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Mu ANE 2044 7 yowi lerre Kerszberg La Science dans le Monde de la Vie 8 COLLECTION KRisIs dirigée par Marc Richir Du méme auteur : The Invented Universe, Oxford, Clarendon Press, 1989 Critique and Totality, State University of New York Press, 1997 Kant et la Nature, Paris, Les Belles Lettres, 1999 L'Ombre de la Nature, Paris, Editions du Cerf, 2009 © Editions Jéréme Millon ~ 2012 Marie-Claude Carrara et Jéréme Millon 3, place Vaucanson F-38000 Grenoble ISBN : 978-2-84137-277-5 Catalogue sur demande www.millon.com Pierre Kerszberg La Science dans le Monde de la Vie MILLON INTRODUCTION Une interrogation qui ne va pas de soi «La nature ... mais nous ne la comprenons pas, et c'est d’elle que nous persistons & attendre quelque chose ». Ivan Tourgueniey, 4 Ia veille. A la suite des révolutions les plus brutales que la science a accomplies au tournant du vingtiéme siécle, le monde naturel est devenu déconcertant. Les matériaux sur lesquels s’appuie le physicien pour en faire la théorie, il ne les emprunte plus, comme c’ était encore Je cas auparavant, au témoignage d'un monde qui s’ouvre directement 4 nous. Newton placait encore sa confiance dans les phénoménes décrits par des lois empiriques, jusqu’a déduire tout le systéme de la science 4 partir d’eux ; ainsi les forces de la nature sont déduites des phénoménes du mouvement, et ensuite les autres phénoménes sont démontrés a partir de ces forces. Pour ce qui est de la cause de ces forces, Newton avoue que la déduction s’arréte devant des raisons encore inconnues. Par crainte de tomber dans |’ illusion métaphysique, il refuse d’imaginer des hypothéses tant qu’elles ne serviront qu’a élever des objections a l’encontre des lois expérimentales solidement établies. Mais depuis l’avénement des théories de la relativité et de la mécanique quantique, les hypothéses revien- nent sous la forme de ces fictions délibérées dont Newton voulait se débar- rasser. Les principes de la science ne sont plus tout simplement des systématisations de l’expérience. Comme |’ont souligné Einstein et d’autres, dés le début les concepts sont des libres créations de l’esprit humain ; la science aurait définitivement rompu avec la naiveté d’une premiére expé- rience incontestable dont tout dépendrait. Comment se fait-il que les créa- tions libres ne tombent pas tout simplement dans le vide ? qu’elles sont, comme disait Einstein dans une formule célébre, tout aussi peu indépen- dantes des expériences que les habits ne le sont du corps humain ? qu’en plus de s’organiser selon leur logique propre certaines d’entre elles accrochent & quelque chose qu’il faut bien appeler le « réel » ? Suivons les pas d’Eddington, l'un de ces extraordinaires savants qui au début du vingtiéme siécle a accompagné la formation de ces théories. Faisons 6 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE. comme lui, oublions pour un instant l’impact des théories de plus en plus abs- traites de la nature, et plagons-nous en toute bonne foi dans une situation frai- chement naive! Le monde familier de l’expérience quotidienne est celui qui apparait spontanément devant moi lorsque j’ouvre les yeux. Je voudrais le décrire. Que vois-je ? Je vois cette table, et concentrant mon attention sur sa surface, je découvre vite que ma description est entrainée dans un monde de signifi- cations qui sont loin d’étre claires. La table posséde de toute évidence un certain nombre de propriétés facilement discernables comme la grandeur, la couleur, une relative stabilité, une certaine rugosité. Mais ce qui est facile- ment discerné est-il si indiscutable qu’on puisse le prendre pour une caracté- ristique objective ? Eddington dit tout de suite qu’il ne va pas examiner plus avant la question de savoir comment départager ce qui reléve de l’ objectif de ce qui reléve du subjectif. En effet la question s’avére vite inextricable. La table n’est pas seulement la devant moi, comme si elle n’avait rien a cacher, et comme s’il me suffisait de décrire ce que je vois pour comprendre ce qu’elle est. Elle vient aussi a moi sous la forme d’une certaine image men- tale. En outre elle était certainement 1a avant que mon regard se pose sur elle, d’oi les préjugés hérités de mon histoire passée et de la culture ot je vis, qui me font ajouter a cette table des valeurs que je confonds peut-étre avec des propriétés objectives. Evidemment dans le cas d’une table on a vite fait le tour de ses caractéres qui pourraient étre autant de préjugés : elle est faite d’un certain matériau comme le bois ou le métal, mais que sa place soit dans la cuisine ou dans le bureau, qu’elle soit faite pour soutenir d’autres choses (comme par exemple le fait de m’appuyer dessus), ce sont 1a autant @ images informées par certaines valeurs. Si j’éloigne de la table tout ce qui reléve de mes préoccupations, je retiens ce qui est effectivement devant moi: la table est une chose, point c’est tout. En tant que chose et rien que chose, rien ne vient la brouiller et elle est au moins une table sans que je m’en méle. Or en disant qu’une table est une table, on a déja dépassé le cadre d’une simple description ; on a exigé un effort pour ignorer ce dont on se préoccupe. A vrai dire cet effort semble encore une fois bien simple dans Je cas présent : je comprends ou je crois comprendre ce qu’il en est d’une table ordinaire, simplement parce que cette table ordinaire ressemble 4 une autre table ordinaire ; de plus, je comprends ou je crois comprendre qu’il en 1, AS. Eddington, The Nature of the Physical World, Cambridge University Press, 1928, pp. xi-xix. Voir également C, Hempel, Philosophy of Natural Science, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, pp. 77-78, et J. Bouveresse, Langage, perception et réalité, tome 2, ‘Nimes, J. Chambon, 2004, p. 22 sq. INTRODUCTION 7 va de méme pour tout un chacun. II doit y avoir dans la table qui est devant moi quelque chose comme une solidité & toute épreuve, grace & laquelle, bien loin de perdre en choséité lorsqu’elle se compare a d’autres qui lui res- semblent, elle en gagne. Ce quelque chose d’absolument résistant, a défaut de savoir ce que c’est, il faut le baptiser d’un grand mot : la « substance ». La substance est la plus éminente de toutes les propriétés de chose en tant que chose et rien que chose, peut-étre est-elle méme porteuse de toutes les autres propriétés qui viennent a se manifester lorsque la chose est sollicitée par une préoccupation. Bien qu’elle parait s’en approcher, la substance n’est pas la matiére, dont je sais que je ne la comprends pas tout de suite en tant que matidre et rien que matiére. Je le sais, parce que parmi mes préoccupa- tions, mon éducation scientifique m’a appris qu’il faut explorer la matiére et la manipuler en tous sens au moyen d’instruments de plus en plus sophisti- qués, de théories de plus en plus abstraites, faute de quoi la matiére n’est qu’un autre mot pour la substance. Pour expliquer ce que je comprends ou crois comprendre depuis toujours, je ne peux qu’invoquer un grand mot. Comme chose, la substance est un X, quelque chose de complétement inconnu et peut-étre inconnaissable ; comme nom, elle désigne pourtant la chose la plus connue — une table ordinaire, Or, parmi toutes les préoccupations vis-d-vis de la chose, la préoccupation scientifique n’est-elle pas justement celle qui va permettre de venir a bout de la substance : expliquer le comment et le pourquoi de la chose, qui dans la vie quotidienne se présente dans l’insouciance de ce qui va de soi ? Dans sa ver- sion la plus récente, la science trouve que la table est constituée d’atomes et de champs électriques, enfouis dans des profondeurs telles qu’en réalité elle est faite de beaucoup plus de vide que de matiére. La table qui est devant moi n’est pas tout d’abord cette chose grossi¢re que me révélent mes impressions sensibles, mais plutdt un ensemble d’atomes et de molécules religes par cer- taines forces dont les grandeurs et les interactions sont en principe calcu- lables selon les lois de la mécanique. Dans la vie pratique, les deux tables se différencient finalement fort peu l’une de l’autre. Par exemple, la résistance effectivement éprouvée en réponse a une pression exercée par mon coude sur la table équivaut a celle qu’on calcule au moyen de la valeur des champs élec- triques. Cet X qu’est la substance semble finalement condamné a disparaitre au profit d’une description scientifique de la table. La science procéde du moins bien connu au mieux connu, et elle ne s’em- barrasse pas de ce qui est inconnaissable par principe. Brisant cette table familiére pour découvrir ses constituants, la science découvre des électrons ou d’autres particules dites « élémentaires », qu’on peut apprendre a connaitre suivant la méme curiosité qui pousse par exemple a bricoler une 8 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE table. L’électron n’est pas présent comme une table est présente dans I’ expé- rience ordinaire, et pourtant il a une présence qui compte pour la théorie scientifique. Présence certes troublante, puisque 1’électron doit sa présence aux bons soins d’un appareillage complexe, qui pour sa part est encore une «chose » analogue a une table dans la premiére impression. L’appareillage s’efface-t-il au profit de !’électron, la substance de la premiére impression disparait-elle, place est faite une présence qui n’est pas A proprement parler une présence de « chose». Or, A présence nouvelle, énigme nouvelle. La table scientifique, dit Eddington, « est la seule qui soit réellement la — ob que puisse étre ‘1d’». Etre « ld » ne signifie justement pas étre « n’importe ot» : yoila l’énigme. Ne pas pouvoir situer une chose qui est réellement la, cela ne revient-il pas simplement a croire qu’elle est réellement la ? cela n’est-il pas la caractéristique d’un étre fantomatique ? Sans le soutien de la substance, avoue Eddington, on est obligé de dire : « le fantéme de mon coude repose sur le fantéme de table ... ». Pour la substance de 1a table ordinaire il n’y aurait pas de doute : elle est 1a oit elle est ; tout ce qu’elle a de réel, c'est méme peut-étre d’étre 1a plutét qu’ailleurs. La science connait d’autres tours pour bousculer cette assurance. Il existe en effet une nouvelle menace sur l’intégrité de la chose, beaucoup plus sérieuse et compromettante que la fragmentation pour aller voir sa « substance » de plus prés. Sous ’action du feu ma table est transformée en fumée. Lors de cette métamorphose parfaitement naturelle, la table scienti- fique est devenue fumée scientifique. Il y a un milieu dans lequel les choses scientifiques évoluent pour passer d’un état a un autre, et ce milieu est encore une chose scientifique. Mais pour l’expérience familiére, cette cir- constance de la combustion est extraordinaire : 4 quelle métamorphose miraculeuse attribuer la disparition de cette table ordinaire lorsqu’elle brile sous mes yeux ? A force de multiplier les choses autant que les chemins qui meénent des unes aux autres, la science fait perdre a la substance sa derniére raison d’étre : il n’y a pas de relations entre substances comme il y a des relations entre choses. Apparemment c’en est fini de la substance : est-ce la le dernier mot a son affaire ? Avant de les rejeter dans la poubelles des fantasmes, la science moderne a pourtant connu ses propres substances, comme par exemple un fluide calo- ique qui fut pour un temps une substance invoquée par la science pour expli- quer la combustion. Mais la science a fini par résoudre I’équation « substance = X» en identifiant le X 4 une multiplicité de choses et de relations entre choses, Comme Mach |’a bien résumé a la fin du dix-neuviéme siécle, la par- ticularité du concept scientifique de substance est de renoncer & la constance absolue d’une chose et d’installer des dépendances fonctionnelles entre élé- INTRODUCTION 9 ments du réel. L’influence d’une métaphysique hors de propos fait ses ravages quand on parle de chose absolument invariable dans la nature. Parmi toutes les dépendances observées et observables, il se fait que celles qui sont constantes font plus grosse impression et dépassent largement en nombre celles qui ne le sont pas. La métaphysique de la substance tombe de haut. Ala suite de abandon de la substance, Eddington aurait pu s’abstenir de troquer une énigme pour une autre. Peut-étre aurait-il méme dd le faire d’em- blée. Hempel proteste que ce n’est ni le but ni l’effet des explications théo- riques de montrer que les choses et événements de notre expérience quotidienne ne sont pas « réellement 1a ». La théorie atomique de la matiére cherche plutét 4 montrer quels sont les aspects des processus microphysiques sous-jacents d’aprés lesquels une table réellement existante déploie telles ou telles caractéristiques macrophysiques. Les processus microphysiques ne renvoient pas a une énigmatique présence qui contaminerait la présence bien connue des choses ; ils sont simplement une partie du monde oi! nous vivons en relation & une autre partie de ce méme monde. En derniére analyse, la théorie ne touche pas au fait qu’il y a des événements macroscopiques parfai- tement conformes a la vie ordinaire ; elle les prend comme allant de soi, méme si la théorie peut évidemment étre amenée a corriger telle ou telle notion familigre que nous avions d’une chose avant d’entreprendre la recherche scientifique. L’erreur d’Eddington serait de transposer a la table scientifique un besoin de représentation emprunté 4 la table ordinaire, faisant de la table scientifique une « construction étrange », comme il est lui-méme contraint de l’appeler : pourquoi exiger d’un fantéme qu’il « repose » sur un. autre a la maniére d’une chose ordinaire sur une autre ? Mais n’est-il pas tout aussi étrange qu’une théorie atomique de la matiére comme la mécanique quantique aboutisse finalement quelque chose de bien plus fort qu’une simple correction du familier : une transformation en quelque chose dont on est néanmoins pratiquement sir qu’il n’apparaitra jamais ? Jouant avec la dimension du monde globalement continu et déterministe de notre monde familier, la théorie prévoit des sursauts aléatoires et discontinus d’autant moins improbables que la dimension se fait petite, sans empécher compléte- ment qu’ils se manifestent un jour a I’échelle familigre. Ces sursauts signa- lent-ils une double présence dans un méme monde, ou une présence dans deux mondes différents ? En cherchant & voir émerger quelque chose qui res- semble au monde ordinaire effectivement pergu a partir de structures ott l’ex- périence ordinaire n’a plus cours, la mécanique quantique est confrontée & 2. Voir R. Musil, Pour une évaluation des doctrines de Mach, éd. P.-L. Assoun, trad. M.F. Demet, Paris, PUE, 1985, pp. 116-117. 10 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE Pénigme désormais universelle de la présence de n’importe quoi. De cette énigme sortent des interprétations du formalisme de Ia théorie qui vont du rejet total du réalisme a son acceptation sous certaines conditions. Pourtant rien ne parait plus simple que désamorcer |’étrangeté de la table scientifique. Il suffirait de refuser de la traiter comme le fantéme d’une chose ordinaire, Les outils conceptuels ne manquent pas pour y parvenir. Une table ordinaire qui se trouve « 1a » se tient devant mon regard, elle est vue depuis une certaine perspective qui est mon « ici », c’est-A-dire qu’ entre elle et moi ily a déja un réseau de relations sans qu’ il soit question de « substance ». De la sorte, la table ordinaire ne peut-elle pas elle aussi prétendre étre « réelle- ment 14 » en conformité avec la préoccupation scientifique ? Mon regard est celui d’un observateur au sens de la théorie, c’est-a-dire un systéme de réfé- rence parmi d’autres, de sorte que grace a l’opération de mesure le systéme de référence transforme n’importe quel « la » en un « ici », La mesure quali- fie le « réellement 14 » en « od que puisse étre ‘1a’», et elle s’applique aussi bien a un objet ordinaire qu’A un champ magnétique. Dés que le « 14 » de cet objet ou de ce champ est effectivement n’importe ow, la « substance » n’a plus d’effet et n’est plus la cause de rien du tout. Pourtant Eddington insiste. Dés l’instant o0 la substance d’une chose indi- viduelle est abandonnée, et ot tout ce dont il est question est affaire de mesure, il n’y a plus aucune raison de penser la nature en compartimentant les catégories sous lesquelles elle apparait : des choses, des relations, mais aussi des formes, etc. A toutes ces catégories se substitue ce que Eddington appelle un « arriére-fond commun de toute l’expérience ». Celui-ci se veut certes différent d’un arriére-monde qui hanterait le nétre par sa présence énigmatique : en effet, la mesure le rend justement accessible. Mais comment s’en différencie-t-il au juste ? Ici apparait pleinement la signification de la substance comme maniére de désigner la solidité de toute expérience. Eddington insiste sur une « alchimie » propre 4 l’esprit humain, par laquelle les choses mesurées, bien qu’ayant perdu leur dimension fantomatique, sont néanmoins repeintes en choses ordinaires avant que la science ne décrive la transformation du niveau quantique en niveau ordinaire. I] est insupportable a notre esprit de considérer que le « od que puisse étre ‘1a’» ne soit pas aussi un «étre 1» purement et simplement. Il ne nous viendrait jamais a l’idée de nous aventurer dans le monde de la table scientifique si, écrit-il, « les noyaux de force électrique dispersés de fagon parcimonieuse » ne devenaient pas d’une certaine fagon un solide tangible ; si, derechef, leur agitation incessante ne devenait pas d’une autre fagon encore « la chaleur de I’été » ; et ainsi de suite en progressant vers des attributs de plus en plus subjectifs au fur et mesure de l’approfondissement des structures dites objectives. ! i i INTRODUCTION 1 L’importance attribuée a cette imagerie a été vivement contestée, bien au- dela du contexte particulier ott elle se présente chez Eddington. Ainsi Poincaré admet que des analogies entre une explication scientifique du monde et des phénoménes de la vie ordinaire sont monnaie courante dans la pratique de la science. Si ces analogies aident 4 la compréhension, tant mieux ; en tout cas elles se prétent a la vérification. Mais au-dela de la seule veérification, une confusion s’installe vite sur le sens des analogies : celles-ci passent pour I’explication au lieu de la soutenir ; elles utilisent l’expérience ordinaire comme une indication de ce qu’est le phénoméne en soi, parce qu’il nous semble comprendre cette expérience depuis toujours?, Poincaré ne veut pas interdire ce genre d’hypothéses, qui ont l’avantage de satisfaire I’esprit dans sa recherche d’un accord avec le monde ; mais il prévient qu’il faut s’entendre sur Icur sens purement métaphorique. Duhem va plus loin encore, et taxe toute tentative de passer du visible au caché par I’intermédiaire d’ana- logies empruntées & notre vie de manceuvre sinon frauduleuse, du moins impraticable. L’histoire de la physique enseignerait que cet X caché, lorsqu’il est imaging, ne joue aucun réle dans le développement d’une théorie. Or, Pimagerie d’Eddington n’engage ni une logique de la découverte ni une logique de la justification. Elle signale plutét que la construction scienti- fique de chose ne viendra jamais 4 bout de son étrangeté en refusant pure- ment et simplement d’y voir les reliquats fantomatiques de l’expérience familiére. La chose ordinaire qualifie la chose scientifique comme une enve- loppe dont elle ne peut se défaire ; un voile qui, bien qu’inapproprié a ce qui est « réellement », en est inséparable. La chose scientifique est comme une substance vidée de son mystérieux noyau qui traditionnellement en fait une substance, mais une substance quand méme. Cette alchimie est encore plus magique que la disparition d’une chose dans l’expérience ordinaire. En effet, si l’arriére-fond commun de l’expérience est capable de distiller une telle alchimie, n’est-il pas finalement une sorte de substance généralisée, d’une finesse extraordinaire ? Tout se passe comme si le voile de chaque chose au premier contact, sans lequel le contact avec la chose n’aurait pas méme lieu pour commencer, était étiré sur le monde dans l’ensemble de toutes ses dimensions. C’est pourquoi l’arriére-fond est plus mystérieux et insondable encore que l’ancienne substance dont nous sommes partis. Plus rien ne certi- fie qu’il renvoie au monde supposé réel, quand bien méme la science y trouve « son »> monde. I] induit au moins une hésitation sur le monde auquel l’expé- rience scientifique a affaire. Eddington écrit 4 bon escient que le monde scientifique n’est pas un monde extérieur en face et face 4 nous simplement 3. H. Poincaré, La Science et I’hypothése, Paris, Flammarion, 1968, p. 176. 12 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE parce qu’il est construit avec l’intention de I’étre, comme s°il suffisait de dire que le monde qui est réellement li est le monde de la science : il est possible qu'il soit I’un ow l’autre (« is, or is intended to be, a wholly external world »). Il est possible que le monde objectif visé par la science s’épuise dans cette visée au lieu de ’épuiser. Cette possibilité est plus profonde que la transfor- mation du monde ott nous vivons en monde possible selon les lois générales de nature. La science n’est plus dépositaire d’une théorie de la connaissance pour venir a bout de ta présence lancinante de l’expérience préscientifique. * La science a développé ses propres techniques d’auto-validation et de contréle de ses énoncés. Elle puise dans deux sources, son formalisme qui évolue selon des exigences internes de cohérence, mais aussi I’expérience intuitive préscientifique ancrée dans. des capacités d’analyse qui demeurent fondamentalement plus ou moins les mémes. Si les limites du formalisme ont pu étre établies par des méthodes intemes & la science, il n’en va pas de méme pour le monde ou prévaut |’intuition. Einstein abolit le temps absolu et l’es- pace absolu au profit de régles et d’horloges fabriquées conformément a cer- taines normes, afin d’assurer la mesure des événements et construire une représentation du monde qui n’excéde pas les moyens de la mesure. Or, l’ex- périence intuitive veut que la régle se rapporte malgré tout 4 quelque chose comme « l’espace », et que l’horloge indique malgré tout quelque chose comme « le temps ». L’horloge ne fera sans doute jamais le travail qu’on lui demande de faire dans la théorie si le devenir effectivement vécu était une simple illusion a surmonter, a ranger aux cétés de ces habitudes ancestrales que la science aurait enfin dépassées. Depuis Eddington, une idée générale de correspondance entre le monde quantique et le monde de la logique commune s’est assez bien imposée. Bien au-dela de la causalité, la physique a emprunté au sens commun une vaste palette de concepts, comme la séparabilité ou la localité, pour buter sur des oppositions qui ont fini par n’apparaitre irréductibles qu’en apparence. Tout le poids de la correspondance pése du cété quantique : le monde quantique est la norme pour un sens commun qui se plie a elle. La norme est inspire par le langage mathématique qui est plus qu’un outil : en physique quantique, les choses sont congues dans leur étre comme des opérateurs mathématiques. Le monde dans lequel nous vivons effectivement est un monde possible vis- a-vis du monde qui se comporte en profondeur comme une structure mathé- matique. La théorie prévoit une multitude de formes que peuvent prendre dans la réalité sensible les multiples fonctions d’onde possibles associées & INTRODUCTION 13 un méme systéme de particules élémentaires, Le monde ordinaire n’« est » pas comme on I’a toujours cru naivement en se fiant a une logique commune, mais on peut le retrouver dans sa naiveté premiére en le déduisant a partir de certaines quantités microphysiques qui auraient la vocation a se rassembler pour devenir des propriétés macroscopiques. Ainsi le déterminisme globale- ment vérifié 4 I’échelle de l’expérience ordinaire tolére des fluctuations inat- tendues lorsque 1’échelle d’observation est suffisamment petite ; entre des probabilités d’existence extrémement petites et d’autres qui choquent le sens commun, la théorie assure un passage continu. D’ou vient que le sens com- mun soit tenu d’étre révisé a l’aune des lois atomiques ? Comme le sens com- mun est incapable de savoir comment il peut se limiter ou s’amender lui-méme, il revient 4 la physique quantique de lui apprendre comment faire. Réviser le sens commun est une opération qui n’a de sens qu’en lui attribuant dabord un pouvoir d’autant plus exorbitant qu’il est incompris. Deux tables, deux mondes : méme si les deux mondes ne sont finale- ment que les aspects différenciés d’un seul monde, il reste que chacun pose une énigme A l’autre précisément parce que chacun de son cété pense que des passages doivent étre aménagés de l’un a I’autre, sans qu’on puisse avoir l’assurance que ces deux maniéres de penser se rencontreront dans un schéma unique par un simple changement de point de vue. Pour le sens commun, méme éduqué et rééduqué par la science, une fluctuation quan- tique est 4 proprement parler un miracle, parce que cet événement déroge & la structure globalement habituelle du monde. La science apprivoise le miracle pour en faire un événement simplement inhabituel et tout au plus extraordinaire, mais elle veut en outre que l’inhabituel devienne la norme d'une nouvelle habitualité. Déja 4 l’époque de la premiére fondation de la science a l’époque moderne, Galilée n’a rien a redire au miracle de Josué qui aurait permis d’allonger exceptionnellement la durée d’une journée, bien qu’il y trouve une occasion de tester I’hypothése héliocentrique de Copernic et d’affermir sa validité : Dieu aurait mieux fait d’étre coperni- cien pour réaliser ce miracle. Aprés tout, comme l’avait déja remarqué Hume, quand la température de |’eau se refroidit et qu’elle passe d’un coup de la complete liquidité 4 la parfaite solidité, il y a 14 quelque chose d’ex- traordinaire que la science nous a appris 4 considérer comme ordinaire*. Mais pour celui qui vit dans des contrées ott I’eau ne géle jamais, s’il était @un coup transporté chez nous il ne pourrait s’empécher de voir un miracle dans cet événement. La mondialisation de l’expérience en aura-t-elle 4, D. Hume, Enguéte sur lentendement humain, X, trad. M. Malherbe, Paris, J. Vrin, 2008, pp. 291-293, note. 14 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE jamais fini avec les miracles ? Le penchant a la vérité prendra-t-il jamais le dessus sur le penchant a I"émerveillement ? Méme le sage sceptique ne le croit pas. Désormais, dans 1’ arriére-fond commun de toute l’expérience que la science heurte de plus en plus profondément, ce qui est étrange n’est plus Parriére-fond en tant que tel mais le fait qu’il soit commun. La science légue ainsi a la philosophie une tache qui lui revient de droit comme philosophie. Il y a des raisons de penser que cette tache est méme la plus importante qui nous échoit aujourd’hui. Toujours dans le sillage des théories scientifiques révolutionnaires du début du vingtiéme siécle, Husserl écrit : « Le paradoxe du rattachement mutuel d’un ‘monde objectivement vrai’ et dun ‘monde de la vie’ rend le mode d’étre de tous deux énigmatique. Donc le vrai monde en quelque sens que ce soit, y compris par conséquent notre propre étre, devient une énigme quant au sens méme de cet étre. Dans les tentatives pour parvenir la clarté nous devenons conscients d’un seul coup — mis en pré- sence des paradoxes qui viennent d’apparaitre — de l’absence de terrain de toute la facon de philosopher qui a été jusqu’ici la nétre. Comment pouvons-nous devenir maintenant vraiment des philosophes ? »5 Depuis la révolution scientifique du dix-septi¢me siécle, les théories mathématiques de la nature construisent 4 cété de la nature qui nous est donnée depuis toujours une seconde nature, ot régnent des lois qui pour- raient fort bien exister sans que nous existions. Les théories conférent a ce monde une réalité ontologique qui peut valoir autrement qu’elle vaut pour moi, ou méme avoir une signification sans moi. Monde en soi absolument positif, il advient pour ainsi dire sans sujet de soi-méme. C’est pourquoi, si la science attribue encore au monde profond qu’elle comprend 1a vocation de se manifester dans l’expérience ordinaire comme sa possibilité la plus éminente, cette vocation trouve sa justification ultime dans l’idée méme de monde possible qui précéde tous les mondes & comprendre comme autant de possibilités. Ce monde possible en idée est celui dont ni la science ni V’expérience intuitive ne parlent jamais, et qui pourtant est toujours déja 1a comme un étre d’autant plus « premier » qu’il est commun 4 tous et qu’il est réfractaire aux prises de la pensée sur lui: le « monde de la vie » (Lebenswelt). Avant tous les miracles qui seront apprivoisés, le monde de la vie suscite pour nous aujourd’hui cet étonnement devant notre propre nai- veté, étonnement que Platon avait identifié en son temps a l’origine de la 5. E.Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, § 34e, trad, G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 149. Cité ci-aprés KR, INTRODUCTION 15 philosophic. Mais la naiveté a son histoire. Comme dit encore Husserl, une théorie comme celle de la relativité d’Einstein ne toucherait pas du tout a espace et au temps dans lesquels nous vivons, parce que le changement apporté par cette théorie concerne des formules appliquées 4 une nature déja idéalisée et naivement objectivée depuis Galilée. L’idée n’est-elle pas ce qu’on attend d’elle si elle est le sommet de la pensée libérée de sa pre- miére naiveté ? Comment a-t-elle pu tomber dans une naiveté qui lui serait propre ? Il y a fort a parier que les théories atomiques contemporaines se sont engouffrées dans cette naiveté pour la préciser derechef, et cette opéra- tion s’est avérée si extraordinaire que les sujets qui y vivent en toute tran- quillité sont pour ainsi dire des miraculés. Vaste machine dont l’existence vaut en principe par soi, affranchie de la vie des sujets qui s’efforcent de la comprendre, la nature mathématisée a aboli tous les anciens priviléges d’une puissance hi¢rarchisée : le mouvement d’un corps céleste ou sa composition chimique n’ont a priori rien d’excep- tionnel vis-a-vis des corps ordinaires de mon environnement immédiat. Face A cette indifférence, mon étre est double : d’une part il n’est pas différent de tous les autres corps du monde, puisque le corps dans sa fonction physico- chimique ne déroge pas en principe aux lois de la physique et de la chimie connues par ailleurs ; mais d’autre part en tant que psyche il est capable de poser librement des fins pour lui-méme, comme la maitrise de la nature. La maniére scientifique de penser suggére que ce double caractére de 1’étre que nous sommes n’est pas si génant qu’il y parait. Comme le disait Francis Bacon dés l’aube de la révolution scientifique, la connaissance humaine et la puissance humaine sont deux objets jumeaux qui ne demandent qu’a se réunir en une seule chose. Or, pour arriver a cette unité qui justifie en derniére ana- lyse l’indifférence de toutes les choses naturelles vis-a-vis d’une échelle de valeurs, le sujet humain conserve paradoxalement une singularité que la science ne saurait lui retirer : 4 savoir que tous les objets étant équivalents les ‘uns aux autres du point de vue ontologique, ils sont tous privés de finalité propre, c’est-d-dire qu’ils sont infra-humains®. Une étoile est composée des mémes éléments chimiques que moi, mais son étre manque de direction vis- a-vis de fins que seul mon étre posséde. Si l’homme et sa psyché deviennent A leur tour l’objet d’une exploration scientifique, comme dans la psychologie, celle-ci en fait derechef un homme réduit en chose infra-humaine ; il en va de méme si nétre étre est le produit d’une longue évolution naturelle qui l’a pré- cédé. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de physique, de psychologic ou de bio- 6. Voir H. Jonas, « The Practical Uses of Theory », The Phenomenon of Life, New York, Harper & Row, 1966, pp. 188-210. 16 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE. logie évolutionniste, la réduction du monde a l’infra~-humain est intenable dés instant od la fin la plus éminente que l’homme se donne 4 lui-méme est jus- tement l’intention de connaitre ce monde. Si la science est un ensemble de techniques de calcul appliquées a la nature pour en tirer la promesse d’une maitrise, elle asservit la nature a des fins extérieures a elle, bien qu’en soi elle est pensée comme indifférente 4 toute fin. Elle n’est donc plus au clair sur ce qu’elle veut : un monde. sans nous ou avec nous ? La science s’enorgueillit de découvrir un monde profond d’oit l’expérience ordinaire jaillit comme une de ses manifestations possibles, mais c’est une manifestation qui aurait pu ne pas étre. Le propre de cette manifestation est donc d’entrer en concurrence avec d’autres dont nous n’ayons et ne pouvons avoir aucune idée. C’est pourquoi, si pour des raisons inhérentes sa méthode la science proclame la parfaite insignifiance de notre atre propre au regard du monde qui l’intéresse, elle en est en méme temps totalement dépendante quant a son sens. Que la vie en général puisse ne pas tre, n’est-ce pas aussi une caractéristique de chaque vie que nous autres mor- tels éprouvons trop bien ? La science n’a-t-elle pas transposé dans un monde oi la singularité de la vie est insignifiante une dimension de ’existence qui est parfaitement familiére ? S’il en est ainsi, et méme s’il est construit pour prouver le contraire, le monde objectivement vrai visé par la science n’est pas étranger au « monde de la vie » dans lequel nous sommes depuis toujours. Au regard de ce que la science veut effectivement, c’est ce monde de la vie qu’il s’agit d’interro- ger. Au lieu de poursuivre une tache épistémologique dans le sillage de la science, il s’agit méme de V’interroger pour la premiére fois, puisque c’est le développement interne de la science qui l’a conduite 4 ne plus étre au clair sur soi, C’est une tache a laquelle Husserl, le fondateur de la phéno- ménologie transcendantale, s’est attelé avec acharnement dans sa derniére grande période créatrice. Tache a reprendre aujourd’hui avec une vigueur renouvelée par suite de l’obnubilation persistante de la science 4 se mettre en régle vis-a-vis de ses droits et de ses devoirs. Depuis le renversement copernicien, les sciences sont suffisamment assurées dans leur visée de sens. Mon étre double est déja dédoublé dans sa seule composante corporelle, puisqu’il suppose un sujet décentré du sol sur lequel il vit. Au regard de ce transfert, le dédoublement de mon étre en corps et psyché ne compte pas en soi, ou il compte seulement comme un phénoméne parmi d’autres. A cette insignifiance, la phénoménologie ‘oppose un renversement copernicien qui n’ engage cette fois-ci que la philo- sophie dans son cheminement propre : un renversement qui vis-a-vis des sciences « ne change rien au contenu de ses résultats, mais en dégage le INTRODUCTION 17 sens ultime »?. Mais comment un sens ultime pourrait-il valoir pour un contenu essentiellement changeant en proportion du progrés dans les connaissances ? Autre chose est la condition de vérification des énoncés scientifiques dans des mondes que je pense mais oi je ne vis pas nécessaire- ment, autre chose leur légitimation dans les possibilités du seul monde ot je vis effectivement, sans réussir A les penser autrement que sur le mode de L'imagination libre. 7, E, Husserl, Méditations cartésiennes, § 61, trad. G, Peiffer et E, Levinas, Paris, J. Vrin, 1969, p. 126. Cité ci-aprés MC. Lorsqu’on a affaire & l'oeuvre d’un grand philo- sophe, il est inutile, et c’est méme un pidge a éviter, d’étre obsédé par la chronologie et le développement historique de sa pensée. Cette recommandation s’applique incontestable- ment a l’ceuvre de Husserl qui va désormais nous servir de point d’appui pour comprendre la seience dans le monde de la vie, méme et surtout lorsque nous serons portés au-dela de son cuvre telle qu’elle nous est parvenue. Cette ceuvre est en effet traversée par des tendances qui parfois se contrarient d’une maniére assez déconcertante. Mais c’est justement le propre d'une grande euvre de se préter a des interprétations qui ne la circonscriront jamais. En ce qui conceme plus particuliérement le monde de la vie et la science dans ce monde, elles témoignent de sa capacité A confronter la science sur laquelle elle n’est pas en prise directe au sens épistémologique habituel. CHAPITRE 1 Grandeur et misére de l’épistémologie EN AMONT DE LA THEORIE ET DE L’EXPERIENCE Dans la science qui est advenue jusqu’d nous a la suite de la révolution scientifique du dix-septiéme siécle, les conjectures théoriques prétendent étre plus que de simples compte rendus de ce qui est directement et empirique- ment vérifiable. Ces conjectures consistent 4 poser un certain nombre de régularités dans les phénoménes, en méme temps qu’une série de processus micro- et macroscopiques censés « expliquer » ces régularités. Mais ces explications sont, dans le meilleur des cas, testables indirectement et donc incomplétement. Qu’est-ce qui permet néanmoins de considérer les théories de ce genre comme appropriées, ou capables d’expliquer ? bref de maintenir ces explications comme des explications valables ? Les théories qui passent le test expérimental avec succés sont considérées comme consistantes, com- préhensives, systématiques, et méme souvent simples en tant que systéma- tiques ; en outre elles fournissent une application empirique large et en principe agrandissable au-dela de ce qui a été effectivement testé. Bref, si elles passent le test, les théories sont considérées comme empiriquement adé- quates. Cela reste vrai indépendamment de leur idéal d’explication : le critére de V’adéquation empirique dépasse les modifications que les théories font subir a cet idéal, comme par exemple la question de savoir si l’action phy- sique est ultimement de type « corpuscule » ou « champ ». Mais si elles sont empiriquement adéquates, c’est surtout parce qu’elles posent au moins l’exis- tence d’une certaine structure causale, telle que les qualités éprouvées du monde physique en sont un effet. L’explication qui porte sur une entité théo- rique, aussi abstraite fit-elle, reste une explication causale pour laquelle Vexistence de la chose invoquée théoriquement est une caractéristique interne et inéliminable de la théorie. On peut parler de |’électron selon la théorie de Bohr, selon celle de Rutherford, ou encore selon celle de Lorentz. Reste toujours |’Electron, pour lequel il existe certes un grand nombre de théories incomplétes et souvent en conflit les unes avec les autres. Si donc certaines théories sont considérées comme empiriquement adéquates, cela 20 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE tient finalement au fait qu’elles recélent en plus quelque vérité 4 propos du monde naturel. Qu’est-ce qui justifie ce dernier saut de la puissance explica- tive a la vérité ? Evidemment il est toujours possible de nier que le saut soit une nécessité imposée par quelque relation intime avec la nature : ’adéqua- tion entre un modéle et le réel pourrait se révéler fructueuse par pure coinci- dence, A la suite d’un accident inexplicable qui s’insinuerait d’une maniére mystérieuse et incontrélable dans Vintention d’expliquer. Différentes réponses a cette question ont été suggérées, selon que la question est considé- rée comme empirique, comme une question de langage, ou encore comme une question pragmatique. De nos jours le langage a pris le relais de la mesure pour définir la réalité mathématisée comme une réalité linguistique : par exemple une chaise peut étre n’importe quoi, comme en témoigne le design contemporain qui nous met parfois en peine pour reconnaitre une chaise, mais elle est néanmoins quelque chose qui « est » une chaise si dans l'usage que je fais du mot « chaise » je réussis a me faire comprendre. En physique nous n’avons plus affaire 4 des événements aussi clairement repérables, mais le réel ne serait rien d’autre que le résultat d’une communication synchronisée a propos de n’importe quel genre d’influence ou d’interaction attestée dans I’expérimen- tation. Un mot vient-il 4 me manquer, alors qu’il existe pour une autre per- sonne, l’existence du réel indiqué par ce mot s’en trouve relativisée mais non supprimée!, Des deux tables d’Eddington qui menagaient de constituer deux mondes séparés, et dont seul un mystérieux arriére-fond commun de toute Vexpérience pouvait assurer le lien, il suffisait d’en parler pour que l’arriére- fond passe a l’avant-plan et efface les traces de son mystére. Aujourd’hui nous sommes si bien familiarisés avec des étres symbo- liques comme les électrons qu’un physicien comme Penrose est loin des scrupules d’Eddington et les range dans une méme catégorie ; le monde physique, qui comprend tout aussi bien les électrons que les tables réelles?. En avons-nous fini avec le spectre des deux mondes ? Pas du tout, et la situation a méme empiré. Le monde physique est débordé de tous cétés, en amont par les perceptions conscientes qui ont affaire 4 lui (le monde men- tal), en aval par les formes astraites qui jouent un réle crucial dans son com- portement (le monde mathématique). D’aprés Penrose, les perceptions 1, Telles sont les spéculations de S. Majid, “Quantum Spacetime and Physical Reality”, On Space and Time, 64. 8. Majid, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, pp. 137-138. 2, R. Penrose, Shadows of the Mind, Oxford, Oxford University Press, 1994, pp. 412- 414, Voir également la découverte des lois de I’univers, ttad. C. Laroche, Paris, O. Jacob, 2007, pp. 16-21 et 989-991 GRANDEUR ET MISERE DE L’EPISTEMOLOGIE 21 conscientes et les formes mathématiques constituent deux mondes a part entiére, enchdssés autour d’un X qui serait le monde physique en tant que tel. Trois mondes, autant de mystéres : comment se fait-il que les formes mathématiques sont en rapport si étroit avec le monde physique ? comment les tres percevants que nous sommes peuvent-ils sortir du monde physique pour constituer un monde propre ? comment |’esprit imagine-t-il des formes mathématiques abstraites ? comment ces formes relévent-elles du monde physique ? Penrose organise les relations mystérieuses entre les trois mondes selon un ordre qui est lui-méme mystérieux, mais dont il ne parle pas comme un mystére : la totalité (ou une partie) du monde mathématique régit le monde physique ; le monde mental prend sa source (totalement ou en partie) dans le monde physique ; la totalité (ou une partie) du monde mathématique est du ressort du monde mental. Les trois mondes (mathématique, physique, mental) suivent un cycle of chacun prend ses racines dans celui qui pré- céde. Le cycle a sa raison dans le monde mathématique qui, a la différence des deux autres, est caractérisé par l’idéal de vérité. Penrose garde une confiance si forte dans la mathématique comme détentrice de l’idéal du vrai qu’il est prét 4 admettre des notions mathématiques en physique qui a I’ave- nir ne seront méme plus des équations au sens ot nous l’entendons encore aujourd’hui. A cet égard, Penrose est un lointain héritier de cette démarche épistémologique qui, 4 la suite de Hempel et surtout Carnap, a consisté & envisager la structure de la science par analogie avec la structure d’un sys- téme logique — une logique idéale de la croyance et de |’explication. Des critéres normatifs ont été formulés, grace auxquels l’adéquation formelle et la garantie rationnelle seraient assurées pour les propositions qui visent la connaissance d’un phénoméne naturel ou leur capacité théorique a les expliquer. Or, bien vite, cette démarche s’est heurtée a I’étonnante flexibi- lité de la pratique scientifique ; lorsqu’elle réussit, celle-ci se démarque souvent des canons de la procédure rationnelle, non seulement en ce qui concerne le contexte de la découverte, mais aussi, ce qui est plus sérieux, en ce qui concerne le contexte de la justification. L’histoire des sciences a eu t6t fait d’exposer de plein fouet les critéres pour le moins versatiles et chan- geants de ce qui est digne d’étre expliqué, de ce qu’est une bonne explica- tion, et de ce qui compte comme preuve pour accepter une explication. Feyerabend en a tiré la conclusion radicale que la science est fonci¢rement irrationnelle, qu’elle ne se laisse pas du tout circonscrire dans un quel- conque cadre normatif. A tout le moins, s’il est encore loisible de parler d'une logique de la science, celle-ci sera pragmatique, opportuniste ; en tout cas historiquement relative. 22 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE Lirrationalité fait surgir le spectre de critéres extra-scientifiques au cceur de la science, de sorte que par sa rigueur exemplaire la science n’aurait plus que l’apparence de se distinguer d'autres domaines. C’est ainsi qu’une autre démarche s’est proposé de construire la science de la nature comme une forme de vie : une variété de techniques destinée 4 résoudre des problémes d’ordre empirique ou conceptuel. Dans son association étroite avec 1’inter- vention et le contréle expérimental, la science révéle le contexte pratique de son investigation de la nature. Pratiquement elle s’accommode ainsi d’idéaux changeants d’explication, souvent en conflit les uns avec les autres. Comment rendre compte fidélement de la riche variété des problémes et des multiples configurations adoptées pour résoudre les problémes ? Kuhn a montré comment la science progresse en un sens historique. Elle élargit ses techniques expérimentales et théoriques pour résoudre des problémes en sus- pens, pour en poser et résoudre de nouveaux. De ce point de vue, la science rest plus le paradigme d’une poursuite rationnelle de la vérité. Elle reste une activité rationnelle, mais au sens d’une technique capable d’amélioration pro- gressive simplement en tant que technique. Bref, comme l’a remarqué Laudan, la science est une activité rationnelle qui ne préjuge cependant pas de la vérité des théories que nous jugeons rationnelles ou irrationnelles. De méme, développant une version purement instrumentaliste de la science qui a été mise en ceuvre au début du vingtiéme siécle par Duhem, I’empirisme constructif d’un van Fraassen se refuse 4 considérer les théories scientifiques comme étant vraies dans un sens « profond » ; notre appréciation de leur valeur est confinée a leur précision empirique. Le passage du critére d’adéquation au critére de vérité se préte a une diffi- culté de principe, souvent contournée ou prétendument résolue, mais en tout cas jamais éliminée. En tant que critique exemplaire du réalisme scientifique, V’épistémologie de Duhem en est certainement la plus représentative et la phus significative. D’aprés son schéma, le prototype de I’explication valable serait fourni par l’exemple des théories acoustiques, dans la mesure oi le réel qui y est décrit théoriquement (un mouvement périodique trés petit et trés rapide) est lui-méme accessible a l’observation3. Mais dans le cas plus géné- ral (comme I’éther en optique) une explication se congoit comme un moyen pour traverser les apparences et dépasser les données sensibles de l’observa- tion ou de I’expérimentation pour accéder a un autre ordre des choses. Quand une théorie réussit 4 « sauver les phénoménes », le réaliste est prét a en infé- rer que les lois de cette théorie sont vraies (ou presque vraies) et que les enti- 3. P, Duhem, La Théorie physique. Son objet et sa structure, 2° édition, Paris, J. Vrin, 1989, p. 5 GRANDEUR ET MISERE DE L’EPISTEMOLOGIE 23 tés auxquelles elle se référe existent vraiment ; mais le succés de la théorie se limite précisément a ne croire que cela et rien que cela, a savoir qu’elle sauve Jes phénoménes. Affirmer que la théorie est vraie est une hypothése addition- nelle mais gratuite. Duhem n’a donc rien 4 opposer aux lois phénoménolo- giques qui peuvent étre confirmées par des méthodes inductives. Il s’oppose plutét aux lois théoriques dans la mesure ot elles seraient fondées sur leur capacité 4 inférer des explications meilleures que d’autres. Son argument contre ce type d’inférence arréte la science devant le mur de l’explication : pour un ensemble donné de phénoménes organisé d’une certaine maniére, il y aura en principe toujours plus qu’une explication également satisfaisante, et quelques-unes au moins parmi ces explications seront incompatibles entre elles. Comme elles ne peuvent pas étre vraies toutes ensemble, la vérité, si elle existe, est indépendante de l’explication — aussi « satisfaisante » que soit cette explication, La multiplicité des explications plausibles 4 propos d’un ensemble orga- nisé de phénoménes les frappe toutes de nullité comme explications, parce qu’elles se heurtent a la multiplicité irréductible du sens qui touche déja la simple organisation des phénoménes avant qu’il soit question d’ explication. Un exemple discuté par Duhem est le passage inductif des lois de Kepler a la théorie de la gravitation newtonienne. La gravitation universelle n’est pas une généralisation des lois de Kepler. Au contraire elle est incompatible avec ces lois. Les propositions de Newton ne peuvent étre comprises comme des conclusions inférées de lois expérimentales. Plus précisément : si Newton a (pense avoir) effectué une généralisation A partir des lois de Kepler, c’est quwil a traduit ces lois dans son langage : « Pour qu’elles acquiérent cette fécondité, i] faut qu’elles soient transformées »*. Une fois utilisées ou tra- duites symboliquement dans le cadre conceptuel de Newton, les lois de Kepler acquiérent une nouvelle signification. C’est l’adhésion 4 un nouveau cadre théorique qui pour Duhem donne un nouveau sens aux mots de la loi : «La traduction des lois de Kepler en lois symboliques supposait l’adhésion préalable du physicien & tout un ensemble d’hypothéses »°. L’avénement d'une nouvelle théorie équivaut 4 un changement dans I’usage et la significa- tion des mots, ainsi que la traduction des lois et des faits précédemment admis dans ce nouveau langage. Et Duhem de préciser : « Les lois de Kepler, transportées dans le cadre de la mécanique newtonienne, c’est-d-dire dans un contexte dominé par les notions de force et de masse, prennent un sens tota- lement différent ». Dés lors, la question devient pressante de savoir si effecti- 4, bid, p.278. 5. Ibid.,p. 296. 24 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE vement la totalité du sens accordée au monde physique est touchée chaque fois @ la suite d’un recadrage théorique. En principe elle devrait I’étre en vertu de ce que signifie une rencontre entre la théorie et l’expérience : la théorie ne touche effectivement que le phénoméne et le monde phénoménal dans lequel il s’inscrit, sans prétention & l’explication de ses causes cachées, car c’est toute la masse théorique (optique, dynamique, thermodynamique, etc.) qui est déja convoquée 4 l’occasion de la mise en question d’un seul phénoméne. Le sens est-il bouleversé au point d’engager aussi loin que tout un monde, de sorte que Kepler et Newton n’habitaient pas le méme monde, comme |’a suggéré Kuhn en radicalisant la these de Duhem ? Le couple indissociable constitué par la théorie et l’expérience se recon- nait dans plusieurs mondes de sens différents les uns des autres, et pourtant il n’y aqu’un monde naturel qui intéresse la conscience scientifique. La ques- tion du sens ne peut donc éviter la question de savoir ce qui se trouve chaque fois en amont du couple, qui soit-susceptible de mettre en mouvement la conscience scientifique. A ce niveau, est-il encore admissible que la vérité soit un ingrédient extérieur l’explication ? En amont du couple Duhem trouve tout simplement le bon sens, ou le sens commun. La constatation de bon sens peut-elle rivaliser avec l’exigence du sens ? Par un pressentiment qui la guide souterrainement, la physique évoluerait progressivement et tou- jours dans la méme direction comme se développe une unité dans une univer- salité de plus en plus étendue. Le bon sens prend ainsi la place dévolue jadis des premiers principes de style métaphysique d’ov sortent les prétentions illusoires a l’explication. Si Duhem rabaisse le besoin d’explication @ un moment finalement inutile dans la constitution d’une théorie, le bon sens répond 4 un autre besoin, a savoir une « aspiration impossible étouffer », ou encore « un sentiment surgi en nous avec une force invincible »®, Mais le besoin d’explication n’est-il pas tout aussi bien l’habit du bon sens sous ses meilleurs atours, la seule force qui soit au diapason d’une force invincible située en amont de la théorie et de l’expérience ? Lattitude phénoménaliste ou phénoméniste de Duhem n’est pas étran- gére A une sorte de positivisme méthodique, particuliérement en vogue dans la deuxiéme moitié du dix-neuviéme siécle A propos de la question de savoir si les atomes existent réellement comme constituants ultimes de la matiére. Kirchhoff demandait ainsi A la physique de se limiter a indiquer quels sont les phénoménes qui se produisent effectivement dans la nature, sans aller aussi loin que découvrir leurs causes. Mais nonobstant l’agnosti- 6. Ibid., pp. 148-154. GRANDEUR ET MISERE DE L’EPISTEMOLOGIE 25 cisme sur les causes, Boltzmann a bien vu que la théorie physique se définit par sa capacité 4 suppléer 1 o& précisément les phénomenes sont man- quants ; I’ignorance des causes ne lui permet pas de se fier & un tissu des phénoménes qui parlerait de Iui-méme. A la suite de Maxwell et Hertz, Boltzmann s’appuie sur la notion métathéorique d’image (Bild), ou modéle, pour montrer que des constructions mentales fournissent les outils qui per- mettent de compléter la connaissance glanée par des moyens empiriques. Vopération mentale de construction par images finit par transcender |’ex- périence : elle consiste en effet ajouter quelque chose a l’expérience et oréer quelque chose qui n’est pas l’expérience, de sorte qu’elle peut repré- senter plusieurs expériences et les organiser d’une certaine maniére. Le rai- sonnement de Duhem porte plutét sur la multiplication anarchique des interprétations des lois aprés que les phénoménes aient déja été organisés d’une certaine maniére, sans voir que cette premiére organisation est déja une interprétation. Certes Duhem concéde que le physicien ne se prive pas d’imaginer des modéles empruntés A l’imagination sensible pour simuler les propriétés du réel grace 4 un ensemble de phénoménes concrets. Mais au-dela de la construction utilitaire de modéles, le véritable but de l’opération serait la découverte d’analogies entre classes distinctes de phénoménes qui consti- tuent la nature. Un modéle glisse sur le phénoméne pour le pénétrer par le biais d’un phénoméne qui lui serait « naturellement » associ Aujourd’hui le besoin d’explication des réalités objectives s’est avéré d’autant plus invincible qu’il est devenu inséparable d’un autre genre de réa- lité, a savoir celle du sujet connaissant, En effet, a chaque échelle ot se porte Vobservation, nos capacités d’analyse demeurent plus ou moins identiques. Pourtant la réalité ne cesse de gagner en complexité au fur et 4 mesure qu’on s’efforce de la reconstruire a différentes échelles selon un schéma déductif. D’oti la nécessité de procéder a des simplifications drastiques du réel chaque fois qu’un niveau organisation complexe impose sa propre légitimité7. Léchelle d’observation produit des cassures dans l’ordre de I’analyse la ot Duhem tablait encore sur une analogie universelle. Ce hiatus entre les capacités du sujet et la complexité du monde naturel qui s’impose relance la question de savoir si la science progresse encore en tant que connaissance naturelle. La tentation est grande de s’en remettre a un regard purement anthropologique sur la maniére par laquelle la science procéde effectivement : la science cultive ses pratiques en les validant dans 7. Voir O. Rey, Itinéraire de I’égarement. Du réle de la science dans I’absurdité contem- poraine, Paris, Le Seuil, 2003, pp. 228 sq. 26 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE le cadre de systémes de représentation légués par une tradition, et ces sys- témes fonctionnent comme un tribunal qui accorde ou refuse la validation des pratiques®. OU EST PASSEE LA NATURE ? La grande analogie universelle de la nature n’est pas absolument fiable. Newton en a déja fait une régle pour I’étude de la nature : il n’y a pas de garantie métaphysique contre les exceptions. Méme un principe trés général et trés clair induit A partir des phénoménes, sans y ajouter des hypotheses simplement « révées » ou fabriquées pour les besoins d'une cause, ne sera jamais absolument certain ; une vérification expérimentale constante est exi- gée pour voir si le principe n’est pas malgré tout sujet 4 des exceptions, qui pourraient s’avérer fatales. La science s’accommode ainsi de ses échecs annoncés au point d’y trouver sa plus puissante justification : la faillite annoncée d’une théorie considérée comme « vraie » est garante de sa fiabi- lité. Comme I’a dit Popper, une théorie finit par s’imposer au détriment d’une autre lorsque son pouvoir falsificateur est plus grand que sa concurrente. Pour s’y conformer, le praticien de la science est celui qui essaie et imagine les hypothéses les plus audacieuses, parce que les plus improbables, pour leur faire passer le test de l’expérience. La science serait constamment extra-ordi- naire, au sens littéral : au bord de la rupture. Une hypothése ne sera jamais confirmée, mais au moins corroborée pour un temps si elle résiste a un nombre croissant de tests les plus sévéres. La science consiste a élaborer des hypothéses dont le contenu empirique augmente en proportion de leur impro- babilité. Elle est quand méme un pari pour le meilleur, car selon une observa- tion pertinente de Lakatos, la falsification d’une théorie existante n’a aucun sens si une théorie meilleure n’a pas déja émergé auparavant pour la mettre en question. Dans ces conditions, aussi utiles et éclairantes que soient chacune des démarches épistémologiques, tant pour la pratique de la science que pour ses visées théoriques, on s’apergoit tout a coup que le souci de la science envers le monde naturel devient une sorte d’anomalie. Rien dans les démarches épis- témologiques, si révolutionnaires soient-elles, ne permet plus de rendre compte de ce souci. La science progresse-t-elle encore en tant que connais- sance naturelle ? Non seulement cette question tombe dans le vide, son oubli 8. Voir P. Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard, 2009, p. 328. GRANDEUR ET MISERE DE L’EPISTEMOLOGIE 27 est méme devenu critére du progrés scientifique. Loin de tenir dans le simple combat d’une théorie contre une autre, avec la promesse d’une victoire de Lune sur l’autre, le progrés du discours scientifique est mesuré par des séries de théories qui s’emboitent les unes dans les autres selon ce que Lakatos appelle une « heuristique positive »?. Chaque série est incamée dans un pro- gramme de recherche, construit autour d’un « noyau dur » qui constitue le fond de sa représentation du monde. A toute époque, divers programmes sont en conflit les uns avec les autres, parce qu’il n’y a jamais de test expérimen- tal absolument décisif pour les départager. Comment expliquer que certains programmes paraissent progressifs, alors que d’autres sont plutét considérés comme dégénératifs ? Chaque programme se fabrique une ceinture de protec- tion autour de son noyau dur, ce qui est toujours permis puisque ce noyau reste impossible a frapper directement : cette ceinture consiste 4 suggérer des faits nouveaux, en principe vérifiables, tels que le noyau soit préservé. Mais pour chaque série de théories, cette stratégie est soit progressive soit dégéné- rative : progressive si la série se distingue par sa capacité A produire effecti- vement des faits nouveaux, dégénérative si la protection est purement défensive et met en place des hypothéses ad hoc incapables de prédire quelque chose d’effectivement nouveau. Les deux types de séries ne sont pas complétement étanches les uns vis-a-vis des autres ; ainsi une série dégénéra- tive peut resurgir comme progressive si a son tour elle prédit des faits nou- veaux, par exemple au moyen d’hypothéses auxiliaires. Dans tous les cas, un fait nouveau est typiquement un produit théorique, relatif 4 une théorie don- née, a propos duquel il n’y a plus de sens a se demander s’il est une donnée proprement naturelle. La réponse a la question de savoir s’il est une donnée naturelle exigerait de posséder d’avance une théorie meilleure que n’importe quelle théorie existante ou a venir. Pourtant, l’intention primordiale de la science n’est-elle pas toujours de comprendre le monde naturel en tant que tel, de se tenir 4 son écoute avant que la théorie ne s’en méle ? LE NATURALISME PRIS AU PIEGE La discipline naturaliste de la physique a fini par nous donner une image du monde ou non seulement la vie consciente, mais aussi toute vie quelle qu’elle soit, apparait d’une maniére contingente aprés un certain temps de 9. 1. Lakatos, « Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes », 1. Lakatos et A. Musgrave (éds), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970, 28 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE Vhistoire cosmique : une nébuleuse originelle, suivie de la formation des étoiles et des systémes planétaires, la réunion imprévisible des conditions favorables a la vie sur l’une des planétes du systéme solaire, "histoire des espéces, jusqu’a l’apparition de la vie consciente d’elle-méme chez les indi- vidus que nous sommes!®. Cela revient 4 ouvrir une constellation de pos- sibles qui rivalisent en images plus ou moins fantastiques et inquiétantes : une nature entiérement privée d’organismes, d’animaux, d’étres humains ; une disparition pure et simple de toute trace de vie ; ou encore sa perpétuation suivant des formes totalement inconnues pour répondre aux défis biologiques a venir. Cette hypothése jette-t-elle une lumiére sur les faits naturels tels que nous en faisons l’expérience ? Si I’existence autre que celle qui est donnée est en effet un genre d’hypothése dont la science a déja fait de multiples pro- fits depuis la révolution copernicienne (les théories réellement fécondes ront-elles pas été précédées d’« expériences mentales », comme les appelait Mach, oi les traits essentiels de la nature qui prétendent a la légalité se déga- gent des autres par une libre variation des facteurs concourant 4 un résultat, conférant une détermination 4 des objets ou des événements seulement pos- sibles ?), la possibilité de la non-existence d’une vie, ou méme de toute vie, ne rend-elle pas d’avance vaine toute projection des catégories humaines sur une nature décidément jalouse des regards posés sur elle ? Le naturalisme, quand il devient conscient de soi en tant qu’attitude avant de se poser en doc- trine, démontre ici la précarité de sa propre raison d’étre. Le moment ou la causalité physique devient inefficace quant a l’émergence de la vie elle- méme n’est-il pas fatal 4 toute la maniére naturaliste de penser ? Inversement, l’anthropologie qui explore l’existence humaine au moyen de catégories naturelles aboutit a retirer 4 celles-ci la puissance qu’on leur préte pour commencer!!, Ce que la nature dépose en l’homme n’a rien a voir avec les déterminations anthropologiques sur lesquelles repose le style pro- prement humain d’existence. Au contraire, ces déterminations s’ouvrent comme possibilités insignes par suite du retrait des déterminations naturelles, c’est-a-dire la mise 4 distance des formules fonctionnelles du vivant qui enferment dans la répétition et la dépendance aux régulations propres 4 Pordre biologique. L’espace libre ainsi ouvert par le retrait des contraintes biologiques dévoile les capacités de réflexion dont une conscience est 10. Voir l’essai de H. Jonas, « Matiére, esprit et création. Constat cosmologique et hypo- thése cosmogonique », Evolution et liberté, trad. S, Comille et P. Ivernel, Paris, Rivages, 2000, pp. 193-260, 11, Voir A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage, Paris, A. Michel, 1964, GRANDEUR ET MISERE DE L'EPISTEMOLOGIE 29 capable. Si la naturalisation de existence humaine fait peser sur celle-ci une menace oii il y va de sa possibilité, ’humanisation du matériau naturel qui fait I’étoffe du vivant dénaturalise ce matériau. Entre les exigences de la nature, que l’existence humaine repousse pour s’affirmer comme essentiellement humaine, et les exigences de l’humain, que Ja nature peut encore annuler, la place d’une science de la nature vis-a-vis de notre vie est de moins en moins claire. Au minimum il existe une correspondance apparemment indéniable entre certains événements du monde physique et certains états des parties de notre corps que nous appelons « mentaux ». De cette correspondance Mach tirait déja le projet d’une physique au sens élargi. La physique au sens élargi inclut le corps et son fonctionnement dans une physiologie des sens qui, au lieu de constituer un autre domaine de I’expérience, élargit celui de la physique en lui assignant de nouveaux buts. Par exemple la couleur est un objet physique au sens étroit lorsqu’ elle est étudiée dans sa dépendance causale et fonctionnelle vis-d-vis des sources lumineuses, mais en rapport aux propriétés physiques de ceil et du systéme nerveux central elle est objet physique au sens élargi. Pourtant, l’abime qui continue a séparer la chose naturelle de sa représentation mentale familiére est signalé par l’expérience irréductible de l’intériorité qu’un sujet conscient a de lui-méme. Ici, rien de plus difficile a penser qu'une causalité qui s*annule, comme la vie qui aurait pu ne pas advenir. Rien de plus obscur que la capacité qu’a un sujet, avant de se poser la question de sa propre vie et ensuite celle de la vie, de vivre sa propre auto-détermination, peut-étre 4 contre-courant de la chaine des événements naturels. Or, au démenti insistant opposé par l’intériorité a sa représentation physicaliste, ne faut-il pas en outre que I’ expérience de I’extériorité oppose A son tour une résistance a la maniére par laquelle l’intériorité se prend pour un moment absolu ? Le sujet qui découvre son intériorité sans fond est le méme que celui qui établit les lois de Ja nature par-dela l’opacité apparente des choses. La profondeur de 1’expé- rience intérieure pourra étre minimisée tant qu’on voudra, quelque chose de cette intériorité se répercutera toujours sur la maniére par laquelle le monde extérieur est rendu intelligible. L’idéologie scientifique concéde assez facile- ment que par principe la conscience n’est pas un moment de la nature compa- rable 4 n’importe quel autre. La perception intérieure n’est-elle pas cependant un simple épiphénoméne, dont I’épaisseur ne menacerait l’idéal objectiviste que pour un sujet qui réfléchissant sur lui-méme se prendrait pour un moment absolu ? Moyennant un effort d’humilité, l’expérience apparemment irréduc- tible qu’un sujet a de son petit monde intérieur ne devrait pas entraver sa réflexion tournée vers le monde extérieur. A Ja limite, de la méme maniére que la matiére et tous les phénoménes naturels paraissent fractionnables a volonté, 30 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE le phénoméne de conscience serait ainsi indéfiniment réductible a zéro, s’effa- gant pour permettre aux autres phénoménes de s’étaler en vraie grandeur. Or, si les lois de la nature sont conformes au naturalisme évolutionniste, la correspondance entre le physique et le mental doit étre évaluée comme une sorte de balance qui fait la part des choses. Imaginons d’abord que la balance penche du cété mental. Dans ce cas, avant que la conscience existe, le monde physique n’existait pas ou existait d’une maniére totalement déstructurée. Cette interprétation est suggérée par la découverte des constantes fondamen- tales de l’univers, qui semblent si étroitement ajustées les unes aux autres que le plus petit changement empécherait l’apparition ou I’évolution de la vie et donc aussi de la conscience. Cela revient a faire confiance 4 un miracle en soi incompréhensible qui nous tombe pour ainsi dire dessus, sans lequel aucune compréhension ne serait pourtant possible. Pour rendre compte de cette situa- tion au moyen d’hypothéses scientifiques plausibles, il faudrait remonter & des conditions initiales qui prévalaient avant I’émergence de la conscience, c’est-a-dire en un temps ou l’univers n’existait pas ou existait sans aucune structure. N’est-il pas plus conforme 4 une expérience mentale comme la compréhension de penser qu’elle travaille elle-méme a élaborer des théories inintelligibles pour la conscience commune afin de venir 4 bout de l’entéte- ment de certains faits irréductibles ? Une théorie comme la mécanique quan- tique se heurte 4 des obstacles si extraordinaires, elle est si étrangére au monde dont nous faisons effectivement l’expérience, qu’il parait « naturel » de renvoyer ces obstacles 4 une réalité indépendante de toute conscience. Mais que signifie alors, pour une conscience, de se rapporter a quelque chose qui est indépendant de la conscience ? La question est aussi ancienne que l’idée méme de science, dont la science mathématique de la nature est la derniére mouture. UN MONDE DE QUALITES Galilée a formulé avec insistance l’idéal mécaniste de la science, lorsqu’il a pris la décision que certaines qualités attribuées aux corps, comme la couleur, le son ou l’odeur, ne contraignent pas la raison : ces qualités dites « secondes » résident essentiellement dans le corps vivant qui les pergoit par l’intermédiaire de certaines sensations, « de sorte qu’une fois l’animal supprimé, [ces sensa- tions] se retrouveraient elles-mémes supprimées et annihilées »!2, Un corps 12. Galilée, L’Essayeur, trad. M. Clavelin, La Philosophie naturelle de Galilée, Paris, A. Colin, 1968, p. 438. GRANDEUR ET MISERE DE L’EPISTEMOLOGIE Sil vivant est un certain corps matériel, et il subsiste comme n’importe quel corps matériel si la vie lui en est retirée. C’est pourquoi, dés que je me représente un corps matériel, ma raison est amenée A lui attribuer des déterminations que le plus gros effort d’imagination ne pourrait lui enlever : telles sont les qualités dites « premiéres », mathématisables, comme le fait de circonscrire un certain espace et d’avoir unc certaine forme, d’étre en mouvement, etc. Les qualités premiéres nous apparaissent comme elles sont réellement : des objets ronds nous apparaissent ronds simplement parce qu’ils sont ronds. Par contre la fagon dont les qualités secondes nous apparaissent ne ressemble en rien aux objets qui causent ces apparences : des objets rouges apparaissent rouges en raison de Ja maniére par laquelle leurs atomes de surface absorbent et réfléchissent la lumiére : cette cause n’a aucun rapport intelligible avec I’apparence qui est pourtant son effet. Considérées comme causes, les qualités premiéres ne sont méme plus tenues d’apparaitre : les qualités secondes sont pergues par I’inter- médiaire de certaines sensations causées par contact avec des corpuscules trés petits mais néanmoins doués de forme et de grandeur déterminées. Imbue de son idéal objectiviste, la science demande de croire que la lumiére qui baigne ma chambre n’est pas ce jeu d’ombre et de clarté que je vois avec mes propres yeux, mais plutét un ensemble de longueurs d’onde organisées selon les lois de I’électromagnétisme : & telle couleur que je per- ois correspond une certaine fréquence de l’onde. Or la fréquence elle-méme ignore tout de ce qu’est une couleur percue, une longueur d’onde n’est pas colorée et ne sait rien de l’expérience vécue d’une couleur telle qu’elle se produit aprés son passage et son filtrage dans notre équipement sensoriel. Cet écart souléve la question de savoir ce que réalise effectivement la correspon- dance. En quoi désigne-t-elle une causalité ? A cette énigme, la science rétorque qu’elle ne vaut que pour un sens commun mal informé. Les lois électromagnétiques ne sont pas des lois de la matiére, mais du champ. D’aprés ces lois il existe un champ d’ondes entre une source de lumiére et une surface éclairée, et ce champ existe en dépit des apparences qui ne mon- trent rien de tel, puisqu’il nous semble voir les objets directement. Nos organes sensoriels ne détectent pas la lumiére comme une onde ; l’onde est une construction théorique, alors méme que la lumiére étant réfléchie par les objets, nous ne voyons en fait que le champ et non les objets directement. La correspondance entre une valeur numérique et une perception n’établit pas un lien objectif, car pour prouver ce lien il nous faudrait faire I’expérience d’un « fait théorique » qui se substitue au « fait sensible ». Cette circonstance démontre que pour les qualités premiéres, en plus de ne pas apparaitre du tout ou d’apparaitre comme elles sont, il y a une maniére spécifique de ne pas apparaitre alors qu’elles devraient apparaitre. 32 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE Comme l’avait déja remarqué Duhem & propos du principe d’explica- tion, la perception du son ne cadre pas avec celle de la couleur. La percep- tion d’un son distingue entre des sons simples et des sons composés. Chaque son simple posséde une hauteur définie, et les hauteurs se distri- buent selon une échelle unidimensionnelle de bas en haut. Il est actuelle- ment établi que cette échelle traduit une échelle unidimensionnelle des longueurs d’onde des ondes sonores extérieures a nous, étant entendu que la premiére ne couvre qu’une partie de la deuxiéme puisqu’elle exclut des sons trop hauts ou trop bas pour étre audibles par nous. Par contre, notre perception des couleurs n’admet aucune distinction entre des couleurs simples et des couleurs complexes. Les couleurs différent entre elles par leurs nuances, mais la variété des nuances n’est pas répercutée dans une échelle unidimensionnelle. Leurs relations sont représentées convention- nellement dans une carte 4 deux dimensions dont la topologie est la surface d'une sphére. Cette maniére d’ordonner les nuances ne traduit aucun fait relatif aux longueurs d’onde des ondes de lumiére qui en sont la cause pré- sumée. II n’existe pas de relation simple entre les différentes nuances et les différentes combinaisons d’ondes lumineuses qui frappent 1’ceil ; de fait, plusieurs combinaisons différentes produiront la méme nuance. Pour étre plus complexe qu’il y paraissait d’abord, I’expérience vécue d’une couleur est mise en question quant a une causalité objective qui lui correspondrait. Mais n’est-il pas ridicule de mettre en doute le procédé scientifique de recherche des causes objectives qui a déja fait ses preuves en d’innom- brables occasions ? Pour assurer a coup stir l’efficacité de l’opération contre les protestations de l’expérience sensible, il faut, comme |’a bien vu Descartes dans la premiére de ses Méditations, que je puisse me croire tou- jours attaché 4 ma propre pensée lorsque « je me considérerai moi-méme comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens », C’est bien entendu une croyance fausse de se considérer ainsi, d’od la question de savoir ce que je crois en effet lorsque je me crois encore attaché 4 ma pensée en mutilant mon corps. Ai-je en moi le pouvoir de croire a ce qui est faux, afin de me mettre ainsi en connais- sance de cause au service de ce qui est vrai, ou bien suis-je victime d’un malin génie, « non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie a me tromper » ? GRANDEUR ET MISERE DE L’EPISTEMOLOGIE 33 HUMILIANTE HUMILITE La volonté de vérité propre 4 la science moderne est tout entiére traversée par le souci de ne pas se laisser tromper, que ce soit par une puissance malé- fique ou par des apparences superficielles qui nous feraient voir ce qui n’est pas. Elle est donc tout aussi bien désir de se rendre fidéle 4 un « autre monde » qui se tient derriére ou au-dela, en tout cas un monde de substitution al’écart de tout ce que nous voyons avec nos propres yeux ; ne pas se laisser tromper par ce que je crois connaitre dans ce monde-ci, c’est, dit Nietzsche, volonté de ne pas tromper ce qui reste A connaitre dans ce monde-la. Souvenons-nous du respect total de Newton envers l’exception. Comme |’a bien compris Nietzsche, dés lors que le malin génie est avec nous, on ne peut plus jamais vraiment se débarrasser de lui, et sa présence persistante finit par inquiéter sans espoir de rémission. La puissance malé- fique qui guette procure une raison d’étre constamment renouvelée a toutes les victoires remportées sur elle. A force de vérifier et d’abandonner des hypothéses provisoires, la discipline scientifique voudrait s’interdire toute conviction péremptoire, en quoi la volonté de vérité, incapable de s’assumer elle-méme comme conviction, s’aveugle sur son propre compte et dévoile au grand jour une fatale ambiguité sur son sens. Victime d’un étrange dédouble- ment de la personnalité, le praticien de la science se croit maitre du malin génie qui est sa créature, et pourtant il tombe sous la coupe de ce démon chaque fois qu’il croit déjouer ses tours perfides au nom de la réalisation pro- chaine de son but. La sacro-sainte volonté de vérité est finalement travaillée a son insu par le souci d’une dépossession de soi — une souterraine, irréductible volonté de mort!3, Le destin de la discipline scientifique moderne est un raccourci du destin qui affecte toute la culture. Si en effet le plus durable mensonge sur soi est la croyance que la vérité est vérité divine, et si « Dieu est mort » a force de suivre l’idéal du vrai d’une manitre de plus en plus rigoureuse!4, la science ne peut que constater qu’un dieu de la modernité comme Galilée est, lui aussi, mort. L’homme qui a porté a bout de bras tout le poids de la révolution scientifique est un étre qui, au nom du Livre de la Nature qu’il est toujours plus urgent de déchiffrer, a sacrifié le besoin de se comprendre lui-méme — il a renoncé a la valeur de son intériorité vivante. Au contact des « Grandes 13. F, Nietzsche, Le Gai Savoir, § 344. 14, Ibid., § 125 et § 357. 34 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE Choses », comme dit Musil, l’intériorité personnelle se fait d’autant plus insi- gnifiante que les choses sont grandes!5, Mais plus la conscience s’efface pour se mettre au service de la Nature, d’autant moins peut-elle éviter de se mettre en question comme conscience purement rationnelle. Par la bouche de Sagredo, dans un texte célébre, Galilée évoque le sculpteur qui a transformé un bloc de marbre en un Hercule ou un Jupiter si admirable de force et de vie, que V’artiste en est venu a éprouver la peur de le retoucher ou méme de le regarder!®, De méme, la science n’a-t-elle pas fagonné la matiére autour de nous en une image inquictante de nous-méme, une puissance qui inspire de la terreur A force de se rendre intouchable ? Etrange ironie de Vhistoire. Kepler avait donné le ton en comparant le désir du savoir pour le savoir a la jouissance jamais repue procurée par une nourriture toujours abondante ; celui qui n’est pas porté par le désir frén tique et constamment renouvelé du savoir resemble plus 4 un mort qu’a un vivant. Mais chez Galilée pointe-déja l’inquiétude, certes encore masquée par un franc enthousiasme et un refus de la volonté déraisonnable de vivre. Galilée était convaincu que la physique mathématique moderne allait ouvrir espace d’une extraordinaire réconciliation entre "homme et la nature. II attribue 4 tous les corps célestes cette altérabilité et corruptibilité qui sont Vapanage de la condition terrestre, et cette transposition confére aux cieux Vauthentique noblesse et la dignité que les Aristotéliciens avaient cherchées en vain dans la soi-disant immuable perfection céleste. L’enthousiasme de Galilée pour ce renouvellement universel de l’imparfait et du transitoire le conduit 4 mépriser les limites naturelles de la vie : « Ceux qui placent si haut Vincorruptibilité, l’inaltérabilité, etc., en arrivent, je crois, 4 dire cela parce qu’ils souhaitent vivre encore longtemps ; ils ont peur de la mort »!7. La sagesse de Galilée devant la mort ne va pas sans rappeler la résolution des atomistes de l’Antiquité : seule la mort est éternelle. Mais cette sagesse est- elle compatible avec la science moderne, la physique est-elle restée ce qu’elle était pour eux, a savoir une éthique de la mesure avec l’ordre cosmique ? Lincorruptibilité et ’inaltérabilité dont Galilée se méfie, il les transpose dans les lois mathématiques de la nature. D’oi ce paradoxe : l’esprit projette sur la nature 4 la fois l’immutabilité des lois mathématiques et la fragilité de la vie qui soutient cet esprit. C’est pourquoi l’idéal du progrés indéfini de la 15, R. Musil, L homme sans qualités, § 88. 16. Galilée, Dialogue sur les deux grands systémes du monde, trad. R. Fréreux et F. de Gandt, Paris, Le Seuil, 1992, p. 137. Dans sa nouvelle La Vénus d'Tile, Mérimée a mis cette situation en scéne d’une maniére remarquable, 17. Galilée, Dialogue sur les dewx grands 3 :mes du monde, op. cit., p. 91. GRANDEUR ET MISERE DE L'EPISTEMOLOGIE, 35 connaissance a fini par montrer ses limites : 4 force de ne se fier qu’a elle- méme, la science tourne finalement en rond, comme dans la métaphore jnventée par Heisenberg du bateau dont le compas ne s’oriente plus que vers Ja masse devenue colossale du bateau!8, La mécanique quantique, dont Heisenberg est un des pionniers, est particuliérement qualifiée pour montrer les limites intrinséques de la connaissance dans le fait que l’observateur devient partie prenante de ce qui est observé. Des lors, suivant Heisenberg, si la connaissance n’est pas condamnée comme connaissance authentique de la nature, il lui incombe de se laisser réanimer par le désir de ne pas tourner en rond. La physique dans le sillage de Galilée n’aurait été qu’une étape, une forme transitoire de développement propre a la vie humaine, qui finit par se complaire dans les limites indéfiniment reculées qu’elle se donne 4 elle- méme ; mais la prise de conscience des limites intrinséques du savoir relan- cerait les forces sans limite de la vie en méme temps que l’idée méme de science. Au nom d’une pensée qui se prétend maitre de la vie qui lui est impartie, la science de la nature affiche aujourd’hui sa volonté de vérité en s’accrochant a une force de vie qui pour Iheure est encore surhumaine, En quoi elle s’empétre peut-étre toujours plus dans horizon de la mort. UNE REFORME DE L’IDEALISME. Parce qu’il est dépassé par la vie qui le soutient, le praticien de la science profére un discours qui ne se tient pas de part en part. De ce qui pourrait apparaitre comme un simple accident du discours, Husserl fait le point de départ d’une évaluation critique fondamentale de la science : « Ce n’est pas toujours la science de la nature qui parle, quand les savants parlent »!9. La science de la nature a du mal a dire absolument ce qu’elle a a dire ; le dis- cours scientifique est toujours exposé au risque de perdre sa scientificité lors- qu'il parle de lui-méme. En tout cas la science ne peut placer une confiance illimitée dans son porte-parole qui en est pourtant son plus fidéle serviteur. Il se pourrait que le savant parle d’autre chose que de la science de la nature lorsqu’il croit en parler, Aucune autorité n’est en mesure d’assurer que la 18, Voir W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, trad. A.E.Leroy, Paris, Gallimard, 2000, pp. 143-144. 19, E, Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoméno- logique pures, livre 1, Introduction générale a une phénoménologie pure, § 20, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, pp. 69-70. Cité ci-aprés IDI 36 LA SCIENCE DANS LE MONDE DE LA VIE science de la nature est toujours conforme a son but, qui est de comprendre en toute chose l’essence d’un étant naturel. C’est pourquoi le savant refuse écouter une part de lui-méme lorsqu’il « ne voit rien qui ne soit 4 ses yeux nature et avant tout nature physique », Il y a un philosophe qui lui implore de persévérer dans cette obnubilation, c’est le philosophe naturaliste. Celui-ci aun programme : réduire toute la conscience et toutes les idées a des faits de nature qui en sont la cause, et A partir de 1a justifier la validité des théories de la nature que la science construit pour son propre compte. Mais ce pro- gramme, il n’apergoit pas qu’il le soutient déja au moyen d’une pensée théo- rique dont il est rien moins que sir qu’elle soit justiciable de ces théories : il pose justement en Idée qu’une connaissance vraie de la nature est accessible par ce moyen, C’est, poursuit Husserl, I’Idée selon laquelle la nature a « le sens d’une unité de l’étre spatio-temporel, unité qui obéit 4 des lois exactes ». S°il écoutait le philosophe naturaliste jusqu’au bout, le savant ne déchiffrerait pas simplement la nature, il la réformerait selon cette Idée. Le philosophe naturaliste s’accroche méme 4 I’exclusivité de cette Idée au détriment de toutes les autres. Autrement dit, son Idée est a la fois pure et pratique, alors méme qu’il la voulait absolument désintéressée au profit de la seule Nature. La contradiction est intenable : « Les sujets ne sauraient s’épuiser dans le fait d’étre nature, puisque, alors, manquerait ce qui donne sens a la nature »21, Le naturaliste, qu’il soit savant ou philosophe, est non seulement un idéaliste qui s’ignore, mais en outre son idéalisme est incohérent. C’est une pensée qui affirme qu’elle ne peut échapper aux causes naturelles, done qui s’affirme victime des causes qui la jetteraient dans la nécessité de produire ce qu’elle pense, sans pouvoir décider de la vérité ou de la fausseté de ce qui est proféré par elle. Cet idéalisme, il s’agit de le réformer. Si la science est point de départ pour la philosophie, ce point de départ n’est pas simplement le fait de la science qui va de soi en son progrés infini. Si le savoir scientifique se met finalement en question comme savoir, c’est que plus profondément et depuis toujours le fait de la science ne va pas de soi. Avant de se poser en garante de 1’ objectivité, le savoir scientifique s’im- pose comme la pointe culminante du désir de connaitre en ce qu’il a de plus ancien et de plus irrépressible. L’activité scientifique qui alimente en sous- main le fait de la science en est le témoignage le plus probant. Contrairement 20. E, Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, trad. M. de Launay, Paris, PUF, 1989, p. 19. Cité ci-aprés PSR. 21. E, Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoméno- Jogique pures, livre Il, Recherches phénoménologiques pour la constitution, § 64, trad. E. Escoubas, Paris, PUF, 1982, pp. 399-400. Cité ci-aprés 1D2 GRANDEUR ET MISERE DE L’'EPISTEMOLOGIE 37 aux théories qu’elle construit, cette activité est enti¢rement au diapason de la conscience qui l’exécute. Comme dit Husserl, « rien ne saurait nous empé- cher de ‘vivre’ (einzuleben) les tendances et l’activité scientifiques »22, de nous en pénétrer d’une maniére concréte au lieu d’en théoriser les résultats pour y déméler aprés coup le vrai du faux, ou le bon du mauvais. Ce vivre, nous pouvons le capter directement 4 méme « l’immense diversité de la vie concréte se déroulant dans I’homme de science au cours de son activité de pensée (Denkarbeit) », la diversité des processus dans lesquels « il vit ... sans les voir eux-mémes »?3, Que faire avec une vie qui ne s’apercoit pas ? Essayer de la vivre d’une maniére concréte, qu’est-ce que cela signifie, sinon parasiter l’activité qui va toujours de l’avant ? Le praticien de la science pourrait certes s’y intéresser 4 l’occasion, comme par inadvertance. Mais ce vivre s’atteste profondément dans le fait qu’il y a des raisons logiques pour lesquelles les théories dans les sciences de la nature sont essentiellement pro- visoires. La probabilité pour les théories d’étre vraies, dans un contexte donné, éblouit au point de passer pour une « probabilité évidente »24, Mais comment 1’évidence admettrait-elle la probabilité comme un critére d’évi- dence ? Le praticien de la science vit et se voit vivre dans le processus intel- lectuel ot « les seuls modes de pensée et les seules évidences qui entrent alors en jeu sont ceux qui sont absolument nécessaires a une technique »25, savoir la technique de calcul qui chemine aveuglément vers un but circonserit d’avance. Mais il n’y aurait méme pas de technique pour commencer si les intéréts supérieurs de la raison ne commandaient pas chacun des buts qu’elle se fixe dans une technique. Méme si elle ne s’y voit pas vivre, la science n’ignore pas ces intéréts supérieurs, ou une connaissance probable du réel est fondée a priori. Husserl assigne a une logique comme science de toutes les sciences (dési- gnée « logique pure ») la tache d’explorer la nature des actes de conscience qui rendent compte de ce 4 quoi les sciences tendent effectivement dans leur activité. Elles tendent 4 faire du monde réel un monde réel en soi, c’est-a-dire un objet de pensée tel que son étre ne dépend justement pas de la conscience et de la pensée (une théorie inintelligible et pourtant absolument respectueuse des faits en est le parfait exemple). Avant d’étre traduit en savoir disponible dans une théorie, I’idéal de la science est de révéler ce que la pensée peut 22. MC § 4, p. 8. 23. E, Husserl, Philosophie premiare, I, trad. A. Kelkel, Paris, PUF, 1970, p. 57. 24, E. Husserl, Recherches logiques, I, § 72, trad. H. Elie, A. Kelkel et R, Schérer, Patis, PUE, 1969, p, 282. Cité ci-aprés RL1. 25. KR § 9g, p. 54.

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