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Impacts de la situation actuelle du pays sur les apprenants et leurs


apprentissages scolaires.

Introduction
À l’origine, parler de l’éducation comme science revenait à parler de la pédagogie. Au fil du
temps, on s’est rendu compte qu’une seule science ne pouvait suffire pour comprendre et
expliquer le processus enseignement-apprentissage et qu’il faut plusieurs sciences pour
l’éducation. Voilà pourquoi, on parle des « sciences de l’éducation ». Parmi toutes les
sciences qui éclairent l’éducation, celle qui me semble la plus pertinente pour la présente
réflexion est la «psychologie» de l’éducation. Cette dernière nous apprend que l’enseignant ne
peut pas s’intéresser uniquement à l’enseignement, mais aussi à l’apprentissage. D’où la
pertinence et l’actualité de cette interrogation de Michel Saint-Onge, Moi j’enseigne, mais eux
apprennent-ils ? ((Michel Saint-Onge, 1990). La psychologie de l’éducation nous enseigne
que les états sociaux et émotionnels des apprenants influencent leurs apprentissages. Or, la
situation chaotique dans laquelle se trouve le pays en général et Port-au-Prince en particulier,
influence les états émotionnels et sociaux des apprenants et donc leurs apprentissages
scolaires. Par conséquent, les interrogations suivantes s’imposent et se posent avec acuité :
Quels sont les impacts de la situation actuelle du pays sur les apprenants et leurs
apprentissages scolaires ? Comment favoriser l’apprentissage chez ces derniers au milieu
même de cette crise sociale, économique et politique qui ronge notre société ?
Pour apporter des éléments de réponse à ces interrogations, nous allons articuler notre
réflexion autour de quatre (4) axes : En premier lieu, nous tâcherons de décrire la situation
actuelle du pays sur les plans social économique et politique ; En deuxième lieu, nous verrons
les impacts sur la concentration et la motivation des apprenants ; En troisième lieu, nous
verrons comment cette situation engendre une peur de sortir et même d’aller à l’école ; En
dernier lieu, nous formulerons quelques propositions en vue de favoriser les apprentissages
des apprenants au milieu même de cette crise.

Situation sociale, économique et politique actuelle du pays (Port-au-Prince en


particulier)
« L’unique matière qu’on devrait enseigner à l’université, c’est la réalité nationale. » affirme
Ignacio Ellacuría, prêtre jésuite, ancien recteur l’UCA du Salvador. Et Dantès Bellegarde,
ancien ministre de l’éducation nationale d’affirmer : « L’université, gardienne du drapeau. »,
pour ensuite faire coïncider la fête du drapeau avec celle de l’université. Ces deux hommes,
Ignacio Ellacuría recteur d’université et Dantès Bellegarde, ministre de l’éducation nationale,
affirment éloquemment le devoir de l’université de s’intéresser à la réalité nationale et de
s’engager à la défendre. Dans cette optique on peut légitimement se demander quelle est la
contribution de l’université Haïtienne en vue de trouver une solution à cette crise qui a trop
longtemps duré et qui ne fait que s’aggraver ? Cette interrogation pourrait faire l’objet d’un
2

article, mais ce qui nous intéresse dans cette partie de notre réflexion c’est de mettre, dans une
certaine mesure, des mots sur nos maux :
Sur le plan économique
Dans cette partie, donnons la parole à l’économiste Etzer Emile :
« Un des principaux indicateurs montrant la performance d’une économie pendant une année s’appelle
croissance économique. Pour l’année 2023 la croissance économique haïtienne est de -1,9%. Pires
encore, Depuis plus de cinq années consécutives (de 2019 à 2023), Haïti a une croissance économique
négative. Ce qui veut dire que depuis plus de cinq années consécutives Haïti ne crée pas de richesses,
mais détruit ses richesses. Par ailleurs, selon la CNSA (Coordination Nationale Sécurité Alimentaire),
plus de 44 % de la population sont touchées par l’insécurité alimentaire élevée. En 2023, Haïti a connu
une inflation record de plus de 50%1.»

En plus de cela il y a le chômage endémique : la population Haïtienne est estimée à environ


12 millions d’habitants et il y a moins d’un million d’emplois formels, 600 milles. Bref,
croissance économique négative, inflation, chômage voilà entre autres, ce qui caractérise la
société Haïtienne sur le plan économique. Or, l’économie joue un rôle capital dans l’éduction.
Dans cet ordre d’idées, le 7 mars 1948, le pape Pie XII, s’adressant aux membres du congrès
des échanges internationaux affirme :
« Qui dit vie économique, dit vie sociale Le but, auquel elle tend par sa nature même, et que
les individus doivent également poursuivre dans les diverses formes de leurs activités, c’est de
mettre de façon stable et à la porte de tous les membres de la société, les conditions
matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle. » (Pie XII :
Allocution du 7mars 1948). Ainsi, la finalité de l’économie est la réalisation des conditions
matérielles pour le développement de la vie culturelle et spirituelle de l’homme. Autrement
dit, le développement culturel et spirituel de l’homme nécessite des conditions matérielles.
Sur le plan social
Le Programme Humanitarian Parole « program Biden nan », l’insécurité généralisée :
insécurité alimentaire, insécurité des biens (marchés brûlés et marchandises pillées, volées) et
des vies, sont sources de démotivation chez nombre de nos apprenants. Haïti est pris en otage
par des gangs. Il semble que sortir et recevoir un projectile ou être kidnappé est la règle
rentrer sain et sauf l’exception. Le comble, plusieurs milliers d’hors la loi, dangers sociaux
sont en cavale…
Sur le plan politique
Haïti, mère de la liberté, mère de l’indépendance, 220 ans plus tard, modèle d’esclave, modèle
de soumission, modèle de parasite, modèle de bestialité... Sur le plan politique, corruption et
mauvaise gouvernance ont toujours été les caractéristiques d’Haïti. Mais aujourd’hui, le pays
se trouve dans une situation de chaos sans précédent. Démocratie en Haïti est une fiction.
C’est l’anarchie qui sévit en Haïti. Pas un seul élu. Nos leaders sont malheureusement des
vassaux, incapables de s’entendre pour rétablir la sécurité et la paix dans le pays, organiser

1
Etzer Emile, Bilan économique 2023 et perspective 2024, 4 février 2024.
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des élections libres, honnêtes et démocratiques en vue de mettre le pays sur les rails de la
constitution qu’il a longtemps quittés et lui donner l’opportunité d’émerger.
Une telle situation économique, politique et sociale a des impacts inestimables sur tout le
processus enseignement-apprentissage qu’il paralyse. Il y a plusieurs jours que même les
conditions pour enseigner ne sont pas réunies et même lorsqu’on s’évertue pour enseigner
malgré tout, on peut s’interroger sur la qualité de cet enseignement car l’enseignant aussi est
dans le pays et est aussi victime de la situation du pays. Toutefois, dans la présente réflexion,
nous mettrons l’accent particulièrement sur les apprenants.
Concentration et motivation chez les apprenants, un défi non pas des moindres à l’heure
actuelle
« Frère Jamesly, je n’ai pas pu me concentrer pour rédiger le devoir parce que j’ai un oncle
qui a été kidnappé. » Une fillette de 7ème A.F.
« La concentration est l’attention soutenue qu’un enfant porte à son travail, attention que rien
n’interrompt. Elle dépend de son intérêt. Tout comme du plaisir qu’il trouve à ce travail, de sa
motivation, de la réussite qu’il désir et crois possible 2. » Cependant, la concentration est
facilement influençable. Oui plusieurs facteurs la fragilisent, notamment la fatigue, le manque
de sommeil, la consommation d’alcool ou de stupéfiants, le stress les états anxieux ou
dépressifs. Or, la situation actuelle de notre pays, particulièrement la capitale, est source de
stress d’anxiété et de dépression. Un enfant qui a été victime directement de l’insécurité ou
dont un membre de la famille a été victime de l’insécurité : kidnapping, nécessité
d’abandonner sa maison pour sauver sa peau etc., est dans un état social et émotionnel
défavorables à la motivation et à la concentration pour apprendre. Et, malheureusement, telle
est la situation de nombre de nos apprenants. Et pourtant, la motivation et la concentration
sont à la porte d’entrée de l’apprentissage. Elles permettent d’apprendre c’est-à-dire de
réfléchir, de comprendre, de mémoriser et de produire par soi-même une des principales
finalités de l’éducation.
La situation du pays, est défavorable a la motivation et la concentration des apprenants et
provoque la peur chez plus d’un.
Peur d’aller à l’école pour ne pas être kidnappé
Le vendredi 23 février 2024, six (6) frères du Sacré-Cœur et une collaboratrice ont été
kidnappés devant la barrière de l’Ecole Jean XXIII à 7h du matin. Nombreux sont les cas
d’enlèvement dans la capitale du pays. Plusieurs apprenants ont peur d’aller à l’école pour ne
pas être kidnappés. En outre, l’évasion récente des plusieurs milliers de prisonniers a accru
l’objectivité et la pertinence de ce sentiment de peur, d’inquiétude. Face à une telle situation,
certains disent qu’on ne peut pas vraiment faire preuve de prudence : « se pa pridan w pridan,
se pran yo pa ko pran w. », disent-ils. En effet, il y a eu plusieurs cas d’enlèvement à domicile,
l’ancien président Jouvenel Moïse été assassiné chez lui, la maison du chef de la police a été
incendiée… Enseigner, c’est-à-dire faire apprendre dans un tel contexte est un véritable défi.

2
Alain Sotto, Varinia Oberto, Donner l’envie d’apprendre, Paris, P.U.F, 2016, p. 90.
4

Comment pouvons-nous, au milieu de cette crise, favoriser les apprentissages scolaires des
apprenants ?

Propositions pour favoriser les apprentissages scolaires des apprenants au milieu même
de cette crise
Considérons chaque protagoniste de la mission éducative de l’école :
La direction de l’école
Occupé un poste de direction en Haïti aujourd’hui est un gros défi. Car, diriger c’est prévoir,
organiser, planifier. Or, aujourd’hui en Haïti on n’est même pas capable de planifier sur une
semaine. A chaque instant on est contraint de modifier, de reporter, d’annuler, bref, de
s’adapter. La direction qui doit nécessairement décider, doit prendre de sages décisions pour
ne pas mettre en danger des vies et des biens. Voilà pourquoi, en cette situation d’insécurité et
d’incertitude accrues, elle est obligée de recourir aux cours à distance malgré la précarité du
pays ( pas d’électricité, qualité de l’internet souvent mauvaise etc.) au lieu de ne rien faire.
Cette démarche peut ne pas être stérile si les autres protagonistes la prennent à cœur.

Les enseignants
Aujourd’hui, plus que jamais, nous autres enseignants, nous devons faire preuve de
professionnalisme et d’excellence. Nous devons adopter une pédagogie et une didactique qui
favorisent à la fois la motivation, la concentration, la compréhension et la mémorisation chez
les apprenants. Le découpage didactique et la transformation du savoir savant en savoir à
enseigner doivent être faits de manière à faciliter la compréhension et la mémorisation.
Aujourd’hui, plus que jamais, nous les enseignants, devons penser à donner du sens aux
savoirs, à montrer l’intérêt, l’importance, l’utilité de ce que nous enseignons si nous voulons
que nos apprenants soient motivés, concentrés et dans l’intention de mémoriser sachant
pertinemment les différents contextes dans lesquels ils pourront et auront à utiliser ces
savoirs. Car, « l’enfant mémorise bien ce qu’il aime, ou encore s’il ressent comme utile ce
qu’il apprend, s’il sait à quoi cela va lui servir. La mémoire dépend du futur : il y a
mémorisation lorsque, après avoir compris sa leçon, l’enfant s’imagine la réutiliser dans
l’avenir… Si l’enfant n’est pas dans l’intention de réutiliser l’information, elle reste
disponible le temps de la mémoire à court terme, qui permet un travail immédiat, mais ne
laisse aucune trace ensuite.3 »
Les apprenants

3
Alain Sotto, Varinia Oberto, Donner l’envie d’apprendre, Paris, P.U.F, 2016, p. 107.
5

La situation actuelle du pays est source de stress. Ce stress empêche la motivation, la


concentration et constitue un blocage à l’apprentissage. L’apprenant doit être conscient qu’il
est stressé et avoir la volonté de se dépasser pour sortir de cet état de stress. Certains cas
nécessite un accompagnement psychologique et d’autres des activités antistress. Le sport,
boire beaucoup d’eau et se reposer suffisamment peuvent aider à combattre le stress. En effet,
dans le livre Donner l’envie d’apprendre, Allain Sotto et Varinia Oberto enseignent que « les
activités physiques sont essentielles à l’activité intellectuelle. Elles canalisent les énergies,
effacent les tensions, facilitent le sommeil et aident à lutter contre le stress. » Des études en
psychologie et en chronobiologie ont révélé que faire du sport, boire beaucoup d’eau et se
reposer suffisamment et au bon moment, facilitent l’équilibre émotionnel et le bon
fonctionnement du cerveau, améliorent les capacités cognitives, les performances
intellectuelles, la mémorisation ainsi que les capacités d’apprentissage. En outre, une
alimentation équilibrée et régulière est également recommandée.
D’un autre côté, les apprenants doivent faire preuve de responsabilité. Ils ne doivent pas se
contenter d’assister passivement aux cours, mais doivent participer, poser des questions, faire
le lien avec des connaissances antérieures et apporter ainsi des contributions qui enrichissent
le cours. Après les cours, ils doivent avoir un horaire de travail, d’étude, d’activités physiques
et de repos. Oui, l’apprenant doit se donner l’habitude de planifier son temps, se fixer des
objectifs et s’auto-évaluer pour voir dans quelle mesure il ou elle a progressé. Organiser son
temps en fonction des objectifs fixés permet de les atteindre et d’éviter la procrastination,
cette habitude à repousser toujours au lendemain ce que l’on a à faire, ce qui a pour résultat un
travail bâclé. On étudie avec plus d’efficacité et moins de stress quand on anticipe. Par
ailleurs, le 21e siècle est numérique, l’apprenant doit être formé à la recherche et par la
recherche. La sérendipité est une nouvelle compétence à développer. Elle consiste pour
l’apprenant à trouver une information qui n’était pas le but de sa recherche, mais se révèle être
un apport pertinent4.
Les parents
« Les parents ont un rôle à jouer dans la mission éducative que l’école ne peut assumer
seule. » (Alain Sotto et Varinia Oberto, 2016)
« La société, via l’école ou toute autre assistance, ne peut pas rattraper les choses si les
parents au plus profond, ont été incapable de faire l’essentiel du travail d’éducation… l’école
ne peut pas pallier à tous les manques, compenser tout, réparer tout. » (Sylvie Prtnoy
Lanzemberg, 2015)
« Un père vaut plus qu’une centaine de maîtres d’école. » (Georges Herbert)
En effet, le rôle des parents dans l’éducation des apprenants est crucial. Dans le contexte
actuel, les parents doivent renouveler leurs responsabilités en faisant montre d’une attention et
d’un intérêt soutenus et accrus en ce qui concerne les apprentissages scolaires de leurs
enfants. Dans un tel contexte, les enfants ont besoin de soutiens moraux et affectifs, de

4
Alain Sotto, Varinia Oberto, Donner l’envie d’apprendre, Paris, P.U.F, 2016, p. 247.
6

motivation et d’encouragement. Les parents doivent porter les enfants à bâtir un horaire de
travail, d’étude, de sport, de loisirs et de repos et surtout les aider à respecter cet horaire.
Par ailleurs, l’enfant s’investit à l’école s’il a un projet personnel pour donner un sens à ce
qu’il apprend. Pour prendre forme ce projet de vie doit être encouragé et soutenu par les
parents.
Conclusion
Cette réflexion sur les impacts de la situation actuelle du pays sur les apprenants et leurs
apprentissages scolaires ainsi que les quelques propositions faites en vue de favoriser
l’apprentissage des apprenants ne se veulent pas exhaustives, mais ont le mérite d’attirer notre
attention sur le fait que la situation chaotique actuelle du pays a des impacts significatifs sur
les apprenants et leurs apprentissages scolaires et que nous ne pouvons nous permettre de
baisser les bras. Cela va de soi que des forces obscures veulent maintenir cette génération
d’enfants et de jeunes Haïtiens dans la médiocrité, l’ignorance, l’obscurantisme en vue de
pouvoir les aliéner, les chosifier et les utiliser plus tard. Nous avons ce devoir de continuer à
lutter pour donner à cette génération la chance de s’émanciper, se réaliser et devenir des
citoyens accomplis, utiles à la société et épanouis.

F. Jamesly Joseph, sc le 18/03/2024.


Sources :
Alain SOTTO, Varinia OBERTO, Donner l’envie d’apprendre, Paris, P.U.F, 2016
Etzer EMILE, Bilan économique 2023 et perspective 2024, 4 février 2024.

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