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vagues

une anthologie de la nouvelle muséologie

textes choisis par marie-odile de bary,


andré desvallées et françoise wasserman;
présentés par andré desvallées.

volume 2

~ç () 38
11iJSHI DE ~kQUEOLOGllt EETNGLOGIA
Uni'o'ersidade de sao Paulo
311l1l0TFfA
cet ouvrage est publié avec le concours SOMMAIRE
du ministère de la culture,
direction des musées de france.

Présentation, André Desvallées ..................................................................... . Il

collection museologia
directrices de publication: DEUXIÈME PARTIE - PROLONGEMENTS .. 37
marie-odile de bary, MAE-Museu Arqueol. e Etnologia
En guise de préambule, Duncan F. Cameron: Les parquets de marbre
111111~lllllllll~111~llllllll ~lllllllllllll~lll llllll l
françoise wasserman.
sont trop froids pour les petits pieds nus (1992) ......... 39

M26038 Chapitre 1. Réflexion et théorie 59


Hugues de Varine : Le musée peut ruer ou ... faire vivre (1979) ........ 65
ti tres parus :
F.A. Bather : Le musée et le citoyen (1904) ......................... .. 70
- nouvelles muséologies, sous la direction d'alain nico/as (épuisé) Hugues de Varine : Le musée moderne : conditions et problème d'une
- l'art contemporain: diffusion, animation, formation (épuisé) rénovation (1976) .................... ......... .......... .......... ...... ...................... ........... ............ 72
- tables rondes du premier salon de la muséologie Antonio dei Guercio : Refaire le musée (1976) 74
- scénographier l'art contemporain Marc-Alain Maure: Réflexions sur une nouvelle fonction du musée
- museologica, contradictions et logique du musée, (1976) ........................... ........................................................... .......................... .... 79
par bernard deloche Marc-Alain Maure: Identité, écologie, participation:
- musées et culture, le financement à l'américaine, nouveaux musées, nouvelle muséologie (1984) .. 85
par jean-michel tobelem Hugues de Varine : Viol et vol des culrures : un aspect de la
- l'initiative communautaire, recherche et expérimentation, dégradation des termes de l'échange culturel entre les nations (1982) . 92
par hugues de varine Alice Carnes: Foire-exposition, centre de loisirs, ou forum? (1986) . III
- vagues, une anthologie de la nouvelle muséologie, voLI M.S. Prakash et S.S. Shaman : Planification à long terme des musées:
éluder les problèmes de société ou éduquer pour responsabiliser? (1987) ... 126
Stephen Weil: Remettre en question certains principes (1986) ..... 146
Kenneth Hudson: Un musée inutile (1989) . 148
Stephen Weil: Une réflexion sur les petits et les grands musées (1987) .. 152

éditions W, 31 , rue sirène 7 1000 mkon Chapitre 2. Expériences et pratiques ......................................................................... 165
M.N .E.S., 7, allée du forez 77 176 savigny-le-temple
Chandler G. Screven : L'évaluation des unités d'exposition: une
approche centrée sur l'objectif (1976) ............. . 17 1
©éditions W - M.N .E.S., septembre 1994
ISSN 1147-4459 Évelyne Lehalle : A propos de la «conquête » des publics (1991 ) 172
ISBN 2-86887-029-5 Fernanda de Camargo e Almeida : Le Musée des images d" l'inwml:Îenl
(1976) 204
diffusion: presses universitaires de lyon Carlo Poni : Archives populaires Cl prolél.ure.\ (1 ') /(,) 214
86, rue pasteur 69365 lyon cedex 7 Marie-Odile de Bary : Mémoire du fUlllr Cl (nlllliul1\od;llc du musée
ISBN 2-7297-0478-7 (1991) 219

7
Sven Lindqvist .' Le musée dangereux (1986) 220 Stephen Weil .' L'apparition d 'un nouveau paradigme (1990) .. .\ Il
Jean-Pierre Laurent : Des choses ou des gens? (1982) . 232 Amhony helcon: Il faur construire le village planétaire (1992) . <15 1
Jean-Pierre Laurent .' Le musée, espace du temps (1985) 233 Duncan F. Cameron: Savoir faire peau neuve: les musées et leur
Jean-Pierre Laurent .' Essai d 'une muséologie de la ville (1983) 243 nouvelle identité (1992) ............................... ............. .. .......................... .. .. .................... 466
Robert Sullivan: Le musée, un «objet » moral (1985) .. 251 Projet de déclaration sur les droits des peuples autochtones (1992) .. 472
Anne Bishop: Les musée et le développement communautaire des Loi sur la protection et le rapatriement des tombes des autochtones (1990) .. 473
personnes à faible revenu (1989) ... ...................................................................... 284 Tourner la page.' forger de nouveaux partenariats entre les musées et les
Françoise Wasserman : L'exposition peut-elle être un outil pour Premières Nations (1992) ............................................................. 475
lutter contre l'exclusioll ? (1993) ......................................... .... ........... ........ 293
Alpha Oumar Konaré : Des écomusées pour le Sahel: un programme Chapitre 2. Expériences et pratiques .............................................................. . 487
(198 5) ............... . 302
Fabrizio Sabelli: Exposer et s'exposer. Pour une anthropologie du Salon
(1989) ..... .. ... 493
TROISIÈME PARTIE - DÉPASSEMENTS ....... _ .. 315 Alfredo Margarido : Créateurs versus expositeurs (1989) . 507
Harald Szeemann : Le musée des obsessions et le bureau du travail
En guise de préambule, Jean Hurstel: Prendre la parole (1988) 317 d'accueil spirituel (1988) . 518
Edmund Alleyn : Pour un musée de la consommation (1976) 521
Chapitre 1. Réflexion et théorie 329 Harald Szeemann : Grand-père ou l'anti-Documenta (1974) . 528
Bernard Deloche : L'œuvre d'art au musée (1983) 337 Jacques Hainard : Pour une muséologie de la rupture (1986) 531
André Malraux .' Le musée imaginaire (1947) 338 Jacques Hainard.' La tentation d'exposer (1985) ............................................ . 532
Jerome K Jerome.' Trois hommes dans un bateau (1899) 341 Flore Segalen: L'émergence des expositions-spectacles et l'évolution
François Mathey.' Ils collectionnent (1974) .. 343 muséale : continuité ou innovation? (1991) . 540

Jean Baudrillard .' Le système des objets (1968) .......................... Deidre Sklar: Jouer à faire semblant: le Museum of the American
345
lndian en tant que spectacle culturel (1987) .................................................... 548
Jacques Archambault.' Au-delà de la métaphore (1985) .. 367
Michel Thévoz: Esthétique et/ou anesthésie muséographique (1984) . 380
Jean-Luc Godard.' Passion (scénario) (1984) .. 382 Postface, Marie-Odile de Bary et Françoise Wasserman ..... 561
Jean Clair.' Olivier O. Olivier (1988) 384 Gilbert Lascault ...... 563
Jacques Hainard: La revanche du conservateur (1984) .................................... 393
Gilbert Lascault.' Énumération de quelques objets absents (1979) .. 394
Jacques Hainard: Objers en dérive pour «Le Salon de l'ethnographie»
(1989) . 405 SOMMAIRE DU PREMIER VOLUME ............................................................................................. . 573
Alpha Oumar Konaré : Substituts de masques et de statuettes au Mali
(1985) .................. 415
Neil Postman : Pour un élargissement de la notion de musée (1989) ... 420
Jean-François Lyotard et Alain Arnaud.' Le partage des conséquences
(1985) ................................................................... ........................................................................................ 428
Stephen Weil: La véritable tesponsabilité du musée: les idées ou les
choses? (1989) ......... ........................ ..... 433
Jean Ferry.' Potter trouve une réalité à musée (1955) 437

8
PRÉSENTATION

André Desvallées

Au cours de la période que nous avons appelée «fondements»


et qui a fait la matière de notre premier volume, ont été remis en
cause la voie de passage obligée que constituaient officiellement,
pour le musée, le bâtiment et le système fermé des collections des-
tinées à un public limité, sinon captif, ainsi que le langage de la
communication muséale. L'article de Hugues de Varine qui a été
retenu pour ouvrir le chapitre théorique de la période suivante,
que nous avons appelée « prolongements », a bien fait le point, en
1979, notamment en fixant le triangle devenu pédagogiquement
célèbre, qui définit les trois pôles distinctifs majeurs du nouveau
musée par rapport à l'ancien (territoire, patrimoine, popula-
tion / bâtiment, collection, public) et les années que nous allons
considérer seront surtout, mais pas exclusivement, celles de la dif-
fusion hors de France de la muséologie communautaire, initiée
avec les écomusées au début de la décennie précédente.
Cette seconde période fut celle de l'approfondissement des
modèles proposés, en même temps que celle du refus de leur récu-
pération par les institutions officielles et commerciales. Elle a
connu, en son début, pour la nouvelle muséologie française, la
création de son premier mouvement éponyme, en 1982 - la
MNES. Mais elle a été aussi, dans le monde occidental, le com-
mencement d'une mise en question plus systématique du musée
traditionnel. Les pionniers de la fin des années soixante avaient
certes été des Nord-Américains, mais leurs propos - s'agissant
de Duncan F. Cameron - ou leurs actes -s'agissant de Mario
Vasquez ou de John Kinard - sont restés, semble-t- il, sans échos
sur leur continent, tandis que la Déclaration de Santiago du hili
(1972) a dû attendre dix ans pour voir certaines de ses résolutions
se concrétiser en Amérique latine, et que sa pb«~- rorme devra
même être relancée, en 1992, par une nouvelle déclaration, à
Caracas. Par contre, au début des années quatre-vingt, d'une part

11
VA(,lJl ' ~ PRtSENTATION

des questioJ)Ill'lIll'lll\ vOY,IIl'Il1 de nouveau le jour un peu partout mais auquel les conseils d'administration que constituent les 111/\
dans les IllUSl'l'S ,11l\llllollll.' l'I anadiens, et, d'autre part, ce qui tees semblent laisser plus de liberté que les édiles qui ont la tutclk
provell,UI du IlHHIV( Illlili fl.lnçais, appuyé d'une connivence de la plupart de nos musées non nationaux ou les fonctionnaires
n,Hull'l1t- III SI ,IIHIIII,IVI(' l'I d' un démarrage radical au portugal, qui s'arrogent un droit de regard sur ce domaine où chacun croit
grill!' ,III (h,IIlJ;Cllll'lll pohtil\lIe, faisait tache d'huile au Québec. avoir une compétence innée. Il semble qu'on s'autocensure moins
\\·l1d.1111 1.1 (IelHllle plécédente, Georges Henri Riviêre et dans ces pays et que l'on réussit plus souvent, malgré une poten-
Ilugu '.' dl' V,lIllll' nt'I\,li 'nI en quelque sorte le rôle d'agents de tielle pression des trustees, à produire des expositions traitant de
li,liSOI1 d'tllll' IIVI', 1',1111 n' de l'Atlantique. Avec la fin des années sujets que l'on considérerait en France comme brûlants (rappe-
~()ix.\IlIl' diX, k, licllS Sl' sOllt raits plus distendus - sauf avec le lons-nous par exemple comment, à Rennes, en 1975, le préfet
lIéb~c, qui It-, .\ vus .1l1 contraire se renforcer, surtout dans les d'Ille-et-Vilaine avait voulu faire supprimer, dans un audiovisuel
p.\r<;S CI d.lIls les écolllusées. Mais nous ne saurions toutefois du Musée de Bretagne la simple évocation de manifestations pay-
mé onnaÎlre que l , décalage chronologique s'est poursuivi et que, sannes pourtant bien réelles, et demandons-nous combien de
à quelques exceptions pl' 5, la réflexion fondamentale est surtout musées, combien d'expositions ont pris en compte l'histoire de
restée européenne. Au moins une exception majeure: celle de la guerre d'Algérie et ses suites sur le territoire de l'hexagone!). La
Duncan F. Cameron, que nous avions abandonné, à l'avant- différence est telle que, lorsque Stephen Weil suggère de construire
garde, au début des années soixante-dix. Le même qui s'était déjà une complémentarité des musées, ceux qui, depuis vingt-cinq
refusé, en 1969, à participer à la programmation de «musées ans, se sont employés en France à créer des réseaux décentralisés
inutiles» en Afrique du Sud et au Ghana, mais qui, en 1971 à qui dépassent l'esprit de clocher, ne peuvent que balancer entre
Grenoble, tour en avançant beaucoup de propos dérangeants, se le scepticisme et le souhait qu'un esprit rationnel ait plus de suc-
demandait si l'Anacostia Neighbourhood Museum était bien un cès auprès des initiatives privées américaines qu'il n'en a eu avec
musée, allait avoir, en 1973, la révélation d'une opération simi- le système napoléonien français!
laire que Mario Vasquez et d'autres Mexicains avaient tenté de
réaliser, depuis déjà plus de cinq ans, dans la banlieue de leur
métropole. C'est pourquoi il nous a paru capital de placer son Pendant la seconde période le rôle social du musée a continué
«odyssé », ain i que les con lu ions qu' il en tire, en tête de notre à se développer dans une vision globalisante. La Déclaration de
nouvel itinéraire. El de m 'l m ' il nous a paru bon de placer en Santiago avait marqué la prise de conscience de ce nécessaire enga-
queue du hapitre théorique dc la partie «dépassements » un autre gement social, tout en soulignant l'importance de l'environne-
de ses plus récents textes prospectifs. ment dans la problématique muséale et la nécessité de ne pas dis-
Certes, les problèmes ne sont sans doute pas les mêmes dans socier nature et culture (la pluridisciplinarité). Mais entre
le nouveau monde et dans l'ancien - au point que certains Santiago (1972) et Caracas (1992) un pas de plus a été franchi
Nord-Américains se demandent s'ils ont bien raison de conserver dans l'appréhension globale des problèmes: c'est que, à la dégra-
le modèle européen historique du musée ... et que certains dation continue de l'environnement, revenaient s'ajouter les des
Européens sont tentés de laisser au nouveau monde les innova- tructions imputables aux guerres. De ce fait, se confirmail le hlil
tions qu'il nous propose, Même si nous limitons notre compa- que le patrimoine, qu'il soit naturel ou culturel, ne salirait 5' appré-
raison à la France, il est certain que le fonctionnement est loin hender en dehors de l'homme. Lhomme est dedans cl, s'il ne s'y
d'être semblable: entre notre système centralisé - et standardisé, intègre pas pour devenir vraiment conscient dt' (l' lllle la néces-
même si la période que nous vivons essaie d'y remédier - et celui sité de survie ne peut qu'être globale, il di paraîtra avec ce patri-
du grand ensemble anglo-américain, presque entièrement privé, mome.

12 13
VA<,UES PRÉSENTATION

Il est donc né ('IiS;' in: dc 1:1 ire du musée un outil de plus en plus qui peuvent parler non pas d'une seule société mais de toutes, ~ l
efficace de prisc J( WIlSlIcn e et d'engagement pour la survie. Le problèmes sont le plus souvent abordés dans les musées d'histol
patrimoine IH' III III plm sc ontenter d'être objectivé: il doit être re naturelle, les musées de sciences ou les centres de cultures scien-
intégré. LI dyn.1Ill1quc muséale; ce qui explique d'une part que tifique et technique.
l'OIl .lit WllllllClllé à faire passer la conservation de l'environne-
Cette affirmation du rôle de questionneur que doit avoir le
I11l'llt d.lm .\.\ globalité avant la collecte et l'étude des collections musée va être récurrente en Amérique et nous la retrouverons
11.ll\ll.t1t~tl.·s par spécimens, et d'autre part que les musées com-
dans la période suivante (Neil Postman, Stephen Weil) : un musée
1l11l1l ' \lIt'lircs aient été bien considérés comme la meilleure voie
a-t-il le droit de se contenter de refléter la ctiIture dominante et
d'.\ppréhension des patrimoines. de servir en quelque sorte de soporifique intellectuel? Ou ne doit-
Prenant beaucoup plus à cœur la destination du musée « au ser- il pas être au contraire un révélateur de problèmes, un agent de
vi e de la société », les Nord-Américains - mais aussi d'autres prise de conscience. Et nous ne pouvons que regretter le manque
(Scandinaves, Suisses) - sont beaucoup plus sensibles que la d'audace continu de la France dans ce domaine. Qu'est devenu
majorité des Européens (du moins les gens de musée) aux pro- le vœu de son ministre de la Culture, Jack Lang, pourtant bien
blèmes de la faillibilité de la science, de la pollution, des risques conscient du problème et que je vois encore rêver tout haut, le 9
nucléaires, de la course aux armements, de la faim dans le monde, février 1982, dans le Grand Amphithéâtre du Conservatoire
de la surpopulation, des épidémies, etc. Les textes d'Alice Carnes, national des Arts et Métiers, à ce que pourrait être la Cité des
pour ce qui concerne le domaine scientifique, et de Prakash et sciences et de J'industrie: «Peur-on espérer que dans un musée
Shaman, également pour le même domaine, mais surtout pour "à la française" notre histoire ou l'histoire de l'homme . oit réin-
ce qui concerne le domaine esthétique, constituent de bons troduite et que, sans rien cacher, on y raconte les grands exploit
témoignages de ces préoccupations : «l~art n'est pas présenté uni- de la science et de la technique et aussi ses grandes erreurs, qu'un
quement pour lui-même ou simplement pour éduquer les sens vaste département des erreurs scientifiques y prenne une grande
par une expérience esthétique. » (infra, p. 142). Mais ces derniers place, qu'un compartiment soit réservé aux impostures scien-
n'en remarquent pas moins les limites de cet engagement de la tifiques - je vous renvoie à Lissenko et à quelques autres? La
part des professionnels: «Les musées d'aujourd'hui [ ... ] utilisent technique pour la technique séduit, fascine l'imagination, aigui-
se la curiosité: mais réintroduisons J'homme, réintroduisons
leurs activités externes et le développement de leur audience
l'histoire, réintroduisons aussi le futur. Je me souviens de ce mot
comme une forme de prosélytisme. Mais, quand il s'agit de
de François Jacob, "un couteau, disait-il, peut servir à peler une
confronter consciemment des questions éthiques et sociales, les
pomme; il peut servir aussi à être planté dans la côte de mon voi-
professionnels des musées tournent court.» (infra, p. 130). Et,
sin" 1. » En cela Jack Lang rejoignait le constat que fera Neil
citant un conservateur américain, responsable d'une remarquable
Postman en 1989 lors de la lS e Conférence générale de l'lcom, à
exposition sur le désarmement nucléaire: les musées « doivent
La Haye: «à J'instar de la littérature écrite et orale propre à chaque
encourager le visiteur à saisir les idées autrement et plus complè-
culture, son histoire peut servir à réveiller les meilleurs côtés de
tement, notamment les idées qui dépassent les questions esthé- notre être ou à en stimuler les instincts diaboliques » (infra, p. 423).
tiques, pour atteindre les problèmes de société» (Nina Felshin). Loin de cela, presque toute trace de science humaine a disparu de
Ce qui est à souligner par ailleurs, c'est que les musées nord amé- la programmation de La Villette; et, si l'histoire montre par roi
ricains s'interrogent beaucoup plus sur des problèmes à traiter son nez dans certaines expositions, cela n'e t pas vraiment pour
dans les musées de civilisation (ou de société!) que dans les musées
de Beaux-arts, alors même que les véritables musées de civilisa-
1- Journées d 'études sur La Villette, 9- 10 février 1982. P'Hi ., l'.lfC de la Villette,
tion, en Europe, sont plutôt rares. En dehors de musées territo- Établissemenr public, 148 p. (p. 24). Voir égalemelll À propos (U!Jl Villme, le livre blanc
riaux, attachés au patrimoine local, des musées d'ethnographie, publié par le Groupe de liaison pour l'action culturelle scientifique, nO14, 1982, 138 pp.

14 15
VACUES PRÉSENTATION

faire douter des certitude affichées dans la constance des progrès que les autres cultures - et sous-cultures, et anti-cultures - III
de la science et de la technique! Cela dans la même ligne que celle peuvent être impliquées dans le musée simplement par le biais de
reprochée par le même Neil Postman au plus grand centre de l'exotisme, qu'il faut les intégrer en tant que telles - cultures
culture scientifique et technique ou musée américain: «À travers d'immigrés minoritaires, en Europe (Françoise Wasserman)
ses expositions et ses con eptions, EPCOT proclame que le para- comme en Amérique, mais aussi en Asie et en Afrique, cultures
dis ne se gagnera qu', li prix du progrès technologique et seule- d'autochtones minoritaires (on nous en donne officiellement plus
ment par ce moyen» alors que ses visiteurs «ont terriblement de cinq mille), en Amérique (Oeidre Sklar), comme en Afrique,
besoin d'avoir d s points de repère sur le plan moral et civique.» en Asie et dans le Pacifique, cultures métissées afro-américaines,
(infra, p. 425). chez nous les «beurs», etc., sans compter d'autres minorités, des
Plu global ment pour ce qui concerne ce problème de la fonc- réprimés sexuels aux handicapés physiques, et tout bonnement
tion riliqu des musées, on ne peut que regretter qu'une décen- cultures d'exclus en tous genres, à commencer par celle des chô-
nie d'un régime politique qui, en France, eut pu - eut dû - pri- meurs (Marie-Odile de Bary). Les pays d'Europe occidentale, y
vilégier ces directions réflexives et pratiques, et qui l'avait laissé compris la France, pourtant multiculturelle, ne se sont pas encore
espérer à ses débuts, n'a rien entrepris de plus audacieux que la engagés dans le traitement de cerre diversité, comme l'ont fait par
décennie précédente- au contraire, en ce qui concerne les impli- exemple les États-Unis avec leur «political correctness» - mais
cations sociales du musée, qu'il s'agisse de l'incitation au déve- avec un excès de système qui, pour la vieille Europe, manque cer-
loppement des musées communautaires ou de la création des tainement de nuances 3 •
musées de civilisation - que, pour une part, on appelle désor- Chez nous l'histoire est simple et l'ethnographie de même.
mais aussi «de société». :Lhistoire officielle, du moins, et l'ethnographie officielle sont
relativement simples, les musées dits régionaux ayant partielle-
Mais si les intérêts du musée ont changé, c'est que le public a ment et provisoirement réglé la question des différences dans
changé, lui aussi. Il n'est plus celui de Pierre Bourdieu 2, quoi notre pays et en d'autres nations européennes. Il n'en est pas de
qu'on en dise, même s'il ne s'est pas enrichi de nouvelles classes même outre-Atlantique où l'accumulation d'ethnies et de cultures
ociales (Évelyne Lehalle). Et, par voie de conséquence, on a dû non assimilées est telle que cette question des différences est
changer de méthode. incontournable. Non seulement les musées qui ont à faire avec le
'est pourquoi la principale idée-force de la période réside patrimoine non occidental sont beaucoup plus nombreux, mais
dans l'approfondi sement de ce qu'est l'autre. On abandonne la il leur est devenu impossible de traiter ce patrimoine avec le
simple notion de publi que l'on veut étendre, toutes catégo- simple regard froid du conquérant ayant amassé des trésors et les
ries confondues, au mieux en iblant les classes d'âge, et on essaye offrant à l'admiration. Les conquis, les transplantés, les émigrés
d'appréhender les groupe culturels distincts qui forment ce de toutes origines revendiquent un droit sur ce qui vient d'eux-
droit physique ou droit moral. Nous n'en sommes pas là en
public (dénommés surtout «communautés» par les Nord-
Europe de l'ouest. Mais ce qui se passe en Europe de l'est n'est-il
Américains, même si le terme «communities» n'a pas tout à fait
pas en train de nous ouvrir les yeux sur le fait que, dans les musées
la même acception que son équivalent français - ou franglais).
comme ailleurs, on ne saurait piétiner les différences entre I·s ul-
On se dit que le musée, s'il doit exister, ne peut se contenter de
concerner, à la fois en tant que contenu et en tant que public, les
adeptes ou les membres de la culture majoritaire en Occident et 3- "On peut aujourd'hui proposer aux étudiants n'imporrc llllcl ,IUlt'Ur, résume
Thomas Kavanagh, de l'Université d'Ann-Arbor, mais il fitut ,,,voir tIlle SI J'OIl ne parle
pas de racisme, d'antisémitisme, d'anticolonialisme ou de féminimlc J propos de la
France, on n'intéressera personne.» (Colombe chneck,,, Le (rançai, piégé par le multi-
2- L'Amour tU l'art. Paris. 1967. culturalisme américain» in Le Monde, 17 février 1994).

16 17
VAl.llI'S PRÉSENTATIO N

tures et que lt 11111\«(' lili Illt'mc peut se trouver questionné dans d'Espagne et cohabitant sans accrocs avec eux pendant près d(
son essen t 1lH'1l1l P,II ll'\ difTérences, cinq siècles? On ne peut en dire autant des pays catholiques, Cl
'est hl 1'1('1111( Il l L'Ill'. La seconde consiste à promouvoir ces notamment de la France, qui se donne pourtant comme modèle
group 'S dl \lIIIJ1ll\ Il1lerlocuteurs en véritables partenaires. Cette de tolérance, et cela même depuis qu'elle est devenue officielle-
dl-Ill,\ll hl'. Ipll f.1I\.II( passer de la notion de public à celle de popu- ment laïque!
l,II iOIl, 11.111 11111' dl'S l-comusées (Françoise Wasserman). Mais, Comme il n'existe pas chez nous de musée d'histoire de la
(J11I1I1l Il Il'IlI.IIQIl ' Amareswar Galla, à partir de son expérience Nation, la question ne s'est pas posée de savoir quelle part l'on
.1I1\11.dillllll : ,, 1.\\ 'ndance apparente qui fait aller de l'objet ou devait offrir aux différentes ethnies qui l'ont formée - ce me/-
dll 11t'II l i III"" vers la communauté centrale exige à la fois qu'il y ting pot devenu absolument inextricable depuis les différentes
,111 lOlllpléhellsion et engagement à l'égard du développement strates celtiques, puis germaniques et asiatiques et scandinaves et
lUit lIIel C\ qu . la discussion soit fondée Sut une pluralité de pers- arabo-berbères, en passant par les « rattachements» flamands,
pCCliv's el d'interprétations. Tandis que des approches comme catalans, basques, alsaciens, corses et italiens, et jusqu'à toutes les
c:elles des écomusées, des centres culturels, des centres d'inter- migrations récentes (des Polonais aux Italiens, des Maghrébins
prétation et des associations jouent un rôle original dans le déve- aux Extrême-orientaux, des Portugais aux Turcs). Le marqueur
loppement de la conscience communautaire au sein des établis- unifiant est, bien sûr, la langue - dût l'oil écraser l'occitan, plus
sements culturels touchant au patrimoine, il y a encore loin cultivé, le breton, le catalan, le basque, l'alsacien ou le corse et
depuis la prise en compte des idées jusqu'à la pratique et la for- tous les idiomes des nouveaux venus!
mation professionnelles 4» , La même démarche allait pourtant
être revendiquée par d'autres musées, notamment locaux et régio- Lorsqu'on programme un musée national - donc, en prin-
naux, en commençant outre-Atlantique et par les musées d'eth- cipe, de synthèse - comme le Musée des Arts et traditions popu-
nographie et d'histoire (Robert Sullivan, Anne Bishop), laires, on peut évoquer toutes les nuances de la diversité, et ce
patchwork apparaît comme une richesse. C'est sans doute aussi ce
Pendant des années nous avons prêché le renforcement des
que peuvent faire, après la Suisse, des pays comme le Brésil ou
identités culturelles, et notamment par la création de musées
l'Argentine, en exprimant les différentes cultures qui font la diver-
d'identité à assise surtout territoriale, par l'usage systématique de
sité de leur nation, et où la langue est aussi le trait unificateur. Par
l'hisLOirc Cl de l'ethnographie, À propos du Musée juif de Prague,
Duncan F. Cameron souligne combien le musée peut être le refu- contre, il y a danger lorsque la langue et/ou la religion devien-
ge des ultures menacée de disparition et peut les aider à renaître. nent des séparateurs, comme au Canada, en Belgique, en Irlande
Mais lorsqu'on constate où peuvent mener les affirmations et à présent dans l' ex-Yougoslavie et dans les anciens pays de
d'identité ethnique lorsqu'elles sont poussées jusqu'au bout d'une l'empire soviétique.
logique d'exclusion des autres, on peut légitimement s'interroger Lactualité nous oblige donc à penser à tout ce que cette recon-
sur le rôle que doivent jouer de tels musées et sur la forme qu'ils naissance de minorités peut générer de passions, de conflits et de
doivent prendre. guerres. Mais n'oublions pas que la reconnaissance des nationa-
La vérité, c'est qu'ils ne devraient jamais montrer les diffé- lités, au 19 ' siècle, a permis aux populations de se libérer. Et ne
rences, sans montrer également les ressemblances. Comment confondons pas complètement groupes ethniques et groupes
atteindre par exemple l'idéal du multiculturalisme de la Tunisie culturels. La culture libère lorsque le racisme asservit, et le droit
ou du Maroc musulmans, accueillant après 1492 les Juifs chassés à la différence est le premier maillon du droit à la liberté. Et, pour-
suivant encore au-delà le distinguo, Amareswar Galla nous assure
4- « Issues for museums in post colonial societies », Occasional papers, Calgary et
encore que « nous devrions préférer une société qui ne mette pas
Bombay. The Commonwealth Association of Museums, nO1, mai 1993, pp. 1-28 (7). plus longtemps l'accent sur les différences culturelles, mais qui

18 19
VA(,UES PRÉSENTATION

reflète la di/fl-! ('IH (' d '01 igin e des populations et la variété de leurs (infra, p, 303), A partir de ce cadre identitaire, c'est le mus('(
héritages LlIhllld\, I( modèle culturel à préférer est l'unité dans communautaire qui fut essayé, Il pouvait paraître à certains
la diversil« ('1 1.1 dlVl'rsill- dans l'unité, [.. ,] Nous devons affronter simple mutation formelle, mais s'est confirmé être bien l'élémeI1l
ln divlISill< dl' Ilollt' diversité culturelle, C'est le fondement de perturbateur qu'il se proposait d'être (relisons Adotevi et
IlOlll Idl'lllllé fUllIre, du sens de notre situation et du respect de Kinard), C'est que, s'adressant à d'autres cultivés - ou aux
nOlis 1I11 IIH'S, ,lus~i bien que de notre paix et de notre bonne « non-cultivés» qu'ils étaient censés être - et surtout leur deman-
l'nll'lIll Il,II10llaie et internationale 5 », A cette conclusion Edgar dant d'être des acteurs du musée, ces derniers n'ont pas tardé à
MOIIII ,1 donné une formulation encore plus globalisante: «La prendre conscience que ce musée n'était pas leur, à savoir que non
divl'l"ill- humaine est le trésor de l'unité humaine, laquelle est le seulement son contenu correspondait à une autre culture que la
1r{-sol de la diversité humaine, De même qu'il faut établir une
leur, mais que, même lorsque l'on avait prétendu y faire entrer la
LOll1lt1unication vivante et permanente entre les singularités leur, c'était de manière tout à fait travestie qu'ils l'y retrouvaient,
ulturelles, ethniques, nationales et l'univers concret patrie de Et cela est vrai tout autant pour les cultures amérindiennes et
LOU 6 , » océaniennes que pour les cultures africaines ou les « anti-cultures »
occidentales,
Cependant l'expression de l'identité ne suffit pas aux jeunes
générations déracinées et qui ont perdu la culture de leurs ancêtres: Ce n'est qu'après des hésitations que nous avons retenu
quelques textes «émancipateurs » des cultures de minorités eth-
ils attendent autre chose des musées de civilisation, C'est pour
niques «indigènes » d'Australie, du Canada et des États- Unis, esti-
répondre à ce défi que Jacques Hainard a proposé sa «muséolo-
mant que la plupart de ces textes, en même temps qu ' il '
gie de la rupture», qui oppose et rapproche à la fois: c'est sans
s'employaient à reconnaître la culture de ces minorités ethniques,
doute une des pistes majeures à explorer pour l'avenir des musées
se contentaient souvent de cette reconnaissance culturelle en
de civilisation, « octroyant » des droits qui n'auraient dû qu'être considérés
Quant au monde non occidental, et notamment les tiers et comme évidents, et faisaient accepter à ces minorités - histori-
quart mondes, il restait tiraillé entre la tentation d'imiter le modèle quement ethniques, mais présentement sociales -l'idée que leur
o<,:cidental (lire les témoignages édifiants de Duncan F. Cameron) identité «indigène » - ou «aborigène » - était un marqueur
1 ·dle de (,.ol1suuire un modèle nouveau - mais quel modèle? indépassable qu'ils se devaient de conserver pour leur plus gran-
Ali Brl-sil, Fernanda Camargo en essayait plusieurs et, au Mali, de satisfaction culturelle, Et de remarquer que, si le patrimoine
Alpha )lImar Konarl- a repris les que tions que nous posait déjà est souvent un instrument de développement, il ne faut pas qu'il
'tanislas Adolevi en 197 1 et a cherché à construire des lieux devienne un alibi et un obstacle majeur à ce développement, en
(muséaux?) qui seraient d'un abord plus familier aux populations se contentant d'être la «valeur refuge »,
africaines, au lieu de ces musées «parachutés » à partir d'un modèle Ces minorités n'avaient jusque là été concernées par le musée
occidental et qui ne peuvent concerner que les touristes, «Comment que par les témoignages qu'on leur avait arrachés à leur corps
ne pas comprendre que le développement de l'homme repose sur défendant, C'est pourquoi les plus actives d'entre elles, notam-
son environnement naturel, son héritage culturel, la créativité de ment en Scandinavie, en Amérique du Nord et en Océanie, se
ses hommes et de ses femmes, l'échange enrichissant avec d'autres sont mises à revendiquer d'être aussi impliquées dans les musées
groupes, que le développement est une amélioration de la quali- les concernant, «Nous les peuples autochtones . ommes bien
té.de la vie obtenue par l'affirmation d' une identité culturelle?» conscients que beaucoup de personnes ont dédié leur Lemps, leur
carrière et même leur vie à montrer ce qu'elles royaient être une
représentation fidèle des peuples indigènes, NOLI S vous remer-
5- Op. cit. , pp. 25-26.
6- Le Monde, 21 avril 1993.
cions, mais nous voulons tourner la page, .. » ( eorges Erasmus,

20 21
PRÉSENTATION

ancien Chef national ue l'Assemblée des Premières Nations ?), La mais se transforme, ou plutôt connaît des avatars succes if~ <I"'
nouveauté ne fut pas alors d'ajouter des acteurs à d'autres acteurs, en modifient l'aspect et font se substituer des formes à d'autres
elle fut d'introduirc' 11011 seulement un autre rapport à l'objet, formes, sans cesser, pour ses utilisateurs, de continuer à être l '
mais une conception difl'érente de l'objet. Différente, c'est peu même objet, Non pas vraie chose et substitut donc, mais vraie
dire lorsque l'on s,lit li lie, à partir de la période que nous vivons chose qui génère des semblables en faisant si possible disparaître
encore, et li li l' 1l0llS avons appelée «dépassements », cette concep- le spécimen antérieur,
tion va fc'nKt t Il' l'Il cau c la collection elle-même ct, ce faisant, la Nonobstant la question spécifique de la restitution aux autoch-
muséalisatioll tdle~ que l'Occident les conçoit depuis plusieurs tones des dépouilles de leurs ancêtres, pour les autres matériels
sil'cl 's, Ali ddJ de l'extension de la conservation in situ, par le qui font l'objet des restitutions, l'ethnographie, là encore, rejoint
biais du mllsée de site et du parc naturel, il s'agit d'un retour aux les questionnements venus de l'art contemporain. Létape sui-
M)lIrleS beaucoup plus fondamental que celui des positions, déjà vante du questionnement des musées correspondra certainement
1ad i 'ales, de Quatremère de Quincy, auquel il est souvent coutume
à la question que poseront les autochtones de pays qui ont été
de se référer, colonisés par l'Occident et désormais engagés dans des procédures
C'est pourquoi nous pouvons entrevoir dans notre dernière de restitution. Alors seulement les exhortations de Stanislas
partie comment la redécouverte de civilisations différentes va tout Adotevi commenceront à être vraiment ressenties!
remettre en question, C'est le problème que, dans son dernier C'est pourquoi complètement dépassée se trouve être la
texte, Duncan F. Cameron évoque - beaucoup plus précisément définition du musée que propose en ce moment le ministère fran -
que Michael Ames ne l'avait fait en traitant la question des çais de la Culture, visant à protéger fermement les colleclions des
Amérindiens -lorsqu'il conclut que: «le musée devrait renon- musées, ce qui n'est pas en soi une mauvaise chose, mais limitant
cer à ce qu'il semble considérer comme son droit exclusif de clas- à cela ses objectifs, en négligeant toutes les formes de musée qui
ser et de nommer, d'étiqueter et de contextualiser. Il doit faire s'inscrivent dans une autre problématique que celle des collec-
concorder sa propre autorité en matière de savoir avec l'autorité tions : patrimoine appréhendé au moins aussi largement que le
de ceux qui n'appartiennent pas au musée - ceux pour qui les font les écomusées, à savoir en dehors des limites spatiales du bâti-
wllcClions représentent un patrimoine, ceux qui les examinent ment où sont conservées les collections et intégrant dans une
\1'1011 rl/'.I fltll{,//rJ différentes et pour des motifi différents, ceux qui
même vision le naturel et le culturel; expositions - et même col-
hl'I t1H'1l t J f11 iellx comprendre la nature des choses à leur façon lections - intégrant tout ce qui s'exprime par les sens, et non
h,HI(('ll1l'llt Il 'rmllndk c't diversifiée » (les italiques sont de moi), seulement par des objets statiques, et appréhendant donc ces der-
't'st .1I1\.\i n' llll't'xprilllent les expérien es du Museum of the niers non seulement sous la forme d'originaux mais aussi de sub-
Am 'rkall Illdian r,llOlltées par Deidrc Sklar, stituts.
Et de nou ' souvenir, avec Alpha Oumar Konaré, que l'objet Cette approche frileuse, qui ne sied pas au pays se targuant
n'a d'existence que celle qu'on lui donne, Nous le savions, mais
d'avoir été le plus souvent à l'avant-garde, est-elle le fait d'une
nous J'avions oublié: le rapport à l'objet des Africains, comme
crainte d'aller de l'avant? Ou ne serait-elle pas plutôt le fair de
des Amérindiens, des Aborigènes australiens ou autres du
cette tendance - humaine, mais rétrograde - au more ,II ' 111 'nt
Pacifique remet bien en cause le concept du musée, Nous devons
administratif, qui veut que chacun s'occupe d'lin petit tl'lrilOin,'
nous interroger à nouveau sur le fait que, dans son milieu d'ori-
bien à soi, tout en empêchant les autres d'y vcnil voil ? 1),Im Le
gine, l'objet non seulement ne prétend pas représenter la réalité
cas, fragmenter le patrimoine Cil fonction dt' Sl'.\ ddf '1 'nccs de
nature ou de ses différences d'ancielllleté t'.SI .Ih\IlIdl' ; mais aussi
7- Déclaration d'ouverture du colloque Sauvegarder notre héritage: une confirenee de absurde est de le fragmenter en fonction dt' llllllt'\ formels qui
travail pour /es musles u les Premières Natiom, Ottawa, novembre 1988. Cité dans:
Rapport du Groupe de travail sur les musées et /es Premières Natiom. Ottawa. 1992. visenr à distinguer de manière trop ligide ((' \IX lb ve~tiges du

22
\' .\( ,[JI·S PRf,SENTATION

pass(~ <1111 ,. 1111111 \ III (t 1(' juridiquement des monuments histo- Stephen Weil- travaillant dans l'un des musées fédéraux dt· 1.1
riqlll''' 1 1 1 1 Il IpIÎ 11111 It: statut d'objets de musée, ceux que l'on Smithsonian Institution, le Musée Hirshhorn - sur la nécessité
(·~"'.1I1 .1. 1 1111 Il VI'I Mil place dans les parcs naturels et ceux qui de modifier le fonctionnement des musées de l'intérieur, de pri-
'1l1II JIll Il VI'" 1'0111' .~,lllvegarde dans les muséums d'histoire natu- vilégier le public et les communautés locales par rapport à la
11111 t'II I(~ j.lldlll~ zoologiques. conservation, de faire passer les idées avant les choses. Il n'est pas
moins intéressant de comparer ce qu'avançait Marc Maure, dès
1976, sur la nécessité de servir non plus seulement «la culture,
( )11 "('toll ncrapeut-être de la date de certains textes choisis: mais les cultures» et ce qui a été dit sur le même sujet autour de
précédemment, nous avons rencontré certains problèmes
1 1I111111l' 1990 par Deidre Sklar, Anne Bishop ou Anthony Shelton. Ou
""111 ()l'donner nos textes, dans la mesure où le mouvement des bien Alice Carnes reprenant quinze ans après Duncan F. Cameron
IIkn Il'échappe pas au décalage chronologique et que les idées, l'idée de musée-forum. Et pourtant, la Casa del Museo de Mexico
1111 • roi~ émises, s'envolent et mettent des temps variables à être a commencé d'exister vers 1964, de même que le musée des
l't:pl'ises et à se concrétiser. Toujours le même décalage entre Enfants de Brooklyn, l'Anacostia Neighbourhood Museum en
réflexion et action! Comme le faisait remarquer récemment 1967 et les écomusées français au moins en 1971. Il est vrai que
Patrick Boylan, 90 % des musées existants ont été créés après la le Français E. Groult avait proposé son modèle de «musées can-
dernière guerre mondiale et deux tiers de ces derniers l'ont été tonaux» aux débuts de la Troisième république et que l'Écossais
après 1972, mais en conservant le modèle ancien. Qui plus est, Patrice Geddes avait projeté, dès 1903, à Dunfermline, dans les
non seulement tout n'est pas entendu au moment où il est dit, ni environs d'Edimbourg, un archétype d'écomusée; il est vrai aussi
lu au moment où il est publié, mais surtout, nombreux sont ceux que, dans les années soixante, à partir de Leicester et de
Manchester, on avait prolongé les études sur l'interprétation et
qui ne lisent rien et «redécouvrent périodiquement l'Amérique»
sur l'évaluation que les Américains avaient conduites pendant la
- ou l'Europe. En cela bon nombre de Français n'on rien à envier
décennie précédente et que, dès 1972, on avait aussi tenté
ni aux Anglais, ni aux Américains des États-Unis 8 . quelques expériences de partenariat avec la population 9!
Me répéterai-je? mais ce qui frappe, c'est en général le constant Y aurait-il quelques points communs entre la nouvelle muséo-
dé alage entre ce qui est dit et ce qui est fait, et d'autre part le
logie et tout ce que Neil Cossons a placé dans le «new museums
décalage entre ce qui est fait et dit d'un côté et de l'autre de
movement 10» des années 1970, en Grande-Bretagne. Cette
l'Atlantique. La mémoire semble bien plus COut te qu'une géné-
muséomanie a en effet été surtout caractérisée par son intérêt
ration. POlir eux qui ont connu les réflexions et les remises en
cause de la (Ill des années soixante et du début des années quatre- prioritaire pour le patrimoine industriel. Quant à la participation
vingt, omme pour les Améri ains et Canadiens qui ont innové de la population : en quoi les amateurs passionnés de restaura-
aux mêmes époque, cela peut sembler incroyablement étonnant! tions dominicales sont-ils semblables ou différents des animateurs
bénévoles des écomusées et autres musées locaux? Sans doute les
C'est pourquoi il n'est pas sans intérêt de mettre en regard de premiers sont-ils plus manuels que les seconds et l'on peut entre-
ce que nous avons publié dans notre première partie ce qu'a pu
écrire par exemple dans la fin des mêmes années quatre-vingt,
9- Encore faut-il s'étonner de voir, dans un des plus récenrs numéros de Mweum. que
l'on peut encore enfoncer des pOrtes ouvertes sur l'action culturelle, enrreprise tour il fait
8- En tête du précédent volume, j'avais critiqué un peu vertement l'ignorance de nos officiellement, mais comme une grande nouveauté, dans le même comlé de LeiceslC'!
voisins d'outre-Manche. Récemment ce SOnt les Américains qui ont fait fort dans l'amné- Article de Diana Finlay, intitulé «Au service de la communaU[é .. cr visanr surtour les han-
sie en publiant les textes d'un colloque sur les musées communautaires où ne sont cités dicapés, au demeurant fort sympathique, qui se termine par une parole d'or: en bien des
,;i Emily penr:'is-Harvey, pour le Brooklyn Children's Museum, ni John Kinard, pOut lieux «on n'a pas encore pris conscience de la nécessité de sensibiliser le personnel pour
1Anacostla Nelghbourhood Museum, 11I Mario Vasquez et la Casa deI Museo, ni Hugues que chacun n'ait qu'un but: être en permanence au service des usagers » (Museum, na 180,
de Varine et tout ce qu'il a pu faire et écrire pour les musées communautaires (Krap, déc. 1993, p. 12) . Cf. Vagues, vol. l, pp. 20 et sqq.
Muller et Levine, éd., Communities Museums, Washington et Londres, Smithsonian 10- «Renaissance du mouvement des musées au Royaume-Uni .. , Museum, 1983 ,
Institution Press, 1992). na 138, t. XXXV, n02, pp. 83-89.

24 25
PRÉSENTATION

voir, chez le Britanni'lll(, 1111 intérêt plus immédiat, nostalgique C'est d'ailleurs ce décalage qui a rendu le classement des textl"
certes, au plai ir dt· 11101111(" lin travail bien fait (plaisir que nous que nous avions sélectionnés encore plus difficile que dans notre
trouvons aussi IH'/ IIf1\ p.I\~i()nnés de machines à vapeur, de loco- premier volume. Selon son pays d'origine, le texte dira des choses
motives, de m.lt !,''\l's .Igricoles ou de bateaux) alors que le Latin semblables à un autre, pourtant antérieur; tel autre sera placé bien
affiche peu 1 II f(, d .11\.\ le domaine, un peu plus d'ambition col- après sa date de parution parce que très en avance et introduisant
lective l·t \(I! l,dl 1 N' ·~t-ce pas ce qui a, pour finir, fait la diffé- un mouvement d'idées qui ne se formalisera que plus tard.
Il'Illl 1011.\.111\1 """,, originelle et dans leur devenir, entre l'Iron Certains textes font écho, près de vingt ans après, à des textes du
Blldgl ("II)',! Museum et Le Creusot? L'un est devenu un lieu
premier volume: ils constatent une réalité et confirment que les
t l ,f 1l'Ii' Il 'Il l', mais à vrai dire très commercial, l'autre n'a pas de
réformes préconisées par les premiers étaient nécessaires.
VI.II pllhll\. l'Jl dehors de ses habitants de proximité, ceux qui
(omtflUel1t l'écomusée, et a failli sombrer complètement!!. Il est certain que lorsque Stephen Weil et quelques autres nous
COll1me plusieurs des présents textes le clament (de Anne Bishop demandent de faire passer les idées avant les choses, ils ne font
et Je Jean Hurstel à Stephen Weil), on en revient toujours à la qu'exprimer tout haut au public américain ce qu'ont déjà dit et
même question: doit-on privilégier les personnes ou les choses, fait, depuis au moins les années trente, Georges Henri Rivière et
objets, outils, machines ou monuments? Ou du moins doit-on bien d'autres en établissant des expositions sur programme, sur
privilégier les choses pour elles-mêmes ou les personnes ~tilisant «discours», et pas seulement sur plan d'étalage, et ce que Jacques
les choses? Hainard fait incontestablement dans ses expositions depuis plus
Le même décalage se ressent avec le texte d'Anthony Shelton d'une décennie en essayant de nous faire aussi penser, et non seu-
qui nous confirme s'il le fallait ce fossé dans l'information entre lement sentir. Et c'est une revendication au moins bicentenaire:
la culture anglophone et la culture francophone. Son article le musée doit-il se contenter de faire sentir, de faire rêver, ou ne
témoigne en effet de la même démarche que celle affirmée et pra- doit-il pas aussi faire penser, aider à penser? Cela n'est certes pas
tiquée déjà par Jacques Hainard depuis dix ans. Mais, émanant à lui de donner des réponses, mais nul ne doit lui contester non
d'un Anglais, son contenu aura sans doute la chance de rencon- seulement le droit mais le devoir de poser des questions. Sinon la
trer un écho plus large. Encore que l'on puisse s'interroger sur sa
société pourrait-elle se contenter de ce rôle de réceptacle nostal-
réception par les professionnels lorsque l'on considère l'accueil
gique qui est généralement attribué à cette institution.
trcs réservé qu'ont reçu les propos de Jacques Hainard lors de la
confércl1ll' de Québc , en sept mbre 1992! ... «Tout est bon, Lorsqu'on relit la description de ce que Geddes avait tenté de
pourvu qu'ill'n sorte du sens. [... ] Je hais ces expositions qui chan- réaliser en 1903 à Edimbourg et dans la ville voisine de
tent le nationalisme, qui subliment l'identité, le régionalisme. Dunfermline, aussi bien que les ambitions qu'affichait John
J'aime les expositions qui relativisent les croyances et les savoirs, Cotton Dana en 1917 pour son musée de Newark et pour les
qui rendent humbles les visiteurs en leur faisant comprendre et autres (<< How to construct a museum which shall interest and
sentir la complexité des problèmes. [... ] C'est à un véritable tra- help its community»), on se dit que la vie des musées est finale-
vail de "déconstruction" que doivent s'atteler les musées d'eth- ment un cycle permanent de revendications d'un esprit d'ouver-
nographie. »
ture, luttant contre l'esprit conservateur, majoritaire par essence.
Ou alors, y aurait-il deux histoires parallèles des musé 's, s'igno-
11- Après une première information des anglophones, sur les nouveaux musées er sur rant mutuellement, celle attachée à la seule délectation ou au
la nouvelle muséologie, par Patrick Boylan, dans un discours à ses collègues en tant que
président de la Museums Association, à Glasgow (<<Museums and culrural identiry», dilettantisme? - et celle attachée, en plus, :lU dida tisme, à
MuseumsJournal, oct. 90, pp. 29-33) un bon bilan des écomusées a éré tait dans la même l'enrichissement intellectuel, à la réflexion, ' l'interrogation, voire
revue par Kennerh Hudson, complété d'un tableau comparatif par le même Patrick
Boylan (<<The dream and [he realiry», MuseumsJournal, avril 1992, pp. 27-31). à la prise de conscience, à la responsabilisation?

26 27
Vi\l,UFS
PRÉSENTATION

Sacb.\llI <1111 111111\ IIOUS trouvons dans une période de transi- Nous avions précédemment attiré l'attention sur la néces\ltl
tion. dl' 1Cl III l' h, . IlOUS n'avons, pas plus que dans notre premier de trouver les moyens d'étendre le public des musées en lui par
volume. ,Ill Ilill .1 t'vicer les contradictions. C'est ainsi par lant une langue qu'il comprenne - ce que se sont appliqués à
excl1lpll '1111 1\ If 1l'do Margarido condamne radicalement toute expérimenter et à théoriser notamment Harris H. Shettel et C.
il1lt'IVlllIl'lIl dl' décorateur dans l'exposition, alors que Harald G. Screven - et en modifiant profondément les rapports
SIl·llll.llIll, l'I plus tard Jacques Hainard, considèrent que l'on doit mutuels. Le texte de Screven que nous traduisons ici, et qui se
Clill dl."oglln les expôts et leur cadre ou, plus précisément (ce situe dans la ligne de la cinquième résolution de Santiago, est l'un
ll'Ii lOnduit à constater que la contradiction n'est qu'apparente), de ses plus anciens (1976). Il peut paraître un peu long, trop
qUl le: Ladre doit être considéré comme un expôt, lequel se doit concret et trop détaillé, pour un tel volume, mais il n'en est rien
dl' dialoguer au même titre que les expôts doivent dialoguer entre dans la mesure où il donne une méthode et, surtout, au regard de
t'ux et non pas seulement témoigner, être exposés bêtement. l'importance du rôle qu'a joué Screven pour que l'évaluation soit
Ailleurs, Stephen Weil, Jacques Hainard et d'autres défendent introduite dans les musées. «Il est important que les profession-
l'exposition qui s'offre à l'intelligence et pas seulem~nt aux sens; nels des musées commencent à regarder les expositions présen-
mais faisant fi de la critique de Régis Debray12, nous ne récusons tées au public du point de vue du comportement du visiteur. Peu
pour autant aucun mode de médiation et ne nous interdisons pas à peu les techniques du processus d'évaluation seront maîtrisées
d'apprécier le plaisir sensible ou d'évoquer, avec Flore Segalen, et l'évaluation pourra éventuellement devenir une partie inté-
l'apport de l'exposition-spectacle à une nouvelle expographie. grante du processus de conception des expositions.» Il met donc
Certains auteurs, nous le savons, ont pu se trouver contestés en évidence, s'il le fallait, le retard dans lequel était plongée
dans leur propre pays, pour une raison ou pour une autre, en un l'Europe pour aborder les problèmes du public et pour faire des
moment ou en un autre. Ces avatars conjoncturels ne doivent évaluations à mesure que s'élaboraient, que se mettaient en place
nullement nous empêcher de publier des textes qu'ils ont écrits, ou qu'étaient terminées les expositions qu'elle lui offrait. Même
ou de faire connaître des initiatives qu'ils ont eues, et qui ont à ce jour, en France, en dehors de ce qui a pu se faire dans les éco-
influencé de manière incontestable la progression de la muséolo- musées de parcs, cette activité est restée bien négligée, sinon
gic el de la pratique muséalc. inexistante, dans les musées, démontrant là encore que le souci
du public, considéré autrement qu'en termes d'effectifs, est resté
En metlant à part la révolution qu'elle a apporté avec le modèle mineur. Or, à partir du moment où nous privilégions la question
communaumire, qui n'est qu'un retour aux sources de la muséo- du musée du point de vue de ses utilisaceurs, l'intérêt que porte
logie dans ses aspects épi témologiques et sociaux, et sans même Screven aux moyens qui sont donnés d'appréhender les exposi-
anticiper sur ce qui s'annonce en matière de médiation, c'est sans tions et de les évaluer devient aussi le nôtre.
doute dans ce qui constitue sa communication, la manière dont Avec les remarquables démonstrations qu'avait faites Georges
elle s'exprime, en un mot dans l'exposition, que la nouvelle Henri Rivière, en poussant aussi loin que possible l'affirmation
muséologie a le plus innové. selon laquelle l'objet vernaculaire, en parlant «par lui-même et
pour lui-même» (Cl. Levi-Strauss), pouvait présenter un intérêt
12- Nous sommes " bel et bien passés à l'ère du tactile ». " Dans les expériences vir-
aussi grand que l'objet d'art, la première vague dc la nouvelle
tuelles, il faut toucher. Nous sommes passés du voir à l'intervention et à la participation. muséologie avait affirmé la force de l'objet témoin (d. C,lbus,
C'est jubilatoire et régressif. Nous sommes à la pointe de la technique, mais au tout début
de nos origines - l'embryon - , cet état archaïque qui privilégie le toucher et la cares-
vagues, vol. 1, pp. 337-386) en même temps qlll' la néu:ssité de
se.» (Régis Debray, communication à la XII ' édition d Imagina, Monte-Carlo, 16-18 ne pas dissocier l'approche spatiale de l'approllt . 1em porelle.
février 1994, cité dans Le Monde, 22.02.94).
Ensuice on vit apparaître, en Suède d'abord. puis l'n France pen-

28 29
PRÉSENTATION

dant les années SOIX.lIlll' dix, avec Jean-Pierre Laurent, au musée comme le solo de flûte du concerto. » (infra, p. 413). Le sens \l
d'Annecy puis .111 MII\lol' Dauphinois de Grenoble, à partir de trouve non pas dans l'expôt (vraie chose, substitut ou décor
1974, un nOllVl'.1I1 1.111gage associant un aménagement de l'espace approprié), mais dans ce qui l'unit à un autre expôt dont il est
tout à r:lit l.tllidl l ' II /<)J1ction des possibilités de perception, et rapproché. Une fois effectué ce constat, tout débat sur la ques-
WH' lOlltl' ,tll,dls.ltlon mesurée des expôts, au moyen d'évoca- tion du sens, ou du détournement de sens, devient désuète.
t 1011\ . "II .1 ""l' notion du temps particulièrement importante, Mais aussi désuètes sont désormais toutes les batailles d' arrière-
l \·,t LI III III pt IOIl que le visiteur peut avoir du temps des propos garde qui confondent musée et collection d'objets originaux et
Illllwologltl'lCS eux-mêmes. Il est important que ce visiteur n'envisagent d'expositions qu'avec de vraies choses. Car, s'il est
11I1I\\l LIIIl' son insertion personnelle dans le temps des objets qui un secteur où nous avons été en avance, c'est bien celui du trans-
1111 \Ollt proposés. [... ] Une muséologie nouvelle doit essayer de fert en banques d'images de tout ce qui était muséalisable -
Illl'ttil' au point des conduits qui permettent de réduire cette dis- même si, là encore, il suffisait d'être un peu au courant des pro-
tancc entre passé et présent; entre le temps perçu et le temps grès techniques pour deviner ce qui allait se passer. En 1976
vécu. » (infra, p. 234). Hugues de Varine avait déjà évoqué comme indispensable la
Il fallut bien finir par comprendre que l'objet ne pouvait témoi- constitution de banques de données de collections. Puis l'holo-
gner sans un contexte. Contexte de la trouvaille archéologique, gramme est devenu un moyen banal de reproduction d'une fidéli -
plus son explication; contexte du prélèvement ethnographique, té telle qu'il a pu commencer à remplacer des riginaux dans er
dans un grenier, dans un intérieur ou dans un atelier; mais aussi taines expositions (La vie mystérieuse des Chefi-d '(l'll11res. Grand
contexte de l'œuvre d'art, qui n'est pas lue en notre époque Palais, 1980; divers musées de l'holographie; etL.). lkrnard
comme elle a pu l'être par les contemporains de sa création, et Deloche fit scandale en 1982, devant une assemblée générale.: dcs
dont la lecture varie selon celui qui la regarde. conservateurs français, lorsque, parmi d'autres mises en question,
il évoqua cette hypothèse, avant même de la développer dans
Et c'est le paradoxe! Nous en sommes vite parvenus à cette Museologica (1985). En 1992 la majeure partie des collections
conclusion selon laquelle, le contexte ne pouvant jamais être tota- françaises de peintures et de sculptures et des manuscrits de la
lement restitué et les regards étant subjectifs, l'objet de musée Bibliothèque nationale ainsi qu'une grande partie des manuscrits
n' cst hnalement que manipulé, car il ne signifie rien par lui-même ornés de la bibliothèque vaticane sont consultables sur vidéo-
Cl le Sl'IlS qui lui est prêté ne peut qu'être subjectif. Jean-Pierre disques. Il est certes, à ce jour, des limites à la «mise en boîte » car
Laurenl Ile.: dé tarait il pas dès 1982 : «Le rôle de l'objet est com- le CD-ROM a du mal à absorber aussi bien les «installations »
parable à dl1i Je!> mots J'un langage, ils n'ont de sens qu'en tant d'art contemporain que les restitutions oules évocations archéo-
que moyens de véhiculer, dans un discours cohérent, telle idée, logiques, ethnologiques ou historiques. Sauf à perdre beaucoup
telle émotion. »? (infra. p. 242). de détails, il ne peut traiter que l'objet simple, et tout expôt à
Avançant de son côté sans avoir eu connaissance, à cette date, configuration multiple ne peut que l'embarrasser. Toutefois, c'est
des réalisations de Jean-Pierre Laurent, il appartint à Jacques bien dans le sens de la numérisation généralisée des images que
Hainard d'aller jusqu'au bout de cette petite révolution muséo- nous avançons rapidement.
logique. La «muséologie de la rupture» de Jacques Hainard met D'autre part, les grandes expositions utilisent de plus en plus
en effet en évidence de manière indiscutable que tout objet isolé, le vidéodisque pour stocker les programmes audiovisuels diffusés
tout expôt n'a aucun sens. «L'exposition s'articule ainsi sur trois dans leurs expositions. À partir de ces différents modes de repro-
langages qui se parlent entre eux, l'idée, l'objet et le décor. Tour duction - de substitution-, on comprend facilement que, en
à tour ils interviennent, l'objet mis en valeur dans le décor qui très peu de temps, on peut passer de l'original à un substitut
par moment est tout, à d'autres moments l'objet s'exprimant visuellement identique, et directement de la banque de données

30 31
VAGUES PRÉSENTATION

de substillll~ :\ l'l'xposition, sans passer par les onglllaux. pays où les musées sont majoritairement pris en charge par l'Ét,\I
In emihlt"llH III Oll passera des CD-ROM et de la télématique à et les autres collectivités territoriales. Par contre ce problème est
la télll 'llnl,.11 "1"(" qlli aura d'autant plus de chances de se substi- récurrent en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne: depuis
tlll'! .1 l'['l(l'm,"oll réelle de vraies choses que l'image animée de les années soixante, les articles fourmillent mettant en question
\lIh\1 Il li 110 Il l'\1 déjà quasiment devenue, pour les Occidentaux, le pourquoi du musée par rapport à la société - ou plutôt, dans
\llll' \l'Umdl n.Hure. Comme, par ailleurs, les grosses expositions le langage nord américain, par rapport à sa propre communauté,
,II 11.\1 Iqlll'~ parviennent au bout de leurs possibilités du fait de celle qui lui apporte l'essentiel de son financement - , mettant
l't'Ill ",,' isscment des prix d'assurance et de transport, on imagine en cause le «qui paie dirige», et se demandant qui doit décider de
t, " hien comment, dans un avenir peu éloigné, les expositions ce qui doit être conservé et montré.
pOIlITont se faire à partir d'images secondaires ou virtuelles et Ces problèmes ne laissent pas de nous préoccuper, d'autant
LOmmelHle musée dans sa totalité pourra devenir un musée vir- qu'ils ont déjà déteint sur certaines des formes muséales que nous
(ue! - il en est déjà des plus impressionnants, comme le
avons initiées et qu'une de nos priorités sera peut-être désormais
Mémorial des Enfants de Yad Vashem à Jérusalem ou, à un
d'empêcher la totalité des musées de se transformer de lieux de
moindre titre, le musée de la Croix-Rouge à Genève.
culture en lieux de commerce. Il n'est qu'à considérer que cer-
C'est pourquoi ce qui nous intéresse, lorsque nous citons Les tains, proches de la nouvelle muséologie, ont laissé le concept
Immatériaux conçus avec l'auteur de La Condition postmoderne, d'écomusée dériver vers un abandon de la participation de la
c'est à la fois le dépassement du contenu par rapport aux conte- population et que, même au Québec, un concept au nom ct, la
nus habituels, constitués essentiellement de vraies choses, et le fait connotation délibérément ambigus, celui d' « économuséol gîc >l,
que, chez Jean-François Lyotard, ce dépassement de contenu a placé l'équilibre économique en balance avec la conservation
rejoigne un dépassement de forme qui nous concerne peut-être des patrimoines ... Mais le pire n'est pas derrière lorsqu'on voit
encore davantage. Nous ne cherchons pas pour autant à nous faire quelle nouvelle problématique est désormais affectée aux musées
«récupérer» par la doctrine postmoderne, si tant est que la doc- d'un point de vue quasi officiel- qu'elle vienne des villes pro-
trine de ce courant offre plus de nouveauté que notre nouvelle priétaires ou qu'elle vienne de l'État. L idéal serait pour certains
muséologic - ou que nous en soyons distincts.
d'atteindre au succès des parcs de loisirs et autres Disneyland, sans
chercher à faire le partage entre un équipement qui a d'abord une
Le l1111st(e change avec le monde culturel contemporain et le finalité culturelle et éducative et un autre qui est d'abord un lieu
mouvement de la nouvelle muséologie se trouve renforcé dans de divertissement - et même s'il peut arriver à l'un et à l'autre
l'affirmalion de cc retour aux sources qu'il a depuis ses origines, d'utiliser des langages voisins ou identiques. Mais ces questions
En effet, de plus en plus, on confond le social et le culturel avec ne pouvaient faire l'objet des publications de ce volume sans en
l'économique et le commercial. «Lensemble des biens culturels, faire éclater le cadre épistémologique 13.
subissant l'influence du monde environnant, passe du domaine
culturel au domaine économique et est donc soumis dorénavant Contentons-nous d'évoquer quelques problèmes qui semblent
aux lois de ce dernier.» (Hugues de Varine, 1982). Quelle conta- ressortir plus de la culture économique que de la culture poli-
mination par l'argent la culture n'a-t-elle pas connue, depuis tique. Remarquons en premier lieu que, dans les musées, on fait
1982, du fait de l'épidémie de libéralisme économique qui s'est
particulièrement répandue pendant les années quatre-vingt! 13- On trouvera par exemple de bonnes synthèses de ces problèmes dans: Neil
Doit-on à nouveau insister sur cette menace libérale que connais- Cossons, "Museum collections: use or abuse?» Proceeding ofthe Annua! onforma ofthe
MuseumAssociation, 1981; Patrick Boylan,« Why Museums?» Transaction ofthe Leicester
sent les musées? Le problème de leur financement étai t un de ceux Literary and Phi!osophica! Society, vol. 76,1982; Sheila Stevenson, «L'équilibre entre la
qui préoccupait le moins les professionnels français et ceux des uadition et le renouveau », Muse, printemps 1987.

32 33
V (,UFS PIŒSENTATION

, I"' \1111 111111111 dll IIl.trkering, on y «promeut» le patrimoine, Avons-nous vraiment tort de continuer à penser qu'il ne ulili
011 d, \ 111111" Il \ ICmllils de communication», on y génère de pas que le confort physique ait été amélioré dans les musées, voirl'
111111 11\11 1Ille!> qui vont elles-mêmes en générer d'autres
que la qualité de la perception en ait été accrue, aidant les tou-
ristes à mieux allonger les queues des visiteurs? Avons-nous tort
.IIJ1~1 '1111 dl Jlomhreux faux problèmes et surtout des papiers, des
de penser qu'il ne suffit pas qu'ils soient devenus un nouveau
1.11'1'"11', , 1 dl" réunions. Mais de réflexions sur le sens culturel,
champ pour les architectes et les universitaires ou que les «desi-
II d.1\ III 1. 1{-\C social, de ce qui se fait: point. De remise en ques-
gners» y plantent des décors sans se soucier de ce que l'on pré-
111111 ,Il-, réels rapports avec le public: point davantage. On fait
tend exposer? En un mot, avons-nous tort de penser que la riches-
d,·, ,IudilS et on porte des jugements sur les déficits financiers en se d'un musée ne se mesure ni à l'aune de ses collections, ni à la
1'.11 1.\1 Il des chiffres de fréquentation et des ressources apportées surface de ses murs, ni au nombre de ses visiteurs, mais au fait
p.1I les entrées, mais rarement on se pose la question de l'adé- qu'il réponde, plus ou moins bien, à sa fonction sociale? Car à
qu,Hion entre le message à faire passer et l'attente du public. En quoi peut servir le musée sinon à la société qui en a la charge
sc ond lieu, un peu partout dans le monde, et notamment dans financière? Il n'y a pas d' œuvre gratuite: si le musée est bien un
les pays anglo-saxons encore plus qu'en France, règne le manège instrument culturel, cet instrument ne peut se mettre en hiber-
(le «turn-over») qui fait tourner des conservateurs et autres chefs nation dans un satellite, il ne peut qu'être mis «au service de la
d'établissements ignorants, ou sans compétence autre qu'une société». Devons-nous conclure en empruntant à Duncan F.
expérience administrative, ou que - à l'exemple des pays qui Cameron son optimisme lorsqu'il assure: «Le musée veut peut-
n'ont pas d'autre système de recrutement - leur connaissance être demeurer une roue excentrique dans la machine bien huilée
éventuelle dans une discipline universitaire reconnue, parce que de la socialisation, mais je crois que cette machine eSl actuelle-
s'appuyant sur des témoins matériels - ou esthétiques. Ce mode ment en cours d'être acquise et numérotée par les grands musées
d'histoire sociale.» (infra, p. 55)?
de recrutement a souvent pour grave conséquence que l'on voit
faire n'importe quoi dans les musées. Par ailleurs, ici même,
Prakash et Shaman insistent sur le danger de la commandite que
onnaissent depuis longtemps les musées américains: nous
savons que ce danger menace déjà l'Europe. Les politiques eux-
m~ll1es, parmi tous les ommanditaires des musées, tendent de
plus en plus à chercher les re ponsables de leurs projets ailleurs
que parmi les professionnels ompétents.
Un seul exemple, que nous choisirons délibérément ancien,
celui du musée des Beaux-arts de l'Ontario à Toronto qui connut
une grande transformation de son architecture au cours des
années soixante-dix, avec réaménagement et extension, mais dont
les responsables ont tout ignoré de ce qu'avait pu proclamer leur
compatriote Duncan F. Cameron, pourtant alors muséologue
déjà réputé internationalement. Au lieu d'essayer d'intégrer enco-
re mieux le musée à son voisinage urbain, qui se trouve par hasard
être majoritairement chinois, les architectes ont enserré le musée
entre des murs et des fossés pour en faire comme une forteresse.

34
DEUXIÈME PARTIE

PROLONGEMENTS
EN GUISE DE PRÉAMBULE

Les parquets de marbre sont trop froids pour


les petits pieds nus (1992)

Duncan F. Cameron

Voici le résumé d'une odyssée qui, sur plus de trois décennies,


ru' a mené autour du monde et conduit à de nombreuses lectures,
à écouter quantité de personnes et à m'aventurer par la pensée en
de multiples voyages.
Ce que j'ai découvert pourra sembler assez anodin à plusieurs,
mais ce sont pour moi des révélations qui m'ont conduit vers une
meilleure compréhension de moi-même. Ce faisant, j'ai vu sous
un nouvel œil ce petit monde des musées qui occupe une si gran-
de partie de ma vie. J'écris ce résumé bien téméraire parce que
mon collègue Lois Irvine voulait savoir comment, au cours des
nombreuses années où nous avons travaillé ensemble, j'en suis
venu à opter pour les idées que je défends actuellement 1.
Je sais que je suis un produit immuable de ma propre culture
qui ne pourra jamais expérimenter ce que c'est qu' « être» dans les
mondes des autres. Je sais que les institutions qui m'entourent
sont également des créatures culturelles, aussi inaltérables que
moi et incapables de migration culturelle. Je sais que le musée,

1- Lois Irvine, présidenr ex-officio de l'Association des musées du Commonwealth, a


été de 1977 à 1989 adjoinr senior au Musée Glenbow de Calgary dirigé par l'auteur.

39
VAGUES PRÉAMBULE

cette institution assel singulière inventée par ma propre culture demanda si je voulais bien regarder avec lui quelques esquissl
pour le pillage. la tr,lIlsf(mnation et le culte des objets, est un architecturales et des textes de politique muséale visant la créa
concept qui ne peut ('tll' r.1Cionnel qu'en son lieu de naissance et tion d'un nouveau musée national à Accra. Je n'oublierai jamais
que dan l'écrin hislOlillue de sa croissance. Et je sais que, dans ces dessins, ni ce que j'ai entendu.
les cultur 'S non t'III 0pl-l'nnes, les nouveaux « musées» doivent être Lédifice muséal proposé s'inspirait de plans conçus, j'en suis
lOn~ us l'Il dt'hol S dl' la philosophie anachroniste et spécifique- certain, par l'ancien gouvernement colonial. Il avait cette appa-
ment lUit IlIl,lll' dl'\ lllllsées tels que nous les connaissons. rence qui ne trompe personne, celle d'un édifice colonial britan-
l'Il 1Wl \ vt 196'), je me suis tendu à Mexico pour y étudier de nique de style néo-classique grec. De plus, les textes de politique
1'1\1\ prl's il- 1l0UVe;11l Musée national d'Anthropologie. Je l'ai exa- muséale étaient rédigés comme ceux d'une bureaucratie britan-
miné l'n cours Je construction et plus tard, dans on fonction- nique à son meilleur, remplis de règlements et de procédures et
nement. On pouvait très bien constater pourquoi cc nouveau presque vides d'énoncés philosophiques, de buts et d'objectifs. Je
musée était acclamé internationale ment comme le plus impor- demandai au délégué du Ghana quel était le but du musée et il
tant de son temps. Quel monument muséal somptueux que ce me répondit: « Donner aux Ghanéens un nouveau sens de leur
grand musée d'archéologie et d'ethnologie avec son grand hall identité culturelle. »
tout en marbre, sa cour intérieure majestueuse, sa colonne phal- Troisièmement, je fus invité à dîner avcc un homme et Ulle
lique imposante, sa fontaine tumultueuse et son clairon de femme venus d'Afrique du Sud. Ils voulaient savoir si j'étais inté-
conque, et avec ses deux kilomètres de salles d'exposition rem- ressé à planifier un nouveau musée d'histoire culturelle à
plies des richesses culturelles de toutes les grandes civilisations du Johannesburg. Ils m'expliquèrent que lc musée avait pour mis
Mexique! sion de renforcer le sens d'identité de leur peuple. Je dois admettre
Le Musée national d'Anthropologie mexicain avait en priori- que je fus impressionné par ces deux Blancs sud-africains qui pro-
té un mandat très progressiste. Il fut créé pour réapprendre aux posaient une initiative si encourageante et qui semblaient pou-
enfants de Mexico, surtout ccux de descendance amérindienne voir compter sur plusieurs millions de rands venant des coffres de
issus des villages et des montagnes du pays, les origines de leur l'État.
culture et de leurs traditions. Le musée devait servir les enfants La conversation devint alors de plus en plus saugrenue et je me
du pays et favoriser leur sens identitaire et leur dignité. rendis compte, alors que j'envisageais un musée sur la culture et
En 1969, je suis retourné à Mexico en tant que délégué cana- l'histoire de l'Afrique noire, qu'ils me parlaient de créer un musée
dien et en tant que critique à l'occasion d'un congrès internatio- de style européen et traditionnel, totalement axé sur la culture et
nal sur l'architecture des musées organisé par l'Unesco. Trois l'histoire des Boers. Je n'ai jamais su ce qui arriva de ce projet.
choses importantes s'y sont passées et ce, en dehors des salles de Tout ce que je sais, c'est que je n'étais pas prêt pour Johannesburg
réunion du congrès. et Johannesburg n'était pas prête pour moi.
Premièrement, Mario Vasquez, alors directeur-adjoint du Lorsque je quittai Mexico après les rencontres de 1969, j'avais
Musée national d'Anthropologie et aujourd'hui un ami, me dit le pressentiment que les musées de Mexico, du Ghana et de
que les rêves que nous avions partagés pour ce nouveau musée ne Johannesburg avaient tous les trois quelque chose en commun,
devenaient pas réalité. Notre conversation fut alors interrompue bien que chacun ait été très différent l'un de l'autre. Je ne parve-
et il nous fallut attendre quatre ans pour pouvoir la reprendre. nais pas à déterminer cependant ce qu'ils avaient en commun.
Deuxièmement, je fus approché par un délégué du Ghana qui Je suis retourné à Mexico en 1973, cette fois comme repré-
mnnaissait mon travail en programmation de musées et qui me sentant canadien, aux célébrations du dixième anniversaire du

/ta 41
VAt,UES PRÉAMBULE

Musél' 11.11 inll,1i d'AllI hropologie. Il y eut de nombreux discours, les jours. Ce soir-là, je vis deux jeunes chefs de gangs responsables
des dllll'l~ ,1 d,·\ I{-'l'Plions, des émissions de télévision et des d'agressions et même d'un meurtre au sein de la communauté qui
lXPO\il illll' 'Pl 1I,lks. Au milieu de tous ces événements, Mario mimaient un match de boxe au son d'une musique adaptée. Après
V,l\qll! 1 Il H pl il _ pan ct me dit: «Ce soir, nous allons faire une onze rounds, les deux combattants s'effondrèrent en riant dans
Vl\llt ~lIlpll\t » les bras l'un de l'autre. La Casa del Museo était devenue peu à
Av, l tlnl" dl' \l:~ .lColytes que je connaissais bien, il vint me peu le lieu de rencontre et d'apaisement de cette communauté
,h, l' h, 1 .1 111011 hot -1 ct nous nous rendîmes dans les quartiers agitée.
Il"1\'1t·,_ 1,\ "I>.lIlio,\», qui s'étendent sur plusieurs kilomètres Mario me dit: «Le Musée national d'Anthropologie n'a pas su
,11110\11 il- L, vrlk ct qui abritaient à cette époque plus de deux fonctionner comme nous l'avions prévu ... Il n'est pas fait pour les
lurlllo!ls dc Mexicains indigènes venus là pour trouver du travail, vrais Mexicains, ni pour les gens de la campagne et encore moins
dl' L, Ilourriturc et du logement. Même si la lumière du soir était pour les enfants. Les bien-nantis et les bien-éduqués de la ville
douce, elle ne pouvait cacher le désespoir de toutes ces collines l'aiment beaucoup. Plus encore, le musée est devenu l'attraction
couvertes d'abris rudimentaires faits de tôle, de carton et de bois, touristique la plus populaire de Mexico. Il a bien fallu se rendre
comme des maisons de cartes prêtes à s'écrouler. La douceur de à l'évidence qu'il a été construit pour un but qu'il ne pouvait
la lumière ne pouvait rendre romantique ce monde où la faim, la atteindre. Nous avons oublié que les parquets de marbre sont trop
violence, les frustrations et la colère étaient monnaie courante. Je froids pour les petits pieds nus.»
me demandais bien pourquoi nous étions venus ici. Je regardai le sol de terre battue de l'enclos et je vis mes sou
Après une demi-heure de route, nous sommes arrivés à un petit liers noirs bien cirés couverts d'une légère poussière brune ...
enclos où se trouvaient une baraque préfabriquée en tôle ondu- Ces images de parquets de marbre, de petits pieds nu et de
lée, une plate-forme d'environ quinze mètres carrés, un grand souliers bien cirés me hantent depuis ce temps. Je crois que c'est
panneau blanc, deux poteaux avec de paniers de basket-ball et depuis cette soirée dans les barrios que j'ai commencé à explorer
une foule de gens. Il y avait des bébés, des vieillards s'appuyant avec un nouvel œil le monde qui m'entoure, ainsi qu'à m'explo-
sur leur canne, de petits enfants et Surtout des adolescents, gar- rer moi-même. Ce soir-là, j'ai commencé à comprendre que je
çons et filles. Nous étions à la Casa del Museo, un exemple parmi suis depuis toujours captif de la matrice multidimensionnelle de
plusieurs musées créés et gérés par le Musée national ma culture, que ma réalité même singulière n'est que la somme
d'Anthropologie au cœur des bidonvilles de Mexico. de toutes les constructions sociales de ma culture et que mon arro-
gance est bien grande puisque je croyais pouvoir sortir de mes
Dans la baraque préfabriquée se trouvait une exposition sur les
frontières culturelles, c'est-à-dire hors de ma propre réalité, et
traditions précolombiennes de préparation des aliments compa-
expérimenter des résonances sympathiques sur des vibrations
rées aux habitudes nouvelles. Elle employait pour son discours ce
venant du monde des autres.
qui pouvait être acheté pour pas cher au marché le plus proche.
Cette exposition était destinée aux femmes venues de villages D'aucune façon, une telle réflexion ne veut nier le besoin
lointains et avait pour but de leur apprendre à nourrir une famil- d'empathie entre humains. Elle me fit prendre conscience gue je
le avec un budget très restreint. Lexposition ressemblait plus à un ne pourrai jamais être comme mon frère, bien qu'intacte soit
marché de village qu'à une exposition muséale conventionnelle. demeurée l'obligation morale d'accepter les manières, les pensécs
et les actions de ceux qui voient le monde autrement gue moi.
Le grand panneau blanc servait à la présentation de films, la Devint alors très clair, et même plus pressant pour moi, le désir
petite plate-forme aux discours, cérémonies et chansons, et par- de comprendre ceux qui me semblent différents. Je sentis aussi le
ticulièrement aux pièces de théâtre improvisées par les jeunes désir bien humain d'être compris par ceux qui me perçoivent
pour y exprimer les conflits qu'ils voyaient dans leur vie de tous comme «l'autre».

42 43
VA(,UFS rRfAMBuLE

J'ai compris que les relalions les plus proches et les plus sym- Limités dans notre VIsion par les cadrages idéologiques de nOlll'
pathiques entre dellx ([dt ures ne peuvent jamais atteindre le culture, il n'est pas surprenant que nous n'ayons pas reconnu plus
niveau d'empathie tranSll'llllant l'expérience imaginaire ou indi- clairement ce nouvel évangélisme. Nous avions entrepris d'expor-
recte de l'autre. ter nos valeurs culturelles et nos institutions à toute la terre et il
importait peu que ce soit de la technologie, de la science, de l'art,
Je ne crois pas quc l'l·tlIde ou l'érudition, la ferveur mission-
des comportements, des systèmes légaux et politiques ou du
naire, l'observaI ion ct Illl'mc la cohabitation peuvent permettre à
Coca-Cola. Tout se faisait au nom de la paix et du progrès.
un individu dc dl'wllir Il<lLUralisé dans une culture extérieure à la
r.:hypothèse de notre supériorité culturelle, sinon raciale, n'entrait
sienne. NOliS SOlllllll'S incapables de ce que j'appellerais une
pas en ligne de compte. Les analogies de nos actions avec les
«approprialioll ultllrcllc». Et alors, à mon grand regret nostal-
vieilles doctrines de l'impérialisme et du colonialisme, bien que
giquc dl'van! la morr d'une légende, je me dois de mentionner
visibles aux bénéficiaires de notre générosité, ne nous étaient pas
quc Lawrence dArabie n'était nul autre que Lawrence en Arabie,
apparentes. Je crois que nous avions oublié la base raciste origi-
avec ou sans burnous.
nale de ces doctrines tout en étant convaincu qu'il fallait étendre
Au début, il me fut très difficile d'accepter que je suis et serai le «Manifest Destiny» à tout le «village global». [... ]
toujours un produit de ma propre culture, que je percevrai tou-
Maintenant que les années ont passé, je comprends comment
jours le monde à l'intérieur des limites de ma propre réalité et que
nos vues sur le monde ont été d'une simplicité désarmante au
je ne peux parler du monde qu'avec les concepts de ma propre
langue. Ceux de ma génération s'étant complus avec un zèle cours des décennies qui ont suivi la deuxième Jucrre mondiale.
presque missionnaire à rechercher l'univer alisme humain, des- Je comprends comment nous avons oublié de reconnaÎtrc la place
cendre de ma montagne de vanité m'obligca à une nouvelle humi- qui revenait de droit aux sociétés non occidentales, nos voisins
lité. sur cette planète, chacune ayant une identité culturelle que per-
sonne n'avait le droit de contester. Je doute qu'un tel aveuglement
Dans les années cinquante et soixante, nou avons cru que le soit aujourd'hui compréhensible pour les générations qui nous
monde deviendrait bientôt un «village global» z. Nous savions ont suivis ou pour ceux qui n'ont pas été élevés dans le nord indus-
que les barrières entre les cultures seraient démolies dans l'ardeur trialisé, occidental et européen de notre planète.
d'embrasser un nouvel idéal humain qui serait universel. Nous
avions les Nations Unies et la Déclaration universelle des droits C'est ce petit pas, combien significatif, que je fis en sachant
de l'Homme; nous pouvions croire en une foi partagée globale- que je ne pouvais aller et venir dans d'autres cultures, qui me fit
ment dans le processus politique et la moralité. De New York nous comprendre également que les institutions propres à ma culture
vint l'exposition d'Edwart Steichen, «La famille de l'Homme» 3 ne peuvent se transférer en d'autres cultures, excepté comme des
qui, à travers le monde, attira des millions de personnes pour voir implants avec tous les risques qu'ils comportent. Il devint évident
que l'appareil photographique ne mentait pas et que nous étions pour moi que les sociétés qui tentent de se renouveler après les
tous frères et sœurs dans sa lentille. Nous savions que nous devien- méfaits et intrusions du colonialisme, sont menacées par un nou-
drions citoyens du monde, traversant impunément toutes les vel impérialisme des institutions et des technologies qui pourrait
frontières culturelles. semer le désastre aussi facilement qu'il pourrait eng 'ndrn l '
«développement» tant attendu. Je pense quc pilisicur~ rl'spon
sables de l'aide étrangère, comme moyen d'assist.lI11l· ll'thniqlle
2- McLuhan Marshall, Fiore Quentin et Agel Jerome: The medium is the message: an
inventory ofefficts, Bantarn, New York, 1967. venant du Nord industriel, sous-estiment 1.\ rr,\gililé dc\ sociétés
3- ThefomilyofMan, une exposition de photographies créée par Edward Steichen au post-coloniales où les cultures indigènes l'l lribales som en train
Musée d'Art Moderne de New York, qui a été présentée internationallement et a fait
l'objet d'une publication portant le même titre, chez Simon et Schuster, New York, 1955. dc e restructurer.

44
VACUES PRÉAMBULE

Ainsi j'ai COllti1l11\ k~ voyages, les rencontres, l'exploration de le développement de l'art japonais des années soixante-dix (·1
nouvt::lllX lil'llx ri dl' nouvelles idées, J'ai depuis regardé les quatre-vingt, Physiquement et fonctionnellement, ce mu 'él'
mU.~C:l'S 1'1 Inll ~ ( Il VII OIlIH:ments avec un nouveau regard, serait bien plus chez lui au Wisconsin. Le Musée national d'eth-
I.n 1ll.III'Ii,IllX el l'architecture du Musée national nologie à Osaka utilise la plus haute technologie, les ordinateurs
d'Alli 11II1polllgil' dl' Ml'xi 0 avaient pour but de rappeler avec brio et les moyens de l'ère spatiale pour développer une banque mon-
Il'\ IlHllllllllnlts 1ll,Iyas ou aztèques, Leffet, toutefois, est bien dif- diale de données ethnographiques. Ce programme très impres-
klrlll jllll\(IlI'rlrdltlc une grandeur et une modernité bien plus sionnant semble 'sorti tour droit d'un modèle américain de col-
l'IIIOjll(t'Jllll' ljll . jllùolombienne, Muséologiquement parlant, ce lecte de données en temps de guerre. Est-ce que le Japon possè-
1l1llSl'l' l'SI slrllc..lllré ~don les traditions européennes et améri- de une culture centenaire d'importation de philosophies ou de
laillCS dl' l'arLbéologie et de l'ethnologie, A l'intérieur de cette techniques étrangères, ou est-ce une nouvelle réponse à l'accul-
SI l'uctu re, il y a certaines innovations, par exemple dans les turation forcée?
moyens d'orientation, dans l'utilisation de l'art contemporain et Tel que je le vis dans les années soixante-dix, le Musée égyp-
dans la miniaturisation des dioramas, Le résultat, cependant, tion du Caire était de toute façon un artefact de la période colo-
donne un musée qui réussit à présenter à ses visiteurs la préhis- niale britannique, toujours entretenu avec amour. Plus haut sur
toire du Mexique et ses traditions culturelles, mais seulement la même rue se trouve un autre merveilleux artefact de cette pério-
selon les découvertes et les vues de la science occidentale. de, le légendaire hôtel Shepheard. A Singapour, le vieux Musée
Conséquemment, il ne peut présenter aux enfants des villages national est aussi un artefact de la période coloniale britannique
mexicains leur propre culture actuelle à travers son génie. La tout comme le Raffle, cet hôtel légendaire des roman iers
phrase: « Nous avons oublié que les parquets de marbre sont trop
Maugham et autres. Il vient d'être rénové à grands frais, tout
froids pour les petits pieds nus» résume assez poétiquement tout
comme les musées du Caire et de Singapour. Il semble que les
ce drame.
édifices que les coloniaux ont construit pour eux-mêmes ne pré-
En plus de l'ironie de l'architecture coloniale britannique pro- sentent aucune menace pour les sociétés actuelles de ces pays. Les
posée au Musée du Ghana pour favoriser l'identité culturelle des deux vieux hôtels sont toujours utiles. Toutefois, les contenus des
Ghanéens, le projet d'Accra fut lancé en utilisant les techniques musées du Caire et de Singapour ne s'opposent nullement à toute
et les modèles philosophiques d'une autre culture. Une mission tentative de revitalisation d'une culture antérieure,
culturelle valable peut-elle émerger d'une telle mixture? ...
En contraste, le Palais de la culture de Varsovie, construit par
Tout au contraire, le projet muséal de Johannesburg était voué l'URSS en cadeau au peuple polonais à la fin de la dernière
au succès. Pour renforcer l'idéal de la supériorité raciale et cultu- guerre, a toujours été ignoré, à peine utilisé, voire détesté. On
relle, il était bien logique d'employer le modèle de musée euro- peut alors constater la grande différence entre les musées que les
péen, lequel fut conçu, entre autres, pour ces fins. coloniaux se sont construits pour eux-mêmes et ce qu'un Étal
Laventure venait juste de commencer pour moi. De nouvelles impérialiste a tenté d'imposer aux opprimés,
questions surgirent. Laissez-moi vous faire partager mes notes de A la fin des années quatre-vingt, je négociais à Praglll' la lom
voyage. née canadienne d'une exposition célébrant la survit' l'I 1.1 LOl1li
Loccidentalisation du Japon, virtuellement décrétée à la fin de nuité culturelle des Juifs, Le précieux hérùrJgf'. t'xposit iO!l dalisée
la guerre, est bien mise en évidence par quelques-uns des nou- par le Musée juif de Tchécoslovaquie. Dl' n' voyagt' Il.lljuil un
veaux musées japonais. A Sapporo, le Musée d'art contemporain autre tournant dans ma rechcrchc p01l1 1l1llllX lOl11pn:ndrc les
montre l'influence que Paris et New York ont eu après guerre dans musées.

46 1\7
VAGUES PRÉAMBULE

À Prague, en 1986, Ics grands musées nationaux semblaient être Des objets juifs de toutes sortes furent pillés par les SS dam b
des témoins importants des traditions et richesses culturelles de maisons et les synagogues ou saisis sur des prisonniers alors qu .
la Tchécoslovaquie dans le contexte de l'autoritarisme culturel les anciens conservateurs des musées juifs, sous menace de mort,
qui accompagnait Ic f:lil d'êlrc un satellite soviétique. Les musées dressèrent le catalogue de ces collections acquises de façon obs-
nationaux prenai 'nI soin de leurs programmes publics, s'ils en cène. Le Musée de la race disparue créé par Hitler devait devenir
avaient le choix, mais je ~cntis que ceux qui, par prudence, la preuve de sa doctrine raciste et du génocide qu'elle entraîne. Il
devaient demellJ Cl silencieux, étaient surveillés. Je remarquai que rut conçu et planifié dans ses moindres détails.
les c:glisl"s étai 'nt rt'Maurées de façon séculière. J'assistai à des
À la fin de la guerre, la communauté juive de Prague ne comp-
m,lnifl"\t.1tioll\ Mil" la place Wenceslas. Je ne pouvais croire que
lait que quelques survivants, d'une grande pauvreté. L'État prit le
l' impC:ri.d,sll1e culturel soviétique pouvait créer plus qu'un vernis
quartier à sa charge ainsi que les grandes collections juives qu'il
superfilid d'adhésion , juste assez pour satisfaire le conquérant,
abritait. En plus de servir de témoins silencieux aux souffrances
mais lui causant constamment des problèmes.
des communautés d'où elles provenaient, ces collections étaient
Je me souvins alors d'une visite que j'avais faite en 1973 à en fait tout ce qui restait de mille ans d'histoire et de ceux qui
Cracovie, l'ancienne capitale de la Pologne. Dans ce pays de jusqu'à tout récemment y avaient vécu. Elles devinrent de façon
dépression économique et de désespoir, je vis que le Musée impé- éloquente leur précieux héritage.
rial avec ses immenses collections de trésors nationaux était
S'approprier ce qui semble précieux, le icônes des peuples
restauré à grands frais. Ce qui me frappa, c'est que ce travail de
conquis, est une pratique qui est aussi vieille que les conquêtes
restauration remettait ce musée dans son état bien documenté de
elles-mêmes. L'exposition de ces butins de guerre pour prouvcr la
1890, alors qu'un monarque gouvernait le pays depuis son palais
supériorité est une tradition qui remonte à la nuit des temps, une
situé sur une colline avoisinante. C'était le musée des musées, un
tradition qui fait partie intégrante de l'histoire des musées euro-
témoin des temps anciens. Et le palais, lui-même restauré, était
péens.
un lieu de pélerinage, non seulement pour les touristes mais aussi
pOut les Polonais. L'idée d'Hitler de célébrer le génocide juif en utilisant ces
L'évidence d'une persistance culturelle m'entourait. Est-ce collections que je voyais comme un témoignage de survivance
qu'un oppresseur peut détruire une culture vivante par le géno- culturelle me posait toutefois une autre question: les musées ont-
cide ou la destruction de ses textes sacrés et de ses icônes ou y a- ils le pouvoir non seulement de transformer, mais d'inverser le
t-il quelque chose d'intangible qui, imprimé dans l'âme des gens, sens des choses par leur pouvoir de nommer et de contextualiser?
survit à de telles décimations et destructions? J'ai eu la réponse à [... ] Je présume que les textes et les icônes qui subsistent, dans
ces questions lorsque je travaillai sur l'exposition Le précieux héri- les musées ou autrement, peuvent mettre en valeur une culture
tage. ou même stimuler sa continuité ou sa renaissance. C 'est sûremen t
Le quartier juif de Prague est une ville dans la ville, avec son pour cela que les conquérants s'en sont emparés, les ont empor-
histoire s'échelonnant sur plus de mille ans. Durant des siècles, il tés chez eux dans leurs musées ou les ont détruits sur place.
fut le centre de la vie et de l'érudition juive pour toute l'Europe. Cependant la clé des survivances culturelles n'est pas dans ll" qui
Au cours de la deuxième Guerre mondiale et de l'Holocauste, la cst tangible, mais dans ce qui est intangible e qui ,1 'lé illlpri
population juive de Prague fut décimée. Au cours du génocide, mé dans l'âme des gens.
les musées, synagogues et édifices publics juifs du quartier sont Je considérais cette question dans le lOIllC'X lt" dt' Jl10n propre
devenus le centre de collecte et les quartiers généraux d' un pays. Les peuples autochtones du Can.ld:1 onl cl1dud 1lI1 géno-
«Musée de la race disparue » planifié par les Nazis. cide pa sif et la décimation, les dé rets conl r ' !t'urs rdigions et la

48 "9
VAGUES PRÉAMBULE

saisie de leurs objets sacrés, l'assimilation forcée, la séparation des gel national va à l'éducation et à la santé. Qui plus est, on y
enfants de leur famille, le rejet de leurs langues et, pire encore, la retrouve un amour et un respect quasi inégalé pour le pays et son
tyrannie de l'oubli. Le re tes de leur culture matérielle et leurs riche environnement naturel.
objets sacrés sont di séminés à travers le monde dans les musées Qu'advient-il de ses richesses culturelles? Le théâtre national
et les collections privées. l'stune copie réduite de l'Opéra de Paris, construite il y a plus de
À la nn de ce vingtième iècle se produit une sorte de miracle. cent ans dans la capitale. Le Musée national - histoire, ethno-
Une revitalisation fone et vibrante de l'identité culturelle des logie, archéologie et art - est situé dans une vieille forteresse et,
bien que possédant certains trésors, ne projette aucune spécificité
Amérindiens 't cl s Inuit du Canada et une renaissance de leur
culturelle. Cependant, le Costa Rica possède un des meilleurs sys-
~pirilllalill-. Jt· U"ois qu'avant la fin de notre siècle, les nations
tèmes de parcs nationaux et de réserves naturelles au monde.
aUIOc.htone!i au ronl repris leurs droits à l'autodétermination et au
Espèce menacée, la grenouille dorée des forêts tropicales est un
gouvernement autonome. Les négociations territoriales auront trésor national comme le sont les oiseaux exotiques, les orchidées,
donné des résultats concrets et plusieurs musées auront cédé aux les volcans et les plages ... Il me semble que ce jeune pays, tourné
arguments de la propriété morale et auront retourné aux autoch- vers ses jeunes, vers son territoire et vers le futur, s'est donné de
tones les objets sacrés et autres matériels figuratifs qu'ils détiennent. facto un véritable «Musée national du Costa Rica» à partir de ses
Le plus significatif, c'est que ce renouveau culturel se nourrit richesses naturelles.
à la fois du sentiment d'être bien dans sa culture et de la force Parlons maintenant d'un autre musée tourné vers le futur,
puisée dans la spiritualité amérindienne. La clé de ce renouveau quoique très différent, le Beth Hatefutsoth ou Musée de la
se trouve dans les intangibles conservés dans la mémoire de leurs Diaspora à Tel Aviv. Par son nom, on pourrait s'attendre, lin
aînés. musée d'histoire sur l'expulsion et la dispersion des Juifs après
leur captivité à Babylone, sur les siècles de persécution, sur
Je ne pourrais dire si les objets retournés des musées non-
l'Holocauste et sur le retour des Juifs en Israël. Toutefois, ce musée
autochtones aux musées autochtones pourront être reconsacrés
ne tient aucunement ce langage. Il ne parle que de la vie juive
dans leurs pleins pouvoirs spirituels si ces musées sont façonnés d'aujourd'hui et d'hier, depuis des temps immémoriaux. Ce
sur le modèle muséal blanc et européen. Les lieux de conserva- musée est dédié aux générations futures et on l'a appelé l'anti-
tion de ces objets doivent avoir leur propre forme dans les com- musée puisqu'il ne possède pas d'objets originaux.
munautés autochtones. [... ]
Un membre du comité de programmation du Musée de la
Au cours de mes visites au Costa Rica dans les années quatre- Diaspora, l'historien Ely Ben-Gal 4 remettait en question le pro-
vingt, j'ai remarqué les différences frappantes qui existent entre jet, faisant remarquer que les Juifs en tant que Juifs n'avaient
ce pays et le Canada. Le Costa Rica ne possède aucune popula- jamais créé de musées auparavant. «En avons-nous besoin? Quel
tion indigène et on n'y retrouve aucune ruine maya ou aztèque rôle jouera-t-il? Sera-t-il le substitut d'une autre et plus ancienne
qui pourrait rappeler un passé grandiose. C'est une très jeune institution?» Ben-Gal reconnaissait le musée classique de type
démocratie de type occidental, la seule de son genre en Amérique européen comme une institution humaniste «destinée à rempla-
centrale. C'est une société multiculturelle, très européenne, et cer quelques-uns de ces sanctuaires de rites religieux abandonnés,
même si l'espagnol est la langue parlée, elle se différencie des orfrant une alternative dans laquelle l'homme devi nt le sujet
autres pays d'Amérique latine et résiste bien à l'américanisation. d'une célébration».

Ce jeune pays a survécu à la colonisation espagnole et à celle


4- Ben-Gal Ely, « Museology and J udaism; thoughts on planning the Beth
de la United Fruit Company avant d'accéder à son indépen- Il.1lcfutsoth» dans Beth Hatefotsoth .' the first tm years, The Nahum Goldman Museum
dance en 1962. Il n'a pas d'armée et la plus grande part du bud- of the Jewish Diaspora, Tel Aviv, J 988.

50 51
Vi\( ,UES PRÉAMBULE

« 1.(' ,('1 111.11 "!Ill (Ill Id l' Illal n'a pas surgi de rien; il est apparu dences matérielles de la Création et de la créativité humaine toUI
dall., 1(· ,0111'llIk dt Illili . huit cents ans de civilisation chrétienne en ne créant rien qui ne soit autre qu'un nouveau contexte pour
('1 WlllillllC d', Pllll~\l'f encore aujourd'hui .. , La société laïque ces évidences, un «acquisiteur» qui donne des significations arbi-
Olt "lnl1.d(' IH' s't'SI p.\S séparée de l'attitude (chrétienne) de voir traires à tout ce qu'il collectionne afin de valider ses propres
Il'\ ohll'l' 101l1l1ll d' Il n portants médiums d'exaltation spirituelle. valeurs. J'avais décrit le rôle historique du musée qui est de mon-
(OIlIIIH'1I1 pOllllOIlS nOLIS ... concilier cette attitude spirituelle trer les butins de guerre et de représenter d'autres cultures de
.Ivel III· Il ('g. Il ive du judaïsme à l'égard des rituels et de l'adora- façon à renforcer les idées du musée sur la supériorité raciale et
lioll Il.lmfOl1116 dans un univers du visible et du spatial? ... lut- culturelle. Et j'ai accusé le musée d'être lui-même biaisé dans la
ln Ull1ln' 1.1 d ifi ;Ilion d'un objet, d'une statue ou d'une image conception de sa propre société pour tout ce qui touche à l'équi-
d,IIl.\ 1.\ 1ignt-e de b croyance et des traditions juives ?... » té entre les sexes, à la religion, aux minorités ethniques et aux dif-
Le Mu ée de la Diaspora utilise des reconstructions, des férentes classes sociales ainsi que dans ses représentations de
modèles et des copies plutôt que des objets originaux ou « authen- «1'autre ».
tiques». De cette façon, sont très bien communiqués les messages Dans cet article, je donnais comme argument que le plus grand
sur la vie juive qui découle de l'écrit sacré et du «tu ne feras, ni pouvoir du musée ne réside pas dans la possession, mais plutôt
n'adoreras aucune image gravée». Ben-Gal dit que le Beth dans l'acceptation par la société de l'autorité du musée de nom-
Hatefutsoth n'est pas un temple, mais plutôt «la maison de mer ce qu'il possède, implicitement par son contexte et explici-
réunion des Juifs d'aujourd'hui». tement par ses étiquettes. Je suggère que dorénavant les mu ées
D'un côté, une institution du genre musée, socialement dési- tirent leurs récompenses égocentriques, non pas dans la pos cs-
rable ou utile; de l'autre, un véritable musée qui par sa nature sion, mais dans les nobles responsabilités de garde qui leur incom-
même entre en conflit avec les traditions culturelles de ceux qui bent. Ils doivent trouver leurs récompenses intellectuelles non pas
voudraient l'avoir: voici le dilemme qui se posait à Tel Aviv et au dans leur droit exclusif de baptiser, de nommer, mais dans le par-
Musée de la Diaspora. Dans ce dilemme se trouve l'essentiel de tage de la quête du savoir avec tous ceux qui veulent les joindre.
la réflexion que je veux partager avec vous. Je veux revenir à ma question laissée sans réponses sur le
Ce que je voyais, entendais et lisais dans ma recherche sur le terrifiant pouvoir du musée « non seulement de transformer, mais
monde des musées commençait à devenir plus clair. Plusieurs des d'inverser le sens des choses». [... ] Le musée a ce pouvoir et même
fondements mêmes qui avaient dicté ma conception initiale et celui de manipuler notre sensibilité esthétique ou spirituelle. La
combien conventionnelle des musées se trouvaient écartés. Je question n'est pas que le musée est malveillant, mais qu'il peut
pouvais maintenant regarder les musées dans leurs contextes être une arme puissante dans la bataille de l'esprit et qu'on doit
culturels spécifiques et non comme des variantes locales d'un l'utiliser avec la plus profonde connaissance de sa nature.
modèle universel, qui peut s'évaluer selon une grille de normes Ayant dit tout ceci, je me sens obligé de résumer en quelques
sanctionnées internationalement, Je n'avais plus besoin d'une mots ma propre compréhension de ce qu'est au juste un musée
définition du musée, mais plutôt d'une méthode utile pour décrire et, de façon bien téméraire, de ce que je crois qu'il pourrair êl r '.
les phénomènes observés, En tant qu'individu, je perçois le monde à ranir des lill1ill'S dl:
Dans un article publié en 1992 5, j'avais décrit le musée clas- ma propre réalité, déterminée par ma llllllrl:. 1k III l'Ill 1:, le
sique tel que je le connaissais, un« acquisiteur» qui amasse les évi- musée, institution inventée par ma so i <1t-, .'OIdl l'l' dt'S tI1 ~ mcs
limitations que moi et ce, en dépil de Sl'S d'foI 1., bit'II illiclllion-
5- • Savoir faire peau neuve: les musées et leur nouvelle identité», Muse, X, 2, 1992, nés pour sortir de ses propres [rolllilrl's udllll('lk\. ,. 111: peux
pp. 7-15. Et infra, pp. 466-485. parler du monde qu'avec ma languI:; d . 111 1I1t', le IIIlIS (1: IlC pcut

'52 'i.l
VAGUES PRÉAMBULE

parler qu'avec le langage de sa propre réalité. On pourrait dire que que le montre la technologie. Elle peut se trouver dans la vélH
le musée n'est pas seulement une institution culturelle, mais éga- ration de l'esthétique ou le culte du mystique. Le confort du
lement et de facto un and a l de sa propre culture. temple peut se trouver chez certaines sociétés dans l'évidence d'un
passé absolu, et dans d'autres, dans la prescience du salut ou dans
Un musée de sill' Ill' Pl'ut pa ,par conséquent, appartenir à une
l'utopie .
•Iutrc udlun:, ll1ai~ ~t'ulelllellt être un musée au sujet d'une autre
UdllllC, Idlt- qu't'xl)! illlée dans le langage de la culture qui en est L'autorité et la crédibilité du musée comme temple est un fait
l'h()ll'~Sl·. 1.' 1ll\ISl'C Il,Idilionnei d'invention européenne ne peut culturel. Les prétentions du musée à la vérité et à l'objectivité font
don P,IS l'll" tl,\Il.sposé dans une autre culture. Le musée en tant partie de sa propre mythologie. Comme temple, le musée est
qut' Il 1lIS(ot' l'l'ut 1.lil' l'objet d'une transplantation étrangère; le détruit, sa crédibilité et son autorité sont perdues lorsqu'il est
1l111S\:t· l'Il 1.1111 que le 11I1ique socio-politique peut être exporté incompatible avec les valeurs de la société qu'il dessert.
n'importe où pour servir les fins auxquelles il est adapté; le musée Neil Harris 6 a déjà dit que les musées des beaux-arts américains
peut être approprié par toute société en voie d'acculturation. Mais entrent dans une période «d'examen existentiel, une période où
un musée n'est pas un caméléon. C'est un léopard qui ne peut ces institutions se trouvent dans une relation sans précédent et
changer ses taches. souvent troublante avec la mission qu'ils assumaient précédem-
Les nouvelles institutions quasi muséales que l'on trouve dans ment». De tous les membres de la famille des musées, c'est le
les sociétés non européennes doivent, à mon avis, trouver de nou- musée d'art qui depuis toujours se voit différent, différent des
velles formes et de nouvelles fonctions. Elles doivent surgir du autres musées, et même très souvent se voit exempté du type de
terreau fertile de leur propre culture et refléter leur «mythos» discussions qui font l'objet de notre propos. Je crois que ce sont
indigène. Si l'on fait autrement, on risque de les infester par cette tous les musées, quels qu'ils soient, qui doivent faire face à une
implantation étrangère ou de les atrophier et de favoriser leur crise sur leur mission et le résultat de cet examen existentiel ne
mort. peut être autre qu'une redéfinition radicale. Le musée veut peut-
être demeurer une roue excentrique dans la machine bien huilée
Ayant parlé du modèle muséal classique, de l'anti-musée, des
de la socialisation, mais je crois que cette machine est actuelle-
institutions quasi muséales et de celles qui se donneront de nou-
ment en cours d'être acquise et numérotée par les grands musées
velles formes et fonctions, je me demande s'il y a une définition
d'histoire sociale. Harris porte un certain espoir dans la volonté
générique du fait social que nous examinons ici. Voici une
actuelle de la communauté muséale «d'admettre le besoin d'une
définition de l'institution muséale historique telle qu'elle survit
reconstruction phénoménale ».
aujourd'hui:
C'est avec une certaine hésitation que je me tourne mainte-
Un musée est par essence un temple pour la réaffirmation des
nant vers le futur et sur ce qu'il peut représenter pour les musées
croyances culturelles en présence des évidences tangibles ou maté-
qui doivent naître dans les sociétés non occidentales. Je crois que,
rielles, sacrées ou profanes, qui s'y trouvent. Dans une société
théiste, nous sommes réconfortés par de telles évidences en tant pour grandir dans ces sociétés, les nouvelles institutions de
qu' œuvres des dieux qui ne peuvent être expliquées. Dans une muséalisation doivent naître du terreau même de leur propre
société laïque, nous sommes réconfortés par les évidences des tra- culture, trouvant leurs propres formes et leur pla 'dans 'S sorié
vaux de l'humanité et ceux de l'ordre naturel que nous sommes tés. Je sais qu'une culture autochtone vivanle 'sl, LI rois l'l'Isis
constamment occupés à nous expliquer.
La réaffirmation de soi peut être trouvée dans la vénération de 6- Ilarris Neil, "Conceiving [he an mu,cullI '''"H'
1"'111'" .,IIlIo"·lv.lliuns for (he
Gerty colloquium», lmigbts: mltsfwm. "1<"'"". "fI""tI/'l. "/'''',f/flllIl. Ill<' l';\ul Geny
la science et d'un monde rationnel ou dans le culte du progrès tel Trusr, Los Angeles, 1991.

54 ))

_________S_B_DLMAFJI ~·r_
J _________
VAGUES PRÉAMBULE

tante et résistante, qu'clic peut même survivre à la décimation de De telles significatIOns transcendent l'aspect physique des
ses détenteurs, à l'oppression, à l'exil et à son propre silence. Je objets et on pourrait dire que les musées, s'ils veulent bien rem-
sais aussi que la survie culturelle dépend en premier lieu de ces plir leur rôle social, se voient attribuer la tâche immense et quasi
intangibles qui sont imprégnées dans les âmes des gens et deuxiè- impossible d'interpréter la réalité. Il vaut peut-être mieux affirmer
mement, de la ont inllÎté de la tradition orale ou textuelle en pré- que le musée doit remplir une nouvelle tâche dans ce rôle social,
celle d'écouter, car il n'est plus le maître incontesté de la vérité.
~ence directe des iCÔlll'!\ <..ullllrelles; la culture des icônes qui est
OIlVl'nt iOlllld kllll'ilt l'apanage des musées, peut uniquement Dans sa renaissance, le musée doit être le médiateur parmi les
C'!n' illtl'I prl(tl-l' ,IVl'l k pouvoir que lui confèrent ses significations
évidences muettes et inertes de l'humanité et du monde. Il doit
écouter ceux qui entendent les voix et connaissent la vie de ces
prl'illilll'S d,1I1S 1,1 tradition orale ou textuelle extensive.
évidences, qu'ils soient érudits ou simples voyants, et tous ceux
S'il y <\ une ertaine validité à tout ceci, il semble alors que la qui sont prêts à partager leurs savoirs. Les sages savent depuis
genèse des musées et de leur développement ne doit pas contras- longtemps que la voix des voyants peut être celle de l'enfant, de
ter avec la tradition. Cette genèse doit être l'éthos ou, si vous pré- l'homme ou de la femme de la terre, du sceptique ou de l'homme
férez, la spiritualité de la société elle-même. De cette dernière cou- de science, de la personne âgée, car tous sont propriétaires de leur
leront, à travers la tradition orale ou textuelle, toutes les couleurs, culture et gardiens de leurs réalités.
formes et signes, tous les sons et signaux qui peuvent donner ce Les croyances sur la vraie nature des choses dans une société
qu'on pourra appeler un musée et qui sera certainement en réson- ne peuvent être apprises que lorsque toutes ces voix sc mettent
nance tangible avec les valeurs de cette société. ensemble et construisent une réalité de consensus par la raison ou
la foi. Le musée n'est d'aucune façon le bassin de captage ou le
Il n'y a que ceux qui sont les véritables détenteurs d'une culture chaudron où doivent se retrouver ces croyances, ces réalités ou ces
qui peuvent se permettre de la faire résonner et cette résonnance constructions, mais plutôt le creuset dans lequel les nombreux
doit être en substance et en harmonie avec leur langage. éléments qui composent l'éthos d'une société peuvent être fon-
Souvenons-nous des question de Ely Ben-Gal: « En avons- dus et donner un amalgame de compréhension mutuelle et
nous besoin? Quel rôle jouera-t-il? Sera-t-il le substitut d'une d'édification.
autre et plus ancienne institution? » Lui, pour trouver les bonnes En tant que creuset des idées, favorisant leur raffinement et
réponses, il se tourna vers les fondements spirituels du judaïsme. parfois leur changement, le musée ne doit jamais être abandon-
Ceux qui ont la responsabilité de musées anciens, nouveaux ou à né et devenir froid. La chaleur du défi, du débat, de la confron-
venir et qui sont prêts à entrer de plain-pied dans la reconstruc- tation entre hérétiques et orthodoxes ainsi que les soubresauts de
la découverte et de la révélation doivent permettre au creuset où
tion préconisée par Harris doivent se poser de telles questions.
les valeurs les plus fondamentales d'une société peuvent être tes-
Qu'est-ce que ce musée qui est un temple laïc et non un sanc-
tées, de demeurer allumé et fonctionnel au plus haut degré.
tuaire? qui n'est pas une école? qui est plus qu'une exposition et
plus qu'une collection? qui n'est pas un endroit fantaisiste ou arbi- Voilà le nouveau musée, ne portant plus les cendres du pas 15,
mais allumant les feux des promesses futures.
traire et qui ne prétend pas à l'absolu? Comment peut-on mettre
au point toutes ces questions?
Il faut nous concentrer sur ces institutions qui ont le devoir
d'interpréter les évidences matérielles des milieux naturels et Original: « Marble floors are cold for small, bare reel ». on[érence au
congrès triennal de l'Association des musées du Commonwealth. Ottawa,
humains comme des icônes, c'est-à-dire comme des signes Canada, septembre 1992. CAMOp, 1, 1993, pp. 2-27. Trad. de l'anglais par René
signifiants plutôt que par leur description et leur mensuration. Rivard.

56
LE MUSÉE DES IMAGES DE L'INCONSCIENT

Au sortir des ateliers, les œuvres sont inventoriées et catalo-


Le Musée des images de l'inconscient guées et deviennent partie intégrante du musée; le catalogue est
Une expérience vécue dans le cadre d'un hôpital établi selon le système ARAS 1 adopté par le Centre Jung de
psychiatrique à Rio de Janeiro (1976) Zurich et par le docteur Nise da Silveira : un dossier complet est
ainsi constitué pour chaque malade. Ce dossier permet aux psy-
chiatres et aux chercheurs de suivre chaque cas et sert aux études
Fernanda de Camargo e Almeida et aux recherches sur l'inconscient. Les œuvres sont ensuite entre-
posées dans des magasins en attendant de pouvoir être exposées,
mais il est toujours possible de les consulter.
Jusqu'en 1973, le musée présentait des lacunes sur les plans
muséologique et muséographique. À l'invitation du docteur Nise
S~tué dans la partie nord de la ville de Rio de Janeiro, le Musée
da Silveira, deux muséologues de l'unité de consultation d'AM-
des Images de l'inconscient (MIl) occupe le rez-de-chaussée de
Icom 2 ont étudié de façon approfondie les améliorations qui
l'un des pavillons du Centre psychiatrique national Pedro II.
pourraient être apportées au musée, sans risquer d'en compro-
n a été c:éé pour abriter les œuvres des malades qui fréquen- mettre les structures essentielles. Elles sont arrivées à la conclu-
tent I~s ~tehers de rééducation professionnelle (ergothérapie) de sion qu'il faudrait agrandir les salles d'exposition, créer une salle
ce~ hopnal. Près de quatre-vingt-dix mille œuvres - dessins, d'exposition permanente qui s'ajouterait à la galerie et à la salle
pelll~~res et modelages tant en plâtre qu'en céramique et autres d'expositions temporaires, et étudier diverses solutions concer-
matenaux - composent cet ensemble intéressant dont la sélection nant les socles, les supports et l'éclairage, sans jamais perdre de
a été entreprise en 1956 par le docteur Nise da Silveira médecin vue que le malade qui fréquente l'atelier fréquente aussi le musée,
psychiatre responsable des activités de rééducation p~ofession­ l'un et l'autre étant d'indispensables centres de rencontre où il
nelle entreprises depuis longtemps dans ce centre.
prend contact avec le monde extérieur: c'est la raison pour laquel-
,e n'est pas seulement la collection d' œuvres mais c'est le le on ne peut y apporter de modifications brusques ni y adopter
mu~ét: lui~mê~e q~i présente des caractéristiques ~ropres : toute certains modes esthétiques de présentation qui risqueraient de
SOI1 orga 11ISilli on ,dIffère complètement de celle de la plupart des dérouter le malade .
.Illll:~·~ mlls~~·~ . C~mll1e dt:s œuvres y arrivent chaque jour des
Le personnel technique du musée posait un autre problème:
,\ld I<:rs, .'1111 f0l1c.:110nnCIll sans interruption du lundi matin au
vend re.:d 1 pcnd.llll LOU le.: l'année, les collections ne cessent de comment introduire dans un musée aux caractéristiques particu-
s'enrichir Cl le travail C l ontinu dans tous les secteurs. lières un personnel non préparé à vivre avec des malades, avec
toutes les incompréhensions que cela implique? nest apparu qu'il
. '-:~ a:elier se~v~nt principalement au dessin et à la peinture est serait préférable de procéder lentement, en cherchant des solu-
SItue a 1 extrémite du musée. n est vaste et clair, meublé de tables tions qui ne risqueraient pas de choquer le malade par leur nou-
de travail et de tables pour le ~atériel, d'un piano et d'un orgue.
veauté. C'est pourquoi l'agencement des salles a été modifié de
Souvent on y cha~te o,u ?n y Joue, associant ainsi l'image au son.
jour et en présence des visiteurs venus de l'atelier. Le personnel
Le modelage se fait generalement dans un autre atelier ou bien
de l'hôpital nous a apporté son concours bénévole pour tapisser
dans le jardin. '
les murs de toile de chanvre, comme ceux des autres salles; les
Dar:s, ces at~liers, le m~ade travaille avec l'aide des spécialistes
de .la reeducatlon profeSSIOnnelle et souvent en relation avec des
1- Archive for Research of the Archerypical Symbolism.
arttstes et avec le personnel du groupe d'étude, dans un climat
2. Association nationale des membres de l'lcom (Brésil).
ex clIent, sans perdre pour autant sa liberté créatrice.
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204
VALUES LE MUSÉE DES IMAGES DE L'INCONSCIENT

malades eux-mêmes aidaie!1L ,1 disposer les plantes ou à mettre en intensive autour d'objectifs de plus en plus spécifiques. Nous
place l'éclairage. Comme su pport\ on a utilisé, outre les boîtes en continuons donc à collaborer avec la muséologue Lourdes do
bois déjà existantes, des briques recouvertes de toile de chanvre, Rego Novaes et à faire travailler conjointement une unité de for-
Cl pour les menus objets de céramitille, on a utilisé des verres ou mation d'AM-Icom (UT) et une unité de consultation; tandis
de petites coupes de verre relOurn~t:\. Nous attirons l'attention que cette dernière pours~it ses travaux pour monter de nouvelles
sur ce problème des supports, al' J'emploi d'un matériel incon- expositions et améliorer le musée, l'unité de formation établit un
nu pouvait être considéré par l'artislé Lrbleur comme une ingé- programme d'études à partir des écrits d'Yvonne Oddon sur la
rence dans son œuvre et faire naître Lhez lui un sentiment de formation du personnel, des notes de Georges Henri Rivière et
répulsion. L'accueil réservé à cette solutioll et la façon dont elle a de notre expérience du cours de muséologie de Rio de Janeiro;
permis de mettre en valeur les figurines d'animaux anthropo- l'objectif est d'assurer une formation pratique adaptée au cas pré-
morphes, les petites divinités et autres picce.\ de céramique nous sent, sans perdre de vue, pour autant, une réalité plus globale et
Ont montré la voie à suivre. en donnant une base de connaissances générales solide et indis-
Un autre problème s'est posé: celui de la formation profes- pensable.
sionnelle du personnel du musée. Comment I(umer des muséo- Les demandes d'inscription à ces cours ont été si nombreuses
logues pour ce musée aux caractérisliques si spéciales? Ce n'était que nous avons dû prévoir des cours pour des personnes qui tra-
pas le problème de l'adaptation qui nous alarmait ou qui nous vaillaient dans d'autres secteurs de l'hôpital et qui exerçaient des
faisait envisager des précautions excessives. Les malades ont des activités dans des domaines connexes. L'ensemble des postulants
rapports satisfaisants avec les membres du groupe d'étude du était très éclectique - médecins, psychiatres, psychologues, édu-
Centre de recherche Carl Jung qui travaillelU dans le musée, ainsi catrices, spécialistes de la rééducation professionnelle, fonction-
qu'avec les visiteurs. Notre <-faillte était de briser l'harmonie naires administratifs, infirmières, personnel technique. Le taux de
d'ensemble en laissant les muséologues et autres professionnels fréquentation était, pour chaque cours, de quatre-vingt-dix-sept
des musées introduire des normes muséologiques orthodoxes qui à quatre-vingt-dix-huit pour cent et les travaux donnés aux élèves
détruiraient l'authenticité du MIl. Pour être plus précis, on pour- ont été tous faits à cent pour cent. Nous avons amené chaque
rai t dire que certaines normes professionnelles, malgré leur niveau élève, sans le lui imposer, à envisager le sujet donné sous l'angle
technique élevé, ne pouvaient être appliquées à ce musée. de sa spécialité. Nous pensions qu'à partir du moment où nous
quitterions le domaine des notions générales, nous serions obli-
Les contacts que nous eûmes avec les fonctionnaires attachés gées de diviser le groupe par secteurs spécialisés. Mais il n'en fut
au musée et le grand intérêt qu'ils ont toujours apporté à la solu- rien. Les élèves souhaitaient tous avoir des connaissances plus
tion de chaque cas qui se présentait nous Ont amenées à tenter approfondies dans tous les domaines. Ce n'est donc qu'ultérieu-
une expérience. Au lieu de former des muséologues pour rement que nous pourrons organiser des groupes plus réduits et
répondre aux besoins du musée et de son environnement, nous plus spécialisés, destinés à recevoir une formation plus poussée.
allions essayer de former le personnel même du musée, c'est-à-
Depuis que le musée est entré dans cette nouvelle phase, deux
dire les fonctionnaires du Centre psychiatrique national qui tra-
expositions temporaires ont été organisées. Ces expositions SCllll
vaillaient déjà dans le musée et dans les ateliers: il s'agissait de
semestrielles et coordonnées par le groupe d'étude Carl Jung (lUt'
commencer par leur donner des notions de base concernant les
dirige le docteur Nise da Silveira, et qui, comme on l'a vu, lOllsli
biens culturels, la muséologie et la muséographie, en leur faisant tue le secteur de recherches scientifique du musée. Dans le pré
visiter d'autres musées; on leur demandait de dire ce qu'ils y mier semestre de 1974, le thème étudié par le groupe a élé :
voyaient, d'établir des parallèles, d'entreprendre des recherches et «Affectivité-contact». À cette occasion, une expo ilion de dessins
des travaux; ainsi furent constitués des groupes de formation et de peintures a été organisée sur ce sujet dans la salle d'exposi-

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VAGUES LE MUSÉE DES IMAGES DE L'INCONSCIENT

1I0llS tt:mporaires, qui est la salle où le groupe d'étude se réunit le Centre psychiatrique et ce que sont les maladies mentales et
llllt'foi par semaine. La présentation de ces expositions est très leur prophylaxie, et enfin s'adresser, à travers la ville, à tout le pays.
sllIIple: sur les étiquettes, on se limite à des indications icono- Des personnes venues de toutes parts, de la ville, du pays et de
graphiques, au nom de l'auteur et à la date. Aucune mention n'est l'étranger, visitent le musée avec un vif intérêt. Celui-ci est ouvert
l,lite d'ordre psychiatrique ou psychologique. Ainsi ces exposi- tous les jours. Pour le visiter, il suffit de prévenir la conciergerie,
1ions peuvent être visitées par tout le monde, sans discrimination.
quand il s'agit d'un petit groupe, et d'obtenir une permission spé-
Pour le second semestre, le thème étudié par le groupe, et par ciale quand il s'agit d'un groupe plus important. Le bien-être des
conséquent celui de l'exposition, a été «Métamorphoses du prin- malades ne peut être oublié. Ils se promènent librement dans les
cipe féminin»; cette exposition comprend, outre des peintures et galeries, souvent accompagnés de chiens et de chats. Le docteur
des dessins, quelques modelages et sculptures de plus grande Nise da Silveira appelle ceux-ci «ses hôtes». Dans les études et les
importance. Le thème de la déesse-mère revenant sans cesse pour techniques de travail de ce médecin, les animaux jouent le rôle de
chaque exposition, on a choisi certaines de ses représentations les «cothérapeutes» et sont considérés comme indispensables à
plus intéressantes. Cette exposition a déjà bénéficié d'une parti- l'équilibre des patients. Les excellents résultats obtenus le confir-
cipation accrue des élèves du cours de muséologie qui se familia- ment. Les œuvres que conservent les archives ainsi que la vie quo-
risent avec les techniques muséographiques à mesure que leur tidienne au musée en témoignent. La présence d'animaux dans
emploi devient nécessaire. un musée de peintures et de sculptures semble incongrue. 'est
Une autre question est actuellement à l'étude: il s'agit de là un des points qui permettent d'analyser les techniques parti-
l'action sociale culturelle et éducative du musée. Il est bien évi- culières du Musée des images de l'inconscient.
dent que le premier objectif du musée doit être, outre la préser-
vation des œuvres, de remplir une fonction sociale vis-à-vis de sa
Considération snr le comportement des visitenrs
propre communauté, c'est-à-dire de ceux qui participent à sa vie
et qui sont en rapport avec lui. Le Centre psychiatrique Pedro II La complexité de l'ensemble et les caractéristiques du musée
est donc la Communauté l, premier point d'insertion et objet de nous ont obligées à prendre en considération avec la plus grande
sollicitude particulière du musée. Vient ensuite le quartier attention le comportement des visiteurs. Les recherches systéma-
«Engenho de Dentro», faubourg de la zone nord, dans le vieux tiques ont commencé en 1974, mais depuis 1975 l'analyse a été
secteur industriel de la ville relié à un quartier populaire très com- plus approfondie et les résultats sont mieux définis.
mercial: «Meyer». Le quartier «Engenho de Dentro» n'est pas
Nous avons commencé l'enquête par une première phase
facile. Les températures y sont très élevées l'été et froides l'hiver
d'observation portant sur quatre points principaux: a) analyse du
et il s'y pose les problèmes propres à un quartier ouvrier; sa popu-
visiteur; caractéristiques générales; b) relations entre le musée et
lation n'est pas encore habituée au voisinage de l'un des princi-
son environnement; c) effet de l'ensemble du musée sur le visi-
paux centres psychiatriques du pays qui comprend plusieurs
teur; d) effet de l'œuvre isolée sur le visiteur.
hôpitaux. Comme partout ailleurs dans le monde, la proximité
d'un grand hôpital de malades mentaux entraîne la crainte Analyse du visiteur; caractéristiques générales. Nous avons deux
constante de voir des malades s'enfuir et se livrer à des agressions. types de visiteurs: internes et externes. Les internes sont les uti-
Dans le cas qui nous occupe, le problème est bien cerné. Le musée 1isateurs des ateliers (malades artistes), quarante pour cent d'en tre
s'est donné pour tâche d'élucider son message. Il espère pouvoir eux visitent constamment le musée et les soixante pour cent res-
d'ici peu non seulement recueillir des données et s'intégrer à son tant forment le groupe oscillant (malades artistes qui participent
quartier, mais encore travailler de concert avec la population locale, sporadiquement à la vie de l'atelier et du musée), mais donnent
lui ouvrir de nouveaux horizons et lui faire comprendre ce qu'est .IIIS 1 une très importante contribution à l'ensemble; c'est un

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LE MUSÉE DES IMAGES DE L' INCONSCIENT

groupe changeant dont les 111Odili l ;llioJls atteignent parfois cin- vingt pour cent des personnes qui avaient reçu le questionnaire
quante pour cent par semaine. '!(llllc.:s ces caractéristiques sont ne connaissaient pas le musée, mais que l'idée qu'il existe des ate-
cependant indispensables pOLIr le.: dt-vdoppement de l'ensemble. liers et un musée au Centre psychiatrique leur était agréable. On
Lc.:s observateurs de l'unité de consultation de l'AM-Icom sont a vu aussi que les visites des habitants du quartier devenant peu
presque sûrs que la liaison atelier 11l1lS~c.: (salles d'exposition, etc.) à peu plus fréquentes, le musée pouvait entreprendre un certain
est chaque fois plus forte. Ils pensent que si l'atelier enrichit le nombre d'activités destinées à entamer un dialogue entre la com-
musée quotidiennement, le musée, lui, c.:nrichit les usagers des munauté du Centre psychiatrique et celle de son environnement.
ateliers en leur offrant un dialogue d'imagc.:s et L1ne ouverture sur La première activité consiste à inviter les personnes qui ont répon-
le monde extérieur. La liaison des trois éléments: atelier-usagers du au questionnaire l à visiter le musée et à exprimer leur opi-
(malades artistes)-musée est si forte qu'dit: forme un ensemble de nion à son sujet. Étant donné les conditions particulières du
relations où l'élément humain est l'élément sc.:nsible et dynamique musée, cela doit être fait très lentement.
par excellence. Effet de l'ensemble du musée sur le visiteur. Des visiteurs, quatre-
Les visiteurs externes appartiennent à deux catégories: le visi- vingt-dix pour cent ressentent une forte émotion devant
teur permanent et le visiteur ordinaire. Le premier est en général l'ensemble du musée. Le pourcentage de la compréhension est le
lié au musée et joue le rôle de catalyseur de la visite. Nous avons même. La sensibilité du visiteur est tellement exaltée qu'elle pro-
constaté que chaque visiteur permanent suscitait généralement voque chez lui un sentiment immédiat de pitié. Or, dans ceue
un certain nombre de nouvelles visites. conjoncture, la pitié est inacceptable, même en pleine connais-
sance de cause. Il ya une telle richesse d'informations et de mes-
Le musée est ouvert de dix à douze heures du matin, du lundi
sages partout que le visiteur adulte, jeune et même enfam, quel
au vendredi. On demande aux visiteurs en groupes supérieurs à
que soit son niveau de perception et de sensibilité, est sollicité par
quatre personnes un avis préalable, afin d'éviter chez le visiteur
tous ses sens à la fois. Après la visite, soixante pour cent des visi-
interne le sentiment de rejet que pourrait provoquer l'arrivée
teurs accusent une grande fatigue et un pourcentage encore plus
d'une foule de visiteurs. Au cours de l'année 1973, le musée a reçu
élevé est fortement impressionné.
deux cent quatre-vingt visiteurs externes ordinaires; en 1974,
cinq cent quatre-vingt et, pendant les trente premiers jours de Cette première évaluation a été faite par observation et dia-
1975, quatre-vingt. La majeure partie des visiteurs sont des psy- logue avec le visiteur pendant et après la visite. On essaie de faire
chologues, des psychiatres et des étudiants, mais il y a aussi de chaque fois une évaluation plus profonde et plus méticuleuse. La
nombreuses visites d'intellectuels et d'artistes et, peu à peu, les communication chaque fois plus grande entre le personnel de
personnes des environs commencent à venir. Les visiteurs étran- l'AM-Icom qui travaille sur ce projet et les internes qui travaillent
gers sont fréquents; ils sont souvent amenés par des personnes du à l'atelier permet aussi d'observer et d'évaluer le comportement
pays; cependant, à plusieurs reprises, nous avons eu la surprise de du visiteur externe face à l'élément humain (internes) et vice versa.
recevoir la visite directe d'étudiants étrangers. Cette observation est très difficile, la communication entre eux
très lente, mais on sent qu'il y a un enrichissement spirituel des
Relations entre le musée et son environnement. Cette partie de
deux côtés. On peut même percevoir, parmi les diverses réa tians,
l'enquête a été effectuée sous la direction du psychologue Paulo
quelques reflets du potentiel affectif des schizophrènes.
Roberto Carvalho, parmi les travaux pratiques du cours de
muséographie du musée en 1974. Celui-ci avait organisé un Effet de l'œuvre isolée sur le visiteur. C'est le point sur lequel on
groupe de travail qui a soumis un questionnaire à cent personnes ne peur pas se prononcer. La valeur des œuvres, leur contenu, leur
de diverses professions habitant près du Centre psychiatrique et, message et même la valeur particulière du point de vlle du dessin
p.11 l ol\Séquent, du musée. Les résultats ont démontré que quatre- ou de la création de certaines d'entre elles ne sont jamais mis en

210 211

SBO/ MAE /USP


LE MUStE DES IMAGES DE L'INCONSCIENT

dCllllc ( 1 II< IId,llIl, <lll IH' Ill'ml' jamais à les juger selon les critères œuvres du musée qui, jusqu'en 1974, étaient classées selon le sys-
dl 1',III , '\11 11111 c, . CIh 0111 1111 impact sur le visiteur. Quand elles tème ARAS à des seules fins d'étude. Ainsi, désormais, les deux
11111' 1111111' 1 S 1',11 cil ~ glolll) 'S d'étudiants ou de personnes sen- types de classification coexistent. Le cours se poursuit une deuxiè-
sil ,l, \, ,II, 1111\' /1 III 1'11I~1l'IIIS voies à travers leur symbolisme, me année dans sa partie pratique. Notre but n'est évidemment
, 1111 1111 1111 '''1111.1, l, 1111111 Il'lIrs spectateurs. pas de former des muséologues, la supervision technique devant
toujours être faite par des muséologues diplômés, mais de don-
Il s , 1". ~ 1111l11\ I"'~' 1l11:C '.~ hors du musée jusqu'à maintenant
ner aux fonctionnaires du Centre psychiatrique Pedro II, et prin-
11111 'II dll ~ II\ \ l ', 111.11\ IPIlIOIIiS parmi un public spécialisé. Au
cipalement du musée, les informations nécessaires sur le musée
111111111 dl 1') / 1, 1'" "'1111 .1111 1l'Ill quarante œuvres - dessins et et ses besoins pour leur permettre de travailler et de comprendre
IH'IIIIIII" ~ 11111 '1< 11111<'\ dll I1II1SI.\: pour être exposées dans un le Musée des images de l'inconscient .
. 111111 11111":' dl I{III , OIlVl Il ,III 1\I,II1d public. C'est à l'issue de cette
l'Xl'mllloll <i" 'OII \l<l"II,1 1 V,dll!'1 vl,limcnr l'impact de l'œuvre
ISoll'l' SUI Il' gl,llld Pllhlil , Sill Il' vi silcur ordinaire hors de
['ambiance du I1111S':l'.
Museum, XXVIII, nO l, 1976, pp. 35-41. Trad. du brésilien par M useum.

Cours de muséographie donnés au mu~éc

La première session de ce cou rs, adapté spécialement aux


besoins du musée, comprenait quatre-vingt-dix-huit heures de
travaux théoriques et pratiques. Les participants étaient trente-
cinq, tous fonctionnaires du Centre psychiatrique, dont un psy-
chiatre, deux psychologues, un étudiant en médecine (stagiaire),
un avocat, vingt praxithérapeutes et dix fonctionnaires adminis-
tratifs. Lassiduité aux cours et la participation aux travaux pra-
tiques était de presque quatre-vingt-quinze pour cent, le plus haut
niveau d'assiduité parmi les cours de muséologie ou de muséo-
graphie du pays.
La partie théorique du programme portait sur des notions de
patrimoine culturel, de conservation et de protection, de muséo-
logie et de muséographie. Parallèlement, il y avait un complément
de cours sur le développement culturel, sur l'art et l'ethnographie,
car l'étude des collections du musée se fait au moyen de l'analyse
des archétypes universels.
La partie pratique du cours comportait quatre activités: des
jeux de perception pour développer la capacité de description et
donner de l'équilibre au groupe; des visites de musées, suivies de
la présentation de rapports et de discussions; des débats sur la
t.Ltssification des collections, la documentation, etc., et surtout la
Il.l ssiu cation progressive selon un système muséologique des

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