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Velázquez
Redondo Augustín. Luther et l'Espagne de 1520 à 1536. In: Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 1, 1965. pp. 109-165;
doi : https://doi.org/10.3406/casa.1965.929
https://www.persee.fr/doc/casa_0076-230x_1965_num_1_1_929
Quelques jours après que Don Juan Manuel eut envoyé la lettre dont
nous venons de parler, le 20 mai 1520, Charles et sa suite quittaient
l'Espagne pour les Flandres où ils n'abordèrent qu'au début du mois de
juin de la même année 1.
Dans les Pays-Bas, dès son arrivée, la Cour dut faire connaissance
avec les thèses luthériennes'car le gouvernement de la régente, Marguerite
d'Autriche, la tante de Charles V, avait laissé se développer la propagande
réformiste. A Utrecht, l'évêque Philippe de Bourgogne permettait à son
secrétaire Gérard Geldenhauer d'afficher ses sympathies luthériennes
au grand jour 2. A Liège, l'évêque Erard de la Marck semblait lui-même
gagné aux idées nouvelles 3. A Anvers, où la colonie allemande était
nombreuse, les livres de Luther avaient été lus dès le mois de mai 1519, et de
là, -s'étaient répandus rapidement dans les Pays-Bas 4.
D'ailleurs, Érasme lui aussi, sans abandonner sa prudence habituelle,
ne paraissait-il pas avoir pris le parti de Luther? Dans la nouvelle édition
des Lucubratiunculae que Froben, à Bâle, imprimait à nouveau en 1518,
le nouveau prologue qui précédait Y Enchiridion et qui était dirigé à
Paul Volz, abbé des Bénédictins de Hugshofen en Alsace, était un
véritable manifeste dans lequel, d'une façon voilée et sans jamais
nommer Luther, le grand humaniste s'instituait le défenseur du moine
augustin et de sa liberté de critique 5. La lettre si courtoise qu'Érasme
avait écrite à Luther le 30 mai 1519, en réponse à celle qu'il avait reçue
du docteur de Wittenberg écrite le 28 mars de la même année et dans
laquelle ce dernier le mettait en demeure de se prononcer pour ou contre
lui, était devenue publique. Il en était de même de celle qu'il avait adressée
le 19 octobre 1519 au cardinal Albert de Brandebourg et dans laquelle il
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trouvait plus facilement en Allemagne 1 que dans les Pays-Bas à tel point
que, pour reprendre l'expression de Juan de Vergara, «toute la Cour de
Sa Majesté en était pleine» 2. Et lorsqu'on apprit à la Cour que Luther
avait brûlé publiquement à Wittenberg, le 10 décembre 1520, la bulle du
Pape avec les livres de droit canon et divers écrits de ses ennemis 3, un
grand nombre d'Espagnols de la suite impériale applaudit à cet autodafé
d'un nouveau genre 4 qui, cependant, marquait la rupture définitive du
moine augustin avec Rome et rendait impossible la politique de
conciliation et le compromis préconisés par Érasme.
Dès lors, les événements se précipitèrent. Le 29 décembre 1520,
Aléandre obtenait pour tout l'Empire un décret de bannissement contre
Luther et ses adeptes; le 3 janvier 1521, la bulle Decet Romanum Ponti-
ficem excommuniait le moine de Wittenberg et ses partisans, devant leur
obstination à persévérer dans leur «erreurs» et frappait d'interdit les lieux
qu'ils habitaient 5.
Face à ces mesures, comment réagirent ceux des Espagnols qui avaient
lu les œuvres de Luther et avaient sympathisé avec ses idées et son
action? La plupart, qui n'avaient plus l'excuse que Luther n'avait pas
encore été condamné, durent reculer, hésiter à rompre avec Rome et
préférer rester dans l'orthodoxie, même si dans le fond de leur cœur les idées
luthériennes restaient plus ou moins vivantes 6.
félicite de l'orthodoxie du -duc d'Albe^ qui, d'après lui, est commune à tous les
■
Espagnols exceptés les marranes. (Lettre citée par Marcel Bataillon, Erasmo.»,
t. I p. 129, n. 21, d'après P. Balan, Monumenta Reformationis Lutheranae, 1521-1525,
Ratisbonne, 1884, pp. 28-29.) Cette lettre prouve bien qu'aucun Espagnol ne s'était
opposé à Aléandre, ni écarté ouvertement de l'orthodoxie. Il est vrai que le nonce
n'avait dû avoir de rapports qu'avec l'entourage direct de Charles V, et non avec
ces clercs humanistes qui occupaient très souvent des postes secondaires, et qui
avaient été séduits par les actes et les écrits de Luther.
1 Voir la lettre que Don Juan Manuel adresse à Charles V, de Rome, le 3 avril 1521:
«el jueves de la çena descomulgaron delante el papa a luter y sus secaçes» (B. A. H.,
collection Salazar, Ms. A-20, fol. 118 bis r°).
2 Procès de Vergara, fol. 137 r°: «hallandose este déclarante en la corte de sumagt. ... al
tiempo que vino alii la misma persona de lutero yendo todo el mundo a verle e
especialmente los espanoles. ..» (déjà cité par Marcel Bataillon, Erasmo..., op. cit.,
t. I, p. 129. Voir ce passage dans Cuadernos de Historia de Espaha, t. XXVIII, p. 157).
3 Voir par exemple le texte de cette déclaration dans Lucien Febvre, Un destin: Martin
Luther, op. cit., p. 126.
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«(...) havemos sido informado que algunas personas con mal zelo
y por sembrar zizania en la yglesia de Christo nuestro redemptor
han procurado y procuran que se trayan en Spana las obras nueva-
mente hechas por martin luther de la orden de sant agostin las
quales diz que estan imprimidas para las publicar y vender en
estos reynos (...) Mandamos que luego mandeys so graves
censuras y penas civiles y criminales que ninguno sea osado de
tener vender ni hazer vender publica ni secretamente libros
algunos de las dichas obrasini parte délias sino que dentro de
très dias del dia-de la publicaciôn del dicho mandamiento o del
dia que del supieren en cuakmiere manera trayan y presenten
ante vos todos los libros de las dichas obras que tuvieren asi
en latin como en romance y assi havidos los dichos libros los
hazed todos quemar publicamente mandando que un escrivano
del secreto deste santo officio scriva los nombres de todas las
personas que tuvieren vendieren publicaren y traxieren ante
vos los dichos libros y como se quemaren y quantos fueren y si
despues de la publicaciôn del dicho mandamiento algunas
personas de qualquiere estado grado o indicio que sean los
tuvieren vendieren y publicaren lo que no es de créer executareys
y hareys executar en sus personas y bienes las dichas censuras
y penas (...)» 2.
L'accent était ainsi nettement mis sur la part prise par les conversos
espagnols dans la diffusion des œuvres de Luther, moyen pour eux
d'attaquer et d'affaiblir l'Inquisition, en Espagne. Jouèrent-ils ce rôle? Cela
est possible, d'autant plus que les conversos devaient être en
correspondance avec les marranes d'Anvers et que certains de ces conversos se
rendaient en voyage d'affaires dans les Pays-Bas, et plus précisément à
Anvers. Qu'il y ait eu une sorte de «complot» entre les uns et les autres
pour introduire les œuvres de Luther dans la Péninsule, cela n'est pas à
exclure.
D'autre part, pour les signataires de cette lettre, les livres luthériens
étaient une arme dirigée contre la foi catholique et l'Inquisition, mais
aussi contre la paix du royaume et donc, contre la cause des partisans des
gouverneurs. C'est qu'en effet, dans leur esprit, l'Inquisition était liée à
la cause royale, de même que les conversos (et par suite l'affaiblissement
sinon la suppression de l'Inquisition) étaient liés à la cause des Comunida-
des 2. C'était là une opinion assez répandue dans le camp royaliste. Par
exemple, dans une lettre adressée à l'Empereur, le 21 février 1521,
l'évêque de Burgos écrivait au sujet des conversos et de la révolte comunera:
1 A. G. S., Estado, leg. 8, fol. 91. Cette lettre est reproduite par Danvila, Historia
critica..., op. cit., t. XXXVII, pp. 583-585. Elle comporte aussi un certain nombre
d'erreurs.
2 Voir l'article de Juan Ignacio Gutierrez Nieto, Los conversos y el movimiento comu-
nero in Hispania, t. XXIV (1964), n° 94, pp. 237-261, et en particulier les pp. 247-250.
3 A. G. S., Patronato Real, leg. 3, fol. 21. Cité par Joseph Pérez à la p. 280 de son
article Nouvelle interprétation des Comunidades de Castille publié dans le Bulletin
Hispanique, t. LXV (1963), pp. 238-283.
4 A. G. S., Patronato Real, Comunidades, leg. 5, fol. 346. Ces instructions ont été
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1 A. G. S., Estado, leg. 9, fol. 1 (vojr aussi une partie de cette lettre dans M. Bataillon,
Erasmo..., op. cit., t. I, p. 128).
2 A. G. S., Estado, leg. 9, fol. 2. Sur Diego de Muros, évêque d'Oviedo, voir ce que dit
le P. Manuel Risco aux pp. 96-110 du t. XXXIX de Espana Sagrada. — Diego
de Muros était né vers le milieu du XVe siècle, en Galice. Il suivit la carrière
ecclésiastique et fut secrétaire du Cardinal Pedro Gonzalez de Mendoza, comme
cela est rappelé dans une cédula du 25 février 1525 adressée à l'évêque d'Oviedo
(A. H. N., Inquisiciôn, libro 256, fol. 522 v°). Il fut l'ami de Pedro Mârtir de Angle-
ria qui vint peut-être s'établir en Espagne à son instigation. Dans VEpistolario de
Màrtir de Angleria, il est fait plusieurs fois allusion à cette amitié (voir par exemple,
l'épître 743, p. 219 du t. XII des Documentes Inéditos...). D'après Gams (Series epis-
coporum ecclesiae catholicae, Akademische Druck-U. Verlagsanstalt, Graz, 1957),
il fut évêque de Mondofiedo du 5 décembre 1505 au 28 août 1511 et d'Oviedo de 1512
à la date de sa mort survenue le 18 août 1525. En 1516, il avait fondé le Colegio
Mayor de Oviedo à Salamanque. — Au moment des Comunidades, il se trouvait
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avec les gouverneurs (voir Epistola 705 de Mârtir de Anglerfa, p. 107 du t. XII des
Documentos Inéditos... et Epistola 707, p. 110 de ce même tome). Il semble qu'il
ait joué un rôle dans la promulgation des édits pris contre les livres de Luther, si
l'on en croit la lettre de remerciements que le Pape Léon X lui envoya le 21 mai 1521
(et non 1522, date que porte la lettre reproduite par Risco au t. XXXIX, p. 108,
de Espana Sagrada, car Léon X était mort le 1er décembre 1521). Une lettre du
nonce Vianesio Albergati à Pedro Mârtir de Angleria, qui est du mois de novembre
1521, met en relief l'importance de l'évêque d'Oviedo qu'il évoque ainsi: «El obispo
de Oviedo que empuna las riendas del Real Consejo...» (Documentos Inéditos...,
t. XII, p. 219, épître 743). Il n'était cependant pas membre du Conseil Royal, au
sens strict du terme. Le président de ce Conseil était, d'ailleurs, l'archevêque de
Grenade. Après la fin des Comunidades, il fut chargé par les gouverneurs de régir
les biens des Comuneros, mis sous séquestre (voir Memorial Histôrico, t. XXXVIII,
p. 448). A ce titre, il écrivit par exemple au Roi le 19 septembre 1521 (ibid., p. 483)
et reçut une lettre de l'évêque de Zamora datée du 2 septembre 1521 (ibid,, p. 523).
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 317, fol. 213 v°.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 317, fol. 223 r°: «Su S. Rma. hovo plazer de las diligencias
que se han hecho sobre las obras de martin luther el quai fue ya condenado por
hereje por sentencia scrita de mano de su Cesarea Mad. y si algunos libros se hallasen
hagase de ellos conforme a la provision de su S. Rma. sin dar lugar en manera alguna
a lo contrario que asi cumple al servicio de dios».
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1 Voir Melquiades Andrés Martin, ■ Adversarios espanoles de. Lutero en 1521 in Revista
de Teologia Espanola, Madrid, t. XIX (1959), pp. 175-185 et plus particulièrement,
pp. 180-181.
2 Joaquin Maria Bover, Biblioteca de escritores de Baléares, 2 tomes, Palma, 1868; voir
pp. 19-20 du t. II.
3 Cette lettre a été publiée par J. M. Bover, Memoria biogrâfica de los mallorquinos
que se han distinguido en la antigua y moderna literatura, Palma, 1842.
4 Cette lettre qui se trouve dans les archives de la famille Olesa a été reproduite par
Melquiades Andrés Martin, Adversarios espanoles..., op. cit., p. 181. D'après Bover,
Biblioteca..., op. cit., t. II, p. 20, le Cardinal de Santa Cruz aurait adressé à Olesa
une lettre datée du 12 février 1522.
6 Voir Melquiades Andrés Martin, Adversarios espanoles..., op. cit., pp. 182-183.
Cipriano Benêt était né à Aldeba (Huesca). Il avait fait ses études à la Sorbonne
où il prit le grade de docteur en théologie. C'était un théologien réputé qui écrivit
plusieurs livres.
6 Cipriano Benêt aurait prononcé un discours contre Luther le jour où les livres
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de ce dernier furent brûlés à Rome. Ce discours, qui porte le titre de Oralio centra
dogmata lutheri, est conservé dans un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane. Il
existe également deux lettres manuscrites de Benêt à la Bibliothèque de l'Escorial
(d'après Melquiades Andrés Martin, Adversarios espanoles..., op. cit., pp. 183-184).
1 Sur Juan Ginés de Sepûlveda, voir en particulier: Alfred Morel-Fatio Historiographie
de Charles V, Paris, Honoré Champion, 1913 (fasc. n° 202 de la Bibliothèque de
l'Ecole des Hautes Etudes), pp. 42-72; Marcel Bataillon, Erasmo..., op. cit., tomss I
et II; Angel Losada Juan Ginés de Sepûlveda a través de su «Epistolario», Madrid,
C. S. I. C, 1949.
2 Voir A. Morel-Fatio, op. cit., p. 43 et M. Bataillon, op. cit., t. I, p. 477.
3 A. H. N., Universidad de Alcalâ, libro 1091, fol. 12 v° (d'après Marcel Bataillon
p. 121, note 3 de son introduction à la réédition qu'il a faite du Diâlogo de doclrina
cristiana de Juan de Valdés, Coimbra, Imprensa da Universidade, 1925).
4 A. H. N., Universidad de Alcalâ, libro 1092 f (d'après M. Bataillon, voir note
précédente).
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1 D. A. H., collection Salazar, Ms. A-41, fol. 632, lettre de Juan Pérez à Charles V
écrite le 1er août 1527: «con esta embio al secretario valdes el brève que scrivi
a v. mt. que se embiaria al arçobispo de sevilla para que ponga silencio so pena
dexcomunion que nadie hable contra las cosas de erasmo que contradizen las del
luter» (déjà cité par Antonio Rodriguez Villa, Memorias para la hisloria del asallo
y saqueo de Roma en 1527 por el ejército imperial, Madrid, Imprenta de la Biblioteca
de Instrucciôn y Recreo, 1875, p. 253). Même certains qui ne faisaient pas partie
de ses ennemis déclarés considéraient qu'il valait mieux qu'Érasme n'écrivît plus,
contre Luther y compris (voir la lettre adressée par Hezius à Giberti, le 27 octobre
1523 in M. Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, p. 179). \.
2 Procès de fray Bartolomé Carranza, déjà cité, Archivo Documentai Espanol, t. XIX-1,
p. 89.
3 Ainsi dans une lettre du 19 janvier 1540, adressée par l'Inquisiteur de Navarre, le
docteur Olivén, au Conseil de l'Inquisition, il est dit: «Despues que scrivi a v.s. con
pero bonito no se offreçe cosa que hazer saber a v.s. mas de que en virtud del edicto
se han recogido en esta çiudad algunos libros del cardenal gayetano y de juan equio (?)
y de aljonso dp castro por los quales repruevan muchas eregias en confirmacion de
nuestra fe catholica en especial las heregias de luthero y de sus secazes...» (A. II. N.,
Inquisiciôn, libro 785, fol. 203 r°).
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 131
1 La collection de lettres que Martin de Salinas écrivit entre 1522 et 1539 à l'Infant
Ferdinand se trouve à la Bibliothèque de l'Académie de l'Histoire. Elles ont été
publiées par Antonio Rodriguez Villa dans le Boletin de la Real Academia de la
Hisloria aux tomes XLIII (1903), pp. 5-240, 393-432; XLIV (1904), pp. 5-178,
285-506; XLV (1904), pp. 16-143, 369-405; XLVI (1905), pp. 5-44, 177-220. La
lettre que nous utilisons se trouve au t. XLIII, p. 175 (cette lettre avait déjà été
citée par Menéndez y Pelayo in Historia de los heterodoxos, op. cit., t. III, p. 392)-
D'après Salinas, le navire aurait transporté deux grands tonneaux remplis de livres
de Luther. Ces livres furent trouvés lorsque les Espagnols eurent récupéré le bateau.
Ils furent brûlés à terre, sauf quelques-uns qui purent être subtilisés.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 119 v°. Il s'agit encore de Valence, ce qui vient
confirmer ce que nous avons écrit: Valence était un des points de pénétration des
œuvres de Luther, en Espagne.
3 Dans le t. XVI de l'Histoire de l'Église depuis les origines jusqu'à nos jours, qui porte
pour titre, La crise religieuse du XVIe siècle (Bloud et Gay, .Paris, 1950), E. de
Moreau écrit, p. 136: «Des indications sommaires et éparpillées permettent de croire,
dès ces premières années, à une diffusion considérable des traités hérétiques: à Lyon
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(octobre 1520) ... à Meaux (1523)... Pour plusieurs de ces villes ou régions, par
exemple pour Meaux, les textes supposent une pénétration déjà assez profonde, et
jugée inquiétante, des ouvrages hérétiques».
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 153 v°.
2 Boletin de la Real Academia de la Historia, t. XLIII (1903), p. 239 (ce texte avait
déjà été utilisé par Menéndez y Pelayo in Historia de los heterodoxos, op. cit., t. III,
p. 393). — Pour Martin de Salinas, il s'agit de la deuxième tentative des luthériens
(la première était celle de Biscaye) pour introduire des livres du moine de Wittenberg
dans un point névralgique du royaume. Mais il est permis de se demander si d'autres
tentatives fructueuses, elles, ne précédèrent pas (ou ne suivirent pas) celle-ci. En
effet, un an auparavant, Alonso Sânchez, l'ambassadeur de Charles V à Venise,
annonçait à l'Empereur que l'hérésie luthérienne gagnait beaucoup de terrain dans
cette république: «Que el cardenal campegio va legado a alemafia por las cosas de
lutero... y que aquel diablo se extiende mucho y que en venecia hay muchos de su
opinion». (L'original, chiffré, de cette lettre, se trouve dans la Bibliothèque de
l'Académie de l'Histoire, collection Salazar, Ms. A-30, fol. 273. Mais des extraits
déchiffrés ont été copiés dans le même manuscrit au fol. 277 v°; c'est un de ces extraits
que nous reproduisons.)
8 A. H: N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 177 r°-177 v°. Si ce document est parvenu
jusqu'à nous, c'est parce que le secrétaire qui l'a transcrit s'est trompé de registre
et l'a inséré dans le registre de la correspondance envoyée aux Inquisiteurs des divers
districts de la Couronne d'Aragon.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 135
Cet édit fut publié à Madrid les jours suivants: le 14 avril dans l'église
de San Ginés et dans le couvent des Dominicains, le 16 avril dans l'église
de Saint-Nicolas et dans l'église de Saint-Martin, le 17 avril enfin, dans
l'église de Saint-Michel. Il ne nous est connu que par le procès de Vergara
et nous ne savons pas si, à la suite de sa publication, beaucoup de livres
hérétiques furent apportés aux Inquisiteurs.
Dans les ordres religieux également, l'influence luthérienne devait
se faire sentir.
Le 26 février 1525, Charles V écrivait au duc de Sessa, son
ambassadeur à Rome pour lui demander d'obtenir du Pape l'annulation d'un
bref accordé par Léon X à l'ordre des Augustins, qui soustrayait les
moines de cette congrégation à l'emprise de l'Inquisition. En effet, le jour
des Saints-Innocents (donc le 28 décembre 1524), on s'aperçut qu'on
avait brûlé un christ qui se trouvait dans la cathédrale de Burgos, et
pour lequel les fidèles avaient une grande dévotion. Le scandale provoqué
avait poussé les Inquisiteurs à faire une enquête, au terme de laquelle il
apparaissait qu'il y avait de fortes présomptions pour que les coupables
fussent des moines augustins:
1 Le texte de cet édit se trouve dans le procès de Vergara, au fol. 5 r°-v°. Il a été
reproduit par J. E. Longhurst, pp. 107-108, t. XXVIII (1958) des Cuadernos de Ilis-
toria de Espana.
136 A. REDONDO
*
* *
a su magestad que no dévia fazer este auto en publico sino en secreto y con theologos
que para ello avia llamado su magestad asi de ytalia como de espafla e de alemafia
e de francia / e dezia el dicho fray popa que por muchos dias disputaron muchos y
diversos doctores contra el dicho lutero / e que ninguno le pudo convencer al dicho
lutero quel oviese herrado / antes que los doctores que llamavan al dicho lutero
hereje que tenian harto que hazer en defenderse que no paresçiesen ellos ser herejes
por donde dezia el dicho fray popa a este déclarante que el dicho lutero le avia
convertido a su secta». Dix ans après sa rencontre avec le franciscain, les souvenirs
de Celse Hugues Décousu semblent quelque peu confus. Le franciscain avait dû lui
parler de la comparution de Luther à la Diète de Worms, et faire allusion aux
démarches qui eurent lieu en privé auprès du docteur de Wittenberg du 19 au 25 avril 1521 (le
moine augustin quitta Worms le 26 avril) pour essayer de le ramener à l'Église
catholique et empêcher ainsi la désunion des Chrétiens. Il est très possible que le
franciscain ait eu ensuite des contacts à Ulm avec les réformateurs luthériens Eberlin
et Kettenbach qui justement appartenaient à l'ordre de Saint François (voir à ce
sujet Emile G. Léonard Histoire générale du Protestantisme, op. cit., t. I, p. 84).
1 D'après Emile G. Léonard, op. cit., t. I, p. 235 (qui ne cite cependant pas de source
précise), le franciscain espagnol Fray Francisco de los Angeles qui, en 1523, allait
être élu général de son ordre (et réélu en 1526), aurait déclaré en 1520 au réformateur
de Bâle, Conrad Kûsner dit Pellicanus, lui aussi franciscain, qu'il admettait
beaucoup des opinions de Luther.
2 D'après^- J. A. Llorente, Historia critica..., op. cit., t. III, p. 50, le Pape Clément VII
aurait délivré une bulle le 8 mai 1526 qui habilitait le général et les provinciaux
de l'ordre de Saint François à absoudre en confession les franciscains espagnols qui
avaient adhéré à l'hérésie luthérienne mais s'étaient repentis. En réalité cette bulle
qui se trouve à Y Archive* Histôrico Nacional (Côdices, libro 2, n° 63), et porte la
date du 8 mars 1526, fait allusion à l'hérésie qui s'est développée en Allemagne du
Nord et du -Sud et qui de là a gagné d'autres parties du monde, et autorise le général
et les provinciaux à absoudre les franciscains qui étaient tombés dans les erreurs
luthériennes mais les avaient abandonnées. Il semble bien que la bulle se réfère
aux franciscains allemands dont un assez grand nombre avait suivi le moine de
Wittenberg.
L'affirmation de Llorente s'explique sûrement par le fait qu'il a dû prendre son
renseignement dans un registre du XVIIIe siècle (A. H. N., Inquisiciôn, libro
1262) qui contient le résumé des bulles et des brefs qui intéressent les royaumes
138 A. REDONDO
par Mari Nunez, qui habite Guadalajara 1. Les accusations de Mari Nûnez
seront confirmées par d'autres témoins 2.
De ces accusations il ressort que Pedro Ruiz de Alcaraz et Isabel
de la Cruz 3 professaient qu'il fallait s'abandonner à l'amour de Dieu
1 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «le pesava (a Alcaraz)
porque no avia pecado mas...». Déposition de Juana de Ortega du 14 juin 1519-
(fol. 53 v°): «a oydo este testigo dezir varias vezes al dicho pedro de alcaraz que
quisiera aver pecado mas porque dios le oviera perdonado mas».
2 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 40 r°): «que tambien avia encarnado-
el padre como el hijo».
3 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «le oyo dezir que no avia
yfierno...».
4 Diego de Buenaventura dit, par exemple, dans sa déposition du 26 avril 1520
(fol. 89 r°) au sujet d'Alcaraz: «es nombre leydo en la brivia e sabe muchas cosas
délia...».
5 Ratification de la déposition de Pedro de Rueda le 2 mars 1525 (fol. 50 v°). Ce
témoin a assisté à une discussion entre Alcaraz et Isabel de la Cruz, après qu'il ont
été dénoncés et voici ce qu'il rapporte: «oy a la ysabel de la cruz quexarse del alcaraz
en su presencia e mia e como demudada diziendo dios lo perdone que hablar vos con
Mari Nunez ha dado causa a todo y enfonces andava publico que ella y hernando diaz
los acusavan de veynte e quatro capitulos que dezian que eran heregias y el alcaraz.
se conocio por culpado y dixo ella tiene razon por cierto...».
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 141
1 Procès d' Alcaraz, fol. 23 r°-2(5v°. Voir cet acte d'accusation dans V. Beltran de
Heredia, El edicto contra los alumbrados..., op. cit., pp. 125-129.
2 Proposition n° 5 de l'acte d'accusation du 10 décembre 1525.
3 Proposition n° 11.
4 Proposition n° 23.
5 Dans une lettre adressée aux Inquisiteurs et remise le 6 juin 1527 (fol. 323 r°-323 v°),
Alcaraz, pour justifier ses propos sur les cérémonies et les pratiques du culte, leur
demande de se reporter à «un tratàdo brebe que erasmo roterodamo dotor theologo
hizo que se dize arma (sic) del càvallero xpiano el quai despues de trasladado de
latin en romança fue visto por cl illustre y Rmo. Sr. arçobispo ynquisidor mayor y
por los de su consejo y con su attoridad y mandado esta ymprimido especialmente
para en lo que habla de los exerçiçios exteriores y cerimonias e umillaçiones y todas
las otras cosas buenas y santas y de la buena y perfecta intençion en ellas». Alcaraz
se réfère à V Enchiridion. A-t-il pu connaître ce livre dans son texte latin avant
1522 — les dépositions des témoins qui précisent ses «doctrines» se rapportent aux
années 1522 et 1523—? Mis à part le fait que nous pouvons nous demander quelle
était la connaissance exacte qu'Alcaraz avait du latin (lui-même dit qu'il n'était
pas «latino»), cela m nous paraît pas possible car aucun témoin n'indique qu'il ait
fait quelquefois allusion à Érasme. Et surtout, aurait-il attendu le 6 juin 1527 pour
utiliser Y Enchiridion comme moyen de défense, alors que le parti qu'il pouvait en
tirer était évident? Par ailleurs, il fait allusion sans aucun doute à la traduction
espagnole de cette œuvre. Or, le livre n'apparaît avec l'approbation inquisitoriale
à laquelle il se réfère qu'en 1526 (voir M. Bataillon, Erasmo..., t. I, p. 224), donc à
une époque où il se trouvait en prison depuis deux ans. Même dans sa cellule
Alcaraz n'a sûrement pas lu cette œuvre. N'en déforme-t-il pas le titre? Il est
permis de penser que ce fut l'un de ses avocats, peut-être le dominicain Fray Regi-
naldo, qui lui parla de El manual del caballero cristiano et lui conseilla de s'en servir
pour sa défense.
6 Voir, par exemple, ce que dit Pedro de Rueda dans sa déposition du 2 mars 1525
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 143
Le libre arbitre ainsi conçu n'est-il pas une formule vide de sens?
Quelle différence y-a-t-il, en fin de compte, entre ce libre arbitre et le
serf arbitre luthérien?
Par ailleurs, les œuvres n'ont aucune valeur si ce n'est par un don de
Dieu qu'il n'accorde qu'à celui qui s'est abandonné à Lui. Dès lors,
ont-elles quelque mérite pour le salut de l'homme puisque «pour sauver
son âme il n'est besoin que de s'abandonner à Dieu»? 2 N'est-ce pas par
l'acte d'amour (et de foi) que constitue l'abandon à Dieu que l'homme
est justifié?
Or, toutes ces dépositions faites en 1524 et 1525, se réfèrent à des
propos tenus par Alcaraz et Isabel de la Cruz quelques années plus tôt,
en général en 1522 ou 1523. C'est donc entre 1519 et 1522 ou 1523 que les
(fol. 50 r°). La correspondance est vraiment frappante avec ce que Luther écrivait
à Mélanchton de la Wartbourg, le 1er août 1521: «Esto peccator et pecca fortiter,
sed fortius fide et gaude in Christo... Peccandum est, quam diu sic sumus» (voir ce
passage dans Lucien Febvre, Un destin..., op. cit., p. 108. Le rapprochement avait
déjà été fait par Angsla Selke de Sânchez, dans son article Algunos datos nuevos...,
p. 132).
1 Procès d'Alcaraz, fol. 87 v°, déposition du 17 février 1525. Voir aussi la déposition
du bachelier Jerônimo de Olivares, prêtre de Pastrana, du 29 juillet 1524 (fol. 66 r°):
«dijo que abra obra de ano e medio poco mas o menos que hablando con una beata
que se dize ysabel de la cruz e con pedro de alcaraz e con gaspar de vedoya e fran-
cisco ximenez e con los otros que le seguian dezian que se subjetase ombre a dios en
todas las cosas e negasen toda su voluntad e hiziesen la de dios e negasen su propio
paresçer e que no curasen de andar haziendo eleçiones...» Se reporter également à ce
que dit Angela Selke de Sânchez, qui se sert du premier texte cité, dans son article
Algunos datos nuevos..., pp. 148-149.
2 Voir la proposition 11 de l'acte d'accusation du 31 octobre 1524.
144 A. REDONDO
1 Pour J. E. Longhurst, Alumbrados..., op. cit., pp. 108-110, les luthériens et les
illuminés sont en désaccord sur trois points: ce sont leurs idées radicalement opposées
sur le libre arbitre, la doctrine des œuvres et la dépravation de l'homme. A propos
du libre arbitre et des bonnes œuvres, nous avons vu ce qu'il était possible d'en
penser. En ce qui concerne la dépravation de l'homme, Alcaraz insiste sur le fait que
«la natura viciosamente nos inclina» (fol. 88 r°). Même si certains propos prêtés
à Alcaraz peuvent conduire à une interprétation orthodoxe de ses idées sur la
concupiscence humaine (voir Longhurst, op. cit., pp. 109-110), la proposition 47 de l'édit
qui sera pris contre les illuminés, et qui doit provenir du procès d' Isabel de la Gruz:
«que aunque Adan no pecara no entrara (el hombre) en el cielo si el hijo de dios no
muriera», n'implique-t-elle pas que, comme le pensaient les luthériens, l'homme
est corrompu par nature, que sa concupiscence est le péché originel même et non
pas le fruit de ce péché, ainsi que le disent les catholiques, et que, par suite, l'homme
ne peut résister par lui-même au péché et ne peut être sauvé que par la foi car par
la grâce de Dieu il participe à la Justice du Christ? (voir Angela Selke de Sânchez,
op. cit., p. 132, note 1).
2 Déjà Mari Nûnez,/dans sa déposition du 13. mai. 1519 qui se réfère à des faits
antérieurs d'un an, parle de la grande intimité qui existait entre Alcaraz, Isabel de la Cruz
et Maria de Cazalla (Procès d'Alcaraz, fol. 39 r°). Dans la liste des gens qui
fréquentaient Alcaraz, Pedro de Alvadàn, dans sa déposition du 30 avril 1525 (ibid., fol. 55 v°),
inclut Isabel de la Cruz et Maria de Cazalla.
3 Procès de Maria de Cazalla (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 110, n° 60 (ancien n» 21),
fol. 29 v°). Il s'agit de l'interrogatoire du 7 juin 1532: «al principio que empeçaron
las cosas de lutero tenian alguna apariençia de bueno a lo questa déclarante oya
dezir e que oyendolo dezir esta déclarante diria lo que oya dezir / preguntada que
obras eran aquellas de lutero que fizo al principio que tenian apariençia de buenas /
dixo que heran unas conclusiones que al présente no se acuerda que heran». — Une
partie du procès d' Isabel de la Cruz a été publiée par J. Melgares Marin au t. II
de Procedimientos de la Inquisiciôn, 2 vols., Madrid, 1886.
4 Voici ce que dit Mari Nûfîez, dans sa déposition du 13 mai 1519, au sujet d'Isabel
de la Cruz: «...ysabel de la cruz beata y trae el abito de san francisco que bive en la
perrocha de santo tome y es conversa...» (Procès d'Alcaraz, fol. 39 r°). Alcaraz
avoue lui-même, au cours de son premier interrogatoire, qu'il est converso: «fue
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 145
10
146 A. REDONDO
1 Voir Angela Selke de Sanchez, Algunos datos nuevos..., op. cit., p. 149.
2 «quitar el temor y poner seguridad»: c'est un des traits qui, comme le dit Melchor
Cano en 1559, marque la parenté entre illuminisme et luthéranisme (cité par M.
Bataillon, Erasmo..., t. I, p. 206).
8 Procès de Vergara, fol. 134 v°.
4 L'expression est employée par l'érasmiste Juan Maldonado dans son œuvre,
Quaedam opuscula, Burgos, 1541, fol. e 1 r°, et plus précisément dans son traité
De felicitate Christiana, écrit en 1534 (d'après M. Bataillon, Erasmo..., t. I, pp. 211
et 216).
5 Cet édit a été publié par V. Beltrân de Heredia, El edicto contra los alumbrados...,
op. cit., pp. 108-119. Voir la confrontation entre les diverses propositions de l'édit
et les accusations portées contre Alcaraz dans l'article sus-cité. L'édit reprend les
accusations portées contre Alcaraz dans l'acte dressé par le promoteur fiscal le 31
octobre 1524, ainsi que quelques autres qui apparaissent pour la première fois
dans l'acte du 10 décembre 1525, postérieur à l'édit, mais qui existaient déjà dans
les dépositions des témoins. Quelques autres propositions doivent provenir du
procès d' Isabel de la Cruz. Dans le jugement final prononcé contre Alcaraz, le 22
juillet 1529, seront reprises 46 accusations extraites du procès et qui, pour la
plupart, coïncident avec celles de l'édit. La sentence rendue contre Pedro Ruiz
de Alcaraz est reproduite pp. 130-139 de l'article déjà cité de M. Serrano y Sanz,
Pedro Ruiz de Alcaraz...
6 Angela Selke de Sânchez dans son article Algunos datos nuevos... insiste p. 151 sur
tout ce qui sépare Alcaraz des autres illuminés, moines franciscains «dexados» ou
«recogidos», et illuminés érasmiens.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 147
luthéranisme n'apparaît que trois fois dans l'édit 1. Est-ce parce que
certaines croyances prêtées en 1519 à ces illuminés, comme la négation
de l'enfer ou l'affirmation que le Père s'était incarné comme le Fils, ne
permettaient pas de qualifier de «luthériennes», d'une façon générale,
les propositions condamnées? N'est-ce pas plutôt parce que, au moment
où l'on assistait à une offensive luthérienne en Espagne et où un édit
contre les livres de Luther venait d'être publié (le 14 avril 1525 et les
jours suivants), les Inquisiteurs jugèrent préférable de ne pas montrer
au peuple qu'une hérésie, semblable sur bien des points à l'hérésie
luthérienne, avait pu se développer dans le «entre même -de l'Espagne, en
nouvelle Castille 2? Est-ce pour cela que pas une fois l'adjectif «luthérien»
n'apparaît à propos des conceptions des illuminés sur les œuvres et le
libre arbitre et qu'il ne qualifie que certaines caractéristiques externes
du luthéranisme (inefficacité des bulles et des indulgences, affirmation
que la confession n'est pas de droit divin, que la doctrine des saints n'a
pas de valeur) mais connues d'assez nombreux Espagnols?
Quoi qu'il en soit, l'Inquisition avait pensé tuer dans l'œuf ce germe
hérétique et éloigner ainsi le spectre du luthéranisme.
*
*
tranjeros..., op. cit.). Un peu plus tard, en 1529, un Allemand du nom de Cornelio-
est arrêté par l'Inquisition de Valence. Cornelio, qui exerçait la profession de peintre
de rétables dans cette même ville est accusé par plusieurs témoins d'avoir tenu des-
propos favorables à Luther. Un des témoins, Gaspar Godos, peintre de rétables
lui aussi, dépose ainsi: «les havia dicho que luteri no era herege sino mejor que ellos
y que el Emperador y los cardenales le havian.hecho mucha honrra y que sobre
las dichas praticas les dicho que no havia purgatorio y que los suffragios que se
hazian por las animas de purgatorio era burleria todo y que lo robavan / ...que no
havia sino parahiso e infierno...» (Procès de Cornelio Alemân, A. H. N., Inquisiciôn,
leg. 530, n° 10, fol. 2 r°). Un deuxième témoin, Hierônimo Monserrat, qui dépose
en valencien, déclare ceci: «e lo dit corneli dix que lo papa robava la iglesie que les
bulles que donava no eren rres / que noy havia purgatori sino parahis e infern / que
los basins que anaven per las iglesies demanant per les animes de purgatori era
robar les gents...» (ibid., fol. 2 v°). Un troisième témoin l'accuse d'avoir affirmé
que la confession faite à un prêtre ne servait à rien (ibid., fol. 3 r°).
1 Voir à ce sujet en particulier, A. Rodriguez Villa, Memorias para el asalto y saque»
de Roma..., op. cit.; L. Pastor, Histoire des Papes, op. cit., t. IX, pp. 295-320 et ce
que Alfonso de Valdés raconte dans le Diâlogo de las cosas ocurridas en Roma.
2 Voir, par exemple, Pastor, Histoire des Papes, op. cit., t. IX, pp. 340-341.
3 D'après une lettre de Navagero du 27 juillet 1527, citée par Pastor, Histoire des.
Papes, op. cit., t. IX, p. 342.
1 50 A. REDONDO
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 396 v°-397 r° (quelques passages de cette
lettre ont été reproduits par M. Bataillon p. 120 de l'introduction à sa réédition
du Diâlogo de doctrina cristiana de Juan de Valdés, op. cit.).
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 27 r°: «Por la présente damos licencia y facultad
a qualquier sacerdote o religioso para absolver al licenciado fray diego de astudillo
de qualquier sentencia o pena de excomunion en que haya incurrido por haver
tenido y leydo las obras de fray martin luthero y no las haver entregado a los
Reverendos Inquisidores como fue proveydo^y mandado imponiendole la pena
spiritual saludable a su anima».
3 Sur la conférence de Valladolid, voir M. Bataillon, Erasmo..., t. I, pp. 282-306
et sur Diego de Astudillo, t. I, p. 284.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 151
pour Luther. C'est donc la simple curiosité qui lui avait fait lire les
œuvres du docteur de Wittenberg.
De la même façon, combien de clercs qui enseignaient dans les
Universités de Salamanque, d'Alcalâ, de Valladolid, etc.... durent lire les
ouvrages du moine augustin, les uns par sympathie, les autres par pure
curiosité?
D'ailleurs, le danger était bien plus général. N'était-il pas du devoir
de tout théologien, comme le dira Vergara au cours de son procès, de lire
les livres d'hérétiques modernes, tant qu'ils n'avaient pas été interdits,
pour pouvoir mieux combattre les erreurs qu'ils contenaient? 1.
C'est ainsi, par exemple, que les livres des «disciples» de Luther (et les
ouvrages d'Œcolampade en particulier), qui n'étaient pas nommément
réprouvés, s'introduisaient à Alcalâ, et vraisemblablement dans d'autres
Universités, autour des années 1528-1530. C'est ainsi que Bernardino
de Tovar, le demi-frère de Vergara, acquit par l'intermédiaire du
négociant de Burgos, Diego del Castillo, qui avait des intelligences dans les
Pays-Bas 2, plusieurs de ces livres 3, dont un Commentaire sur Isole
d'Oecolampade 4. Tous les docteurs en théologie d'Alcalâ avaient lu
d'ailleurs ce Commentaire sur Isaïe pour savoir s'il contenait quelque
erreur, dans un livre semblable à celui de Tovar, mais acheté chez un
libraire espagnol5.
1 Procès de Vergara, fol. 138 v°: «entonces no avia prohibition dellos antes se ténia
por cosa loable que un theologo con zelo de la fe quisiese ver libros de hereges mo-
dernos para saber mejor ynpugnar e contradezir sus opiniones».
2 Bernardino de Tovar, le demi-frère de Vergara, emprisonné par l'Inquisition de
Tolède en 1530, sous l'inculpation de luthéranisme et d'illuminisme, explique tout
ceci. Voir Procès de Vergara, fol. 15 r°-15 v°. Voir également la reproduction de
ces explications dans Longhurst, Proceso de Juan de Vergara, op. cit., Cuadernos de
Historia de Espana, tomes XXIX-XXX (1959), pp. 270-271.
3 Vergara, qui savait que son frère, pendant son absence, avait acquis ces livres,
condamnés depuis lors, comme nous le verrons, envoie au Conseil de l'Inquisition
le 29 août 1530, par l'intermédiaire de l'évêque d'Orense qui faisait partie de ce
Conseil, 5 volumes compromettants: un Commentaire sur Isaïe, d'Oecolampade;
un livre de François Lambert d'Avignon sur les douze prophètes; les Annotations,
de Bugenhagen, sur les épîtres de Saint Paul, ainsi qu'une œuvre de Mélanchton
et une autre difficile à identifier (voir Procès de Vergara, fol. 1 v° et M. Bataillon,
Erasmo..., t. II, p. 15).
4 Bernardino de Tovar sera interrogé par l'Inquisition en 1529, avant d'être
emprisonné en 1530. Au cours d'une déposition faite le 10 décembre 1529, il déclare qu'un
livre d'Œcolampade se trouve à Alcalâ dans la bibliothèque de son frère le docteur
Vergara (pendant l'absence de Vergara, Tovar devait prendre soin de la bibliothèque
de son frère): Procès de Vergara, fol. 15 r°. Voir le texte de la déposition dans
Longhurst,- op. cit., Cuadernos de Historia de Espana, tomes XXIX-XXX (1959),
p. 270.
5 Procès de Vergara, fol. 15 v°. Voir Longhurst, Cuadernos de Historia de Espana,
tomes XXIX-XXX (1959), pp. 271-272.
152 A. REDONDO
Dans la même lettre, le Conseil ajoutait que, dans les?é'dits qui seraient
publiés dorénavant par les Inquisiteurs, parmi les délits à dénoncer au
Saint-Office, il faudrait inclure tout ce qui avait trait «à ces livres, ou à
la doctrine de Luther ou de ses adeptes, ainsi qu'à celle des illuminés ou
abandonnés».
Luthériens et illuminés étaient donc mis sur le même plan, pour la
première fois. C'est qu'en effet, la prudence observée en 1525, lors de la
promulgation de l'édit contre les abandonnés, n'était plus de mise en 1530.
La «beata» Francisca Hernandez * déposant, le 27 juillet de cette même
année, au sujet de Bernardino de Tovar, qui autrefois avait été sous sa
coupe, avait mis nettement en relation à travers la personne de Tovar
les deux types de religiosité 2. Les Inquisiteurs avaient ensuite aidé
quelque peu sa mémoire en lui lisant l'édit sur les illuminés, et Tovar
était ainsi devenu un parfait illuminé 3, de même que, d'après Francisca
Hernandez, il était un parfait luthérien 4. D'ailleurs, Juan Lôpez de
Calain ne venait-il pas d'être poursuivi à Grenade, sûrement sous
l'inculpation de luthéranisme et d'illuminisme 5? Il était donc nécessaire pour
l'Inquisition de combattre le luthéranisme sous toutes ses formes.
Mais Francisca Hernandez avait dénoncé de nombreux «luthériens» 6
croyant, de cette façon, adoucir les rigueurs du Saint-Office à son égard.
Le prêtre Diego Hernandez, un fervent de Francisca, avait fait de même.
Les Inquisiteurs furent ainsi persuadés qu'ils avaient affaire à une
véritable faction «luthérienne» qui avait pour chefs Bernardino de Tovar
et le clerc humaniste, le docteur Juan del Castillo, et qui tramait depuis
longtemps une conspiration en Castille. Aussi, les procès se succédèrent-ils.
Et pourtant, pour la plupart des accusés, le «luthéranisme» qu'on leur
imputait se réduisait à un évangélisme illuminé 7.
Néanmoins, l'Inquisition était amenée à se montrer d'autant plus
intransigeante que les livres de Luther, malgré toutes les mesures prises,
continuaient à être lus en Espagne. On avait réussi à en saisir un certain
1 Procès de Fray Bernardo (voir note 2, p. 136), déposition du 13 mai 1531: «Este
déclarante dixo que bisto abia algunos dellos en salamanca a dondc los abian quemado»
2 Procès de Hugo Celso, fol. 20 v°, déposition du 9 mars 1532: «dixo que en dias pa-
sados fue a hablar a este confesante un francisco de palma alcalde ordinario que ha
sido en esta çibdad a le comunicar como los senores Inquisidores avian mandado
leer cartas de hedictos para los que tuviesen algunas obras o libros de leutero las
exhibiesen ante sus mds. [s'agit-il de l'édit qui a été publié après le 27 avril 1531?
(voir ci-dessous)] y le dixo que le avia dicho un ombre que cierta persona aun \z
paresce que le. dixo que era un canonigo ténia ciertas obras del dicho lutero».
3 Procès de fray Bernardo, déposition du 13 mai 1531: «abia hallado un tendero destos
que andan con caxas por los lugares del quai este confesante avia conprado un libro
de aquellos de lutero que le habia costado medio rreal». Cette déposition est d'autant
plus intéressante qu'elle nous donne quelques renseignements sur le prix, et les
dimensions de certains de ces livres: «dixo que no sabe ni se acuerda el titulo que
ténia el dicho libro... que séria de forma de. una cuartilla de dos quadernillos». Il
•
s'agîsait donc d'un livre peu épais, qui pouvait facilement se dissimuler, ce qui
facilitait la diffusion de ce genre d'ouvrage. Le livre acheté par le moine était, par
ailleurs, écrit en espagnol: «que era escripto en rromançe».
Ce moine augustin, qui était Toulousain, était venu en Espagne en pèlerinage à
Saint-Jacques et à Guadalupe et s'en allait à Jahen voir «la Veronica». En chemin,
il était tombé malade à Consuegra et avait été obligé d'y demeurer un certain
temps. Il avait dit chez un barbier qu'il possédait un livre de Luther et avait été
dénoncé à l'Inquisition de Tolède le 30 avril 1531. Le 13 mai, il comparaissait
devant les Inquisiteurs. Il avoua qu'il avait acheté un livre de Luther à Salamanque
par pure curiosité, pour savoir «si predicaba buenas obras o malas». Il dit qu'il n'en
avait lu qu'une page et que, comme chez le barbier on lui avait dit que la lecture
des œuvres du moine de Wittenberg était interdite sous peine d'excommunication,
revenu à l'auberge où il logeait, il avait brûlé le livre. Finalement, le 16 mai 1531,
il était relâché, après avoir été admonesté et condamné à réciter diverses prières
et à dire une messe... Il l'avait échappé belle.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 155
Et il ajouta:
1 Procès de Fray Bernardo, déposition du 13 mai 1531: «estavan alli très o quatro
nombres que no sabe como se llaman e como vieron queste déclarante hera estran-
gero le preguntaron que que sabia de sus cosas (de Lutero) e que es lo que predicava».
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 401 v°-402 r°: «por que no se haga en espana el
dano que en alemania an hecho en gran ofensa de dios y de su sancta fee catholica
y ley e porque esto se faga mejor y con mas presteza conviene que ynbieys luego
a todas las cibdades villas e lugares principales de vuestro distrito cartas desco-
munion contra todaslas personas que tienen algunos de los dichos liBrosy obras
e tratados o cartas de los dichos lutero y sus sec? ces e aderentes para que los den
e entreguen a la persona o personas que os parsciere que sean calificadas y los que
saben quien los tienen lo digan e declarer! a la tal persona o personas mandando
156 A. REDONDO
qui marquait une volonté accrue de lutter contre la diffusion des doctrines
luthériennes, fut adressée à nouveau à toutes les Inquisitions le 10
mai 1531 *.
Peu après, dans une autre lettre envoyée aux Inquisiteurs de Valence,
le Conseil de l'Inquisition exprimait à nouveau les craintes que lui
inspiraient les livres du moine augustin:
«de las obras de lutero y sus secaces tenemos muy grande temor
por ser tan peligrosas como se escrivio a todas las inquisiciones» 2.
con censuras y penas a los clerigos e curas que lean e publiquen en sus yglesias las
dichas cartas los domingos e fiestas de guardar y asi mysmo debeys senores probeer
con los perlados de todas las hordenes que manden so pena dexcomunion a los
clerigos predicadores de su horden que en los sermones que hizieren digan e publiquen
como todos los que tienen los dichos libros y obras son descomulgados por la In-
quisicion y tambien los que saben quien los tiene y no los rebelan e manifiestan y
que asi mismo manden a los confesores que digan lo mysmo a los que confesaren/
yten paresce que.juntamente con las dichas cartas debeys senores poner edittos
contra los que saben de algunos que tengan la opinion e errores del dicho lutero y
sus secaces...»
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 573, fol. 121 v°-122 r°.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 416 v°-417 r°.
3 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 440 r°: «Tambien holgamos de saber que los
hedictos se publicaron sobre los libros y obras de lutero y de sus secaces en algunos
lugares desse distrito / mucho vos encargamos que se continue la publicaçion en los
otros lugares que os pareçiere que convenga y que desto tengays mucho cuidado
como el caso requière».
4 Foronda y Aguilera, Estancias y Viajes del Emperador Carlos V, op. cit.
5 A. H: N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 459 r°-459 v°. Dans cette même lettre, le
Conseil de l'Inquisition faisait allusion au différend qui opposait l'Inquisiteur de
Sicile, le docteur Camargo, au vice-roi de l'île. Le premier voulait faire publier des
édits contre les livres de Luther (sans doute parce qu'il avait dû intercepter
quelques ouvrages du moine augustin) et le vice-roi s'y refusait, arguant que sans.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 157
«de una ora a otra vienen libros y cosas nuevas de aquellas partes
(de Alemania) que traen muchos errores y specialmente es
venido un libro que trata de profecias en el quai hay errores y
conviene que se tomen todos los que hoviere...» 2.
un ordre exprès de l'Empereur il ne pouvait laisser publier ces édits. Toute une
correspondance avait déjà été envoyée, à ce sujet, à Ugo de Urries et même à
Charles V le 8 et le 22 août 1531 (libro 320, fol. 429 r° et 435 r°) et sera poursuivie
le 5 mars 1532 (libro 321r foL 24 v°).
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro. 321, fol. 24 v°; lettre du ConseiL de l'Inquisition à Ugo
de Urries du 5 mars 1532: «...por la présente le embiamos un traslado de la provision
que se despacho en el consejo real destos Reynos para que no se puedan traer ni vender
en ellos libros que se ayan nuevamente compuesto e impremido fuera dellos no
seyendo de los que se suelen imprimir y vender sin que primeramente los dichos
libros nuevamente impresos y compuestos se examinen...»
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 55 v°. En juin 1532, le Conseil renouvelait
ses recommandations aux Inquisiteurs d'Aragon (As H. N., Inquisiciôn, libro 321,
fol. 67 v°).
3 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 74 v°. Le Conseil 'de l'Inquisition avait déjà
mis les Inquisiteurs d'Aragon en garde contre' les- ouvrages du« «maestro rêves»,
c'est-à-dire de Michel Servet et avait monté une machination pour essayer de faire
venir Servet en Espagne afin de le poursuivre. Tout ceci a été étudié en détail par
Marcel Bataillon dans son article Honneur et Inquisition: Michel Servet poursuivi
par l'Inquisition espagnole, publié dans le Bulletin Hispanique, t. XXVII (1925),
pp. 5-17.
158 A. REDONDO
1 A. //. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 104 v°-105 r°: «...relaçion tenemos que en
essa ciudad e reyno se han agora nuevamente imprimido ciertos libros de obras del
malvado lutero y de sus secaces... / por ende conviene y os encargamos mucho
que luego pongays seiïores toda diligencia necesaria para sab2r si en essa ciudad
de çaragoçà / o en otra parte desse reyno se han imprimido taies libros...». Une
lettre semblable fut envoyée aux Inquisiteurs de Valence.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 105 r°-v°: c'est dans sa lettre de réponse aux
Inquisiteurs d'Aragon, du 22 janvier 1533, que le Conseil de l'Inquisition fait
allusion au résultat de ces recherches.
3 Foronda y Aguilern, Eslancias y Viajes..., op. ciL
4 Voir M. Bataillon, Erasmo..., t. I, pp. 480-482.
5 Les procès contre les supposés «luthériens,), poursuivis par l'Inquisition de Tolède,
continuaient toujours, mais les registres correspondant à ce district sont perdus.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 159
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 288 v°. La même lettre est reproduite dans
le livre 573, fol. 132 v°.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 303 r°, lettre du 20 avril 1535 envoyée par
le Conseil de l'Inquisition à l'Inquisiteur de Barcelone: «...vimos la deposicion que
embiastes contra el frayle gallego que embiava los libros luteranos a galicia y
pareçe que deveys hazer toda la diligençia que fuere posible para haver ese françes
y examinarle y si declarase algunas cosas embiense a este consejo para que se hagan
aca las diligencias necessarias y aca esta provehido que se reconozcan las librerias
y por vuestro haviso se tornara a mandar que se revean y reconozcan».
3 .1. //. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 303 r°, lettre du 20 avril 1535 adressée par le
Conseil de l'Inquisition au promoteur de l'Inquisition de Barcelone: «...sera bien que
se hagan las diligencias que dezis sobre los luteranos especialmente hagora que esta
hay su Magt. y habra gente de muchas partes...». L'Empereur restera en effet
à Barcelone du 3 avril au 30 mai 1535, date à laquelle il s'embarquera pour
l'expédition de Tunis (Foronda y Aguilera, Estancias y Viajes..., op. cit.).
4 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 341 v°: «...porque como esta en lugares donde
suelen tener comunicaciôn con francia puede se temer que se les pegue algun dano
de los herrores que alli ha havido y ha seydo muy buena diligençia lo que haveis
hecho en inquirir estos herrores de lutero y sus secaçes...». (Lettre adressée le 10
novembre 1535 à l'Inquisiteur de Barcelone, par le Conseil de l'Inquisition).
160 A. REDONDO
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 246, fol. 132 v°, cédula du 21 octobre 1536 signée de
l'Impératrice Isabelle en l'absence de Charles V, et dirigée au Provincial et au
chapitre de l'ordre; de Saint Augustin pour leur demander de ne pas confier à Fray
Tomâs de Villanueva des tâches qui pussent l'empêcher d'exercer ses fonctirm
de visiteur: «el muy reverendo in xpo padre cardenal de los doze apostoles arçobispo
de sevilla inquisidor general confiando de las letras y buen zelo del venerable frsi
tomas de villanueva probinçial de la dicha orden (de San Agustin) le ha cometido
y encomendado que visite las librerias destos nuestros reynos y examine los librox
que hallare para tomar y secrestar (sic) los que tubieren aigunos herrores y heregias
de lutero y de sus secaçes por que no se lean sus malas y danadas opiniones...».
Fray Tomâs Garcia (qui devint plus tard Fray Tomâs de Villanueva et fut canoii^é
sous ce nom) fut un des régents de la Faculté des Arts d'Alcalâ au temps de Cisneres
et écrivit divers traités religieux (voir en particulier, P. Gregorio de Santiago Vêlas,
Ensayo de una biblioteca iberoamericana de la Orden de San Agustin, 6 t., Madrid-
El Escorial, 1913-1925, et Antonio de la Torre y del Cerro, La Universidad de Alcalâ.
Datos para su esludio, câtedras y catedrâticos desde la inauguraciôn del Colegio de San
Ildefonso hasta San Lucas de 1915 m Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos,
1909-1910, pp. 66-67).
2 Ces mesures furent renforcées à Valence, en particulier, en 1538: les libraires devaient
envoyer aux Inquisiteurs un mémoire contenant les ouvrages qu'ils avaient reçus,
avant même de pouvoir défaire les balles de livres (A. H. N., Inquisiciôn, libro 322,
fol. 200 v»).
11
162 A. REDONDO
entre ces années, a été vive en Espagne, non seulement parmi les clercs et
les humanistes laïcs, mais encore parmi les villageois, parmi les gens du
peuple. Les étrangers, les moines en particulier, ainsi que les courtisans, à
leur retour des Pays-Bas et d'Allemagne, ont contribué à développer cette
curiosité et à créer une certaine image du moine de Wittenberg, déformée
très souvent, mais vivante.
La sympathie que certains clercs éprouvaient pour Luther en qui ils
voyaient un des tenants de cet esprit réformateur qui voulait éliminer
tout ce qui dans l'Église était corruption et dans les rites déformation et
superstition pour revenir à, l'Évangile, à un christianisme intériorisé
soutenu par une foi ardente, en qui ils ont vu d'abord le fils spirituel
d'Érasme, puis un «disciple» qui allait plus loin que le «maître» jugé trop
timoré, cette sympathie donc, et la curiosité générale à l'égard du moine
augustin expliquent que, malgré les menaces d'excommunication et de
poursuites, les œuvres de Luther (et celles de ses «suivants») aient pu
pénétrer en Espagne et être lues par un public plus large qu'on ne l'a cru
jusqu'à présent, composé essentiellement de clercs (la masse du peuple
a très peu connu les livres de l'hérésiarque). Certes, dans un premier
temps, ces livres ont pu paraître à certains, aux conversas en particulier,
une arme de combat contre l'Inquisition, mais, par la suite, c'est bien une
certaine adhésion aux thèses du docteur de Wittenberg, ou du moins une
vive curiosité, qui explique leur diffusion.
Par. ailleurs, si ces livres ont pénétré en Espagne tout au long de la
période étudiée, parfois par le canal de véritable! réseaux de distribution,
on a pu voir se dessiner, cependant, quatre moments privilégiés: l'un en
1521, Kautre en 1523-1525, le troisième en 1528-1531 et le quatrième,
enfin, en 1535.
Mais y-a-t-il eu des luthériens en Espagne? 1.
Si «être luthérien, historiquement parlant, ce n'est pas seulement
partager avec Luther telle ou telle opinion sur la grâce dont la formule
définitive se trouvait déjà dans Saint Augustin, sinon dans Saint Paul
1 II va de soi qu'on ne peut qualifier de «luthériens» tous ceux qui ont é[é poursuivis
comme tels, à partir de 1530 essentiellement. Certains, comme Diego de Uceda
(voir M. Bataillon, Erasmo..., t. II, pp. 8-9) ou Miguel Mezquita, dont nous avons
utilisé le témoignage, étaient des érasmistes, mais l'Inquisition les accusait de suivre
Luther afin de pouvoir les condamner. D'autres, comme ce Gaspar de Torralva
«vecino de Vayona», poursuivi par l'Inquisition de Tolède en 1531-1532 (A. H. N.
Inquisiciôn, leg. 112, n° 19) sont appelés luthériens parce qu'ils perturbent la vie
locale, et enfreignent, d'une façon ou d'une autre, certains préceptes secondaires
de l'Eglise (voir aussi, à ce propos, J. E. Longhurst, Alumbrados, erasmistas y lute-
ranos..., op. cit., Cuadernos de Historia de Espana, t. XXVII (1958), p. 100).
D'autres, enfin, ont pu tenir certains propos hérétiques, sans être pour autant
luthériens.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 163
(mais) suivre Luther jusque dans les négations violentes qui le définissent
autant que le contenu positif de sa pensée» \ il est un fait que les
luthériens espagnols ne durent pas être très nombreux. Toutefois, un clerc
comme Juan Lôpez de Calain, disciple d' Isabel de la Cruz, semble bien
avoir proclamé son luthéranisme jusqu'au bûcher 2. Diego Lôpez de
Husillos, ecclésiastique lui aussi, si l'on en croit les dires de Francisca
Hernandez, était un luthérien convaincu 3. Dans une lettre adressée par
le Conseil de l'Inquisition aux Inquisiteurs de Valence le 9 janvier 1536,
il est fait allusion à un luthérien opiniâtre, Miguel Costa, emprisonné à
Valence 4. Dans une autre lettre du 12 août 1536, adressée aux mêmes
Inquisiteurs, le Conseil dit qu'il a reçu le procès du «luthérien obstiné»5.
S'agit-il de Miguel Costa ou d'un autre?
Il y a donc eu des luthériens en Espagne, des luthériens convaincus,
obstinés, pour reprendre le terme employé par les Inquisiteurs. Mais il est
difficile d'estimer leur importance car certains d'entre eux n'ont jamais
avoué au grand jour leur luthéranisme, qui les eût condamnés
irrémédiablement au bûcher; d'autres qui ont manifesté leurs croyances et ont dû
être poursuivis, n'ont pas laissé de traces car leurs procès ont disparu.
Il semble cependant que ces luthériens aient été en petit nombre. C'est
que, en ce qui concerne l'Espagne tout au moins, il faut prendre le terme
de luthéranisme dans un sens plus général, l'envisager comme une
adhésion à l'esprit de la doctrine de Luther, même si certaines manifestations
de cette doctrine sont rejetées ou deviennent différentes. Ainsi, le clerc
humaniste Juan del Castillo, emprisonné en 1533 et brûlé sans doute en
1536, confessa avoir adhéré au luthéranisme: il s'agit d'un luthéranisme
qui doit beaucoup à Œcolampade mais qui a aussi d'autres sources 6.
1 Cette définition est de Marcel Bataillon; elle se trouve aux pp. 124-125 de son
introduction à la réédition du Diâlogo de doctrina cristiana de Juan de Valdés, op. cit.
2 Voir note 4, p. 145
3 Voir note 4, p. 145. Voir également M. Bataillon, Erasmo..., t. I, p. 214 et t. II, p. 12,
note 12. Diego Lôpez de Husillos paraît avoir été poursuivi à Grenade en même
temps que Juan Lôpez de Calaïn, mais il ne semble pas qu'il ait été brûlé.
4 A. H. N., Inquisiciôn, libro 322, fol. 1 r°. Le Conseil demande aux Inquisiteurs de
Valence de tout faire pour convaincre Costa de ses erreurs afin que son âme ne soit
pas perdue.
5 A. H. N., Inquisiciôn, libro 322, fol. 54 r°.
6 Procès de Petronila de Lucena (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 114, n° 14 (ancien n° 46),
fol. 8 r°); il s'agit d'un extrait des «confessions» de Juan del Castillo faites le 7 mars
1534, et annexées au procès de sa soeur Petronila. Le luthéranisme de Juan del
Castillo consiste en ceci: il croit que tout le monde se sauvera, que les bonnes œuvres
sont inutiles,- que le libre arbitre n'existe pas, qu'il n'est pas nécessaire de respecter
les préceptes de l'Eglise, que les prêtres peuvent ne pas réciter leur bréviaire, que
les indulgences sont inutiles, que la confession est sans valeur. Il avoue de plus qu'il
doit à la lecture d'Œcolampade de ne pas croire à la transsubstantiation, et enfin
1 64 A. REDONDO
D'après les propres déclarations de Juan del Castillo, son frère, Gaspar
de Lucena, partageait ses croyances \ Un grand seigneur comme le
troisième duc de l'Infantado, qui, peu avant sa mort, avait admis chez lui
Petronila de Lucena, la sœur de Juan del Castillo, laisse la réputation
d'avoir accueilli les idées luthériennes, du moins en partie:
«me dixo el suso dicho lucena en Santiago que era el duque gentil
e que creya que estava en lo de la salvation general con lo de lutero
que no desconformava en el sentirlo y no se sy me dixo que tan
bien en lo del libre alvedrio dixo estava...» 2.
qu'il disait la messe sans prier. Sur Juan del Castillo, voir aussi M. Bataillon,
Erasmo..., t. II, pp. 62-63.
1 Procès de Petronila de Lucena, fol. 8 v°, extrait d'un interrogatoire de Juan del
Castillo, annexé au procès de sa sœur:« preguntado que a donde comunico los herrores
suso dichos con lucena su hermano e como save que los tovo e los creyo ansy dixo
que en alcala los comunico con el en casa de su madré e que save que el dicho su
hermano estovo en ellos porque ansi lo platicavan entrambos y este confesante le
impuso en ellos».
2 Procès de Petronila de Lucena, fol. 2 r°, extrait d'un interrogatoire de Diego
Hernandez du 4 avril 1532, annexé au procès de Petronila de Lucena.
3 L'expression est employée par Lucien Febvre qui l'applique à l'œuvre de Rabelais.
«Souffles luthériens sur l'œuvre rabelaisienne» (voir p. 321 de Le problème de
l'incroyance au X VI' siècle. La religion de Rabelais, Paris, Editions Albin Michel, 1947).
4 Juan de Valdés avait fait partie de l'entourage immédiat de Pedro Ruiz de Alcaraz
et avait dû partager toutes ses «doctrines». Le 4 décembre 1526 (et non 1525 comme
dit Serrano y Sanz dans son article Pedro Ruiz de Alcaraz..., p. 130) la femme
d' Alcaraz présentait en effet un mémoire à l'Inquisition de Tolède demandant que
l'on entendît la déposition de Juan de Valdés (ce document, publié par Serrano y
Sanz, op. cit., pp. 129-130, se trouve entre les folios 203 et 204 du Procès d'Alcaraz).
Pour des raisons inconnues^ le- témoignage de Juan de Valdés ne fut. d'ailleurs pas
recueilli. Que Valdés ait connu lorsqu'il se trouvait près d'Alcaraz, ou plus tard
lorsqu'il fut étudiant à Alcala, des œuvres de Luther, cela est fort possible. Nous
ne voyons cependant pas comment E. de Moreau, dans La crise religieuse du XVI» siè-
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 165
de, op. cit., peut affirmer à la page 157 que Valdés avait lu le De libertale chris-
tiana,~de Luther, ainsi que des ouvrages de Bucer, avant son départ pour Naples.
Quoi qu'il en soit, les dogmes des abandonnés devaient le conduire à cette doctrine
de la justification par la foi qui se trouve <léjà plus qu'implicite tians le Dialogo
de doctrina cristiana et qui ne fera que s'affirmer dans ses œuvres postérieures
(voir l'introduction de Marcel Bataillon à sa réédition du Dialogo..., op. cit., et plus
particulièrement les pp. 118-135).
1 Voir par exemple les pp. 65-70 du Dialogo de las cosas ocurridas en Roma dans
l'édition des Clâsicos Castellanos, n° 89, Madrid, 1956.
2 Malgré ses dénégations, on peut penser que Vergara avait lu, dans les Pays-Bas,
en 1520, alors qu'il vivait au contact des idées réformistes, les œuvres de Luther,
qui, encore, n'étaient pas officiellement condamnées. Ne dira-t-il pas lui-même,
au cours de son procès, en 1533, qu'il est «de la profession du docteur en théologie
de lire des livres bons et mauvais», lorsqu'ils ne sont pas condamnés, et plus
spécialement, «des livres d'hérétiques modernes pour mieux savoir les combattre» (Procès
de Vergara, fol. 137 r°-138 v0)? Il reconnaît, d'ailleurs, qu'il a pu sympathiser
avec le moine augustin jusqu'au schisme exclusivement. (Voir M. Bataillon,
Erasmo.., t. II, p. 33). Qu'y-a-t-il donc d'étonnant à ce qu'il ait pu tenir certains
des propos compromettants que lui prête Francisca Hernandez, et en particulier, cette
affirmation sur les indulgences: «que me hagan a mi entender que en dando el sonido
del real que saiga el anima del purgatorio» (Procès de Vergara, fol. 61 v°; voir
Longhurst, Cuadernos de Hisloria de Espana, t. XXVII (1958),- p. 132), qui semble
un écho d'une des thèses luthériennes? (Voir l'analyse détaillée du procès de
Vergara dans M. Bataillon, Erasmo..., t. II, pp. 13-52).
3 Tovar avait lu des œuvres hérétiques, comme nous l'avons vu. Sans doute avait-il
sympathisé avec certaines des thèses qu'elles contenaient. Son propre frère, Vergara,
n'était pas sûr de l'orthodoxie de Tovar, puisque dans une lettre secrète il lui
demande s'il a tenu les propos qu'on lui attribue, dans un esprit érasmien ou luthérien
(voir M. Bataillon, Erasmo..., t. II, p. 32).