nous ». Kant est soucieux
d’éviter le subjectivisme ; la nécessité de l’a priori n’est pas subjective, elle est dans
l’objet : <■ l’effet est lié à la cause dans l'objet ». Cependant il dit aussi que « les phé¬
nomènes et les lois n’existent que relativement au sujet... en tant qu’il est doue de
sens, ou d’entendement » (p. 164). Le sujet est donc privilégié, bien que sujet ne soit
pas synonyme de subjectif. La nécessité de l'a priori, bien qu’elle se manifeste dans
l’objet, est ainsi logique, et non ontologique : Kant ne s’installe pas dans cette zone
où sujet et objet sont encore deux visages d’un même être, où l’objet est par le
concept, mais le concept dans l’objet. La Critique du jugement est sur cette voie,
mais il faut attendre Hegel pour arriver au terme de l’idée, et penser, comme nous
essayons de le faire à notre façon, l’identité du logique et de l’ontologique.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 565

« c’est sous les lois pures de l’entendement que les lois empiriques
sont d’abord possibles et que les phénomènes reçoivent une forme
légale » (1), il reste à établir inversement que les phénomènes se
prêtent à recevoir cette forme légale, et que « l’accord de la nature avec
notre faculté de connaître est a priori présumée par le jugement » (2).
Et il n’est pas étonnant que le fait esthétique soit alors invoqué pour
attester l’affinité de l’objet en tant que connu et du sujet en tant
que connaissant.
Mais cette réflexion pourrait conduire plus loin encore : à montrer
non seulement la réciprocité du connaissant et du connu, mais aussi
que ce qui est en nous exigence d’intelligibilité est dans l’objet une
structure de son être. Et c’est ainsi que nous avons parlé d’une tem¬
poralité propre de l’objet esthétique, qui manifeste que le temps
n’appartient pas seulement à la subjectivité qui temporalise mais
qu’il y a un temps des choses. Et nous pourrions peut-être parler
aussi d’une connaissance propre à l’objet. Il faudrait alors invoquer
Bergson, et la tentative que fait Matière et mémoire pour « passer de
la perception à la matière, du sujet à l’objet » (3), en posant l’image
à la fois comme spectacle et comme être des choses : comme spectacle,
puisque « nul psychologue n’aborde le problème de la perception
sans poser la perception virtuelle de toutes choses » (4), et comme
être, parce que « il y a pour les images une simple différence de degré,
et non pas de nature, entre être et être consciemment perçu » (5); en sorte
que la connaissance serait dans l’être, en même temps qu’elle est dans
le sujet. Mais nous écrivons ceci au conditionnel...
Et pour les a priori de la présence? On peut dire qu’ils constituent
une certaine qualité de vécu antérieure à la distinction du vivant et

(r) Critique de la raison pure, p. 166,


(2) Critique du jugement, p. 75-
(3) p- 73-
(4) Id-, p. 36.
(5) Id., p. 35-
5 66 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de son milieu, ou de l’objet prélevé dans ce milieu, et commune


aux deux. Cela signifie d’abord que vivant et milieu sont solidaires,
sans qu’on puisse dire, sous peine d’idéalisme encore, que le vivant
compose le milieu selon ses propres normes. Bien plutôt y a-t-il
réciprocité, comme entre l’œuvre et l’artiste ou entre l’œuvre et le
public. C’est-à-dire que si le vivant « a » en effet son milieu, inversement
le milieu a le vivant, ce qu’exprimait à sa façon l’idée de génération
spontanée. Le vivant exprime le milieu comme le milieu le vivant,
les loups sont pour la forêt sibérienne comme la forêt sibérienne pour
les loups; les a priori biologiques qui constituent le loup comme
loup — une certaine agressivité, un certain style de vie pour lequel
il faudrait traduire en termes de comportement ce que nous disions
tout à l’heure de l’existentiel — répondent aux a priori cosmologiques
qui constituent la forêt comme forêt — pour lesquels il faudrait
traduire en termes de milieu ce que nous disions du monde de l’ar¬
tiste. Finalité encore ? Pourquoi pas ? La science explicative pourra
traduire cette relation en termes de causalité, mais il faut bien convenir
qu’elle se fonde implicitement sur elle, et, dirions-nous en singeant
les termes kantiens, qu’elle présume a priori un accord du milieu et
de la faculté de vivre. Il ne s’agit pas ici de la finalité interne qui se
manifeste surtout par les régulations individuelles, et dont on sait
comment la science contemporaine l’a réhabilitée, mais de cette
finalité externe qu’on pourrait figurer par une relation réciproque
d’adaptation : le vivant préforme en lui le milieu et s’ajuste à lui,
le milieu se dispose pour le vivant et l’appelle. Comme dit M. Ruyer,
« qu’il y ait des fruits comestibles et destinés aux animaux et à l’homme
autant qu’à la constitution de réserves pour la reproduction du végétal,
cela ne paraît pas tellement ridicule, si l’on songe à l’adaptation
réciproque des fleurs et des insectes, des papillons mimétiques et de
leur entourage » (i). Mais peut-être faut-il aller plus loin, et dire que

(i) Le monde des valeurs, p. 144.


LES « A PRIORI » AFFECTIFS 567

cet accord n’est possible que parce que, de même que l’humain
déborde l’homme et que la connaissance déborde le connaissant, de
même le vital déborde le vivant : vivant et non vivant sont tous deux
au bénéfice du vital, au sein duquel la présence et l’engagement du
vivant sont possibles. Cette réalité du vital, peut-être est-elle déjà
pressentie et déposée dans la connaissance mythique; ce sont peut-
être les formes du vital pressenti dans le cosmos qu’essaie de dire
l’animisme des mythes primitifs; comme ce sont les formes de l’hu¬
main senties par l’artiste que l’art fixe sous les espèces des qualités
affectives.
Ici encore, l’expérience esthétique, si on la surprend au niveau
de la présence, lorsque l’objet n’est encore qu’un élément du milieu
et un stimulant pour le comportement, est éclairante parce qu’en
effet, l’objet esthétique est fait pour le corps et sollicite l’usage qu’en
fait le corps. Ceci est vrai déjà des objets fabriqués, et singulièrement
des outils dont M. Leroi-Gourhan a bien montré que, sous leurs
formes les plus primitives, ils sont subordonnés à l’opérateur orga¬
nique (1); le milieu technique est un milieu pour un comportement
et répondant à ces a priori que sont le voir, le prendre, le soulever,
le déplacer. Mais c’est vrai aussi de l’objet esthétique, qui sollicite
du corps une certaine attitude et un certain usage : que l’on songe,
encore une fois, à la cathédrale qui mesure le pas et l’allure, au
tableau qui conduit l’œil, au poème qui discipline la voix. La relation

(1) Et déjà Alain, en particulier dans Les Dieux : « l’escalier dessine la forme
de l’homme... » M. Canguilhem, commentant le livre de Friedmann sur Les pro¬
blèmes humains du machinisme industriel, montre que c’est un problème aujourd’hui
de réintroduire l’organique dans le technique, et d’instituer une technique d’adapta¬
tion des machines à l’homme : « cette technique apparaît d’ailleurs à Friedmann
comme la redécouverte savante des procédés tout empiriques par lesquels les peu¬
plades primitives tendent à adapter leurs instruments rudimentaires aux normes
organiques d’une activité à la fois efficace et biologiquement satisfaisante, où la
valeur positive d’appréciation des normes techniques est cherchée dans les attitudes
de l’organisme au travail luttant spontanément contre toute subordination exclusive
du biologique au mécanique » (Cahiers internationaux de,sociologie, 1947, p. 129).
568 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de l’œuvre à l’exécutant, et au spectateur dans la mesure où il est


exécutant aussi, manifeste au mieux l’affinité de l’objet avec l’a priori
vital. Et davantage, l’expérience esthétique suggère peut-être qu’il
y a dans l’objet comme une complicité, et une réponse à la vie qui
nous porte, parce qu’il est lui-même un produit de cette vie qui
traverse l’artiste, et l’univers.
Mais nous ne pouvons insister là-dessus (i). En évoquant les
a priori de la présence et de la représentation, nous avons voulu
seulement donner une caution à l’idée d’une signification ontologique
de l’a priori : il n’est commun au sujet et à l’objet que parce qu’il les
fonde tous deux, parce qu’il appartient principiellement à l’être. Au
fond, ce passage de l’a priori à l’ontologique, toute philosophie est
obligée de l’effectuer dès qu’elle ne se satisfait pas d’un idéalisme plus
ou moins facile, c’est-à-dire qu’elle ne se contente pas d’opposer le
plan de l’objet et le plan de l’être, et qu’elle ne réduit pas les a priori
à être la condition simplement subjective de l’appréhension de l’objet.
Il n’y a pour l’homme d’être au monde que s’il y a quelque parenté
entre le réel et lui; l’homme ne peut entretenir avec le réel ces relations
que nouent la présence, la représentation et le sentiment, que si
1 altérité du reel n est pas radicale, si donc les a priori sont communs
aux deux et sont invesds par là d’une dignité ontologique.
Pour le vérifier sur l’expérience esthétique, il faudra passer par
l’examen de la vérité de l’objet esthétique, c’est-à-dire du rapport
entre le cosmologique et l’existentiel quand le cosmologique ne

(i) Nous réservons pour un travail ultérieur l’étude de l’articulation de ces


a priori, du vital, du noétique et de l’affectif. Nous les avons introduits id à partir
d une réflexion sur la perception esthétique ; nous avons donc encore implidtement
privilégié le sujet. Mais si l’on suit le chemin que nous venons d’indiquer, il faut
arriver à subordonner à la fois les attitudes du sujet et les visages de l’objet à un
être prindpiel qui les contient et les produit. Et c’est alors au sein de cet être qu’il
faut chercher raison de la distinction et de l’articulation des trois modes que sont le
vital, le noétique et 1 affectif, où se joue chaque fois la dialectique de l’objet et du
sujet.
LES « A PRIORI » AFFECTIFS 569

désigne plus le monde de l'objet esthétique, mais le monde réel :


Va priori affectif est-il encore un a priori pour le monde réel ? Mais en
attendant, nous avons à considérer un autre aspect — le troisième —
de l’a priori, selon lequel il est lui-même connu a priori, et qui va nous
poser un tout autre problème : celui de la possibilité d’une esthétique
pure.
Chapitre II

LA CONNAISSANCE A PRIORI
DES A PRIORI AFFECTIFS
ET LA POSSIBILITÉ
D’UNE ESTHÉTIQUE PURE

I. — Les catégories affectives

Les qualités affectives ont en effet un autre aspect qu’il nous


faut maintenant considérer. Elles constituent des a priori que nous
sommes, mais aussi que nous connaissons. Plus généralement, ce
que sont les a priori corporels, intellectuels ou affectifs, nous le savons
toujours déjà, et nous vivons sur cette science qui précède toute
acquisition. Nous les connaissons avant toute expérience, d’une
connaissance qui peut rester implicite, même si elle est agissante,
mais qui, lorsqu’elle s’explicite, se traduit par des propositions qui
forcent l’assentiment. Oui, même s’ils sont indéfinissables, comme
nous l’avons dit des qualités affectives, ils sont pourtant connus, et
d’une connaissance qui ne trompe pas. C’est ainsi que les a priori de
la présence apparaissent d’abord insaisissables : comment dire la
façon singulière dont un organisme singulier, selon sa constitution
propre, se rapporte à un milieu, s’installe en lui, s’ajuste à lui, y vit
et y meurt? Et pourtant, nous savons immédiatement reconnaître
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE

un vivant et comprendre ses démarches. Et c’est sur le fondement de


ce savoir a priori qu’une biologie et une psychologie compréhensives,
dont Goldstein a dressé le programme, peuvent instituer une science
du comportement, montrer comment le vivant use de son corps
d’après la façon dont il use du monde, et énoncer les a priori corporels
comme manger, attaquer, dormir, qui sont les schèmes de cet usage.
De même les a priori de la représentation, à leur racine existentielle,
ne sont pas encore connaissables : l’intuition pure n’est pas saisissable
parce qu’elle n’est que la possibilité de l’intuition, la façon dont le
sujet s’ouvre à l’étant; de là les caractères de l’espace et du temps,
qu’on ne peut percevoir comme ce que le regard découvre, qu’on ne
peut jamais sommer et qui préludent à tout donné (i). Et les a priori
de l’entendement, qui sont le fondement de la possibilité de juger, ne
font que déterminer l’objectivité de l’objet, d’un objet qui n’est rien
d’autre que son objectivité, pré-objet en quelque sorte dont la seule
propriété est l’unité antérieure à toute diversité : cet acte fondamental
à quoi ils répondent, par lequel un sujet ouvre, comme dit Heidegger,
« l’horizon d’unité » nécessaire à toute connaissance, il n’est pas non
plus saisissable en lui-même. Et cependant, au moins selon leur
aspect constituant, ces a priori donnent lieu à une science pure dont
les propositions sont apodictiques. Il en va de même pour les a priori
affectifs : ils sont bien insaisissables, et en tant que tels justiciables
du sentiment; et pourtant il faut que nous en ayons une connaissance
avant même que le sentiment nous les révèle, comme nous connaissons
l’espace avant la géométrie : si nous pouvons sentir le tragique de
Racine ou le pathétique dé Beethoven ou la sérénité de Bach, c’est
que nous avons quelque idée, antérieure à tout sentimènt, du tragique,
du pathétique ou du serein, c’est-à-dire de ce qu’il nous faut appeler

(i) Tous les espaces et tous les temps sont toujours des déterminations et des
limitations, comme Kant le dit dans sa Métaphysique des points et des instants,
d’un espace et d’un temps premiers, uniques et uns, qui sont totalement eux-mêmes
.en chacune de leurs parties.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

désormais les catégories affectives qui sont aux qualités affectives ce


que le général est au singulier, et aussi ce que la connaissance de
l’a priori est à l’a priori.
Disons de suite qu’il se peut que ces catégories ne puissent faire
l’objet d’une esthétique pure aussi rigoureuse que la géométrie ou
la physique pure; et de même pour la biologie pure : je puis fort bien
ne pas y voir clair dans le recensement ou la définition d’a priori
corporels comme l’agression, la nidification, la quête de nourriture,
ou de catégories affectives comme le bouffon, l’allègre, ou le trivial.
Mais après tout, je puis fort bien ne rien comprendre à la géométrie
sans que mon incompréhension soit un démenti à son a priorité, ni
même mon ignorance, car des hommes ont vécu sans géométrie, et
pourtant la connaissance sommaire qu’ils avaient de l’espace et du
temps, cette géométrie naturelle qui est comme à mi-chemin du vécu
et du pensé, était déjà en quelque sorte nécessaire et universelle :
nécessité et universalité ne sont pas forcément le caractère d’une
science achevée, mais aussi bien d’un savoir implicite, présent dès
qu’on échappe à l’immédiat du vécu, dès qu’on parle et qu’il y a une
pensée sous les mots. Au surplus, nous savons aujourd’hui, en quoi
nous sommes plus kantiens que Kant, que cette science pure est
toujours à faire, et que le savoir initial n’est jamais épuisé. C’est
pourquoi nous sommes autorisés à penser qu’il y a une esthétique
pure, à laquelle nous nous référons implicitement toutes les fois que
l’art nous révèle une qualité affective, mais que cette esthétique,
présente en nous, n’est peut-être jamais définitivement actualisée.
Elle a pourtout souvent sollicité les esthéticiens. En fait, si les
catégories affectives qu’elle recense n’ont pas été interprétées
comme nous essayons de le faire, elles ont été repérées et inven¬
toriées sous d’autres noms, et nous pouvons ici nous recommander
de ces recherches. Elles portent sur ce qu’on appelle tantôt caté¬
gories, tantôt essences, tantôt valeurs esthétiques : beau, sublime, joli,
gracieux, etc. (et cet etc., bien souvent employé, indique assez les
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE

limites de la réflexion, qui se contente le plus souvent de confronter


les valeurs esthétiques avec d’autres valeurs, faute de pouvoir en
dresser le bilan exact). C’est là ce que nous appelons catégories affec¬
tives, et il nous semble que ce nom est le plus exact. Pourquoi en effet
parler de valeurs, comme font les axiologies qui n’ont pas scrupule à
intégrer l’esthétique ? Le beau seul peut être dit valeur, à condition
qu’il soit* hors série et que, au lieu d’être commensurable aux autres
catégories, il désigne le privilège qu’ont certains objets esthétiques
d’être réussis, c’est-à-dire d’exprimer pleinement telle ou telle caté¬
gorie, de manifester irrécusablement la vérité d’un monde. Le beau,
c’est le vrai esthétique; en quoi il est une valeur, mais ce dont il est
vérité n’est pas une valeur. Et la catégorie est seulement une affirma¬
tion, l’affirmation et l’assise d’un certain monde que l’œuvre révèle. Il
y a bien, si l’on veut, une valeur à l’arrière-plan parce que ce monde
est le monde d’un sujet, qu’il vaut par et pour ce sujet, qu’il est pour
lui le meilleur des mondes possibles ou plutôt le seul vrai monde. Mais
cela signifie seulement que la valeur est au fond de l’être dans la
mesure où l’être est réciproque d’un sujet valorisant, et cela ne suffit
pas à définir l’être par la valeur, et en l’occurrence à définir comme
valeurs les catégories qui sont au principe des mondes exprimés par
l’art. Le grotesque, le joli, le précieux sont des réalités, attitudes d’un
sujet et caractères d’un monde, ce ne sont pas des valeurs (i).
Nous ne consentirions pas non plus au terme d’essences réflexives,

(i) Qu’ils soient soumis à des jugements de valeur selon que s’exerce le goût,
instituant entre eux des préférences, réhabilitant par exemple le grotesque comme
a fait Hugo ou exaltant le pathétique comme l’a fait Beethoven, c’est une autre
histoire. On peut préférer la poire au raisin sans que les fruits soient des valeurs :
au plus des biens, comme dit Scheler, car même lorsque la valeur s’incarne dans un
objet, elle reste indépendante de son support ; l’agréable est dans le fruit, et même
comme une propriété intrinsèque, mais il n’est pas le fruit lui-même. De même
l’oeuvre d’art, et l’a priori qui est à son principe, peut être jugée plus ou moins
belle, le beau étant la valeur esthétique, et la beauté ne lui étant certes pas indiffé¬
rente ; mais elle est autre chose que le beau, et elle n’est belle qu’en étant d’abord
ce qu’elle est. Nous renvoyons sur ce point à notre Introduction.

M. DUFRENNE 37
574
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tel que l’entend M. E. Souriau : « Ces essences réflexives de l’Ethos


sont bien postérieures à l’accomplissement de la progression instau-
rative, qu’elles ne dirigent pas. Elles sont selon l’amour, elles pro¬
cèdent d’un retournement réflexif et contemplatif vers l’œuvre...
Elles sont des épreuves, des contrôles a posteriori-, non des régulations
directes et des lois de l’acte (i). » Car il ne nous semble pas que ces
essences soient seulement des contrôles a posteriori. Ou plutôt, elles
le sont dans la mesure où elles ont dû être élaborées par la réflexion
et procèdent d’un examen de l’œuvre. Mais quand on les considère
dans leur statut originel, elles perdent ce caractère réflexif; et quand
on considère qu’elles sont à deux faces, à la fois cosmologiques et
humaines, comme la qualité affective dont elles sont « l’idée »
a priori, elles perdent leur caractère d’apostériorité : elles désignent
ce qui est immanent à l’œuvre, contemporain de la création, cet
a priori existentiel qui inspire l’artiste parce qu’il est l’artiste même.
Il serait assurément absurde, comme M. E. Souriau l’a dit ailleurs,
de croire que la catégorie est visée par l’artiste qui s’efforcerait de la
réaliser (2). L’artiste pense tout autrement : sur l’objet même qu’il crée,
ne jugeant que selon son goût, et sans songer à une norme spirituelle
comme pourrait l’être la catégorie s’il se la proposait pour fin; mais
c’est précisément parce qu’il ne pense à rien de tel, et surtout pas à
lui comme porteur de cet a priori, qu’il s’exprime lui-même tel qu’il
est; et il est cette visée même, ce « sens » de la catégorie; et il ne se
peut qu’il fasse une autre œuvre, et l’œuvre l’atteste lorsqu’elle est
authentique, c’est-à-dire lorsque, entre l’auteur et elle, la relation n’est
pas seulement de création, comme entre l’artisan et l’objet qu’il
fabrique, mais de consubstantialité. En bref, comme la qualité
affective, la catégorie affective n’est pas seulement caractère d’un
monde, mais caractère d’un sujet, et l’un et l’autre indissolublement.

(x) Art et Vérité, in Revue philosophique, mars 1933, p. 190.


(2) Cf. L'avenir de l’esthétique, p. 109.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 575

Aussi, dès que l’artiste s’exprime lui-même en exprimant son monde,


elle est bien « une régulation directe et une loi de l’acte » (i).
Et c’est parce qu’elle est une loi de l’acte qu’elle est aussi une loi
de l’œuvre. Aussi bien, c’est à l’examen de l’œuvre que M. Bayer,
s’opposant en cela, et d’un commun accord avec M. Souriau, à la

(x) Quelque nom et quelque fonction qu’on assigne à ces essences réflexives,
le tableau qu’en donne M. Souriau est le plus précis et le plus cohérent. Il a d’autant
plus de prix que son auteur a d’abord douté de le mener à bien, comme il le confesse
dans L’avenir de l’esthétique où, s’en remettant aussi à l’etc., il écrivait : « les diverses
valeurs ou catégories esthétiques (telles que le sublime, le tragique, le comique, etc. ;
on ne saurait davantage en faire la liste complète qu’on ne peut faire celle des
couleurs)... » (p. 106). Son principal mérite à notre sens tient à ce qu’il déborde
très largement les classifications traditionnelles : beau, joli, sublime, gracieux, laid,
dont tous les termes précisément semblent graviter autour du beau et lui apporter
seulement des nuances, et qu’il assigne un rang à des termes comme pathétique,
héroïque, fantasque, dont on ne peut plus dire qu’ils indiquent une valeur, et qui
désignent évidemment des qualités de monde liées à des attitudes existentielles.
Au reste, qu’on en juge. Void ce tableau :

Élég laque Beau Noble


Poétique Emphatique
Grandiose

Spirituel Héroïque

Comique Tragique

Satirique Pyrrhique
Ironique Dramatique
Caricatural Mélodramatique
Grotesque

I, Classique; II, Romantique


576 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

leçon de Basch (i), repère ce qu’il appelle les catégories esthétiques,


en quoi il octroie à l’objet esthétique le maximum d’objectivité et
d’autonomie. Doctrine d’autant plus intéressante qu’elle oblige à
affronter les pires difficultés, c’est-à-dire à porter l’analyse au cœur
de l’objet pour discerner en lui, puisqu’il est à lui-même sa propre
loi, les types d’équilibre qui rendent raison des catégories. Il ne faut
d’ailleurs pas s’étonner que la réflexion esthétique délaisse l’aspect
existentiel des catégories pour leur aspect cosmologique, et se tourne
vers le monde de l’œuvre, plutôt que vers le sujet qui s’y exprime.
Comme on repère l’homme sur ses gestes, plutôt que sur ses intentions,
ainsi sur son monde plutôt que sur l’a priori par lequel il se constitue :
le noème est plus accessible que la noèse. N’est-ce pas le monde que
notre langage nomme le plus aisément, et en fonction de quoi nous
avons nommé la catégorie humaine : il y a un mot pour dire le tra¬
gique comme caractère du monde, il n’y en a pas pour dire le sens
du tragique comme caractère du sujet. Mais au vrai ce que M. Bayer
définit, ce n’est point le monde de l’œuvre, c’est sa structure objective.
En quoi il assume une tâche indispensable, car il n’est pas douteux,
comme nous l’avons montré, que le monde de l’œuvre n’ait ses
racines dans la structure objective de l’œuvre. Cependant, il importe
de bien distinguer cette structure, dont l’élucidation appartient à la
réflexion critique, de l’expérience immédiate telle que le sentiment
la connaît, et qui en appelle à la catégorie affective, et c’est pourquoi
nous distinguerions les catégories affectives des catégories structu¬
rales. D’autant que la considération de la structure ne peut peut-être
pas rendre compte de la diversité des catégories; et c’est pourquoi

(i) Feldmann ne cesse d’opposer MM. Bayer et Souriau à Basch dans son livre
sur Y Esthétique française contemporaine. Nous ne saurions pour notre part souscrire
à la théorie bien connue de Basch, selon laquelle les catégories esthétiques sont
proprement subjectives, c’est-à-dire expriment l’effet produit sur le spectateur par
l’objet, et non l’être de cet objet. Basch en est resté à l’idée de la subjectivité du
sentiment, qu’il a empruntée à Kant, et qui est un des principaux griefs du procès
que Scheler intente à Kant.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 577

M. Bayer s’en tient à la classification traditionnelle, encore qu’il apporte


les nuances importantes que l’on sait dans l’analyse du gracieux.
Mais Va priori que nous voulons évoquer ici, ce n’est pas Va
priori en tant qu’immanent à l’artiste et constituant le monde de
l’œuvre, c’est Va priori en tant que faisant l’objet d’une connaissance,
c’est-à-dire la catégorie affective sous laquelle se subsume la qualité
affective. C’est donc dans le spectateur de l’objet esthétique qu’il
faut le déceler d’abord. Et en effet, la connaissance de la qualité affec¬
tive que livre le sentiment est toujours une reconnaissance. Devant ce
monde que le sentiment révèle, je ne suis pas comme un étranger que
rien.n’oriente sur une terre inconnue; il me semble que je sais déjà ce
que je lis dans l’expression; si le signe est immédiatement signifiant,
c’est que la signification est connue avant d’avoir été apprise, en sorte
que tout apprentissage ne fait que confirmer un savoir préalable. Le
fait même que nous puissions expliciter le sentiment, trouver des
noms pour la qualité affective qu’il communique, atteste la présence
de ce savoir. Ceci ne contredit pas la phénoménologie du sentiment
que nous avons esquissée : nous avons dit que, pour nous révéler
la profondeur d’une œuvre, le sentiment devait être profond, et qu’il
fallait que nous fussions profonds nous-mêmes; nous découvrons
maintenant l’aspect transcendantal de cette profondeur dont nous
avons montré l’aspect ontologique : il ne suffit pas que, pour être
sensibles et résonants, nous soyons équipés de notre propre expérience
il faut encore que, pour comprendre après avoir été touchés, nous
soyons équipés de ce savoir qui nous permet de reconnaître ce que
nous sentons. Car comment puis-je exprimer la qualité affective sans
recourir à une catégorie affective, et si cette catégorie ne m’est pas
déjà connue de quelque façon ? Comment serais-je sensible à l’expres¬
sion de l’objet esthétique, dès qu’il m’est présent, si je n’avais quelque
secrète parenté avec elle, si je n’étais équipé pour la comprendre ?•
Comment le sentiment serait-il intelligent si je n’étais d’intelligence
avec elle ? Comment percevrais-je des objets spatio-temporels, dit
578
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Kant, et comment saurais-je que tout est objet spatio-temporel, si


l’espace et le temps n’étaient donnés a priori ? De même, comment
pourrais-je lire une expression et m’assurer que l’expression est
possible, si je n’avais un savoir préalable de l’exprimé qui ne procède
pas de la réflexion et est a priori ?
On peut tout de suite invoquer un double témoignage de cette
apriorité : c’est, d’une part, que ce savoir est immédiatement immanent
au sentiment et, d’autre part, qu’il ne résulte pas d’une généralisation
empirique. Que ce savoir soit l’âme du sentiment n’enlève rien au
sentiment de sa puissance de révélation. Lui seul nous ouvre à l’objet
esthétique comme à un être singulier, lui seul nous met en prise sur
cet objet, au delà de tous les problèmes que suscite la réflexion, et
qui altèrent, ou du moins qui retardent l’expérience de la commu¬
nication. Mais il reste que le sentiment ne peut être pleinement
intelligent, et l’objet esthétique reconnu — nous ne disons pas
réfléchi — qu’à la lumière de ce savoir. Le savoir ne masque pas le
sentiment, il n’émousse pas ce qu’il y a d’unique dans l’objet esthé¬
tique, cette nuance singulière que j’éprouve sans pouvoir l’expliciter
totalement, selon laquelle la ferveur amère du Greco n’est pas la
ferveur sereine de Raphaël, ou la pureté frémissante des Quatuors de
Fauré la pureté violente et magnifique du Quintette de Franck. Mais
il faut précisément que la ferveur ou la pureté me soient connues
comme catégories affectives pour que je puisse éprouver la singularité
de ces nuances. Le savoir n’est donc pas postérieur au sentiment; il
ne s’agit pas d’une réflexion sur le sentiment par quoi le sentiment
passerait d’un certain état d’aveuglement à un certain état d’intelli¬
gence, d’une participation à une compréhension. Le sentiment est
tout de suite intelligent, c’est tout de suite que, dans le tragique de
Phèdre, nous reconnaissons le tragique tout court, tout en éprouvant
que le mot et l’idée n’épuisent point l’atmosphère unique de l’œuvre.
Exactement comme chez Kant la sensation n’est pas d’abord donnée,
à laquelle s’ajouteraient ensuite pour la rendre signifiante les formes
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE

de la sensibilité, mais c’est d’emblée que nous percevons des objets


spatio-temporels, et que nous pensons ces objets comme objets d’une
nature intelligible. L’a priori est contemporain de l’a posteriori, lès
catégories affectives sont présentes au sentiment. Le savoir qu’elles
constituent fait partie de l’équipement du moi profond qui est capable
de sentiment. Le sentiment ranime ce savoir; et ce savoir rend le
sentiment intelligent. Ce que j’éprouve, ce qu’exprime l’objet esthé¬
tique, a un sens, peut être identifié grâce à cet écho qu’il éveille en moi.
Et il faut bien dire que c’est l’écho d’un a priori, puisque ce n’est pas
l’œuvre d’une réflexion. Car ce savoir ne se présente pas comme
une réflexion qui viendrait s’ajouter du dehors au sentiment. Loin
qu’il soit une réflexion et qu’il dispense par là de la réflexion, il en a
lui-même besoin : il est en nous comme une virtualité fondamentale,
dans l’ordre de la connaissance et non de l’action, que la rencontre
de l’objet esthétique et le sentiment qu’il éveille viennent actualiser ; ou
bien comme une sorte de sens, un sens de l’humain et de ses modalités
affectives, comme on parle d’un sens des mathématiques ou de la
peinture, avec cette différence toutefois qu’il s’agit d’autre chose que
d’une simple aptitude ou d’un goût : il s’agit d’une compréhension
préalable qui fait que le sentiment est connaissance. Mais cette
compréhension préalable a elle-même besoin de la réflexion pour
être explicitée, et peut-être sans pouvoir l’être jamais définitivement;
elle est la matière d’une réflexion, elle n’est pas réflexion elle-même.
Et de plus, ce savoir ne peut dispenser de la réflexion sur le sentiment
parce que d’une part, étant immanent au sentiment, il ne lui ajoute
rien, et d’autre part étant général, il n’est pas entièrement adéquat à
ce sentiment qui recueille l’expression singulière d’un objet singulier:
la catégorie du tragique ne recouvre pas exactement ce tragique
singulier que me révèle Phèdre, ou 1 ’Ecce homo de Rembrandt, ou
l’Ode funèbre de Mozart; elle éclaire le sentiment que j’éprouve devant
l’œuvre, elle le rend intelligible, mais elle ne l’épuise pas.
C’est qu’en effet la catégorie affective est générale en ce qu’elle
580 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

peut s’appliquer à une pluralité de qualités affectives singulières dont


elle ne saurait saisir 'la nuance exacte, mais dont elle définit au moins
la note fondamentale. Mais, et c’est là le second indice de son a priorité,
elle ne résulte pas d’une généralisation, elle n’est pas issue de la
confrontation de diverses qualités affectives révélées par diverses
œuvres, elle précède au contraire le sentiment que nous avons de
ces qualités. Invoquer le tragique à propos de Phèdre, ce n’est pas
chercher un commun dénominateur à Phèdre et à d’autres œuvres
dont on dira aussi qu’elles expriment le tragique, c’est comprendre
le monde de Phèdre à partir d’une certaine notion, déjà présente
comme une lumière dont nous disposons pour la projeter sur des
œuvres différentes. Aussi bien, la qualité affective définit un monde
humain, qui en tant que tel peut être compris, et qui peut être engagé
dans un dialogue avec d’autres, mais qui ne peut être classé selon le
genre et la différence, comme une plante est classée dans une flore,
ou comme on a voulu aux premiers temps de la sociologie classer
les sociétés humaines, car ce serait émousser sa singularité. Le rapport
de l’allégresse de Mozart à l’allégresse tout court n’est pas comme le
rapport de l’espèce au genre, pas plus que ne l’est le rapport du
courage de Don Quichotte au courage en général, ou de l’humilité
franciscaine à l’humilité en général. Nous verrons que le rapport de
l’homme à l’humanité est institué au sein de l’homme même comme
délégué à l’humanité; et pour qui le pense, ce rapport est la découverte
de l’humain dans l’homme. C’est pourquoi le général qui a trait à
l’humain n’est pas comme le général qui se rapporte aux choses et
qui commence par mimer notre action possible sur elles, parce qu’elles
s’offrent en effet à notre action; il implique toujours une certaine idée
de la totalité humaine, et le sentiment de la parenté de tout homme
avec moi. Et surtout s’il est a priori, c’est-à-dire si cette idée de
l’homme est présente avant toute construction de schémas, étant le
gage en moi de mon humanité.
Mais avant de considérer d’un peu plus près ce qu’est ici la relation
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 581

du singulier au général, il faut dire que ce général n’est pas un


abstrait, en ce sens qu’il ne substitue pas à ce qu’il y a d’existentiel
dans la qualité affective un schéma où s’effacerait l’humain; le sujet
concret que qualifie la qualité affective devient dans la catégorie un
sujet impersonnel, mais qui reste concret, c’est-à-dire capable de
profondeur; le général ne détruit pas ce qui est essentiel dans le
singulier. Et en effet, si les qualités affectives se rapportent à la fois
au sujet et au monde, instituant entre eux, mieux qu’un rapport de
subordination, une indéclinable solidarité, il faut en dire autant des
catégories affectives. Elles supposent toujours une double référence
à un monde et à un sujet, et au monde concret d’un sujet concret,
avec cette seule différence que le concret n’est pas encore incarné et
figure comme un concret possible. L’horrible dont un tableau de
Bosch, un chapiteau roman ou un poème de Baudelaire peuvent
ranimer en moi l’idée, est à la fois un caractère du monde, d’ailleurs
fort difficile à définir — « c’était pendant l’horreur d’une profonde
nuit... » — et une situation que quelqu’un doit vivre, s’égalant à lui,
le subissant ou le défiant : la charogne n’est pas horrible pour la
mouche, mais pour l’homme que scandalise la mort et qui a conscience
de vivre. L’horrible, c’est aussi qu’un homme vive l’horrible, comme
dans les peintures de l’enfer brossées par les primitifs flamands : ces
hommes livrés aux démons, ils ne sont pas seulement: les éléments
ou les victimes de l’horrible, horribles eux-mêmes, ils en sont aussi
les témoins : c’est en eux que se réalise l’horrible, comme en Œdipe
lorsqu’il se crève les yeux pour ne plus le voir. Dans la tragédie
grecque, il y a quelqu’un qui porte la catégorie affective en qui le
monde de l’œuvre trouve son corrélât : c’est le chœur. Et de même,
le donateur dans les tableaux du Moyen Age; la sérénité d’une
Annonciation, c’est en lui qu’elle est sérénité (1). Ainsi les catégories

(1) L,e spectateur est alors dans l’œuvre même, et comme élément du spectacle.
Et ceci nous avertit que le public en quelque sorte appartient toujours à la structure
de l’œuvre : lorsque je suis au théâtre, je ne suis pas représenté par l’auteur, mais
582 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

affectives sont d’une part des aspects du monde : monde des choses
et monde des hommes, car les hommes sont, aussi bien que les choses,
grotesques, innocents ou tragiques et pourront aussi bien que les
choses concrétiser ce monde; car le monde que désignent les caté¬
gories n’est pas encore peuplé, c’est un monde d’avant les choses et
les hommes, d’avant la discrimination d’un sens figuré et d’un sens
propre, comme le monde de Rameau est le monde de l’élégance et
de la grâce, qui se spécifie ensuite dans les jardins à la française, les
menuets des courtisans, ou les rondes des bergères enrubannées.
Et c’est pourquoi lorsque je pense la préciosité, je puis la réaliser
aussi bien sur la somptuosité gracile d’une orchidée, sur les lignes
subtiles de l’Erechteion ou sur les conversations de l’Hôtel de Ram¬
bouillet; de même, l’innocence, aussi bien comme Péguy sur les
ébats des daims dans le paradis terrestre, sur le visage d’un enfant
que la vie n’a pas encore marqué, ou sur une scène de vendanges
comme dans la Nouvelle Héloïse. L’homme est donc ici élément du
monde exprimé par la catégorie, et non conscience de ce monde,
comme dans un roman les personnages et tout le monde représenté
sont éléments du monde exprimé; en tant qu’il est pris dans ce monde,
je puis éprouver à son égard des sentiments très divers, admirant
l’homme qui tient dans un monde tragique, plaignant celui qui
succombe dans un monde cruel. Mais je ne connais pas encore par
là une conscience qui soit capable d’inventer ce monde, d’être ce
monde, comme Mozart est l’allégresse du monde de Mozart.
Et précisément, la catégorie affective est d’autre part, une dimen¬
sion de la conscience réciproque de la dimension d’un monde. Même
générale, elle est aussi existentielle : de même que le monde de

je suis exigé par lui, un certain rôle m’est dévolu, dans l’ordonnance de la création
esthétique, qu’il faut que je tienne ; ma tâche n’est pas seulement d’être présent
avec la solennité qui convient, mais d’être le répondant de ce monde suscité par
l’œuvre : non de le vivre comme une situation réelle, mais de concevoir quelqu’un
qui puisse le vivre.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 583

l’œuvre en appelle à l’auteur, de même le monde que qualifie la


catégorie en appelle à une conscience dont il soit le corrélât; et c’est
comme un auteur impersonnel : le créateur personnel se fait spec¬
tateur absolu, qui assume et porte en lui le sens du spectacle. Ainsi
l’idée du monde comme tragique suppose-t-elle une conscience,
non qui vive le tragique comme son destin à la manière du héros pour
qui le tragique est une situation, mais qui le sente parce qu’il est pour
elle spectacle à la manière du chœur de la tragédie. La catégorie
exprime donc une certaine façon de s’ouvrir à un monde, un certain
« sens » : il y a un sens du tragique ou du grotesque, comme il y a un
sens de l’odorat ou du toucher; et ce sens est constituant : le monde
du tragique s’évanouit dès qu’un certain regard ne se pose plus sur
lui, comme le monde de l’innocence dès que Lovelace le regarde, ou
le monde de la préciosité dès qu’un paysan du Danube s’en approche ;
et inversement, ces mondes apparaissent irrécusables et vrais dès
que la conscience s’accorde à eux, comme est vrai le monde de
l’artiste si c’est l’artiste qui est vrai. La seule différence est qu’il
s’agit ici d’une conscience impersonnelle, la conscience d’un artiste
possible qui est à l’image de l’artiste réel; si l’on préfère, c’est une
structure possible du sujet qui peut être implicitement connue hors
de toute référence à un sujet réel, comme la direction d’un regard pur,
je dirais presque l’acte pur qui fait surgir un certain monde. C’est
comme une possibilité humaine parmi d’autres; et si la psychologie,
comme dit Sartre, « utilise sans le dire l’essence a priori d’être
humain » (1), c’est peut-être là que cette essence trouve à se démul¬
tiplier en possibilités essentielles assignables a priori ; tandis que
l’émotion ne peut être connue a priori, parce qu’elle est la réaction
concrète d’un sujet concret, et surtout parce qu’elle est une attitude
seconde, procédant d’un certain parti-pris fondamental de la personne
qui est la sensibilité à telle ou telle qualité affective, et n’étant pas ce

(1) Esquisse d'une théorie des émotions, p. 8,


5 84 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

parti-pris elle-même (i). Les sentiments qu’expriment les catégories


affectives au contraire, on peut bien les appeler des catégories
humaines, alors que les émotions ne sont que des accidents; ces
catégories sont les a priori existentiels en tant que connus eux-mêmes
a priori; elles désignent les attitudes fondamentales de la personne
en tant qu’elle se rapporte à un monde auquel elle est sensible.
Ainsi, de même que les a priori affectifs de l’objet esthétique sont
en même temps existentiels, de même les catégories affectives sont
aussi des catégories humaines ; le savoir a priori des visages du monde
est un savoir a priori des attitudes de l’homme ; c’est indissolublement
que nous connaissons l’homme et le monde, comme l’œuvre et son
auteur.

IL — La validité des catégories affectives

Mais il reste que la catégorie est générale; elle est l’idée d’un
monde et d’un sujet impersonnels, alors que le sentiment s’éveille
en présence d’un monde et d’un sujet singuliers. Comment est-il donc
possible que le général s’applique au singulier, que le singulier évoque
en nous le général qui l’éclaire ? Comment se fait-il que nous puissions
reconnaître l’œuvre singulière par la catégorie ? Connaître le fait
par l’idée ? Le problème ne fait pas de difficulté tant que nous nous
en tenons à l’ordre du fait, et que l’idée est un instrument pour le
saisir : l’intellectualisme rend bien compte de la prise que l’idée
donne sur le fait, et du caractère du fait qui est toujours l’envers
d’une idée. Pas de difficulté non plus si nous adhérons à un concep¬
tualisme, si l’idée est du général obtenu par généralisation à partir
de l’individuel. Mais rien de pareil ici : le singulier esthétique n’est

(i) Ce qui n’empêche point qu’il y ait une essence de l’émotion et qu’une éidé-
tique en soit possible ; mais l'élaboration de cette essence suppose une réflexion
sur soi ou sur autrui ; et Sartre accorde bien que « la factidté de l’existence humaine
rend nécessaire un recours réglé à l’empirie » (Théorie des émotions, p. 52).
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 585

ni un fait subordonné à une idée, ni un individu subsumable sous


un genre; ou du moins, il ne paraît tel que si je m’arrête, selon une
réflexion objectivante, à ses alentours, sans en venir à ce qu’il est en
lui-même, soit que je le considère comme un objet pris dans une
histoire et justiciable de certaines lois, soit que je le considère comme
le produit d’une technique qui le situe dans un genre. Le propre de
l’objet esthétique c’est d’être essentiellement singulier, comme la
subjectivité dont il est l’œuvre et le reflet. On en a d’ailleurs un
témoignage indirect dans le souci d’innover qui anime chaque
artiste; comme le dit Hugo dans son Shakespeare, il n’y a pas à
recommencer les chefs-d’œuvre, il faut faire autre chose ; l’admiration
des maîtres, la fidélité à une tradition ne dispensent pas d’inventer.
Mais si l’artiste invente en effet, ce n’est pas qu’il cède à l’impératif
du non-conformisme et qu’il veuille à tout prix être original. C’est
qu’il est lui-même, et que la fréquentation des maîtres l’invite encore
à céder à son propre génie (1). C’est donc parce qu’elle participe de
son auteur que l’œuvre d’art est, comme la personne, irréductible à
la chose ou au fait. Elle est l’unique, ou, comme le dit Jaspers de
Y Existent^, l’exception. Mais alors, comment est-elle justiciable de la
catégorie qui déborde le singulier ? Comment l’humain peut-il être
général ? Ce problème ontologique, il se pose aussi bien à la philo¬
sophie, lorsqu’elle est une philosophie du sujet, lorsqu’elle fait de
l’individu un être hors série, que sa liberté individue, et non la matière.
Comment peut-il y avoir une similitude de la liberté qui permette
au philosophe de dire nous (2) ? La solution doit être la même pour
l’esthétique et pour la philosophie; et il faut la chercher sur deux
voies. D’une part, si l’on se tourne vers le connu, il faut montrer
que le singulier porte en soi le général pour autoriser l’emploi des

(1) Et c’est pourquoi, comme Hamann y a insisté dans son Esthétique, l’artiste
aime son œuvre comme une personne, pour ce qu’elle est et non pour un idéal qu’elle
réaliserait : le complexe de Pygmalion est au fond du narcissisme.
(a) « Das Seiende, das wir selbst je sind », dit Heidegger.
586 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

catégories qui ont une portée générale; et l’analogie de structure


qu’éventuellement on pourra déceler entre certaines œuvres, comme
aussi bien les sciences humaines en décèlent entre les hommes, ne
sera qu’une conséquence de cette affinité ontologique par laquelle
l’œuvre ou l’individu participent à une catégorie, et par là à l’universel
humain. Et d’autre part, si l’on se tourne vers le connaissant, il
faudra montrer que ces catégories ne sont valables que parce qu’elles
sont a priori, parce que l’homme porte en lui originellement l’idée
de l’homme et qu’elles constituent du même coup un savoir d’un
type spécial, préconceptuel et comme virtuel; en sorte que c’est leur
indétermination même qui les fait applicables au singulier et que,
lorsque la réflexion entreprend de les expliciter, elle risque toujours de
perdre quelque chose de leur vertu. Voyons donc ces deux points,
et d’abord comment l’œuvre singulière assume du général.
Nous sommes d’abord tentés de dire que l’œuvre est générale en
ce qu’elle appartient à un genre, c’est-à-dire selon la matière et le
faire. Car il faut bien que la création, et même cette création en second
qu’est, pour certaines œuvres, la représentation ou l’exécution, soit
astreinte à des règles; et ces règles sont générales : elles élaborent
l’indispensable matériau de l’œuvre, objectif et consacré par une
longue tradition, et elles définissent les usages possibles de ce matériau.
Il n’y a de technique que du général, et il n’y a point d’art sans
technique, même si cette technique est à chaque instant dépassée
par le génie qui l’emploie. On sait assez que le véritable artiste ne
fait point fi des règles; et même s’il en invente pour son usage
personnel, elles ont un caractère de généralité; s’il invente un genre
nouveau, c est encore un genre, non seulement parce que l’invention
sera imitée et crée une tradition, mais parce que l’opération fabri-
catrice en tant que telle, par les recettes qu’elle emploie, par ce qu’elle
suppose et ce qu’elle exclut : hasards, distractions, improvisations,
bref par tout ce qu’elle comporte de métier, est repérable et répétable.
Et pareillement l’objet qu’elle produit, qui peut être subsumé sous
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 587

un concept, qui s’inscrit dans une classe, s’offre à l’imitation et à


l’induction : par quoi une histoire des arts, et une culture, sont
possibles.
Mais ce n’est pas là la généralité propre aux catégories affectives.
Au surplus, ce caractère de généralité issu de la fabrication n’est plus
ce qui apparaît lorsque nous contemplons l’objet esthétique çn
lui-même; c’est la singularité de son expression que nous découvrons
alors, et l’artiste n’est plus pour nous celui qui a fabriqué l’objet, mais
celui qui s’est exprimé en lui et nous convie dans son monde. Si la
fabrication est concertée, cette expression est naturelle, l’œuvre
exprime spontanément son auteur, ou cette part de son auteur que
nous identifions à elle, Va priori à la fois existentiel et constituant, qui
se révèle au delà de ce qu’il y a de général dans l’œuvre (1). Peut-on
vraiment parler d’expression au niveau de la généralité du genre ?
Sans doute le genre a un caractère propre, l’épopée est héroïque,
la fresque majestueuse, comme l’élégie est élégiaque : le langage
même nous invite à qualifier le genre par une qualité affective ou la
qualité affective par un genre. Mais ce n’est pas toute l’expression de
l’œuvre, ce n’est pas la qualité vraiment singulière qui fait qu’un
allegro de Mozart ne ressemble pas à un allegro de Beethoven ni
une comédie de Molière à une comédie de Musset. Cette qualité

(1) Une psychologie de la création confirmerait sans doute que le soin de la


technique et le respect des règles — le souci du général — n’excluent nullement
l’authenticité et l’expression de soi dans un monde que l’on porte et que l’on veut
délivrer. Bien au contraire : c’est en se perdant qu’on se trouve, et ce n’est pas en
parlant de soi qu’on se livre. 1/expression est donnée par surcroît, lorsque l’attention
de l’artiste se porte d’abord sur le faire : l’accord polytonal du début de Petrouchka.
qui nous introduit avec tant de force dans ce monde étrange du burlesque et de la
tristesse, il est la solution d’un problème technique et le résultat d’un honnête labeur.
Fa dièse, pas de pitié ! disait le même Strawinsky en écrivant le Sacre. L,es artistes
les plus personnels, croit-on qu’ils aient d’abord voulu délibérément s’exprimer ?
Cette question qu’ils portaient en eux, déchirante, elle ne pouvait pas ne pas se
traduire ; mais sans qu’ils en aient conscience et parce qu’ils étaient d’abord des
ouvriers consciencieux. Même lorsque l’artiste a pris conscience de soi, c’est au
contact de la technique qu’il s’éprouve artiste. Mais nous l’avons déjà dit.
588 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

générale est seulement ce que nous attendons, ce qui oriente notre


choix, ce qui nous permet de nous préparer et de suivre, de nous
repérer par rapport à quelque chose de repérable; et cet avertissement,
suscitant l’anticipation, paraîtra bien nécessaire si l’on songe à
l’attention que requiert l’objet esthétique, et combien il est facile de
perdre pied, comme il arrive devant un objet nouveau. Mais enfin,
cette qualité générale n’est pas ce qui nous surprend et nous possède, la
révélation d’un univers singulier que résume une qualité singulière.
La connaissance générale que nous invoquons doit être cherchée
dans les parages de cette révélation. Et en effet, il y a du général au
cœur du singulier, comme une dimension de l’existence humaine et
de ses œuvres, par quoi une humanité est possible, et aussi une
vérité de cette humanité. Nous voulons dire qu’il y a pour l’homme
une certaine façon d’être soi qui le fait semblable aux autres. Ce qui
oppose les hommes, c’est ce qui les défigure, toutes les vicissitudes
qui les déterminent, qui creusent les rides d’un visage et les plis d’un
caractère; les hommes diffèrent dans la mesure où ils sont le produit
de circonstances et d’histoires différentes; ils diffèrent par ce qui est
superficiel en eux. Et bien souvent lorsqu’ils veulent se distinguer,
c’est sur ces différences qu’ils mettent l’accent, ratifiant ainsi les
nécessités qui ont pesé sur eux. Il est vrai qu’il y a une autre racine,
plus profonde, de la personnalité, celle qui fait de chacun un être
irremplaçable. On ne peut dire sans la disqualifier qu’elle soit comme
un destin; aussi l’assigne-t-on à la liberté, quitte à la figurer en termes
mythiques comme ce choix d’un lot que raconte Er, ou quasi
mythiques comme le choix du caractère intelligible ou le projet
existentiel. Cette part de nous-même, notre nature la plus profonde,
elle est au vrai à la fois destin et liberté. Et c’est ce moi profond (i)

(i) Nous n’avons pas scrupule à employer ici le mot de Bergson ; car on peut
dire que Bergson a fait l’analyse psychologique de ce moi dont Jaspers tente d’établir
le statut ontologique, Scheler et le personnalisme la phénoménologie. Toute philo¬
sophie du sujet connaît le problème à sa façon.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 589

qui s’exprime dans l’œuvre d’art que la qualité affective de l’œuvre


résume et manifeste en déployant le monde dont il est l’âme et le cor¬
rélât Or, c’est peut-être lorsque nous sommes le plus profondément
nous-même, que nous sommes le plus proches d’autrui. Cela ne
signifie pas seulement que nous sommes alors en mesure de commu¬
niquer avec lui, d’être pour lui un confident ou un modèle, mais
encore que nous sommes consubstantiels et semblables à lui : nous
retrouvons au cœur de nous-même l’humanité. Si précisément l’idée
d’humanité a un sens, c’est d’abord en compréhension, parce que
chaque homme la porte, et l’éprouve en lui au moment même qu’il
assume sa singularité (1). La similitude est au sein de l’exception,
non pas comme une structure, car elle s’évanouit si chacun ne la
retrouve et ne la refait en lui, mais comme une voie privilégiée, comme
une limite idéale de chaque singularité. L’humanité est une possibilité
en nous, mais c’est cette possibilité qui fonde notre réalité : à mesure
que nous accentuons notre différence, en nous faisant et en nous
acceptant, à mesure donc que nous développons notre réalité, nous
attestons cette possibilité. C’est pourquoi peut-être la solitude, que
Rilke recommande au poète, que les grands artistes ont si souvent
pratiquée, fût-ce contre leur gré, dans la mesure où elle est l’occasion
d’un approfondissement, est un moyen de retrouver l’humain, de
préparer la communication du fond de soi en se faisant semblable a
tous. Cette idée a d’ailleurs été présente à toutes nos analyses; quand
nous parlons d’une nature de l’homme, nous cautionnons le thème
de l’humanité en nous. C’est la liberté qui individualise, mais il y a
une similitude de la liberté; non seulement il y a de la nature en nous,
inextricablement mêlée à la liberté, mais la liberté même est comme
une nature. Autrement dit, exister est pour l’homme une essence; une
essence singulière sans doute, dans la mesure ou existence signifie

(1) C’est en quoi l’humanité n’est pas une espèce, mais une vocation et une
fraternité ; nous y reviendrons plus loin.

U. DUFRENNB
38
59°
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

liberté, mais une essence tout de même; et c’est par là qu’il y a de


l’homme en Callias, non seulement pour une définition logique de
Callias, mais pour l’être même de Callias. Mais en même temps, et
parce que nous sommes liberté, cette essence n’est pas une structure
invulnérable, elle est plutôt une possibilité et une tâche : l’humanité
est toujours à faire comme la communication toujours à établir.
Et c’est dans les grandes œuvres de l’homme qu’on la surprend
sur le point de se faire : dans la philosophie et dans l’art. De la
philosophie, on pourrait montrer que non seulement elle tend, sous
l’impulsion de la raison, à établir une communication rationnelle et
à revendiquer une validité universelle, dont son langage et son
architecture systématique sont les meilleurs témoins, mais encore
qu’avec des langages différents, et au delà de différences doctrinales
qu’il serait vain de méconnaître et que l’historien souligne justement,
tous les philosophes tendent peut-être à dire la même chose, qui n’est
jamais dite. Toujours unique est la décision de philosopher, toujours
unique l’itinéraire emprunté ; mais il y a peut-être un centre commun,
bien qu’inassignable, de toutes les perspectives, parce qu’il y a une
humanité commune de tous les philosophes. Il faut dire la même
chose de l’art : comme chaque réflexion, chaque création vise peut-
être une même fin, même si cette fin est également inassignable (i).
Et dans chaque artiste, s’il n’y a pas la même visée, il y a au moins
la même inquiétude et la même volonté; au delà de toutes les diffé¬
rences dues à la technique et au tempérament, au delà de la multiplicité
même des arts, il y a une parenté secrète des œuvres; et c’est ainsi
qu’en dernière analyse des analogies, des correspondances, des

(i) C’est ici que nous nous séparerions de Hegel, et de tout messianisme qui
pose une fin de l’histoire, un savoir absolu, répondant à un achèvement de l’huma¬
nité et peut-être à une identification définitive de l’homme et de Dieu : l’humanité
n’est qu’une possibilité, c’est-à-dire une espérance et une tâche. Il n’est pas étonnant,
que Hegel annonce la mort de l’art : si tout peut être dit rationnellement, si la
conscience s’égale à la conscience de soi, le langage de l’art finit par être inutile.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE

transcriptions sont possibles entre elles : elles communiquent par


le plus profond.
C’est à partir de là que nous pouvons comprendre la légitimité
d’une connaissance générale de l’œuvre, dont la critique de l’affec¬
tivité établit la possibilité. Si je puis employer le mot d’allégresse
pour nommer même imparfaitement le monde de Mozart, si je puis
donc retrouver du général sous le singulier, c’est que Mozart est plus
que Mozart et rejoint en lui l’humanité. L’œuvre exprime une
essence singulière, mais qui porte en elle une essence humaine, et
qui la porte éminemment : lorsque je reconnais l’homme dans Callias,
il se peut que Callias n’offre que les signes extérieurs de l’humanité,
et que je l’identifie comme un objet, sans me sentir pour autant son
frère; mais lorsque je reconnais l’allégresse humaine dans la Sym¬
phonie Jupiter, je l’identifie en participant, car sentir est participer, et
je participe parce qu’il y a là plus qu’un signe extérieur : une façon
d’assumer de l’humain. L’essence singulière n’est donc pas un moyen
d’habiller, d’orner ou de camoufler une essence humaine, elle ne
brode pas des variations sur un thème donné, elle n’ajoute pas des
différences spécifiques à un genre préexistant. Elle est une façon de
réaliser une essence humaine en assumant la condition humaine, et
d’abord en assumant sa singularité : la seule façon d’être homme est
d’être soi. Si l’œuvre d’art porte témoignage pour l’universel, c’est
parce qu’elle accepte cette condition : parce qu’elle est elle-même.
Et l’on pourrait dire que si elle peut servir de modèle non seulement
à ceux qui l’imiteront, mais à ceux qui se reconnaîtront en elle, c’est
parce qu’elle n’a précisément pas suivi de modèle. Elle porte du
général parce que le général n’est pas pour elle quelque chose qui est
hors d’elle et qu’elle devrait reproduire, mais quelque chose qui est
en elle. Autrement dit, la vérité d’une œuvre, par quoi elle est justi¬
ciable d’un langage conceptuel, est intérieure à cette œuvre et
implique la singularité, par quoi elle est rebelle à ce langage. L’œuvre
d’art est cette essence singulière qui, parce qu’elle va au bout de sa
592 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

singularité, atteint l’universel; et c’est pourquoi elle est grosse d’un


universel sans cesser d’être unique. Et elle peut alors alerter en nous
cette connaissance générale a priori qui est au cœur du sentiment
comme l’universel est au cœur du singulier.
Mais il y a une seconde raison pour laquelle la catégorie peut
s’appliquer à la qualité affective singulière. Si le singulier a quelque
chose de général, inversement le général a quelque chose de singulier,
et qui tient moins à son caractère logique qu’à son statut psycholo¬
gique : la catégorie est en moi comme quelque chose qui est moi-
même, ou du moins comme un étalon que je porte en moi pour
mesurer la portée du message esthétique. Car, lorsque le sentiment
s’éclaire par la catégorie, il s’agit moins de la subsomption d’une
perception sous un concept possédé a priori que de la confrontation
de l’objet esthétique avec moi-même. Sans doute suis-je porteur d’un
savoir, mais ce savoir m’imprègne au point de se confondre avec moi.
Ce n’est pas une idée générale, obtenue par induction, et qui aurait
l’allure d’un abstrait, comme sont par exemple, les concepts caracté-
rologiques par lesquels on essaie de saisir la réalité mouvante et
singulière d’un individu; ce n’est pas un instrument, ou alors c’est
un instrument comme sont pour l’animal ses propres organes, par
lesquels il est en prise directe avec l’objet et préforme l’objet du fond
de lui-même. Car l’a priori est bien une façon de préformer l’objet en
moi-même; et lorsqu’il s’applique au singulier, c’est de l’humain en
moi qui rencontre de l’humain dans l’objet. Nous retrouvons ainsi
cette réciprocité de deux profondeurs par quoi nous avons défini
le sentiment.
Ainsi, si la catégorie peut s’appliquer au singulier, c’est qu’elle
est elle-même à la fois générale et singulière, générale en tant que
savoir, singulière en tant que savoir que je suis. Et c’est pourquoi
ce savoir, s’il aide à expliciter le sentiment (encore que le sentiment
ne puisse jamais être totalement formulé), ne se laisse pas aisément
expliciter : il est à la fois précis et indéterminé, précis parce que c’est
POSSIBILITÉ D'UNE ESTHÉTIQUE PURE 593

un savoir, indéterminé parce que ce savoir est en moi comme moi-


même. Je sais bien ce qu’est le tragique, et je n’hésite pas à le recon¬
naître dans telle œuvre, et à le discerner des éléments qui se mêlent
à lui pour composer la qualité propre à cette œuvre ; et pourtant puis-je
dire exactement ce qu’il est ? Ce savoir est sûr, il est éclairant, et
pourtant il est indéfinissable. Il est comme une prescience, qui reste
toujours à convertir en science, même si la science n’est possible à
son tour que sur le fond de cette prescience. C’est pourquoi nous
serions tentés de dire que ce savoir est aussi sentiment : ce qui rend
possible le sentiment serait encore sentiment. Et on peut bien dire
en effet que j’ai le sentiment de ce qu’est le tragique. Mais en disant
cela, si l’on exprime bien ce que ce savoir a d’enveloppé et d’indé¬
terminé, on ne met pas l’accent sur son a priorité, ni sur le fait qu’il
constitue un système de référence pour l’expérience esthétique. Car
le propre du sentiment est de s’éveiller en présence de l’objet. Et
d’autre part, s’il est connaissance, c’est parce que nous portons en
nous quelque chose qu’il faut bien appeler savoir, ce système des
catégories affectives qui nous met en mesure de reconnaître les visages
humains du monde. Ce savoir ne peut donc être confondu avec le
sentiment dont il est la condition transcendentale; il a du sentiment
le caractère implicite et indéfinissable, mais il est avant tout connais¬
sance, idée a priori de l’homme et du monde humain comme les
concepts purs de l’entendement sont idée a priori de la nature.
Au fond, ce savoir préconceptuel de l’humain, il est en nous la
marque de notre humanité, la possibilité que nous avons de nous
accorder à l’homme. Nous sommes homme non seulement parce que
nous assumons l’être de l’homme par l’a priori existentiel que nous
sommes, mais parce que nous portons en nous un savoir de l’homme
par ces a priori cognitifs que la perception esthétique met en jeu. Rien
de ce qui est humain ne nous est étranger, la forme humaine est en
nous, et elle est aussi connue de nous; chaque signe humain ranime
en nous une connaissance antérieure à toute expérience et par quoi
594 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’expérience s’éclaire (i). Mais cette connaissance n’est pas une


connaissahce toute faite, toute élaborée; elle est plutôt une familiarité,
et comme une manière d’être. Parce qu’il appartient à l’être du sujet,
nous pouvons dire que cet a priori cognitif, qui nous éclaire sur
l’a priori existentiel manifesté par l’objet esthétique, est lui-même
existentiel. Il suffit de bien entendre que l’on désigne par là un savoir
primitif qui est en nous comme un habitus contrôlant et orientant le
savoir formulé. Rien n’est enlevé par là à ce savoir second, mais un
fondement et une caution lui sont donnés : nous pouvons connaître
l’homme parce que nous portons en nous un savoir de l’humain.
Et c’est par là qu’une humanité est possible.

III. — La possibilité d’une esthétique pure

Mais une question primordiale reste pendante. Nous venons de


parler des catégories affectives, nous avons décelé leur présence au
sein du sentiment, et tant bien que mal défini leur statut, mais nous
n’avons pas dit qui elles étaient. Est-il possible d’en faire le recense¬
ment ? Ce que nous avons dit fait pressentir une réponse négative.
Pour deux raisons, dont l’une tient à leur objet, et l’autre au sujet qui
les porte; ces mêmes raisons qui font la catégorie applicable à l’expé-

(i) Ce que nous disons là de l'humain, sans doute faudrait-il le dire aussi du
vivant : non seulement nous vivons, mais nous connaissons la vie, nous sommes
originellement accordés à elle, et c’est pourquoi nous en saisissons les démarches
au premier regard. Il y a comme une affinité de la conscience et de la vie, non seule¬
ment en ce que la conscience émerge de la vie, et que la durée est d’abord du vital,
mais en ce que la conscience a le pouvoir de connaître la vie. Elle n’est pas devant
la vie comme devant la matière, armée seulement de quelques catégories très géné¬
rales qui ne dessinent qu’une forme creuse de la nature ; elle est plutôt comme
devant l’humain, dont elle pressent les déterminations concrètes. Elle n’est donc
pas seulement portée par la vie, mais en connivence avec elle et capable de la com¬
prendre comme du dedans, selon que Bergson l’a bien montré. Et la matière, même ?
peut-être les métaphores attestent-elles une certaine familiarité avec elle, et presque
une parenté : rien de ce qui est cosmique ne m’est étranger.
POSSIBILITÉ D'UNE ESTHÉTIQUE PURE 595

rience de l’objet singulier font aussi en fin de compte qu’elle est


indéterminable. Cependant, on invoquera l’exemple de Kant : la
Critique n’a-t-elle pas réussi à énoncer les a priori de la représentation ?
L’effort le plus visible de la Critique n’a-t-il pas été d’en faire le
recensement, plutôt même que d’en établir le statut ? C’est même le
reproche que Heidegger adresse à Kant d’avoir été conduit, par ce
souci d’en dresser la table, à les considérer dans la forme élaborée
qu’elles revêtent lorsqu’elles sont les éléments d’une science pure
plutôt que dans la forme originelle qu’elles peuvent avoir avant de
s’expliciter en principes synthétiques (encore que Kant ait amorcé la
théorie du schématisme qui permet non seulement de comprendre
la subsomption de l’objet perçu sous le concept, mais d’entrevoir le
schème comme racine du concept). Si l’on considère l’aspect originel
du savoir priori, c’est-à-dire son statut en l’homme, on sera dissuadé
d’espérer en dresser un tableau définitif; et nous allons y revenir.
Mais une autre raison nous en dissuade aussi, qui tient à l’objet même
de ce savoir. Soumettre les a priori de la représentation à une rationa¬
lisation, comme l’a fait Kant, c’est une entreprise légitime, et qu’ils
sollicitent tout naturellement, parce que ce sont les a priori d’une
connaissance de la nature et que, définissant les conditions de l’objec¬
tivité, ils sont eux-mêmes plus aisément objectivables, au point qu’il
est d’ailleurs difficile de déterminer pour eux un état antérieur où ils
seraient prescience sans être déjà science. Tandis que les catégories
affectives, parce qu’elles ont trait à l’humain, retiennent dans leur
généralité quelque chose de la singularité qu’elles connotent, et
tiennent de leur objet même quelque chose d’indéterminé. Nous nous
heurtons là à la proposition réciproque de celle que nous avons
examinée tout à l’heure, à savoir que le singulier assume quelque
chose de l’universel. Il y a du général dans l’homme, mais ce général
d’une part est lié au singulier, d’autre part n’est pas généralisable :
même s’il y a une nature humaine, ce n’est pas comme une nature
naturée, c’est comme un destin pour une liberté. Les catégories
596 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

affectives sont d’autant moins aisément objectivables qu’elles peuvent


moins prétendre à l’objectivité : je ne puis pas décider de moi comme
je décide de la nature, je ne puis savoir s’il y a un zéro de la passion
comme je sais qu’il y a un zéro de la qualité, ni comment se composent
des motifs antagonistes comme je sais que se composent des forces.
L’erreur de toute une anthropologie a été précisément de vouloir
appliquer à l’homme les a priori de la nature.
De fait, les catégories affectives en tant que catégories humaines
sont plus concrètes que les catégories de la nature, et du même coup
indéfiniment nombreuses. On pourrait se demander pourquoi une
science pure de la nature ne comporte pas des a priori plus précis,
portant par exemple sur le poids, sur la vitesse, sur les forces. L’on
sait avec quel soin Kant limite l’empire de ces a priori, et comment
il distingue le transcendental non seulement de l’empirique, mais
encore du métaphysique. En termes kantiens la raison de cette
limitation est claire : c’est que les a priori apparaissent en référence
à une intuition pure, qui ne donne que la forme des phénomènes ;
sitôt qu’un contenu quelconque est donné, dans une intuition empi¬
rique, Va priori disparaît dans ce qu’il fonde. Mais les catégories affec¬
tives ne sont point limitées par cette condition; s’il faut les référer à
un mode de donné, c’est au sentiment et non à l’intuition, car ce n’est
pas selon l’intuition que l’humain peut être donné, sinon comme
objet de la nature, auquel cas il n’est pas proprement humain; et le
sentiment est déjà concret. Même si l’on considère les catégories
affectives sous leur aspect cosmologique plutôt que sous leur aspect
existentiel, c’est-à-dire en tant qu’elles déterminent un visage du
monde, ce n’est pas à une nature intuitionable qu’elles se réfèrent ; ce
qu’elles déterminent est en deçà de la distinction du physique et du
spirituel : le monde comme atmosphère n’est pas encore nature, pas
plus qu’il n’est monde représenté. Là encore, elles ne peuvent donc
être déterminées en fonction d’une intuition pure qu’elles auraient
charge d’ordonner, comme la causalité ordonne la succession. Si
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE

elles se fondent sur la sensibilité, c’est une sensibilité toute différente


de celle de Y Esthétique transcendentale : la sensibilité à ce monde dont
elles sont l’âme. Et elles sont toujours réciproques des catégories
humaines. Ainsi un a priori de l’homme ne peut-il être abstrait et
déterminé comme un a priori de la nature, parce que l’homme est un
être qui n’est pas déterminé selon quelques dimensions élémentaires,
mais qui se détermine en fonction de situations multiples qu’il
reconnaît comme telles, qui peut assumer de multiples choix et
revêtir de multiples visages.
Aussi bien, les hommes — les existences, comme dit Jaspers —
ne sont pas dénombrables et justiciables d’un système. De même pour
les œuvres d’art, qu’on peut classer par genres, selon leur matériau
et selon leur technique, mais qu’on ne peut plus classer dès qu’on les
considère selon leur vérité existentielle : les oppositions et les rappro¬
chements qui s’instituent alors défient toutes les classifications
objectives et bousculent l’espace et le temps; ils n’en sont pas moins
réels, mais ils ne ressortissent plus à une systématique objective, ils
sont de l’ordre de la communication. Deux hommes, ou deux œuvres
et le monde de ces deux œuvres peuvent bien se découvrir ou se
révéler semblables, cela ne veut pas dire, dans la perspective où nous
nous plaçons (i), qu’il y a une vérité extérieure à ces hommes ou à
ces mondes à la lumière de laquelle ils pourraient être repérés et
comparés, ou un schéma extérieur dans lequel ils pourraient être
intégrés. Ils sont à eux-mêmes leur propre vérité, mais cette vérité
qu’ils sont, unique en ce qu’elle procède d’eux-mêmes, n’est
cependant pas incomparable parce qu’ils acceptent en quelque sorte
de se faire semblables et d’être dans leur singularité même les délégués
de l’humanité. C’est pourquoi Jaspers, qui insiste sur le caractère

(i) Car, à l’analyse des structures de l’œuvre, nous pourrons déceler des causes
objectives de la parenté entre des œuvres diverses ; mais ces causes ne sont jamais
des motifs pour qui accomplit l’expérience esthétique, et elles n’apparaissent
qu’à la lumière de cette expérience.
598 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

unique de la vérité, affirmant que « par son choix l’existence s’éclaire


dans la Weltanschauung qui est pour elle la seule vraie » (i), a pu
cependant tenter une Psychologie der Weltanschauungen, c’est-à-dire
l’inventaire des attitudes du sujet et des « Images du monde » qui
leur correspondent, donc « une construction systématique des types
d’esprit » (2). Entreprise qui n’est pas tellement éloignée de la Phéno¬
ménologie hégélienne en laquelle on peut trouver aussi, mais déployé
dans l’histoire et parcouru comme un chemin, un inventaire des
« figures de la conscience », aux termes duquel la conscience s’égale
à elle-même et l’humanité se réalise. Mais, s’il y a une théorie possible
des attitudes humaines, elle n’est possible qu’en se niant elle-même
comme théorie, c’est-à-dire à condition d’être assurée qu’elle ne peut
connaître et classer l’humain comme un objet, qu’elle ne peut parler
de lui qu’avec précaution et parce qu’il se prête au jeu, mais sans
aliéner l’inconditionné et l’incomparable qui est en lui. Et comme ces
attitudes, les catégories affectives qui permettent de les appréhender
sont implicitement connues sans pouvoir être définies ni dénombrées.
Tout se passe comme si nous ne devions jamais avoir de l’humain
qu’un savoir inachevé, bien que nous portions en nous ce savoir en
puissance, faute de quoi nous ne connaîtrions l’homme que comme
objet et le monde que comme nature.
La seconde raison pour laquelle ce savoir ne peut donner lieu à
une science objective, c’est non plus son objet, mais son statut dans
le sujet, son être subjectif dont Kant a approché l’idée par sa théorie
de l’imagination, mais sur lequel il n’a pas mis l’accent, parce qu’il a

(1) Philosophie, II, p. 418.


(2) Cette entreprise est d’autant plus légitime qu’elle porte sur des types d’esprit,
et non sur l’existence, dont la notion n’était pas encore élaborée par Jaspers, lors
de la rédaction de la Psychologie der Weltanschauungen. Car si l’homme en tant
qu’existence est l’unique, en tant qu’esprit, et capable par là de raison et de com¬
munication rationnelle, il assume quelque chose d’impersonnel. Et il n’y a point
d’existence, dira Jaspers, sans esprit qui la sous tende, de même qu’il n’y a point
d’homme sans une participation à l’humanité.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE

considéré surtout Va priori dans sa fonction. La catégorie affective est,


avons-nous dit, comme un instrument dont nous usons sans pouvoir
prendre de recul sur lui et tel que la réflexion, si elle s’exerce sur lui,
ne l’épuise jamais. L’a priori n’est donc pas en moi comme une
essence déposée en mon entendement, et que je puis toujours extraire
comme un pigeon du fameux pigeonnier, il est en moi comme un
habitus, on pourrait dire comme une sorte de goût a priori. Car le
goût a déjà ce caractère d’une connaissance confuse et pourtant
évidente, et qui, d’autre part devance et prépare l’expérience : il est
une façon de réagir avec tout son être, comme on voit mieux encore
dans le dégoût, et il y a aussi en lui un pouvoir d’anticipation dans
la mesure où, comme dit M. Pradines, il est encore un avant-poste
pour l’expérience du contact. Avoir du goût, c’est être capable de
discernement dans l’appréhension de certaines valeurs, et cela suppose
déjà qu’en vertu d’un parti-pris fondamental dont les analyses de
Sartre ont donné quelques exemples, un certain sens de ces valeurs
et de leur hiérarchie soit présent en nous. Et comme le goût apprécie,
choisit, connaît sans pouvoir se connaître lui-même, de même
la catégorie affective. Et certes, il peut y avoir une essence de
cette catégorie, mais cette essence n’est formulable que par la
réflexion.
Lorsque M. E. Souriau propose la « Table des Valeurs artistiques »,
à laquelle nous avons fait allusion tout à l’heure, il spécifie que ces
essences procèdent de la réflexion et ont « un rôle réflexif, seulement
consécutif par rapport à l’accomplissement réel des démarches
créatrices » (i). Nous dirions encore : par rapport à la conscience
irréfléchie, et pourtant certaine, que nous en avons. Car c’est cette
certitude qui est à notre avis, le signe d’une a priorité : si j’essaie
comme Scheler de définir l’essence du tragique, j’ai peine à énoncer
clairement cette essence; j’hésite, je tâtonne, je recours à l’empirie;

(i) Art. dt., p. 185.


6oo L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

j’invoque des œuvres singulières qui expriment chacune un certain


tragique, j’ai l’air d’induire et de généraliser. Et cependant le choix
même de mes exemples et les définitions que j’essaie sont inspirés
et gagés sur un savoir préalable : je ne saurais chercher si je n’avais
d’abord trouvé, si je n’étais déjà en possession de cette essence que
je suis impuissant à formuler. Or, comme il y a des essences des caté¬
gories affectives, il y en a sans doute une table, qui inspire les distinc¬
tions que j’institue et les classements que je tente. Mais, elle aussi,
enfouie dans un savoir préconceptuel, de telle sorte que je n’en ai
jamais la maîtrise totale. La conscience même que j’ai de l’approxi¬
mation de tout système atteste un savoir agissant, bien que non
explicite, d’un système qui est une norme pour mes essais. Car ce n’est
pas la même conscience que j’ai de l’approximation d’un système
empirique comme la table de Mendeleev ou comme une classification
de botanique, c’est-à-dire de systèmes qui s’appliquent à l’intérieur
d’une nature donnée; car je sais alors que le système est postulé
comme exigence d’intelligibilité, mais qu’il peut toujours être mis
en question par des découvertes ultérieures, et qu’en fait la recherche
va à l’infini. Au lieu qu’ici j’ai à faire à une pluralité de mondes
possibles correspondant à un éventail des possibilités humaines; et
je ne suis homme qu’à condition de porter en moi ces possibilités grâce
à quoi je reconnais mon semblable; le système est donné en moi,
mais comme une virtualité qui n’est jamais complètement effectuée;
ce n’est donc pas la recherche qui va à l’infini comme lorsque j’explore
la nature, qui est « l’autre » et que je consacre comme l’autre en me
séparant d’elle pour la penser selon l’objectivité, c’est l’effort de
formalisation, la prise de conscience de cette conscience immédiate
que j’ai de l’humain. La réflexion est indéfinie parce qu’elle voudrait
s’égaler à la vie irréfléchie de la conscience.
Il n’y a donc pas de définition et d’inventaire exhaustifs des
catégories affectives, bien qu’elles soient un a priori pour le sentiment
esthétique. Une esthétique pure ne peut être définitivement cons-
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 601

tituée (i), même s’il reste possible à la réflexion de s’efforcer de tra¬


duire cette aptitude qu’est en nous la catégorie, de dessiner l’empan
du savoir qu’elle constitue en nous, et l’on ne saurait contester
la légitimité et l’utilité de cet effort, comme on l’a vu au début de ce
chapitre. Au surplus, les limites que rencontre la réflexion n’infir¬
ment nullement l’objectivité des catégories affectives. Le savoir
qu’elles constituent en nous nous inspire et nous oriente sans que
nous en ayons clairement conscience, parce qu’il est en quelque sorte
nous-même comme l’artiste est son œuvre; et nous n’avons pas sur
lui assez de recul pour en prendre d’un coup une vue panoramique. La
subjectivité n’a jamais fini de se connaître, car elle ne se connaît qu’à
ses actes. Ce qui revient à dire que l’a priori n’est connu que sur l’a
posteriori : si on le considère dans son aspect constituant, il n’est connu
que sur l’objet qu’il constitue; si on le considère dans son aspect
existentiel, il n’est connu que sur nos démarches, sur l’usage que nous
en faisons. La table des catégories affectives que je porte en moi
comme mon aptitude essentielle à connaître l’humain, je ne la
connais, d’une connaissance réfléchie et toujours provisoire, que sur
l’expérience que je fais de l’objet esthétique.
Mais il y a encore une autre raison à l’infirmité de cette connais¬
sance, raison qu’on pourrait encore opposer au dogmatisme kantien.
D’un mot, c’est l’historicité de l’expérience esthétique, c’est-à-dire à
la fois l’historicité de l’art et l’historicité de la subjectivité. Considé-
rons-les successivement.

(i) Ainsi, paradoxalement, la critique de l’affectivité que nous avons esquissée


aboutit à confesser que l’énoncé des a priori n’est jamais au point. Peut-être Kant
fût-il arrivé pour les a priori de la représentation à ce même aveu, s’il n’eût pas été
aussi soucieux de recenser ces a priori, c’est-à-dire si d’une part il eût tenu compte
de l’histoire qui met en question tous les systèmes, et si d’autre part il eût été plus
attentif au statut de ces a priori, sur quoi l’interprétation de Heidegger met précisé¬
ment l’accent ; car lorsqu’on considère l’enracinement de Va priori dans la subjecti¬
vité, on conçoit que, dans son état originel, il soit insaisissable. Et nous savons mieux
aujourd’hui que la mathématique pure ou la physique pure ne sont jamais achevées.
6o2 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

S’il est vrai que la catégorie n’est connue que par la réflexion sur
l’expérience esthétique, encore qu’elle soit présente à cette expérience,
il faudrait pour embrasser le système des catégories que fut donné
le système des objets esthétiques. Il n’en est évidemment rien, et
l’histoire de l’art est l’histoire d’une suite d’inventions imprévisibles.
Ce que nous pouvons peut-être prévoir, c’est que nulle invention
ne peut nous prendre complètement au dépourvu. Affirmation
téméraire, mais comment peut-on l’éluder ? Si nous portons en nous
une aptitude à comprendre l’homme, il faut bien que l’avenir de
l’homme ne nous surprenne pas; si nous consonnons avec le passé
de l’humanité, aussi avec son avenir. Et c’est pourquoi une œuvre
nouvelle ne rencontre pas qu’indifférence, étonnement ou sarcasme;
quelques-uns au moins la reconnaissent et l’adoptent parce qu’elle a
remué en eux un savoir qui en préparait l’accueil; une catégorie était
prête pour elle, qu’elle est venue ranimer et que la réflexion pourra
élaborer. C’est par là qu’une unité humaine est possible et que
l’homme peut en appeler à l’homme. Cette voix, que l’art rend élo¬
quente, ne peut être entendue que si elle émeut en nous un savoir
latent de l’humain. Mais inversement, ce savoir doit être ému par
cette voix, puisque l’a priori ne se révèle que dans l’a posteriori. Or,
cet appel, c’est l’imprévisible de l’histoire. Et peut-être d’une histoire
purement contingente; car l’apparition d’une nouvelle œuvre, qui
illustre une catégorie à laquelle nous n’avions pas prêté attention,
n’est peut-être pas commandée par un développement logique;
l’invention, même si elle prend appui sur une tradition et un contexte
historique, est peut-être une initiative radicale, et l’œuvre une révéla¬
tion inattendue. S’il y a une logique du mouvement esthétique,
n’est-ce point par une illusion rétrospective ?
En tout cas on peut être assuré que l’art n’a j xmais dit son dernier
mot, et que non seulement de nouvelles nuances peuvent surgir,
toute œuvre étant unique, mais même de nouvelles catégories affec¬
tives qu’aucune œuvre, aucun style, aucun genre jusqu’à présent
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 603

n’auraient permis d’expliciter. On a dit que l’amour était une inven¬


tion du xne siècle; cela signifie que la poésie provençale a révélé un
monde de la courtoisie qui eût pu rester enfoui dans les limbes de
l’a priori; et pareillement sans Corneille un monde de la passion virile,
sans Bach un monde de la danse spirituelle eussent-ils été actualisés ?
Il y a de même un certain ton du roman contemporain — un sens de
la détresse et de la cruauté, de la déréliction, où passe comme un écho
du commendatus sibi stoïcien, mais dans un monde noir et dérai¬
sonnable — auquel il est difficile de donner un nom, mais qu’il n’est
pas difficile de reconnaître (1). Ne peut-on dire qu’il a alerté dans le
public une certaine zone de l’a priori affectif qui n’avait pas encore été
touché par l’art ? On objectera que l’idée d’a priori est ruinée par là :
l’histoire, dès qu’on l’invoque, n’enseigne-t-elle pas que l’art nous
impose une forme de sensibilité qui n’existait pas avant lui, et qu’au
surplus cette forme de sensibilité n’est pas inventée par l’art même,
mais imposée à l’artiste par son temps en sorte qu’artiste et public
s’entendent précisément parce qu’ils sont également formés par leur
temps ? Ce n’est pas Céline qui invente, pour nous l’inculquer, un
monde du désespoir, c’est le désespoir du monde réel qui invente
Céline, et du même coup le public de Céline. Cette objection ne
peut-être écartée : tout se passe en effet comme si artiste et public
exprimaient le moment historique qu’ils vivent, comme si un art
précieux ne pouvait être conçu et goûté qu’au sein d’une société
précieuse, un art cruel au sein d’une société cruelle. Convertir cette
influence en déterminisme, c’est la démarche d’un dogmatisme sans
nuance; mais l’influence même, quelque réalité que recouvre ce mot
prudent, ne saurait être contestée. Observons seulement, en ce qui
concerne l’artiste, que s’il exprime son temps, l’intention même, qu’il
proclame parfois comme aux époques de littérature engagée, d’en

(1) J. Cayrol a parlé de littérature lazaréenne ; et il est signifiant que ce monde


Ait apparu, par touches, chez Malraux, Céline, Sartre, en même temps que la vio¬
lence fasciste.
604 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

prendre conscience et de l’exprimer atteste qu’il n’est pas purement


et simplement déterminé; s’il l’était, songerait-il, fût-ce présomp¬
tueusement, à être lui-même déterminant ? Etre de son temps n’est
pas être déterminé par son temps. Ouant au public, il n’est pas dou¬
teux qu’il ne soit aussi de son temps, et dans ce temps figurent en
particulier les formes et les objets d’art qui se proposent à lui. Et
c’est précisément cette historicité du sujet qu’il faut maintenant
considérer pour comprendre que nous ne sommes pas en mesure de
survoler les catégories affectives.
Si en droit nous pouvons nous ouvrir à toute œuvre, sentir, puis
reconnaître ce qu’elle exprime, il faut convenir qu’en fait, nous
sommes plus ou moins sensibles à certaines d’entre elles, plus ou
moins indisponibles pour d’autres, et cela sans que notre bonne
volonté soit en question. C’est par là que nous sommes de notre
temps, ouverts à certaines expressions, et fermés à d’autres. Il faut
se rappeler ici ce que Scheler dit des valeurs : elles constituent un
absolu qui échappe à la relativité de l’histoire et à la subjectivité de
la conscience, et même la liberté de conscience, dont Comte a déjà
fait le procès, ne peut être invoqué pour introduire une relativité
dans cet absolu. Mais la connaissance de cet absolu peut varier; le
projecteur se déplace selon les époques, en sorte que certaines
valeurs apparaissent en pleine lumière tandis que d’autres s’estompent.
Il y a donc « une historicité essentielle de l’Ethos », c’est-à-dire du
sentiment que les hommes possèdent à un moment donné des
valeurs et de leur hiérarchie, et « cette histoire est centrale dans
l’histoire » (i). Nous pouvons dire sensiblement la même chose de

(i) Der Fortnalismus in der Ethik..., p. 306, cf. 76 et 219. Est-il nécessaire
d’ailleurs de privilégier la vie spirituelle d’une civilisation par rapport à sa vie
matérielle ? Peut-être suffit-il de dire que l’Ethos est ce qui est le plus révélateur
d’une société, le fil qui peut guider l’historien dans l’analyse de ses traits ; mais
comprendre cette société, c’est la comprendre comme totalité, selon la perspective
fonctionnaliste, sans chercher pour l’expliquer un facteur prédominant.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 605

l’Ethos des catégories affectives, à condition de pallier aux difficultés


que Scheler soulève. Car il y a peut-être quelque inconséquence à
prétendre que le système des valeurs peut être définitivement arrêté,
et d’autre part que la visée des valeurs varie selon l’histoire. On ne
fait pas à l’histoire sa part; il faut bien admettre que le philosophe
est aussi en situation, à moins de le doter d’un privilège exorbitant
et de le situer à la fin ou en dehors de l’histoire, et qu’il ne peut énoncer
du système que ce qu’il lui est donné d’apercevoir en vertu de cette
situation; philosopher est sans doute s’efforcer de transcender la
situation, mais cet effort même atteste la réalité de la situation.
Cette inconséquence est d’ailleurs possible chez Scheler parce que le
statut même de l’a priori reste équivoque. D’une part, Scheler dis¬
tingue a priori et inné (1); loin que les valeurs soient immanentes à la
conscience, comme si toute conscience était créatrice ou au moins
porteuse de ces valeurs, il assure que les valeurs sont données dans
une expérience pure, en dehors de tout contenu matériel (de toute
Bilderfahrung), mais aussi de tout acte de valorisation; leur a prio¬
rité signifie l’objectivité d’une essence qui ne doit rien au sujet.
Alors l’expérience phénoménologique qui livre l’a priori est une
Wesenschau : on l’a ou on ne l’a pas (2), et si on l’a, il semble
bien que la possession de cet absolu soit absolue. Mais, d’autre part,
Scheler subordonne cette possession à l’être du sujet, et plus précisé¬
ment à « la personne » en lui; car non seulement la personne est liée
à des valeurs qui lui sont propres (il y a des valeurs de la personne
comme de la vie et de l’esprit), mais encore elle est ce qui est capable
de saisir les plus hautes valeurs et par là, la possibilité de leur hiérar¬
chie. La personne est donc le récepteur indispensable, et, mieux encore
que la personne singulière, la personne collective, cette « commu¬
nauté des personnes » qui est encore un individu et qui jouit d’une

(1) Der Formalismus in der Ethik..., p. 75-


(2) Ibid., p. 43.

M. DU PRENNE 39
6o6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

conscience autonome capable d’une visée originale. Par où l’on


rejoint, à travers des souvenirs de Hegel et de Durkheim, l’idée de
l’historicité des valeurs, et d’une historicité qui est essentielle. Mais
alors il ne semble pas que soient conciliés le caractère absolu et le
caractère relatif de l’a priori. On dira que le propre de la valeur, en
tant qu’û priori, est d’apparaître comme un absolu, mais historique¬
ment; mais s’il y a une historicité de l’apparaître des valeurs, comment
pouvons-nous être assurés qu’elle ne pèse pas aussi sur leur être,
comme le prétend le relativisme, et qu’elle n’empêche point d’en
dresser le tableau ?
Pour les catégories affectives, si l’on prend au sérieux leur
historicité, il semble qu’on ne puisse éviter cette aporie qu’à deux
conditions. D’abord, en renonçant à en dresser un inventaire définitif.
Ensuite en donnant à l’a priori une physionomie différente de celle
que lui donne Scheler, en acceptant, comme nous avons essayé de
le montrer, qu’il soit du virtuel, immanent et comme consubstantiel
au sujet (i). Si l’on admet en effet, que l’a priori est du virtuel, on
conçoit qu’il soit justiciable de l’historicité : il faut bien qu’il s’actua¬
lise, et c’est dans l’histoire, d’un individu ou d’une civilisation, qu’il
le fait, c’est-à-dire qu’une occasion lui est donnée, au contact de
l’objet esthétique, de s’employer et de se manifester ainsi à la réflexion
qui l’explicitera. Son apparaître est donc historique; et pourtant son
être échappe à l’historicité, puisqu’il est au principe de cette histoire
qui n’a de sens que par lui ; ainsi les géométries n’ont de sens que par
rapport à une géométrie naturelle dont elles sont l’extraordinaire et
imprévisible développement. Ceci rejoint l’historicité de l’objet
esthétique : sans la rencontre toujours contingente de l’œuvre d’art,
sans une histoire de l’art, il n’y aurait pas d’histoire des catégories

(i) Et c’est ainsi que nous aimerions reprendre la théorie des valeurs de Scheler :
si les valeurs sont données au sentiment, c’est parce qu’elles ne sont pas données
comme essences objectives, mais csmme sentiment d’une valorisation possible,
qui nous permet de comprendre le sens d’un choix ou d’un jugement moral.
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 607

affectives, parce qu’elles resteraient en nous lettre morte : non. pas


absentes, mais implicites, inemployées. L’a priori ne s’actualise que
sur l’a posteriori-, mais ceci suppose encore une fois qu’il soit d’abord
du virtuel, c’est-à-dire qu’il soit moins la catégorie elle-même, qui
n’apparaît qu’après coup dans une histoire, que la possibilité que j’ai
de l’invoquer.
Mais dire qu’il est virtuel, c’est dire aussi qu’il appartient à la
subjectivité comme un pouvoir dont elle dispose. Nous avons parlé,
à propos de l’œuvre, de l’aspect existentiel de la qualité affective, qui
est pour elle un a priori-, nous voici conduits à dire que le savoir
implicite de ces a priori est aussi un a priori existentiel. De même que
le monde de l’œuvre exprime la position absolue d’une subjectivité
créatrice, la reconnaissance de ce monde au moyen de catégories
exprime la position absolue d’une subjectivité réceptrice, le coefficient
d’humanité qu’elle assume. L’a priori n’est un caractère du savoir que
parce qu’il est d’abord le mode d’être d’un sujet, j’en ai conscience
comme j’ai conscience de moi, parce qu’elles sont moi-même en
tant que porteur de virtualités; mais conscience n’est pas connais¬
sance, et c’est pourquoi elles peuvent faire l’objet d’une réflexion
laborieuse et non d’une Wesenschau. Or, si ce savoir virtuel est
immanent à la subjectivité, nous pouvons dire qu’il est historique.
Car la subjectivité est aussi frappée d’historicité, si on veut bien
l’entendre en un sens moins technique et plus existentiel; car ce que
je suis est historique, non seulement parce que j’ai une histoire et
m’inscris dans l’histoire, en quoi je m’actualise, mais parce que je
suis au principe de toute histoire, indépendamment même de toute
considération sur la temporalisation, par l’affirmation initiale qui me
constitue. L’historicité désigne cette union de nature et de liberté
qui définit un sujet concret. Elle exprime donc une limitation : être
inséré dans l’histoire, c’est subir les contraintes qu’elle fait peser
sur le sujet qui se réalise en elles; être au principe de l’histoire, c’est
déjà consentir à cette limitation, non seulement subir la limitation
6o8 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qui s’attache à toute actualisation du virtuel avec la contingence


qu’elle comporte, mais encore être toujours déjà limité jusque dans
ses virtualités. S’il est vrai, selon le mot célèbre, qu’on meurt un,
parce qu’en entrant dans une histoire on n’a cessé de sacrifier le
possible au réel, il n’est pas tout à fait vrai qu’on naisse plusieurs, ou
du moins ce plusieurs n’est-il pas indéfini; naître, c’est s’exposer à
la finitude, se choisir ou s’accepter (à la métaphysique d’en débattre
selon la part qu’elle fait à la liberté) comme fini. L’historicité ne signifie
pas seulement que le sujet se réalise dans l’histoire, mais aussi que le
sujet accepte l’histoire en se constituant comme fini. De là vient que
l’actualisation du virtuel rencontre une double limitation : du fait
de l’histoire et de sa contingence d’une part, et d’autre part du fait
de l’historicité du sujet qui ne peut, en vertu de ce qu’il est, recon¬
naître que certaines catégories et qui reste fermé aux autres. Il faut,
d’une part, que je rencontre Mozart pour que je sache que je suis
capable de reconnaître la tendresse, comme il faut qu’il y ait la guerre
pour que je me sache capable de courage ou de lâcheté : la présence
de l’objet esthétique, comme l’événement, me donne mes chances,
ici mes chances de connaître Va priori dont je suis porteur. Et il faut,
d’autre part, que j’accepte en quelque sorte de comprendre Mozart
au risque de ne pas comprendre d’autres qualités affectives; je ne
puis comprendre que sur le fond de ma finitude. Cette finitude de la
subjectivité se révèle à ses choix, à ses exclusions, à ses impuissances;
plus précisément ici à son impuissance à tout comprendre et tout
assumer de l’humain.
Et de fait, ne constatons-nous pas que certaines catégories affec-
•tives demeurent étrangères à certains individus ? La relativité des
goûts esthétiques procède de cette incompréhension : les objets
esthétiques laissent indifférents, quelque forme que revête cette indif¬
férence, de l’ignorance au dédain, ceux qui n’en comprennent pas
l’expression. Telle époque aussi peut être fermée à certaines caté¬
gories : les catégories qu’illustre la cathédrale gothique n’avaient
POSSIBILITÉ D’UNE ESTHÉTIQUE PURE 609

pas cours au xvn® siècle, comme celles qu’illustre Molière ne trou¬


vaient pas d’audience chez Rousseau, ou celles qu’illustre Rousseau
chez M. Maritain. Il se peut d’ailleurs que les raisons pour lesquelles
Rousseau condamne Molière, et M. Maritain Rousseau, soient
étrangères à l’art et appartiennent à la réflexion éthique ou politique, en
sorte qu’on peut condamner une œuvre sans lui être pour autant insen¬
sible, et parfois même pour se défendre d’une trop vive séduction.
En tout cas telle dimension humaine du monde peut nous demeurer
étrangère, de la même façon que le monde religieux peut être fermé
à un athée, ou le monde de tel groupe primitif à un ethnologue.
Notre compréhension de l’humain qui détermine l’éventail des caté¬
gories affectives est donc limitée, ceci est difficilement contestable.
Mais une incertitude subsiste encore, que le recours à l’expérience
ne permet pas de lever : ces limites de l’incompréhension, faut-il les
imputer à la finitude du virtuel en nous ? ou faut-il les attribuer
aussi bien à l’historicité de l’actualisation ? En d’autres termes,
la finitude du sujet entraîne-t-elle la finitude du virtuel ou seule¬
ment de son actualisation ? Faut-il dire que le savoir a priori des
catégories affectives, outre qu’il ne peut être totalement actuali¬
sable, ne peut être en lui-même total ? Il pourrait l’être à la rigueur
s’il était en moi comme indépendant de moi, comme un contenu
indépendant du contenant, donc s’il était du virtuel que j’ai et non
du virtuel que je suis. Mais il est moi-même; ce pouvoir dont je
dispose de m’y retrouver parmi les autres et leur monde, il me définit;
il est sinon le fruit, du moins le style de ma liberté; et il va se mani¬
fester dans mes entreprises,, dans les rapports humains que je nouerai
avec les hommes et même avec le monde, et singulièrement avec les
objets esthétiques. Mais si ce pouvoir est moi-même, il faut alors
convenir qu’il est fini. Et cela nous engage à rectifier nos affirmations
précédentes; nous ne pouvons plus dire que le sujet soit vraiment
coextensif à l’humanité, et que rien d’humain dans le passé et dans
l'avenir ne lui soit en droit étranger.
6io L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Mais une autre interprétation est possible, à laquelle nous préférons


nous rallier, et qui ne frappe pas d’infirmité le virtuel lui-même. Et
en effet, en confrontant l’a priori récepteur avec l’a priori créateur, en
accordant au premier le qualificatif d’existentiel que nous avions
d’abord donné au second, nous n’entendons pas les confondre; il
faut maintenir entre eux la distance du vécu au cognitif, de l’œuvre
au public. Et plus généralement, puisque tout homme est porteur
d’un monde propre, même s’il ne le convertit pas, comme l’artiste
seul y réussit, en objet esthétique, c’est la distance d’un certain style
de vie que nous adoptons à une certaine connaissance que nous avons
de l’humain, la distance de la possibilité d’un acte à la possibilité
d’une compréhension. Et peut-être aussi, malgré c . que nous avons
dit de la consubstantialité de l’a priori au sujet, la distance d’un être
à un avoir; car si je suis aussi bien ce que je puis faire et ce que je
puis savoir, je ne suis pas l’un et l’autre de la même façon : l’a priori
existentiel, c’est ce que je suis immédiatement à travers toutes mes
démarches comme Mozart est Mozart à travers toutes ses œuvres,
c’est, comme dirait Spinoza, l’idée que je suis éternellement dans
l’entendement divin. L’a priori cognitif, c’est aussi ce que je suis, mais
en vertu d’un pouvoir que j’ai, et selon l’usage que j’en fais. Et
d’autre part ces deux a priori, s’ils sont tous deux singuliers dans la
mesure où ils sont tous deux existentiels, n’ont pas le même empan,
la même quantité logique : l’a priori existentiel a le caractère de la
personne dont il est l’index, il est unique et inexprimable; l’a priori
cognitif a le caractère du savoir dont il est l’instrument, il est général,
il est en tout homme ce par quoi il est homme, et non sa différence
spécifique. De là une double relation qui s’institue entre eux et accuse
leur distinction : l’a priori existentiel peut être l’objet de l’a priori
cognitif, puisque c’est par lui qu’il peut être connu comme est connu l’a
priori de l’objet esthétique; et inversement l’a priori cognitif est subor¬
donné à l’a priori existentiel, dans la mesure où c’est la singularité de
mon être qui oriente l’actualisation du savoir virtuel dont je dispose.
POSSIBILITÉ D'UNE ESTHÉTIQUE PURE 611

Or, si l’on maintient cette distinction, on peut penser encore que


ce savoir n’est pas limité en nous, et que l’actualisation seule en est
limitée en vertu de son historicité. Si nous sommes effectivement
fermés à certaines expressions esthétiques, ce n’est point la faute de
l’instrument, mais de l’usage que nous en faisons. Et cet usage est
commandé par ce que nous sommes. C’est la finitude, et si l’on préfère
l’historicité de l’a priori existentiel qui fait notre connaissance mor¬
celée, notre goût singulier, cette même finitude éclatante chez l’artiste
dont l’œuvre est unique et finie elle aussi, puisqu’elle ne peut tout dire
et bien plutôt dit toujours la même chose : conçoit-on le grotesque
chez Mozart, le noble chez Daumier, le précieux chez Faulkner ?
L’objet esthétique exprime un monde, et non le cosmos des catégories
affectives, et de même notre sensibilité à certaines de ces catégories
exprime la singularité de notre être.
En tout cas, que la finitude s’attache à l’actuahsadon du virtuel
ou au virtuel lui-même, on ne peut nier l’historicité de la compréhen¬
sion esthétique. Et cela suffit à taxer de présomption une théorie des
catégories affectives qui se voudrait définitive. Cette théorie est
l’œuvre de la réflexion, et la réflexion ne peut venir qu’après coup,
après que l’histoire a exhibé les objets qui sollicitent l’actualisation
des catégories, et après que la personne — le sujet concret et aussi
bien la personne collective à laquelle il est hé — ait en quelque sorte
décidé, selon son a priori existentiel, des catégories qu’elle actuali¬
serait, c’est-à-dire des objets esthétiques auxquels elle serait sensible.
La réflexion ne peut saisir les catégories que provisoirement, dans la
mesure où elles s’actualisent au gré de l’histoire, selon qu’apparaissent
et que sont reconnus les objets esthétiques, sans qu’il y ait jamais un
cosmos de ces objets, pas plus qu’il n’y a un cosmos de l’humain.
Car dire que les catégories affectives ne sont jamais totalement actua¬
lisées, c’est dire que l’homme ne met jamais en jeu une compréhension
totale de l’humain. L’humanité n’est jamais totalement transparente
à elle-même, réconciliée avec elle-même, l’homme ignore toujours
6l2 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

quelque chose de l’homme, et l’histoire est l’histoire des drames issus


de cette ignorance. En quoi elle est comme une présence reproche :
cette finitude est notre lot, mais aussi notre faute. Car s’il y a toujours
davantage à comprendre, il semble que nous ayons le moyen de
comprendre, et que les catégories affectives sont en nous sans que
nous en usions. Si nous sommes aveugles à l’objet esthétique, si le
goût est relatif, à qui la faute, sinon à nous ?
Mais cet humain qui est en nous comme du virtuel, et qui est
aussi dans l’objet esthétique, puisque c’est sur lui que nous actualisons
le virtuel en nous, n’est-il pas aussi dans le réel ? Ne faut-il pas qu’il
y soit pour que l’objet esthétique mérite d’être dit vrai, c’est-à-dire
pour que l’a priori qui le constitue, en même temps qu’il est connu
a prioriquement, soit à la fois existentiel et constituant — constituant
non seulement du monde de l’objet esthétique, mais du réel ? C’est
ce problème auquel il nous faut maintenant revenir.
Chapitre III

LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

Nous reprenons le problème de l’identité du cosmologique et


de l’existentiel dans Va priori affectif au point où nous l’avions laissé
pour considérer la propriété qu’a encore cet a priori d’être connu a
prioriquement par la catégorie affective, et la possibilité que cette
propriété ouvre à une esthétique pure. Il s’agit maintenant de savoir
quel est le rapport entre le monde de l’objet esthétique, dont Va priori
est la qualité affective, et le monde réel : autrement dit, si la qualité
affective, qui est un a priori pour le monde de l’objet esthétique, est
aussi un a priori pour le monde réel. Car c’est à cette condition que
l’identité du cosmologique et de l’existentiel prend tout son sens et
oriente finalement la réflexion sur le rapport du sujet et de l’objet au
sein de l’être. Tant que l’on en reste à considérer l’objet esthétique
en lui-même, cette identité peut n’avoir qu’une signification empi¬
rique (qui n’est d’ailleurs pas négligeable) : elle atteste que l’auteur
s’exprime dans l’œuvre et que l’œuvre livre le monde de l’auteur,
comme nous l’avons déjà observé. Mais cette exégèse anthropologique
apparaît insuffisante sitôt qu’on considère l’objet esthétique naturel :
alors c’est le monde réel que gouverne la qualité affective, c’est le
réel qui nous parle, sans que quelqu’un parle à travers lui. Mais
comment la nature peut-elle être ainsi esthétisée ? La relation qui
s’institue n’est plus de l’objet à son auteur, mais de l’objet à nous :
d’où vient que la nature manifeste cette affinité avec nous ? Nous
614 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

n’affronterons pas ce problème puisque nous avons décidé de nous en


tenir à l’objet esthétique œuvre d’art. Mais notre propos nous
conduit à un problème aussi important : l’identité du cosmologique
et de l’existentiel s’étend-elle au monde réel, non en tant que ce
monde eût été esthétisable, mais en tant que l’objet esthétique peut
témoigner pour lui ? Quel peut être le rapport du monde de l’objet
esthétique — qui est un monde singulier, puisque c’est le monde d’un
auteur, et un monde non réel, puisqu’il est lié à l’objet représenté —
avec le monde réel (i) ?
Le problème que nous rencontrons ainsi conduit d’ailleurs au
même problème que l’examen de l’objet esthétique naturel, car il
s’agit toujours de savoir si et comment la nature en appelle à l’art,
et s’il n’y a pas un être qui fonde à la fois la nature et l’art et cautionne
leur affinité. Mais pour l’instant, le problème qui nous retient est
celui de la vérité de l’objet esthétique : Va priori affectif qui a été
manifesté par cet objet, et qui le constitue, est-il constituant aussi à
l’égard du réel, comme le sont à d’autres niveaux les a priori de la
présence et de la représentation ?
L’enjeu anthropologique de ce problème, on le voit aisément :
en cernant la fine pointe de l’expérience esthétique, ne risquons-nous
pas d’exténuer cette expérience sous prétexte d’en préserver la
pureté ? Et surtout, ne suggérons-nous pas que cette expérience,
culminant dans la contemplation du sensible et la lecture de son
expression, est pur divertissement, puisque aussi bien nous l’avons
séparée à la fois de la praxis et de la réflexion : lorsque nous nous
plaisons à pénétrer jusqu’à nous y aliéner dans le monde de l’objet
esthétique, il semble que nous n’y gagnions rien que d’y jouir d’« une
heure d’oubli », comme d’un luxe un peu coupable auquel le retour au
réel donne le vague remords d’avoir sacrifié; la contemplation semble

(i) Nous avons indiqué ce problème déjà dans le chapitre sur « Objet esthétique
et monde », où nous nous étions toutefois bornés à justifier le recours à la notion de
monde pour désigner ce qu’exprime l’objet esthétique.
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 615

un alibi pour l’action; et nous n’en sommes plus à croire, au moment


où l’histoire nous presse de toutes parts, que le salut puisse résider
dans la contemplation, quelque objet qu’elle se propose. On comprend
qu’une éthique de l’entreprise et de la générosité comme celle de
Sartre en vienne à récuser l’art, si l’art n’est que divertissement
— exception faite pour les arts de la prose qui peuvent être employés
au service de l’entreprise morale la plus urgente, c’est-à-dire de la
pratique révolutionnaire. Or, faut-il nous laisser persuader par nos
analyses précédentes que l’art n’est que jeu ? Faut-il que l’autonomie
de l’art nous conduise à justifier le dilettantisme ? Cette conséquence
nous paraît ruineuse. Pour l’éviter, on peut montrer comment
l’artiste est engagé par son œuvre assez profondément pour qu’on
ne puisse suspecter le sérieux de son entreprise : tant de vies que leur
caractère tragique a rendu exemplaires viennent le confirmer. Mais
ce n’est pas le témoignage de l’artiste que nous voulons recueillir.
On pourrait aussi établir par une analyse sociologique le retentisse¬
ment et l’efficacité de l’art dans le monde humain : rien ne nous
interdirait de renouer le lien que nous avons dénoué, et après avoir
montré qu’en droit l’art a une histoire propre, de le replacer dans
l’histoire totale, où il s’inscrit en fait, pour déceler l’influence qu’il y
exerce. Mais ce n’est pas non plus le témoignage de l’histoire que
nous voulons invoquer. Par contre, il nous faut montrer que l’art
est sérieux — et peut peser sur l’histoire — parce qu’il est vrai :
parce que la signification de l’objet esthétique transcende la subjec¬
tivité de l’individu qui s’y exprime, et qu’elle porte finalement sur
le monde réel qui est le lieu de nos jugements et de nos décisions. La
première de ces deux propositions a déjà été considérée : nous avons
vu que le singulier était gros d’universel, que l’artiste, puisque nous
pouvons le comprendre, est comme le délégué de l’humain. Mais il
reste à montrer que ce monde humain est un aspect du monde réel,
que l’art a une fonction cosmologique. Cette prétention ne peut se
justifier que si d’une part l’art s’en rend digne, et si d’autre part, le
6i 6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

réel s’y prête. Nous avons donc à les interroger l’un et l’autre succes¬
sivement, et pour cela, en ce qui concerne l’art, à revenir sur ce que
nous a suggéré la phénoménologie de l’objet esthétique.

I. — L’objet esthétique comme vrai

En quels sens peut-on parler d’une vérité de l’objet esthétique ?


D’abord en deux sens importants, mais qui ajournent la réponse à
notre problème.
a) Deux premiers sens de la vérité esthétique. — On peut dire en
effet, premièrement, que l’œuvre est vraie par rapport à elle-même :
elle est vraie en ce qu’elle est achevée, qu’elle décourage toute idée
de rature ou d’amendement, qu’elle s’impose souverainement : un
timbre de plus sur la partition orchestrale, une touche de plus sur
la toile, et l’équilibre serait rompu, la forme compromise. L’œuvre
véritable est celle qui a réponse à tous les pourquoi, sans que cette
réponse d’ailleurs s’adresse jamais à l’entendement : c’est dans le
sensible et par un acquiescement de notre corps que nous devons
éprouver la plénitude et la nécessité de la « bonne forme »; et le plus
souvent nous ne songeons pas à l’interroger; nous sommes pris, et
ne résistons pas à cette impression d’aisance et de sûreté; si la réflexion
exerce un contrôle sur cette impression, c’est quand nous nous
sommes déjà familiarisés avec l’œuvre. Ainsi l’objet esthétique est
vrai parce que rien en lui ne sonne faux, parce qu’il satisfait pleine¬
ment la perception, répondant à chaque instant ou en chacune de
ses parties à l’attente qu’il éveille dans notre sensibilité. Car c’est à
la perception que l’œuvre révèle sa cohérence, c’est le sensible même
qui s’ordonne sous notre regard avec une rigueur qui ne doit rien à
la logique. Mais il ne se peut que nous ne soyons que pur regard
animé et comblé par l’objet; il faut qu’un autre intérêt s’éveille en
nous, et que la rigueur de l’objet ne soit pas seulement sensible, mais
que la rigueur du sensible soit le signe d’une autre rigueur. Sinon,
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 617

nous serions pris sans être séduits, et ces formes parfaites nous
sembleraient bientôt vides.
C’est qu’il y a en effet, une seconde vérité de l’objet esthétique,
une vérité par rapport à l’artiste. Est vraie l’œuvre qui répond à une
nécessité aussi chez celui qui l’a créée, l’œuvre qui est authentique.
L’artiste authentique est celui pour qui, lorsqu’il décide que son
œuvre est achevée, c’est la même chose de constater que brusquement
une certaine précipitation s’est opérée, un certain accord s’est réalisé,
dans la matière même de l’œuvre, qui interdit désormais toute
retouche, et de sentir qu’il est lui-même là-dedans, que c’est là ce
qu’il avait à faire, ce que lui-même pouvait attendre de lui-même.
C’est la même chose pour lui de répondre à une exigence technique
et à une exigence spirituelle, de réaliser son œuvre et de se dire lui-
même. L’a priori existentiel qui l’anime transparaît dans la forme de
l’œuvre, parce qu’il s’est engagé dans son faire, parce que pour lui
faire et être sont une même chose. Comme l’homme, selon Marx,
qui se fait en faisant l’histoire, l’artiste se fait en faisant son œuvre,
non parce qu’il songe à la faire, mais parce qu’il s’engage dans son
faire. Si bien que l’œuvre ne manifeste pas seulement une nécessité
formelle, mais une nécessité intérieure, cette nécessité au cœur de
l’artiste qui crée selon ce qu’il est.
Et c’est pourquoi l’artiste dira toujours la même chose : à travers
toutes les techniques comme à travers tous les sujets nous reconnaî¬
trons sa marque propre qui est ce que nous avons appelé le style;
car le style n’est pas un procédé offert à l’artiste comme un moyen
dont il use, il est sa démarche inimitable, la même dans toutes les
aventures qu’il poursuit. Qu’on n’objecte pas que la manière d’un
artiste peut changer. Certes, il y a des carrières sinueuses, et toute
carrière l’est à quelque degré : il y a tous ceux qui se cherchent avant
de se trouver, Balzac qui fait du feuilleton, Rimbaud du Banville,
et tous ceux qui se perdent après s’être trouvés, tous ceux qui s’épui¬
sent et tous ceux qui se renouvellent par coups de tête. Bref,
6i8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’artiste n’est pas toujours fidèle à lui-même. Mais cela peut signifier
deux avatars bien différents : ou qu’il change en effet de style, ou
qu’il cesse d’en avoir et d’être artiste. Considérons un instant le
premier cas : à qui n’est pas averti, il est en effet bien difficile d’attri¬
buer au même Michel-Ange le Moïse et la Pie ta Rondini, au même
Picasso La Repasseuse et Guernica, au même Mozart la Marche turque
et la Marche funèbre. Mais est-ce bien le style qui a changé ? Le plus
souvent, d’une période bleue à une période rose, d’une affiliation à
une autre, c’est le métier qui change, le moyen plutôt que le contenu
de l’expression. Et l’on peut dire que si nous sommes incapables de
reconnaître un même auteur, et donc un même style, à travers des
techniques différentes, c’est parce que trop souvent nous avons
accoutumé d’identifier l’œuvre à des signes extérieurs, et non à sa
signification la plus profonde ; mais peut-être, si nous nous souciions
moins d’être experts, surtout lorsque nous n’en avons pas la compé¬
tence, et si nous nous ouvrions plus largement aux objets esthétiques,
découvririons-nous, dans des œuvres apparemment différentes, le
même sens et la même nécessité existentielle. Cependant, il se peut
que l’artiste change en effet son style et pas seulement sa technique :
une métamorphose de l’a priori existentiel n’est pas impensable si
l’on tient compte paradoxalement, comme nous l’avons fait pour le
spectateur, de l’historicité des a priori. En tout cas, il suffit, pour que
l’œuvre soit authentique, que l’artiste s’y exprime tel qu’il est actuel¬
lement et non tel qu’il est sub specie aeterni. Dans quelle mesure la
personnalité de l’artiste commande le choix de sa technique, c’est un
problème de psychanalyse existentielle dont nous n’avons pas à
débattre; mais, à ne considérer que l’œuvre donnée en spectacle,
l’expression de la personnalité est inséparable du choix de cette
technique; comme on juge les gens sur leur mine, l’artiste sur son
faire. Il n’y a pas deux vérités distinctes, une de l’œuvre et une de
l’artiste, et ce qu’est l’artiste est indiscernable de ce qu’il fait et de la
façon dont il le fait.
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 619

Cette solidarité peut se vérifier à la contre-épreuve; une œuvre


authentique n’est pas une œuvre véritable si elle n’est pas physique¬
ment achevée. Combien d’œuvres animées de la plus incontestable
véracité, répondant au besoin le plus impérieux de dire quelque chose
de vital, sont manquées faute de génie, c’est-à-dire pour n’avoir pas
inventé une forme parfaite à la mesure de leur inspiration : l’authen¬
ticité n’est pas à elle seule une garantie de qualité. Il importe d’ailleurs
de distinguer authenticité et sincérité ; et c’est ici que l’avertissement
de Mlle Hersch sur le péché d’expressivité nous est utile : être
authentique, ce n’est pas être sincère avec ostentation et pour avoir
bonne conscience à peu de frais en faisant de sincérité vertu, c’est
être au delà de la sincérité : sincère sans le chercher et par une sorte
de bonheur naturel; et s’exprimer, ce n’est pas se raconter et faire
voir ce qu’il y a de plus voyant en soi, les remous de l’humeur et
les crises de la passion, car ce sont là des masques finalement; c’est,
au contraire, en réprimant ces indiscrétions, permettre au plus
secret, au plus discret, de manifester sa présence. Musset est plus
authentique dans les Comédies que dans les Nuits, Gide dans La porte
étroite que dans Les nourritures, Liszt dans la Légende de François de
Taule que dans les Rapsodies. Mais, inversement, la perfection formelle
toute seule ne suffit pas davantage à consacrer une œuvre : les greniers
de l’art sont encombrés par les œuvres d’épigones qui possèdent à
fond le métier qu’ils ont appris d’un autre, mais qui n’ont rien à dire;
ces œuvres se laissent bientôt repérer à l’ennui qu’elles distillent, et
nous renvoyons l’artiste qui n’est qu’un beau parleur aux salons
précieux de Molière ou de Proust. On invoquera cependant ces
artistes qui, n’ayant pas de personnalité apparente, se font les ouvriers
d’une certaine tradition esthétique et semblent exercer leur métier
pour le plaisir sans avoir rien de personnel à dire, comme les artisans
faisaient leurs chefs-d’œuvre : ainsi les sculpteurs anonymes du
roman, les portraitistes français du xvie siècle, l’admirable pléiade
des musiciens français de Lulli à Rameau. Ici assurément, on peut
620 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

parler d’un style collectif; mais qu’importe ? L’essentiel est qu’à


regarder de plus près, on verrait que ces artistes, s’ils ne racontent
rien d’individuel, nous découvrent quelque chose d’humain et, même
si elle se répète d’un auteur à l’autre, une nuance singulière de l’hu¬
main : en quoi ils sont encore authentiques. Ils se sont si bien iden¬
tifiés à leur art que, même s’ils n’avaient pas conscience d’avoir
quelque chose à dire, ils ont dit quelque chose : dans chaque école,
ils nous ont ouvert un monde unique et irremplaçable dont ils ont
bien la clef. Les musiciens et les architectes ne parlent jamais d’eux,
les peintres ne font pas toujours leur portrait ni les poètes n’écrivent
toujours en première personne : mais ils sont là, dans ce monde
auquel leur œuvre donne accès, et ils y sont si bien que ce monde,
c’est eux-mêmes.
Ainsi l’objet esthétique est-il doublement vrai parce que double¬
ment nécessaire. Mais il est encore justiciable d’une troisième vérité,
et qui répond au sens le plus commun du mot : il peut être vrai par
rapport au réel, et c’est à ce prix que l’expérience esthétique se lave
du soupçon de n’être qu’un jeu. Et, en effet, l’artiste peinerait-il tant
si c’était seulement pour dire ? Ne se sent-il pas investi d’une charge
plus lourde ? Et le spectateur prendrait-il tant d’intérêt à l’œuvre si
elle n’était que le caprice de la particularité ? Il est déjà remarquable
que cette œuvre puisse être comprise; et la subjectivité du monde
esthétique n’est pas une tare parce que le singulier en tant qu’humain
est universel : les cauchemars de Bosch ou les rêves de Cocteau guet¬
tent nos nuits, l’impiété de Lautréamont et la piété de Franck sont
des puissances endormies en nous : autant de personnages que nous
pouvons un moment endosser quand l’art nous fait faire l’épreuve
de nos possibilités. Mais ces possibilités en nous ne répondent-elles
pas à des visages du monde ?
b) La vérité du contenu. — C’est au réel qu’il nous faut finalement
mesurer la vérité de l’objet esthétique; et c’est le contenu de l’œuvre
qu il faut considérer, et non plus son rapport au sujet, sa vérité
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 621

existentielle. Le monde de l’objet esthétique, si on le considère en


tant que monde et non en tant que monde de l’artiste, quelle relation
a-t-il avec le monde réel ? Apporte-t-il quelque témoignage sur lui
comme il en apporte sur la subjectivité de l’artiste ? Finalement,
n’est-il pas exigé par lui comme il l’est par l’artiste ?
L’examen du contenu de l’œuvre nous ramène au problème de
la représentation esthétique. Mais il faut considérer le monde exprimé
aussi bien que le monde représenté : nous savons déjà que la repré¬
sentation n’est pas la fin de l’art, que l’œuvre ne représente que pour
exprimer. Le représenté par rapport à l’exprimé est à la fois un moyen
et un effet; et il nous intéresse ici principalement en ce qu’il est un
effet : l’expression suscite la représentation parce qu’elle a besoin
d’elle; le monde mystérieux et grave de Rembrandt a besoin pour
se figurer de ces personnages indécis qui reculent au deuxième plan,
le monde sensuel et merveilleux de Debussy a besoin des prestiges
de la nature, de La Terrasse au clair de lune ou de La Fille aux cheveux
de lin. Cependant, c’est à la représentation qu’on est tenté de demander
d’abord la vérité de l’objet esthétique.
Une théorie de la vérité de l’art risque en effet de prendre un
mauvais départ en se fondant sur une observation pourtant juste :
c’est que l’art ne peut être vrai comme la science, en démontrant,
il ne peut que montrer. On va alors lui demander ce qu’on ne demande
pas à la science : de reproduire le réel jusqu’à lui faire concurrence.
Car on ne demande pas à un livre de physique de peindre l’orage,
mais de l’expliquer; on sera tenté par contre, de le demander à la
peinture, et aussi bien à la littérature, voire à la musique. On suppose
donc un réel déjà donné, présent à la perception et intelligible à la
science, et l’on attend de l’art qu’il le répète, sans se demander d’une
part si ce réel est donné autrement que comme réel, c’est-à-dire
comme présence brute, et d’autre part si l’art est en mesure de le
reproduire. Et l’on s’engage dans la voie du réalisme. On y est invité
surtout par les arts du langage où le mot emporte avec lui sa signi-

M. DUFRENNE 40
622 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

fication. Nous cherchons dans le drame une psychologie, et parfois


dans le roman une sociologie, comme nous cherchons une anatomie
dans la sculpture ou une géographie dans la peinture de paysages.
Sans doute, c’est moins l’explication scientifique que la matière de
cette explication que nous demandons à l’art. N’oublions pas cepen¬
dant que tant que l’idée d’une science de l’homme ne s’est pas assurée
d’elle-même, l’art, à plus d’une reprise, a prétendu assumer une
fonction didactique en même temps que moralisatrice : combien
d’œuvres littéraires ont émis cette prétention, dont notre temps a
fait justice, de décrire le mécanisme des passions ou de déceler les
ressorts de la vie sociale ! Chose remarquable, ce qui a sauvé les
meilleures de ces entreprises, c’est leur échec. Je songe encore à
Balzac dont la puissance créatrice a été plus forte que la volonté
d’observation, que les préjugés obnubilaient parfois au point de le
rendre aveugle à ce que les saint-simoniens enregistraient au.même
moment; et finalement c’est un monde quasi merveilleux qu’il a
créé, où il s’exprime bien plus qu’il ne rend compte de son siècle.
(Qu’il y ait tout de même une vérité de ce monde subjectif, on ne
peut le contester, et c’est précisément ce que nous essaierons de
comprendre.) La même aventure arrive à des écrivains qui n’ont
même pas songé à faire œuvre d’art et l’ont réussi à leur insu et aux
dépens de leurs projets : je songe à Retz qui, sous le couvert d’une
noble désinvolture, se veut tout de même historien et moraliste; or,
sauf en quelques endroits, il apparaît qu’il ne comprend rien à
l’histoire, et les maximes de morale ou de psychologie qu’il énonce
avec un dogmatisme superbe pourraient toutes être aisément retour¬
nées; mais il est magnifique lorsqu’il parle de lui, lorsqu’il décrit ce
qu’il voit, ce qu’il projette, ce qu’il entreprend, lorsqu’il nous fait
pénétrer dans un monde qui n’est pas vrai au regard de l’historien,
mais qui est le sien : pas même le monde qu’il raconte, mais, à travers
son récit, le monde qu’il irradie, ce monde de ruse, de noblesse et
de cupidité, royaume de belles individualités sans emploi parce qu’il
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 623

n’y a plus de droit à promouvoir ni de cité à fonder. Bref, l’art


didactique n’est vraiment art que malgré lui, le plus souvent lorsqu’il
invente, au lieu du rationnel qu’il convoitait, un nouveau merveilleux,
lorsque l’irruption de la subjectivité métamorphose la prose du monde
dont l’art rêvait de discerner les lois. Mais le réalisme reste une ten¬
tation permanente, à la fois pour l’artiste qui n’atteint à l’expression
véritable qu’à condition de ne pas le chercher, et pour le spectateur
qui s’honore de comprendre plutôt que de sentir, parce que le senti¬
ment requiert une ascèse à laquelle il n’est pas toujours préparé.
Or, si l’on privilégie la représentation, quelle vérité faut-il
attendre de l’art ? Nulle autre que la ressemblance. Être vrai, c’est
imiter, et le comble de l’art est l’artifice du trompe-l’œil : question
de métier, et non de style. La peinture y acquiert bientôt une éton¬
nante maîtrise, et elle donne le ton aux autres arts : la littérature aussi
cherche à peindre, à rivaliser par les mots avec le dessin. La musique
veut peindre aussi : non seulement être descriptive en imitant les
bruits de la forêt ou les animaux de la basse-cour, mais être instructive
en peignant les passions humaines : à l’opéra elle se fait sanglots,
pâmoison, prière. Il est vrai que la peinture, à son tour, emprunte à
la littérature et même à la musique : les personnages qu’elle repré¬
sente ont une éloquence et parfois une grandiloquence théâtrale; ils
s’inscrivent dans une composition qui est une mise en scène, ils y
tiennent un rôle et le déclament avec ostentation : ils sont la Sainte
Famille, l’ermite méditant- dans le désert, le martyr inébranlable dans
les supplices. La profondeur de l’intériorité se fait éloquence : que
nous sommes loin de l’art byzantin ou roman ! Il semble que la
peinture n’ait conquis ce qu’on appelle l’expression que pour la
prostituer et la perdre par excès de zèle : plus elle parle — et c’est à
l’entendement qu’elle parle —, moins elle dit quelque chose. De même
lorsqu’elle veut exprimer le mouvement, et qu’elle l’exprime trop
bien, comme on voit dans la sculpture et l’architecture baroques :
alors le mouvement n’est plus élan où l’intériorité s’affirme, mais
624 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

gesticulation où elle se proclame; les plis des draperies ne se disposent


plus dans l’air du large, mais dans l’espace truqué d’un plateau
d’opéra. Ce qui sauve les grandes œuvres, c’est qu’elles se referment
tout de même sur elles-mêmes et attestent alors cette suffisance et
cette nécessité propres à l’objet esthétique; elles y parviennent dans
la mesure où elles ne se contentent pas d’extérioriser le mouvement,
mais en cherchent le principe à l’intérieur d’elles-mêmes; elles
s’inspirent alors de la musique, dont le mouvement est non pas fuite
hors de soi, mais déploiement d’une temporalité : ainsi dans la
composition giratoire de Rubens tout est rassemblé, tout converge
vers ce « centre harmonique générateur » dont parle Rameau pour
la résolution des accords; le baroque, ici, retrouve à sa façon le
principe des stylisations romanes figurées par les draperies du Christ
de Vézelay, dont l’immobihté géométrisée est principe de mouve¬
ment. Le mouvement, alors, n’est plus copie; il est réinventé par des
moyens propres au plastique qui nous invitent moins à l’imaginer
qu’à le sentir, moins à y participer qu’à le contempler; et c’est ainsi
qu’est découverte une vérité supérieure, savoir que le mouvement n’est
pas vraiment négation de l’immobile et respecte une immobilité
essentielle. Mais il faut pour cela que l’on renonce à cette conception
selon laquelle la vérité se mesure à la ressemblance, et l’idéal de l’art
est le portrait, forme la plus élémentaire de Yadequatio.
Et en effet, si l’art est imitation, que doit-il imiter ? Le réel, mais
qu’est-ce que le réel ? Astreindre l’art à copier, c’est présupposer que
le réel est déjà donné et connu comme un modèle à reproduire : le
monde est là, il ne se fait pas selon notre regard et notre action, il
est tout fait, et la Création en est une garantie. Pas d’incertitude dans
la connaissance : tout est en place, absolument déterminé, les choses
distinguées selon la hiérarchie des formes et obéissant aux lois de la
nature, et les bons séparés des méchants; l’intelligence et le cœur
peuvent avoir bonne conscience, et l’art ne rencontre pas de pro¬
blèmes. Cette exigence de vérité qui est au cœur de la plus humble
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 625

perception, on la tient pour comblée. On suppose un univers où soit


déjà effectué ce qui n’est pour nous qu’en intention, et qui soit connu
avant d’être perçu. En sorte que si l’artiste entreprend de nous
donner à voir, ce ne peut être qu’à la fois pour ratifier et exercer en
nous le concevoir. Esthétique de la vérité : rien n’est beau que le vrai.
Pas question que l’art engage l’artiste ou le spectateur à découvrir
progressivement une vérité à sa mesure; il n’y a d’art que d’une
vérité déjà conquise, de ce qui se conçoit bien; le merveilleux doit
être apprivoisé, réduit à l’état d’allégorie, transparente et divertis¬
sante (car il est remarquable que cet 'art qui se voue au service de la
vérité vise en même temps à plaire, et ordonne « les plaisirs de l’île
enchantée » : comme s’il avait conscience qu’il ne lui reste plus
d’autre ressource, dès qu’il est en présence d’une vérité déjà constituée,
et qu’il n’a pas à chercher à sa manière une vérité plus profonde,
l’expérience vivante d’une subjectivité qui découvre et institue un
monde). L’art vise donc à l’objectivité; le réel ordonné et sans mystère,
il l’offre à un spectateur qui se plaît à le retrouver et qui exige la
ressemblance comme gage de vérité : Versailles se reconnaît dans les
mythologies de l’opéra comme dans la pompe de son palais, le roi
retrouve ses victoires dans les œuvres des poètes ou sur les toiles des
peintres, comme l’amoureux suit ses aventures sur la carte d 1 Tendre.
A ce monde officiel et valable, il faut un spectateur non moins valable
qui soit en mesure de le reconnaître et de s’y reconnaître ; et c’est ici
qu’apparaît au mieux la conjugaison de la peinture et du théâtre :
si la peinture représente, le théâtre invente la représentation; il
astreint à l’immobilité le spectateur que la peinture laisse debout et
mobile; c’est à ce spectateur idéalement placé qu’il se réfère (et l’on
sait avec quelle désinvolture ont été construites certaines salles qui
sacrifient délibérément tous ceux des spectateurs qui ne sont pas sur
le plan et à la normale du plateau). Tous les arts sont pour ce specta¬
teur privilégié et souverain qui juge et ne se déplace pas, qui ne
s’engage pas, qui ne participe pas; l’optique théâtrale est celle d’un
6z6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

spectateur qui n’est pas compromis par sa vision, comme le cogito


réflexif n’est pas compromis par les choses; et ceci d’autant mieux
que le réel est dépourvu de mystère et d’ambiguïté, et que la réflexion
s’exerce sans péril.
Mais alors, est-ce bien le réel qui est ainsi représenté ? Et, pour
jouer sur les mots, la représentation théâtrale et picturale n’altère-
t-elle pas la représentation noétique ? Le réel qu’on prétend nous
dépeindre n’est-il pas du conventionnel ? Qu’il y ait une part de
convention dans l’aspect fictif de l’art, cela est évident et ne saurait
être retenu comme une objection à l’art figuratif : l’art ne peut
transposer le réel dans l’irréel. Mais ici la convention n’apparaît pas
seulement dans les moyens, mais dans le contenu de la représentation :
si l’on veut que le représenté soit intelligible sans affecter ni engager
le spectateur, mais seulement en le divertissant, ne faut-il pas que le
réel soit édulcoré en même temps que conceptualisé ? Conceptualiser,
c’est précisément ordonner le réel, éliminer de lui ce qu’il peut avoir
de singulier, d’insolite ou de rebelle : comme, par la perspective, la
distance maîtrisée cesse d’être l’espace multiple et vorace où je me
perds, comme, par la mesure musicale, le temps est objectivé et
dominé, ainsi les choses et les hommes du monde représenté sont
assagis; le réel est poli à l’image de l’honnête homme, la mesure
comme norme de l’œuvre introduit de la mesure dans le réel; l’inin¬
telligible et le dissonnant sont également exclus de l’objet représenté,
qui est évident et peigné comme un jardin de Le Nôtre. L’horrible
qui a déserté les chapiteaux et les gargouilles est reporté sur des
monstres d’opéra, les passions sont tenues à distance et dénoncées
comme erreurs. Le théâtral prend ici tout son sens : c’est à la fois
l’emphase et la pompe, la représentation d’un réel éloquent et châtié,
propre à plaire sans surprendre et sans émouvoir. Sans doute, tout
n’est pas vain dans ces artifices. Mais cet art ne peut tenir la gageure
d’être vrai et de plaire à la fois. Ce qu’il élimine dans le réel est en
quelque sorte le plus réel, le surprenant, l’imprévisible, tout ce qui
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 627

déconcerte au point de solliciter un changement radical d’attitude :


le magique est remplacé par l’allégorie qui apprivoise l’imagination
et la met au service du savoir; abolie aussi la profondeur du temps,
comme on voit au théâtre où les héros n’appartiennent pas à une
époque, mais sont de nulle part, à la façon des objets auxquels
s’applique un raisonnement mathématique ou des mécanismes que
décrit la physique cartésienne. Ainsi l’art, quoi qu’il en ait, n’est jamais
pleinement représentatif : ce qu’il représente est un réel lui-même
conventionnel.
Cependant, le réalisme peut inventer d’autres moyens pour être
vrai, c’est-à-dire pour sauvegarder le caractère de réalité du réel, et
faire passer dans l’œuvre quelque chose de son inhumanité. Il peut à
la fois renoncer à certaines exclusives prononcées par l’art classique
et chercher d’autres moyens de dire le réel. Il arrive qu’il se contente
du premier procédé, comme Claudel a ajouté quelques jurons au
Partage de midi, ou comme déjà Voltaire ajoutait un échafaud, dont
s’effrayait la Clairon, à la mise en scène d’un drame pseudo-racinien.
Mais il ne suffit pas de réintroduire certains aspects ou certains
objets du réel, qui risquent toujours de prendre un air insolite lorsqu’ils
sont intégrés à la représentation (1). Il faut encore forcer l’adhésion
du spectateur en donnant à ce réel imité un air de réalité, et donc
inventer de nouvelles techniques de la représentation pour diminuer
la distance non seulement du spectacle au réel, mais du spectacle au
spectateur. L’art s’efforce alors de déloger le spectateur de sa position
confortable en l’obligeant à participer en quelque façon au spectacle.
C’est ainsi que la peinture renonce aux seules perspectives centrées

(1) On le voit bien dans la peinture dite primitive et qui n’est réaliste qu’en
apparence : le réalisme minutieux du détail, du bouquet de lis, des Annonciations
ou de la cuirasse de saint Georges, ne donne nullement une impression de réalité ;
c’est dans un absolu que nous sommes transportés, comme dans le mythe ; la vérité
littérale des objets représentés est transfigurée par un air de solennité et de ferveur,
que le douanier Rousseau a essayé de retrouver : nous sommes devant le sacré,
devant l’événement intemporel et qui fonde le temps.
628 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que le théâtre donnait en exemple, comme elle modifie ce qu’on


appellera au cinéma le plan moyen, que le cinéma emprunte aussi au
théâtre. L’œil du peintre ne s’identifie plus avec l’œil du spectateur
idéal : il peut choisir les mêmes angles de vue qu’adoptera la caméra
lorsqu’elle deviendra mobile, chercher des effets de contre-bas, de
plongée ou d’oblique, modifier les plans en s’approchant ou en se
reculant. Cette liberté du regard que le cinéma consacrera, les arts
plastiques l’inventent par leurs propres moyens aux diverses époques
du réalisme. Car il s’agit d’imiter le réel dans ce qu’il a d’inimitable,
je veux dire d’agressif et de rebelle, et comme de le surprendre dans
son intimité au heu de le reproduire dans son aspect officiel et paré,
mais à condition que le spectateur participe à cette exploration, perde
son impassibilité pour s’étonner, pour être complice des mouvements
que l’œuvre suggère. Il semble alors que l’objet représenté garde ce
pouvoir qu’a l’objet réel d’alerter notre entreprise ou de lui résister,
et que le spectateur subisse cette acüon : cette main qui, dans un por¬
trait de Franz Hais, sort du cadre simulé, elle va nous saisir ; cette
action qui se déroule en profondeur, et non plus sur un plan trans¬
versal, dans un tableau de Caravage, de Georges de La Tour ou de
Rembrandt, nous y sommes mêlés : nous sommes à table avec les
Pèlerins d’Emmaüs, derrière les tentures ou les portes dans les
intérieurs hollandais. L’espace représenté n’est plus l’espace géomé¬
trique de la perspective linéaire, mais l’espace vécu où la distance
intéresse et meut le corps tout entier, non plus l’espace que l’on mesure
du regard, mais l’espace où l’on s’engage et où parfois on se perd.
A quoi je comparerai le temps de la musique wagnérienne qui n’est
plus le temps scandé et ordonné, mais un temps insidieux qui fascine
et emporte. En littérature le même effort s’applique à restituer
l’épaisseur du réel, à promener et au besoin égarer le spectateur,
comme fait Balzac dans le dédale des objets ou dans la foule des
personnages, et sans escamoter l’imprévu, le nombreux, l’étrange.
G’est alors aussi que la danse s’émancipe autant qu’elle le peut, car
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 629

elle est toujours théâtre, mais elle cesse d’être théâtrale lorsque aux
figures classiques, étroitement gouvernées par la musique, se substi¬
tuent des figures plus libres, plus inquiétantes, où le corps atteste sa
réalité par les inventions qu’il opère, les risques qu’il prend, les
postures incroyables qu’il adopte. Alors aussi, peut-être, le roman
prend-il le pas sur le théâtre ou l’invite-t-il à moins d’apparat, à plus
de désordre et de brutalité (1).
Mais le réalisme ne peut entièrement contester au spectateur
son statut que précisément l’art classique a si bien reconnu : cette
impassibilité qui est le privilège de la contemplation. Le spectateur
ne parcourt jamais l’œuvre que du regard, et c’est par métaphore qu’il
recule devant un gros plan ou qu’il pénètre dans la profondeur du
champ. Au cinéma, ce n’est pas lui qui se meut, c’est la caméra. Et
c’est pour l’art une nécessité : à mesure qu’elle a pris conscience de
ses propres problèmes, la peinture a reconnu qu’il ne fallait pas
trouer la toile, et l’on en dirait autant de l’écran; le tableau doit être
un tout fermé sur lui-même, et les œuvres que nous y invoquions
tout à l’heure, qui emploient toutes les ressources de la perspective
pour distribuer les objets représentés en profondeur plutôt que de les
faire défiler devant nous comme au théâtre dans le sens transversal.

(1) Et le cinéma ? Notons au passage un problème : dans la mesure où le cinéma


tient les promesses de la peinture et trouve ce qu’elle cherchait, la peinture doit-elle
abdiquer ? Non pas : pas plus qu’on n’est autorisé à parler d’une mort de l’art,
on ne peut annoncer la mort d’un art et son remplacement par un autre. Il est
bien vrai que la peinture du Caravage ou des impressionnistes — de Degas sur¬
tout — inventant de nouvelles perspectives ou de nouveaux schèmes de compo¬
sition, des baroques aussi lorsqu’ils cherchent à suggérer le mouvement par des
moyens plastiques et non musicaux, pressentent le cinéma et en appellent à lui ;
inversement, d’ailleurs, le cinéma, avant de prendre conscience de ses ressources,
imite la peinture, et même imite de la peinture ce qui ressemble le moins au cinéma.
Mais lorsqu’un art résout les problèmes posés par un autre, cela ne signifie pas
l’épuisement de celui-ci : au contraire, cet art peut revenir à ses propres problèmes,
approfondir son génie propre et poursuivre ainsi sa carrière en revendiquant une
division plus rigoureuse du travail. I,a peinture d’aujourd’hui est une peinture
délivrée du cinéma.
630 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

manifestent quand même les deux dimensions de la toile et n’ont pas


honte d’être plates. De même la musique, lorsqu’elle assouplit infini¬
ment la mesure, garde quand même au temps un caractère de mesure
et d’objectivité, assez pour qu’il s’impose à l’auditeur; et l’auditeur
est devant la mélodie et non dedans, alors que le danseur est dans
le fox-trot ou le régiment dans la musique militaire. Bref, le réalisme
peut insister sur la participation que le spectateur accorde à l’objet
représenté, mais à condition de ne pas oublier que cette participation
s’attache plus encore au sentiment exprimé qu’à l’œuvre et que, en
tout cas, le représenté ne peut faire concurrence au réel. Et il est
significatif que ce soit son souci de perfection qui en avertisse l’art :
l’objet esthétique ne peut être un tout achevé que s’il se repose en
lui-même, et si l’objet représenté lui-même ne feint pas d’être réel
en renvoyant à un monde extérieur et en proposant une action dans
ce monde; c’est une exigence proprement esthétique qui interdit
de trouer la toile, de brûler les pages, de convertir la musique en
mouvement. L’art ne peut être lui-même qu’en renonçant à imiter le
caractère de réalité du réel. Au reste, y arriverait-il vraiment ?
Mlle Hersch a bien montré que, par rapport au réel, le représenté
sera toujours affecté d’un moins : « Si le panier de prunes peint n’était
que l’objet social moins son volume, sa saveur, son intérêt pratique,
il existerait moins que le panier de prunes social. Si la musique
imitative n’était que son modèle sonore moins son efficacité spatiale
et pratique, elle existerait moins que les sonorités de la nature ou
de la technique. Si le drame joué n’était que le drame de la vie
pratique moins son urgence pour ceux qu’il atteint, il existerait moins
que le drame vécu. A chaque fois la création reviendrait à une dimi¬
nution de l’être du donné créé, ce serait faire descendre un donné
de quelques degrés plus bas sur l’échelle modale d’existence de
l’être » (1).

(1) L'être et la forme, p. 180.


LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 631

Ainsi l’objet esthétique est un objet éminemment réel, mais il ne


prétend pas produire en lui le réel, ou le copier : il le dit, et en le
disant le découvre. Entre le réel et le représenté il n’y a pas d’équi¬
valence, pas plus qu’entre la perception usuelle et la perception
esthétique, et la vérité de l’art ne peut consister à réaliser cette
équivalence. Ce qu’il dit n’est pas la réalité du réel, mais un sens du
réel qu’il exprime : ce sens est vrai parce que c’est la dimension affec¬
tive à travers laquelle le réel peut apparaître, et non la réalité de ce
réel tel qu’une formule de physique peut l’énoncer.
c) Le vrai de l’expression. — L’objet esthétique n’est pas tant le
point de départ d’une connaissance objective du réel que d’une
lecture de l’expression du réel, et c’est en quoi la subjectivité de
l’artiste est éminemment requise. Le monde de cet objet, c’est le
monde d’une catégorie affective, et à travers elle seulement le monde
des objets réels : l’œuvre nous conduit au réel, mais par l’affectif,
et encore, dans les arts non figuratifs, ce qu’elle suggère du réel ne
se cristallise pas en représentations, et l’espace qu’ouvre la qualité
affective reste vide. C’est à partir de la musique qu’il faudra com¬
prendre le réalisme des arts représentatifs, et non inversement.
Car la musique ne vise pas directement le réel. Certes, il y a une
musique réaliste, et d’abord la plus naïve, celle qui prétend encore
imiter le réel, ce qu’elle peut imiter du réel : les bruits; et cette
entreprise est de toutes les époques, comme en témoignent La bataille
de Marignan, Le coucou, La symphonie pastorale, Pacific 232. Mais l’on
sait ce qu’il faut en penser : l’œuvre n’est musicale qu a condition de
convertir les bruits en sons* et d’intégrer les sons dans un système
sonore où ils tiennent leur vertu de leur fonction dans le système,
et non de leur ressemblance avec le reel, au point que cette ressem¬
blance n’est aperçue que si l’auteur nous l’indique. Il faut en dire
autant des œuvres qui, sans s’astreindre a 1 imitation des bruits,
prétendent commenter le réel en nous en donnant un équivalent
musical, par exemple les Concerts de Rameau, Le carnaval de Schumann,
6} z L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

les Préludes de Debussy, les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky.


Car, qu’est-ce qui nous assure que le Prélude rfi 1 représente la cathé¬
drale engloutie ? Le titre. Sans lui, aurions-nous évoqué l’objet qu’il
indique ? En toute bonne foi, non : nous aurions écouté de la
musique. Davantage, est-il bon que nous évoquions cette cathédrale
engloutie, que nous suscitions les images de quelque ville fabuleuse,
des ruines sous-marines, de l’eau transparente et perfide, et des
cloches dont l’âme par quelque miracle survit au désastre ? La repré¬
sentation, ici, ne peut que boucher l’audition : nous ne sommes pas
à un théâtre d’ombres, nous sommes au concert, pour nous livrer à
l’enchantement du sensible sonore, et cet enchantement ne fait pas
se lever en nous les images du réel, à moins que nous cessions
d’adhérer à l’univers des sons. Il en est de même, enfin, des œuvres
qui joignent à la musique la parole, récitée, déclamée ou chantée,
comme un titre qui l’escorterait tout au long. On ne peut dire simple¬
ment que la musique vise indirectement le réel à travers la représen¬
tation verbale qu’en offre le texte. Les musiciens qui assurent suivre
le texte et réduire la musique à un commentaire fidèle, imiter en
somme le texte comme d’autres imitent directement le réel, on ne
peut les croire sur parole : c’est peut-être l’histoire de la création qu’ils
rapportent, mais leur œuvre se refuse à être asservie au texte. On
connaît la théorie de M. de Schloezer : dans la mesure où les paroles
ont un sens rationnel et désignent le réel, elles sont musicalement
indifférentes : la musique ne saurait pas davantage être un commen¬
taire du texte que le texte un commentaire de la musique. Entre le
système verbal ordonné à l’intelligibilité et le système musical ordonné
à une exigence sensible, il n’y a point de commune mesure ni de
réciprocité. Et si pourtant l’œuvre qui marie la musique et la parole
est une, car c’est à cette condition qu’elle est vraiment une œuvre,
il faut qu’elle soit « uniquement un système musical et (que) la parole
se trouve totalement assimilée par la musique » ; l’unité ne peut se
réaliser que par le sacrifice d’un des éléments de la dualité. Tout ce
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 633

qui reste alors du langage, ce sont les sons articulés qui deviennent
pour l’œuvre vocale un matériau, au même titre que les sons instru¬
mentaux et qui s’incorporent au système sonore; mais la vertu
sémantique du mot est complètement ignorée, et c’est pourquoi il
importe peu que j’ignore l’allemand en écoutant les mélodies de
Schubert, ou le latin en écoutant une Missa solemnis. La musique, en
dépouillant les mots de leur sens, refuse la prise que les mots pou¬
vaient lui offrir sur le réel. Car il n’y a qu’une musique, celle qui est
purement musique, c’est-à-dire qui porte tout son sens en elle-même
et doit être écoutée pour elle-même, sans référence à un sens rationnel
et sans évocation du réel : dont une sonate ou une fugue sont le
modèle.
Et sans doute convient-il de suivre ce chemin, et de récuser
d’abord tout ce qui peut altérer la pureté du sensible en y introduisant,
comme un corps étranger, une allusion au réel. Et pourtant, c’est en
ce point de la musique pure où nous sommes parvenus que nous
voudrions retrouver une vérité de l’œuvre pour pouvoir justifier
ensuite plus aisément, la musique vocale ou la musique à programme.
Cette musique pure, en effet, garde un sens : un sens qui n’est pas
conceptuel, puisqu’elle ne raconte ni ne décrit ni ne démontre, mais
qui n’est pas non plus simplement un sens spirituel, comme dit
M. de Schloezer, qui constitue le sensible en une totalité autonome;
elle a aussi ce que M. de Schloezer appelle un sens psychologique,
qui est ce que nous avons nommé expression. Et c’est dans cette
expression, qui est rigoureusement immanente au sensible, et qui est
l’envers et non le parent pauvre du sens spirituel, que se produit la
relation au réel en dehors de toute représentation imitative : la qualité
affective exprimée en elle est qualité d’un monde. Ainsi l’allégresse
qu’exprime telle fugue, lorsque nous disons qu’elle nous ouvre le
monde de Bach, ce mot de monde indique un rapport au réel; il n’y
a point d’images pour peupler ce monde ni de concepts pour l’inven¬
torier, et cependant il est vrai. En éprouvant cette qualité affective
634
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qui m’est communiquée par la musique, et sans doute parce que cette
musique a une rigueur inéluctable, je sens que ce n’est point un
sentiment quelconque à fleur de peau comme lorsque je me sens
joyeux ou triste au gré de mes humeurs et de mes rencontres, c’est
quelque chose de plus profond et de plus nécessaire : une révélation.
Rien ne m’est révélé qu’une lumière, mais je sais que le réel peut
surgir par elle; rien ne m’est donné qu’une clé, mais je sais qu’elle
peut ouvrir des portes. Je sais que le réel peut être vu ainsi, et sans
doute qu’il le veut. Sans doute est-ce bien du Bach que j’entends, et
il me semble que je le reconnaîtrais entre mille, mais à travers Bach,
c’est le réel qui s’exprime. Et il n’a pas besoin pour cela d’être repré¬
senté, il est présent : non pas en tant que réservoir d’objets identi¬
fiables ou d’événements déterminés qu’il faut évoquer et nommer,
mais — et nous y reviendrons — en tant qu’être. C’est pourquoi je
n’ai pas besoin de vérifier que ce monde de l’allégresse mord sur le
réel; je pourrai le faire plus tard, lorsque quelque expression m’intro¬
duira à un monde où je retrouverai le monde de Bach, devant les
jeux innocents d’un enfant, la grâce pétillante d’une danseuse ou
d’un jeune printemps, le visage souriant d’un homme qui a réprimé
ses passions par bonheur et sans être marqué par la loi; je saurai alors
que le monde de Bach est vrai puisque le réel le confirme, mais je le
sais déjà sans avoir besoin d’anticiper ces expériences, je sais que
« c’est ainsi ». Il se peut que je ne le vérifie jamais : le captif dans sa
prison, livré à la haine et qui ne voit le ciel que « par dessus les toits »,
inaccessible, supposez qu’il entende cette fugue : il sait bien que ce
n’est pas pour lui; on lui interdit ce monde, et péùt-être se l’est-il
interdit; peut-être même pourrait-il y accéder encore s’il avait la
force d’être heureux dans le malheur, encore qu’un tel bonheur ne
soit guère accessible; mais enfin, il ne peut douter que ce monde
existe, même s’il est réservé à d’autres d’en avoir la jouissance. Il y
a l’allégresse; peu importe les objets par lesquels elle se manifeste,
sa réalité ne tient pas à ces objets, ce sont eux plutôt qui tiendront
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 635

d’elle, en ralliant son monde, leur suprême réalité. Le privilège de la


musique pure, c’est de révéler l’essentiel du réel sans que j’aie à
anticiper sur les objets qui lui donnent corps : c’est de m’apporter la
signification avant les signes, le monde avant les choses. Ainsi le
sensible, ici, ne représente rien et n’a d’autre sens que cette qualité
qui est liée à sa forme, ou plutôt qui est sa forme même, si bien que
le sens rationnel et le sens psychologique n’y font qu’un. Et cette
qualité affective porte sur le réel, même si elle ne l’évoque pas :
l’a priori affectif est bien cosmologique.
Cependant certaines œuvres musicales semblent faire sa part à
la représentation, et permettre d’évoquer le réel dont elles expriment
l’essence affective. Ainsi toutes celles qui portent un titre ou accom¬
pagnent un texte dont le sens oriente vers le réel et ne laisse plus
indéterminé le monde de l’objet esthétique. Mais quelle est au juste
cette détermination ? La fonction de la musique est toujours de nous
faire entendre certains systèmes sonores, et non point de suggérer
des images ou d’imiter le réel. Comme le dit un sujet à Baudoin qui
lui avait demandé d’ « associer » autour de la Pavane pour une infante
défunte : « Ce sont ici les impressions ressenties non quand je joue
la Pavane, mais quand je la pense » (1). Lorsque j’écoute la Pavane,
je ne la pense pas davantage; je n’ai pas besoin de savoir que c’est
une danse de cour espagnole au rythme noble et lent, ni de me
rappeler les infantes somptueuses et tristes de Vélasquez, ni d’évoquer
un cortège funèbre et toutes les images que peut susciter le rappro¬
chement de la jeunesse, de l’amour et de la solennité aristocratique.
Je n’ai pas à reconstituer une réalité historique, ni les circonstances
de la création que le titre évoque peut-être. Le titre ne sert qu’à
induire ou corroborer la qualité affective que dégage la musique, par
sa propre qualité affective : par la charge poétique du mot pavane où
les a se traînent avec langueur, à quoi répondra après l’heureuse

(1) Psychanalyse de Part, p. 191.


6}6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

allitération des £, comme un écho assourdi et prolongé qui se meurt,


la nasale de défunte. De même quand j’écoute La Mer, ce simple
mot lui-même (pour ne pas parler des titres propres à chaque mou¬
vement) est aussi poétiquement chargé : il m’oriente tout de suite
vers une certaine qualité affective. Mais je n’ai pas à développer les
images de l’eau glauque, des vagues, de l’écume sur les récifs ou de
« Midi le juste » et de ses diamants. C’est une symphonie que j’écoüte,
comme M. Roland-Manuel l’a bien rappelé, et non un paysage réel
que je contemple. Si j’ai l’impression de reconnaître la mer, si les
promesses du titre me semblent tenues, c’est précisément parce que
j’écoute la symphonie : alors c’est quelque chose comme l’essence
de la mer qui se' révèle à moi, par rapport à laquelle toute image est
grossière et vaine; car il s’agit de ce que j’éprouve lorsque je suis
devant la mer, de ce qu’il y a de marin en elle : son essence affective,
qui est plus sûre et plus communicable que tous les signalements
empiriques. C’est la mer comme monde, de même que la fugue de
Bach était l’allégresse comme monde. Et ceci est notable : l’objet et
le sentiment sont tous deux également principes d’un monde parce
que le sentiment vaut comme objet et l’objet comme sentiment;
1 objet ne vaut pas pour lui-même, il vaut comme provoquant et
incarnant un sentiment qui le fonde et le dépasse à la fois : le senti¬
ment de la mer. Et inversement, le sentiment est gros d’objets qu’il
n évoque pas, mais qui sont en puissance en lui et que nous pourrons
retrouver dans le réel. Ce que l’œuvre donne n’est pas l’objet comme
objet dans le monde, mais l’objet comme principe d’un monde : le
rapport de l’essence affective au réel n’est pas le rapport logique du
concept à 1 individu, mais le rapport du donné à son expression, de
la chose à son monde.
Là est la différence entre la musique pure et la musique à pro¬
gramme. Toutes deux éveillent un sentiment à travers quoi se révèle
quelque chose du réel, mais dans la première, le sentiment se suffît
à lui-même et peut porter un nom de sentiment : allégresse ou mélan-
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 637

colie, il se subsume spontanément sous la catégorie affective. Dans


la seconde, le sentiment se spécifie sur un objet du monde qu’il
ouvre, mais sans perdre pour cela sa qualité de sentiment, et c’est
pourquoi la catégorie affective peut toujours lui être appliquée avec
cette approximation que nous avons vue inévitable; et cet objet n’est
présent que par sa valeur expressive, c’est-à-dire comme pouvoir
d’éveiller ce sentiment que la musique reprend à sa charge, mais
qu’elle a besoin d’un auxiliaire pour préciser. De sorte que le rapport
au réel reste le même : il est toujours visé par le moyen du sentiment
qui en livre l’essence affective (1). Il en est de même pour le texte de
l’œuvre vocale. Si nous insistons sur l’importance de l’expression,
nous n’avons pas, comme M. de Schloezer, à le résorber totalement
dans la musique; il peut, encore que ce ne soit pas nécessaire, comme
dans le cas d’une langue que nous ne comprenons pas, collaborer
avec elle, à condition que, comme dans la poésie, sa signification
rationnelle se dépasse dans une signification poétique : alors le texte
vaut par son expression et cette expression coïncide avec celle de la
musique. C’est le principe de toutes les transpositions esthétiques.
Et c’est parce que nous attendons une égalité et une convergence des
deux éléments de l’œuvre que nous déplorons parfois leur inégalité :
certes, les mélodies de Chausson ne perdent rien a être écrites sur

(1) Ceci est vrai même quand ce réel, si indéterminé qu il soit, a une couleur
historique : comment séparer la musique française du xvne siècle de V ersaillea ?
Ou le chant grégorien des abbayes médiévales ? Ou l’opéra wagnérien du germa¬
nisme ? On peut dire alors que I.nlli m’ouvre le monde de Versailles comme Debussy
m’ouvre le monde de la mer, car une époque peut être au principe d’un monde aussi
bien qu’un objet, mais en précisant pareillement : i° Que l’expression de cette
époque n’est pas plus la fin de l’œuvre que la description de l’objet ; et 2° Que c’est
toujours une essence affective que révèle l’objet esthétique, et par conséquent que
toutes les images explicites et tout le savoir que j’ai de cette époque doivent rester
dans l’ombre pendant l’audition. Certes, ce savoir n’est pas indifférent, mais il ne
peut que préparer l’audition et nullement l’escorter ; c’est « l’idée » dans laquelle il
s’est en quelque sorte condensé dont la musique propose, sous forme de sentiment,
un équivalent. Inversement, d’ailleurs, cet équivalent pourra nous aider ensuite à
élaborer l’idée de l’époque, manifestant ainsi la vérité de l’art.
41
M. DUFRENNE
638 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

des textes de poètes mineurs, mais nous regrettons alors d’avoir à


oublier ce texte comme nous négligeons les livrets de Mozart. En
tout cas, là encore nous n’avons pas à développer le sens du texte
pour rejoindre par son intermédiaire le réel comme si la musique
avait à représenter sinon le réel, du moins ce succédané du réel que
serait le texte considéré comme prose, alors qu’elle a seulement à
fournir un équivalent musical de l’expression poétique. Du théâtre
musical enfin, il faut dire la même chose : il n’est perçu comme œuvre
totale que si tous les arts qu’il emploie convergent aussi, et ce ne peut
être que dans une expression commune. De sorte que s’il rejoint le
réel, ce ne peut êt^e que par cette expression, comme la musique pure.
Mais nous comprendrons mieux cette collaboration des arts si nous
montrons que les arts plastiques et les arts du langage sont vrais
précisément comme est vraie la musique, et sans que la représentation
pèse assez pour infléchir cette vérité vers l’imitation.
Les arts du langage, et singulièrement de la prose, sont aux anti¬
podes de la musique. Ici il semble bien que les mots soient choisis
premièrement pour leur sens et que leur fonction soit de traduire
le réel. Ne disons-nous pas qu’un roman est mauvais si, par exemple,
sa psychologie est fausse, si les personnages qu’il représente ne sont
justement pas réels ? Et inversement, n’utilisons-nous pas la litté¬
rature pour nourrir une psychologie que nous espérons vraie ? Mais
la vérité de l’œuvre consiste-t-elle à reproduire le réel ou à exprimer
la vérité du réel, encore sous les espèces de la qualité affective ?
Regardons mieux. D’abord il s’agit, dans l’exemple que nous don¬
nions, de psychologie. Est-ce à dire que la vérité des autres secteurs
du réel, l’historique, le géographique, le physique soit alors facul¬
tative ? En effet, on admet fort bien qu’un roman puisse se dérouler
dans un univers de convention, comme L'Astrèe, Suzanne et le
Pacifique, ou Les Rivages des Syrtes, qui n’astreint point l’auteur à un
réalisme intégral. Le théâtre use toujours plus ou moins libéralement
de cette tolérance, et l’on ne reproche pas à L'annonce faite à Marie
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 639

d’être manquée parce que l’action se déroule « dans un Moyen Age


de convention », ou à Phèdre parce qu’intervient un monstre marin.
Et que dire des mythes ? Prométhée et Faust ne sont-ils pas vrais
comme sont vraies les toiles de Bosch, ou les chapiteaux de Vézelay ?
Ceci nous avertit que la vérité ne se mesure pas à l’imitation, même
dans le style classique : le merveilleux peut être aussi vrai que le
quotidien. Il arrive pourtant que l’art soit soucieux d’exactitude et
pourchasse le réel jusque dans les détails insignifiants : est-ce en cela
qu’il est vrai ? Une tragédie de Voltaire est-elle plus vraie qu’une
tragédie de Racine parce que les acteurs y sont revêtus de toges et
non de pourpoints ? Et les Concourt sont-ils plus vrais que Stendhal
parce qu’ils ont un fichier ? Que signifie donc, pour les œuvres qui
n’en sont pas dupes ou victimes, ce souci de réalisme ? Pour l’artiste,
d’abord, c’est sans doute un moyen de susciter ou de maintenir
l’inspiration : comme il se peut qu’un voyage ait inspiré La Mer à
Debussy, il se peut que la fréquentation de l’histoire ait inspiré
Notre-Dame de Paris, et le spectacle du monde de la Restauration,
la Comédie humaine. Pour nous, ce n’est pas un moyen de nous instruire
tant que nous gardons l’attitude esthétique, mais c’est un moyen de
nous donner un sentiment de sécurité : il ne s’agit pas de vérité, mais
de vraisemblance, et les anachronismes dont certaines œuvres ont
fait un emploi systématique, qui va jusqu’au procédé, nous rappellent
alors que la fin de l’art n’est pas l’exactitude de la reconstitution
historique. Toutefois certaines œuvres nous introduisent spécialement
dans le monde de l’histoire, y visent la vérité historique du présent
ou du passé. Mais elles n’atteignent cette vérité, comme l’atteint
parfois la musique qui ne la vise jamais, qu’en faisant ce que 1 historien
n’arrive pas à faire tant qu’il est pris dans les rets du détail objectif,
en dégageant un certain style propre à une époque, comme il y a un
style propre au comportement d’un individu ou une physionomie
propre à un paysage. Ce qui est esthétiquement valable dans Zola,
ce n’est point la théorie de l’hérédité ou du déterminisme social, c’est
640 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’unanimisme de Germinal ou l’évocation du jardin enchanté où


succombe l’abbé Mouret.
Si la littérature n’est pas indifférente à la vérité de l’objet ou de
l’histoire, encore moins à la vérité de l’homme. Mais comment
fendre cette vérité ? Les œuvres qui se piquent de fine psychologie
sont aussi ennuyeuses que les portraits de famille et tous les trompe-
l’œil, avec le ridicule de la présomption en plus lorsqu’elles prétendent
être instructives. Mais, si l’on se défend d’expliquer et de juger, que
décrire, et comment ? Le comportement, à la façon du naturaliste ?
La vie intérieure, par le monologue ? On sait combien ces problèmes
ont agité le roman contemporain; en vain peut-être, si d’une part
il n’y a pas en art de méthode qui garantisse le succès et si, d’autre
part, en droit, quelque chose de l’homme — ce par quoi il est libre —
demeure insaisissable. Mais non pas en vain, si la recherche des pro¬
cédés romanesques s’intégre à un style, et si c’est par ce style qu’un
roman est vrai.
Et en effet, quand un roman est-il vrai ? Quand il a une certaine
façon de nous empoigner pour nous révéler quelque chose en nous
associant à un certain sentiment; il nous transporte dans un monde
qui lui est propre; le tapis magique, ce n’est plus la mélodie, c’est un
certain traitement du langage : la syntaxe, l’épaisseur des paragraphes,
le découpage des chapitres et jusqu’au choix des mots. Sans doute les
mots sont-ils choisis pour leur sens, mais aussi pour leur puissance
poétique d’ébranlement et d’incantation, comme les mots qui
désignent les couleurs chez Colette, ou chez Mauriac, de la moiteur
à la sécheresse, les nuances de la chaleur, ou chez Malraux l’élan ou
l’échec de la volonté. Et de même les scènes du récit ou les person¬
nages sont choisis pour ce qu’ils représentent, mais la représentation
est subordonnée à l’expression, elle concourt à reproduire une cer¬
taine qualité affective. Sido est un élément du monde de Colette, et
c’est à travers ce monde que nous saisissons Sido : imagine-t-on Sido
dans le monde de Mauriac ? Pas plus que les chœurs de la Neuvième
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 641

dans la Symphonie Jupiter, ou un juge de Rouault dans une toile de


Matisse. Par conséquent, ce n’est pas le représenté lui-même, ou lui
seul, qui donne accès au réel, c’est encore le sentiment, mais dont
l’élément représentatif est maintenant inséparable. Encore une fois,
la vérité de l’œuvre n’est pas dans ce qu’elle raconte, mais dans la
façon dont elle le raconte, et le réel qu’elle éclaire n’est pas exactement
celui qu’elle représente. Je puis fort bien utiliser Le Rouge et le Noir
pour faire une théorie de l’ambition (encore que cet usage de l’œuvre,
s’il présuppose l’expérience esthétique, lui reste étranger), cela
n’implique pas que le portrait de Julien que me propose le roman
reproduise un individu réel et son histoire réelle : peu importe que
Stendhal ait été inspiré par un fait divers, il ne copie pas le réel, il
fait œuvre d’art en choisissant certaines scènes, en opposant certains
personnages, en imposant un certain rythme au lecteur. Dès lors je
suis plongé dans cet air vif et léger du monde stendhalien, et c’est
à sa lumière que je pourrai comprendre certains aspects de l’ambition
ou de l’amour tels que les vivent les hommes. Il n’y a pas de Julien
Sorel dans le réel, mais il y a du stendhalien comme il y a du mozartien.
De même que, m’étant plongé dans le monde de Proust, je décou¬
vrirai du proustien dans le réel, des Norpois ou des Swann, pas
tellement parce que Proust a représenté ces personnages que parce
que le sentiment qu’éveille son œuvre me rend clairvoyant et me
permet de reconnaître dans le réel les individus qui peuplent son
monde. Ce n’est pas un répertoire que me donne Le temps perdu, ou
un traité de psychologie, c’est une lumière qui fait surgir certains
aspects du réel : un réel finalement désolé, stérile, ou 1 action s enlise
et d’où n’émerge, comme la petite phrase de Vinteuil, que la pureté
de l’instant décanté, « aboli bibelot d’inanité sonore ». Il en est donc
ici de la représentation comme tout à l’heure pour la musique du
titre qui tient la représentation en puissance : elle spécifie le sentiment,
l’oriente, le nourrit, concurremment avec le sensible dont elle est
inséparable, mais c’est par le sentiment qu’on rejoint le réel, un réel
642 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qui n’est pas nécessairement l’équivalent de ce qui est représenté, et


parce que le sentiment livre une essence affective que le réel agrée (1).
Cependant, dira le réaliste, n’arrive-t-il pas que l’œuvre rejoigne
directement le réel et refuse d’être fiction ? Balzac, Jules Romains,
Sartre ne veulent-ils pas nous faire prendre conscience, et parfois
pour nous inviter à y vivre plus résolument, du monde déterminé où
leur lecteur a à vivre au même instant qu’eux ? Ce n’est point leur
monde intérieur qu’ils expriment, c’est le Paris de 1906 ou de 1950,
la victoire allemande de 1940, la condition présente des nègres aux
Etats-Unis. Mais quoi ! Si leur seule ambition est de présenter ce
monde réel auquel ils appartiennent, que ne se font-ils historiens, ou
politiques s’ils veulent aussi y être acteurs (2) ? C’est qu’ils visent à
autre chose, et d’abord à s’exprimer eux-mêmes, et peut-être à se
perdre dans ce qu’ils expriment : mais ceci est hors de notre propos.
Mais c’est aussi qu’ils savent ou pressentent que le réel n’a pas
vraiment de sens tant qu’il n’est pas ordonné à un monde, et qu’il
leur incombe de découvrir ce monde hors duquel il n’y a que l’aveu¬
glante poussière des faits. Or, ce sont des moyens proprement esthé¬
tiques qui constituent ce monde en éveillant le sentiment qu’il
exprime. Alors seulement le réel peut être retrouvé, et la représen¬
tation est vraie : mais parce qu’elle est expression, par le génie de
l’art, et non parce qu’elle est une reproduction fidèle. Et c’est pour¬
quoi cette vérité a Un champ d’application plus vaste que le réel

(1) La différence entre la musique à programme et la littérature est à peu près


la même qu’entre la musique pure et la musique à programme, une différence de
degré : comme la représentation concourt à susciter le monde de l’objet esthétique,
ce monde a quelque chose de déterminé : le représenté, traité par l’art et transfiguré
par l’expression, en devient une composante, et il indique plus précisément que la
musique ce que je pourrai retrouver dans le réel : des Saint Loup ou des Charlus,
des plages ou des salons, et des vies que hante la peur de vivre et qu’assiègent des
réminiscences.
(2) Ils le sont parfois, mais cela ne les empêche pas de continuer à être roman¬
ciers. C’est sans doute aussi parce que le roman peut être une arme aux mains du
politique.
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 643

représenté et dépasse les intentions de l’écrivain (en quoi il devient


immortel) : Homère est encore vrai quand le canon a remplacé la
lance, et la cinquième colonne le Cheval de Troie; et il est vrai par ce
qu’il y a de conventionnel dans l’épopée, non par ce qu’il y a d’exact
dans la description de l’équipement du fantassin achéen. Et de même
le monologue de Benjy dans Faulkner m’introduit dans le monde d’un
idiot parce qu’il invente un langage qui n’est nullement la sténo¬
graphie des propos tenus par un dément précoce dans un hôpital
psychiatrique. On comprend d’ailleurs que le romancier soit tenté
d’imiter le réel en quelque sorte pour compenser la multipliêité des
conventions auxquelles il est forcé de recourir. Mais, de toute façon,
la vérité de son œuvre est ailleurs, et son œuvre peut aussi bien être
vraie en bousculant l’histoire ou la psychologie; il suffit qu’elle
inaugure l’histoire ou la psychologie, et non qu’elle suive leurs
consignes.
Bref, l’œuvre littéraire est vraie, comme la fable, par son sens
second et non par le sens immédiat de ce qu’elle représente; la
fonction de la représentation n’est pas tant d’imiter le réel que de
servir l’expression qui permettra de le saisir. Cette conclusion pourrait
s’appliquer également aux arts plastiques : la peinture n’est pas moins
vraie pour admettre les déformations qu’exige un certain traitement
esthétique du sensible, et par quoi il deviendra expressif. Nous avons
assez dit que le peintre authentique ne pc uvait être tout à fait réaliste;
il resterait à démontrer que ce n’est pas par son réalisme que la
peinture est vraie (1), car la représentation est ici aussi au service de
l’expression; elle est un moyen d’organiser le sensible et de permettre

(1) I/exactitude du dessin est à la peinture ce que la valeur sémantique du mot


est aux arts du langage : dessiner est désigner. Et l’on pourrait même dire que les
deux arts offrent la même dualité du prosaïque et du poétique ; car le dessin aussi
peut être, comme le mot, absorbé dans la signification utilitaire, sans valoir pour
lui-même, ou au contraire devenir un langage formellement valable qui, par sa
vertu propre, donne à voir ce que la perception ordinaire ne remarque pas.
644 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

au sensible d’être expressif. Même la peinture réaliste n’est pas vraie


par ce qu’elle permet d’identifier : une crucifixion n’est pas vraie
par ce qu’elle montre de l’anatomie, un intérieur hollandais par les
renseignements qu’il donne sur le costume ou le mobilièr d’époque,
ni un paysage par la géographie; ils sont vrais par le monde qu’ils
ouvrent, pour lequel le sujet n’est qu’un prétexte : ce n’est pas
nécessairement dans le monde du christianisme qu’introduit la
crucifixion, et en tout cas la religion varie d’un objet esthétique à
l’autre; de même ce n’est pas dans un monde hollandais qu’introduit
Vermeer, mais dans le monde du tendre secret et de la douceur de
vivre. Mais, inversement, une peinture qui renonce au sujet ne
renonce pas pour autant à être vraie; et il est significatif que bien sou¬
vent les peintres « abstraits » veulent un titre à leurs œuvres; ils y sont
autorisés de la même façon que les musiciens, et cela nous engage
de la même façon : car nous n’avons pas pour autant à chercher l’objet
dans les symphonies des couleurs, ni dans le temple d’Eupalinos la
fille de Corinthe qu’il a aimée, mais nous avons à laisser se déposer
en nous le sentiment que l’objet esthétique doit éveiller, et nous
sommes avertis que ce sentiment éclaire un monde où tel objet peut
figurer. Et c’est à partir de cette expérience qu’il faut concevoir, en
retour, la vérité de la peinture réaliste.
Ainsi l’objet esthétique est-il vrai avant d’être vérifié, et pour
deux raisons. D’abord, il est vrai par rapport au réel parce qu’il est
vrai par rapport à lui-même : nous éprouvons sa vérité à sa perfection,
tant de rigueur ne peut nous tromper. Par contre, ce qui est plat ne
dit rien; tout au plus raconte-t-il, et la représentation y suffit. Faire du
sensible un langage authentique qui revienne à la fonction originelle
de l’expression, c’est le miracle que l’art opère en donnant à ce sensible
une plénitude et une nécessité qui ne doivent rien à la logique, et
qui sont la marque du style. C’est donc par sa qualité intrinsèque et
comme du dedans de lui-même que l’objet esthétique porte sur le
réel pour y épanouir sa vérité : le beau est le signe du vrai, rien n’est
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 645

vrai que le beau. Ensuite, l’objet esthétique assume cette fonction


originelle de la vérité, qui est de précéder le réel pour l’éclairer, et
non de le répéter. Qu’il soit ainsi en position d’éclaireur n’implique
point que cette vérité soit dévalorisée comme subjective, puisque,
aussi bien, il n’y a de vérité que pour une subjectivité. Certes, le
monde que révèle l’objet esthétique est un monde singulier où l’on
n’entre que par la porte étroite d’un a priori existentiel; mais il n’est
pas arbitraire, et nous savons que le réel viendra le confirmer et ne
le laissera pas vide; nous savons que cette lumière éclairera quelque
chose, comme le mathématicien le sait de ses algorithmes.
Mais d’où nous vient cette assurance ? Comment le monde révélé
par l’objet esthétique peut-il nous instruire du monde réel, ou plutôt
l’éclairer ? Le réel s’y prête-t-il ? A-t-il besoin de cette lumière ? C’est
ici qu’il faut interroger l’idée du réel, toujours pour voir en somme
comment Va priori affectif peut avoir une portée cosmologique, et
comment, s’il est constituant à l’égard du monde de l’objet esthétique,
il peut l’être aussi à l’égard du monde réel.

II. — Le réel comme éclairé par l’esthétique

A première vue, le monde de l’objet esthétique semble sans


commune mesure avec le monde réel, si l’on identifie réel et objectif.
L’objet esthétique révèle en effet un monde qui est subjectif, moins
un monde qu’une atmosphère de monde, que les objets représentés
illustrent mais ne déterminent pas; ce monde est singulier en ceci
qu’il est intérieur à l’œuvre, au point que c’est par lui que l’objet
esthétique trouve la plénitude et l’autonomie de sa forme; et il est
subjectif en ceci que son unité est l’unité d’une Weltanschaumg per¬
sonnelle. Au contraire, le monde objectif est une totalité ouverte
sur un horizon, en laquelle toutes choses — des objets identifiables
et que la connaissance maîtrise — peuvent prendre place à mesure
que le savoir les découvre et les élabore; il est indéfini à force de
646 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

multiplier le fini et parce qu’autre chose ne cesse jamais d’apparaître.


Et cependant il n’a pas un principe d’unité qui lui soit intérieur; il
n’a que l’unité formelle du je pense, c’est-à-dire une unité d’enten¬
dement. Tandis que le monde de l’objet esthétique, indéfini quant à
l’extension, est défini par l’a priori affectif qui l’anime ; l’inconditionné
n’y est pas la totalité inaccessible de la série des conditions, il est
l’unité peut-être indéfinissable, mais sensible, d’un sentiment sin¬
gulier. Devant une telle opposition, faut-il dire que l’expérience
esthétique ne peut comporter qu’une relation dyadique entre l’œuvre
et le spectateur qui pénètre dans son monde, en excluant toute réfé¬
rence au monde objectif?
Mais ce n’est pas avec le monde objectif, tel que la science s’efforce
de l’élaborer, qu’il faut confronter l’objet esthétique; c’est avec le
réel, qu’il importe de surprendre en ce point où il n’a pas encore
revêtu de signification déterminée et peut endosser la signification
que lui propose l’objet esthétique. Il faut donc distinguer réel et
objectif. Et déjà la critique du réalisme esthétique nous y convie,
puisqu’elle nous enseigne que, si l’art affronte le réel ou s’en inspire,
il n’a pas à copier un monde objectif déjà donné parce que, au fond,
il n’y a pas de monde objectif tout fait. Le monde objectif ne devient
monde que par les a priori de la représentation, comme le monde
esthétique par les a priori affectifs, et ce parallélisme empêche qu’ils
se rencontrent. Le monde objectif est un projet sur le réel, institué
par un cogito qui se fait impersonnel, et sans cesse repris, car le
savoir n a pas de fin. Et ce projet est aussi un compromis entre une
exigence purement rationnelle, que Kant a analysée, et qui requiert
une deshumanisation du réel, et l’expérience vécue de ces totalités
singulières qui ont un sens immédiat, soit pour l’action, soit pour
le sentiment (l’immédiat, nous l’avons vu, a ici deux aspects différents,
mais qui s’opposent tous deux à la médiation du savoir). Lorsque
j essaie de penser le monde, de donner un contenu déterminé à ce
qui est d abord l’horizon pour une recherche indéfinie des connexions
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 647

rationnelles, je me réfère implicitement à cette connaissance immé¬


diate d’un monde présent et proche, tel qu’il est donné à la conscience
irréfléchie. Penser le monde comme un, comme total, c’est d’abord
donner plus d’extension au monde singulier, lui annexer du lointain,
les antipodes, les galaxies, la préhistoire; et c’est par là qu’on espère
rejoindre l’idée d’une unité des phénomènes livrée à un savoir absolu;
mais on ne fait qu’accroître en extension un monde qui tient d’ailleurs
son intension et sa qualité même de monde. Au surplus, pour la
science même, le monde est à structure fibreuse; et les diverses
échelles qu’elle met en jeu — micro ou macro-physique, temps bref
de la physiologie ou temps lent des déplacements de continents ou
des glissements de montagnes — définissent des mondes pratique¬
ment distincts et qui sont peut-être d’abord des mondes pour un
sujet concret : telle histoire d’une abbaye médiévale est plus proche
pour l’archiviste que tel événement contemporain, et l’atome est
plus proche pour le physicien nucléaire que les arbres qui entourent
son laboratoire : le monde même de la science est d’abord le monde
du savant. Ainsi un monde objectif ne peut-il être absolument pensé
pour lui-même, sinon comme une limite et comme une tâche infinie,
et ne peut-il s’opposer, pour les disqualifier sous prétexte qu’ils sont
plusieurs, aux mondes subjectifs : dans la mesure où il est pensé
comme monde, il s’enracine en eux. C’est pourquoi, en retour,
les mondes subjectifs ne peuvent être considérés comme des
pièces détachées d’un monde objectif qui les contiendrait tous et les
engloberait ; d’autant que chacun de ces mondes aspire lui-même
à englober les autres. Le vrai problème, et surtout pour l’esthé¬
tique, c’est de savoir dans quelle mesure ces mondes éclairent le
réel.
Car le réel a besoin d’être éclairé, et peut l’être par l’art comme il
l’est par la science. Le réel, c’est le pré-objectif. Il se manifeste dans
la brutalité du fait, le caractère contraignant de l’être-là, l’opacité de
l’en-soi : cette présence que je rencontre et que je subis, c’est la
648 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

réalité du réel. On peut ici opposer la réalité rugueuse et indocile aux


rêveries, le travail aux loisirs, comme on oppose la perception à
l’imagination; seuls peuvent se targuer d’être dans le réel ceux qui
sont aux prises avec l’obstacle qu’il faut vaincre et qui parfois écrase,
ceux qui luttent et qui souffrent, et tout le reste n’est que mystifi¬
cation... et littérature, et mérite les coups de bâton que reçoit le
philosophe de Molière. Le réel n’est pas une situation, un lieu où l’on
s’installe, un bien dont on dispose, il n’apparait que dans des « situa¬
tions-limites », comme celles que décrit Jaspers, souffrance, maladie,
mort : on ne peut refuser à tous ceux qui sentent le poids des choses
et des événements leur triste privilège. Mais, encore une fois, cette
présence de l’étant brut, si elle garantit la réalité, ne donne pas encore
lieu à une vérité : il n’y a de vérité que dans la découverte d’un sens
qui éclaire et transfigure le réel, et par l’aptitude d’une subjectivité
à saisir ce sens. Sitôt qu’on qualifie le réel, fût-ce pour dire ce qu’il a
d’inhumain, de redoutable ou de sordide, fût-ce pour en sentir la
nausée ou pour avoir pitié, on dépasse la réalité nue pour l’éclairer :
le réel le plus inhumain, il n’est inhumain que pour un sujet. Au fond,
comme le monde objectif présuppose les a priori de la représentation,
le réel lui-même n’est jamais présent que selon les a priori de la pré¬
sence qui déjà l’informent et lui confèrent un sens en l’ordonnant à
une subjectivité vitale. Le corps animé est déjà intelligent à sa façon,
et juge du réel. Sans doute le réel est-il toujours déjà là, à la fois
opaque et débordant. Mais c’est le corps qui l’éprouve et nous en
instruit, c’est pour lui que le réel a cette présence souveraine et
illimitée : le non-sens même du réel est déjà un sens au niveau du vécu.
Mais en tant que tel, le réel n’a pas encore figure de monde. Ce
caractère débordant qu’il revêt n’est pas encore un caractère de
monde, et ne permet point de dénombrer ou d’unir en lui des mondes
singuliers. Il est comme une réserve inépuisable de donné, mais
parce qu’il n’a rien en réserve; il est une matière inépuisable de signi¬
fications, mais parce qu’il n’a aucune signification. Tout se joint en
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 649

lui : le printemps était en fleur aux portes des camps de mort, et


l’ascète dans la foule coudoie le débauché. Mais cette unité indiffé¬
rente ne constitue pas vraiment un monde, sinon pour celui qui
s’indigne de cette espèce d’iniquité et pense alors comme scandaleuse
ou comme inhumaine l’unité de cet univers. Il n’y a de monde que
pour qui découvre et découpe dans le réel une certaine significa¬
tion, fût-ce l’absence même de signification : l’unité du monde ne
procède pas de l’unité du réel, mais de l’unité du regard qui se
pose sur le réel, ou de l’unité du savoir lorsqu’il s’agit du monde
objectif.
Du moins ce monde objectif est-il pensé, on dirait même voulu,
comme un. Par rapport à lui, faut-il dire que le monde de Kafka et
le monde de Giraudoux, le monde de Wagner et celui de Debussy
soient des aspects ou des secteurs différents ? Mais quand je dis qu’à
côté du Temps du mépris, il y a la Douceur de la vie, à côté de l’apollinien
le dionysiaque, je ne juxtapose pas, je n’additionne pas : le tout serait
une absence de monde. Les mondes ordonnés aux a priori affectifs
n’ont pas de commun dénominateur dans un monde objectif, pas
plus que les mondes ordonnés aux a priori vitaux : en passant dans
le monde objectif ils perdent leur caractère essentiel, ils se réfèrent à
un regard qui n’est plus le regard d’un sujet concret, mais un regard
anonyme qui fonde l’objectivité. On ne peut donc dire que les
mondes esthétiques soient des parties du monde objectif ou des
points de vue sur lui : ils refusent de se mesurer à lui; c’est par rapport
au réel brut qu’il faut les comprendre, c’est pour ce réel qu’ils sont
une lumière. La lumière d’un possible ? Oui, en ce sens que le possible
éclaire parce qu’il anticipe : l’analyse de la perception nous l’a montré,
et l’on pourrait aussi bien évoquer l’action et la part qu’y prennent
les possibilités inscrites à la fois dans notre corps sous forme d’habi¬
tudes et dans le monde sous forme d’outils et de pistes; le réel est
vécu comme champ de possibles. Et davantage, il apparaît par ces
possibles purs que sont les a priori. On ne va au réel qu’armé de
6jo L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

possibles (i) : mais ces possibles, qui ne sont pas des compossibles
par rapport à un monde objectif qui les engloberait, ne sont pas non
plus des irréels par rapport au réel ; ils ne sont pas des parents pauvres
du réel, un incertain dont le réel déciderait souverainement, ils sont
le sens qui éclaire le réel et ébauche en lui un monde.
Ainsi le réel ne désavoue pas les mondes esthétiques malgré leur
singularité et leur diversité. D’une part, il ne fait pas de leur subjec¬
tivité un motif d’irréalité parce qu’il a btcoin d’eux : l’objet esthétique
reprend le réel pour lui donner sens, il le fonde et l’unifie à la flamme
de l’a priori existentiel. En informant le réel, les mondes esthétiques
méritent d’être réels. D’autre part, le réel ne renie pas davantage la
pluralité de ces mondes : c’est par elle qu’il est le réel, c’est-à-dire le
débordant. Et c’est sur cette diversité indénombrable des objets
esthétiques qu’il faut un peu insister, parce qu’elle est la principale
objection à leur vérité : nous y gagnerons de voir qu’en dehors même
de l’expérience esthétique la diversité des mondes est déjà annoncée
par le réel et comme amorcée en lui, en sorte que, même si ces mondes
sont toujours ordonnés à un projet existentiel, ils peuvent être aussi
suggérés et comme appelés par le réel qu’ils éclairent.
En effet, nous avons déjà observé qu’à la rigueur il y a autant
de mondes que d’objets esthétiques, et en tout cas que d’auteurs :
l’a priori effectif qui révèle et constitue ce monde est un a priori
toujours singulier, et que la catégorie affective ne subsume jamais
qu’imparfaitement. Mais par ailleurs, on peut parler de mondes en
un sens plus large, sans qu’ils soient spécifiés par un objet esthétique
qui les exprime. Faut-il pourtant faire un sort particulier aux mondes
esthétiques et leur réserver le privilège d’être vrais ? Il convient ici
de distinguer. Il y a des mondes qu’on est tenté de dire illusoires :
le monde de l’halluciné ou du mythomane par exemple; il peut y

(i) Et même l’explication qui tâche à faire du réel un monde objectif recourt
aux possibles ; voyez ce que Max Weber dit de la causalité en histoire, par exemple.
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 651

avoir, grâce à l’art, une vérité sur Don Quichotte ou sur Madame Bovary,
comme il y a grâce à la science une certaine explication sur la paranoïa,
mais il reste que leur monde n’est pas vrai. Dire que ce n’est pas un
monde, c’est trop dire, et les psychiatres le savent bien aujourd’hui,
qui s’efforcent de comprendre le malade et de sympathiser avec lui :
ils ne se contentent pas de nier le monde du malade, de le dissoudre
dans le monde objectif, ils tâchent de pénétrer en lui; mais c’est tout
de même pour y saisir et y arracher les racines de la fabulation : pour le
détruire. Ils établissent la subjectivité de ce monde pour dénoncer son
caractère illusoire et lui opposer victorieusement le monde objectif.
Mais pourquoi la subjectivité de ce monde le disqualifie-t-elle,
et espère-t-on qu’elle le disqualifiera aux yeux mêmes du sujet qui y
vit ? Parce que le sujet n’est pas vraiment lui-même, parce qu’il vit
dans l’aveuglement, l’impuissance ou la mauvaise foi, parce qu’il
n’est pas activement et normativement en prise sur le réel : son monde
s’effrite et se disloque, il n’en fait rien. Au lieu que l’artiste a fait son
oeuvre, qui témoigne pour lui et qui nous demande crédit : la distance
du vrai au faux se mesure à la distance qu’il y a entre les récits de
l’halluciné et Les Nuits de Novalis ou Les Illuminations de Rimbaud.
Le monde esthétique est vrai parce que l’objet esthétique est vrai
aux deux premiers sens que nous avions invoqués, parce qu’il trouve
dans cet objet une expression irréfutable et un témoignage authen¬
tique. Les rêves de Jean-Paul ou de Novalis, les démons de Bosch ou
les anges de Giotto, les dragons chinois et les Shiva hindous ne sont
pas le réel, mais ils disent quelque chose, ils apportent une lumière qui
éclaire le réel : il y a quelque chose dans le réel qui peut être dit par
les monstres ou parles métaphores, ou simplement par la mélodie. Rap¬
porter ce monde à l’artiste, ce n’est pas l’expliquer pour en dénoncer
et en dissiper le caractère imaginaire, c’est comprendre que le sujet
seul peut révéler ce monde. Et le réel ne se refuse pas à cette révélation.
Mieux, il semble la solliciter. Il y a en effet, une autre classe de
mondes qui semblent moins ordonnés à une subjectivité que suscités
652 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

par le réel même : le réel semble s’articuler en configurations capables


de s’illimiter et d’exprimer un monde qui se propose au sujet sans
que le sujet semble en avoir l’initiative. C’est ainsi qu’on parlera d’un
monde du printemps ou de l’hiver, d’un monde de la santé ou de la
maladie, d’un monde de la ville ou de la campagne. Mais quoi !
N’allons-nous pas nous perdre dans un pluralisme indéfini ? D’un
quartier à l’autre, quand nous nous promenons dans une ville, nous
changeons de monde, et aussi d’une heure à l’autre selon que joue
la lumière; de même que nous changeons de monde en changeant de
rôle social, en quittant un bureau pour un salon ou une épicerie pour
un terrain de sport. Il y a le monde des Jardins sous la pluie à côté du
monde des amandiers en fleurs sous le soleil; il y a le monde de la
guerre à côté du monde de la paix, le monde des prisons à côté du
monde des espaces libres et des conquérants, le monde de la mer à
côté du monde des forêts. Mondes innombrables, pour la répartition
ou le classement desquels il n’y a point de fil conducteur ni d’<2priori,
car ce sont les hasards de la nature et de l’histoire qui les ouvrent,
et nous sommes en plein dans l’empirie : le soleil ce matin découvre
un monde printanier... Une guerre a plongé cette cité dans le monde
de la dévastation... Un raid de police sur quelque cortège suscite le
monde de la violence... Mais faut-il parler ici de mondes comme pour
l’objet esthétique ? Il faut dire encore que ces mondes ne sont pas
cautionnés par un objet achevé et riche de sens, qui nous force à
quitter le plan du vécu, à nous désengager pour lire une expression
et découvrir une profondeur qui est comme une place vacante pour
des objets possibles. Ce sont seulement des suggestions qu’un rien
peut éveiller : le chant d’une cigale, c’est toute la garrigue, un monde
osseux et embrasé où les passions mêmes ont la vivacité brûlante
de la flamme; la vocalise d’un merle c’est la forêt, la futaie royale
de l’IleTde-France avec les nobles fougères et les prés alentour où
la vie sourd et bruit avec bonheur, toute l’innocence végétale et la
tendresse de Rousseau. Y a-t-il là un monde ? Il y a notre émotion,
LA VÉRITÉ DE L'OBJET ESTHÉTIQUE 653

l’affluence des souvenirs et notre complaisance à gonfler l’instant.


Et pourtant c’est bien quelque chose du réel qui fait lever en nous les
émotions et les images qui vont le magnifier; et les souvenirs qui nous
assiègent portent aussi sur le réel; ce n’est pas l’imagination qui
s’emporte et qui triche, qui cherche à nier le réel; nous nous sentons
au contraire, accordés à lui et il semble qu’il cherche à trouver en
nous toute son ampleur et toute sa résonance, à acquérir une pro¬
fondeur qu’il n’a peut-être pas lui-même : il a besoin de nous, et
déjà sollicite l’attitude esthétique. Et c’est ici que se poseraient les
problèmes de l’objet esthétique naturel : pour que le réel suggère
vraiment un monde, il faut qu’il s’esthétise, que nous nous fassions
poètes du réel. Et l’on voit encore une fois qu’il n’y a point de
monde qui ne se recueille et ne se creuse dans une subjectivité.
Mais, mieuxjque ces thèmes incertains qui doivent être enve¬
loppés dans une expérience esthétique ou quasi esthétique, certains
mondes semblent mériter leur nom sans en appeler à l’attitude
esthétique : ainsi lorsque l’historien parle du monde de la Renaissance,
le géographe du monde de la forêt ou de la montagne, le sociologue
du monde de l’Église ou du monde militaire. Mais ces mondes ne
sont-ils pas déjà des mondes objectifs, institués par un certain décou¬
page dans le monde réel sur un pointillé proposé par le réel même ?
Ne peut-on les classer, les définir, en formuler certaines lois ? Assu¬
rément : ces mondes n’ont pas le caractère fuyant et flou des mondes
qu’un rien suggère et que gonfle une émotion; ils procèdent d’opé¬
rations intellectuelles, ils font l’objet d’explorations méthodiques, ils
sont cernés et inventoriés avec précision. Et c’est qu’au fond la
connaissance tend à les réduire au monde objectif dont ils consti¬
tueraient une province spatialement et temporellement circonscrite;
en sorte que le monde de la mer et celui de la montagne, le monde
grec et le monde romain peuvent se juxtaposer ou se succéder, alors
que le monde du Cimetière marin et le monde de Sainte Victoire, le
monde d’Homère et le monde de Virgile sont irréductiblement divers.

M. DUFRENNE
42
654 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

bien que tous vrais. Certes, les premiers sont encore des mondes pour
quelqu’un : comment parvient-on à les définir, sinon en les met¬
tant en rapport avec un sujet concret, comme on définit des milieux
en les mettant en rapport avec un organisme ? Définir le monde de
la mer, c’est le définir pour le marin, et le monde de la ville pour le
citadin. Et le géographe ou l’écologue auront dû tout de même, pour
saisir dans son originalité radicale le phénomène mer ou le phénomène
ville, se faire eux-mêmes un moment marins ou citadins, comme
l’ethnologue se fait primitif et le psychiatre névrosé, en réservant
tous leurs droits de survoler ensuite cette condition qu’ils ont dû
assumer pour comprendre. Ainsi, même lorsque nous discernons
un monde pour l’objectiver, il nous a fallu d’abord le sentir comme
subjectif, et ce sera toujours pour nous une référence implicite. Mais
le géographe ou l’écologue essaieront de surmonter ces perspectives
par l’objectivité de l’enquête, jusqu’à montrer comment, finalement,
le marin ou le citadin sont produits par la mer ou par la ville, c’est-à-
dire par une réalité qui leur est étrangère et les détermine. Et finale¬
ment, entre ce que nous appelons le monde de la ville ou le monde
de l’enfant et le monde de Debussy ou de Van Gogh, il y a cette
différence que nous entreprenons d’objectiver les uns avec l’aide des
a priori de la représentation, et que nous sentons les autres à la lumière
des a priori affectifs. Certes, nous pouvons objectiver les mondes
esthétiques aussi bien que les autres, si nous déployons le contenu du
sentiment qui nous les livre et si nous le transposons dans le réel
historique, si enfin nous expliquons l’auteur par ce monde objectivé :
Nous pouvons passer du monde de Debussy entendu comme monde
exprimé par l’œuvre de Debussy, au monde de Debussy entendu, au
même sens que nous parlons du monde de l’enfant ou du monde de
la forêt, comme milieu pour Debussy (i). Mais il reste que les mondes

(x) I,a même transposition est d’ailleurs possible lorsque nous parlons précisé¬
ment du monde de l’enfant, car cela signifie à la fois le monde que vit l’enfant, et où,
par exemple, les parents sont des dieux, et le monde où l’enfant est situé ; et nous
LA VÉRITÉ DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 655

esthétiques n’ont pas besoin d’être objectivés; ils n’attendent pas


qu’on élabore une vérité d’eux-mêmes, ils sont vrais par eux-mêmes.
Et c’est en quoi, semble-t-il, ces mondes sont incomparables aux
autres et méritent particulièrement d’être appelés mondes. Leur
pluralité ne doit pas étonner : elle atteste le fait indéclinable de la
pluralité des subjectivités ou des a priori existentiels. Sans doute
y a-t-il une communication entre les consciences : le réel est leur bien
commun. Mais le réel à son tour a besoin de ces mondes subjectifs
pour apparaître et manifester ce qu’il y a d’inépuisable dans le donné ;
il en appelle à tous les possibles parce qu’il a besoin d’eux pour
prendre du relief, comme l’événement historique n’a d’importance
que par les possibles dont il est gros, une ville, un paysage ou un
individu que par leurs multiples visages. La mer, ce peut être la
mer de Voiles, lisse et scintillante comme certaines marines de Turner,
la mer arrogante et domptée sur laquelle marche Saint François de
Taule, la mer vorace et sombre d’Ocêano Nox, et dans un même poème
le « toit tranquille » et T « hydre absolue ». Comme le destin de
l’homme, ce peut être l’aventure spirituelle des Chorals de Franck,
l’allégresse un peu courte et finalement amère de Fêtes ou d’une
Partie de campagne, l’existence sordide de La rue sans joie, ou les fastes
de Versailles et de l’Opéra. Le réel, c’est que tout cela soit possible.
Mais de même que l’idée d’une République des fins, l’idée d’une
unité du réel n’est qu’une idée. Tout effort d’objectivation, et déjà
dans la perception dès que la représentation se substitue à la présence,
tend à réaliser cette unité, mais sans jamais y parvenir. Et une autre
unité, exclusive et non pas inclusive, en profondeur et non en surface,
est donnée d’emblée sitôt que le réel offre un visage expressif et qui
nous parle. Le monde de l’objectivité se constitue aux dépens de
ces mondes issus de l’expression. La pluralité est donc première, et

savons bien que ces deux mondes sont réciproques : que l’enfant est pour les adultes
un centre d’intérêt, et qu’inversement le monde vécu par l’enfant est la projection
du milieu que les adultes aménagent pour lui.
656 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

nous nous y accoutumons fort bien : nous n’avons pas plus de


difficulté à passer du monde de Mozart au monde de Wagner, qu’à
passer du monde de l’hiver au monde de l’été, et de la ville à la cam¬
pagne. Il est vrai que nous sommes chaque fois plongés dans un
monde sans prendre conscience de son caractère exclusif et singulier;
c’est la réflexion qui nous avertit qu’il y a d’autres mondes, ceux des
autres, et pour nous-mêmes aussi dans la mesure où, avec le temps,
nous faisons diverses expériences. Et alors la pluralité devient un
problème et une tâche, car cette diversité que nous avons comprise,
nous devrons à la fois la neutraliser et la respecter. Ainsi sur le plan
scientifique nous élaborons la science d’un univers, et cependant
nous tenons compte de l’hétérogénéité des phénomènes ou des
degrés de l’être ; et sur le plan moral nous faisons droit aux individus, et
nous visons à l’unité harmonieuse qui n’attenterait pas aux différences
individuelles. Mais c’est sur le plan de l’art que nous avons au mieux
à respecter ces différences, et à reconnaître la pluralité de l’humain.
Bref, il n’y a de mondes que plusieurs parce qu’il n’y a de monde,
même objectif, qu’assumé et défini par une conscience qui est
d’abord une conscience singulière. Le réel n’est pas d’abord donné
comme un pour être ensuite divisé en mondes particuliers ou en
perspectives monadiques ; au contraire, l’unité du réel comme monde
objectif ne peut être pressentie ou affirmée qu’à partir de l’expérience
des mondes singuliers : ce n’est pas comme un que le réel est réel,
mais comme perçu, comme donné. Et par conséquent la pluralité des
mondes esthétiques n’atteste pas qu’ils soient irréels comme ils
devraient l’être si le réel était un. Mais il reste à montrer comment
la signification affective qui, malgré ce qu’elle a d’indéfini et d’in¬
dénombrable, est tout de même un sens, peut apparaître dans le
réel. Si ce sens est le sens du réel, ne faut-il pas lui conférer un statut
ontologique ? L’homme qui le promeut ou le Ht et le réel qui le
porte ne sont-ils pas tous deux subordonnés à lui, comme l’ontique et
l’anthropologique à l’ontologique ?
Chapitre IV

SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Assigner une signification ontologique à l’expérience esthétique,


c’est admettre que les deux aspects cosmologique et existentiel de
Va priori affectif sont fondés dans l’être, c’est-u-dire que l’être est
porteur du sens qu’il imprime dans le réel d’une part (i), et qu’il
force l’homme à proférer d’autre part : l’expérience esthétique éclaire
le réel parce que le réel est comme l’envers de l’être dont l’homme de
son côté est le témoin; en sorte que si l’art dit le réel, c’est parce que
le réel et l’art sont tous deux subordonnés à l’être. Il faut alors refuser
à l’homme l’initiative de l’expérience esthétique pour la confier en
quelque sorte à l’être. Cela est-il possible ? Le sens ne vient-il pas aux
choses par l’homme ? Et peut-on parler d’un être du sens — en
identifiant le sens à l’être — dont l’homme soit le serviteur, et le réel
la manifestation ? Jusqu’à présent en tout cas nous ne sommes en
mesure de trouver à la vérité de l’expérience esthétique qu’une
justification anthropologique.

(i) Cela n’implique pas que le réel soit identique au sens : il est, comme dans
la dialectique hégélienne, l’autre du sens ; et c’est ainsi qu’il est le débordant,
l’inépuisable, le non-sens. Mais ce qui est non-sens par rapport à l’homme est encore
sens par rapport à l’être : c’est le sens devenu nature.
658 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

I. — Justification anthropologique
DE LA VÉRITÉ ESTHÉTIQUE

En effet, au problème de savoir comment l’objet esthétique, en


révélant un monde, pouvait nous instruire du réel, nous avons en
somme répondu par un argument ad hominem en montrant que le
réel n’est pas absolument juge du monde esthétique, puisqu’il a besoin
de ce monde pour apparaître comme réel. Nous avons dit aussi que
l’objet esthétique n’a pas à copier un réel déjà constitué, mais à offrir
une lumière qui puisse se projeter sur le donné. Ainsi l’objet esthétique
est vrai en ce qu’il nous induit à accomplir le mouvement constitutif
d’une vérité. Non pas la vérité du fait, qui consiste à l’établir comme
fait, à le relier à d’autres faits jusqu’à amorcer la trame d’un monde
objectif; à cette élaboration d’un réel déjà donné, pour laquelle la
perception s’oriente et se dépasse vers la science, l’art en effet n’est
pas utile. Mais il y a aussi la vérité plus fondamentale selon laquelle,
avant toute objectivation, un monde est possible. Et c’est ici que
l’expérience esthétique préfigure la démarche de toute conscience :
elle met en jeu les a priori que présuppose l’appréhension du réel
comme monde. Sans doute ces a priori n’ont pas sur l’expérience une
antériorité chronologique; mais ils en sont la condition, et en même
temps ils constituent le sujet comme sujet qui fait l’expérience du
réel. Sans doute encore peut-on dire que, si j’anticipe la représen¬
tation du réel, c’est parce que déjà je suis lié au réel par la présence
selon le corps; mais il y a aussi des a priori de la présence : le corps
même doit anticiper, le corps même est lumière. L’a priori est à la
fois un a priori par rapport au réel et un a priori que je suis. Sans
lui, point de sujet et point de monde.
Et en effet, au principe de toute conscience il y a comme un recul,
ce qu’on a appelé la néantisation : non seulement le doute méthodo¬
logique qui met en questioq la vérité, mais une sorte de doute onto¬
logique par quoi s’affirme un pour-soi. Alors se creuse une distance
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 659

que viendra combler l’intentionnalité; car si l’intentionnalité lie la


conscience à son objet, elle définit aussi la conscience comme n’étant
pas cet objet et comme étant ce « ne pas » où surgira l’objet. C’est
cette distance qui permet de voir, elle est lumière : « La lumière, dit
M. Lévinas, est ainsi l’événement d’une suspension, d’une épocbê...
qui définit le moi, son pouvoir du recul infini et du quant à soi » (1).
Mais cette lumière ne suffit pas, elle fait qu’un monde est seulement
possible, et selon sa forme la plus abstraite, la plus nue : la pure
extériorité de l’espace répondant à la pure intériorité du temps ; c’est
un monde pour une conscience elle-même abstraite, le soi impersonnel
qui ne se définit encore que par un pouvoir abstrait de négation.
Mais sur le fondement transcendantal de cette position absolue, les
contours du monde se précisent et son unité se resserre lorsque l’on
considère un sujet personnel, c’est-à-dire un pour-soi concret qui n’est
pas pure négation et pur projet, mais projet d’un certain monde : le
monde devient le monde d’un pour-soi. La lumière se spécifie comme
la lumière du jour se colore, elle devient a priori cosmologique :
elle est le sens qui oriente l’appréhension du réel et rend signifiant
le donné brut. Le réel devient ainsi expressif; mais l’expression ne
peut être lue que par qui est soi-même, par qui réalise cet a priori
existentiel qui est en même temps un a priori cosmologique; c’est-à-
dire que l’expression est lue par le sujet qui est d’abord cette expres¬
sion, elle est présente à lui avant d’être recueillie sur le réel. Elle est
la vérité donnée avant le réel, le monde comme sens donné avant
l’objet.
Et la fonction de l’art est de mettre en œuvre cette vérité. Or,
cette fonction peut s’interpréter en un sens empirique, qu’il faut
d’abord indiquer : l’art nous apprend à percevoir selon les a priori
que toute perception met en jeu, il en favorise l’exercice. L’objet
esthétique s’ajuste au corps par les schèmes qui l’ordonnent, il dessine

(1) De l’existence à l’existant, p. 79.


66o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’espace et le temps avec rigueur, il a la présence docile et convain¬


cante d’un objet modèle. Et surtout, il nous apprend à saisir l’a priori
affectif qui le constitue et qui révèle un visage du monde. La percep¬
tion ordinaire nous met, au contraire, en face d’objets qui ne cessent
de nous poser des problèmes, qui sollicitent à la fois l’entendement
et la volonté, la réflexion et l’action. Ils ne donnent pas le loisir de
recueillir leur expression. Certes, la perception ordinaire révèle déjà
un monde : un monde est toujours à l’horizon de l’objet que j’utilise
ou que j’explore; toute conscience est conscience d’un monde sitôt
qu’elle est conscience d’un objet; ou, si l’on préfère, il n’y a de
rapport à l’objet qu’en tant qu’objet dans un monde; et c’est pourquoi
toute perception est en même temps imagination. Mais ce monde se
profile à partir de l’objet perçu, il a cet objet pour centre, il n’est
que le prolongement indéterminé de cet objet. Lorsque je prends
le train, le train est perçu comme ce qui m’emporte vers le terme de
mon voyage, le monde est l’espace qu’il doit parcourir et que sa
présence m’invite à anticiper; de là vient ce qu’on appelle l’atmos¬
phère des gares, où se bousculent des consciences chargées de
projets, tendues vers des mondes ferroviaires, et qui diffèrent aussi
bien d’une gare à l’autre selon que ces mondes s’ouvrent vers le nord
ou vers le sud. Si la perception va de l’objet au monde, c’est que le
monde est extérieur à l’objet : c’est un monde en extension qui se
déploie à la mesure de notre souci ou de notre impatience, parce que
nous nous préoccupons de chercher, au delà de l’objet, les possibles
qu’il nous offre ou les relations qu’il entretient de proche en proche
avec d autres. Au heu que la perception esthétique, que rien ne
presse, ne se hâte pas hors de son objet; elle l’approfondit pour
découvrir par le sentiment un monde intérieur. Un autre monde donc :
un monde qui n’est pas nourri par l’imagination et repris par l’enten¬
dement, mais qui est tenu en puissance dans le sentiment. Et c’est
ce monde qui peut porter témoignage sur le réel, non pas en énonçant
ce qu’il est positivement, mais en nous donnant le visage qu’il peut
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 661

offrir. Et l’on voit ainsi quelle est la fonction propre de l’art : en nous
donnant à percevoir un objet exemplaire dont toute la réalité est
d’être sensible, et qui réprime aussi bien l’imagination que l’entende¬
ment, il nous invite et nous exerce à lire l’expression, à découvrir
l’atmosphère qui ne se révèle qu’au sentiment. Il nous fait faire
l’expérience absolue de l’affectif (i). Si nous pouvons lire les expres¬
sions du réel, c’est que nous nous y sommes exercés sur cet objet
sur-réel ou pré-réel qu’est l’objet esthétique. Ainsi l’art a-t-il d’abord
une fonction propédeutique.
On rejoint par là ce qu’avait enseigné la critique du réalisme. En
inventant de nouveaux modes de représentation, l’art nous apprend
à voir. Il invente en quelque sorte le réel au moment qu’il croit le
reproduire, que ce soit un réel assagi et conventionnel comme dans
l’art classique, ou un réel plus intraitable comme dans l’art réaliste.
Le réel auquel les théories de l’imitation voudraient que l’art se
référât pour le copier n’est pas vu à proprement parler; ou du moins
le voir est-il tout mêlé à l’agir et à l’être agi. C’est par l’art que le
voir retrouve sa fraîcheur et sa puissance de persuasion; l’art nous
ramène au commencement. Nous croyons qu’il répète ce qui était
déjà vu parce que nous pouvons identifier ce qu’il représente, suivre
une histoire, comprendre des personnages; mais au fond, nous
n’avions pas vu encore : nous n’avions pas vu la puissance convulsée
d’un torse humain avant de voir les esclaves de Michel-Ange, ni la
figure torturée des iris avant de voir le bouquet de Van Gogh, ni les
vieilles rues de Paris avant de lire La maison du chat qui pelote, ni le
visage de la défaite avant de lire La mort dans Pâme. L’art ne copie

(i) N’y a-t-il pas pareillement une expérience absolue de la spatialité et de la


matérialité ? Dans cette géométrie naturelle immanente à la perception pratique,
nous éprouvons l’espace, le temps, la matière de telle façon que toute science pure
aura son fondement dans cette expérience primordiale. Et peut-être y a-t-il aussi,
flanc le sentiment immédiat qu’a le vivant de sa vitalité, une expérience absolue de
la vie sur laquelle se fonde le savoir biologique.
66z L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pas, parce qu’il n’y a pas un réel donné dans une perception préalable,
que la perception esthétique aurait à égaler. Pour un peu nous dirions
que c’est avec l’art que commence la perception.
Mais il reste que l’art est vrai en ce qu’il nous aide à connaître le
réel : il exprime ce que le réel exprimera, et non point de l’illusoire
ou de l’imaginaire. Et nous revenons toujours à cette difficulté :
comment l’art peut-il anticiper le réel ? Comment sa vérité est-elle
possible, qui précède le réel au lieu d’en procéder ? Comment le réel
se laisse-t-il éclairer par cette lumière ? On pourrait encore tenter
d’apporter ici une réponse empirique, toujours dans une perspective
anthropologique, en développant sur deux points l’idée d’une
fonction propédeutique de l’art. Car si la vérité de l’œuvre a quelque
chose de paradoxal, c’est dans la mesure où cette œuvre est le produit
d’une création subjective : le rapport dè l’œuvre au réel nous conduit
alors au rapport du sujet qui crée cette œuvre à l’objet qui est le réel
dont cette œuvre témoigne. Si l’objet esthétique peut être vrai au
troisième sens du mot parce que, comme on l’a dit, il est vrai au
premier, il reste à faire intervenir plus précisément le second sens :
l’œuvre est vraie lorsqu’elle est authentique. Et cette réciprocité de
l’œuvre et du réel doit être examinée, selon une démarche que nous
avons déjà adoptée, aussi bien du point de vue de l’objet que du
point de vue du sujet : à l’authenticité de l’artiste qui s’efforce de dire
le réel, doit correspondre une sorte d’authenticité du réel qui cherche
à se dire par l’art. Mais l’on peut considérer encore empiriquement
cette proximité du réel et de l’art.
Si l’on considère en effet, en premier, la genèse de l’œuvre, il
serait aisé de montrer qu’elle est l’œuvre d’un homme engagé dans
le réel, et dont l’authenticité se mesure au sérieux de cet engagement.
Certes, le premier souci de l’artiste est d’abord de faire son œuvre;
mais il sait qu’en la faisant il ne cesse d’être lui-même et d’assumer
cette condition qui est la sienne au sein'de la réalité historique. Si bien
que quelque chose de cette réalité qui l’assiège vient inévitablement
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 663

se refléter dans son œuvre. Alors l’œuvre n’atteste pas seulement la


personnalité de son auteur, mais la nature du monde réel où il a vécu;
et l’on sait quelle contribution précieuse l’art apporte à l’histoire :
Mallarmé, Debussy et Monet caractérisent une époque autant que
Molière, Lulli, Mansard et Le Nôtre. Et c’est pourquoi aussi, pour
nous, le monde de l’objet esthétique tend à se précipiter en images
historiques : le monde de Lulli à se concrétiser par le monde de
Versailles, ou le monde du Greco par le monde de l’Espagne conqué¬
rante et mystique. Même lorsque l’œuvre ne se propose pas de
représenter cette réalité contemporaine de sa création, elle témoigne
pour elle, et ce qu’elle exprime se*trouve être aussi l’expression même
du réel. Il suffit que l’auteur ait été authentique : en s’exprimant lui-
même, en étant fidèle à son a priori existentiel, il ne pouvait pas ne
pas exprimer le réel qui l’entoure, qui le porte et qui le heurte, et
auquel toute son activité ne cesse de répondre; car être soi n’est
point se réfugier dans une invulnérable solitude, c’est accepter d’être
au monde et ne point s’évader, même sous prétexte de création
artistique; et cette création n’a de substance que si elle est l’œuvre
d’un homme qui ne fuit pas son destin. Cette analyse, qui a souvent
été faite, requiert d’ailleurs une double précision : d’abord que, si
l’artiste pour être authentique doit s’engager dans son œuvre, il n’est
pas nécessaire qu’il engage son œuvre comme on l’a quelquefois
proclamé; car il peut exprimer le réel presque à son insu, sans pré¬
tendre le représenter ni agir sur lui par son œuvre. Mais alors, n’est-ce
pas dilettantisme, et donc inauthenticité ? Non, si le souci exclusif
de l’acte créateur, l’indifférence à son efficacité immédiate ne sont
pas les derniers mots, si le désintéressement esthétique n’est pas un
alibi pour l’impuissance de la belle conscience, et si l’authenticité
est une réponse à un appel plus profond que nous aurons à définir.
D’autre part, il faut observer que la réalité ainsi rejointe par l’art est
seulement la réalité historique contemporaine de l’œuvre, une certaine
réalité culturellement limitée dans l’espace et le temps; et peut-être
664 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

le monde que révèle l’œuvre est-il plus vaste, capable d’accueillir


une réalité plus diverse.
Mais il nous faut voir, toujours sur le plan empirique, la réci¬
proque de cette validité de l’art : c’est l’adaptation du réel à l’art.
Car si l’art rejoint le réel, le réel s’y prête. Comme le réel imprègne
l’artiste, on peut dire que l’art imprègne le réel : la réalité que l’œuvre
éclaire, cette réalité où nous vivons le plus constamment, c’est en
effet un monde culturel où les objets usuels voisinent avec les objets
esthétiques, les maisons avec les châteaux, les champs avec les jardins,
les bruits de la rue avec les concerts; même l’usuel est marqué par
les entreprises de l’art, au point que les frontières de l’esthétique ne
sont pas aisément discernables. Dès lors, il n’est pas étonnant que
le monde de l’objet esthétique s’applique au réel. Assurément l’art
oriente et aiguise notre perception de ce réel : Nerval et les impres¬
sionnistes nous apprennent à voir l’Ile-de-France, comme Retz ou
Corneille les événements de la Fronde, ou les portraits le visage
humain. Notre appréhension du réel est nourrie par l’expérience
esthétique; elle imite à la fois cette expérience et s’en inspire. Mais
c’est qu’inversement le réel im>v„ l’art : il s’esthétise en même temps
qu’il s’humanise. Sitôt déposé le naturel — et qu’il y a-t-il de naturel
dans notre monde culturel ? — il n’y a pas loin de l’artificiel à l’esthé¬
tique. Telle femme que nous rencontrons dans la rue, par son fard
ou sa démarche, imite une star, qui peut-être imite elle-même quelque
portrait célèbre ou quelque ballerine légendaire; nos passions ne
sont pas si spontanées qu’elles ne revêtent parfois un air théâtral
et qu’elles n’adoptent le langage de quelque héros. Et même les
choses empruntent des modèles esthétiques : le jardin imite le parc,
et le champ le jardin. On oserait presque dire qu’à force d’être
contemplées, les choses les plus indomptables finissent par prendre
l’empreinte du regard humain, que le ciel imite les paysagistes, et
la mer les poètes ; pour autant qu’il se prête au regard, le réel se prête
à l’art. A plus forte raison lorsque l’action qui lui imprime le sceau
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 665

de l’homme s’inspire de normes esthétiques, ou qui miment les


normes de l’esthétique. Si, donc, l’art peut nous donner des clés du
réel, ou du moins de ses aspects affectifs, c’est que pour une part, il
contribue à l’élaboration de ce réel; il s’applique au réel parce que le
réel est en quelque façon son œuvre : l’affinité tient à une filiation.
Le réel en tant que nature est encore œuvre humaine, et presque œuvre
d’art : il est, au même titre que l’objet esthétique, la Sache selbst
que Hegel oppose à la Ding : l’objet apprivoisé qui renvoie à
l’homme sa propre image et en qui se réalise ainsi, en même temps
que l’affinité de l’art et du réel, l’unité du cosmologique et de
l’existentiel.
Cette explication a le mérite de rapprocher l’esthétique et
l’humain : car nous savons que le propre de l’esthétique est de
révéler de l’humain; mais elle fait fond uniquement sur l’initiative
de l’homme qui, finalement, ne trouve de l’humain dans le réel que
parce qu’il l’a humanisé par son action, ou au moins par son regard.
C’est pourquoi elle ne peut rendre compte de c< qu’a d’expressif une
nature inhumaine, sinon par une extrapolation téméraire. Serait-elle
encore en mesure de rendre compte de l’objet esthétique naturel ?
En tout cas, elle ne dit pas pourquoi il y a de l’art, c’est-à-dire pour¬
quoi un sens veut se dire : l’artiste n’est-il pas mû par une force, et
employé à une tâche qui le dépassent ? Est-ce que ce sens, s’il apparaît
finalement comme un sens du réel, loin d’être imposé au réel par
une entreprise humaine, n’est pas au contraire appelé par le réel
lui-même ? Est-ce qu’il n’est pas l’être même qui convoque l’homme
à le dire et à le lire sur le réel ?

IL — Perspective métaphysique

Si l’on refuse de dire que l’homme porte le sens et met lui-même


dans le réel le sens affectif que découvre l’expérience esthétique, il
faut dire : i° Que le réel ne tient pas de l’homme ce sens; et z° Que
666 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’être suscite l’homme pour être le témoin et non l’initiateur de ce


sens. Esquissons ces deux points en risquant une vue ontologique
sur l’art.
Il s’agit d’essayer de comprendre qu’est insuffisante l’exégèse
anthropologique selon laquelle le sens incarné dans l’a priori est
inventé par le sujet et apporté par lui aux choses, donc que le réel
est à l’image de l’homme et singulièrement de l’art parce que l’homme
le perçoit ou le fait à son image. Refuser à l’homme le privilège de
fonder le vrai pour fonder l’homme sur le vrai, c’est donner la parole
à l’être, l’être étant ici le sens lui-même ou, comme nous le suggérions,
cet a priori antérieur à ses spécifications existentielle et cosmologique,
et qui semble fonder à la fois le sujet et l’objet, l’homme et le
monde (i). Il s’agit en somme de savoir si le sens, tel qu’il se retrouve
dans le réel, où pourtant il se perd — dans la mesure où le réel est
l’autre du sens —, et tel qu’il se réfléchit dans l’homme qui l’exprime
dans l’art et le découvre dans la nature, est en effet au principe de la
nature et de l’homme au lieu d’être projeté par l’homme dans la
nature, en sorte que la mission de l’homme est de le dire, et non de
l’inventer. C’est sans doute ce qu’entend Heidegger lorsqu’il cite
le mot de Hôlderlin : « Mais ce qui demeure, les poètes le fondent »,
et qu’il ajoute que le poète, qui a le courage « de se situer dans l’entre-
deux, entre les dieux et les hommes », ce sont les dieux qui le forcent
à parler (2).
Et il faut observer au passage que nous retrouvons sous une
autre forme le problème qui a hanté nos premières réflexions lorsque
nous tâchions de définir l’objet esthétique et que nous l’appelions
un en-soi pour-nous, indiquant par là que la perception esthétique à
laquelle il en appelle lui fait droit et pourtant ne le constitue pas.

(1) Que l’ontologie exclue une théologie ou au contraire la présuppose, c’est


une question dont nous ne pouvons débattre ici.
(2) « Hôlderlin et l’essence de la Poésie », in Qu’est-ce que la métaphysique ?,
p. 249-
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 667

Nous admettions un être de l’objet esthétique et une vérité de lui,


indépendante dç la perception, bien qu’il ait besoin d’être reconnu
par cette perception. Cependant, une perspective ontologique nous
convie à passer à un degré supérieur : à admettre un être du sens
— le sens étant l’être — antérieur à la fois à l’objet où il se manifeste
et au sujet à qui il se manifeste, et qui en appelle pour s’accomplir
à cette solidarité de l’objet et du sujet. Le problème que pose la
perception esthétique serait en quelque sorte voulu lui-même par
l’être, il procéderait de la dialectique de l’être au lieu de ramener à
lui toute dialectique. Nous nous demanderons bientôt si cela peut
être pensé.
En tout cas, il faut alors admettre que l’homme est un épisode
dans cette dialectique : il ne crée pas le sens. Cependant, que le réel
ne tienne pas son sens de l’homme, cela ne signifie pas que l’humain
soit débouté puisque, en somme, l’homme alerté et formé par
l’expérience esthétique est capable de reconnaître ce sens et de le
subsumer sous la catégorie affective. On ne peut mettre en question
l’accord de l’homme et du réel; il faut seulement,1e mettre au crédit
de l’être et non de l’homme. Le réel et l’homme appartiennent tous
deux à l’être, et l’être est précisément cette identité du sens, tel que
l’homme peut le lire, et du réel, tel que le sens peut s’y inscrire. Mais
l’humain n’est pas disqualifié pour autant : le sens passe par l’homme,
s’il n’est pas constitué par lui; Va priori ne cesse pas d’être commun à
l’objet et au sujet; il reste existentiel, et il est aussi constituant, bien
que la constitution ne soit plus le fait de l’homme, mais de, l’être à
travers l’homme. Car, à la faveur de l’expérience esthétique, c’est bien
de l’humain qui se révèle dans le réel, une certaine qualité par quoi
les choses sont consubstantielles à l’homme, non point en ceci qu’elles
sont connaissables, mais en ce qu’elles offrent à l’homme capable de
les contempler un visage fraternel où il se reconnaît, sans qu’il ait
composé lui-même l’être de ce visage : ainsi reconnaît-il ses passions
dans la tempête, sa nostalgie dans le ciel d’automne, son ardente
668 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pureté dans le feu. Et il faut prendre au sérieux cette humanité du


réel — que l’objet esthétique naturel attesterait encore mieux — et
n’y point voir un jeu de reflets ou une imagerie anthropomorphique.
M. Minkowski a affronté cette idée dans Vers une cosmologie, où il
cherche à définir la « solidarité structurale du psychique et du cos¬
mique » (i) ou « la portée cosmique des phénomènes psychiques » (2) :
« Nous savons que l’homme est solidaire de la nature, non seulement en
ce qu’il en fait partie, ou, comme le veulent les sciences biologiques,
qu’il en est issu et qu’il en est un produit, mais encore, et même avant
tout, en ce sens que chaque mouvement de son âme trouve un
soubassement profond et donc naturel dans le monde, et nous révèle
ainsi une qualité primordiale de la structure de l’univers » (3).
M. Minkowski affirme donc la parenté de l’humain et du réel, la
présence de l’humain dans ce qu’il appelle l’ambiance, « ce tout vaste
et vivant... qui est le devenir », qu’il ne faut pas identifier avec le
monde extérieur, et dont « la personnalité humaine se détache pour
s’affirmer à son égard » (4). Car « l’humain déborde largement l’homme
pour se confondre avec l’univers, et reste ainsi la mesure de toute
chose » (5). Ne désigne-t-il pas alors ce royaume des qualités affectives
constituantes de l’objet esthétique, grosses à la fois d’un sujet et
d’un monde ? A la question que pose M. Minkowski, sans y répondre
définitivement : « Où trouver l’humain, et comment le reconnaître ? »,
nous répondrions volontiers : dans l’expression, et singulièrement
dans l’expression de l’objet esthétique, en tant qu’elle nous révèle la
qualité affective (6). Aussi bien, M. Minkowski invoque lui-même la

(1) Vers une Cosmologie, p. 169.


(2) Ibid., p. 97.
(3) Ibid., p. 169.
(4) Ibid., p. 191.
(5) Ibid., p. 150.
(6) Dans le livre même de l’auteur on pourrait trouver de quoi répondre à cette
qtrestion : les qualités primordiales dont la phénoménologie — entendue ici comme
description de l’expérience vécue, et en mettant l’accent sur l’immédiateté de cette
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 669

poésie : « Cette solidarité structurale (du psychique et du cosmique)


est une des garanties de l’objectivité du côté poétique de la vie » (1).
Mais cette vie, dirions-nous, n’est pas la vie biologique, elle est la
vie du sens, l’identité dialectique du sens, tel qu’il appartient à
l’homme de le vivre ou de le lire, et du réel — identité qui définit
l’être. Cette vie, elle requiert l’homme, sinon comme constituant le
sens, du moins comme l’attestant; l’homme est un moment de l’être,
le moment où le sens se recueille; et le surgissement du pour-soi n’est
pas une aventure absurde s’il est requis par le sens au lieu de le fonder.
Cette subordination de l’homme à l’être a deux implications qui
concernent l’esthétique. D’abord, entre le réel et l’art la relation n’est
point celle que suggère un réalisme esthétique, selon laquelle l’art
choisit arbitrairement d’imiter le réel, parce que le réel n’attend rien
de lui; au contraire le réel attend quelque chose de l’art (nous disons :
de l’art, et non de l’artiste, on va voir pourquoi) : il attend que son
sens soit dit. Puisque l’art a pour mission d’exprimer ce sens — en tant
qu’il s’agit, bien entendu, du sens affectif — il faut dire que le réel ou
la nature veut l’art. Car l’art est proprement ce « sans quoi les choses
ne seraient que ce qu’elles sont »; ni la science ni la praxis ne leur
reconnaissent de visage humain; l’art seul... même lorsqu’il exprime
de l’inhumain, comme on l’a dit des paysages de Cézanne, comme on

expérience, en un sens voisin de celui de M. Merleau-Ponty — relève le sens primitif


comme par exemple la tridimensionnalité de l’espace (cf. p. 65), ne sont-elles pas des
déterminations de l’humain ? Et plus généralement tout ce qui est impliqué dans
les métaphores, et qui comporte donc un sens primitif antérieur à la spécification
du propre et du figuré, du sensoriel et du spirituel ? I,a seule différence de ces qua¬
lités fondamentales avec les qualités affectives, c’est qu’elles s’orientent vers la
représentation plutôt que vers l’affectivité, et qu’elles désignent ainsi une réalité
antérieure à la distinction du connaissant et du connu plutôt qu’à la distinction
du sentant et du senti. Mais nous dirions volontiers qu’elles sont aussi des a priori,
et que peut-être « l’espace primitif » décrit dans Vers une cosmologie et le « temps
primitif » décrit dans Le temps vécu sont des formes phénoménologiques, c’est-à-dire
saisies dans leur statut originel et avant toute objectivation, des a priori kantiens
de la sensibilité.
(1) Ibid., p. 169.
43
M. DUFRENNE
670 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pourrait le dire de maintes œuvres où l’expression se fige et refuse


tout pathétique. L’objet esthétique est cet objet qui fait droit à la
dimension humaine du réel; et l’artiste est ce lieu d’élection où le
réel accède à la conscience en ce qu’il a de plus secret et pourtant de
plus visible : son humanité. Mais peut-être ne suffit-il pas de dire que
la nature est dite par l’artiste, et faut-il dire plutôt que la nature
cherche à se dire par lui : l’art devient une ruse, et l’artiste un instru¬
ment pour la nature en quête d’expression. Tout soupçon de subjec¬
tivisme esthétique est alors levé; en disant son monde, l’artiste
accomplit un dessein qui le dépasse, il délivre la nature de sa signi¬
fication la plus cachée. Ne serait-ce point du même coup la suprême
caution de la vérité de l’art ? Il est un instrument de la dialectique de
l’être, c’est-à-dire de l’avenir du sens qui s’aliène dans la nature et
se réfléchit en l’homme.
Mais n’est-ce pas là une affirmation métaphysique que rien ne
peut justifier absolument ? Et pourtant il est possible de lui donner
quelque plausibilité en la rapprochant d’autres affirmations au moins
partiellement justifiables, ou en lui trouvant des antécédents et des
échos dans l’empirie. D’abord, et généralement, que l’homme soit
nécessaire à la nature pour que s’épanouisse son sens, c’est une idée
que la philosophie critique ratifie déjà en proclamant la révolution
copernicienne; qu’il soit voulu par la nature pour son propre achève¬
ment, c’est une idée que l’on peut approcher d’un autre biais en
considérant que peut-être l’histoire de la matière culmine avec la vie,
et l’histoire de la vie avec l’apparition de l’homme. Cette thèse n’a
d’ailleurs pas cessé de bénéficier secrètement des conceptions finalistes
où il apparaît que, si l’homme est le chef-d’œuvre de la nature,
inversement la nature a besoin de l’homme qui la gouverne et la
justifie à la fois (1). Or, s’il est permis de penser que l’élan vital

(1) Et peut-être ce finalisme est-il l’héritier, déjà soucieux de rationalité, des


vieux mythes qui racontent le passage du chaos au cosmos, et qui disent à leur façon
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 671

aboutit à l’homme, il n’est pas interdit de penser que l’homme, en


retour, apporte quelque chose à cette nature dont il est issu; et quoi
donc, sinon la conscience du sens ? Secondement, plus précisément,
que le réel sollicite l’artiste pour s’exprimer dans l’œuvre, nous en
pourrions trouver l’analogue dans la dialectique hégélienne de la
vie et de la prise de conscience de la vie : ne semble-t-il pas que la vie
éprouve le besoin de sé réfléchir dans l’homme qui est capable à la
fois de risquer sa vie et de penser la mort ? La prise de conscience
de la vie constitue la vérité de cette vie, une vérité qui se réalise
seulement dans l’expérience humaine. Cette aptitude, et presque cette
volonté, de la vie à se réfléchir, il n’est pas absurde de l’étendre à tout
le réel et de supposer que si le vital tend à s’accomplir dans la
conscience, de même l’affectif, la dimension humaine du réel dans
l’art; en sorte que l’art devient quelque chose d’essentiel pour la
nature (x); et il apparaît dans l’histoire à son aurore aussitôt que
l’homme a dépassé le stade de l’animalité : tout se passe comme si
l’humain dans la nature était impatient de se dire, comme s’il pressait
l’homme d’ouvrir par là le monde où il s’épanouit (2).

comment le réel s’ordonne en devenant monde par l’opération de la conscience. En


tout cas, si l’on ne peut assurer que l’en-soi ait besoin du pour-soi, on peut au
moins penser que l’en-soi engendre le pour-soi. Cette idée peut trouver une double
caution dans deux thèmes bergsoniens : d'une part la continuité profonde du vital
et du psychique (et peut-être de la matière même et du psychisme, car la matière
est l’inverse et comme la détente de la tension) et d’autre part, et conjointement,
l’épanouissement des formes de la vie dans l’homme.
(1) Si l’art est ainsi un phénomène cosmologique, on peut se demander si la
nature ne tente pas de réaliser l’art avant même l’apparition de l’homme. Une
réflexion sur l’objet esthétique naturel aurait à aborder ce problème.
(2) Sans doute l’art primitif est-il moins lié à l’exercice de la contemplation
esthétique que de l’activité magique, et plus tard de la pensée religieuse. Mais que
la magie et la religion inventent l’art, que l’objet usuel à ses débuts soit en même
temps objet esthétique, cela n’indique-t-il pas un effort pour promouvoir l’art, et
que l’art est déjà à l’horizon de l’histoire ? fies formules rythmées que récitent
indéfiniment les Arunta, comme une mélopée barbare, à l’occasion des « Inti-
cbinma »( tiennent en germe la prière, si éloignées qu’elles en soient encore, comme
67 2. L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Et nous pouvons rappeler ici l’analyse que nous avons tentée de


la qualité affective comme a priori. U suffit, pour quelle éclaire notre
propos, de concevoir que Va priori tend à se réaliser à la fois dans le
sujet où il est existentiel, et dans l’objet où il est cosmologique,
comme nous avons dit que le racinien suscitait en quelque sorte
Racine et son œuvre. Certes, Va priori a avant tout une signification
logique : son pouvoir constituant apparaît à l’analyse critique et ne
peut être identifié avec une efficience productrice : constituer un
monde, ce n’est pas produire du réel, c’est en dégager le sens. Cepen¬
dant, dans la mesure où ce dégagement du sens est lui-même un
événement, il n’est pas illégitime d’infléchir le logique et la consti¬
tution vers une actualisation; les philosophies de l’histoire nous
donnent l’exemple, où l’ontologique est la rencontre du logique et
du chronologique. Si l’on accorde à Va priori le sens ontologique que
nous lui avons donné, on ne peut dire qu’il préexiste à l’histoire parce
que l’histoire commence avec lui, mais il se réalise dans l’histoire;
et c’est par là que l’histoire est haussée à l’absolu : il s’y produit
véritablement quelque chose : ce n’est pas simplement du réel qui
continue du réel ou qui s’ajoute à lui; la nature brute n’a pas d’histoire,
mais elle devient histoire sitôt qu’elle est délivrée de son sens. C’est
cela qu’attend et que requiert le réel. Il porte les a priori — comme
l’homme porte en lui la connaissance virtuelle de ces a priori — dans
la mesure où il est susceptible de recevoir toutes les significations
que ces a priori découvriront, et même il n’est rien d’autre que cette
possibilité indéfinie; mais il faut que surgisse un sujet et qu’alors
Va priori devienne ce qu’il est : une détermination de l’être, un sens
que la nature reflète et qui se réfléchit dans l’homme. Cette histoire
absolue pour le réel est donc aussi une histoire absolue pour l’homme :
du virtuel aussi se réalise pour lui; quelque chose de lui se déclare;

Mauss l’a montré, mais aussi la poésie dont la prière est d’abord inséparable. Dans
cette cosmologie élémentaire qui invbque l’ancêtre totémique, jointe au désir
ingénu et brutal de nourriture, c’est déjà un visage du monde qui tend à s’exprimer.
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 673

en même temps que le réel devient monde il devient humain.


L’homme est hé à cet avenir du sens parce qu’il est lui-même réel,
et en tant que tel devient lui-même en faisant devenir le réel, en
participant à l’aventure de l’être. Encore une fois, la qualité affective
comme sens des a priori du monde est en même temps l’a priori d’un
sujet. Et dès lors, si l’art est le moyen qu’a cette qualité affective
d’apparaître pour constituer à la fois le monde et l’homme, la nature
et l’homme en ont un égal besoin : l’homme conquiert son être en
même temps que la nature son sens.
Mais c’est de l’art que nous parlons, et non de l’artiste. Car la
subordination de l’homme à l’être qu’implique une ontologie du
sens ne permet pas — et c’est la seconde conséquence qu’il faut en
tirer — d’accorder à l’artiste une initiative telle qu’il puisse inventer
le sens qu’il exprime. En plaçant l’art en quelque sorte devant
l’artiste, on indique que l’être s’engage dans l’art, que Fart importe
à l’être. N’est-ce pas ce que M. Blanchot veut dire, dans un article
auquel nous avons déjà fait allusion, en affirmant que « l’œuvre est
sa propre absence », que « tous les chefs-d’œuvre tendent à n’être
que les traces brillantes d’un passage anonyme et impersonnel qui est
celui de l’art tout entier », et que « l’art n’est plus dans la profondeur
d’une œuvre, il n’est nulle part » ? Mais nous ne saurions souscrire
à cette thèse : peut-on vouloir que l’objet esthétique se nie lui-
même ? On le met alors au service d’une ontologie négative, et où
la négation n’est plus l’envers d’une affirmation : ce qui anime l’art
acharné à se nier en toutes ses œuvres, ce n’est pas une volonté de
néant, c’est la volonté du néant, et le non-sens devient le seul sens.
Non, si l’art est premier, ce n’est pas par rapport à l’œuvre, c’est
par rapport à l’artiste. Et cela signifie qu’on ne peut imputer à
l’homme comme individu le sens qui le constitue existentiellement
et qu’il découvre dans le réel : le sens, même s’il est de l’humain,
précède l’homme. Ainsi se prolonge l’idée que Fart est voulu par
la nature : l’artiste lui-même ne se veut pas, à son tour il est voulu
674 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

par l’art. Nous retrouvons par là l’idée de l’authenticité du créateur, à


laquelle nous avait conduits la phénoménologie de l’objet esthétique.
L’authenticité de l’artiste, ce n’est pas seulement la fidélité à
soi-même, c’est aussi la fidélité à son œuvre; si l’artiste est pressé de
créer jusqu’à tout sacrifier à sa création, jusqu’à s’immoler lui-même,
c’est qu’il se sent investi d’une mission. L’inspiration, c’est en premier
ce sentiment qu’il y a quelque chose à dire et qui ne peut être dit que
par lui, que son œuvre, si indigne qu’il en soit, est nécessaire. Mais
nécessaire à qui ? A lui-même parce qu’il s’y exprime ? Sans doute,
mais il ne s’exprime par pour le simple plaisir personnel de s’exprimer,
mais bien plutôt parce qu’il y est contraint par cette tâche même qui
lui est imposée ; il ne s’exprime pas comme un orgueilleux se pavane
pour être admiré, ni même comme un pécheur se confesse pour être
délivré. Il a été choisi pour s’exprimer, et c’est le moyen de s’acquitter
d’une tâche qui le dépasse. Est-ce à ses semblables qu’il est nécessaire ?
Sans doute aussi, puisqu’il leur apporte cet objet exemplaire qui
réglera leur perception et leur procurera en même temps un incom¬
parable plaisir; et ce plaisir, si désintéressé qu’il soit, répond peut-
être secrètement a la satisfaction d’un besoin, mais d’un besoin qui,
en 1 homme, dépasse l’homme et ses intérêts vitaux, comme la création
est une exigence en l’artiste qui dépasse l’artiste. Pourtant c’est à la
nature avant tout que l’art est nécessaire : il est un service que la
nature attend de l’homme. Et c’est alors que l’authenticité et l’inspi¬
ration reçoivent leur sens plein : l’artiste se sent appelé par l’être, et
responsable devant lui. Mais ne nous y trompons pas : l’être tel que
nous 1 entendons ici n’est pas un tribunal immuablement érigé; il est
le devenir même du sens. Dans la mesure où l’homme coopère à ce
devenir, réfléchissant et disant le sens que le réel lui propose, il ne
comparait pas devant l’etre, il participe à lui. Et c’est pourquoi il
se fait lui-meme dans son acte. En obéissant à l’art, c’est encore à
lui-même qu’il obéit; autrement dit, il est voulu comme se voulant
lui-même. Pas plus qu’il n’y a de contradiction entre la subjectivité
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 675

et la vérité du monde qu’il révèle, il n’y en a entre l’aspect volontaire


et l’aspect involontaire de sa vocation : il est authentique sans se
renier lui-même.
Authentique, il est innocent. Point de séparation pour lui entre
l’être et le faire, pas plus qu’entre son acte et le réel. Son acte se situe
en deçà de la distinction du sujet et de l’objet; il n’oppose pas l’homme
au réel puisqu’en réalisant de l’humain il accomplit à la fois l’homme
et le réel, et manifeste en même temps leur affinité. L’innocence ne
se perd que lorsque apparaît la loi; et il n’y a pas de loi pour l’artiste,
il est plutôt lui-même la loi. Car la loi se caractérise d’une part par
son universalité qui réprime la singularité anarchique; or l’artiste
n’a pas à renoncer à sa singularité, puisque c’est par elle que s’exprime
un monde. Et d’autre part, la loi suppose la passion, la rupture à la
fois de l’homme avec lui-même et avec les autres ; l’art, au contraire,
suppose et réalise l’intersubjecüvité : il invite l’autre à être soi.
' Et cette authenticité est un privilège qui s’étend de l’artiste au
spectateur. L’objet esthétique déjà a besoin du spectateur pour être
reconnu et comme achevé, exactement comme la nature a besoin de
l’art. Mais en même temps que le spectateur est sollicité par 1 objet
esthétique, il est appelé à promouvoir l’art par la nature qui attend
de l’homme cette promotion; il participe donc aussi à cette histoire
absolue où se réaüsent les a priori. Et c’est peut-être la raison pour
laquelle la perception esthétique est une tâche, et pourquoi aussi la
réflexion sur cette perception ne peut se défendre d être normative.
Si l’art est vrai, il y a un sérieux de l’art, et ce sérieux pèse aussi bien
sur le public. Mais, du même coup, le spectateur partage la dignité
de l’artiste avec qui il collabore. Lui aussi s’aliène dans l’objet
esthétique comme pour s’immoler a son avènement, et comme si
c’était un devoir dont il ait à s’acquitter, et pourtant il se trouve en
se perdant. Car il faut bien qu’il apporte quelque chose à l’objet
esthétique; non qu’il lui ajoute un commentaire d’images ou de
représentations qui l’entraînerait hors de 1 expérience esthétique ,
6j6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

mais il faut qu’il soit pleinement lui-même, comme se rassemblant


tout entier, et sans que cette plénitude silencieuse s’explicite, sans
qu’aucune représentation soit extraite de ce trésor : l’aliénation est
seulement le comble de l’attention. Et alors il découvre que le monde
de l’objet esthétique où il se plonge est aussi son monde; il y est
chez lui; la qualité affective que révèle l’œuvre, il la comprend, et il
la comprend parce qu’il l’est, comme l’artiste est déjà son œuvre.
Ainsi l’objet esthétique, en même temps qu’il le convie à être lui-
même, lui apprend ce qu’il est. Le spectateur se découvre en décou¬
vrant un monde qui est son monde ; ainsi apprend-il que l’existentiel
qu’il est et le cosmologique sont un, que de l’humain lui est commun
avec le réel, que le réel et lui sont de la même race dans la mesure où
un même a priori se réalise en eux et les éclaire d’une même lumière.
Et pour un moment il se sent réconcilié avec le réel, et il éprouve sa
propre innocence.
Ainsi une ontologie de l’expérience esthétique trouve-t-elle à
s’expliciter dans les thèmes essentiels qu’avait recueillis la phéno¬
ménologie : elle retrouve l’idée que l’objet esthétique a besoin du
spectateur, et pourtant s’impose à lui au point que l’intentionnalité
dans la perception esthétique devient aliénation; et cette idée illustre
à son tour l’idée d’une solidarité structurale de l’objet et du sujet.
Cette solidarité que l’analyse de la forme mettait en lumière, elle se
manifeste aussi dans l’affinité de la nature avec l’art, et finalement
dans l’aptitude de l’homme à réfléchir sur le sens enveloppé et comme
perdu dans le réel, et donc à participer à l’être. Mais cette ontologie
peut-elle être acceptée sans réserve ? Ce retour à l’humain, à la condi¬
tion de 1 artiste et du spectateur, qui l’illustre et semble la justifier,
ne la met-il pas aussi en péril ? Aussitôt que l’on invoque de nouveau
l’homme, peut-on faire à l’homme sa part ? Et l’ontologique ne se
ramène-t-il pas à nouveau à l’anthropologique et par là à l’empirique ?
Ne devons-nous pas nous contenter modestement de la justification
empirique que nous avions d’abord proposée ?
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE 677

Revenons un instant sur la pluralité des a priori affectifs (et nous


ne parlons pas des a priori vitaux et noétiques) : le sens, quelque statut
qu’on lui assigne, est innombrable; faut-il en faire hommage à l’être,
comme fait Spinoza de l’infinité des attributs ? Ou faut-il dire que
cet infini est celui d’un devenir inassignable, lié à l’homme et à son
histoire — à l’histoire de l’art et de l’expérience esthétique en ce qui
concerne les significations affectives ? Parler de l’être serait alors
porter arbitrairement le relatif à l’absolu; et la nature dialectique
reconnue à l’absolu n’ôterait point à cette promotion son caractère
arbitraire; la seule dialectique serait celle de l’histoire humaine : la
découverte indéfinie de significations qui portent en effet sur le réel,
au long d’expériences esthétiques qui sont en effet vraies. Une
réflexion sur l’expérience esthétique nous conduit au seuil de ce
problème : elle nous invite à admettre un accord de l’homme et du
réel, qui se manifeste en premier dans le statut de l’objet esthétique,
qui est en-soi pour-neus, et en second dans la signification de cet
objet, qui n’exprime pas seulement son auteur, mais révèle un visage
du réel. Mais elle ne permet pas de dire si cet accord se produit au
bénéfice d’un être qui le commande et en lui se réalise; elle ne permet
pas de dire si le devenir est un devenir du sens ou un devenir de
l’homme, et si l’art préexiste à l’œuvre et à l’artiste. Une exégèse
anthropologique de l’expérience esthétique est toujours possible, et
il n’est pas nécessaire que la critique vire à l’ontologie. Peut-être le
savoir absolu est-il qu’il n’y a pas d’absolu du savoir, mais une volonté
d’absolu en l’homme, dont témoigne précisément le souci de l’esthé¬
tique présent chez le spectateur à sa façon aussi bien que chez l’artiste.
Peut-être le dernier mot est-il qu’il n’y a pas de dernier mot.
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

Il ne saurait être question de présenter ici une bibliographie systématique ou


exhaustive sur le problème de l’expérience esthétique. Nous croyons au surplus
que le caractère « dogmatique » de notre travail nous en dispense. Mais il est hon¬
nête de citer nos sources. Nous ne pouvons malheureusement nommer nos amis,
philosophes, romanciers, peintres ou musiciens, avec qui nous avons eu des
conversations aussi éclairantes ou stimulantes que n’importe quelle lecture ; peut-
être voudront-ils bien se reconnaître dans la dédicace de ce livre. Du moins pou¬
vons-nous mentionner ici les principaux travaux qui nous ont inspiré, dont la
plupart — mais non pas tous — sont cités en quelque endroit de notre texte.

ï° Pour la réflexion sur l’objet en général, et la relation de l’objet au sujet :


Hegel. — La phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, 1939.
Heidegger. — Kant und das Problem der Metaphysik, a® éd., Francfort, 1951.
Husserl. — Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris, 1950.
Kant. — Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, 1927.
E. Lévinas. — De l’existence à l’existant, Paris, 1947.
K. Lewin. — Principes of topological Psychology, New York, 1936.
G. Marcel. — Journal métaphysique, Paris, 1927.
M. Merleau-Ponty. — Phénoménologie de la perception, Paris, 1945.
P. Ricœur. — « Analyses et problèmes dans « Ideen II » de Husserl », Revue de
métaphysique et morale, oct. 1951 et janv. 1952.
J.-P. Sartre. — L’être et le néant, Paris, 1945.
— L'imaginaire, Paris, 1940.
E. Souriau. — L’instauration philosophique, Paris, 1939.
— Les différents modes d’existence, Paris, 1943.

2° Pour l’analyse de l’expérience esthétique :


Alain. — Système des Beaux-Arts, 2® éd., Paris, 1926.
— Vingt leçons sur les Beaux-Arts, Paris, 1931.
68o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

G. Bachelard. — La psychanalyse du feu, Paris, 1938.


— L’eau et les rêves, Paris, 1942.
— L’air et les songes, Paris, 1943.
— La terre et les rêveries de la volonté, Paris, 1948.
— La terre et les rêveries du repos, Paris, 1948.
V. Basch. — Essais d’esthétique, de philosophie et de littérature, Paris, 1934.
R. Bayer. — L’esthétique de la grâce, 2 vol., Paris, 1934.
Conrad. — « Das aesthetische Objekt », Zeitschrift für Aesthetik, III et IV, 1904,
1905.
Croce. — Bréviaire d’esthétique, trad. Bourgin, Paris, 1923.
— La poésie, trad. D. Dreyfus, Paris, 1950.
Hegel. — Esthétique, trad. J. Jankélévitch, 4 vol., Paris, 1944.
Heidegger. — « HOlderlin und das Wesen der Dichtung », in Qu’est-ce que la méta¬
physique?, trad. H. Corbin, Paris, 1937.
— « Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holgwege, Francfort, 1950.
Jaspers. — Strindberg und Van Gogh, Berne, 1922.
A. Malraux. — Les voix du silence, Paris, 1951.
J.-P. Sartre. — « Qu’est-ce que la littérature ? », in Situations II, Paris, 1948.
E. Souriau. — L’avenir de l’esthétique, Paris, 1929.

30 Pour l’analyse de l’oeuvre d’art :


G. Brelet. — Esthétique et création musicale, Paris, 1947.
M. Ghyka. — U esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, 2e éd.,
Paris, 1952.
H. Gouhier. — L’essence du théâtre, Paris, 1943.
R. Ingarden. — Das litterarische Kunstwerk, Halle, 1931.
A. Lhote. — De la palette à l’écritoire, Paris, 1946.
T. Munro. — The Arts and their Interrelations, New York, 1949.
J. Pouillon. — Temps et roman, Paris, 1946.
B. de Schloezer. — Introduction à f.-S. Bach, Paris, 1947.
E. Souriau. — La correspondance des arts, Paris, 1947.
L. Venturi. — Pour comprendre la peinture, Paris, 1950.
WÔLLFLIN. — Grundprimfpien der Kunstgeschicbte, trad. C. et M. Raymond. Prin¬
cipes fondamentaux de l’histoire de l’art, Paris, 1952.

40 Pour l’étude des a priori affectifs :


H. Bergson. — Matière et mémoire.
K. Goldstein. — Der Aufbau des Organismus, trad. fr. de E. Burckhardt et
J. Kuntz : La structure de Torganisme, Paris, 1951.
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE 681

Kant. — Critique du jugement, trad. Gibelin, Paris, 1942.


M. Merleau-Ponty. — La structure du comportement, Paris, 1942.
E. Minkovski. — Vers une cosmologie, Paris, 1936.
M. Scheler. — Der Formalismus in der Etbik und die materiale Wertethik, Halle, 1927.
E. Souriau. —« Art et vérité», Revue philosophique, mars 1933.
.
INDEX'1*

Acteur : 36, 40, 51-52, 84, 86, 549-562, 596, 612, 657, 676
378 ; — de théâtre et de (cf. qualité et catégorie af¬
cinéma : 61-62. fectives) .
Affectivité : 276, 394, 472, 539 Art (pour l’art) : 108, 137 ; — et
(cf. sentiment). artiste : 673-674, 677 ; — et
Aeain : 1, 65, 83-84, 99, 126, philosophie : 401-402, 555,
137. 139, 203, 357, 385, 398, 590.
427, 445, 453, 457, 495, 528. Artiste : — et artisan : 64, 137,
Aliénation : 290, 296, 676. 484, 619 ; — comme conscient
Anthropologie : 10, 400, 613 ; de soi : 144, 170, 587 (cf.
— de l’art : 658-665 (cf. auteur).
ontologie). Attitude (esthétique) : 527-536,
Architecture : 77, 92, 132-133, 639. 653.
136-139, 204-206, 237, 262, Auteur : — comme exécutant :
279, 293, 342, 372, 397, 452- 62, 287, 316 ; — comme im¬
454- manent à l’œuvre : 64, 139-
A priori : 433, 440, 465, 536, 147, 210, 256, 488, 574 ;
6x7 ; — affectif : 543-569, — comme s’exprimant par
646 ; — comme virtuel : 599, l’œuvre : 182, 396, 617-620 ;
606-609 ; trois caractères de — comme principe d’un mon¬
— : 546, 658 ; trois formes de : 222-223, 234, 248, 554-
de — : 546-549, 562-568, 561 ; — et spectateur : 427.
57°-571» 595. 658-659 ; — Authenticité : 33, 402, 470, 512,
comme cognitif et existen¬ 524, 574 ; — de l’artiste :
tiel : 610-611 ; comme cos¬ 617-620, 662, 674-675 (cf.
mologique et existentiel : vérité).

(1) Seuls figurent dans cet index les auteurs les plus souvent cités. Ees
chiffres en caractères gras renvoient aux passages les plus importants.
684 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Autonomie (de l'objet esthéti¬ Culture : 107, 141, 169, 304,


que) : 203, 558, 576. 317, 587 ; monde culturel :
121, 161, 363, 444, 664.
Bachelard : 251, 361, 399, 444,
473» 539» 54°- Danse : 51, 62, 85, 114-119,
Bayer : 18, 118, 286, 575-576. 230, 350, 383-
Beau : — comme critère : Décor : 40, 229-232, 236-237,
17-23, 576 ; — comme qua¬ 379-
lité : 90, in, 117, 170, 194, Décoratif : 153, 190, 215, 350,
336, 388, 528, 556. 360, 371 (cf. ornement).
Bergson : 67, 70, 93, 123, 154, Dessin : 333, 356-358, 359-360,

330» 334» 341» 349, 399, 4°6, 365, 366-368, 382, 643.
424. 430. Durée : 204, 242, 320, 325,

332, 354 (cf- temps, tempo¬


Catégorie (affective) : 516, 570-
ralité).
584, 596 (cf. a priori).
Cérémonie : 1, 84, 453. Éidétique : 12, 44, 220, 304.
Chose : 171, 196, 213, 219, 278, Émotion : 102, 186, 429, 471,
289, 403, 473, 511 ; — et 479-
objet usuel : 120-125, 289. En-soi : 200, 647 ; — de l’objet
Cinéma : 60, 231, 351, 629. esthétique : 197, 280, 283,
Classification (des arts) : 1, 13, 296, 333, 4°8, 493 ! — et
43» 378, 388. pour nous : 318, 666, 677.
Classique (art —) : 19, 157, 164, Entendement : 304, 331, 461,
625-627. 462-468, 508, 563.
Compréhension : 101, 173, 571, Espace : 171, 201, 345 ; — re¬
579, 609. présenté : 227, 347 ; — expri¬
Comte : 106, 108, 113, 173, 225, mé : 240-243 ; — et temps :
490, 604. 305, 310-313, 333, 386, 434,
Conrad : 92, 190, 277-280, 287. 440, 571 ; arts de 1’— : 452-
Contemplation (cf. perception). 455 (cf. spatialité, spatialisa¬
Cosmologie : 201, 253, 306, 400 tion) .
(cf. monde et a priori). Esthétique (pure) : 549, 572,
Corps : 96, 331, 341, 358, 374, 594-612.
423-424, 430-431, 436, 440, Exécution : 45, 50-62, 119, 278 ;
5i9, 525, 567, 648; — de sa docilité : 59, 73, 274.
l’objet esthétique : 217, 514. Exigence (l’œuvre comme —) :
Création (psychologie de la —) : 57, 65-66, 79, 104, 266.
15, 63-70, 246, 302, 339, 393, Existentiel : 253, 550, 552, 581
427. 555» 587 (cf- auteur). (cf. a priori).
INDEX 685

Expérience (esthétique) : 31,171, Heidegger : 65, 89, 129, 131,

255.» 30i, 419, 525. 530. 536, 209, 221, 247, 253-255, 282,

664. 306, 435, 546, 571, 601, 666.

Explication : 208, 518, 650. Histoire : 318, 348, 362, 490,


Expression : 43, 97, 102, 113, 615, 663, 672, 675 (cf. Temps).
116, 153, 172, 195. 247, 344, Historicité : 11, 24, 55 ; — de
375, 397-409, 515, 587, 668 ; l’objet esthétique : 208-220,
— dans le langage : 173-184 ; 505 ; — de l’expérience esthé¬
— d’un monde : 232-243 ; 601-608.
tique :
comme forme : 193, 234-285, Humain : comme caractère de
334, 406, 549 ; — et senti¬ l’objet esthétique : 121-125,
ment : 179, 184-187, 429, 127, 405, 665, 667 ; comme
473-480, 503, 633 ; — et caractère du réel : 670 ;
représentation : 243-249, 397- comme idée de l'homme :
405, 549 ; — comme vraie : 586, 598.
631-644 ; 1'— contre l’expres¬ Humanité : 108, 445, 478, 580,
sivité : 186, 619. 588-590, 611.

Husserl : 36, 38, 39. 52. 145.


Forme : 91, 129, 188-197, 220,
250, 268, 281, 346, 436, 443,
258, 293-296, 524, 676; — du
47°, 489.
sensible : 131-134, 152, 191,
293 ; — et matière : 140, 319 ; Idée (hégélienne) : 45, 154, 275.
— et fond : 201, 249, 263, Image : 7, 75, 435-438.
483- Imaginaire : 259-266, 288, 442
(cf. irréel).
Général (et singulier) : 550, 580-
Imagination : 70, 88, 182, 199,
581, 584-594.
225, 260, 322, 341, 432-441,
« Gestalt » : 189, 193, 282, 315
441-446, 447-461, 477, 539,
(cf. forme).
Goût : 17, 23, 135, 307 ; — 653-
Imitation : 165, 225, 346, 356,
comme subjectif : 98-101,
624, 639 (cf. réalisme).
126, 530, 608.
Immanence (du signifié ou si¬
Gratuité (de l’art) : 134, 430,
gne) : 171, 181, 195. 199. 261,
529- 401, 422, 475 (cf. sens et sen¬

Harmonie : 278, 293, 314-322, sible) .

327, 355-366. Immédiat : 179, 422-431, 515-


Hegel : 5, n, 20, 51, 82, 87, 518, 646 (cf. présence et

107, 118, 133, 149, 190, 215, expression).

399. 475. 563. 590, 665.


INGARDEN : 71, 97, 208, 266-273.
44
M. DUFRENXE
686 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Inspiration : 13, 427, 529, 674 MERlvEAU-PONTY : 94, 121, 145,

(cf. création). 176, 213, 251, 282-285, 308,

Intentionnalité : 4, 9, 25, 97, 266, 315, 359, 423-425, 548.


281, 296, 445, 502, 576. Métamorphose : 168, 205, 213,
Intériorité : 428, 496-500, 510, 297.

552 ; — et extériorité : 193, Monde : — extérieur : 198-


474-475, 505, 560. 221, 224, 232, 438 ; — comme
Inter subjectivité : 179, 363, 405, notion cosmologique : 249-
675- 257, 646-647 ; — de l'objet
Irréel : 39, 42, 163, 257, 260, esthétique : 95, 157, 160,
269, 392, 513 ; — et réel : 186, 200, 221-249, 273, 291,
40, 65, 207, 246, 443-445, 334, 392, 449, 512, 522-523,
656 (cf. imaginaire). 549 ; — esthétique et monde
réel : 620-631, 645-656 ; — du
Jugement : 462, 472, 514; sujet : 553, 554-561, 582-583
— déterminant et réfléchis¬ (çf. expression et sentiment).
sant : 465-468, 487. Mouvement : 312, 320, 348-354,
366, 371-372, 385, 624 (cf.
Kant : 5, 14, 20, 99, 107, 143, temporalité).
180, 252-254, 306, 310,
225, Musique : 53, 85, 92, 115, 132,
325, 332, 342, 349, 423, 463, 157, 190, 242, 261, 273,, 274-
465, 5*6, 539, 544-545, 551, 277, 314-344, 385-386, 509,
563-565, 595, 601. 631-638.

Langage : 52, 145, 266-267, Nature : 112, 129, 134, 217 ;


271-273, 317, 475, 509, 622; — et art : 125-126, 140,
— et expression 173-184.
: 188-197 ; — et esprit : 174,
Littérature : 214, 266-273, 374, 441, 464, 475.
455. 628.

Objet esthétique : son avène¬


Majeur (art) : — et mineur : ment : 33-42, 354, 419 ; sa
76, 78, 139, 161. spécificité : 111-187, 168, 206,
Malraux : n, 15, 16, 18, 22, 408 ; — comme nature : 130-
148, 152, 155, 159, 165, 186, Ï31, 376 ; — comme langage :
210, 212, 246, 393, 528. 185 (cf. expression) ; — dans
Matériau : 76, 119, 177, 216, le monde : 201-221 (cf.
279, 321, 356- 377-380, 391. monde).
Mélodie : 328, 334-344, 349, 355, — perçu : 259, 281-285, 358,
365, 374-376, 397.
387, 449, 478.
INDEX 687

— représenté : 162, 166, 194, Pour-soi : 179, 197, 292, 294,


246, 257, 263, 346-347, 352, 333, 408, 476, 480, 497, 669

358, 381, 388, 403, 449, 508, (cf. quasi-sujet).

621, 628 (cf. sujet). Présence : — à l’objet : 284, 421-


— signifiant : 131, 161-173 (cf. 431, 463, 512 ; — de l’œuvre :
signification). 75, 129, 131, 180.

— usuel : 120-125, 128, 262, Profondeur : — de l’homme :


484, 527 ; — et objet esthé¬ 403, 470, 495-504, 577, 592;

tique 134-141, 152.


: — de la chose : 494-495 ;

Œuvre d’art : 16, 31, 301 ; — et — de l’objet esthétique : 24,

objet esthétique : 8-10, 26-27, 78, 239, 470, 504-514, 554.

46-47, 112, 258, 286, 297, 315, Prose : 87, 177, 265, 638.
328, 457 ; structure de 1’— : Psychologisme : 9, 97, 258, 269.

377-409 (cf. structure). Public : 36, 81, 101-110, 209,

Ontologie : — de l’objet perçu : 286, 559, 581, 603.

26, 2x2, 314 ; — opposée à


anthropologie : 13, 28, 245, Qualité (affective) : 193, 276,

549,561, 568, 656, 665-677. 405, 408, 522, 557, 636, 668 ;

Opéra : 32-44, 302. — comme a priori : 541, 544,

Ornement : 132, 135, 153. 549, 57°. 672 (cf. affectivité,


a priori).
Participation : 489, 503, 544. Quu,si-sujet : 197, 256, 291, 306,

Peinture : 79, 92, 129, 132, 150, 365, 409, 476, 488.

180, 192, 265, 273, 345-375,


451-452, 458, 625-628. Réalisme (esthétique) : 620-631,
Perception : — ordinaire : 171, 642, 646, 661 (cf. imitation).

260, 280, 285, 357, 360, 436, Réel (le) : 163, 185, 224, 249,

441-446, 461-480, 660 ; — re¬ 394, 438, 561, 624 ; — comme

quise par l’objet esthétique : éclairé par l’objet esthétique :

25-26, 171, 224, 258, 277, 645-656 (cf. irréel, monde et

287, 441 ; — et sentiment : ontologie).

469-471, 514-526, 661 (cf. Réflexion : 101, 120, 313, 363,

sentiment, objet perçu, objet 457, 467, 470, 479, 482-494,


esthétique).
514-526, 609 (cf. jugement).

Plaisir (esthétique) : 99, 19°.


Représentation : v. expression

et présence.
426, 430, 528.
Plastique (art) : 91» 268, 342,
Représentatif (art) : 162, 187,
224, 228, 245, 261, 389, 395,
35°. 369. 483. 643-
Poésie : 88-89,177,193. 5°9. 637- 43i-
688 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Reproduction (de l’œuvre d’art) : (cf. matériau, exécution, objet


72-80, 216. esthétique, perception).
Roman : 88, 95, 164, 216, 225- Sentiment : 105, 182, 187, 194,
228, 235-236, 240, .268, 273, 257. 4°6. 53i. 540 ; — et
273.
403, 638, 640-643. entendement : 468-472 ; — et
Rythme : 235, 241, 293, 323- expression : 473-480 ; — et
333, 335, 337, 349, 366-374, réflexion : 485-494, 514-526 ;

385- — et profondeur : 501-504


(cf. perception et expression).
Sartre : 39, 52, 75. 81, 88, 98, Signification : — et expression :
103, 143, 191, 205, 225, 257- 163-172, 354, 476 (cf. sens,
266, 275, 281, 346, 437, 442- sujet, immanence).

443» 456. 55i. 583. 615. Souriau (E).) : 14, 48, 86, 96,
SCHEEER : 10, 82, 107, 545, 550, 138, 162, 188, 286, 318, 343,

553. 573. 599, 604-606. 360, 388, 451, 574-575, 599.


Schème : 75, 191, 304, 374, 426, Spatialisation : 311, 341-343.
482 ; — : 320-
harmonique Spatialité : 308-309, 322, 332
321, 362-364, 382-385 ;
335, (cf. espace).
— rythmique : 324-333, 335, Spectateur : 2-4, 38, 203, 292,
368-374, 385-387 ; — mélo¬ 350, 448, 472, 539, 548 ;
dique : 336-342, 374, 406 ; — comme témoin : 43, 91-
— kantien : 310, 321, 331, 97 ; — comme exécutant :
349, 450 (cf. structure). 83-91, 428, 453, 568.
ScHEOEZER 274-277,
(DE) : 160, Structure : 170, 263, 275, 302,
3i4. 323. 355. 4°6. 633, 637. 328, 367, 481, 483-484, 576
Sculpture : 92, 279, 380, 452. (cf. schème et explication).
Sens : — de l’objet esthétique : Style : 147-161, 168, 192, 211,
42, 131, 245, 273, 340, 363, 222, 356, 460, 505, 617-618.
560 ; — comme forme : 188, Subjectivisme : 91, 339, 542,
275, 290, 334 ; — comme 546, 564-
être : 657, 665-667 (cf. sujet, Sublime : 99, 122, 494, 528.
signification, expression). Sujet : 171, 262, 336, 387-397,
Sensible : — comme être de 398-404, 485 (cf. objet repré¬
l’objet esthétique ; 41, 69, 77, senté, expression et significa¬
187, 195. 314-315, 425, 635 ; tion).
— comme résultat de l’exé¬ Symbole : 166, 360, 395.
cution : 54, 277 ; — comme
informé : 131, 191 ; — et Temps : — du monde : 171, 207,
matière : 127-129, 289, 379 235 î — de l’objet esthéti-
INDEX 689

que : 209, 240-243, 291, 330, Unité : — de l’objet esthétique :


348, 456, 565 (cf. durée, his¬ 43, 238-239, 258, 276, 329,
toire, historicité, espace). 386, 426, 632 ; — du monde

Temporalisation : 241, 243, 312, de l’objet esthétique : 233,

346-355. 253 ; — du réel et diversité

Temporalité : 306-307, 387, des mondes esthétiques : 649-


433. 656 (cf. vérité).

Théâtre : 37, 49, 60, 84, 94,


103, 164, 229, 383, 400, 460, Valéry : 66, 69, 89, 137, 139,

581, 625-627 (cf. acteur et 375. 385, 489-


décor). Vérité : — de l’objet esthétique :

Totalité : objet esthétique com¬ 54. 79, 163, 187, 211, 239, 257,

me — : 188, 215, 293, 407, 354, 395, 458, 518, 531, 557-
483 ; monde comme — : 202, 612-656, 658 ; — de l’artiste :
253, 284 ; — objet-sujet : 554-561 ; types de — : 529-
425. 533- 5i7 (cf- monde et
532, 616-645, 658 ; — et pré¬
forme). sence : 285 (cf. authenticité).

Tradition : 16, 83, 209, 317, Vie : 112, 566-567, 594, 670.

384, 585 (cf. culture). Vivant : — comparé à l’objet

Transcendantal (le) : 253, 283, esthétique : 112-120, 202,

432, 441, -545. 488, 511.


TABLE DES MATIÈRES
DU TOME II

TROISIÈME PARTIE

PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE


Pages

Chapitre Premier. — La présence. 421

— H. — Représentation et imagination. 432


1. L’imagination.. 432
2. Perception et imagination. 441
3. L’imagination dans la perception esthétique .. 447

— III. — Réflexion et sentiment dans la perception en général. 462


1. L’entendement. 462
2. De l’entendement au sentiment. 468
3. Apparence et expression. 473
— IV. — Le sentiment et la profondeur de l’objet esthétique. 481
1. Les deux réflexions. 481
2. Le sentiment comme être-profond. 494
3. La profondeur de l’objet esthétique. 504
4. Réflexion et sentiment dans la perception esthé¬
tique . 314

— V. — L’attitude esthétique. J27


1. Les attitudes devant le beau et le vrai. J28
2. Les attitudes devant l’aimable et le beau -- J32
692 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

QUATRIÈME PARTIE

CRITIQUE DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Chapitre Premier. — Les a priori affectifs. 545


1. L’idcc d’un a priori affectif. 543
2. L’a priori comme cosmologique et comme exis¬
tentiel. 549
3. La signification des a priori de la présence et de la
représentation. 562

— II. — La connaissance a priori des a priori affectifs et la possibilité


d'une esthétique pure. 570
1. Les catégories affectives . 370
2. La validité des catégories affectives. 584
3. La possibilité d’une esthétique pure. 594

— III. — La vérité de l’objet esthétique. 613


1. L’objet esthétique comme vrai. 615
a) Deux premiers sens de la vérité esthé¬
tique . 615
b) La vérité du contenu. 620
c) Le vrai de l’expression.. 631
2. Le réel comme éclairé par l’esthétique. 643

— IV. — Signification ontologique de l’expérience esthétique. 637


1. Justification anthropologique de la vérité esthé¬
tique . 638
2. Perspectives métaphysiques. 663

Notice bibliographique. 679

Index. 683

1967 — Joseph FLOCH, Maître - Imprimeur à Mayenne (France)


ÉDIT. N° 29248 IMP.N°2713
Date Due
EN T UN VERS TY

64 0 3 2

234845
ÉP IMÉThÉE
Collection dirigée par Jean HYPPOLITE

Miche] Alexandre. — LECTURE DE KANT. Textes rassemblés et annotés


par Gérard Granel .._. F. 12 »
Beda Allemann. — HÔLDERL1N ET HEIDEQQER. Traduction par
François Fédier . F. 14 »
H.Arvon. — Aux sources de l’existentialisme : MAX STIRNER — 8 »
— LUDWIQ FEUERBACH OU LA TRANSFORMATION DU SACRÉ
F. 8 »
Jean Beaufret. — LE POÈME DE PARMÉNIDE . R
Gilles Deleuze. — EMPIRISME ET SUBJECTIVITÉ. Essai sur la
Nature humaine selon Hume. F. 7 »
Jeanne Delhomme. — LA PENSÉE INTERROGATIVE ... — 9 »
— LA PENSÉE ET LE RÉEL. Critique de l’ontologie _ - 10 »
Mikel Dufrenne. — PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’EXPÉRIENCE
ESTHÉTIQUE, 2 vol., ensemble (2S éd.). F. 30 »
— LA NOTION D’ « A PRIORI ». - 14 »
Maurice Dupuy. — LA PHILOSOPHIE DE MAX SCHELER, 2 vol.,
ensemble . F. 30 »
— LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION CHEZ MAX SCHELER
F. 12 »
Ludwig FEUERBACH. — MANIFESTES PHILOSOPHIQUES. Tra¬
duction de Louis Althusser. F. 12 »
Martin HEIDEGGER. — QU’APPELLE-T-ON PENSER 7 Traduction
par Aloys Becker et Gérard Granel (2e éd.) . F. 14 »
Michel Henry. — L’ESSENCE DE LA MANIFESTATION, 2 vol.,
ensemble. F. 40 »
— PHILOSOPHIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE DU CORPS ... - 18 »
Jacques d’HoNDT.—HEGEL, PHILOSOPHE DE L’HISTOIRE VIVANTE
F. 24 »
Edmund HUSSERL. — L’ORIGINE DE LA GÉOMÉTRIE. Traduction
et introduction par Jacques Derrida . F. 10 »
Edmund HUSSERL. — LEÇONS POUR UNE PHÉNOMÉNOLOGIE
DE LA CONSCIENCE INTIME DU TEMPS. Traduction par Henri
Dussort.. F. 12 »
Edmund HUSSERL. — RECHERCHES LOGIQUES :
T. I : Prolégomènes à la logique pure. Traduction par H. Ëlie R
T. II : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la
connaissance. Traduction par Hubert Ëlie, L. Kelkel et R. Sc.herer,
2 vol., ensemble. F. 34 »
T. III : Éléments d’une élucidation phénoménologique de la
connaissance. Traduction par Hubert Ëlie, L. Kelkel et R. Scherer
(Recherche VI) . F. 16 »
Edmund HUSSERL. — LOGIQUE FORMELLE ET LOGIQUE TRANS¬
CENDANTALE. Traduction par Suzanne Bachelard. F. 18 »
Jean Hyppolite. — LOGIQUE ET EXISTENCE. Essai sur la Logique
de Hegel (2e éd.). F. 10 »
Quentin Lauer. — PHÉNOMÉNOLOGIE DE HUSSERL ... - 15 »
Roger Martin. — LOGIQUE CONTEMPORAINE ET FORMALI¬
SATION. F. 12 »
Jean Nabert. — ESSAI SUR LE MAL. _ 7 »
René Scherer. — LA PHÉNOMÉNOLOGIE DES « RECHERCHES
LOGIQUES» DE HUSSERL . (sous presse)
Gilbert Simondon. — L’INDIVIDU ET SA GENÈSE PHYSICO-BIOLO¬
GIQUE. F. 15 »
Jules Vuillemin. — MATHÉMATIQUES ET MÉTAPHYSIQUE
CHEZ DESCARTES. F. 16 »
— LA PHILOSOPHIE DE L’ALGÈBRE. T. I. - 36 »

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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