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Mélanges de la Casa de

Velázquez

Luther et l'Espagne de 1520 à 1536


M. Augustín Redondo

Citer ce document / Cite this document :

Redondo Augustín. Luther et l'Espagne de 1520 à 1536. In: Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 1, 1965. pp. 109-165;

doi : https://doi.org/10.3406/casa.1965.929

https://www.persee.fr/doc/casa_0076-230x_1965_num_1_1_929

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LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536

Par Augustin REDONDO


Membre de la Section Scientifique

En effectuant des recherches dans le fonds de l'Inquisition de YArchivo


Histôrico Nacional de Madrid sur un sujet différent de celui qui nous
occupe aujourd'hui, nous avons trouvé quelques documents qui prouvaient
que les œuvres de Luther pénétraient en Espagne au moment même où le
moine augustin était définitivement condamné, et dans les années qui
suivirent cette condamnation. Ces documents nous donnèrent le désir
de poursuivre les recherches dans la voie ainsi tracée. Malheureusement,
pour les années considérées, seuls ont été conservés certains livres
de la correspondance envoyée par le Conseil de l'Inquisition aux
Inquisiteurs d'Aragon, de Barcelone, de Valence, de Navarre, et
accessoirement, de Sicile. De la correspondance adressée par le Conseil aux
autres Inquisiteurs *, il ne reste rien, de même qu'il n'existe pas trace
de la correspondance envoyée par les divers Inquisiteurs au Conseil.
Enfin, les procès qui intéressent notre thème et qui sont conservés à
YArchivo Histôrico Nacional sont en très petit nombre pour la période
en question et proviennent exclusivement des districts inquisitoriaux
de Tolède et de Valence.
C'est dire que la documentation que nous utilisons et que nous
complétons par des pièces provenant de YArchivo General de Simancas et de
la Bibliothèque de YAcademia de la Historia, ne représente qu'une faible
partie de celle qui a dû exister (heureusement, cependant, certains édits
ou certaines lettres du Conseil de l'Inquisition sont parvenus jusqu'à
nous à travers des copies du XVIIe ou du XVIIIe siècle). Elle
permet toutefois, nous semble-t-il, d'apporter des éléments intéressants
susceptibles d'éclairer sous un jour nouveau le problème posé.

Le 31 octobre 1517, Luther affichait ses 95 thèses sur les Indulgences à


la porte de la chapelle du château de Wittenberg. C'était le début d'une
révolution religieuse qui allait secouer l'Allemagne et toute la chrétienté.

1 II devait y avoir alors des Inquisiteurs à Tolède, Valladolid, Cuenca, Barcelone,


Saragosse, Valence, Murcie, Logrono, Seville, Cordoue, Grenade, Llerena, Majorque,
ainsi que dans les Iles Canaries, en Sicile et en Sardaigne.
1 10 A. REDONDO

En Espagne, il faut attendre 1520, vraisemblablement, pour qu'on


entende parler de Luther x. Néanmoins, dès la fin de 1519, dans une lettre
qui paraîtra au début de 1520, le cardinal Adrien d' Utrecht, le futur pape
Adrien VI, qui était alors Inquisiteur Général d'Espagne 2 et que le jeune
Charles V laissera comme gouverneur de ses royaumes espagnols lorsqu'en
mai 1520 il partira pour les Flandres et l'Allemagne, avait pris nettement
position contre le moine augustin.
En effet, dès la fin de 1518, les professeurs de théologie de Louvain
avaient eu connaissance d'un recueil de quelques écrits de Luther 3.
Comme le bruit courait que l'ouvrage contenait des thèses dangereuses pour
la religion, les théologiens lurent le livre et s'assemblèrent plusieurs fois
pour procéder à son examen 4. Ils tirèrent de ce recueil un certain nombre

1 Dans son Histoire générale du Protestantisme (Presses Universitaires de France,


Paris, 3 tomes, 1961-1964), Emile G. Léonard affirme à la p. 235 du 1. 1: «Les œuvres
du docteur de Wittenberg se répandaient en Espagne: en 1519, Frobenius,
l'imprimeur de Bâle, y envoyait des traités en latin». Comme il ne cite pas sa source, cette
affirmation ne peut être retenue. Il est toutefois possible qu'à la fin de 1519, un
très petit nombre de théologiens, dans les Universités, ait lu quelque œuvre de
Luther.
2 Jusqu'à la mort du Cardinal Jiménez de Cisneros, il y eut deux Inquisiteurs
Généraux: l'un pour les royaumes de la couronne d'Aragon et l'autre pour le royaume de
Castille. — L'Inquisiteur Général des royaumes de la couronne d'Aragon était, jusqu'en
juin 1516, Fray Luis Mercader, évêque de Tortose, qui mourut au début de ce mois,
comme cela apparaît dans une lettre adressée par le Conseil de l'Inquisition d'Aragon
au licencié Salaya et datée du 12 juin 1516 (Archivo Histôrico Nacional (A. H. N.),
Inquisiciôn, Libro 318, f° 1 r°). Adrien d'Utrecht, alors ambassadeur de Charles en
Espagne, lui succéda comme évêque de Tortose d'abord, le 18 août 1516 (Conrad
Eubel, Hierarchia catholica medii aevi et recentioris aevi, 6 tomes parus, 1913-1958),
puis comme Inquisiteur Général des royaumes de la couronne d'Aragon. En effet,
dans une cédula datée de Bruxelles le 11 décembre 1516 et adressée aux Conseillers
de l'Inquisition d'Aragon, le futur Charles V les prévient qu'il a reçu le bref
apostolique qui nomme Adrien Inquisiteur Général de ces royaumes, et ajoute qu'il
envoie ce bref à l'évêque de Tortose (A. H. N., Inquisiciôn, libro 316, f° 86 v°).
Cependant, il faut attendre le 12 février 1517 pour voir Adrien signer un acte
officiel en tant qu'Inquisiteur Général des royaumes de la couronne d'Aragon. —
Jusqu'à sa mort survenue le 8 novembre 1517, le Cardinal Jiménez de Cisneros
fut Inquisiteur Général du royaume de Castille. Adrien d'Utrecht, qui avait été
fait Cardinal de Saint Jean et Saint Paul le 6 juillet 1517 (Eubel, op. cit.), lui succéda
dans les fonctions d'Inquisiteur Général du royaume de Castille et dès lors devint
Inquisiteur Général des royaumes d'Espagne. En avril 1518, il portait déjà ce titre
comme le prouve le contenu d'une cédula faite à Aranda de Duero le 17 avril 1518:
«Dofia Juana y Don Carlos... Por quanto el muy Reverendo Cardenal de Tortosa
Inquisidor General y reformador apostolico en todos nuestros reinos y senorios...*
(A. H. N., Inquisiciôn, libro 255, f° 14 v°-15 r°).
8 Pour tout ceci voir E. de Moreau, Luther et l'Université de Louvain, in Nouvelle
Revue Théologique, Louvain, t. 54, n° 6, juin 1927, pp. 401-435, et plus
particulièrement le chapitre La censure de Louvain, pp. 405-412.
* Ce recueil, édité à Bâle par Froben, l'éditeur d'Érasme, contenait les 95 thèses sur
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 111

de propositions suspectes. En faveur de leur censure, ils demandèrent


l'adhésion du cardinal de Tortose, leur ancien collègue à Louvain, qui
était devenu un personnage important. Puis, après avoir fait porter le
recueil de Luther à l'Université de Cologne qui elle aussi le censura, ils
se réunirent à nouveau le 7 novembre 1519 pour donner une forme
définitive à leur condamnation. Au mois de février 1520, Tierry Martens;
l'imprimeur de l'Université de Louvain, publiait en un volume la censure
de Louvain, celle de Cologne, et la lettre d'introduction d'Adrien
d'Utrecht K
Les censures des deux Universités se ressemblent: toutes deux estiment
que le recueil de Luther est nuisible, qu'il doit être brûlé et que son auteur
doit être contraint à se rétracter; mais celle de Louvain, qui extrait des
propositions fausses, scandaleuses ou «hérétiques» souvent à la lettre,
donne l'impression d'avoir été plus soigneusement préparée. Le cardinal
de Tortose, quant à lui, s'étonne, dans sa lettre d'introduction, que de si
«palpables hérésies» aient pu être répandues librement par le moine de
Wittenberg. Il félicite ses anciens collègues pour leur défense zélée de
la religion et les incite à persévérer dans leur tâche. Il leur promet enfin
son aide pour défendre la foi catholique en danger.
A cette occasion, l'Inquisiteur Général mit-il en garde le jeune roi
d'Espagne et ses conseillers contre les thèses luthériennes? Prit-il alors
la résolution d'empêcher la pénétration des œuvres de Luther dans les
royaumes espagnols? Cela apparaît presque certain.
Quoi qu'il en soit, Luther n'avait pas encore été condamné par le
Pape et cette censure ne dut avoir aucun retentissement en Espagne où,
en ce début de 1520, on devait encore presque tout ignorer du moine
augustin.
Cependant, à Rome, où s'instruisait activement le procès de Luther,
l'ambassadeur de Charles V, Don Juan Manuel, fin politique et diplomate
avisé, avait entendu parler du moine de Wittenberg et avait compris tout
le parti que l'on pouvait tirer du mouvement anti-papiste en Allemagne
pour obliger Léon X à délaisser l'alliance française et à se rapprocher du
roi d'Espagne. Aussi, dans une lettre adressée à Charles qui se trouvait
à La Corogne prêt à s'embarquer pour les Pays-Bas, conseillait-il à son

les Indulgences, les Resolu.tion.es disputationum de indulgentiarum virtute, le De


potestate papae, deux réponses à Prieras, maître du sacré palais, le sermon sur les
indulgences, le sermon de la préparation à l'Eucharistie, ainsi qu'un écrit de Carlstadt.
1 La censure de Louvain se trouve dans P. Frédéricq, Corpus documentorum inquisi-
tionis... neerlandicae, t. IV, Gand, 1900, pp. 14-16; celle de Cologne, dans les Œuvres
de Luther, edit, de Weimar, t. VI (1888), pp. 178-180; la lettre du Cardinal Adrien
dans le même tome des Œuvres de Luther, pp. 174-175.
112 A. REDONDO

maître d'apporter une aide discrète à Martin Luther lorsqu'il passerait


en Allemagne, si le Souverain Pontife ne voulait pas se montrer conciliant:

«y puede en secreto (dar) un poquito de favor a un fray que se


dice fr. Martin que esta con el duque Fedrique de Sasonia, del
quai tiene el Papa grandissimo miedo porque predica y publica
grandes cosas contra su poder. Dicen que es grande letrado y
tiene puesto al Papa en mucho cuidado. Bien creo que el Papa
se concertara con V. Magd. mas digo esto en caso que no se con-
cierte, o que, despues de concertado se desconcierte» 1

Quel fut l'accueil réservé à cette lettre — que le souverain ne dut


recevoir qu'après son départ d'Espagne et dont les conseils étaient si
opposés à ceux qu'avait dû prodiguer Adrien d'Utrecht — par l'entourage
de Charles V, par Chièvres en particulier? La possibilité suggérée par Don
Juan Manuel fut-elle envisagée? On ignore quelle fut la réponse donnée
à l'ambassadeur, mais il est très possible que ce dernier, même sans
l'accord exprès du roi, ait fait pression sur le Pape, au cours des longues et
difficiles négociations de l'alliance, en mettant à profit le fait que Léon X
avait besoin de tout l'appui de Charles V contre Luther 2.

1 L'original, chiffré, de cette lettre, se trouve à la Bibliothèque de l'Adadémie de


l'Histoire (B. A. H.), collection Salazar, Ms. A-19, fol. 43-50. Mais Juan Francisco
Andrés Ustarroz fit une copie, déchiffrée, des passages les plus intéressants de cette
lettre le 28 mai 1653. C'est de cette copie, qui se trouve dans la même collection,
Ms. A-45, fol. 8-9, que nous extrayons le passage cité (fol. 8 v°-9 r°). Déjà Juan Antonio
Llorente avait reproduit une partie de ce texte, quoique dans des termes légèrement
différents, dans Hisloria crltica de la Inquisition de Espana, t. II, p. 223 (édit. de
Barcelone, 8 tomes, 1835-1836). Il n'indiquait cependant pas où se trouvait la lettre
mentionnée. Menéndez y Pelayo reprit ce même passage, d'après Llorente, dans His~
loria de los Helerodoxos espaiïoles, t. III, p. 392 (Ediciôn Nacional, Santander, Aldus,
8 tomes, 1947-1948).
2 Jusqu'à la fin de 1520, et au cours des premiers mois de 1521, qui conduisent à la
Diète de Worms, Léon X ne cessa, par l'intermédiaire de Don Juan Manuel,
d'exhorter Charles V à défendre la foi catholique et à agir fermement contre Luther. Par
exemple, dans une lettre du 31 décembre 1520, Don Juan Manuel écrit à
l'Empereur: «Dixe a su santidad lo de Martin Luter y da muchas gracias a V. Alteza y
ruegale mucho que en aquello se muestre su buen fijo y protector» (B. A. H.,
collection Salazar, Ms. A-45, fol. 25 r°; copie de Ustarroz faite le 30 mai 1653 d'après
l'original chiffré). Don Juan Manuel put mettre ainsi à profit plusieurs fois la
bienveillance forcée du Pape. Par exemple, il put obtenir d'importantes modifications
à certains brefs qui restreignaient considérablement le pouvoir de l'Inquisition
d'Aragon. Il put obtenir également un bref contre le chef comunero Antonio de
Acuna, évêque de Zamora. (Dans une lettre du 14 décembre 1520, Don Juan
Manuel annonce à Charles V qu'il a obtenu le bref contre Antonio de Acuiîa: B. A. H.,
collection Salazar, Ms. A-45, fol. 23; il s'agit d'une copie faite par Ustarroz le 31 mai
1653 d'après l'original chiffré qui se trouve dans la même collection Ms. A-19, fol. 386).
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 113

Quelques jours après que Don Juan Manuel eut envoyé la lettre dont
nous venons de parler, le 20 mai 1520, Charles et sa suite quittaient
l'Espagne pour les Flandres où ils n'abordèrent qu'au début du mois de
juin de la même année 1.
Dans les Pays-Bas, dès son arrivée, la Cour dut faire connaissance
avec les thèses luthériennes'car le gouvernement de la régente, Marguerite
d'Autriche, la tante de Charles V, avait laissé se développer la propagande
réformiste. A Utrecht, l'évêque Philippe de Bourgogne permettait à son
secrétaire Gérard Geldenhauer d'afficher ses sympathies luthériennes
au grand jour 2. A Liège, l'évêque Erard de la Marck semblait lui-même
gagné aux idées nouvelles 3. A Anvers, où la colonie allemande était
nombreuse, les livres de Luther avaient été lus dès le mois de mai 1519, et de
là, -s'étaient répandus rapidement dans les Pays-Bas 4.
D'ailleurs, Érasme lui aussi, sans abandonner sa prudence habituelle,
ne paraissait-il pas avoir pris le parti de Luther? Dans la nouvelle édition
des Lucubratiunculae que Froben, à Bâle, imprimait à nouveau en 1518,
le nouveau prologue qui précédait Y Enchiridion et qui était dirigé à
Paul Volz, abbé des Bénédictins de Hugshofen en Alsace, était un
véritable manifeste dans lequel, d'une façon voilée et sans jamais
nommer Luther, le grand humaniste s'instituait le défenseur du moine
augustin et de sa liberté de critique 5. La lettre si courtoise qu'Érasme
avait écrite à Luther le 30 mai 1519, en réponse à celle qu'il avait reçue
du docteur de Wittenberg écrite le 28 mars de la même année et dans
laquelle ce dernier le mettait en demeure de se prononcer pour ou contre
lui, était devenue publique. Il en était de même de celle qu'il avait adressée
le 19 octobre 1519 au cardinal Albert de Brandebourg et dans laquelle il

1 Foronda y Aguilera (Manuel), Estancias y Viajes del Emperador Carlos V, Madrid,


Sucesores de Rivadeneyra, 1914.
2 Pircnne (Henri), Histoire de Belgique, 4 tomes, Bruxelles, La Renaissance du
Livre, 1948-1952. Voir le t. II, p. 199.
3 Dans une lettre en partie chiffrée, du 31 mai 1520, Don Juan Manuel écrit à
Charles V: «En lo de Lieja esta mas duro que suele el papa, porque le han dicho que
el obispo favorece a fray Martin Lutero...» (B. A. H., collection Salazar, Ms. A-19,
fol. 75 r°). Cette lettre avait déjà été citée par Llorente, Historia critica de la
Inquisition..., op. cit., t. II, p. 223.
4 Pirenne, Histoire de Belgique, op. cit.* t. II, p. 198.
5 Voir à ce propos Lucien Febvre, Un destin: Martin Luther, Presses Universitaires
de France, Paris, 1952, pp. 93-94. Diego Lôpez de Zûfiïga dans ses Erasmi Rot. Bias-
phemiae et impietates (Rome, 1522) trouvait plus de blasphèmes dans cette lettre
que dans Y Enchiridion lui-même. Quand, en 1524, l'Arcediano del Alcor traduira
Y Enchiridion en espagnol il n'inclura pas dans sa traduction la lettre à Paul Volz
(voir les pp. 41-42 du prologue de Marcel Bataillon à la réédition de Y Enchiridion
faite por Dâmaso Alonso et publiée dans les Anejos dz la Revista de Filologia Espa-
nola, Madrid, t. XVI, 1932).

8
114 A. REDONDO

prenait à nouveau la défense de l'Augustin, quoiqu'à son habitude, d'une


façon mesurée K
Certes, il y a une opposition fondamentale entre Érasme, l'humaniste
qui se nourrit aux sources de la pensée chrétienne, mais aussi de l'antiquité
païenne, entre le tenant d'une philosophie du Christ toute baignée de
sagesse humaine, et Luther, le chrétien exclusif* dont la foi intransigeante
et vive se nourrit aux sources pauliennes etaugustiniennes. Entre Érasme et
Luther, il y a, dès le début, une opposition irréductible, au sujet de l'homme,
entre une philosophie optimiste et une foi essentiellement pessimiste.
Mais comment les contemporains, autour des années 1518-1520,
auraient-ils pu se rendre compte de cela? Comment auraient-ils pu, par
exemple, connaître la lettre que le 1er mars 1517 le moine de Wittenberg
écrivait à son ami Lang: «Je lis notre Érasme, mais de jour en jour je sens
diminuer mon goût pour lui», lettre dans laquelle il ajoutait: «ce qui est
de l'homme l'emporte, en lui,' sur ce qui est de Dieu» et exprimait ses
craintes que l'humaniste de Rotterdam «ne se fît pas assez ardemment
le champion du Christ et de la grâce divine...?» 2.
Érasme lui-même, de prime abord, ne pouvait se rendre compte de
ces différences radicales, alors qu'il n'avait pour juger Luther que les tout
premiers écrits de ce dernier. Et même lorsqu'il les eut clairement perçues,
il ne pouvait plus s'opposer, dans un premier temps, au moine augustin.
L'intelligent humaniste avait très vite compris, en effet, que toute
condamnation de Luther eût abouti à sa propre condamnation, c'est-
à-dire au rejet de la réforme humaniste, tellement les causes défendues
par les deux hommes pouvaient paraître identiques. Et on n'avait pas
manqué de lier les noms d'Érasme et de Luther. N'y avait-il pas une
analogie entre leurs idées, malgré quelques divergences? Ils prêchaient
de concert que le christianisme est la religion du Christ, ce qui implique
un retour à la source même de la religion, à l'Évangile, traduit en langue
vulgaire et mis entie les mains des chrétiens, de tous les chrétiens, sans
distinction aucune. Us remettaient à une place très humble les puissances
médiatrices: les saints et la Vierge. Ils partaient en guerre contre toutes les
formes de superstition religieuse, contre la corruption de l'Église, contre
les abus du Saint-Siège, contre les théologiens, contre ces «ventres»
qu'étaient les moines.
Ainsi a pu naître autour des années 1518-1520, non seulement parmi
les ennemis d'Érasme, intéressés à rapprocher les noms de l'humaniste

1 Voir t. I, p. 115 de l'ouvrage de Marcel Bataillon, Erasmo y- Espaiïa, 2 tomes, Fondo


de Cultura Econômica, Mexico, 1950.
2 Cité par Lucien Febvre, Un destin: Martin Luther, op. cit., p. 91. Sur les rapports
d'Érasme et de Luther, voir André Meyer, Elude critique sur les relations d'Érasme et
de Luther, Paris, 1909.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 115

et de Luther \ mais encore parmi les lettrés, cette équivoque: «Luther?


Le fils spirituel, l'émule d'Érasme — le réalisateur de ses velléités
réformatrices» 2.
Dans ces conditions, il est normal que ceux des humanistes espagnols
de la suite de Charles V qui étaient préoccupés par les problèmes religieux,
ainsi que certains courtisans moins lettrés, aient lu avidement les
œuvres d'Érasme, le plus grand des humanistes, que quelques-uns
admiraient déjà, mais aussi celles de son «émule» de ce Luther dont on
parlait avec plus d'insistance chaque jour 3. La Cour réside d'ailleurs
les 23 et 24 août 1520 à Louvain 4, où les polémiques autour d'Érasme
et de Luther sont toujours vivantes, et surtout, du 24 au 29 septembre,
à Anvers 5, une des villes où les œuvres du moine augustin sont les plus
répandues. De cette sympathie des Espagnols qui ont suivi l'Empereur,
pour Luther, Juan de Vergara, secrétaire de l'archevêque de Tolède,
nous donne un témoignage au cours de son procès:

«al principio quando lutero solamente tocava en la neçessidad


de la reformaçion de la yglesia y en articulos conçernentes
corruptionen morum todo el mundo lo approvava y los mesmos
que scriven contra el confiessan en sus libros que al principio
se le afficionaron y que asi lo mesmo acaesçio en espana en lo
de la comunidad que al principio cuando paresçia que solamente
se pretendia reformaçion de algunas cosas todos la favoresçian:
mas despues que la gente se començo a desvergonçar y desacatar:
apartaronse los cuerdos y persiguieronla. No avia cosa mas co-
mun al principio dezir unos mirad como no se han de levantar
luteros otros razon tiene lutero en lo que dize... nadie se escan-
dalizaba entonces desto» 6.

1 Certains, comme le carmélite N. Baechem de Egmont, prétendaient qu'Érasme


était l'auteur des livres que signait Luther (d'après Marcel Bataillon, Erasmo...,
op. cit., t. I, p. 115).
2 Lucien Febvre, Un destin..., op. cit., p. 95.
3 II est certain que dans bien des cas les Flamands qui avaient suivi Charles V en
Espagne et qui revenaient dans les Pays-Bas et retrouvaient leurs parents et leurs
amis durent jouer un rôle d'intermédiaire. Grâce à eux, un certain nombre
d'Espagnols purent lire les œuvres de Luther.
4 Le 8 octobre 1520, Aléandre, le légat du Pape, fera brûler les écrits de Luther à
Louvain. Il en estimera le nombre à plus de 80 ouvrages, sans compter plusieurs
libelles (d'après E. de Moreau, Luther et l'Université de Louvain, op. cit., p. 420).
5 Foronda y Aguilera, Estancias y Viajes del Emperador Carlos V, op. cit.
6 Procès de Juan de Vergara (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 223, n° 42 [7 ancien], fol.
281 v°). Puisque Vergara éprouve le besoin de .mentionner l'Espagne à propos
de l'évocation des Comunidades, c'est que les propos qu'il rapporte sur Luther
ont été tenus à l'étranger. D'après ce qu'il dit dans les trois premières lignes, il semble
logique de remonter à l'époque où la Cour se trouvait dans les Pays-Bas. — Le
passage que nous utilisons avait déjà été cité par Marcel Bataillon, Erasmo.. , op. cit.,
t. II, p. 33. — Le procès de Vergara est en cours de publication. John E. Longhurst
116 A. REDONDO

II y a bien eu, peu après l'arrivée de la Cour dans les Pays-Bas, la


publication à Rome, le 15 juin 1520, de la bulle Exsurge Domine qui
condamnait en bloc 41 propositions luthériennes dont la moitié se
rapportaient à la théorie de la foi sans les œuvres et les autres à l'autorité de
l'Eglise, qui de plus ordonnait de brûler les écrits contenant ces
propositions et stipulait que Luther serait condamné s'il ne se soumettait pas dans
les 60 jours. Mais cette bulle, quoique connue, ne sera publiée dans les
Pays-Bas qu'à la fin du mois de septembre 1520. Aussi, les humanistes
espagnols continuèrent-ils à avoir des contacts avec l'œuvre de Luther.
Le 26 septembre 1520, le nonce Aléandre arrivait à Anvers où il eut
une entrevue avec Charles V 1. Le souverain l'assura qu'il était prêt à se
mettre au service de l'Eglise et le premier placard contre l'hérésie parut
le 28 septembre; le 8 octobre, Aléandre faisait brûler les livres de Luther
à Louvain 2. Peu après, la Cour quittait les Flandres pour Aix-la-Chapelle,
où Charles était couronné le 23 octobre, et poursuivait sa route en
direction de Worms où elle arriva le 11 décembre 1520 3.
Ni la condamnation portée par la bulle, ni sa conséquence: l'autodafé
des livres de Luther à Louvain puis à Cologne 4, ni l'appui que Charles V
avait déclaré apporter aux décisions du Saint-Siège, n'avaient diminué
la sympathie que de nombreux courtisans (et parmi eux d'Espagnols)
nourrissaient pour Luther.
D'ailleurs, il était permis de se demander si cette bulle émanait
vraiment du Pape. Érasme, qui avait essayé en vain d'obtenir de Rome la
suspension de la sentence et une autre procédure, ne participait-il pas à
toute une campagne d'opinion contre le nonce? Le bruit courait que la
bulle était fausse et qu'elle était due à une conspiration d'Aléandre et des
théologiens de Louvain... Et on faisait circuler des libelles,, dont les
Ada Academiae Lovaniensis, dirigés contre le nonce et la bulle qu'on lui
attribuait5. On continuait donc à lire les œuvres de Luther que l'on

en a déjà reproduit la majeure partie dans les Cuadernos de Historia de Espana,


aux tomes XXVII (1958), pp. 127-163; XXVIII (1958), pp. 102-165; XXIX-XXX
(1959), pp. 266-292; XXXI-XXXII (I960), pp. 322-356; XXXV-XXXVI (1962),
pp. 337-353. Le passage que nous citons se trouve aux tomes XXXI-XXXII, p. 355. —
Sur Vergara, un des correspondants espagnols d'Érasme, qui fut arrêté en 1533
sous l'inculpation d'illuminisme et de luthéranisme, voir en particulier: Manuel
Serrano y Sanz, Juan de Vergara y la Inquisition de Toledo, article publié dans la
Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, t. V (1901), pp. 896-912 et t. VI (1902),
pp. 29-42 et 466-486; Marcel Bataillon, Erasmo..., op. cit., tomes I et II.
1 Pour tout ceci voir le t. VII, pp. 326-328 de l'Histoire des Papes, de Louis Pastor
(22 tomes, Paris, Librairie Pion, puis d'Argences, 1925-1962).
32 Foronda
E. de Moreau,
y AguUera,
LutherEstancias...,
et l'Université
op. decit.Louvain, op. cit., pp. 419-420.
4 E. de Moreau, Luther..., op. cit., p. 419.
5 Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, pp. 122-123.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 117

trouvait plus facilement en Allemagne 1 que dans les Pays-Bas à tel point
que, pour reprendre l'expression de Juan de Vergara, «toute la Cour de
Sa Majesté en était pleine» 2. Et lorsqu'on apprit à la Cour que Luther
avait brûlé publiquement à Wittenberg, le 10 décembre 1520, la bulle du
Pape avec les livres de droit canon et divers écrits de ses ennemis 3, un
grand nombre d'Espagnols de la suite impériale applaudit à cet autodafé
d'un nouveau genre 4 qui, cependant, marquait la rupture définitive du
moine augustin avec Rome et rendait impossible la politique de
conciliation et le compromis préconisés par Érasme.
Dès lors, les événements se précipitèrent. Le 29 décembre 1520,
Aléandre obtenait pour tout l'Empire un décret de bannissement contre
Luther et ses adeptes; le 3 janvier 1521, la bulle Decet Romanum Ponti-
ficem excommuniait le moine de Wittenberg et ses partisans, devant leur
obstination à persévérer dans leur «erreurs» et frappait d'interdit les lieux
qu'ils habitaient 5.
Face à ces mesures, comment réagirent ceux des Espagnols qui avaient
lu les œuvres de Luther et avaient sympathisé avec ses idées et son
action? La plupart, qui n'avaient plus l'excuse que Luther n'avait pas
encore été condamné, durent reculer, hésiter à rompre avec Rome et
préférer rester dans l'orthodoxie, même si dans le fond de leur cœur les idées
luthériennes restaient plus ou moins vivantes 6.

1 Voir ce qu'écrira Alfonso de Valdés, le futur secrétaire de Charles V, à Pedro Mârtir


de Angleria dans une lettre datée de Worms le 13 mai 1521: «...los edictos de César
no han de hacer mucha fuerza, puesto que después de salir a la luz los libros de
Lutero, se venden sin césar impûnemente por calles y plazas...». Cette lettre fait
partie de l'épitre 722 de Angleria. Elle se trouve au t. IV, p. 164 de Y Epistolario de
Pedro Mârtir de Angleria, dans la traduction de José Lôpez de Toro (4 tomes qui
correspondent aux tomes IX-XII des Documentos Inédites para la Historia de
Espana, Madrid, 1953-1957). — Sur Alfonso de Valdés, un des plus fervents
admirateurs espagnols d'Érasme, qui deviendra secrétaire de Charles V, voir en
particulier: l'introduction de José F. Montesinos à son édition du Diâlogo de las cosas
ocurridas en Roma (Clâsicos Castellanos, n° 89) et M. Bataillon, Erasmo..., tomes I
et II.
2 Procès de Vergara, fol. 138 r° (explications orales de Vergara à l'audience du 16
juillet 1533): «...estando la corte de su magt. llenà dellos en alemania». Ce passage,
qui a déjà été utilisé par Marcel Bataillon dans Erasmo..., op. cit., t. I, p. 129, peut
se voir dans les Cuadernos de Historia de Espana, au t. XXVIII, p. 158.
3 Voir par exemple Pastor, Histoire des Papes, op. cit., t. VII, p. 323.
4 Procès de Vergara, fol. 281 v°: «otros (dezian) bien hizo lutero en quemar los libros
de canones y decretos pues no se usa dellos». Vergara, poursuivi par l'Inquisition,
met habilement l'accent sur ce qui, dans cet autodafé, était le moins important;
il ne parle pas de ce qui avait eu le plus de retentissement: la destruction de la bulle.
Voir ce passage dans Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, p. 129 et dans Cuadernos de
Historia de Espana, tomes XXXI-XXXII, p. 355.
5 Pastor, Histoire des Papes, op. cit., t. VII, p. 361.
6 Le nonce Aléandre dans une lettre qui doit être sûrement du 14 janvier 1521 se
118 A. REDONDO

Cependant, les protecteurs de Luther, dont Frédéric de Saxe,


désiraient malgré l'opposition violente d'Aléandre que Luther ne fût pas
condamné sans avoir pu comparaître et s'expliquer devant des juges
impartiaux. Charles V et ses conseillers acceptèrent que Luther comparût
devant la Diète; toutefois, il lui serait demandé simplement s'il
reconnaissait pour siens les livres publiés sous son nom et s'il voulait rétracter
les erreurs qu'ils contenaient. Le 26 mars, un sauf-conduit signé de
Charles V était remis à Luther, mais le même jour un édit qui condamnait
au feu les écrits du moine était publié dans toute l'Allemagne... Cet
édit montrait que la décision de l'Empereur était prise. Le jeudi saint
28 mars, dans la bulle Tu coena Domini, Léon X traitait Luther
d'excommunié et d'hérétique, confirmant ainsi la condamnation portée contre lui \
Malgré ces menaces, Luther fit un voyage triomphal et entra à Worms
le 16 avril 1521, escorté d'une grande foule. Pendant les quelques jours de"
son séjour à Worms, les courtisans mus par une curiosité teintée de
sympathie allaient le voir. Et les Espagnols, d'après le témoignage de
Vergara, n'étaient pas les derniers à le faire 2.
Dès le 17 avril, il comparaissait devant la Diète au cours d'une séance
peu brillante pour lui. Mais le 18, c'était le refus de se rétracter et la
déclaration fameuse, aussitôt colportée dans tout l'Empire:

«A moins qu'on ne me convainque par des témoignages


scrupturaires ou par une raison d'évidence (car je ne crois ni au
Pape ni aux Conciles seuls: il est constant qu'ils ont erré trop
souvent et se sont contredits eux-mêmes) je suis lié par les textes
que j'ai apportés; ma conscience est captive dans les paroles de
Dieu. Révoquer quoi que ce soit, je ne le puis, je ne le veux.
Car agir contre sa conscience, ce n'est ni sans danger, ni honnête.
Que Dieu me soit en aide. Amen» 3.

félicite de l'orthodoxie du -duc d'Albe^ qui, d'après lui, est commune à tous les

Espagnols exceptés les marranes. (Lettre citée par Marcel Bataillon, Erasmo.»,
t. I p. 129, n. 21, d'après P. Balan, Monumenta Reformationis Lutheranae, 1521-1525,
Ratisbonne, 1884, pp. 28-29.) Cette lettre prouve bien qu'aucun Espagnol ne s'était
opposé à Aléandre, ni écarté ouvertement de l'orthodoxie. Il est vrai que le nonce
n'avait dû avoir de rapports qu'avec l'entourage direct de Charles V, et non avec
ces clercs humanistes qui occupaient très souvent des postes secondaires, et qui
avaient été séduits par les actes et les écrits de Luther.
1 Voir la lettre que Don Juan Manuel adresse à Charles V, de Rome, le 3 avril 1521:
«el jueves de la çena descomulgaron delante el papa a luter y sus secaçes» (B. A. H.,
collection Salazar, Ms. A-20, fol. 118 bis r°).
2 Procès de Vergara, fol. 137 r°: «hallandose este déclarante en la corte de sumagt. ... al
tiempo que vino alii la misma persona de lutero yendo todo el mundo a verle e
especialmente los espanoles. ..» (déjà cité par Marcel Bataillon, Erasmo..., op. cit.,
t. I, p. 129. Voir ce passage dans Cuadernos de Historia de Espaha, t. XXVIII, p. 157).
3 Voir par exemple le texte de cette déclaration dans Lucien Febvre, Un destin: Martin
Luther, op. cit., p. 126.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 119

Après quoi, Luther se retirait au milieu des acclamations, et des insultes


dont celles des serviteurs espagnols qui attendaient leurs maîtres à la-
porte de la salle et criaient sur le passage de l'hérésiarque: «Au feu! Au
feu!» 1. Mais combien de maîtres espagnols durent se laisser séduire par
la courageuse fermeté de Luther, de ce moine «aux yeux profonds» 2,
qui déclarait ne s'appuyer que sur la Bible et qui acceptait d'être détrompé
si on lui opposait la parole de Dieu! Plus que jamais, il dut leur apparaître
comme un des tenants de cet évangélisme qui était à l'origine de la
révolution religieuse qui se développait de toutes parts. Il ne leur était certes
plus permis de sympathiser avec Luther s'ils ne voulaient pas se séparer
de l'Eglise, mais ils comprenaient fort bien que la condamnation définitiye
du moine augustin — l'édit du 8 mai qui ne sera rendu public que le 26 du
même mois le mettait au ban de l'Empire — ne résolvait rien. L'esprit
évangélique ne pouvait être condamné avec Luther. Aussi mirent-ils tous
leurs espoirs dans Érasme — sorte de position de repli — qui incarnait pour
eux «l'évangélisme malgré tout» 3 au sein de l'orthodoxie et réclamèrent-
ils un concile général qui, seul, aurait pu remédier aux maux de la
Chrétienté, et peut-être, refaire l'unité de tous les Chrétiens. La lettre que
Alfonso de Valdés écrit de Worms, le 13 mai 1521, à Pedro Mârtir de
Angleria, est explicite, à ce sujet 4.
El lorsque ces Espagnols reviendront en Espagne avec Charles V, à
la mi-juillet 1522, certains d'entre eux apporteront, peut-être, des œuvres
de Luther dont ils ne s'étaient pas défaits, et à tout le moins, des souvenirs

1 D'après le texte de l'unique relation espagnole de la Diète de Worms, Relation de


lo que pasô en Bormes con Lutero en 1521. Cette relation a été publiée plusieurs fois.
Le texte le plus accessible est celui qu'a publié Morel-Fatio, en utilisant un document
des Archives des Affaires Étrangères de Paris, dans le Bulletin Hispanique, t. XVI
(1914), pp. 35-45, sous le titre Le premier témoignage espagnol sur les interrogatoires
de Luther à la Diète de Worms en avril 1521 (voir en particulier p. 32). Nous avons
retrouvé un autre texte de cette relation, qui diffère très peu de celui du Bulletin
Hispanique, dans un manuscrit de l'Instituto Valencia de Don Juan, Envio 117,
fol. 31 r°-35 v°.
2 L'expression est du Cardinal Cajétan, légat pontifical à la Diète d'Augsbourg
en 1518. Il avait dit en effet de Luther: «Ce frère a les yeux profonds; c'est pour cela
qu'il a des idées si étranges en tête» (rapporté par Emile G. Léonard, Histoire
générale du Protestantisme, op. cit., t. I, p. 55).
3 Voir Marcel Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, p. 130.
4 Voir l'épître 722 de Pedro Mârtir de Angleria dans Documentos Inédilos para la
Historia de Espana, op. cit., t. XII, pp. 162-165. S'il est incontestable que la lettre
que Valdés aurait écrite le 31 août 1520 (et qui fait partie de l'épître 689 de Pedro
Mârtir de Angleria, pp. 65-70 du t. XII des Documentos inédites...) est antidatée
puisqu'elle fait allusion à la Captivité babylonique de l'Eglise qui ne parut qu'en
octobre 1520 et à l'autodafé des livres de droit canon du 10 décembre 1520," rien
n'indique que cette lettre-ci n'ait pas été écrite peu après les événements qu'elle
rapporte.
120 A. REDONDO

sur cette révolution luthérienne au contact de laquelle ils avaient vécu


pendant deux ans et pour laquelle ils avaient éprouvé pendant un certain
temps une sympathie qui, chez quelques-uns, n'était pas morte, quoiqu'en-
fouie au plus profond de leur cœur. Quelle curiosité à l'égard de Luther
et de ses doctrines ne feront-ils pas naître parmi leurs parents et leurs
amis? Écoutons ce que dira bien plus tard,, en 1559, au procès de
fray Bartolomé Carranza, fray Domingo de Rojas, poursuivi lui aussi,
d'ailleurs, comme luthérien:

«Estos largos caminos de los Reyes e sus criados a Reinos


extrafios x a (sic) metido en Espafia nuebas borracherias e
abominables invenciones(...) e sola la fama de luthero con alguna
relaciôn de sus dogmas nos ha henchido de curiosidad y de otras
mâs peligrosas novedades que(...) han destruido nuestra con-
ciencia y la sinceridad y pureza de nuestra Espana...» 2.

En Espagne cependant, les courtisans qui étaient restés auprès


d'Adrien avaient dû connaître rapidement la bulle Exsurge Domine et
avaient dû recevoir des lettres des Espagnols qui accompagnaient
Charles V. Aussi leur curiosité à l'égard de Luther devait-elle- être vive. .Mais
il ne semble pas qu'avant la fin de 1520 ou les premiers mois de 1521
les écrits de Luther aient vraiment pénétré dans les royaumes espagnols.
C'est alors, en effet, que les marranes d'Anvers qui avaient sympathisé
avec Luther parce qu'il était à leurs yeux l'ennemi de l'Inquisition et qui,
ayant vu tout le parti qu'ils pouvaient tirer des œuvres du moine de
Wittenberg, les avaient faites traduire en espagnol, les envoyèrent dans
la Péninsule 3. N'était-ce pas la meilleure arme de combat contre cette
institution abhorrée qu'était l'Inquisition, d'autant plus que l'Espagne
traversait une époque troublée, en proie aux Comunidades en Castille
et aux Germanias à Valence?

1 Pendant la période qui nous intéresse, la Cour séjourna encore en Allemagne et


dans les Pays-Bas de 1530 à 1532.
2 Procès de fray Bartolomé Carranza conservé à la Bibliothèque de l'Académie de
l'Histoire (22 tomes), fol. 58 v° du t. I du procès. Ce procès est en cours de
publication grâce à J. Ignacio Tellechea Idigoras. Trois tomes ont déjà paru qui
constituent les tomes XVIII, XIX-1 et XIX-2 (1962-1963) de YArchivo Documentai
Espaiiol, sous le titre Fray Bartolomé Carranza. — Documentes histôricor,. Le
passage que nous citons se trouve à la p. 89 du t. XIX-1.
3 Sur les marranes d'Anvers, voir en particulier Paul Kalkoff, Die Anfântjz dcr Ge-
genreformation in den Niederland"n (2 vols., Halle, 1903-1904), t. I pp. 42-40, et
J. A. Goris, Etude sur les colonies marchandes méridionales (Portugais, Espagnols,
Italiens) à Anvers de 1488 à 1567, Louvain, 1925.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 12'

Le 21 mars 1521, Léon X, averti de ce qui se passait, envoyait un bref


au Connétable et à l'Amiral de Castille, deux des gouverneurs du royaume,
pour les exhorter à empêcher la diffusion des œuvres du moine augustin
ei Espagne et à user de leur influence auprès de Charles V et de la
noblesse espagnole afin que les doctrines luthériennes fussent combattues *.
Dè-î le 7 avril, face à la menace que représentaient les livres de Luther,
le cardinal Adrien, en tant qu'Inquisiteur Général, décidait d'adopter
d3s mesures énergiques: dans un délai de trois jours après la publication
de l'édit, tous les livres de Luther devraient être livrés au Saint-Office
et il serait rigoureusement interdit de vendre, de publier ou de posséder
des livres du moine augustin:

«(...) havemos sido informado que algunas personas con mal zelo
y por sembrar zizania en la yglesia de Christo nuestro redemptor
han procurado y procuran que se trayan en Spana las obras nueva-
mente hechas por martin luther de la orden de sant agostin las
quales diz que estan imprimidas para las publicar y vender en
estos reynos (...) Mandamos que luego mandeys so graves
censuras y penas civiles y criminales que ninguno sea osado de
tener vender ni hazer vender publica ni secretamente libros
algunos de las dichas obrasini parte délias sino que dentro de
très dias del dia-de la publicaciôn del dicho mandamiento o del
dia que del supieren en cuakmiere manera trayan y presenten
ante vos todos los libros de las dichas obras que tuvieren asi
en latin como en romance y assi havidos los dichos libros los
hazed todos quemar publicamente mandando que un escrivano
del secreto deste santo officio scriva los nombres de todas las
personas que tuvieren vendieren publicaren y traxieren ante
vos los dichos libros y como se quemaren y quantos fueren y si
despues de la publicaciôn del dicho mandamiento algunas
personas de qualquiere estado grado o indicio que sean los
tuvieren vendieren y publicaren lo que no es de créer executareys
y hareys executar en sus personas y bienes las dichas censuras
y penas (...)» 2.

Le 9 avril, le cardinal Adrien avertissait le Conseil de Castille des dé


cisions qu'il avait prises afin d'empêcher la vente et la publication dans
les royaumes d'Espagne des œuvres de Luther, qui contenaient de «nom-

1 Ce bref se trouve à Y Archivo Histôrico Nacional, Côdices, libro 2, n° 42. J. A. Llo-


rente y fait allusion dans son Hisloria critica..., op. cit., t. III, pp. 2-3.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 317, fol. 182 r°-v°. Il est regrettable que la
correspondance adressée par les divers Inquisiteurs au Conseil de l'Inquisition soit perdue,
car, dans le cas contraire, nous aurions connu les listes de personnes qui possédaient
les livres de Luther, ainsi que le nombre, et peut-être les titres, de ces ouvrages.
122 A. REDONDO

breuses erreurs hérétiques», et lui demandait de communiquer rapidement


les décisions à tous les Inquisiteurs pour les faire appliquer K
Le cardinal de Tortose, effrayé de l'ampleur que pouvait prendre le
mal, alors que les Comunidades et les Germanias étaient une source de
préoccupations permanentes, et sachant par ailleurs que Luther devait
comparaître à la Diète de Worms, écrivit à l'Empereur, ce même 9 avril,
une lettre personnelle en français, pour l'inciter à défendre la foi
catholique en danger et donc, à agir fermement contre le moine augustin qui,
quoique condamné par Rome, «non obstan persiste obstinément et ne
cesse de diffundre et espardre par escript par enhort et aultrement ses
dites heresies et erreurs» 2. L'honneur de son «estât imperial» devait obliger
Charles V à suivre les conseils d'Adrien et à livrer l'hérésiarque au Pape 3.
Le 12 avril, ce furent les deux gouverneurs qui étaient à Tordesillas, ,
le Cardinal Adrien et l'Amiral de Castille, ainsi que «les grands, prélats
et chevaliers qui résidaient à la Cour au service de S. Altesse» qui
s'adressèrent à l'Empereur pour lui demander de châtier durement Martin
Luther, faire brûler ses livres et poursuivre sans faiblesse les partisans
de l'hérétique. En effet, le danger était grand:

«(...) no contento aquel seductor de haver pervertido y enganado


a Alemania procura con sus malignas y diabolicas astucias
pervertir y contaminar estos sus reynos y seiïorios de espaïïa
y para ello con ynçitaçion y ayuda de algunos destas partes que
desean impedir o enervar el Santo Offiçio de la ynquisiçion ha
• tenido forma de hazer traduzir y poner en lengua castellana sus
eregias y blasfemias y embiar las a sembrar y publicar en esta
catolica naçion / y porque de pequena çentella xpianissimo senor
suele naçer y levantarse grande ynçendio y si cosa de tanto
desserviçio de dios nuestro senor y peligro de nuestra sancta

1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 317, fol. 184 v°.


2 Archivo General de Simancas (A. G. S.), Estado, leg. 8, fol. 63. Cette lettre, d'une
écriture difficile à lire, a été reproduite par Manuel Danvila y Collado dans Historia
critica y documentada de las Comunidades de Castilla (6 vols., tomes XXXV-XL du
Memorial Histôrico Espanol, Madrid, 1897-1900), au t. XXXVII, pp. 580-581.
Cependant la transcription laisse fort à désirer et rend parfois la lecture presque
incompréhensible. Ainsi, dans le passage que nous venons de citer, le texte imprimé
porte: «...par escript par ensort...». Il faut évidemment lire: «...par escript par enhort...»
(enhort = exhortation, conseil..., d'après Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue
française du XVI' Siècle).
3 Le Cardinal de Tortose dut vraisemblablement, ainsi que les deux autres
gouverneurs, recevoir une lettre du Pape. Le Saint-Siège le poussa-t-il à écrire à Charles V
parce que l'on craignait à Rome que le souverain ne se montrât pas assez énergique
contre Luther? Dans sa lettre, Adrien demande à Sa Majesté qu'elle «donne a entendre
par effect a tout le monde qu'elle est ennemie des ennemis de Jesuchrist et de sa
sainte foy».
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 123

fe catholica v. magd no la remédiasse con tiempo mayormente


estando algunas çiudades destos reynos alteradas podria causarse
grande escandalo y mayor inçendio y tal que despues no se podria
facilmente extinguir (...)» 1.

L'accent était ainsi nettement mis sur la part prise par les conversos
espagnols dans la diffusion des œuvres de Luther, moyen pour eux
d'attaquer et d'affaiblir l'Inquisition, en Espagne. Jouèrent-ils ce rôle? Cela
est possible, d'autant plus que les conversos devaient être en
correspondance avec les marranes d'Anvers et que certains de ces conversos se
rendaient en voyage d'affaires dans les Pays-Bas, et plus précisément à
Anvers. Qu'il y ait eu une sorte de «complot» entre les uns et les autres
pour introduire les œuvres de Luther dans la Péninsule, cela n'est pas à
exclure.
D'autre part, pour les signataires de cette lettre, les livres luthériens
étaient une arme dirigée contre la foi catholique et l'Inquisition, mais
aussi contre la paix du royaume et donc, contre la cause des partisans des
gouverneurs. C'est qu'en effet, dans leur esprit, l'Inquisition était liée à
la cause royale, de même que les conversos (et par suite l'affaiblissement
sinon la suppression de l'Inquisition) étaient liés à la cause des Comunida-
des 2. C'était là une opinion assez répandue dans le camp royaliste. Par
exemple, dans une lettre adressée à l'Empereur, le 21 février 1521,
l'évêque de Burgos écrivait au sujet des conversos et de la révolte comunera:

«(...) ansi que V.S.C.M. no tiene otros deservidores sino los


enemigos de Dios y los que lo fueron de vuestros avuelos» 3.

Dans les instructions que l'Amiral donnait, le 15 avril 1521, à Don


Bernardino Pimentel, son envoyé auprès de l'Empereur, il était suggéré
que les conversos s'étaient soulevés parce qu'on leur avait promis, en
particulier, de supprimer l'Inquisition:

«(...) dizen (los Comuneros) que no avra inquisicion ni cruzada


ni servicio ni pagaran tercias / como esto oyen los villanos y
conversos todos estan movidos y levantados...» i.

1 A. G. S., Estado, leg. 8, fol. 91. Cette lettre est reproduite par Danvila, Historia
critica..., op. cit., t. XXXVII, pp. 583-585. Elle comporte aussi un certain nombre
d'erreurs.
2 Voir l'article de Juan Ignacio Gutierrez Nieto, Los conversos y el movimiento comu-
nero in Hispania, t. XXIV (1964), n° 94, pp. 237-261, et en particulier les pp. 247-250.
3 A. G. S., Patronato Real, leg. 3, fol. 21. Cité par Joseph Pérez à la p. 280 de son
article Nouvelle interprétation des Comunidades de Castille publié dans le Bulletin
Hispanique, t. LXV (1963), pp. 238-283.
4 A. G. S., Patronato Real, Comunidades, leg. 5, fol. 346. Ces instructions ont été
124 A. REDONDO

Aussi, parmi les adversaires des Comunidades, quelques-uns ne


durent-ils pas hésiter à assimiler aux «luthériens», non seulement les conversos,
mais encore les Comuneros d'une façon générale, surtout à partir du
moment où les livres de Luther pénétrèrent en Espagne. Il nous semble
significatif que dès la fin du mois de décembre 1520, Don Juan Manuel
ait pu dire au Pape que l'évêque de Zamora, l'un des chefs comuneros,
était «un autre Luther»:

«Quanto a lo de çamora dixe al Papa que alli ténia otro Martin


Luter» *.

Il n'est donc pas étonnant que la diffusion des livres du moine de


Wittenberg soit venue augmenter les inquiétudes parmi les partisans
de Charles V parce qu'elle était un danger supplémentaire pour la cause
qu'ils défendaient et qui, à leurs yeux, s'identifiait à celle de la religion
menacée 2. Cela explique les lettres pressantes adressées à Charles V.

reproduites par Danvila, Memorial Hislôrico, t. XXXVII, pp. 593-596. Le passage


que nous citons se trouve à la p. 594. Voir d'autres textes explicites dans Gutierrez
Nieto, art. cité., pp. 248-249 et dans J. Pérez, art. cité., pp. 280-281.
1 Lettre déjà citée (voir note 2, p. 112) du 31 décembre 1520, adressée par Don Juan
Manuel à Charles V, D. A. H., collection Salazar, Ms. A-45, fol. 25 r°. Antonio
Osorio de Acuna, évêque de Zamora, était apparenté à des familles conversas. De
plus il semble bien que lors de son ambassade à Rome, il fut chargé d'obtenir
d'importantes limitations aux prérogatives du Saint-Office. Les conversos devaient
donc penser qu'il favoriserait leurs revendications au sujet de l'Inquisition. Aussi
l'aidèrent-ils à s'approprier l'archevêché de Tolède, comme le dit l'Amiral dans
des instructions données le 15 avril 1521 et reproduites par Danvila, Memorial
Histôrico, t. XXXVII, p. 605: «el obispo de çamora tomo la posesion del Arçobispado
con el autoridad de los judios y villanos de çoeodover» (voir Gutierrez Nieto, art. cité,
p. 240).
2 II est à remarquer que, si l'on en croit la lettre adressée le 7 juin 1521 par Pedro
Mârtir de Angleria au marquis de los Vêlez, ce dernier était curieux de connaître
les doctrines de Luther: «Segûn veo, quisieras saber cuâles son las malas semillas
que, por lo visto, abarcan un inmenso piélago» ( Documentes Inéditos..., t. XII, p. 165,
épître 722). Or, le marquis de los Vêlez avait sympathisé avec les Comuneros (voir
Gregorio Maranôn Los très Vêlez, Madrid, Espasa Calpe, 1960, pp. 50-52 et les
lettres écrites par le licencié Leguizamo au Cardinal de Tortose le 5 août 1520, et
par la ville de Murcie, la même année, à l'Empereur, publiées par Danvila, qui
se trouvent respectivement aux pp. 555-561 et 562-566 du Memorial Histôrico,
t. XXXV). D'ailleurs, le marquis de los Vêlez lui-même, dans une lettre adressée
à l'Empereur et portant la date du 18 octobre 1521 (Mem. Hist., t. XXXVIII,
pp. 623-626) laisse entendre qu'il a eu une attitude passive pendant les Comunidades.
Il n'a pris position contre les ennemis du pouvoir royal qu'après l'échec des
Comuneros («despues de ser lo de castilla allanado», p. 623). Il a alors combattu les Ger-
manias, à partir, semble-t-il, de la mi-juillet 1521 («tanto servicio como el que
agora V. Mt. a rescibido de mi en menos tiempo de très meses», p. 624). On est donc
porté à croire que la lettre qu'il écrivit à Pedro Mârtir de Angleria, et à laquelle
ce dernier fit réponse le 7 juin 1521, fut antérieure au retournement du marquis,
et peut-être même à la bataille de Villalar (23 avril 1521).
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 125

Le 13 avril 1521, c'étaient les membres du Conseil Royal, qui se


trouvaient à Burgos, qui écrivaient à l'Empereur car par des brefs
apostoliques, des lettres du cardinal de Tortose et par d'autres sources
d'information, ils avaient été avertis de la menace que Martin Luther représentait
pour la religion. Aussi le Conseil, après avoir évoqué la tradition des Rois
Catholiques, défenseurs de la foi, qui expulsèrent les Juifs et les Maures
et instituèrent l'Inquisition, et celle des empereurs du Saint Empire
Romain Germanique qui défendirent l'Église, notamment contre l'hérésie
bohémienne, demandait-il instamment à Charles V d'extirper cette
nouvelle hérésie par la force et de livrer au Pape, Luther et ses écrits.
Le Conseil, afin d'empêcher les erreurs luthériennes de gagner l'Espagne,
avait déjà adopté, au nom de l'Empereur, un certain nombre de mesures
(elles recoupaient celles que le cardinal, en tant qu'Inquisiteur Général,
avait prises le 7 avril):

«por que esta eregia no se extienda a estos vuestros Reynos


entre otras provisiones que para ello se haran se an dado en el
Consejo carias de v. mt. para todo el rreyno proybiendo con
grandes penas que ninguna persona venda ni tenga ni pedrique
(sic) los libros deste erege ni trate de sus herrores ni eregias
publica ni secretamente...» 1.

Le 14 avril, c'était enfin l'évêque d'Oviedo qui écrivait à l'Empereur à


l'instigation des «gouverneurs, des grands et des chevaliers» et «au nom
de tous les prélats des royaumes d'Espagne» car il était le seul à résider
à Tordesillas, dans le camp des gouverneurs. Il avait reçu des lettres
des divers prélats espagnols et tous s'accordaient à demander à Charles V
de poursuivre l'hérésie sans faiblir et de ne pas lui permettre de contaminer
l'Espagne 2.

1 A. G. S., Estado, leg. 9, fol. 1 (vojr aussi une partie de cette lettre dans M. Bataillon,
Erasmo..., op. cit., t. I, p. 128).
2 A. G. S., Estado, leg. 9, fol. 2. Sur Diego de Muros, évêque d'Oviedo, voir ce que dit
le P. Manuel Risco aux pp. 96-110 du t. XXXIX de Espana Sagrada. — Diego
de Muros était né vers le milieu du XVe siècle, en Galice. Il suivit la carrière
ecclésiastique et fut secrétaire du Cardinal Pedro Gonzalez de Mendoza, comme
cela est rappelé dans une cédula du 25 février 1525 adressée à l'évêque d'Oviedo
(A. H. N., Inquisiciôn, libro 256, fol. 522 v°). Il fut l'ami de Pedro Mârtir de Angle-
ria qui vint peut-être s'établir en Espagne à son instigation. Dans VEpistolario de
Màrtir de Angleria, il est fait plusieurs fois allusion à cette amitié (voir par exemple,
l'épître 743, p. 219 du t. XII des Documentes Inéditos...). D'après Gams (Series epis-
coporum ecclesiae catholicae, Akademische Druck-U. Verlagsanstalt, Graz, 1957),
il fut évêque de Mondofiedo du 5 décembre 1505 au 28 août 1511 et d'Oviedo de 1512
à la date de sa mort survenue le 18 août 1525. En 1516, il avait fondé le Colegio
Mayor de Oviedo à Salamanque. — Au moment des Comunidades, il se trouvait
126 A. REDONDO

Ainsi, l'unanimité s'était faite dans le camp des gouverneurs pour


demander une action énergique contre les luthériens et leur chef et des
mesures qui permissent d'éviter l'extension de l'hérésie à l'Espagne, car
il fallait sauver la foi catholique, mais empêcher aussi que de nouveaux
troubles vinssent apporter une aide supplémentaire aux Comuneros.
Ces diverses lettres, même celle d'Adrien d' Utrecht du 9 avril, ne
durent sûrement parvenir à Charles V qu'après la tragédie de Worms
et le départ de Luther. Du moins durent-elles fortifier l'Empereur dans
son désir de combattre les luthériens même si, pour des raisons politiques,
la guerre sainte ne pouvait pas être menée contre les «hérétiques», et
influèrent-elles, peut-être, sur la rédaction de l'édit du 8 mai qui mettait
Luther au ban de l'Empire.
Cependant, les mesures prises par l'Inquisiteur Général et par le
Conseil Royal, pour empêcher la diffusion des œuvres de Luther en Espagne,
portèrent-elles leurs fruits?
Le 12 juin 1521, le Conseil de l'Inquisition félicitait les Inquisiteurs
d'Aragon d'avoir fait publier rapidement l'édit de l'Inquisiteur Général
et les engageait à l'appliquer rigoureusement, d'autant plus que des
nouvelles venues d'Allemagne avaient confirmé la condamnation de
l'hérétique 1. Le 8 juillet, le Conseil manifestait son contentement aux
Inquisiteurs d'Aragon pour les recherches qu'ils avaient déjà entreprises et
leur ordonnait, s'ils trouvaient des livres de Luther, d'agir conformément
aux instructions contenues dans l'édit 2. Le 27 septembre, enfin, dans
une lettre adressée aux Inquisiteurs de Valence, l'Inquisiteur Général,

avec les gouverneurs (voir Epistola 705 de Mârtir de Anglerfa, p. 107 du t. XII des
Documentos Inéditos... et Epistola 707, p. 110 de ce même tome). Il semble qu'il
ait joué un rôle dans la promulgation des édits pris contre les livres de Luther, si
l'on en croit la lettre de remerciements que le Pape Léon X lui envoya le 21 mai 1521
(et non 1522, date que porte la lettre reproduite par Risco au t. XXXIX, p. 108,
de Espana Sagrada, car Léon X était mort le 1er décembre 1521). Une lettre du
nonce Vianesio Albergati à Pedro Mârtir de Angleria, qui est du mois de novembre
1521, met en relief l'importance de l'évêque d'Oviedo qu'il évoque ainsi: «El obispo
de Oviedo que empuna las riendas del Real Consejo...» (Documentos Inéditos...,
t. XII, p. 219, épître 743). Il n'était cependant pas membre du Conseil Royal, au
sens strict du terme. Le président de ce Conseil était, d'ailleurs, l'archevêque de
Grenade. Après la fin des Comunidades, il fut chargé par les gouverneurs de régir
les biens des Comuneros, mis sous séquestre (voir Memorial Histôrico, t. XXXVIII,
p. 448). A ce titre, il écrivit par exemple au Roi le 19 septembre 1521 (ibid., p. 483)
et reçut une lettre de l'évêque de Zamora datée du 2 septembre 1521 (ibid,, p. 523).
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 317, fol. 213 v°.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 317, fol. 223 r°: «Su S. Rma. hovo plazer de las diligencias
que se han hecho sobre las obras de martin luther el quai fue ya condenado por
hereje por sentencia scrita de mano de su Cesarea Mad. y si algunos libros se hallasen
hagase de ellos conforme a la provision de su S. Rma. sin dar lugar en manera alguna
a lo contrario que asi cumple al servicio de dios».
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 127

le Cardinal Adrien, exprimait sa satisfaction parce qu'ils avaient mis la


main sur des écrits du moine augustin:

«Tambien avemos plazer que se hayan cobrado los libros y


escripturas de martin luther que se han hallado por las causas
que vos havemos scrito en todo caso se quemen el dia que
hizierdes el acto conforme a lo que dezis en vuestras letras» 1.
Entre 1521 et 1523, ce sont les seules traces que nous ayons trouvées
de livres de Luther interceptés par l'Inquisition. Il est vrai que, comme
nous le disions au début de. cet article, nous ne disposons que d'une
documentation très partielle. Il est vraiment regrettable que la correspondance
avec les autres# Inquisiteurs ait disparu, de même que la correspondance
adressée par les Inquisiteurs au Conseil, laquelle aurait pu nous renseigner,
en particulier, sur le nombre de livres saisis dans les divers districts inqui-
sitoriaux.
Quoi qu'il en soit, une phrase d'une lettre adressée par le Conseil
de l'Inquisition aux Inquisiteurs de Navarre, le 7 mai 1523, nous prouve
que plusieurs autodafés de livres' de Luther eurent lieu mais que le
Conseil était conscient qu'il restait toujours des écrits du moine augustin
en Espagne:

«las (obras de Lutero) que se han podido cobrar se han quemado


en las Inquisiciones» 2.
Est-ce pour cette raison que l'Inquisition laissera se répandre en
Espagne les réfutations des thèses luthériennes sans voir, dans un premier
temps, le danger qu'elles pouvaient représenter?
*
* *

En juin 1521, les ouvrages qui réfutaient les doctrines luthériennes


étaient connus en Espagne, si l'on en croit la lettre que Pedro Mârtir de
Angleria adresse au Marquis de los Vêlez 3.
Parmi les réfutations que suscitèrent, à travers toute la chrétienté,
les doctrines de Luther, il en est au moins deux qui, à la fin de 1520 ou
en cette année 1521, furent écrites par des Espagnols.
Le premier de ces ouvrages est dû à l'humaniste majorquin Jaime

1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 317, fol. 259 r°.


2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 13 v°.
3 Documentes Inéditos..., t. XII, p. 165, épître 722. Il est vrai que dès le mois de
septembre 1520, Mârtir de Angleria fait déjà allusion à ces réfutations (voir épître
689, t. XII, p. 70). Mais comme cette épître contient une lettre de Valdés qui est
nettement postérieure, il est difficile de lui faire confiance (au sujet de ces deux
épîtres, voir note 4, p. 119).
1 28 A. REDONDO

Olesa 1. On n'a pu retrouver, jusqu'à présent, un seul exemplaire de ce


livre dont le titre, d'après Bover, était Jacobi de Olesia contra errores
Martini Lutheri 2. Olesa envoya son œuvre au Pape Léon X qui le fit
remercier dans une lettre datée du 4 février 1521 3. Peu après, Olesa
envoya à Rome un deuxième exemplaire de son œuvre légèrement
modifiée. Le Pape étant mort, le Cardinal de Santa Cruz envoya à
l'humaniste, le 16 février 1522, une nouvelle lettre de remerciements
de laquelle il ressort que l'ouvrage d' Olesa était remarquable et fut prisé
de Léon X *.
Il est très possible que la réfutation d' Olesa ait été connue en Espagne.
En 1521 également, le dominicain Cipriano Benêt, aragonais d'origine,
publiait un livre contre Luther5. En effet, en 1512 et en 1516, il avait
fait paraître un ouvrage sur l'Eucharistie. En 1521, il le remania quelque
peu de façon à en faire une œuvre polémique contre le moine de
Wittenberg et le donna aux presses sous le titre: De sacrosancto Eucharistie
Sacramento et de eiusdem ministro nova admodum et facillima quodlibeta
contra heresiarcham Martinum sacramenta discutientem per Ciprianum
Beneti, Aragonensem, Ord. PredicatDrum, Professorem et sacre théologie
doctorem Parisiensem ac in geminasio Urbis eiusdem facultatis cathedram
regentis nuperrime édita. Cet ouvrage, dédié à Don Juan Manuel,
renferme 13 questions avec leurs réponses sur l'intention du prêtre et les
paroles de la Consécration, une conclusion sur la certitude de la foi et
une diatribe contre Luther dans laquelle il promet un traité en 6 livres
contre le moine augustin. Ce traité devait porter sur l'autorité de l'Eglise
Romaine, la primauté du Souverain Pontife, les obligations de combattre
l'hérésie qui incombent au prince chrétien et les inconvénients de réunir
un concile. Il ne semble pas que cette dernière œuvre ait été jamais
écrite, du moins n'en connaît-on aucun exemplaire 6.

1 Voir Melquiades Andrés Martin, ■ Adversarios espanoles de. Lutero en 1521 in Revista
de Teologia Espanola, Madrid, t. XIX (1959), pp. 175-185 et plus particulièrement,
pp. 180-181.
2 Joaquin Maria Bover, Biblioteca de escritores de Baléares, 2 tomes, Palma, 1868; voir
pp. 19-20 du t. II.
3 Cette lettre a été publiée par J. M. Bover, Memoria biogrâfica de los mallorquinos
que se han distinguido en la antigua y moderna literatura, Palma, 1842.
4 Cette lettre qui se trouve dans les archives de la famille Olesa a été reproduite par
Melquiades Andrés Martin, Adversarios espanoles..., op. cit., p. 181. D'après Bover,
Biblioteca..., op. cit., t. II, p. 20, le Cardinal de Santa Cruz aurait adressé à Olesa
une lettre datée du 12 février 1522.
6 Voir Melquiades Andrés Martin, Adversarios espanoles..., op. cit., pp. 182-183.
Cipriano Benêt était né à Aldeba (Huesca). Il avait fait ses études à la Sorbonne
où il prit le grade de docteur en théologie. C'était un théologien réputé qui écrivit
plusieurs livres.
6 Cipriano Benêt aurait prononcé un discours contre Luther le jour où les livres
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 129

Sans doute le livre de Benêt fut-il lu en Espagne, ne serait-ce que dans


les milieux ecclésiastiques.
En 1526, ce fut Juan Ginés de Sepûlveda, l'Espagnol implanté en
Italie 1, qui entra en lice contre le moine de Wittenberg avec son traité
De fato et libero arbitrio adversus Lutherum 2 qui fut connu par les clercs
espagnols.
D'autres réfutations de Luther, étaient également lues dans les >Uni-
versités, par les théologiens en particulier. Ainsi, à Alcalâ, la bibliothèque
du collège de San Ildefonso possédait d'après un inventaire dressé vers
1523: Apologia contra martinum gluterium... Pierius contra marli-
num gluterium 3. Dans un inventaire établi vers 1526, on remarque que
la bibliothèque s'était enrichie de: Clitopeus contra luterium... De primalu
Pétri contra lucterium... .Disputatio contra Martinum luterium *.
Mais les réfutations, directes ou indirectes, des doctrines de Luther
étaient dangereuses parce qu'elles supposaient une exposition au moins
sommaire de ces doctrines, et qu'elles étaient souvent obligées d'admettre
certaines critiques de Luther, comme les critiques externes contre la
dépravation de l'Église du Christ. A plus forte raison, ces réfutations
pouvaient-elles être dangereuses si elles étaient faites par des tenants
de l'Évangélisme, même s'ils continuaient à être orthodoxes. C'est
d'ailleurs le nouvel argument que les ennemis d'Érasme, qui n'avaient
pas désarmé, invoquèrent pour attaquer même les œuvres que
l'humaniste de Rotterdam avait publiées contre Luther à partir de septembre
1524 (De libero arbitrio et Hyperaspistes) et dans lesquelles il prenait
nettement position contre certaines thèses du moine augustin. C'est du
moins ce qui se dégage de la lettre adressée par le secrétaire Juan Pérez
à Charles V, pour lui annoncer qu'il envoie à Alfonso de Valdés le bref
sollicité par les défenseurs espagnols d'Érasme, bref qui menace d'excom.

de ce dernier furent brûlés à Rome. Ce discours, qui porte le titre de Oralio centra
dogmata lutheri, est conservé dans un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane. Il
existe également deux lettres manuscrites de Benêt à la Bibliothèque de l'Escorial
(d'après Melquiades Andrés Martin, Adversarios espanoles..., op. cit., pp. 183-184).
1 Sur Juan Ginés de Sepûlveda, voir en particulier: Alfred Morel-Fatio Historiographie
de Charles V, Paris, Honoré Champion, 1913 (fasc. n° 202 de la Bibliothèque de
l'Ecole des Hautes Etudes), pp. 42-72; Marcel Bataillon, Erasmo..., op. cit., tomss I
et II; Angel Losada Juan Ginés de Sepûlveda a través de su «Epistolario», Madrid,
C. S. I. C, 1949.
2 Voir A. Morel-Fatio, op. cit., p. 43 et M. Bataillon, op. cit., t. I, p. 477.
3 A. H. N., Universidad de Alcalâ, libro 1091, fol. 12 v° (d'après Marcel Bataillon
p. 121, note 3 de son introduction à la réédition qu'il a faite du Diâlogo de doclrina
cristiana de Juan de Valdés, Coimbra, Imprensa da Universidade, 1925).
4 A. H. N., Universidad de Alcalâ, libro 1092 f (d'après M. Bataillon, voir note
précédente).
130 A. REDONDO

munication ceux qui partiront en guerre contre les œuvres de l'humaniste


de Rotterdam qui contredisent celles de Luther 1.
Combien d'Espagnols, en effet, eurent connaissance des doctrines de
Luther à travers les réfutations qu'on en faisait, surtout à partir du
moment où certaines d'entre elles atteignirent le peuple grâce à des
ouvrages écrits en espagnol, comme les catéchismes, dans lesquels elles
apparaissaient à l'occasion? Voici ce qu'en 1559, à propos du Catéchisme
de Fray Bartolomé Carranza, dira Fray Domingo de Rojas, dont nous
avons déjà cité le témoignage:

«En la lection de este libro e de otros taies en romance aunque


se defiendan las verdades de la Iglesia y se opugnen las que les
son contrarias e al fin quede siempre en los dichos libros el canpo
para nosotros no se puede hazer esto sin que venga a la noticia
de los sastres e tundidores e mugercillas las proposiciones de
Luthero Calvino e de los demas; e que tengan y a éstos platica de
lo que antiguamente quando reinaba la simplicidad religiosa
ignoraban aun los mas cuerdos e doctos de el pueblo» 2.

Aussi, l'Inquisition, consciente du danger que représentaient ces


réfutations, en fera-t-elle interdire un certain nombre 3.

Cependant, la curiosité à l'égard de Luther demeurait vive en Espagne,


où les œuvres du moine de Wittenberg, venues des Pays-Bas
continuaient à pénétrer, malgré la vigilance de l'Inquisition.

1 D. A. H., collection Salazar, Ms. A-41, fol. 632, lettre de Juan Pérez à Charles V
écrite le 1er août 1527: «con esta embio al secretario valdes el brève que scrivi
a v. mt. que se embiaria al arçobispo de sevilla para que ponga silencio so pena
dexcomunion que nadie hable contra las cosas de erasmo que contradizen las del
luter» (déjà cité par Antonio Rodriguez Villa, Memorias para la hisloria del asallo
y saqueo de Roma en 1527 por el ejército imperial, Madrid, Imprenta de la Biblioteca
de Instrucciôn y Recreo, 1875, p. 253). Même certains qui ne faisaient pas partie
de ses ennemis déclarés considéraient qu'il valait mieux qu'Érasme n'écrivît plus,
contre Luther y compris (voir la lettre adressée par Hezius à Giberti, le 27 octobre
1523 in M. Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, p. 179). \.
2 Procès de fray Bartolomé Carranza, déjà cité, Archivo Documentai Espanol, t. XIX-1,
p. 89.
3 Ainsi dans une lettre du 19 janvier 1540, adressée par l'Inquisiteur de Navarre, le
docteur Olivén, au Conseil de l'Inquisition, il est dit: «Despues que scrivi a v.s. con
pero bonito no se offreçe cosa que hazer saber a v.s. mas de que en virtud del edicto
se han recogido en esta çiudad algunos libros del cardenal gayetano y de juan equio (?)
y de aljonso dp castro por los quales repruevan muchas eregias en confirmacion de
nuestra fe catholica en especial las heregias de luthero y de sus secazes...» (A. II. N.,
Inquisiciôn, libro 785, fol. 203 r°).
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 131

Le retour de la Cour en Espagne avait dû développer, comme nous


l'avons déjà dit, la connaissance que les Espagnols avaient du moine
augustin et de ses doctrines.
D'autre part, n'étaient-ce pas les ennemis d'Érasme eux-mêmes qui
incitaient les clercs à lire les œuvres de Luther, malgré les édits de
l'Inquisition, et ce, du moins jusqu'à la fin de 1524, c'est-à-dire jusqu'à la prise1
de position de l'humaniste de Rotterdam contre Luther? Ils affirmaient,
en effet, qu'Érasme était le père spirituel du moine augustin, ou
comme ils disaient, qu'Érasme avait pondu l'œuf et que Luther l'avait
couvé. Diego Lôpez Zûniga, lui-môme, dans un libelle fameux écrit contre
Érasme et publié en 1522, disait qu'on ne trouvait rien dans les écrits
de Luther qu'on n'eût pu lire dans ceux d'Érasme 1.
Aussi, parmi ces clercs qui aspiraient à un renouveau de la
religion, qui avaient lu et apprécié Érasme, certains désiraient lire les
œuvres de Luther. C'est bien ce qui se produisit en Biscaye, en 1523.
En effet, le 7 mai 1523, le Conseil de l'Inquisition présidé par Fray
Garcia de Loaysa 2, fort inquiet parce qu'il avait appris que des livres
de Luther venant des Pays-Bas avaient pénétré en Biscaye, écrivait aux
Inquisiteurs de Navarre pour les en informer et leur demander de prendre
les mesures qui s'imposaient:

«...Agora avemos sido informados que los del pasaje tomaron


una nao muy rica a los franceses la quai diz que ellos avian
tornado a unos valencianos viniendo de flandes y que en ella
avia una area llena de libros de las obras del dicho lutero y de
sus secaces y que los dichos libros se repartieron por algunos
bachilleres clerigos y otras personas de la tierra y por ser esto
cosa de tan grande escandalo y tanto deservicio de Dios y contra
nuestra santa fe catholica se a proveydo que se cobren a vuestro
poder todos los dichos libros y qualesquiere traslados dellos si
por ventura fuesen sacados como mas largamente vereys por la
provision que sera con la présente...» 3.

1 Voir Marcel Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, p. 145 et suiv.


2 Le Cardinal de Tortose devint Pape sous le nom d'Adrien VI le 9 janvier 1522,
mais il conserva son titre d'Inquisiteur Général d'Espagne jusqu'au 10 septembre
1523 où il délivra une bulle en faveur de Don Alfonso Manrique archevêque de
Seville qui devint donc Inquisiteur Général (cette bulle se trouve à Y Archivo Histô-
rico National: Côdices, libro 2, n° 49). Comme Adrien devait quitter l'Espagne,
le 20 février 1522 il désigna comme Président du Conseil de l'Inquisition Fray
Garcia de Loaysa, général de l'ordre des Dominicains, en attendant la nomination.
. d'un nouvel Inquisiteur Général (A. H. N., Inquisition, libro 572, fol. 333 r°).
Le jour même de son départ, le 5 août 1522, à Tarragone, il confirma cette
nomination (A. H. N., Inquisition, libro 317, fol. 368 r°). Fray Garcia de Loaysa, le futur
confesseur de Charles V, fit donc office d'Inquisiteur Général jusqu'au moment où
Don Alonso Manrique prit possession de sa charge.
3 A. H. N., Inquisition, libro 319, fol. 13 v°-14 r°.
132 A. REDONDO

Si cette lettre ne nous renseigne pas sur le nombre de livres de Luther,


ni sur leurs titres, elle nous confirme que, malgré les interdictions de
l'Inquisition, les Espagnols qui avaient étudié la théologie, bacheliers et clercs,
étaient fort curieux de connaître les doctrines luthériennes. Combien
enfreignirent ces interdictions? Par ailleurs, c'était bien des Pays-
Bas que venaient les livres du moine augustin, comme nous l'avons déjà
souligné, et un des points de pénétration en Espagne-était Valence: le
navire devait en effet rejoindre cette ville; de plus, en 1521, ce fut à
Valence que l'Inquisition saisit des livres de Luther.
Cette affaire fut jugée d'une telle importance par le Conseil de
l'Inquisition qu'il demanda au roi d'ordonner au corrégidor de la province
de Guipuzcoa d'aider les Inquisiteurs de tous ses efforts. Le 15 mai 1523,
l'Empereur fit adresser une cêdula dans ce sens au corrégidor K Mais,
comme les Inquisiteurs de Navarre, malgré les recommandations qu'on
leur avait envoyées, ne semblaient pas pressés d'effectuer les recherches
nécessaires, le Conseil, dans une lettre datée du 11 novembre 1523, les
admonesta et leur enjoignit de s'enquérir sans délai des ouvrages de Luther
disparus 2. Le lendemain, 12 novembre, il adressait les mêmes
remontrances plus particulièrement à l'Inquisiteur Rodrigo de Ayala et joignait
à sa lettre un mémoire pour lui préciser ce qu'il devait faire. Il fallait qu'il
se rendît à Santander, Tolosa, Saint-Sébastien, Renteria, Ofiate, Léniz,
Mondragôn, Vergara, Durango, etc.... et partout, sur son passage, il
devait, après un sermon et la lecture des édits, inciter son auditoire à
révéler ce qu'il savait sur les livres de Luther recherchés 3. Peu après,
le 26 novembre, dans une lettre adressée aux Inquisiteurs de Navarre,
le Conseil se déclarait satisfait d'apprendre qu' Ayala avait commencé
son périple 4. Le 13 janvier 1524 enfin, l'Inquisiteur Général écrivait
lui-même à Ayala pour le féliciter des résultats obtenus:

«tambien-vimos-' e/ memorial de los libros que haveys cobrado


deveys luego embiarnos losrtodos a muy buen recaudo-con
persona cierta y segura liados y sellados de manera que en
ninguna forma se puedan leer para que vistos se provea lo que
fuere servicio de dios y de sus magestades» 5.

1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 250, fol. 84 v°-85 v°.


2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 42 r°.
3 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 43 r°-43 v°. A ce moment-là, les deux
Inquisiteurs de Navarre étaient le Docteur Rodrigo de Ayala et le licencié Francisco
Gonzalez de Frexneda (voir, par exemple, A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 56 r°-
56 v° et 86 v°, les ordres de paiement en faveur des Inquisiteurs de Navarre).
4 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 46 v°.
6 .4. H. N., Inquisiciôn, libro 31 n. fol. 56 v°-57 r°. Le mémoire des livres de Luther
a évidemment disparu.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 133

A la Cour, l'affaire eut un grand retentissement puisque Martin de


Salinas, dans une lettre du 25 juin 1524 adressée à l'Infant Ferdinand,
dont il était le chargé d'affaires auprès de Charles V, en parle alors que
tout était fini depuis cinq mois. Il insiste sur les ravages que les livres de
Luther auraient pu causer s'ils étaient arrivés à Valence («fuera peor que
lo de alli»), mais il ne se rend pas compte que d'autres envois de ce genre
avaient dû être faits sans que l'Inquisition l'apprît (celui-ci n'avait-il pas
été découvert par le plus grand des hasards?). Il se demande en outre
si en Guipuzcoa où les délits de sorcellerie ont été fréquents, ces livres
n'ont pas laissé quelque trace. Le danger couru a été d'autant plus grand
que Luther est présent dans tous les esprits et au centre de toutes les
conversations:

«hay tanta memoria de lo de Luterio que en otra cosa no se


habla» 1.

La curiosité à l'égard du moine augustin était en effet vive; elle


explique que l'Inquisition ait été obligée d'intervenir plusieurs fois, entre 1523
et 1525, à l'occasion de la découverte de livres hérétiques.
Le 31 août 1524, le Conseil de l'Inquisition, dans une lettre adressée
aux Inquisiteurs de Valence, leur ordonnait de faire brûler de grand
livre d' œuvres de martin luther que leur a porté un libraire» et de rechercher
s'il n'en existait pas d'autres semblables 2.
Peu après, ce fut en Aragon que l'on saisit des œuvres du docteur de
Wittenberg, venues de France. Il semble, d'après la lettre envoyée
le 27 janvier 1525 par l'Inquisiteur Général aux Inquisiteurs d'Aragon,
que certains Espagnols aient été en relation avec le «cercle de Meaux»
et que les livres du moine augustin soient ainsi parvenus en Espagne 3:

1 La collection de lettres que Martin de Salinas écrivit entre 1522 et 1539 à l'Infant
Ferdinand se trouve à la Bibliothèque de l'Académie de l'Histoire. Elles ont été
publiées par Antonio Rodriguez Villa dans le Boletin de la Real Academia de la
Hisloria aux tomes XLIII (1903), pp. 5-240, 393-432; XLIV (1904), pp. 5-178,
285-506; XLV (1904), pp. 16-143, 369-405; XLVI (1905), pp. 5-44, 177-220. La
lettre que nous utilisons se trouve au t. XLIII, p. 175 (cette lettre avait déjà été
citée par Menéndez y Pelayo in Historia de los heterodoxos, op. cit., t. III, p. 392)-
D'après Salinas, le navire aurait transporté deux grands tonneaux remplis de livres
de Luther. Ces livres furent trouvés lorsque les Espagnols eurent récupéré le bateau.
Ils furent brûlés à terre, sauf quelques-uns qui purent être subtilisés.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 119 v°. Il s'agit encore de Valence, ce qui vient
confirmer ce que nous avons écrit: Valence était un des points de pénétration des
œuvres de Luther, en Espagne.
3 Dans le t. XVI de l'Histoire de l'Église depuis les origines jusqu'à nos jours, qui porte
pour titre, La crise religieuse du XVIe siècle (Bloud et Gay, .Paris, 1950), E. de
Moreau écrit, p. 136: «Des indications sommaires et éparpillées permettent de croire,
dès ces premières années, à une diffusion considérable des traités hérétiques: à Lyon
134 A. REDONDO

«El secretario Juan Garcia nos ha hecho relacion como


estavan determinados de quemar ciertas obras de fray martin
luter que se havian hallado en esse reyno para el dia de sant
valero (...) tenemos grande dolor de lo que scrivistes se hizo
en francia en el obispado de meaux deveys con mucha diligencia
entender en que se busquen por todo esse reyno todas las obras
del dicho martin Inter que sintieredes que se han traydo...» 1.
Le 8 février 1525, Martin de Salinas apprenait à l'Infant Ferdinand,
dans une lettre qu'il lui adressait, que les Vénitiens avaient envoyé en
Espagne trois galères chargées de livres de Luther, qui devaient débarquer
leur cargaison dans un port du royaume de Grenade. Mais le corrégidor,
prévenu, avait fait emprisonner les capitaines et les équipages et mis
tous les biens transportés sous séquestre, en attendant une décision de
l'Empereur 2.
Le 12 avril 1525, l'Inquisiteur Général qui se trouvait à Madrid avec
la Cour, adressait au Vicaire Général d'Alcalâ une lettre pour lui donner
l'ordre de faire rechercher des livres hérétiques qui avaient été envoyés
à l'Université:
«hazemos saber que a nuestra noticia es venido que de pocos dias
a esta parte se han traydo a essa universidad ciertos libros im-
pressos sobre la exposicion del salterio hecha por uno llamado
Joannes pomerari (sic) ques obispo de vetanverga (sic) la quai
diz que viene auctorizada por el malvado heresiarca leutero
e intitulada al duque de Saxonia su patron y protector y que
allende desto contiene en si diversos errores contra la nuestra
sancta fe catholica» 3.

(octobre 1520) ... à Meaux (1523)... Pour plusieurs de ces villes ou régions, par
exemple pour Meaux, les textes supposent une pénétration déjà assez profonde, et
jugée inquiétante, des ouvrages hérétiques».
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 153 v°.
2 Boletin de la Real Academia de la Historia, t. XLIII (1903), p. 239 (ce texte avait
déjà été utilisé par Menéndez y Pelayo in Historia de los heterodoxos, op. cit., t. III,
p. 393). — Pour Martin de Salinas, il s'agit de la deuxième tentative des luthériens
(la première était celle de Biscaye) pour introduire des livres du moine de Wittenberg
dans un point névralgique du royaume. Mais il est permis de se demander si d'autres
tentatives fructueuses, elles, ne précédèrent pas (ou ne suivirent pas) celle-ci. En
effet, un an auparavant, Alonso Sânchez, l'ambassadeur de Charles V à Venise,
annonçait à l'Empereur que l'hérésie luthérienne gagnait beaucoup de terrain dans
cette république: «Que el cardenal campegio va legado a alemafia por las cosas de
lutero... y que aquel diablo se extiende mucho y que en venecia hay muchos de su
opinion». (L'original, chiffré, de cette lettre, se trouve dans la Bibliothèque de
l'Académie de l'Histoire, collection Salazar, Ms. A-30, fol. 273. Mais des extraits
déchiffrés ont été copiés dans le même manuscrit au fol. 277 v°; c'est un de ces extraits
que nous reproduisons.)
8 A. H: N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 177 r°-177 v°. Si ce document est parvenu
jusqu'à nous, c'est parce que le secrétaire qui l'a transcrit s'est trompé de registre
et l'a inséré dans le registre de la correspondance envoyée aux Inquisiteurs des divers
districts de la Couronne d'Aragon.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 135

II lui demandait de prendre toutes les dispositions nécessaires pour


retrouver ces livres dangereux: publication d'édits et de «censures» dans
les églises et perquisitions effectuées par les Inquisiteurs.
Le même jour, l'Inquisiteur Général, qui avait été averti que de
nombreux livres de Luther et de ses «adeptes» se trouvaient en Espagne,
signait un édit qui enjoignait à tous ceux qui possédaient des œuvres
interdites de les livrer au Saint-Office, dans un délai de six jours, sous
peine d'excommunication:

«...el promotor fiscal de la fe paresçio ante nos e nos hizo relaçion


que a su notiçia era venido que algunas personas con poco temor
de dios y en grande dano y peligro de sus conçiençias y mucho
menospreçio de los mandamientos apostolicos han traydo en
espana y tienen muchos libros y escripturas de las obras hechas por
el malvado heresiarcha leutero y sus secaçes que contienen en si
muchos errores y heregias. E nos pidio que proçediesemos contra
las taies personas...» 1.

Cet édit fut publié à Madrid les jours suivants: le 14 avril dans l'église
de San Ginés et dans le couvent des Dominicains, le 16 avril dans l'église
de Saint-Nicolas et dans l'église de Saint-Martin, le 17 avril enfin, dans
l'église de Saint-Michel. Il ne nous est connu que par le procès de Vergara
et nous ne savons pas si, à la suite de sa publication, beaucoup de livres
hérétiques furent apportés aux Inquisiteurs.
Dans les ordres religieux également, l'influence luthérienne devait
se faire sentir.
Le 26 février 1525, Charles V écrivait au duc de Sessa, son
ambassadeur à Rome pour lui demander d'obtenir du Pape l'annulation d'un
bref accordé par Léon X à l'ordre des Augustins, qui soustrayait les
moines de cette congrégation à l'emprise de l'Inquisition. En effet, le jour
des Saints-Innocents (donc le 28 décembre 1524), on s'aperçut qu'on
avait brûlé un christ qui se trouvait dans la cathédrale de Burgos, et
pour lequel les fidèles avaient une grande dévotion. Le scandale provoqué
avait poussé les Inquisiteurs à faire une enquête, au terme de laquelle il
apparaissait qu'il y avait de fortes présomptions pour que les coupables
fussent des moines augustins:

«...han hallado grandes yndicios que lo hezieron algunos frailes


del monasterio de sant .agustin de dicha ciudad (Burgos) y
paresce imitacion de la doctrina del heresiarcha leuter de su horden

1 Le texte de cet édit se trouve dans le procès de Vergara, au fol. 5 r°-v°. Il a été
reproduit par J. E. Longhurst, pp. 107-108, t. XXVIII (1958) des Cuadernos de Ilis-
toria de Espana.
136 A. REDONDO

que afirma y ensena que no ha de aver ymagenes en las


yglesias...» x

Beaucoup de religieux de la même congrégation que Luther


sympathisèrent avec lui et adoptèrent ses thèses dans plusieurs pays de la
Chrétienté. Il est donc très possible qu'en Espagne, également, des moines
augustins aient pu se sentir attirés par les doctrines luthériennes. Il est
significatif qu'un colporteur, à Salamanque, offre et vende à un moine
augustin, étranger il est vrai mais parlant l'espagnol, un livre de Luther,
en 1531 2. N'était-ce pas parce que les augustins avaient la réputation,
en Espagne aussi, d'être sensibles aux thèses du docteur de Wittenberg,
que cette offre avait été faite?
Les Franciscains échappèrent-ils à la contamination? Nous n'avons
aucun renseignement précis à ce sujet. Cependant, si l'on en croit le
témoignage de Celse Hugues Décousu poursuivi comme luthérien par
l'Inquisition de Tolède, à partir de 1532, une tentative au moins eut lieu
pour amener au luthéranisme un des personnages principaux de l'ordre
franciscain en Espagne, lequel aurait pu, par son exemple, provoquer
d'autres adhésions.
En effet, Celse Hugues Décousu raconte qu'en 1524, alors qu'il
revenait de Vitoria, où se trouvait l'Empereur 3, et se rendait à Barcelone, il
avait rencontré entre Saragosse et Igualada un moine franciscain, docteur
en théologie, originaire de France, qui revenait, lui, de Saint-Jacques
et de la Cour de Sa Majesté. Ce moine s'était converti au luthéranisme,
en Allemagne, en entendant disputer le docteur de Wittenberg. Il venait
en Espagne pour gagner à sa cause un certain Fray Alonso qui joua.t
un rôle important dans l'ordre de Saint-François 4. Les démarches de ce

1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 247, fol. 34 r°.


2 Procès de Fray Bernardo (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 190, n° 4). Ce procès n'est pas
folioté; voir l'interrogatoire du 13 Mai 1531.
La majeure partie de ce procès a été reproduite par Ernest Mérimée dans son
article Proceso de fray Bernardo, de los Agustinos de Tolosa de Francia (1531),
inclus dans Homenaje ofrecido a Menéndez Pidal, t. I, Madrid, 1925, pp. 843-848.
3 Procès de Hugo Celso (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 110, n° 7 (ancien 22)J. Ce procès
n'est folioté qu'en partie; voir l'interrogatoire du 9 janvier 1534. Charles V avait
en effet résidé avec la Cour à Vitoria du 6 janvier au 6 mars 1524 (d'après Foronda
y Aguilera, Estancias..., op. cit.). Sur Celse Hugues Décousu, voir l'article de Marcel
Bataillon, Vagabondages de Celse Hugues Décousu, jurisconsulte bourguignon in
Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, Paris, Droz, t. III (1943), pp. 190-213.
4 Procès de Hugo Celso, interrogatoire du 9 janvier 1534. Voici comment le moine
français («fray tal popa») se serait converti au luthéranisme: «el avie sido en la cibdad
de ulma en alemafia con otros muchos doctores que fueron llamados contra lutero/
el quai lutero guiado por su magestad segun dezia el dicho fray popa avia paresçido
en la dicha cibdad de ulma e ofresçiose el dicho lutero de mantener sus conclusiones
o en publico o en secreto como su magestad quisiese e de sustentallas e que paresçio
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 137

Franciscain eurent-elles lieu, et dans ce cas, fut-il à l'origine d'une


pénétration des idées luthériennes dans l'ordre des frères mineurs?1. Nous
ne disposons d'aucun élément de réponse 2.
Quoi qu'il en soit, on assiste en Espagne, entre 1523 et 1525, à une
offensive luthérienne qui fait suite à celle de 1521. Cela explique les
mesures qui sont prises alors contre les premiers illuminés.

*
* *

Pour comprendre les poursuites engagées contre les premiers illuminés


par l'Inquisition il est nécessaire de reprendre les faits chronologiquement.
En 1519, Pedro Ruiz de Alcaraz, «contador del sefior conde de Priego»,
est dénoncé à l'Inquisition de Tolède, ainsi que la beata Isabel de la Cruz,

a su magestad que no dévia fazer este auto en publico sino en secreto y con theologos
que para ello avia llamado su magestad asi de ytalia como de espafla e de alemafia
e de francia / e dezia el dicho fray popa que por muchos dias disputaron muchos y
diversos doctores contra el dicho lutero / e que ninguno le pudo convencer al dicho
lutero quel oviese herrado / antes que los doctores que llamavan al dicho lutero
hereje que tenian harto que hazer en defenderse que no paresçiesen ellos ser herejes
por donde dezia el dicho fray popa a este déclarante que el dicho lutero le avia
convertido a su secta». Dix ans après sa rencontre avec le franciscain, les souvenirs
de Celse Hugues Décousu semblent quelque peu confus. Le franciscain avait dû lui
parler de la comparution de Luther à la Diète de Worms, et faire allusion aux
démarches qui eurent lieu en privé auprès du docteur de Wittenberg du 19 au 25 avril 1521 (le
moine augustin quitta Worms le 26 avril) pour essayer de le ramener à l'Église
catholique et empêcher ainsi la désunion des Chrétiens. Il est très possible que le
franciscain ait eu ensuite des contacts à Ulm avec les réformateurs luthériens Eberlin
et Kettenbach qui justement appartenaient à l'ordre de Saint François (voir à ce
sujet Emile G. Léonard Histoire générale du Protestantisme, op. cit., t. I, p. 84).
1 D'après Emile G. Léonard, op. cit., t. I, p. 235 (qui ne cite cependant pas de source
précise), le franciscain espagnol Fray Francisco de los Angeles qui, en 1523, allait
être élu général de son ordre (et réélu en 1526), aurait déclaré en 1520 au réformateur
de Bâle, Conrad Kûsner dit Pellicanus, lui aussi franciscain, qu'il admettait
beaucoup des opinions de Luther.
2 D'après^- J. A. Llorente, Historia critica..., op. cit., t. III, p. 50, le Pape Clément VII
aurait délivré une bulle le 8 mai 1526 qui habilitait le général et les provinciaux
de l'ordre de Saint François à absoudre en confession les franciscains espagnols qui
avaient adhéré à l'hérésie luthérienne mais s'étaient repentis. En réalité cette bulle
qui se trouve à Y Archive* Histôrico Nacional (Côdices, libro 2, n° 63), et porte la
date du 8 mars 1526, fait allusion à l'hérésie qui s'est développée en Allemagne du
Nord et du -Sud et qui de là a gagné d'autres parties du monde, et autorise le général
et les provinciaux à absoudre les franciscains qui étaient tombés dans les erreurs
luthériennes mais les avaient abandonnées. Il semble bien que la bulle se réfère
aux franciscains allemands dont un assez grand nombre avait suivi le moine de
Wittenberg.
L'affirmation de Llorente s'explique sûrement par le fait qu'il a dû prendre son
renseignement dans un registre du XVIIIe siècle (A. H. N., Inquisiciôn, libro
1262) qui contient le résumé des bulles et des brefs qui intéressent les royaumes
138 A. REDONDO

par Mari Nunez, qui habite Guadalajara 1. Les accusations de Mari Nûnez
seront confirmées par d'autres témoins 2.
De ces accusations il ressort que Pedro Ruiz de Alcaraz et Isabel
de la Cruz 3 professaient qu'il fallait s'abandonner à l'amour de Dieu

espagnols et qui avaient été envoyés aux souverains, à l'Inquisition, etc. Or ce


registre donne comme date de la bulle le 8 mai 1526 (fol. 35 v°) et présente la bulle d'une
façon très générale sans mentionner l'Allemagne. Comme tous les documents qui se
trouvent dans ce registre ont trait à l'Espagne, Llorente a dû en déduire logiquement
que cette bulle se rapportait aux franciscains espagnols. Si cette bulle se trouve
parmi des bulles et des brefs qui intéressent l'F.spagne, c'est vraisemblablement
parce que Fray Francisco de los Angeles, le général des franciscains, devait alors
être en Espagne, auprès de Charles V, et que, d'autre part, ce document concernait
des franciscains qui se trouvaient sur des terres qui dépendaient de l'Empereur.
1 Le procès de Pedro Ruiz de Alcaraz est parvenu jusqu'à nous, A. H. N., Inquisiciôn,
leg. 106, n° 5 (ancien n° 28). Celui d' Isabel de la Cruz est perdu, mais des extraits
en ont été joints à celui d' Alcaraz. Serrano y Sanz dans son article Pedro Ruiz de
Alcaraz, iluminado alcarreno del siglo X VI, contenu dans la Revista de Archivos,
Bibliotecas y Museos, t. I, pp. 1-16 et 126-137, a publié certaines pièces du procès
d'Alcaraz. Les deux actes d'accusation contre Alcaraz ont été reproduits presque
textuellement par V. Beltrân de Heredia dans son article El edicto contra los alum-
brados del reino de Toledo (publié dans Revista Espanola de Teologia, t. X (1950),
pp. 105-170).
J. E. Longhurst dans son article La beata Isabel de la Cruz ante la Inquisiciôn
publié dans les Cuadernos de Historia de Espana, tomes XXV-XXVI (1957), pp. 278-
303, reproduit toutes les parties du procès de la «beata» qui sont incluses dans
celui d'Alcaraz.
Sur les illuminés, voir en particulier: Boehmer (Eduard), Franzisca Hernandez
und Frai Franzisco Ortiz, Leipzig, 1865; Llorca (Bernardino), Die Spanische
Inquisition und die Alumbrados (1509-1667), Berlin, Ferd Dûmmlers Verlag, 1934; M.
Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, pp. 194 et suiv.; John E. Longhurst, Alumbrados,
erasmistas y luteranos en el proceso de Juan de Vergara, article qui précède la
publication du procès de Vergara (Cuadernos de Historia de Espana, t. XXVII (1958).
pp. 99-125).
Sur Alcaraz plus particulièrement, voir: Serrano y Sanz, Pedro Ruiz de Alcaraz,
op. cit., et le suggestif article de Angela Selke de Sanchez, Algunos datos nuevos sobre
los primeros alumbrados publié dans le Bulletin Hispanique, t. LIV (1952), pp. 125-152.
2 Six témoins déposent en 1519: Mari .Nûnez «muger-por- casar- criada de-la senora
Dofla Juana de Valencia, vecina de Guadalajara», le 13 mai 15Î9 (fol. 39 r° et suiv.) et
le 13 juin 1519 (fol. 40 r° et suiv.); Hernando Diaz «clerigo vecino de Guadalajara»,
le 11 juin 1519 (fol. 46 r° et suiv.); Pedro de Rueda «capellan de la senora dofia mencia
de mendoça vecino de Guadalajara», le 14 juin 1519 (fol. 48 r° et suiv.); Juana de
Ortega «muger por casar duefïa de la senora dorla mençia de mendoça vecina de
Guadalajara», le 14 juin 1519 (fol. 53r°et suiv.); Gonzalo Pâez «clerigo capellan del serlor
duque del infantadgo vecino de Guadalajara», le 16 juin 1519 (fol. 54 r°); Inès de
San Juan «monja professa de la orden de cistel en la casa de sant bernardo extra-
muros de Guadalajara», le 18 juin 1519 (fol. 54 v°). Un témoin dépose en 1520:
Diego de Buenaventura «beato estant en la hermita de san miguel de la hoz de la villa
de pliego natural de trujillo», le 26 avril 1520 (fol. 99 r° et suiv.), dont le témoignage
n'apporte rien de nouveau.
3 On ne peut dissocier les noms d'Alcaraz et d'Isabel de la Cruz. Les témoignages se
rapportent très souvent à tous les deux. Dans un premier temps, tout au moins,
Isabel de la Cruz semble avoir eu une grande influence sur Alcaraz. Leurs procès
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 139

et par suite abandonner la volonté humaine à la volonté divine pour


laisser agir celle-ci 1. Aussi se voulaient-ils libres de toute «entrave». Pour
celui qui s'était abandonné à Dieu point n'était besoin de recueillement
ni de lieu déterminé 2, ni d'effort pour revivre la Passion 3, ni de jeûnes,
ni d'abstinences, ni de pratiques extérieures, ni même de bonnes œuvres,
comme les œuvres de miséricorde 4. Pour la même raison, les
excommunications ne pouvaient-elles avoir de valeur 5. Par ailleurs, en s'abandon-
nant à Dieu, ils ne pouvaient plus pécher, ni véniellement, ni mortellement,
puisqu'il leur avait fait don de Sa grâce 6. Leur conscience ne leur
reprochait donc rien quand ils s'étaient abandonnés à Dieu et s'ils se
confessaient, c'était pour ne pas causer de scandale parmi les gens 7. Ceux qui
pleuraient leurs péchés étaient pour eux des «propriétaires d'eux-mêmes» 8.

se dérouleront d'ailleurs parallèlement et ils subiront des peines semblables. En 1530,


après leur condamnation, alors qu'ils étaient en prison, leur gaôlier vint informer
les Inquisiteurs d'un nouveau délit d'Alcaraz: celui-ci s'arrangeait pour parler
avec Isabel de la Cruz (Procès d'Alcaraz, fol. 437 r°, audience du 10 décembrel530).
1 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «dixo a este testigo que el
amor de dios en el nombre es dios y que (...) se dexase a tal amor...». Déposition du
prêtre Hernando Diaz le 11 juin 1519 (fol. 46 r°): «dezia el dicho pedro ruiz de alca-
raz a este testigo declarando el dexamiento que dios obrava y este testigo le respondia
allegandole autoridades que era menester quel ombre se ayudase que para eso Je
avia dado dios el libre alvedrio...».
2 Déposition de Mari Nûnez le 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «el que esta en el dicho
dexamiento no a menester... reco g imiento ni lugar determinado...».
3 Déposition de Hernando Diaz le 11 juin 1519 (fol. 47 r°): «en las lagrimas que algu-
nos echaban aviendo memoria de la passion de Jhu Xpo le oya dezir este testigo
cosas por do pareçia que burlava dello y que lo ténia por imperfeçion».
4 Déposition de Hernando Diaz le 11 juin 1519 (fol. 46 v°): «a oydo dezir al dicho
pedro ruiz de alcaraz que para que eran estos ayunos y abstinencias que eran ataduras
que libre avia de ser la anima». Déposition de Juana de Ortega du 14 juin 1519
(fol. 53 v°): «que las obras de misericordia y ayunos y otras cosas semejantes que no
ay neçesidad de hazerlas». Déposition de Mari Nûnez du 13 Juin 1519 (fol. 40 r°):
«se avian apartado de los medios con que se solian allegar a dios diziendolo por las
buenas obras que antes, hazian...».
5 Déposition de Hernando Diaz du llftjuin 1519 (fol. 46 r°): «por que son estas
excomuniones estas ataduras... y que sospechava este testigo que lo dezian porque
el anima a de eslar libre...».
6 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «que se dexase a tal amor que
ordena la persona en tal manera que no puede pecar venial ni mortalmente...». Il ne
faut pas croire que cette afirmation conduise à un relâchement moral. Jamais on
n'a pu reprocher aux abandonnés d'être immoraux. Ce que veut dire Alcaraz, c'est
que celui qui s'abandonne à l'amour de Dieu, par un don divin, n'a plus le désir
de pécher. C'est sans doute ce qu'il entend par la formule «que el estava en dios y
dios estava en el».
7 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «que no se confesava syno
por complir con el mundo que no le acusava la conçiençia de nada».
8 Déposition de Mari Nûnez du 13 juin 1519 (fol. 40 r°): «hablando en los que lloravan
sus pecados y en los que hazian penitencia... llamavan los taies estos proprietarios
de si mismos v estos lloraduelos».
140 A. REDONDO

Connaissant la miséricorde divine, ils regrettaient, quant à eux, de n'avoir


pas péché davantage pour jouir de cette miséricorde, en s'abandonnant
à Dieu 1.
En plus de cela, ils affirmaient, selon Mari Nùnez, que le Père s'était
incarné comme le Fils 2 et que l'enfer n'existait pas 3.
Quant à leur source d'inspiration, c'était la Bible 4.
Voilà ce qui se dégage des témoignages: non pas une doctrine, mais
des lignes de force qui rendaient cette forme de religiosité nettement
hétérodoxe dans la mesure où ce sentiment très vif de l'amour de Dieu
(et donc de la foi) conduisait à rejeter pratiquement le libre-arbitre, à
mettre en cause les pratiques et les bonnes œuvres, à rendre la confession
inutile, à rejeter le recueillement, etc.... Or, il faudra1 attendre le mois de
février 1524 pour que Alcaraz et Isabel de la Cruz soient arrêtés. Comment
s'explique ce délai alors que tout le monde savait à Guadalajara qu'ils
avaient été dénoncés comme hérétiques? 5. Ce que l'on peut dire c'est
qu'en 1519 il ne semble pas que les Inquisiteurs aient perçu nettement
le danger, d'autant plus qu'il devait leur être difficile de voir un lien entre
certaines affirmations qu'on prêtait aux accusés et qui pouvaient paraître
plus ou moins saugrenues.
Mais à partir du moment où, à l'occasion des bruits les plus divers qui
couraient sur ceux que les gens appelaient «illuminés, abandonnés ou
larfaits», une enquête eut été ouverte, confiée à l'évêque Campo et au
licencié Mejia, Inquisiteur de Tolède, et eut montré que Alcaraz et Isabel
de la Cruz dogmatisaient, à partir du moment également où les francis-

1 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «le pesava (a Alcaraz)
porque no avia pecado mas...». Déposition de Juana de Ortega du 14 juin 1519-
(fol. 53 v°): «a oydo este testigo dezir varias vezes al dicho pedro de alcaraz que
quisiera aver pecado mas porque dios le oviera perdonado mas».
2 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 40 r°): «que tambien avia encarnado-
el padre como el hijo».
3 Déposition de Mari Nûnez du 13 mai 1519 (fol. 39 v°): «le oyo dezir que no avia
yfierno...».
4 Diego de Buenaventura dit, par exemple, dans sa déposition du 26 avril 1520
(fol. 89 r°) au sujet d'Alcaraz: «es nombre leydo en la brivia e sabe muchas cosas
délia...».
5 Ratification de la déposition de Pedro de Rueda le 2 mars 1525 (fol. 50 v°). Ce
témoin a assisté à une discussion entre Alcaraz et Isabel de la Cruz, après qu'il ont
été dénoncés et voici ce qu'il rapporte: «oy a la ysabel de la cruz quexarse del alcaraz
en su presencia e mia e como demudada diziendo dios lo perdone que hablar vos con
Mari Nunez ha dado causa a todo y enfonces andava publico que ella y hernando diaz
los acusavan de veynte e quatro capitulos que dezian que eran heregias y el alcaraz.
se conocio por culpado y dixo ella tiene razon por cierto...».
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 141

cains illuminés Olmillos et Ocana les eurent dénoncés au Saint-Office,


l'Inquisition fit arrêter Alcaraz et Isabel de la Cruz K
C'est qu'en effet, les accusations portées contre eux en 1519, et que
les Inquisiteurs remettent à jour, prennent une signification nouvelle au
début de 1524. On est en train d'assister à une offensive luthérienne en
Espagne. L'affaire de Biscaye a fait grand bruit. Le nom de Luther est
sur toutes les- lèvresA'2. Dans ce contexte, certaines des «doctrines» de
Pedro Ruiz d'Alcaraz et d' Isabel de- la Cruz, à propos de l'abandon à
Dieu, et donc du libre arbitre et des œuvres, ont une résonnance
étrangement luthérienne.
Les Inquisiteurs ne manquèrent pas de faire le rapprochement, et la
preuve en est qu'une des premières questions que l'on pose à Alcaraz
peu après son incarcération, au cours de son premier interrogatoire,
le 4 mai 1524, est celle-ci:
«fue preguntado si bastaria el amor de dios para se salvar sin
otra obra alguna» 3.
D'autre part, dans les nouvelles dépositions qui sont faites en 1524
contre Alcaraz et que le promoteur fiscal reprend dans l'acte d'accusation
en 22 points du 31 octobre 1524 4, l'on retrouve toutes les accusations
portées contre Alcaraz (et Isabel de la Cruz) en 1519, à propos de l'abandon à
Dieu, plus ou moins nuancées ou accentuées, mais de plus, des accusations
nouvelles, d'esprit luthérien: Alcaraz ne révère pas l'Eucharistie, laissant
entendre par là que le corps de Dieu ne se trouve pas véritablement dans
l'hostie consacrée 5, il affirme que les bonnes œuvres sont faites par les
hommes par propre intérêt et qu'elles ne sont pas valables 6, que l'oraison
doit être mentale et non vocale 7, que la doctrine des saints doit être
délaissée 8, que pour interpréter la parole de Dieu, il n'est point nécessaire
d'être théologien ni lettré, voulant dire par là que tous les fidèles peuvent
boire directement à la source de la religion, qui est l'Évangile 9, que les
pardons et les indulgences ne servent à rien 10.

1 Le processus qui a conduit à l'arrestation d'Alcaraz et d'Isabel de la Cruz est


parfaitement analysé par Angela Selke de Sânchez dans son article déjà cité, Algunos datos
nuevos..., pp. 140-146.
2 Voir ci-dessus le premier témoignage de Martin de Salinas, p. 133.
3 Procès d'Alcaraz, fol. 4 v°.
4 Procès d'Alcaraz, fol. 12 r°-13 v°. Voir cet acte d'accusation dans V. Beltrân de
Heredia, El edicto contra los alumbrados..., op. cit., pp. 123-125.
5 Proposition n° 2 de l'acte d'accusation du 31 octobre 1524.
6 Proposition n° 14.
7 Proposition n° 16.
8 Proposition n° 19.
9 Proposition n° 18.
10 Proposition n° 8.
142 A. REDONDO

Dans d'autres dépositions, légèrement postérieures, apparaissent


quelques accusations nouvelles qui existaient déjà lors de la promulga--
tion de l'édit contre les illuminés du 23 septembre 1525 et qui seront
recueillies dans le nouvel acte d'accusation dressé par le promoteur le
10 décembre 1525 1, lequel reprend également les griefs contenus dans
l'acte du 31 octobre 1524. Elles aussi sont d'esprit luthérien: Alcaraz
soutient qu'entre le chrétien et Dieu il ne doit pas y avoir d'intermédiaire 2,
11 réprouve les images et le culte qu'on leur rend 3, il dit qu'il ne doit pas
y avoir de religieux 4.
Certes, quelques-unes de ces tendances, qui mettent l'accent sur. un
christianisme intériorisé opposé aux cérémonies et aux actes extérieurs,
pourraient être qualifiées d'érasmiennes. Mais il semble bien qu'Alcaraz
ait tout ignoré d'Érasme avant son emprisonnement 5. Et puis, qu'y
a-t-il d'érasmien, par exemple, dans le sentiment du péché tel que
l'éprouve Alcaraz? Les témoins qui déposent en effet en 1524 et 1525
répètent qu'Alcaraz disait que, connaissant la miséricorde de Dieu,
il aurait voulu pécher davantage, parce que Dieu aimait davantage
celui à qui il avait plus de fautes à pardonner 6.

1 Procès d' Alcaraz, fol. 23 r°-2(5v°. Voir cet acte d'accusation dans V. Beltran de
Heredia, El edicto contra los alumbrados..., op. cit., pp. 125-129.
2 Proposition n° 5 de l'acte d'accusation du 10 décembre 1525.
3 Proposition n° 11.
4 Proposition n° 23.
5 Dans une lettre adressée aux Inquisiteurs et remise le 6 juin 1527 (fol. 323 r°-323 v°),
Alcaraz, pour justifier ses propos sur les cérémonies et les pratiques du culte, leur
demande de se reporter à «un tratàdo brebe que erasmo roterodamo dotor theologo
hizo que se dize arma (sic) del càvallero xpiano el quai despues de trasladado de
latin en romança fue visto por cl illustre y Rmo. Sr. arçobispo ynquisidor mayor y
por los de su consejo y con su attoridad y mandado esta ymprimido especialmente
para en lo que habla de los exerçiçios exteriores y cerimonias e umillaçiones y todas
las otras cosas buenas y santas y de la buena y perfecta intençion en ellas». Alcaraz
se réfère à V Enchiridion. A-t-il pu connaître ce livre dans son texte latin avant
1522 — les dépositions des témoins qui précisent ses «doctrines» se rapportent aux
années 1522 et 1523—? Mis à part le fait que nous pouvons nous demander quelle
était la connaissance exacte qu'Alcaraz avait du latin (lui-même dit qu'il n'était
pas «latino»), cela m nous paraît pas possible car aucun témoin n'indique qu'il ait
fait quelquefois allusion à Érasme. Et surtout, aurait-il attendu le 6 juin 1527 pour
utiliser Y Enchiridion comme moyen de défense, alors que le parti qu'il pouvait en
tirer était évident? Par ailleurs, il fait allusion sans aucun doute à la traduction
espagnole de cette œuvre. Or, le livre n'apparaît avec l'approbation inquisitoriale
à laquelle il se réfère qu'en 1526 (voir M. Bataillon, Erasmo..., t. I, p. 224), donc à
une époque où il se trouvait en prison depuis deux ans. Même dans sa cellule
Alcaraz n'a sûrement pas lu cette œuvre. N'en déforme-t-il pas le titre? Il est
permis de penser que ce fut l'un de ses avocats, peut-être le dominicain Fray Regi-
naldo, qui lui parla de El manual del caballero cristiano et lui conseilla de s'en servir
pour sa défense.
6 Voir, par exemple, ce que dit Pedro de Rueda dans sa déposition du 2 mars 1525
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 143

D'ailleurs, les conceptions d'Alcaraz sur le libre arbitre et sur les


œuvres sont précisées, au cours des dépositions de 1524 et 1525, dans un
sens luthérien: elles aboutissent à la renonciation de tout ce qui, dans le
salut, viendrait de l'homme. Voici ce que rapporte Nicolas de Embid,
qui évoque Alcaraz en train de parler, à Pastrana, avec plusieurs personnes
et en particulier avec Alonso Lôpez de la Palomera:

«alli altercaron ambos sobre el libre albitrio alcaraz dezia que


todas nuestras obras buenas procedian de dios y quel ombre no podia
hazer nada por si mas de subjectarse a dios y que todo don bueno
venia del padre de las lumbres / alonso lopez de la palomera
dezia que era bien que los ombres hiziesen las cosas que devian
pues que para ello les avia dado dios conoscimiento del mal y
del bien con libertad de escoger lo bueno y lo malo / alcaraz
rrespondia que entonces se usava mejor la libertad del libre arbitrio
quando se subjetava a dios pues sin el no podia bien escoger...» 1.

Le libre arbitre ainsi conçu n'est-il pas une formule vide de sens?
Quelle différence y-a-t-il, en fin de compte, entre ce libre arbitre et le
serf arbitre luthérien?
Par ailleurs, les œuvres n'ont aucune valeur si ce n'est par un don de
Dieu qu'il n'accorde qu'à celui qui s'est abandonné à Lui. Dès lors,
ont-elles quelque mérite pour le salut de l'homme puisque «pour sauver
son âme il n'est besoin que de s'abandonner à Dieu»? 2 N'est-ce pas par
l'acte d'amour (et de foi) que constitue l'abandon à Dieu que l'homme
est justifié?
Or, toutes ces dépositions faites en 1524 et 1525, se réfèrent à des
propos tenus par Alcaraz et Isabel de la Cruz quelques années plus tôt,
en général en 1522 ou 1523. C'est donc entre 1519 et 1522 ou 1523 que les

(fol. 50 r°). La correspondance est vraiment frappante avec ce que Luther écrivait
à Mélanchton de la Wartbourg, le 1er août 1521: «Esto peccator et pecca fortiter,
sed fortius fide et gaude in Christo... Peccandum est, quam diu sic sumus» (voir ce
passage dans Lucien Febvre, Un destin..., op. cit., p. 108. Le rapprochement avait
déjà été fait par Angsla Selke de Sânchez, dans son article Algunos datos nuevos...,
p. 132).
1 Procès d'Alcaraz, fol. 87 v°, déposition du 17 février 1525. Voir aussi la déposition
du bachelier Jerônimo de Olivares, prêtre de Pastrana, du 29 juillet 1524 (fol. 66 r°):
«dijo que abra obra de ano e medio poco mas o menos que hablando con una beata
que se dize ysabel de la cruz e con pedro de alcaraz e con gaspar de vedoya e fran-
cisco ximenez e con los otros que le seguian dezian que se subjetase ombre a dios en
todas las cosas e negasen toda su voluntad e hiziesen la de dios e negasen su propio
paresçer e que no curasen de andar haziendo eleçiones...» Se reporter également à ce
que dit Angela Selke de Sânchez, qui se sert du premier texte cité, dans son article
Algunos datos nuevos..., pp. 148-149.
2 Voir la proposition 11 de l'acte d'accusation du 31 octobre 1524.
144 A. REDONDO

conceptions d'Alcaraz et d' Isabel de la Cruz se sont précisées dans un


sens luthérien 1.
Alcaraz et Isabel de la Cruz ont-ils connu les thèses luthériennes? On
peut répondre affirmativement, du moins pour certaines d'entre elles.
Maria de Cazalla, qui fréquentait assidûment Alcaraz et Isabel de la
Cruz 2, confessera, en 1532, au cours du procès engagé contre elle, qu'au
début,- elle entendait dire beaucoup de bien du moine' augustin et qu'elle
même avait pu répéter qu'il avait raison. Et elle fera allusion à quelques
«conclusions» de Luther dont elle dit ne pas se souvenir 3. Fut-ce son frère,
l'évêque Jiian de Cazalla, qui lui parla de Luther, et rapporta-t-elle ses
propos à Alcaraz et Isabel de la Cruz, ou bien fut-ce à ces derniers qu'elle
entendit faire l'éloge du moine de Wittenberg?
Il se pourrait même qu' Alcaraz et Isabel de la Cruz aient lu les œuvres
de Luther. En effet, Isabel de la Cruz était considérée comme conversa
et Alcaraz appartenait lui aussi à une famille conversa 4, mais de plus

1 Pour J. E. Longhurst, Alumbrados..., op. cit., pp. 108-110, les luthériens et les
illuminés sont en désaccord sur trois points: ce sont leurs idées radicalement opposées
sur le libre arbitre, la doctrine des œuvres et la dépravation de l'homme. A propos
du libre arbitre et des bonnes œuvres, nous avons vu ce qu'il était possible d'en
penser. En ce qui concerne la dépravation de l'homme, Alcaraz insiste sur le fait que
«la natura viciosamente nos inclina» (fol. 88 r°). Même si certains propos prêtés
à Alcaraz peuvent conduire à une interprétation orthodoxe de ses idées sur la
concupiscence humaine (voir Longhurst, op. cit., pp. 109-110), la proposition 47 de l'édit
qui sera pris contre les illuminés, et qui doit provenir du procès d' Isabel de la Gruz:
«que aunque Adan no pecara no entrara (el hombre) en el cielo si el hijo de dios no
muriera», n'implique-t-elle pas que, comme le pensaient les luthériens, l'homme
est corrompu par nature, que sa concupiscence est le péché originel même et non
pas le fruit de ce péché, ainsi que le disent les catholiques, et que, par suite, l'homme
ne peut résister par lui-même au péché et ne peut être sauvé que par la foi car par
la grâce de Dieu il participe à la Justice du Christ? (voir Angela Selke de Sânchez,
op. cit., p. 132, note 1).
2 Déjà Mari Nûnez,/dans sa déposition du 13. mai. 1519 qui se réfère à des faits
antérieurs d'un an, parle de la grande intimité qui existait entre Alcaraz, Isabel de la Cruz
et Maria de Cazalla (Procès d'Alcaraz, fol. 39 r°). Dans la liste des gens qui
fréquentaient Alcaraz, Pedro de Alvadàn, dans sa déposition du 30 avril 1525 (ibid., fol. 55 v°),
inclut Isabel de la Cruz et Maria de Cazalla.
3 Procès de Maria de Cazalla (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 110, n° 60 (ancien n» 21),
fol. 29 v°). Il s'agit de l'interrogatoire du 7 juin 1532: «al principio que empeçaron
las cosas de lutero tenian alguna apariençia de bueno a lo questa déclarante oya
dezir e que oyendolo dezir esta déclarante diria lo que oya dezir / preguntada que
obras eran aquellas de lutero que fizo al principio que tenian apariençia de buenas /
dixo que heran unas conclusiones que al présente no se acuerda que heran». — Une
partie du procès d' Isabel de la Cruz a été publiée par J. Melgares Marin au t. II
de Procedimientos de la Inquisiciôn, 2 vols., Madrid, 1886.
4 Voici ce que dit Mari Nûfîez, dans sa déposition du 13 mai 1519, au sujet d'Isabel
de la Cruz: «...ysabel de la cruz beata y trae el abito de san francisco que bive en la
perrocha de santo tome y es conversa...» (Procès d'Alcaraz, fol. 39 r°). Alcaraz
avoue lui-même, au cours de son premier interrogatoire, qu'il est converso: «fue
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 145

était le beau-frère d'Antonio de Oquendo 1 qui avait joué un rôle non


négligeable dans le camp comunero de Ségovie 2. Et comme il a été dit»
les conversos furent accusés, lors des Comunidad.es, de favoriser la
diffusion des livres de Luther.
Il est d'ailleurs troublant que Juan Lôpez de Calain, un de leurs
disciples 3, ait pensé et dit le plus grand bien du moine augustin, à tel
point qu'il ait envisagéuTaller rej^àridre Luther 4.
Que les premiers illuminés aient pu trouver dans les thèses du moine
de Wittenberg, dont l'esprit était si près du leur sur bien des points, un
ferment qui ait permis à certaines de leurs tendances religieuses de
s'affirmer, qui, en particulier, les ait conduits à préconiser avec plus de conviction
et de force cet abandon à Dieu qui est le fond même de leur «doctrine»,
cela est loin de nous sembler impossible.
Au demeurant, nous ne voulons pas faire d'Alcaraz et d' Isabel de la
Cruz de parfaits luthériens, mais souligner combien leur dexamicnto — qui
n'est pas une méthode d'oraison mentale comme chez certains franciscains

preguntado sy es converso de partes de padre e madré / dixo que de parte de su


padre es converso del todo y de parte de su madré çierta parte» (id., fol. 3 r°).
1 Procès d'Alcaraz (fol. 55 r°-55 v°). Pedro de Alvadân, neveu de Pedro Ruiz de Al-
caraz, dépose le 30 avril 1524. A la fin de sa déposition, l'Inquisiteur Mariana lui
demande quelle est sa généalogie. Voici ce qu'il répond au sujet des frères et soeurs
de sa mère: «(dixo que) su madré tiene por hermanos a la muger del dicho pedro de
alcaraz que crée que se dize ysabel xuarez o mari xuarez / y la muger de carrance
escribano de guadalajara que se dize mari xuarez e que otra hermana tuvo aqui en
toledo e no sabe su nombre ni de su marido mas de que ha oydo dezir que la mato
su marido no sabe por que e antonio oquendo platero vecino de segovia y otro que se
dize oquendo que esta en napoles».
2 C'est notre collègue Jean-Paul Le Flem qui nous a parlé du rôle joué par Antonio
de Oquendo dans le camp comunero de Ségovie.
3 Le chapelain du duc de l'Infantado, Alonso del Castillo, au cours d'une déposition
faite le 1er mars 1525 à Guadalajara, évoque ceux qui fréquentaient la maison
d' Isabel de la Cruz: «...(los) que entravan en casa de la beata ysabel de la cruz a
muchas oras (...) heran diego despinosa e albadan e vega vecinos de pastrana cuando
estavan aqui vedoya e el bachiller juan lopes e otros muchos...» (Procès de Rodrigo
de Bivar «cantor del duque del Infantadgo vezino de guadalajara» qui sera poursuivi
comme illuminé en 1539: A. H. N., Inquisiciôn, leg. 213, n° 7, fol. 4 v°-5 r°).
4 Procès de Vergara (fol. 62 r.°), déposition de Francisca Hernandez du 24 septembre
1530: «lo que dixo de juan lopez e diego lopez que porque les oyo dezir que luthero
era un gran siervo de dios y sus scripturas eran muy santas y catholicas e buenas
y que conoçio dellos y entendio que ellos querian... yrse alla con el dicho luthero»
(voir ce texte dans Longhurst, op. cit., tomes XXVII-XXVIII, p. 133 des Cuadernos
de Historia de Espana). Juan Lôpez qui, en 1525, avait été un des auteurs du plan
d'évangélisation des terres de l'Amiral de Castille, Don Fadrique Enriquez (voir
M. Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, pp. 214-215) sera poursuivi par l'Inquisition
de Grenade, en 1529, comme luthérien et illuminé, et sûrement brûlé en 1530
(ibid., t. II, pp. 11-12).

10
146 A. REDONDO

qui leur sont contemporains 1 — est d'essence luthérienne. Ils sont


possédés en effet d'un sentiment très vif de l'amour de Dieu (et donc de la
foi) qui leur fait abandonner absolument leur volonté à la Sienne et
éprouver à tout instant Sa présence en leur âme, présence qui est
profondément et intimement sentie, qui conditionne tous les actes de leur vie
et qui, les rendant certains de posséder la grâce, les libère de l'angoisse
de leur misère 2 et les assure d'être sauvés.
Les Inquisiteurs ont bien senti, dès le début, la parenté qui existait
entre l'attitude religieuse des premiers illuminés et celle de Luther, ou,
pour reprendre l'expression employée par le promoteur au procès de
Vergara, en 1533, que les erreurs des illuminés coïncidaient presque avec
celles des luthériens 3.
Il était donc nécessaire d'éteindre cette «étincelle luthérienne» S
d'autant plus qu'après la tentative de 1523, on avait essayé à nouveau
d'introduire des livres du docteur de Wittenberg en Espagne, en Aragon
à la fin de 1524, et dans le royaume de Grenade au début de 1525. Aussi,
le 23 septembre 1525, un édit était-il signé par l'Inquisiteur Général
contre ceux qui sont qualifiés d' Alumbrados, dexados e perfeclos, édit
dont les propositions reprennent les accusations portées contre Alcaraz
(et Isabel de la Cruz) antérieurement à cette date 6.
L'édit visait donc, non pas les illuminés en général 6, mais bien
Alcaraz, Isabel de la Cruz et leurs disciples. Cependant, l'accusation de

1 Voir Angela Selke de Sanchez, Algunos datos nuevos..., op. cit., p. 149.
2 «quitar el temor y poner seguridad»: c'est un des traits qui, comme le dit Melchor
Cano en 1559, marque la parenté entre illuminisme et luthéranisme (cité par M.
Bataillon, Erasmo..., t. I, p. 206).
8 Procès de Vergara, fol. 134 v°.
4 L'expression est employée par l'érasmiste Juan Maldonado dans son œuvre,
Quaedam opuscula, Burgos, 1541, fol. e 1 r°, et plus précisément dans son traité
De felicitate Christiana, écrit en 1534 (d'après M. Bataillon, Erasmo..., t. I, pp. 211
et 216).
5 Cet édit a été publié par V. Beltrân de Heredia, El edicto contra los alumbrados...,
op. cit., pp. 108-119. Voir la confrontation entre les diverses propositions de l'édit
et les accusations portées contre Alcaraz dans l'article sus-cité. L'édit reprend les
accusations portées contre Alcaraz dans l'acte dressé par le promoteur fiscal le 31
octobre 1524, ainsi que quelques autres qui apparaissent pour la première fois
dans l'acte du 10 décembre 1525, postérieur à l'édit, mais qui existaient déjà dans
les dépositions des témoins. Quelques autres propositions doivent provenir du
procès d' Isabel de la Cruz. Dans le jugement final prononcé contre Alcaraz, le 22
juillet 1529, seront reprises 46 accusations extraites du procès et qui, pour la
plupart, coïncident avec celles de l'édit. La sentence rendue contre Pedro Ruiz
de Alcaraz est reproduite pp. 130-139 de l'article déjà cité de M. Serrano y Sanz,
Pedro Ruiz de Alcaraz...
6 Angela Selke de Sânchez dans son article Algunos datos nuevos... insiste p. 151 sur
tout ce qui sépare Alcaraz des autres illuminés, moines franciscains «dexados» ou
«recogidos», et illuminés érasmiens.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 147

luthéranisme n'apparaît que trois fois dans l'édit 1. Est-ce parce que
certaines croyances prêtées en 1519 à ces illuminés, comme la négation
de l'enfer ou l'affirmation que le Père s'était incarné comme le Fils, ne
permettaient pas de qualifier de «luthériennes», d'une façon générale,
les propositions condamnées? N'est-ce pas plutôt parce que, au moment
où l'on assistait à une offensive luthérienne en Espagne et où un édit
contre les livres de Luther venait d'être publié (le 14 avril 1525 et les
jours suivants), les Inquisiteurs jugèrent préférable de ne pas montrer
au peuple qu'une hérésie, semblable sur bien des points à l'hérésie
luthérienne, avait pu se développer dans le «entre même -de l'Espagne, en
nouvelle Castille 2? Est-ce pour cela que pas une fois l'adjectif «luthérien»
n'apparaît à propos des conceptions des illuminés sur les œuvres et le
libre arbitre et qu'il ne qualifie que certaines caractéristiques externes
du luthéranisme (inefficacité des bulles et des indulgences, affirmation
que la confession n'est pas de droit divin, que la doctrine des saints n'a
pas de valeur) mais connues d'assez nombreux Espagnols?
Quoi qu'il en soit, l'Inquisition avait pensé tuer dans l'œuf ce germe
hérétique et éloigner ainsi le spectre du luthéranisme.

*
*

Pendant que se déroulait le procès des illuminés, les Inquisiteurs


étaient plus que jamais sur leurs gardes. C'est que, malgré les diverses
interdictions, les livres de Luther continuaient à circuler en Espagne.
Le témoignage de Miguel Mezquita, érasmiste accusé d'être luthérien
et poursuivi par l'Inquisition de Valence, nous apprend que, lorsque le
duc de Bourbon, qui était venu d'Italie en Espagne voir l'Empereur,
passa à Saragosse, un de ses archers donna à un certain Pedro Alemân,
un livre de Luther 3. Or, le duc de Bourbon ne passa à Saragosse, le 5
mars 1526 *, qu'à son retour, alors qu'il allait gagner le duché de Milan.
Il est donc très possible que l'archer du duc n'ait même pas apporté le
livre d'Italie, mais l'ait acquis en Espagne, quand Bourbon était avec
la Cour.

1 Dans les propositions 8, 26 et 28.


2 Pour Angela Selke de Sanchez, art. cit., p. 127, les Inquisiteurs pensaient que le
danger pourrait être encore conjuré si on ne nommait pas le mal, si on fractionnait
la «grande hérésie» en une série d'hérésies moins terribles.
3 Procès de Miguel Mezquita (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 531, n° 38), interrogatoire
du 15 janvier 1536, fol. 5 r°.
4 Voir André Lebey, Le connétable de Bourbon, 1490-1527, Paris, Perrin et Cie, 1904,
p. 370.
148 A. REDONDO

La curiosité à l'égard de Luther était toujours vive, en effet, et l'on


continuait à parler de ce qui s'était passé à Worms. Miguel Mezquita,
au cours d'un de ses interrogatoires, déclare,* qu'au temps où il était à
Saragosse au service du vice-roi Juan de Lanuza (sûrement avant 1526)
on parla, en certaine occasion, de tout ce qui s'était passé à Worms, et
Mezquita évoque les propos tenus. Il ajoute qu'il a dû raconter ce qu'il
avait appris à d'autres personnes *. Ainsi, de proche en proche,' colpor-
te-t-on ce que l'on sait sur Luther et ses doctrines.
Les étrangers, surtout s'ils sont Allemands, sont interrogés avec
avidité. Lors d'une autre audience, du 27 janvier 1536, Mezquita parle
d'un moine allemand vêtu de noir (un augustin?) qui passa dans un village
des environs de Valence, dix ans auparavant; il montre les villageois
entourant et interrogeant ce moine qui répond à leurs questions:

«dixo como ténia (Lutero) mucha gente corrompida en alemanya


y que era grandissimo letrado y que era otro como sant pablo
en letras (...) que en esto ténia razon que no se allava en la
sagrada escriptura que cristo hoviese dado poder a otro ninguno
sino a sant pedro» 2.

Et Mezquita avoue qu'il a rapporté à d'autres personnes les propos


tenus par ce moine qui sympathisait avec Luther. De cette façon croît la
curiosité que l'on éprouve à l'égard du docteur de Wittenberg et de
ses doctrines.
Les Inquisiteurs, conscients de cela, surveillaient particulièrement les
étrangers, et en premier lieu les Allemands qui auraient pu colporter
les doctrines luthériennes, car beaucoup avaient adhéré à l'hérésie.
Le duc de Brunswick, par exemple, qui pourtant avait donné tant de
preuves de son orthodoxie et qui en 1526 se trouvait en Espagne, n'avait-il
pas avec lui des livres de Luther? 3.
Si les Inquisiteurs n'osèrent pas s'attaquer au duc, ils s'en prirent, en
revanche, aux- agents allemands des Fugger qui avaient parlé du moine
de Wittemberg. Il est vrai que Dantisco, qui raconte cette affaire, suggère
que les Inquisiteurs pensaient, ce faisant, mettre la main sur une grosse
somme d'argent que les agents des banquiers de Charles V avaient en
leur pouvoir. Ils n'évitèrent les rigueurs du Saint-Office qu'en s'enfuyant
au Portugal 4.

1 Procès de Miguel Mezquita, interrogatoire du 28 janvier 1536, fol. 9 r°.


2 Procès de Miguel Mezquita, interrogatoire du 28 janvier 1536, fol. 8 r°.
3 Voir l'anedocte que Dantisco, ambassadeur polonais à la Cour de Charles V, raconte
à ce sujet p. 813 du t. I (1952) des Viajes de extranjeros por Espana y Portugal,
publiés par J. Garcia Mercadal, 3 vols., Aguilar, Madrid.
4 Cette lettre semble dater de la mi-juillet 152fr(voir p. 808 du t. I des Viajes de ex-
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 149

Moins d'un an après cette affaire, le 6 mai 1527, c'était la prise et le


sac de Rome *■ par les troupes impériales, parmi lesquelles se trouvaient
des lansquenets allemands que certains disaient luthériens. Le Pape
était emprisonné, les cardinaux traînés dans les rues et traités comme des
bandits de grands chemins, les églises profanées, les couvents pillés, les
reliques jetées dans la poussière. Il semblait que le châtiment de Dieu
se fût abattu sur cette «Babylone de tous les vices» où la simonie était
maîtresse. Malgré les protestations des grands et des prélats auprès de
Charles V, et leurs démarches en faveur de la libération du Pape 2, le
moine augustin paraissait, indirectement, prendre sa revanche sur la
Papauté, par la main même de celui qui avait été l'instrument de sa
condamnation. Le général des franciscains avait d'ailleurs dit à l'Empereur
qu'«il faudrait le considérer comme un capitaine de Luther» 3.
A cette occasion, certains clercs espagnols durent voir dans le
tragique événement du sac de Rome un signe du bien-fondé des critiques
luthériennes contre la Papauté, et durent essayer de se procurer des
livres du docteur de Wittenberg pour se renseigner sur ses doctrines.
Il est possible, d'ailleurs, que le sac de Rome ait augmenté l'audace
des sympathisants de Luther.
Le 16 juin 1527, l'Inquisiteur Général écrivait au Vicaire Général de
Lugo car il avait appris que des Luthériens venaient à ce port et se
moquaient des pèlerins qui se rendaient à Saint- Jacques. Il lui demandait
de faire les recherches nécessaires pour connaître la vérité et savoir si des

tranjeros..., op. cit.). Un peu plus tard, en 1529, un Allemand du nom de Cornelio-
est arrêté par l'Inquisition de Valence. Cornelio, qui exerçait la profession de peintre
de rétables dans cette même ville est accusé par plusieurs témoins d'avoir tenu des-
propos favorables à Luther. Un des témoins, Gaspar Godos, peintre de rétables
lui aussi, dépose ainsi: «les havia dicho que luteri no era herege sino mejor que ellos
y que el Emperador y los cardenales le havian.hecho mucha honrra y que sobre
las dichas praticas les dicho que no havia purgatorio y que los suffragios que se
hazian por las animas de purgatorio era burleria todo y que lo robavan / ...que no
havia sino parahiso e infierno...» (Procès de Cornelio Alemân, A. H. N., Inquisiciôn,
leg. 530, n° 10, fol. 2 r°). Un deuxième témoin, Hierônimo Monserrat, qui dépose
en valencien, déclare ceci: «e lo dit corneli dix que lo papa robava la iglesie que les
bulles que donava no eren rres / que noy havia purgatori sino parahis e infern / que
los basins que anaven per las iglesies demanant per les animes de purgatori era
robar les gents...» (ibid., fol. 2 v°). Un troisième témoin l'accuse d'avoir affirmé
que la confession faite à un prêtre ne servait à rien (ibid., fol. 3 r°).
1 Voir à ce sujet en particulier, A. Rodriguez Villa, Memorias para el asalto y saque»
de Roma..., op. cit.; L. Pastor, Histoire des Papes, op. cit., t. IX, pp. 295-320 et ce
que Alfonso de Valdés raconte dans le Diâlogo de las cosas ocurridas en Roma.
2 Voir, par exemple, Pastor, Histoire des Papes, op. cit., t. IX, pp. 340-341.
3 D'après une lettre de Navagero du 27 juillet 1527, citée par Pastor, Histoire des.
Papes, op. cit., t. IX, p. 342.
1 50 A. REDONDO

livres du moine augustin n'avaient pas été introduits dans ce port


galicien:

«yo he sido ynformado que a esse puerto vienen algunas personas


que tienen la reprovada opinion de luterio y que azen burla de
los que vienen en rromeria a seiïor Santiago y que ellos mismos
dizen que mas vienen alli por corner y bever que no por devo-
cion... conviene que se sepa la verdad para que los culpados
no se queden sin debido castigo (...)
Asi mismo os pido senor por merced que lo mas secretamente
que pudieredes vos ynformeys si a esse puerto an traydo algunos
libros de las obras del dicho luterio o si las ay en essa tierra y
en tal caso procureys con toda diligencia en cobrarlos a vuestro
poder...» x

Nous ne savons pas quel fut le résultat des recherches du Vicaire


Général mais nous pouvons supposer que les informations de l'Inquisiteur
Général n'étaient pas dénuées de fondement et, vraisemblablement,
plusieurs lettres de ce genre durent être envoyées en Galice, à différentes
époques. En effet, la Galice, où les navires flamands et allemands
pouvaient venir accoster, était un point vulnérable par où les idées et les
livres hérétiques pouvaient pénétrer en Espagne.
Cependant, même sans tenir compte des événements romains,
l'intérêt pour les thèses luthériennes restait vif parmi les clercs. C'est autour
de ces années que Fray Diego de Astudillo acquit des œuvres de Luther.
En effet, le 30 janvier 1528, l'Inquisiteur Général donne l'autorisation
à n'importe quel ecclésiastique d'absoudre Fray Diego de Astudillo pour
avoir lu les œuvres du moine augustin, malgré les édits de l'Inquisition 2.
Or, Fray Diego de Astudillo, professeur au collège dominicain de Saint-
Grégoire de Valladolid, avait participé à l'assemblée des théologiens qui
s'étaient réunis dans cette même ville, du 27 juin au 13 août 1527, pour
examiner les écrits de l'humaniste de Rotterdam, et il était loin d'être
partisan. d'Érasme 3. A fortiori, ne devait-il éprouver- aucune sympathie

1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 319, fol. 396 v°-397 r° (quelques passages de cette
lettre ont été reproduits par M. Bataillon p. 120 de l'introduction à sa réédition
du Diâlogo de doctrina cristiana de Juan de Valdés, op. cit.).
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 27 r°: «Por la présente damos licencia y facultad
a qualquier sacerdote o religioso para absolver al licenciado fray diego de astudillo
de qualquier sentencia o pena de excomunion en que haya incurrido por haver
tenido y leydo las obras de fray martin luthero y no las haver entregado a los
Reverendos Inquisidores como fue proveydo^y mandado imponiendole la pena
spiritual saludable a su anima».
3 Sur la conférence de Valladolid, voir M. Bataillon, Erasmo..., t. I, pp. 282-306
et sur Diego de Astudillo, t. I, p. 284.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 151

pour Luther. C'est donc la simple curiosité qui lui avait fait lire les
œuvres du docteur de Wittenberg.
De la même façon, combien de clercs qui enseignaient dans les
Universités de Salamanque, d'Alcalâ, de Valladolid, etc.... durent lire les
ouvrages du moine augustin, les uns par sympathie, les autres par pure
curiosité?
D'ailleurs, le danger était bien plus général. N'était-il pas du devoir
de tout théologien, comme le dira Vergara au cours de son procès, de lire
les livres d'hérétiques modernes, tant qu'ils n'avaient pas été interdits,
pour pouvoir mieux combattre les erreurs qu'ils contenaient? 1.
C'est ainsi, par exemple, que les livres des «disciples» de Luther (et les
ouvrages d'Œcolampade en particulier), qui n'étaient pas nommément
réprouvés, s'introduisaient à Alcalâ, et vraisemblablement dans d'autres
Universités, autour des années 1528-1530. C'est ainsi que Bernardino
de Tovar, le demi-frère de Vergara, acquit par l'intermédiaire du
négociant de Burgos, Diego del Castillo, qui avait des intelligences dans les
Pays-Bas 2, plusieurs de ces livres 3, dont un Commentaire sur Isole
d'Oecolampade 4. Tous les docteurs en théologie d'Alcalâ avaient lu
d'ailleurs ce Commentaire sur Isaïe pour savoir s'il contenait quelque
erreur, dans un livre semblable à celui de Tovar, mais acheté chez un
libraire espagnol5.

1 Procès de Vergara, fol. 138 v°: «entonces no avia prohibition dellos antes se ténia
por cosa loable que un theologo con zelo de la fe quisiese ver libros de hereges mo-
dernos para saber mejor ynpugnar e contradezir sus opiniones».
2 Bernardino de Tovar, le demi-frère de Vergara, emprisonné par l'Inquisition de
Tolède en 1530, sous l'inculpation de luthéranisme et d'illuminisme, explique tout
ceci. Voir Procès de Vergara, fol. 15 r°-15 v°. Voir également la reproduction de
ces explications dans Longhurst, Proceso de Juan de Vergara, op. cit., Cuadernos de
Historia de Espana, tomes XXIX-XXX (1959), pp. 270-271.
3 Vergara, qui savait que son frère, pendant son absence, avait acquis ces livres,
condamnés depuis lors, comme nous le verrons, envoie au Conseil de l'Inquisition
le 29 août 1530, par l'intermédiaire de l'évêque d'Orense qui faisait partie de ce
Conseil, 5 volumes compromettants: un Commentaire sur Isaïe, d'Oecolampade;
un livre de François Lambert d'Avignon sur les douze prophètes; les Annotations,
de Bugenhagen, sur les épîtres de Saint Paul, ainsi qu'une œuvre de Mélanchton
et une autre difficile à identifier (voir Procès de Vergara, fol. 1 v° et M. Bataillon,
Erasmo..., t. II, p. 15).
4 Bernardino de Tovar sera interrogé par l'Inquisition en 1529, avant d'être
emprisonné en 1530. Au cours d'une déposition faite le 10 décembre 1529, il déclare qu'un
livre d'Œcolampade se trouve à Alcalâ dans la bibliothèque de son frère le docteur
Vergara (pendant l'absence de Vergara, Tovar devait prendre soin de la bibliothèque
de son frère): Procès de Vergara, fol. 15 r°. Voir le texte de la déposition dans
Longhurst,- op. cit., Cuadernos de Historia de Espana, tomes XXIX-XXX (1959),
p. 270.
5 Procès de Vergara, fol. 15 v°. Voir Longhurst, Cuadernos de Historia de Espana,
tomes XXIX-XXX (1959), pp. 271-272.
152 A. REDONDO

Le Conseil de l'Inquisition, qui s'était rendu compte du péril que


faisaient courir les livres des «adeptes» de Luther, écrivait le 12 juin 1530
aux Inquisiteurs de Valence (et sûrement aux autres Inquisiteurs) pour
les informer que s'introduisaient et se vendaient dans la Péninsule des
ouvrages hérétiques dont les auteurs étaient inconnus en Espagne, ainsi
que des livres catholiques contenant des additions malignes, et leur
communiquer les mesures à prendre:

«aqui avemos sido avisados que los herrores nuevamente ymben-


tados en alemana ay muchos autores de mas (sic) cuyos nombres
aca no se saven y diz que séria posible y ay sospecha que se
trahen a espana y se venden por cosas aprobadas y buenas ha
parescido en este consejo que debeis seùores hazer sobresto diligen-
çia especialmente demandando a los libreros que hos den por
memorial las tablas de los lîbros que tienen de derechos y artes y
theologia porque visto el memorial de los libros y dexados a parte
los libros aprobados y de doctores conoscidos se bean y examinen
los libros de doctores no conoscidos para que se vea si contienen
algunos errores y si son de doctores aprobados y tambien nos
dizen que en los libros aprobados bienen adiciones malas y de
maîos autores...» K

Devant les mesures rigoureuses prises par l'Inquisition, les livres


hérétiques ne purent pénétrer en Espagne que sous le titre d'ouvrages
orthodoxes connus. Mais le Saint-Office se rendit compte du subterfuge
et par une lettre du 17 août 1530, le Conseil, effrayé, informait tous les
Inquisiteurs de ce qui se passait et leur demandait de faire rechercher
dans les boutiques des libraires si de tels livres ne s'y trouvaient pas:

«...avemos sido ynformados que el dicho martin lutero e otros


sus sequaces e aderentes a sus falsas opiniones e ynventores de
otros nuevos errores viendo que no pueden divulgar sus libros
e ponçonosa doctrina tan libremente como querrian por todas
partes e por otras donde no se consienten vender ni publicar
cautelosa e manosamente han ynserido muchas de sus dafiadas
opiniones debaxo de nombres de otros autores catholicos ynti-
tulando los libros dellos falsamente y en otras partes glosando e
adicionando libros conocidos e aprovados e de buena doctrina
con falsas exposiçiones y errores / acordamos serïor de daros abiso
desto para que con todo cuidado e diligencia entendais en ynqui-
rir e saber e proveer en ello (...) haziendo ver e buscar las tiendas
de los libreros por persona de doctrina...» 2.

A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 321 v°-322 r°.


A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 343 r°-343 v°. Cette lettre est également
reproduite dans le livre 573, fol. 121 v°.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 153

Dans la même lettre, le Conseil ajoutait que, dans les?é'dits qui seraient
publiés dorénavant par les Inquisiteurs, parmi les délits à dénoncer au
Saint-Office, il faudrait inclure tout ce qui avait trait «à ces livres, ou à
la doctrine de Luther ou de ses adeptes, ainsi qu'à celle des illuminés ou
abandonnés».
Luthériens et illuminés étaient donc mis sur le même plan, pour la
première fois. C'est qu'en effet, la prudence observée en 1525, lors de la
promulgation de l'édit contre les abandonnés, n'était plus de mise en 1530.
La «beata» Francisca Hernandez * déposant, le 27 juillet de cette même
année, au sujet de Bernardino de Tovar, qui autrefois avait été sous sa
coupe, avait mis nettement en relation à travers la personne de Tovar
les deux types de religiosité 2. Les Inquisiteurs avaient ensuite aidé
quelque peu sa mémoire en lui lisant l'édit sur les illuminés, et Tovar
était ainsi devenu un parfait illuminé 3, de même que, d'après Francisca
Hernandez, il était un parfait luthérien 4. D'ailleurs, Juan Lôpez de
Calain ne venait-il pas d'être poursuivi à Grenade, sûrement sous
l'inculpation de luthéranisme et d'illuminisme 5? Il était donc nécessaire pour
l'Inquisition de combattre le luthéranisme sous toutes ses formes.
Mais Francisca Hernandez avait dénoncé de nombreux «luthériens» 6
croyant, de cette façon, adoucir les rigueurs du Saint-Office à son égard.
Le prêtre Diego Hernandez, un fervent de Francisca, avait fait de même.
Les Inquisiteurs furent ainsi persuadés qu'ils avaient affaire à une
véritable faction «luthérienne» qui avait pour chefs Bernardino de Tovar
et le clerc humaniste, le docteur Juan del Castillo, et qui tramait depuis
longtemps une conspiration en Castille. Aussi, les procès se succédèrent-ils.
Et pourtant, pour la plupart des accusés, le «luthéranisme» qu'on leur
imputait se réduisait à un évangélisme illuminé 7.
Néanmoins, l'Inquisition était amenée à se montrer d'autant plus
intransigeante que les livres de Luther, malgré toutes les mesures prises,
continuaient à être lus en Espagne. On avait réussi à en saisir un certain

1 Sur Francisca Hernandez, voir en particulier: Boehmer, Franzisca Hernandez...,


op. cit. et M. Bataillon, Erasmo..., op. cit., t. I, p. 207.
2 Procès de Vergara, fol. 58 r°-58 v°. Voir Longhurst, Cuadernos de Historia de Espana,
t. XXVII (1958), pp. 125-127.
3 Procès de Vergara, fol. 59 r°-59 v°. Voir Longhurst, t. XXVII (1958), pp. 127-129.
4 Voir par exemple la déposition du 27 juillet 1530 «questa déclarante ténia al dicho
Bernardino por onbre que favoreçia las cosas de luthero segun tiene dicho e que
çiertamente este testigo le tiene por alumbrado por lo que del conoçio». (Procès
de Vergara, fol. 60 r°. Voir Longhurst, t. XXVII, p. 130).
5 Voir note 4 p. 145.
6 Déposition du 12 août 1530. La liste des personnes dénoncées apparaît au fol. 62 r°
du Procès de Vergara (voir Longhurst, t. XXVII (1958), p. 133).
7 Voir M. Bataillon, Erasmo..., t. II, p. 13.
154 A. REDONDO

nombre à Salamanque où ils avaient été brûlés en mars ou en avril 1531 *.


Mais combien en restait-il? Celse Hugues Décousu, dont nous avons déjà
cité le témoignage, nous apprend par une déposition faite en 1531, qu'un
chanoine de Tolède possédait, semble-t-il, des œuvres de Luther, vers
cette époque-là 2. Un moine augustin français (qui parlait cependant
espagnol), Fray Bernardo, de passage à Salamanque, après avoir assisté à
l'autodafé dont nous venons de parler, se voit proposer un livre de Luther
par un colporteur et l'achète 3. Ce derniei fait est éloquent. Il ne faut
certes rien exagérer, mais il est permis de se demander s'il n'y avait pas
de véritables réseaux de distribution des livres hérétiques dans les villes
d'Université et si les colporteurs, moins vulnérables que les libraires
qui avaient pignon sur rue, ne jouaient pas un rôle dans la diffusion
desécrits de Luther et de ses sectateurs.
D'ailleurs, à travers tout le pays, la curiosité restait aussi vive que
quelques années auparavant, à l'égard du moine augustin et de ses doctrines.
Au cours de son interrogatoire, Fray Bernardo raconte ce qui s'est passé
chez le barbier où il a dit qu'il possédait un livre de Luther. Les personnes

1 Procès de Fray Bernardo (voir note 2, p. 136), déposition du 13 mai 1531: «Este
déclarante dixo que bisto abia algunos dellos en salamanca a dondc los abian quemado»
2 Procès de Hugo Celso, fol. 20 v°, déposition du 9 mars 1532: «dixo que en dias pa-
sados fue a hablar a este confesante un francisco de palma alcalde ordinario que ha
sido en esta çibdad a le comunicar como los senores Inquisidores avian mandado
leer cartas de hedictos para los que tuviesen algunas obras o libros de leutero las
exhibiesen ante sus mds. [s'agit-il de l'édit qui a été publié après le 27 avril 1531?
(voir ci-dessous)] y le dixo que le avia dicho un ombre que cierta persona aun \z
paresce que le. dixo que era un canonigo ténia ciertas obras del dicho lutero».
3 Procès de fray Bernardo, déposition du 13 mai 1531: «abia hallado un tendero destos
que andan con caxas por los lugares del quai este confesante avia conprado un libro
de aquellos de lutero que le habia costado medio rreal». Cette déposition est d'autant
plus intéressante qu'elle nous donne quelques renseignements sur le prix, et les
dimensions de certains de ces livres: «dixo que no sabe ni se acuerda el titulo que
ténia el dicho libro... que séria de forma de. una cuartilla de dos quadernillos». Il

s'agîsait donc d'un livre peu épais, qui pouvait facilement se dissimuler, ce qui
facilitait la diffusion de ce genre d'ouvrage. Le livre acheté par le moine était, par
ailleurs, écrit en espagnol: «que era escripto en rromançe».
Ce moine augustin, qui était Toulousain, était venu en Espagne en pèlerinage à
Saint-Jacques et à Guadalupe et s'en allait à Jahen voir «la Veronica». En chemin,
il était tombé malade à Consuegra et avait été obligé d'y demeurer un certain
temps. Il avait dit chez un barbier qu'il possédait un livre de Luther et avait été
dénoncé à l'Inquisition de Tolède le 30 avril 1531. Le 13 mai, il comparaissait
devant les Inquisiteurs. Il avoua qu'il avait acheté un livre de Luther à Salamanque
par pure curiosité, pour savoir «si predicaba buenas obras o malas». Il dit qu'il n'en
avait lu qu'une page et que, comme chez le barbier on lui avait dit que la lecture
des œuvres du moine de Wittenberg était interdite sous peine d'excommunication,
revenu à l'auberge où il logeait, il avait brûlé le livre. Finalement, le 16 mai 1531,
il était relâché, après avoir été admonesté et condamné à réciter diverses prières
et à dire une messe... Il l'avait échappé belle.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 155

qui se trouvaient dans la boutique, en apprenant qu'il était étranger, lui


demandèrent aussitôt ce qu'il savait sur le moine de Wittenberg et ce
que ce dernier prêchait 1. Il leur répondit ceci:

«que predicava que no abia mas de un solo dios e que no abia


santo ni santa en el cielo e que no abia de aver clerigo ni frayre
e que los clerigos frayres e monjas (sic) abian de ser casados
con monjas e que no nos abiamos de confesar con clerigo ni
frayie salvo a un solo dios cara a la pared e que en la misa no se
avia de dezir hebangelio ni en la yglesia no avia de aver ymagenes
de santo ni santa ninguno sino una cruz...»

Et il ajouta:

«que el dicho lutero ténia grand exerçito que no abia principe


que osase yr contra el».

C'est de cette façon, comme nous l'avons déjà souligné, que se


répandaient parmi le peuple qui, dans son inmense majorité, n'avait jamais lu
une seule œuvre de Luther, les «doctrines» du moine augustin. C'est
ainsi qu'une certaine image de l'hérésiarque se formait. Dans combien de
villages des scènes semblables ne se produisirent-elles pas?
D'autre part, lorsqu'on lui demanda où il avait entendu dire ce qu'il
avait raconté, Fray Bernardo répondit:

«publicamente se dize por francia e por todas partes)).

Ce «por todas partes» fait sans doute allusion à l'Espagne, où Fray


Bernardo résidait depuis un certain temps.
Aussi, le Conseil de l'Inquisition, après la découverte des livres de
Luther à Salamanque, dans une lettre du 27 avril 1531, demandait-il à
tous les Inquisiteurs de renouveler les édits contre les œuvres du docteur
de Wittenberg et contre les luthériens, et de prendre une série de mesures
exceptionnelles permettant d'accroître la surveillance par l'intermédiaire
de personnes de confiance, de prédicateurs et de confesseurs 2. Cette lettre,

1 Procès de Fray Bernardo, déposition du 13 mai 1531: «estavan alli très o quatro
nombres que no sabe como se llaman e como vieron queste déclarante hera estran-
gero le preguntaron que que sabia de sus cosas (de Lutero) e que es lo que predicava».
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 401 v°-402 r°: «por que no se haga en espana el
dano que en alemania an hecho en gran ofensa de dios y de su sancta fee catholica
y ley e porque esto se faga mejor y con mas presteza conviene que ynbieys luego
a todas las cibdades villas e lugares principales de vuestro distrito cartas desco-
munion contra todaslas personas que tienen algunos de los dichos liBrosy obras
e tratados o cartas de los dichos lutero y sus sec? ces e aderentes para que los den
e entreguen a la persona o personas que os parsciere que sean calificadas y los que
saben quien los tienen lo digan e declarer! a la tal persona o personas mandando
156 A. REDONDO

qui marquait une volonté accrue de lutter contre la diffusion des doctrines
luthériennes, fut adressée à nouveau à toutes les Inquisitions le 10
mai 1531 *.
Peu après, dans une autre lettre envoyée aux Inquisiteurs de Valence,
le Conseil de l'Inquisition exprimait à nouveau les craintes que lui
inspiraient les livres du moine augustin:

«de las obras de lutero y sus secaces tenemos muy grande temor
por ser tan peligrosas como se escrivio a todas las inquisiciones» 2.

Il renouvelait, le 7 septembre 1531, les consignes de vigilance aux


Inquisiteurs de Navarre 3. C'est qu'en effet, les livres de Luther
pénétraient toujours en Espagne. Dans une lettre du 4 décembre 1531,
adressée à Ugo de Urries, seigneur d'Ayerne, secrétaire royal chargé des
affaires de l'Inquisition, qui se trouvait dans les Pays-Bas avec
Charles V 4, le Conseil faisait très nettement allusion aux livres qui avaient
été introduits dans les royaumes espagnols. L'affaire était d'une telle
importance qu'il avait chargé le secrétaire de faire une démarche à ce
sujet auprès de l'Empereur:

«...en una (carta) délias dize v. m. lo que paso con el emperador


nuestro senor cuando le hablo de parte deste consejo sobre las
cosas de lutero y sus secaces y sobre los libros que aca han venido
de sus herrores...» 5.

con censuras y penas a los clerigos e curas que lean e publiquen en sus yglesias las
dichas cartas los domingos e fiestas de guardar y asi mysmo debeys senores probeer
con los perlados de todas las hordenes que manden so pena dexcomunion a los
clerigos predicadores de su horden que en los sermones que hizieren digan e publiquen
como todos los que tienen los dichos libros y obras son descomulgados por la In-
quisicion y tambien los que saben quien los tiene y no los rebelan e manifiestan y
que asi mismo manden a los confesores que digan lo mysmo a los que confesaren/
yten paresce que.juntamente con las dichas cartas debeys senores poner edittos
contra los que saben de algunos que tengan la opinion e errores del dicho lutero y
sus secaces...»
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 573, fol. 121 v°-122 r°.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 416 v°-417 r°.
3 A. H. N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 440 r°: «Tambien holgamos de saber que los
hedictos se publicaron sobre los libros y obras de lutero y de sus secaces en algunos
lugares desse distrito / mucho vos encargamos que se continue la publicaçion en los
otros lugares que os pareçiere que convenga y que desto tengays mucho cuidado
como el caso requière».
4 Foronda y Aguilera, Estancias y Viajes del Emperador Carlos V, op. cit.
5 A. H: N., Inquisiciôn, libro 320, fol. 459 r°-459 v°. Dans cette même lettre, le
Conseil de l'Inquisition faisait allusion au différend qui opposait l'Inquisiteur de
Sicile, le docteur Camargo, au vice-roi de l'île. Le premier voulait faire publier des
édits contre les livres de Luther (sans doute parce qu'il avait dû intercepter
quelques ouvrages du moine augustin) et le vice-roi s'y refusait, arguant que sans.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 157

A la suite de cela, le Conseil Royal, à la demande de l'Inquisition,


avait pris la décision, en février 1532, pour arrêter l'introduction des
livres hérétiques en Espagne, de ne permettre l'entrée dans le royaume
qu'aux ouvrages qui, imprimés à l'étranger, auraient été examinés par
les Inquisiteurs, exception faite de ceux qui étaient imprimés et vendus
ordinairement 1.
Le 24 mai 1532, le Conseil de l'Inquisition écrivait aux Inquisiteurs
d'Aragon- pour les inciter -à renouveler les édits contre les œuvres de
Luther et de ses sectateurs car de nouveaux livres hérétiques pénétraient
en Espagne:

«de una ora a otra vienen libros y cosas nuevas de aquellas partes
(de Alemania) que traen muchos errores y specialmente es
venido un libro que trata de profecias en el quai hay errores y
conviene que se tomen todos los que hoviere...» 2.

Quelque temps après, le 24 juillet 1532, le Conseil, dans une lettre


adressée aux Inquisiteurs d'Aragon, faisait allusion aux démarches que
ceux-ci avaient faites auprès des libraires pour retrouver les livres de
Luther, d'Œcolampade et du «maestro Rêves» qu'ils auraient pu détenir
et leur demandait d'être toujours vigilants et d'exiger que les œuvres
nouvelles de théologie qui viendraient des Pays-Bas ou d'Allemagne
lui fussent montrées 3.
Nouvelle alerte pour l'Inquisition en novembre 1532: le Conseil avait
appris que des livres de Luther avaient été imprimés en Espagne. Aussi
écrivit-il immédiatement aux Inquisiteurs d'Aragon et de Valence,

un ordre exprès de l'Empereur il ne pouvait laisser publier ces édits. Toute une
correspondance avait déjà été envoyée, à ce sujet, à Ugo de Urries et même à
Charles V le 8 et le 22 août 1531 (libro 320, fol. 429 r° et 435 r°) et sera poursuivie
le 5 mars 1532 (libro 321r foL 24 v°).
1 A. H. N., Inquisiciôn, libro. 321, fol. 24 v°; lettre du ConseiL de l'Inquisition à Ugo
de Urries du 5 mars 1532: «...por la présente le embiamos un traslado de la provision
que se despacho en el consejo real destos Reynos para que no se puedan traer ni vender
en ellos libros que se ayan nuevamente compuesto e impremido fuera dellos no
seyendo de los que se suelen imprimir y vender sin que primeramente los dichos
libros nuevamente impresos y compuestos se examinen...»
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 55 v°. En juin 1532, le Conseil renouvelait
ses recommandations aux Inquisiteurs d'Aragon (As H. N., Inquisiciôn, libro 321,
fol. 67 v°).
3 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 74 v°. Le Conseil 'de l'Inquisition avait déjà
mis les Inquisiteurs d'Aragon en garde contre' les- ouvrages du« «maestro rêves»,
c'est-à-dire de Michel Servet et avait monté une machination pour essayer de faire
venir Servet en Espagne afin de le poursuivre. Tout ceci a été étudié en détail par
Marcel Bataillon dans son article Honneur et Inquisition: Michel Servet poursuivi
par l'Inquisition espagnole, publié dans le Bulletin Hispanique, t. XXVII (1925),
pp. 5-17.
158 A. REDONDO

pour leur demander de rechercher si des œuvres de l'hérésiarque n'étaient


pas sorties des presses aragonaises ou Valenciennes 1. Au terme de leurs
investigations, les Inquisiteurs d'Aragon répondirent au Conseil que
rien ne permettait de supposer qu'on eût imprimé des œuvres de Luther
en Aragon 2. Nous ignorons ce que répondirent les Inquisiteurs de Valence,
mais il est à peu près certain que personne ne s'était risqué à imprimer
les ouvrages du moine augustin en Espagne même. Cette fausse alerte
est cependant significative: elle montre dans quel climat de crainte vis-à-
vis des écrits de Luther vivait l' Inquisition.
La Cour, qui avait quitté l'Espagne le 1er août 1529 et qui avait été
absente pendant près de 4 ans, regagnait le royaume, peu de temps après
cet échange de lettres. Elle arrivait en effet à Barcelone le 22 avril 1533,
après avoir séjourné en Italie, où Charles V avait été couronné empereur
le 24 février 1530, en Allemagne, dans les Pays-Bas, et à nouveau en
Italie 3. En Allemagne, en 1530, elle avait assisté à la Diète d'Augsbourg
et aux pourparlers qui avaient eu lieu entre Mélanchton du côté des
luthériens, et Valdés en particulier, du côté des Espagnols qui
accompagnaient l'Empereur, pour essayer de refaire l'unité des chrétiens 4.
La tentative échoua, mais une ambiance de bonne volonté et de
compréhension avait régné pendant quelque temps. Certains Espagnols ne
furent-ils pas influencés par ce séjour en Allemagne, par ces contacts
dont ils avaient été les témoins? Quelques-uns ne rapportèrent-ils pas des
idées hérétiques, ou, tout au moins, des livres luthériens? C'est très
possible.
Quoi qu'il en soit, les registres de l'Inquisition qui sont parvenus
jusqu'à nous ne font aucune allusion au luthéranisme jusqu'en 1535 5.
Le 12 février de cette année-là, le Conseil de l'Inquisition s'adressait à
tous les Inquisiteurs pour leur demander de faire publier à nouveau, en
cette époque de carême, des édits contre l'hérésie car il avait été informé
que le mal avait fait des victimes:

1 A. //. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 104 v°-105 r°: «...relaçion tenemos que en
essa ciudad e reyno se han agora nuevamente imprimido ciertos libros de obras del
malvado lutero y de sus secaces... / por ende conviene y os encargamos mucho
que luego pongays seiïores toda diligencia necesaria para sab2r si en essa ciudad
de çaragoçà / o en otra parte desse reyno se han imprimido taies libros...». Une
lettre semblable fut envoyée aux Inquisiteurs de Valence.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 105 r°-v°: c'est dans sa lettre de réponse aux
Inquisiteurs d'Aragon, du 22 janvier 1533, que le Conseil de l'Inquisition fait
allusion au résultat de ces recherches.
3 Foronda y Aguilern, Eslancias y Viajes..., op. ciL
4 Voir M. Bataillon, Erasmo..., t. I, pp. 480-482.
5 Les procès contre les supposés «luthériens,), poursuivis par l'Inquisition de Tolède,
continuaient toujours, mais les registres correspondant à ce district sont perdus.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 159

«aunque por todas las vias posibles se trabaja en el officio de la


Sancta Ynquisition de defender a estos reynos despana de las
perversas heregias del malvado heresiarca martyn luter y de sus
secaces no se puede esto tan enteramente hazer que como los
Reynos son grandes no entren en ellos personas ynfectas desta
lepra y libros e doctrinas de los hereges y por esto conviene con
mucha diligençia proveer en el rremedio dello y pues agora
estamos en quaresma tiempo convenible para casos semej antes
conviene senores que en todos los lugares principales de vuestro
distrito hagays publicar hedictos (...) porque somos ynformados
que ai) dello mucha nescessidad...» 1.

Peu après, en effet, en avril 1535, on découvrait un réseau de diffusion


de livres luthériens, qui de France étaient envoyés à Barcelone, d'où,
un moine galicien les faisait parvenir en Galice. Aussi, le Conseil deman-
da-t-il à nouveau que l'on visitât attentivement toutes les librairies 2.
En liaison avec cette affaire, le 20 avril 1535, il recommandait au
promoteur de l'Inquisition de Barcelone de prendre les mesures qui s'imposaient
contre les luthériens, d'autant plus que l'Empereur était dans la cité
comtale avant son départ pour l'expédition de Tunis, entouré de gens
qui venaient de toutes parts, ce qui pouvait favoriser l'hérésie 3.
En octobre de cette même année, l'Inquisiteur de Barcelone, le
docteur Loaces, partait à la recherche des hérétiques dans l'archevêché de
Tarragone, car, par suite de la proximité de la France, il craignait que le
calvinisme ne se fût répandu en Catalogne 4. A cette occasion, il attirait
l'attention du Conseil de l'Inquisition sur le mal causé par les livres
d'Érasme, par les Colloques traduits en langue vulgaire en particulier.

1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 288 v°. La même lettre est reproduite dans
le livre 573, fol. 132 v°.
2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 303 r°, lettre du 20 avril 1535 envoyée par
le Conseil de l'Inquisition à l'Inquisiteur de Barcelone: «...vimos la deposicion que
embiastes contra el frayle gallego que embiava los libros luteranos a galicia y
pareçe que deveys hazer toda la diligençia que fuere posible para haver ese françes
y examinarle y si declarase algunas cosas embiense a este consejo para que se hagan
aca las diligencias necessarias y aca esta provehido que se reconozcan las librerias
y por vuestro haviso se tornara a mandar que se revean y reconozcan».
3 .1. //. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 303 r°, lettre du 20 avril 1535 adressée par le
Conseil de l'Inquisition au promoteur de l'Inquisition de Barcelone: «...sera bien que
se hagan las diligencias que dezis sobre los luteranos especialmente hagora que esta
hay su Magt. y habra gente de muchas partes...». L'Empereur restera en effet
à Barcelone du 3 avril au 30 mai 1535, date à laquelle il s'embarquera pour
l'expédition de Tunis (Foronda y Aguilera, Estancias y Viajes..., op. cit.).
4 A. H. N., Inquisiciôn, libro 321, fol. 341 v°: «...porque como esta en lugares donde
suelen tener comunicaciôn con francia puede se temer que se les pegue algun dano
de los herrores que alli ha havido y ha seydo muy buena diligençia lo que haveis
hecho en inquirir estos herrores de lutero y sus secaçes...». (Lettre adressée le 10
novembre 1535 à l'Inquisiteur de Barcelone, par le Conseil de l'Inquisition).
160 A. REDONDO

A la suite de quoi, la traduction espagnole des Colloques fut interdite au


début de 1536, et progressivement, Érasme étant mort, on en vint à
interdire totalement les œuvres de l'humaniste de Rotterdam K Mais,
dès le mois de janvier 1536, le Conseil de l'Inquisition considérait la
lecture des ouvrages du grand humaniste aussi délictueuse que celle des livres
de Luther, et soulignait ainsi, implicitement, qu'Érasme était aussi
hérétique que Luther. Voici en effet ce -qu'il écrivaifc^ifx Inquisiteurs de
Valence, le 9 janvier 1536, à propos d'un luthérien arrêté:

«hagase diligencia para saber... si tiene libros de luthero o de sus


secaces o de erasmo» 2.

Ainsi, l'Inquisition allait s'acheminer vers la condamnation des


érasmistes en tant que tels. Luthéranisme, illuminisme, érasmisme
n'étaient pour elle que trois manifestations du même esprit hérétique qui
sapait la religion catholique et qu'il fallait combattre par tous les moyens.
Pendant ce temps, les Inquisiteurs mettaient toujours la main sur
des livres de Luther et de ses «adeptes»: à la fin de 1535, c'était à Valence
que l'on trouvait un livre de Mélanchton 3. C'est pourquoi les Inquisiteurs
cherchèrent à éviter que des erreurs luthériennes pussent s'introduire
dans les ouvrages imprimés en Espagne. Les Inquisiteurs de Valence

proposèrent au Conseil de faire examiner les livres avant leur impression.


Mais le Conseil, quoique reconnaissant les bienfaits qui pourraient en
résulter, refusa car «l'exercice du Saint-Office s'en fût ressenti» *. Les
Inquisiteurs de Valence revinrent à la charge néanmoins et obtinrent
gain de cause, en ce qui les concernait: les avantages qui en découleraient
seraient supérieurs aux inconvénients. Toutefois le Conseil leur
recommandait de ne pas faire examiner et imprimer avec l'approbation du
Saint-Office des œuvres écrites en langue vulgaire et traitant de sujets
profanes 5. En attendant que ces mesures fussent généralisées, le Conseil

1 Pour tout ceci, voir M. Bataillon, Erasmo..., t. II, pp. 87-88.


2 A. H. N., Inquisiciôn, libro 322, fol. 1 r°, lettre du Conseil aux Inquisiteurs de
Valence.
43 A. H. N., Inquisiciôn, libro 322, fol. fol. 21 r°.
v°, lettre adressée par le Conseil de
l'Inquisition aux Inquisiteurs de Valence, le 9 janvier 1536. Ce n'était pas la première fois
que le problème se posait sur un plan général: déjà en 1515, le Pape Léon X avait
envoyé un bref au Saint-Office pour qu'aucun livre ne fût publié sans avoir été
auparavant examiné par les Inquisiteurs du district où il serait imprimé. Mais
l'Inquisition espagnole refusa alors d'appliquer semblable mesure (A. H. N.,
Inquisiciôn, libro 572, fol. 242 r°-v°).
6 A. H. N., Inquisiciôn, libro 322, fol. 16 r°, lettre du Conseil de l'Inquisition aux
Inquisiteurs de Valence, adressée le 7 mars 1536.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 161

de l'Inquisition, au mois d'octobre 1536, prit la décision de nommer


un visiteur, en l'occurence Fray Tomâs de Villanueva (le futur Saint
Thomas de Villanueva), provincial de l'ordre des Augustins, pour visiter
les librairies du royaume et mettre sous séquestre les livres qui
contiendraient des erreurs luthériennes 1.
Dès lors, dans les registres de l'Inquisition qui ont été conservés, on
ne voit plus, pour les quelques années qui suivent, de correspondance
au sujet des livres de Luther, et du luthéranisme. Il faut croire que ces
mesures furent efficaces dans les royaumes de la couronne d'Aragon 2,
et -vraisemblablement, dans les autres parties de l'Espagne également^
quoique nous ne puissions rien affirmer puisque les registres de
correspondance qui les concernaient ont disparu. On a cependant l'impression
d'assister à une sorte d'accalmie avant les flambées postérieures,
notamment des années 1555-1558.

Ainsi, de 1520 à 1536, à travers le petit nombre de documents qui sont


parvenus jusqu'à nous, on voit l'Inquisition, alarmée de plus en plus,
vivre dans la crainte du luthéranisme et essayer par des mesures chaque
fois plus rigoureuses d'empêcher la diffusion des œuvres et des doctrines
de l'hérésiarque. C'est que, contrairement à ce que l'on a affirmé, il
apparaît que la curiosité à l'égard du moine augustin et de ses thèses,

1 A. H. N., Inquisiciôn, libro 246, fol. 132 v°, cédula du 21 octobre 1536 signée de
l'Impératrice Isabelle en l'absence de Charles V, et dirigée au Provincial et au
chapitre de l'ordre; de Saint Augustin pour leur demander de ne pas confier à Fray
Tomâs de Villanueva des tâches qui pussent l'empêcher d'exercer ses fonctirm
de visiteur: «el muy reverendo in xpo padre cardenal de los doze apostoles arçobispo
de sevilla inquisidor general confiando de las letras y buen zelo del venerable frsi
tomas de villanueva probinçial de la dicha orden (de San Agustin) le ha cometido
y encomendado que visite las librerias destos nuestros reynos y examine los librox
que hallare para tomar y secrestar (sic) los que tubieren aigunos herrores y heregias
de lutero y de sus secaçes por que no se lean sus malas y danadas opiniones...».
Fray Tomâs Garcia (qui devint plus tard Fray Tomâs de Villanueva et fut canoii^é
sous ce nom) fut un des régents de la Faculté des Arts d'Alcalâ au temps de Cisneres
et écrivit divers traités religieux (voir en particulier, P. Gregorio de Santiago Vêlas,
Ensayo de una biblioteca iberoamericana de la Orden de San Agustin, 6 t., Madrid-
El Escorial, 1913-1925, et Antonio de la Torre y del Cerro, La Universidad de Alcalâ.
Datos para su esludio, câtedras y catedrâticos desde la inauguraciôn del Colegio de San
Ildefonso hasta San Lucas de 1915 m Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos,
1909-1910, pp. 66-67).
2 Ces mesures furent renforcées à Valence, en particulier, en 1538: les libraires devaient
envoyer aux Inquisiteurs un mémoire contenant les ouvrages qu'ils avaient reçus,
avant même de pouvoir défaire les balles de livres (A. H. N., Inquisiciôn, libro 322,
fol. 200 v»).

11
162 A. REDONDO

entre ces années, a été vive en Espagne, non seulement parmi les clercs et
les humanistes laïcs, mais encore parmi les villageois, parmi les gens du
peuple. Les étrangers, les moines en particulier, ainsi que les courtisans, à
leur retour des Pays-Bas et d'Allemagne, ont contribué à développer cette
curiosité et à créer une certaine image du moine de Wittenberg, déformée
très souvent, mais vivante.
La sympathie que certains clercs éprouvaient pour Luther en qui ils
voyaient un des tenants de cet esprit réformateur qui voulait éliminer
tout ce qui dans l'Église était corruption et dans les rites déformation et
superstition pour revenir à, l'Évangile, à un christianisme intériorisé
soutenu par une foi ardente, en qui ils ont vu d'abord le fils spirituel
d'Érasme, puis un «disciple» qui allait plus loin que le «maître» jugé trop
timoré, cette sympathie donc, et la curiosité générale à l'égard du moine
augustin expliquent que, malgré les menaces d'excommunication et de
poursuites, les œuvres de Luther (et celles de ses «suivants») aient pu
pénétrer en Espagne et être lues par un public plus large qu'on ne l'a cru
jusqu'à présent, composé essentiellement de clercs (la masse du peuple
a très peu connu les livres de l'hérésiarque). Certes, dans un premier
temps, ces livres ont pu paraître à certains, aux conversas en particulier,
une arme de combat contre l'Inquisition, mais, par la suite, c'est bien une
certaine adhésion aux thèses du docteur de Wittenberg, ou du moins une
vive curiosité, qui explique leur diffusion.
Par. ailleurs, si ces livres ont pénétré en Espagne tout au long de la
période étudiée, parfois par le canal de véritable! réseaux de distribution,
on a pu voir se dessiner, cependant, quatre moments privilégiés: l'un en
1521, Kautre en 1523-1525, le troisième en 1528-1531 et le quatrième,
enfin, en 1535.
Mais y-a-t-il eu des luthériens en Espagne? 1.
Si «être luthérien, historiquement parlant, ce n'est pas seulement
partager avec Luther telle ou telle opinion sur la grâce dont la formule
définitive se trouvait déjà dans Saint Augustin, sinon dans Saint Paul

1 II va de soi qu'on ne peut qualifier de «luthériens» tous ceux qui ont é[é poursuivis
comme tels, à partir de 1530 essentiellement. Certains, comme Diego de Uceda
(voir M. Bataillon, Erasmo..., t. II, pp. 8-9) ou Miguel Mezquita, dont nous avons
utilisé le témoignage, étaient des érasmistes, mais l'Inquisition les accusait de suivre
Luther afin de pouvoir les condamner. D'autres, comme ce Gaspar de Torralva
«vecino de Vayona», poursuivi par l'Inquisition de Tolède en 1531-1532 (A. H. N.
Inquisiciôn, leg. 112, n° 19) sont appelés luthériens parce qu'ils perturbent la vie
locale, et enfreignent, d'une façon ou d'une autre, certains préceptes secondaires
de l'Eglise (voir aussi, à ce propos, J. E. Longhurst, Alumbrados, erasmistas y lute-
ranos..., op. cit., Cuadernos de Historia de Espana, t. XXVII (1958), p. 100).
D'autres, enfin, ont pu tenir certains propos hérétiques, sans être pour autant
luthériens.
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 163

(mais) suivre Luther jusque dans les négations violentes qui le définissent
autant que le contenu positif de sa pensée» \ il est un fait que les
luthériens espagnols ne durent pas être très nombreux. Toutefois, un clerc
comme Juan Lôpez de Calain, disciple d' Isabel de la Cruz, semble bien
avoir proclamé son luthéranisme jusqu'au bûcher 2. Diego Lôpez de
Husillos, ecclésiastique lui aussi, si l'on en croit les dires de Francisca
Hernandez, était un luthérien convaincu 3. Dans une lettre adressée par
le Conseil de l'Inquisition aux Inquisiteurs de Valence le 9 janvier 1536,
il est fait allusion à un luthérien opiniâtre, Miguel Costa, emprisonné à
Valence 4. Dans une autre lettre du 12 août 1536, adressée aux mêmes
Inquisiteurs, le Conseil dit qu'il a reçu le procès du «luthérien obstiné»5.
S'agit-il de Miguel Costa ou d'un autre?
Il y a donc eu des luthériens en Espagne, des luthériens convaincus,
obstinés, pour reprendre le terme employé par les Inquisiteurs. Mais il est
difficile d'estimer leur importance car certains d'entre eux n'ont jamais
avoué au grand jour leur luthéranisme, qui les eût condamnés
irrémédiablement au bûcher; d'autres qui ont manifesté leurs croyances et ont dû
être poursuivis, n'ont pas laissé de traces car leurs procès ont disparu.
Il semble cependant que ces luthériens aient été en petit nombre. C'est
que, en ce qui concerne l'Espagne tout au moins, il faut prendre le terme
de luthéranisme dans un sens plus général, l'envisager comme une
adhésion à l'esprit de la doctrine de Luther, même si certaines manifestations
de cette doctrine sont rejetées ou deviennent différentes. Ainsi, le clerc
humaniste Juan del Castillo, emprisonné en 1533 et brûlé sans doute en
1536, confessa avoir adhéré au luthéranisme: il s'agit d'un luthéranisme
qui doit beaucoup à Œcolampade mais qui a aussi d'autres sources 6.

1 Cette définition est de Marcel Bataillon; elle se trouve aux pp. 124-125 de son
introduction à la réédition du Diâlogo de doctrina cristiana de Juan de Valdés, op. cit.
2 Voir note 4, p. 145
3 Voir note 4, p. 145. Voir également M. Bataillon, Erasmo..., t. I, p. 214 et t. II, p. 12,
note 12. Diego Lôpez de Husillos paraît avoir été poursuivi à Grenade en même
temps que Juan Lôpez de Calaïn, mais il ne semble pas qu'il ait été brûlé.
4 A. H. N., Inquisiciôn, libro 322, fol. 1 r°. Le Conseil demande aux Inquisiteurs de
Valence de tout faire pour convaincre Costa de ses erreurs afin que son âme ne soit
pas perdue.
5 A. H. N., Inquisiciôn, libro 322, fol. 54 r°.
6 Procès de Petronila de Lucena (A. H. N., Inquisiciôn, leg. 114, n° 14 (ancien n° 46),
fol. 8 r°); il s'agit d'un extrait des «confessions» de Juan del Castillo faites le 7 mars
1534, et annexées au procès de sa soeur Petronila. Le luthéranisme de Juan del
Castillo consiste en ceci: il croit que tout le monde se sauvera, que les bonnes œuvres
sont inutiles,- que le libre arbitre n'existe pas, qu'il n'est pas nécessaire de respecter
les préceptes de l'Eglise, que les prêtres peuvent ne pas réciter leur bréviaire, que
les indulgences sont inutiles, que la confession est sans valeur. Il avoue de plus qu'il
doit à la lecture d'Œcolampade de ne pas croire à la transsubstantiation, et enfin
1 64 A. REDONDO

D'après les propres déclarations de Juan del Castillo, son frère, Gaspar
de Lucena, partageait ses croyances \ Un grand seigneur comme le
troisième duc de l'Infantado, qui, peu avant sa mort, avait admis chez lui
Petronila de Lucena, la sœur de Juan del Castillo, laisse la réputation
d'avoir accueilli les idées luthériennes, du moins en partie:

«me dixo el suso dicho lucena en Santiago que era el duque gentil
e que creya que estava en lo de la salvation general con lo de lutero
que no desconformava en el sentirlo y no se sy me dixo que tan
bien en lo del libre alvedrio dixo estava...» 2.

Et combien de clercs, dont nous ne savons rien, durent retrouver à


travers le moine augustin, cette foi ardente qui justifie, ce sentiment de
la grâce qui donne confiance, même sans adhérer à certaines de ses
négations?
Quant à l'attitude religieuse des premiers illuminés, d' Alcaraz, d'Isa-
bel de la Cruz, et de leurs disciples, nous croyons avoir montré combien
elle était voisine de celle de Luther.
Luthéranisme donc? Plutôt des «souffles luthériens» qui passent 3.
Des souffles luthériens qui traversent l'œuvre de Juan de Valdés, et vont
l'amener dès le Diâlogo de dodrina cristiana au bord même de
l'hétérodoxie, qui vont le pousser à s'éloigner d'Érasme pour se rapprocher de
Luther 4, des souffles luthériens aussi sur l'œuvre de son frère, Alfonso

qu'il disait la messe sans prier. Sur Juan del Castillo, voir aussi M. Bataillon,
Erasmo..., t. II, pp. 62-63.
1 Procès de Petronila de Lucena, fol. 8 v°, extrait d'un interrogatoire de Juan del
Castillo, annexé au procès de sa sœur:« preguntado que a donde comunico los herrores
suso dichos con lucena su hermano e como save que los tovo e los creyo ansy dixo
que en alcala los comunico con el en casa de su madré e que save que el dicho su
hermano estovo en ellos porque ansi lo platicavan entrambos y este confesante le
impuso en ellos».
2 Procès de Petronila de Lucena, fol. 2 r°, extrait d'un interrogatoire de Diego
Hernandez du 4 avril 1532, annexé au procès de Petronila de Lucena.
3 L'expression est employée par Lucien Febvre qui l'applique à l'œuvre de Rabelais.
«Souffles luthériens sur l'œuvre rabelaisienne» (voir p. 321 de Le problème de
l'incroyance au X VI' siècle. La religion de Rabelais, Paris, Editions Albin Michel, 1947).
4 Juan de Valdés avait fait partie de l'entourage immédiat de Pedro Ruiz de Alcaraz
et avait dû partager toutes ses «doctrines». Le 4 décembre 1526 (et non 1525 comme
dit Serrano y Sanz dans son article Pedro Ruiz de Alcaraz..., p. 130) la femme
d' Alcaraz présentait en effet un mémoire à l'Inquisition de Tolède demandant que
l'on entendît la déposition de Juan de Valdés (ce document, publié par Serrano y
Sanz, op. cit., pp. 129-130, se trouve entre les folios 203 et 204 du Procès d'Alcaraz).
Pour des raisons inconnues^ le- témoignage de Juan de Valdés ne fut. d'ailleurs pas
recueilli. Que Valdés ait connu lorsqu'il se trouvait près d'Alcaraz, ou plus tard
lorsqu'il fut étudiant à Alcala, des œuvres de Luther, cela est fort possible. Nous
ne voyons cependant pas comment E. de Moreau, dans La crise religieuse du XVI» siè-
LUTHER ET L'ESPAGNE DE 1520 A 1536 165

de Valdés, dont certains passages du Dialogo de las cosas ocurridas en


Roma évoquent par leur contenu et leur violence Y Appel à la noblesse
chrétienne de la nation allemande \ des souffles luthériens encore à travers
les propos de Vergara 2 et de son frère Tovar 3 ...Des souffles luthériens
qui passent sur l'Espagne entre les années 1520 et 1536.

de, op. cit., peut affirmer à la page 157 que Valdés avait lu le De libertale chris-
tiana,~de Luther, ainsi que des ouvrages de Bucer, avant son départ pour Naples.
Quoi qu'il en soit, les dogmes des abandonnés devaient le conduire à cette doctrine
de la justification par la foi qui se trouve <léjà plus qu'implicite tians le Dialogo
de doctrina cristiana et qui ne fera que s'affirmer dans ses œuvres postérieures
(voir l'introduction de Marcel Bataillon à sa réédition du Dialogo..., op. cit., et plus
particulièrement les pp. 118-135).
1 Voir par exemple les pp. 65-70 du Dialogo de las cosas ocurridas en Roma dans
l'édition des Clâsicos Castellanos, n° 89, Madrid, 1956.
2 Malgré ses dénégations, on peut penser que Vergara avait lu, dans les Pays-Bas,
en 1520, alors qu'il vivait au contact des idées réformistes, les œuvres de Luther,
qui, encore, n'étaient pas officiellement condamnées. Ne dira-t-il pas lui-même,
au cours de son procès, en 1533, qu'il est «de la profession du docteur en théologie
de lire des livres bons et mauvais», lorsqu'ils ne sont pas condamnés, et plus
spécialement, «des livres d'hérétiques modernes pour mieux savoir les combattre» (Procès
de Vergara, fol. 137 r°-138 v0)? Il reconnaît, d'ailleurs, qu'il a pu sympathiser
avec le moine augustin jusqu'au schisme exclusivement. (Voir M. Bataillon,
Erasmo.., t. II, p. 33). Qu'y-a-t-il donc d'étonnant à ce qu'il ait pu tenir certains
des propos compromettants que lui prête Francisca Hernandez, et en particulier, cette
affirmation sur les indulgences: «que me hagan a mi entender que en dando el sonido
del real que saiga el anima del purgatorio» (Procès de Vergara, fol. 61 v°; voir
Longhurst, Cuadernos de Hisloria de Espana, t. XXVII (1958),- p. 132), qui semble
un écho d'une des thèses luthériennes? (Voir l'analyse détaillée du procès de
Vergara dans M. Bataillon, Erasmo..., t. II, pp. 13-52).
3 Tovar avait lu des œuvres hérétiques, comme nous l'avons vu. Sans doute avait-il
sympathisé avec certaines des thèses qu'elles contenaient. Son propre frère, Vergara,
n'était pas sûr de l'orthodoxie de Tovar, puisque dans une lettre secrète il lui
demande s'il a tenu les propos qu'on lui attribue, dans un esprit érasmien ou luthérien
(voir M. Bataillon, Erasmo..., t. II, p. 32).

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