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Interview de Brigitte Senut, Paléontologue, « Femme scientifique de l’année »

Propos recueillis par Luc Bretones

LB : Pourquoi avoir opté pour la Paléontologie et l'Anthropologie et quels sont les apports
fondamentaux de ces disciplines au monde moderne ?

BS : Depuis mon enfance, j'ai été passionnée de cailloux, de fossiles. Au cours de l'adolescence, j'ai
avalé les livres d'Haroun Tazieff sur les volcans ou ceux de Norbert Casteret sur le monde des cavernes.
Et j'étais très attirée par l'Afrique. J'ai donc logiquement passé un Bac D (Sciences naturelles), puis fait
des études de géologie où la paléontologie était largement enseignée. Je n'ai pas de formation
d'anthropologue et ne me considère pas comme une anthropologue. Je suis avant tout une paléontologue
et une paléontologue en Afrique ! On croit souvent que la paléontologie est une science du passé. Nous
travaillons sur le passé, certes, mais cette discipline a évolué avec le temps et s'insère bien dans le
monde moderne ; et ce, pour plusieurs raisons. Il y a tout d'abord un apport culturel, de culture
scientifique, puis un apport éducatif au sens strict et enfin elle peut avoir un apport direct à la société. La
culture est un fondamental de structure d'une société ; si une société perd sa culture, elle disparaît et peut
être absorbée par d'autres cultures. L'éducation, et en particulier l'éducation scientifique, doit être donnée
au plus grand nombre d'individus quelle que soit son origine. Une personne éduquée peut espérer
améliorer son niveau de vie. Lorsque nous créons des musées en Afrique ou bien montons des
expositions, ceci est destiné aux gens locaux. C'est en éduquant les gens que nous pouvons assurer la
conservation des patrimoines actuels ou fossiles, mais aussi cela permet un petit développement local qui
permet d'améliorer le quotidien. C'est aussi un aspect fondamental du travail de terrain : impliquer les
gens locaux dans les travaux de recherche, ce qui permet de faire vivre plusieurs dizaines de gens, donc
des dizaines de famille ! Enfin, nous avons mis en évidence en Namibie la présence de faunes vieilles de
17,5 millions d'années environ, associées à des diamants et donc des dépôts diamantifères plus vieux
qu'on ne le pensait. La compagnie diamantifère a repensé les modes de dépôts, ce qui a permis d'étendre
l'exploitation des diamants sur plusieurs années dans certains secteurs. Ceci représente des dizaines et
des dizaines d'emplois. Les séquences biostratigraphique et biochronologique que nous avons établies
dans l'Ouest ougandais à la suite des travaux de terrain réalisés entre 1985 et 1994 sont aujourd'hui
utilisés par les compagnies pétrolières dans cette région. L'impact économique est donc présent, même si
on ne le voit pas immédiatement.

LB : Quel a été à ce jour votre principale découverte ?

BS : Il y en a plusieurs sur toute une carrière. Celle qui a été la plus médiatique est certainement celle du
premier hominidé 2 fois plus vieux que Lucy (3,2 millions d'années) - Orrorin tugenensis - au Kenya en
2000 âgé de 6 millions d'années. A l'époque on croyait que la divergence entre les grands singes et les
hommes se situait à 6 millions d'années ; il était donc impossible de trouver un vrai hominidé à cette date.
La découverte d'Orrorin est venue bousculer cela.
Mais la découverte qui reste particulière à mes yeux est celle d'une demi-dent de grand singe dans une
mine de diamants en Afrique du Sud (des centaines de diamants pour une demi-dent !). Avec ses 18
millions d'années, elle prouvait que les grands singes de cette époque n'avaient pas vécu exclusivement
en Afrique orientale, mais qu'ils avaient eu une répartition plus panafricaine.

LB : Quelles sont les difficultés particulières de votre parcours de femme chercheuse ?

BS : J'ai rencontré des gens formidables et positifs, mais aussi des "méfiants". Je travaille dans un milieu
très masculin où les femmes ont du mal à s'imposer en tant que chercheuses : si elles n'entrent pas dans
le moule, elles n'existent pas ! Je suis très indépendante dans mon travail et dans mes idées. J'ai toujours
refusé de rejoindre des courants de pensées, des lobbys. Et ceci fait peur car on ne peut vous
caractériser, vous donner une étiquette !

LB : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles qui s'engagent aujourd'hui dans les filières
scientifiques et de recherche ?
BS : Il faut qu'elles gardent leur indépendance de pensée, qu'elles se battent pour leurs idées et ne
compromettent jamais leur science pour un pouvoir quel qu'il soit. Il faut qu'elles vivent leur passion
jusqu'au bout. C'est un grand bonheur.

LB : Comment imaginez-vous le positionnement futur des formations universitaires et d'écoles


d'ingénieurs ?

BS : Je ne suis certainement pas la mieux placée pour en parler, mais il me semble qu'il ne faut pas
opposer les deux. Je crois que les uns doivent se nourrir des autres et vice-versa. On peut certainement
imaginer des passerelles entre les deux pour se faire rencontrer des "cultures" différentes et avancer
ensemble !

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