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Tapuscrit

« La Barbarie
économique »

Éléments de réflexion philosophique sur “ La barbarie économique »

Anne Frémaux

Synopsis

La Civilisation, au singulier, correspond à l’adoucissement des mœurs, à la maîtrise de


l’agressivité et à la pacification des rapports individuels et inter-étatiques. Si le processus de
Civilisation est effectivement en marche, il n’empêche que chaque civilisation peut engendrer des
modalités spécifiques de barbarie qui lui sont propres (c’est le grand paradoxe qu’analyse Steiner
dans La Culture contre la barbarie à travers notamment le fait que le nazisme soit apparu dans
l’un des pays les plus cultivés du monde.) C’est un fait avéré que notre culture et notre modernité
ne sont pas exemptes de formes de barbarie : la barbarie désigne alors une qualification
morale ou encore le mal dans un sens superlatif-Le barbare, c’est celui qui se conduit si mal qu’il
enfreint les limites de l’humain, qu’il se porte vers l’inhumain. Dans ce sens, le barbare peut être
quelqu’un de civilisé. Notre question à présent est la suivante : y a t-il des formes de barbarie
liées à la civilisation marchande dans laquelle nous vivons ? Y a t-il une barbarie économique ?

Anne Frémaux est professeur de philosophie et enseigne au Lycée de Bourgoin-Jallieu (38).


Elle est titulaire d’un DEA de philosophie et d’un diplôme d’école supérieure de commerce . Elle
a connu diverses expériences professionnelles au sein de multinationales en tant qu’attachée
marketing avant de devenir enseignante.

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Introduction

« [Le commerce] polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours. »
(Montesquieu, L’esprit des Lois, Livre XX, Chap.1)

Comment ce « doux commerce » ainsi défini par Montesquieu comme substitut à la guerre et
régulateur social des relations entre les hommes a t-il pu se transformer lui-même en véritable
guerre, avec son cortège de victimes, d’actes de barbarie, de collaborateurs en tous genres etc. ?
Dans le cadre de nos sociétés modernes, le monde économique apparaît principalement comme le
lieu d’une guerre de tous contre tous où règnent en maîtres, l’individualisme et la recherche du
profit personnel, au détriment des relations d’entraide et de solidarité propres à l’espace public.
Peut-on cependant véritablement parler de « barbarie » ?. Dans quelle mesure peut-on appliquer
ce terme au domaine de l’économie ?

Le terme « barbare », du point de vue philosophique, recouvre deux acceptions distinctes : un


sens descriptif et un sens normatif.

1 - le barbare, c’est tout d’abord (sens descriptif), celui qui s’oppose à la civilisation, qui est
sauvage, bestial, féroce, primitif. Il s’agit alors d’un niveau infra civilisationnel de l’humain (le
terme ne s’appliquant ni aux animaux ni aux choses). La barbarie désignerait alors l’état limite de
celui qui sort ou est sur le point de sortir de l’humanité. Le barbare, selon cette acception, c’est
celui qui relève de l’infra humanité, celui qui, par exemple, poussé par des conditions d’indigence
extrême, abandonné par le marché et le cadre institutionnel qui l’accompagne (éducation, lois
etc.) est « aliéné », rendu étranger à tout sens moral et par-là même à sa condition d’homme. Le
mal venant souvent du malheur, la misère économique, n’est-elle pas source de barbarie ? Le
« darwinisme »1 social et économique qui conduit à la pauvreté de certains, ne serait-il pas la
1
Le terme ayant été lui-même critiqué par Darwin. N‘oublions pas que Darwin nous dit que seules les espèces « les
plus adaptées » à leur environnement survivent (et non, comme on l’a souvent dit « les plus forts ») . Par ailleurs, il
montre que dans le monde animal, les structures de coopération cohabitent avec les structures de compétition. Il n’y
a pas de société animale sans liens coopératifs. Parlons donc plutôt de « malthusianisme » c’est-à-dire de cette

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source d’un « ensauvagement » d’une partie de l’humanité » (voir pour notre société française,
ceux qu’on appelle « sauvageons », « racaille » ou « voyous »)?

Déjà, dans les Misérables, Victor Hugo décrivait la condition des « barbares de la civilisation »
(sens descriptif) : ces prolétaires, interdits de jouir des richesses qu’ils produisent et exclus d’une
culture qui leur est inaccessible. Barbares, ces prolétaires car, selon la terrible formule de Marx,
« les excréments de la civilisation sont leur nourriture.» Mais Victor Hugo décrivait aussi une
deuxième forme de barbarie liée cette fois à la condition des bourgeois qu’il appelait les
« civilisés de la barbarie.» Ces barbares civilisés, eux, ne sortent pas de la fange et n’arborent pas
des attitudes féroces, inhumaines : c’est bien plutôt sous un air policé et courtois qu’ils instaurent
une société qui sécrète une telle barbarie. Est barbare, en ce sens, celui qui crée la barbarie !
Notre société, en ce sens, n’est-elle pas barbare dans la mesure où elle rejette tant d’exclus dans
une barbarie qu’elle porte elle-même dans ses flancs ?

2- L’autre sens du terme « barbare » est ainsi un sens normatif ou encore moral : on désigne par
lui, tout comportement qui, au sein même de l’humanité et de la civilisation, nous semble
incarner le mal ou encore l’anti-humanisme- Le barbare est alors quelqu’un de civilisé. On verra
que le barbare, c’est peut-être celui qui, (comme Aristote en son temps concernant l’esclavage),
conceptualise et justifie d’un point de vue purement économique, la nécessité de l’exploitation de
l’homme par l’homme, celui qui, finalement, accepte l’idée qu’il existe une hiérarchie quasi
naturelle ou en tous cas « rationnelle » des êtres humains et que certains d’entre eux peuvent être
« jetés », « vendus » ou « bradés » au même titre que tout autre produit. Le barbare, c’est en ce
sens, celui qui considère Autrui sous l’angle de sa seule utilité, de sa « profitabilité » ou encore de
ce qu’il a à offrir au marché. Dans ce sens normatif, la barbarie serait une menace permanente
présente au sein de toute culture comme un risque de subversion interne qui lui serait
consubstantiel. C’est ainsi que Georges Steiner se demande, concernant l’horreur du XXème
siècle, « pourquoi les humanités au sens le plus large du mot, pourquoi la raison dans les
sciences ne nous ont-elle donné aucune protection contre l’inhumain ? Comment peut-on
effectivement jouer du Schubert le soir et aller faire son devoir au camp de concentration le

politique inspirée par l’économiste Malthus (1766-1834) qui préconise la restriction démographique notamment par
la non-assistance aux plus faibles (c’est-à-dire aux plus pauvres).

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matin ? »2, ou encore « Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et
de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement des institutions,
de l’appareil et de l’éthique de haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées,
théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science,
peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration. »3

Comment le plus haut niveau de civilisation peut-il côtoyer l’horreur ? George Steiner donne
d’emblée une réponse possible qu’il faudra analyser : « Il est possible que nous n’ayons pas
encore pu trouver pour l’homme sensuel une échappatoire à une énergie animale très grande qui,
dans la routine de la monotonie, de la médiocrité sexuelle de la plupart des vies, cherche à
s’affirmer. Je ne le sais pas. J’ai posé la question. J’attends la réponse.»4

Finalement, quel que soit le degré d’humanisme ou de culture, aucune société ne semble jamais à
l’abri de la grande Barbarie ( la barbarie morale).

Qu’en est-il de notre société moderne en ce début de XXIème siècle ? Quelles sont les sources
possibles, réelles de la barbarie que connaît notre époque ? La barbarie est-elle une donnée
anthropologique ? Il semble que ce qui relève surtout de l’anthropologie, c’est la tendance
naturelle qu’a l’homme à privilégier son intérêt en l’absence d’obligation contraignante émanant
de la communauté. C’est sur cette donnée anthropologique majeure que table l’économie
capitaliste. Comme le disait déjà Vico, il y a une régression dans les formes de culture lorsque les
hommes s’abandonnent à la recherche de leur propre intérêt. L’activité qui contribue à
déshumaniser l’homme est sans conteste celle qui relève de l’utilité immédiate et du plaisir
vulgaire parce qu’elle contribue à le rendre moins civil : elle atomise les individus en les isolant
dans l’immédiateté de leur sensibilité. Or, il n’y a de politique possible, au sens d’organisation du
« Vivre-ensemble » que dans la mesure où les hommes sont capables de penser leur destin
commun.

2
Cité in Barbarie de L’ignorance, entretien entre George Steiner et Antoine Spire, Editions de l’Aube, 2000, p.36
3
George Steiner, Dans le château de Barbe-bleue, Notes pour une redéfinition de la culture, Seuil, Paris, 1973, éd.
Gallimard, coll. « Folio-Essai », p. 90
4
Ibid., p.38

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Ce qui laisse perplexe aujourd’hui, c’est la prédominance systématique des préoccupations
économiques sur toutes les autres dimensions5 : Vie privée ou affective (on songe ici, pour garder
le sourire, à la Complainte du Progrès de Boris Vian : « Viens m’embrasser, je te donnerai : un
frigidaire, un joli scooter, un atomiser et un Dunlopillo »), culture, création artistique, éducation
sont pris dans les rets du calcul économique. Les services publics sont démantelés au profit de
l’entreprise privée, le capitalisme actionnarial impose ses objectifs et son mode de gouvernance6
à l’ensemble du corps social, le marché tend à se substituer à tout autre lien social 7. L’échange
développé sous sa seule forme marchande, détruit le lien social.

Chacun mesure aujourd’hui la « prédominance systématique des préoccupations économiques. »


sur toutes les autres dimensions de la vie :« Avec l’avènement de la modernité, l’économie n’est
plus seulement une activité humaine parmi d’autres, « encastrée » dans les activités sociales (…)
l’économie s’est autonomisée, elle a développé sa logique propre, elle a même imposé sa
domination à l’organisation sociale dans son ensemble.»8

La logique de maximisation du profit (et de minimisation des coûts) de nos sociétés capitalistes,
semble vouloir appliquer la rationalité technologique et la loi de l’offre et de la demande à tous
les détails de la vie humaine, subordonnant et même sacrifiant toutes les valeurs à la seule
efficacité, au rendement, à la productivité, à l’impératif de consommation.

La culture humaniste et démocratique a été bouleversée par la barbarie des guerres mondiales,
des guerres coloniales, des génocides et des totalitarismes. D’un point de vue moral, ces
expériences tragiques nous forcent à reconnaître l’horreur dont sont capables les êtres humains .
On pourra se demander si la barbarie ne nous tourmente pas justement dans la mesure où elle
nous révèle à nous-même, où elle nous fait découvrir « ce que l’homme est capable de faire subir
à l’homme » (l’homme réduit à une marchandise ) ?

Avertissement :
5
Voir Christian Comélieu, Les impasses de la modernité
6
La notion de gouvernance est issue du monde de l’entreprise. Le gouvernement d’entreprise (corporate
governance) est défini comme l’ensemble des mécanismes organisationnels et de marché permettant de contrôler
l’exercice du pouvoir.
7
Christian Comélieu, Les impasses de la modernité
8
ibid.

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L’un des enjeux essentiels de ce travail sera de montrer que l’on peut effectivement parler de
« barbarie économique» et puisqu’en philosophie, il faut toujours exhiber son objet de pensée (de
quoi parlons-nous ?), je m’appuierai, pour ma démonstration, sur des sources parfois non
philosophiques mais sociologiques ou purement économiques (données, statistiques etc.) Je
défendrai la thèse selon laquelle la barbarie économique a pu prendre naissance sur des bases
politiques qui sont celle d’une « crise de la démocratie.» L’enjeu d’un tel questionnement est en
ce sens éminemment politique et il s’agira d’interroger notre capacité à penser encore le bien
commun dans un horizon le plus souvent réduit à l’individualité. En ce sens, l’analyse de la
notion d’intérêt sera centrale.

L’un des horizons de la question posée, qui ne sera qu’effleuré ici et qui mériterait d’être
approfondi dans un travail ultérieur sera celle du Sujet : on parle parfois, un peu naïvement, de
« dictature des marchés » : s’agirait-il d’une dictature orchestrée, consciente, avec des victimes et
des bourreaux identifiables ou d’une dictature sans sujet, dont les coupables (gestionnaires zélés
comme dans le cas d’Eichmann, analysé par Hannah Arendt)9, ne ferait que « leur boulot » ?

Ne faudrait-il pas interroger la distance qui existe entre le monde des décideurs et celui des
victimes (voir à ce sujet la différence entre ce que C. Dejours10 appelle le « monde proximal » et
le « monde distal ») On sait en effet que les fonctionnaires du système nazi étaient des gens très
policés, parfois très cultivés, qui entretenaient des relations tout à fait aimantes et aimables avec
leurs proches et leurs familles (le monde « proximal ») mais étaient capables de la pire barbarie
envers ceux qui leur apparaissaient comme lointains, extérieurs à leur vie ( le monde « distal.»)
C’est en ce sens qu’une économie plus locale serait à promouvoir dans laquelle nous
constaterions directement les effets de nos consommations (par opposition à la fameuse
« mondialisation.»)

Ne sommes-nous pas, en effet, tous un peu « barbares », dans la mesure où nous achetons, par
exemple, des produits fabriqués dans les pays en voie de développement par des « petites
mains », par des enfants ou des vieillards auxquels nous ponctionnons une partie de vie (tout en
9
Voir Eichmann à Jérusalem et la notion de « banalité du mal », inventée par Hannah Arendt
10
in Souffrance en France et banalisation de l’injustice sociale

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sachant que dans le système actuel, ne pas consommer, n’est pas non plus une solution : c’est un
véritable dilemme auquel nous sommes confrontés.)

Pour ceux qui trouveraient que mon propos manque d’espoir, je leur dirais tout d’abord qu’il s’est
agi, dans ce développement, surtout d’analyser et non de proposer (ce qui aurait relevé davantage
d’un propos politique) afin de rendre visibles dysfonctionnements propres à notre modernité, la
prise de conscience étant un préalable nécessaire à tout changement. Je leur dirais ensuite que
mon propos me semble au contraire porteur d’espoir, dans la mesure où je ne me livre pas à un
fatalisme naturaliste, comme le font nos politiques, quand ils affirment que la mondialisation est
« inéluctable », « inévitable» avec son cortège d’injustices, d’exclus et d’inégalités. C’est au
contraire en montrant dans quelle mesure la force de proposition politique peut changer l’ordre
des choses (point de vue non plus fataliste mais volontariste) qu’un nouvel espoir s’offre à nous :
comme le disent certains, « un autre monde est possible »…A nous de le construire en
commençant, comme le dit Serge Latouche, à « décoloniser notre imaginaire.» Ce texte, en ce
sens, est un véritable appel à l’inventivité et au génie créateur de l’homme.

I-De quelle économie parlons-nous ?

1. L’analyse de la chrématistique chez Aristote

L’un des grands penseurs de l’économie est un philosophe : Aristote, au IVème siècle avant J-C.
théorise dans un ouvrage célèbre, Le Politique, les questions de valeur, de monnaie, d’échanges
et d’esclavage. Ce qu’Aristote appelait « économique », était l’art de gérer la maison (économie
vient de l’étymologie grecque : oikos, la maison et nomos, la loi, la règle.) Cette notion incluait
autant les rapports entre le maître et sa femme, que la gestion des esclaves et la mise en valeur de
la terre. L’oikos fonctionnait selon un objectif non économique : le bien-être, c’est –à-dire le
loisir (l’otium, nécessaire à toute action bonne et noble qui vient de skolé, en grec : l’école…) du
maître, voire des autres membres libres de la communauté. Il faut bien prendre garde à distinguer
le loisir des grecs et le divertissement de notre société de consommation : quand celui-ci ne

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cherche qu’à abêtir les masses, au contraire, le loisir permettait aux hommes libres de s’instruire
et de participer aux affaires de la cité (à la politique, ou encore au bien public.)

Face au développement des échanges que connaît le pourtour Méditerranéen, l’usage de la


monnaie s’étend considérablement. Aristote, contrairement à son maître Platon, qui défendait la
communauté des biens, est en faveur de la propriété privée, au nom –déjà !- de l’efficacité.
Cependant s’il accepte l’échange marchand et l’utilisation de la monnaie, c’est dans le cadre de
certaines limites. Le développement des échanges, né de l’agrandissement des communautés, de
la diversification des besoins et de la spécialisation des producteurs, a pour but essentiel la
satisfaction d’un besoin : on échange des choses utiles contre d’autres et rien de plus.

A partir du moment où les échanges se développent, l’utilisation de la monnaie devient très utile.
Aristote, à cet égard, met l’accent sur deux des fonctions de la monnaie : elle exprime la valeur
des marchandises et est l’instrument de circulation des marchandises : M→A→M’. Le but de
l’opération est bien la satisfaction d’un besoin : je vends un bien M dont je n’ai pas besoin contre
de l’argent A afin d’acquérir un bien M’ dont j’ai besoin. Il s’agit alors d’obtenir une valeur
d’usage et de satisfaire un besoin. C’est ce qu’Aristote appelle « l’art naturel d’acquérir.» Cette
pratique, non seulement ne remet pas en question la cohésion de la Cité mais elle suscite même
des rencontres qui unifient la Cité, la monnaie permettant de satisfaire le besoin que chacun a de
l’autre (on retrouve là l’idée d’un « doux commerce » que conceptualisera plus tard
Montesquieu.)

Mais si Aristote accepte ce premier aspect de l’économie marchande, en revanche, il en refuse un


deuxième aspect, qu’il appelle « la chrématistique » ou encore : accumulation sans limite de
richesse.

Cette deuxième forme d’échange pourrait être symbolisée ainsi : A→M→A’ : cette fois-ci ; on
achète avec de l’argent A une marchandise M pour la revendre à un prix A’ supérieur à A (c’est-à-
dire pour le revendre avec profit.) Le but de l’opération a alors changé : il n’est plus l’obtention
d’une valeur d’usage pour satisfaire un besoin, il est l’obtention d’un profit. La monnaie alors
n’est plus seulement instrument de circulation des marchandises mais elle est instrument

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d’accumulation de richesse, accumulation sans limite car l’argent obtenu peut de nouveau être
utilisé dans une nouvelle opération d’obtention de profit. Les biens n’ont plus alors une valeur
d’usage mais une valeur d’échange.

Aristote va plus loin et condamne fermement cette chrématistique, cette accumulation sans limite
de richesse, car il voit en elle une force de destruction de l’unité et de la cohésion de la Cité. Il
condamne également l’usage du prêt à intérêt symbolisé par le schéma : A→ A’ : de l’argent sert
à produire une somme d’argent supérieure. Dans le prêt à intérêt, la monnaie n’est même plus
instrument de circulation des marchandises ; elle ne sert qu’à accumuler la richesse.

Cette condamnation donne lieu à une analyse magistrale des effets du développement de
l’économie marchande sur la crise de la cité grecque. En effet, le développement des échanges et
de l’usage de la monnaie s’est accompagné d’une évolution sociale et en particulier de l’essor de
nouvelles couches sociales qui s’enrichissent : commerçants, marchands, financiers, usuriers, qui
accumulent de l’argent pour satisfaire leurs besoins personnels et non plus pour participer à la vie
de la Cité. Les inégalités sociales se creusent (ce qu’on appelle aujourd’hui, les « dommages
collatéraux » de la modernisation) entre les nouvelles couches sociales riches et une plèbe de
chômeurs dans les villes faite de paysans chassés de leurs terres par la concentration foncière et
ayant du mal à trouver du travail, celui-ci étant essentiellement effectué par des esclaves.
L’opposition entre riches et pauvres perturbe alors profondément le fonctionnement de la cité
athénienne : à la démocratie triomphante succèdent des régimes dictatoriaux. C’est dans ce
contexte de crise sociale et politique grave qui s’accompagne d’une crise intellectuelle et morale
sans précédent que se développe l’argumentation d’Aristote.

Résumé : Pour Aristote, il existe deux formes d’économie : d’une part, l’économie proprement
domestique qui est qualifiée d’« art naturel d’acquérir.» Celle-ci vise à satisfaire de réels besoins
et à assurer le bien-être de la communauté (famille, Cité.) D’autre part, il y a la chrématistique,
forme perverse de l’économie qui vise l’accumulation illimitée de richesses et qui crée des
inégalités sociales. La chrématistique correspond à la forme capitaliste et constitue, aux yeux
d’Aristote, une économie artificielle et déréglée11.
11
On retrouve le même type d’analyse chez Cornélius Castoriadis, lorsqu’il dit que la monnaie en tant qu’unité de
valeur et moyen d’échange est une grande invention, une grande création de l’humanité. Le problème apparaît

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Texte 1 : « Ainsi il existe une espèce de l’art d’acquérir qui par nature est
une branche de l’économie domestique, dans la mesure où celle-ci doit, ou
bien avoir sous la main, ou bien procurer, de façon à les rendre disponibles,
les richesses dont il est possible de constituer des approvisionnements,
quand elles sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté politique ou
familiale (…) Mais il existe un autre genre de l’art d’acquérir, qui est
spécialement appelé, et appelé à bon droit, chrématistique ; c’est à ce mode
d’acquisition qu’est due l’opinion qu’il n’y a aucune limite à la richesse et à
la propriété (…) La forme domestique de la chrématistique a en vue une fin
autre que l’accumulation de l’argent tandis que la seconde a pour fin
l’accumulation même (…) La raison de cette attitude, c’est qu’ils
s’appliquent uniquement à vivre, et non à bien vivre et comme l’appétit de
vivre [épithumia en grec qui signifie le désir aveugle et irrationnel] est
illimité, ils désirent des moyens de le satisfaire également illimités (…) On
voit donc clairement que, dans l’administration domestique, on porte un plus
grand intérêt aux personnes qu’à la possession des biens inanimés, plus
d’intérêt aussi à l’excellence des personnes qu’à celle des choses dont on est
propriétaire et qu’on appelle richesses.»
Aristote, La politique, chap.8-13

Le bien-vivre chez Aristote fait indéniablement référence à la vie politique et à la communauté


humaine (n’oublions pas que le citoyen grec n’existait pas en tant qu’individu mais en tant que
citoyen appartenant à une cité). Au contraire, tout ce qui relève de l’individu et de l’excès (les
passions), tout ce qui tend à distendre les liens de la Cité est considéré comme négatif : c’est le
cas de ce désir d’appropriation illimité en lequel consiste le capitalisme. On peut donc, d’ores et
déjà, noter les deux griefs essentiels que ferait la théorie aristotélicienne Aristote à l’économie
capitaliste :

lorsque celle-ci devient, dans les systèmes capitalistes et pré-capitalistes, un instrument d’accumulation individuelle
de richesses et d’acquisition de moyen de production [in Une société à la Dérive, « Marché, capitalisme,
démocratie .»]

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- Elle distend le lien social et ruine l’harmonie de la Cité en créant des inégalités et de la
pauvreté-

Tout d’abord, le capitalisme est une économie, non plus tournée vers le bien de la Communauté
(visant à procurer à ses membres ce dont ils ont besoin) mais exclusivement tourné vers la
satisfaction des désirs (illimités12) de l’individu et l’enrichissement personnel au détriment
d’autrui (par exemple, dans la Grèce Antique, l’expropriation des paysans par les propriétaires
fonciers et les usuriers.) Le capitalisme promeut, en ce sens, le « chacun pour soi» et « la
concurrence de tous contre tous.»

- elle est irrationnelle dans la mesure où elle est démesurée (consommation et production
illimités liées à des désirs illimités)

N’oublions pas que chez les grecs, l’illimité, l’apeiron, constitue l’imperfection. C’est le fini (et
notamment la figure du cercle) qui incarne la perfection. Il convient ici de faire intervenir la
notion d’Hybris qui constitue la faute fondamentale dans la civilisation grecque : l’homme touché
par l’hybris, c’est-à-dire par la démesure perd le sens des limites et retourne à l’état sauvage dont
la civilisation l’avait fait sortir. Ce mot d'origine grecque est un des concepts clés de la tragédie
grecque : il traduit l'attitude d'un personnage qui pense être au-dessus des Dieux et se conduit
avec une arrogance extrême, entraîné par ses passions et son orgueil.13. Cette attitude mène à sa
destruction. Selon Aldous Huxley, "Les Grecs savaient parfaitement que l'hybris, qui s'oppose à
l'ordre divin de la nature, entraîne un juste retour des choses." Le modèle capitaliste est fondé sur
12
Cf. distinction entre les « besoins » limités qui sont liés au corps et les «désirs » illimités qui sont liés à
l’imagination.
13
Œdipe (qui ne cessait de contredire les Dieux et l'oracle de Delphes) et Antigone (qui tenait absolument à enterrer
son frère, alors que les autorités religieuses et politiques avaient décrété qu'il devait rester où il était) sont des
exemples célèbres de personnes se comportant avec hubris, ou orgueil démesuré. La religion grecque ignore la
notion de péché tel que le conçoit le christianisme. Il n'en reste pas moins que l'hybris constitue la faute
fondamentale de cette civilisation. La conception de l'hybris comme faute détermine la morale des Grecs comme
étant une morale de la mesure, de la modération et de la sobriété, obéissant à l'adage « pan metron », qui signifie
littéralement « de la mesure en toute chose », ou mieux encore « jamais trop » ou « toujours assez ». L'homme doit
rester conscient de sa place dans l'univers, c'est-à-dire à la fois de son rang social dans une société hiérarchisée et de
sa mortalité face aux dieux immortels.

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la démesure, sur l’absorption et la création de besoins illimités, sur une logique de l’innovation
perpétuelle liée au « toujours plus ».

La question de la démesure est centrale ici. Sommes-nous encore capable d’interroger notre
propre démesure et de l’éteindre, comme nous y intimait Héraclite dans l’un de ses fragments?

2. La doctrine utilitariste ou « l’homme comme animal rationnel cherchant à maximiser son


profit et raisonnant sur les moyens et non sur les fins ».

La notion de « personne » et de « personnalité juridique » apparaît avec le droit privé romain


(analysé par Hegel dans les Principes de la Philosophie du droit) mais il s’agit encore d’un
individu rationnel dépositaire des droits que lui confère la communauté et donc soumis à un ordre
qui le dépasse (il ne s’agit donc pas d’une volonté subjective axée sur ses désirs et ses besoins.)
C’est pourquoi Hegel parle de « droit abstrait.» Mais on parle déjà d’une volonté ayant un « droit
sur les choses » (pouvoir infini d’appropriation et opposition à la nature.)

C’est dans la philosophie anglaise des 16ème et 17ème siècles que l’individu dans sa radicalité
subjective, en tant qu’être de besoins et réclamant un bonheur légitime prend naissance : il est
ainsi intéressant de s’intéresser à la doctrine utilitariste de Jeremy Bentham reprise par John
Stuart Mill et par des auteurs contemporains (Hare, Nozick, Williams etc.) : la société doit
reposer sur l’utilité (l’utilité étant le facteur singularisant permettant d’établir une société dans
laquelle l’individu sera satisfait- Les lois et institutions devront donc être jugées en vertu du
critère du bien-être humain: « l’homme est la mesure de toutes choses.» Cette doctrine entend
donc promouvoir, but louable entre tous, le bonheur du plus grand nombre : il s’agit de
maximiser le bien-être de l’espèce humaine ou encore ce qui lui est « utile ». Seulement, deux
problèmes se posent :

- Comment définir le bien-être ou l’utilité ? La définition utilitariste renvoie à la notion très


vague de «bonheur», souvent associée à celle de plaisir (cf. Bentham : « le jeu de quilles a
autant de valeurs que la poésie.») Or, avons-nous la même définition du bonheur que les
marchands de la société de consommation (« du pain et des jeux »)? Ne pouvons-nous pas

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critiquer la vision hédoniste d’une telle conception qui pousse à privilégier le plaisir quel
qu’il soit (dans sa forme démesurée) ou encore le luxe, le gaspillage et la dépense inutile ?
Autre problème : Qui va décider pour nous et au nom de quoi, ce qui est censé nous
rendre heureux ? N’y a t-il pas le risque d’un pouvoir totalitaire décidant à la place de
l’individu ce qui est bon pour lui ? On peut évoquer de façon ironique le slogan castriste à
Cuba : « Ici nous sommes heureux », l’apologie consumériste de nos sociétés modernes :
« Castorama, partenaire, du bonheur » ou encore les promesses du communisme stalinien
qui réservaient à l’homme nouveau « un avenir radieux » …

Pouvons-vraiment faire confiance à ceux qui pensent le bonheur à notre place ?

- Il s’agit « d’assurer le bonheur du plus grand nombre.» Outre le problème que représente
l’évaluation de cette utilité globale, il apparaît que l’utilitarisme peut justifier le sacrifice
des membres les plus faibles ou les plus impopulaires de la collectivité (ce qui compte
c’est la majorité…Et encore pourrions-nous nous interroger sur cette notion de
« majorité » : s’agit-il de la majorité du peuple ou plutôt de la majorité représentative :
cette minorité décideuse dénommée aux Etats-Unis sous l’appellation « WASP » -White
Anglo Saxon protestants?)

Il y a là deux sources de barbarie (totalitarisme et sacrifice des indésirables) qu’il nous faudra
analyser en sachant que l’utilitarisme puise dans le libéralisme, la doctrine économique et
politique permettant d’approcher au mieux son idéal.

3. L’ultra-libéralisme

Il faut sans aucun doute faire la différence entre le libéralisme classique (qui est d’abord une
doctrine politique) et l’ultra-libéralisme qui règne dans l’économie actuelle.

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Le libéralisme est un mouvement intellectuel né dans l’Europe des Lumières aux XVIIème et
XVIIIème siècle qui affirme les principes de liberté et de responsabilité individuelle. Il repose sur
l’idée que chaque être humain possède des droits fondamentaux qu'aucun pouvoir ne peut violer.
En conséquence, les libéraux veulent limiter, au profit du libre choix de chaque individu, les
obligations imposées à la société par l'État ou par d'autres formes de pouvoir, quels qu'en soient
la forme et le mode de désignation.

Au sens large, le libéralisme prône une société fondée sur la liberté d'expression des individus, le
respect du droit et le libre échange des idées. Il est donc d’abord fondé sur l’esprit de tolérance et
vise à affirmer la liberté des individus (droits politiques, respect des droits de conscience en
matière religieuse etc.) contre les dogmatismes en tous genres14. Le libéralisme est sans aucun
doute le fer de lance de la démocratie. John Locke, fut, à cet égard un des grands précurseurs
libéraux de la démocratie contre l’absolutisme royal anglais. Il pose ce qui deviendra les
fondements de la philosophie libérale moderne, en organisant et en développant ses thèmes
principaux : théorie des droits naturels, limitation et séparation des pouvoirs, justification de la
désobéissance civile, affirmation de la liberté de conscience, séparation de l’Église et de l’État.

A cet égard, l’idée selon laquelle le libéralisme est de droite est un absurdité, à la fois historique
et idéologique. Historique puisque le terme de gauche provient de l'aile du château de Versailles
occupée par les premiers libéraux dotés d'un pouvoir : les physiocrates. Idéologique, puisque la
philosophie libérale est en opposition frontale avec celle des conservateurs sur tous les sujets :
l'individu, la connaissance, le social, les lois, le progrès. Aux USA, le terme est d’ailleurs connoté
à gauche ; il désigne le courant culturel et politique qui défend le progrès social et les libertés
individuelles…Or, si on se rapporte à l’origine philosophique du terme, c’est à l’évidence le sens
nord américain qui s’impose. Le libéralisme est une invention progressiste et sociale contre les
formes conservatrices traditionnelles-religieuses et inégalitaires du pouvoir central.

On ne peut nier que la notion d’intérêt15 ne soit au centre de ce mouvement : la liberté


individuelle, nouvellement promue est de fait ego-centrée, voire égoïste; chacun est à lui-même
sa propre fin ; il n’y a plus de fidélité ou d’attachement durables, de soumission à un ordre social

14
Sur le libéralisme voir le livre de Pierre Manent, Les libéraux, tel Gallimard.
15
Voir pour la notion d’intérêt, Annexe en fin de travail

14/75
si celui-ci n’assure pas le « droit au bonheur » que chacun peut légitimement revendiquer.
L’égoïsme, ne l’oublions pas, est inscrit dans la nature passionnelle des hommes et ce que le
christianisme voyait comme un péché originel est un état nécessairement indépassable pour
l’immense majorité des individus. Loin de prétendre les transformer, ce qui est impossible sans
les terroriser, il faut donc les mettre en condition de satisfaire leur égoïsme sans nuire aux autres.
Toute l’œuvre de Rousseau aura pour but de porter cette conciliation entre la liberté naturelle de
chacun et l’ordre social et politique censé préserver cette liberté individuelle 16.

L’Etat dans un tel courant, se voit restreint à la défense des libertés des citoyens.

Un pas est franchi avec Adam Smith, dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations, où l’homme est défini par sa propension naturelle à l’échange et par son
intérêt qui le pousse (idée de la « main invisible ») à s’associer avec autrui pour réaliser au mieux
ses desseins. Ainsi, le marché se trouve t-il « naturalisé » (donnée anthropologique). L’un des
représentants le plus connu du libéralisme est Friedrich Von Hayek pour qui l’Etat doit avoir pour
seul rôle de préserver les libertés individuelles et les lois du marché afin que les transactions entre
individus puissent s’effectuer en toute liberté.17

En effet, la version économique du libéralisme se caractérise de plus en plus par son hostilité à
l’égard de la régulation étatique des marchés alors même que le pouvoir de contrôle sur les
populations se fait grandissant grâce à l’instrumentalisation du thème de la sécurité. Qui pourrait
nier que sous les gouvernements de Bush Jr et de Sarkozy, les libertés individuelles se sont vu
diminuer comme peau de chagrin (l’un sous couvert du Patriot Act faisant suite aux attentats du
11 septembre, l’autre pour mener sa politique de « Tolérance O »…ou encore d’intolérance pour
redonner aux termes leur sens)

Il y a là un paradoxe dans la mesure où les gouvernements libéraux qui se réclament de cette


idéologie ont tendance à se servir fréquemment de l’arme étatiste pour assurer à tous prix la
liberté des marchés contre celle des citoyens et des consommateurs. Soutenir en toutes
16
Voir pour le détail de ces idées, le site : shttp://sylvainreboul.free.fr/Liberalisme3.html
17
Cf. la liberté des modernes qui se réduit à l’absence d’entraves et au fait d’avoir un domaine privé et non, comme
celle des Anciens à la possibilité d’une véritable pratique politique dans un monde commun uni par des lois, donc par
des contraintes. En ce sens, la liberté des modernes est une liberté négative.

15/75
circonstances, par le biais d’instances institutionnelles, les lobbies du nucléaire, de la chimie, de
la pharmacie, de l’industrie, du pétrole ou des armes ne vise certainement pas à préserver les
libertés de chacun ni le dogme de la « main invisible ».

On peut se demander, d’autre part, quelle est la liberté du pauvre, de celui qui naît, par
malchance, dans des conditions d’indigence et de précarité ? Sans le soutien de la puissance
publique qui pourrait lui assurer ce qu’on appelle « l’égalité des chances » (souvent bien illusoire,
même quand le principe est proclamé), quelle liberté a le pauvre de développer ce « potentiel »
auquel le libéralisme cherche à nous rappeler constamment (« développez votre potentiel ! »)

Ceux qu’on appelle traditionnellement les « libertariens »18 (et qui n’ont finalement que peu à
voir avec cette nouvelle forme d’étatisme totalitaire imposé par les « néo-conservateurs » à la
française ou à l’américaine) assimilent souvent le capitalisme à l’absence de restriction des
libertés (ils sont en cela opposés aux libéraux républicains et aux socialistes qui sont favorables à
l’intervention de l’Etat dans l’économie.) Ils défendent le libre marché et s’opposent au recours à
une fiscalité redistributive comme moyen de mettre en pratique les théories libérales de l’égalité.

Il s’agit bien entendu, en l’absence de réglementation sociale :

1) de promouvoir la liberté de disposer de sa propriété sans contrainte légale. Or, qui dispose de
cette liberté ? A partir du moment où nous nous posons cette question, le signe d’égalité entre
liberté et capitalisme est remis en question. Car ce sont les propriétaires des ressources
concernées qui deviennent libres d’en disposer, tandis que les non-propriétaires sont privés de
cette liberté. Le libre-marché correspond donc à l’accroissement de liberté pour les possédants et
à la perte de liberté pour les plus démunis.
L’argument souvent invoqué par les libertariens fait référence au droit naturel avancé par Locke :
la propriété étant un droit naturel, on ne peut enfreindre l’appropriation sans enfreindre le libre
exercice de mes droits (mais encore faut-il fonder le droit de propriété en nature afin de prouver
qu’il s’agit là d’un droit légitime !…un droit bien bourgeois, selon Marx…, comme la DDHC de
1789 qui en fait un droit fondamental et imprescriptible)
18
Sur les questions de justice sociale, voir l’excellent livre de Will Kymlicka, Les théories de la Justice, éd. La
Découverte, 1999

16/75
2) d’empêcher une centralisation excessive du pouvoir dans les mains de l’Etat- Les libertariens
associent l’Etat à un pouvoir tyrannique et totalitaire –. La question à poser est la suivante : qui,
des institutions étatiques ou du Marché est capable, dans nos sociétés modernes, d’imposer une
véritable dictature (cf. l’expression « dictatures des marchés ») ? Dans quelle mesure le
libéralisme qui a permis l’avènement de la démocratie n’est-il pas en train de devenir l’ennemi du
bien commun ?

L’ultralibéralisme prétend imposer le modèle d’un homo oeconomicus, c’est-à-dire d’un individu
qui maximise ses gains et minimise ses pertes de façon rationnelle. N’y a t-il pas là l’imposition
d’un modèle anthropologique réducteur et destructeur de ce qui permet la préservation de
l’humain ? N’y a t-il pas d’autres données anthropologiques (le don, le partage social, la
protection des plus faibles etc.) qui doivent régir toute société humaine ? Même dans les sociétés
animales, le régime de prédation est contrebalancé par des structures sociales permettant la
préservation de l’espèce. L’homme serait-elle la seule espèce capable d’œuvre à sa propres
destruction ? La réponse n’est malheureusement que trop évidente.

II. Le système capitaliste est-il une nouvelle forme de barbarie?

Au terme de cette première analyse, différentes questions surgissent qui semblent directement
liées à la question de la barbarie :

1) Une théorie qui privilégie la liberté des plus forts (ou des plus riches) au détriment de
celle des plus faibles ou encore le bonheur des uns, dût-il coûter le sacrifice des
indésirables, ne constitue –t-elle pas un retour à l’état de nature (théorisé par Hobbes), un
« ensauvagement » de la condition humaine en totale contradiction avec ce que nous
estimons devoir relever des fins humaines ?
2) L’imposition, par le système économique, d’un modèle de consommation et de bonheur
unique et de règles managériales déshumanisantes n’est-elle pas en train de créer cet
« homme nouveau » dont rêvaient certains systèmes totalitaires c’est-à-dire un homme
aliéné, exploité et servile ? L’économie moderne, loin de promouvoir le bonheur de

17/75
l’individu n’est-elle pas en train de rendre l’homme étranger à lui-même ? (l’homme
comme machine désirante- Niveau d’analyse anthropologique) ;
3) En s’appuyant sur la démesure dont est capable le désir humain, l’économie moderne ne
risque t-elle pas, comme le croyaient les grecs, de déclencher « un juste retour des
choses », sorte d’Apocalypse de nos sociétés modernes et de retour dans les ténèbres…
(vision eschatologique que nous étudierons sous l’angle écologique) ;
4) N’est-on pas, sans en avoir véritablement conscience, en état de guerre ? Je veux dire
d’une guerre économique incessante menée au nom du marché avec son cortège de
victimes et d’injustices ?
5) Conclusion : L’imposition, par le système économique, de normes qui ne sont suspendues
à aucune valeur autre que le profit et l’intérêt ne risque t-elle pas de distendre
irrémédiablement le lien social fondateur de nos sociétés humaines, voire même de mettre
fin au Politique, en tant qu’art du vivre-ensemble ? Que serait une humanité entièrement
mue par le profit et l’intérêt personnel ? La volonté politique comme moyen de lutte
contre la barbarie et l’espace du bien commun ne sont-elles pas anéanties par les lois
du marché ? (c’est le fameux problème de la subordination du politique à l’économie-
n’oublions pas que des bureaux sont réservés dans l’Assemblée Nationale à l’accueil des
lobbies, que si l’Europe est aussi peu prompte à prendre des mesures écologiques à la
hauteur des enjeux, c’est en raison du poids des lobbies de l’industrie, de la chimie etc.) ;

1) La logique du profit imposé par l’économie néo-libérale engendre l’exclusion d’une


partie de l’humanité jugée « inutile » ou « improductive »-

Tout d’abord, quelques chiffres :

18/75
- 20% des humains consomment 80% des ressources.
- Le revenu des 1% les plus riches est égal à celui des 57% les plus pauvres.
- Les 3 personnes les plus riches de la planète ont un revenu supérieur au PIB total des 48
pays les pauvres.
- Les 225 plus grosses fortunes du monde représentent un total de plus de mille milliards de
dollars, soit, l’équivalent du revenu annuel des 47 % d’individus les plus pauvres de la
population mondiale.
- 4% de la richesse de ces 225 personnes les plus riches permettrait de donner accès aux
besoins et aux services de base à toute la population de la planète.
- 1, 2 milliards d’humains vivent avec moins de 1$ par jour et 2, 8 milliards avec moins de
2$.
- Un milliard d’humains n’ont pas accès à l’eau potable et 430 millions font face à un
manque d’eau (quand la fabrication d’une puce d’ordinateur nécessite 32 litres d’eau…)
- 900 millions de personnes souffrent de malnutrition (dont 11 millions dans les pays
développés)
- Un individu meurt de faim dans le monde toutes les 4 secondes (toutes les 7 minutes pour
un enfant de moins de 10 ans.)
- En France, on compte plus d’un million d’enfants pauvres.
- La prospérité de l’économie mondiale capitaliste (en termes de production et de
consommation) ne nécessite que 20% des humains vivant sur la planète. Il y a donc 80%
d’humains considérés comme « surnuméraires »19
- Les pays développés dépensent, pour leur armement mondial, 1000 milliards de $ par an. -
- Les dépenses publicitaires s’élèvent à 500 milliards de $ annuels alors que 40 milliards de
$ supplémentaires par an suffiraient pour permettre l’accès universel à l’éducation, aux
soins de santé de base, à des consommations vitales (eau potable, nourriture) et à des
structures sanitaires pour chaque être humain.20

La situation est loin de s’améliorer :


19
Zbigniew Brzezinski, patron de la Trilérale, club fermé qui réunit l’élite économique, politique, militaire et
idéologique, invite à créer, pour les 80% d’individus surnuméraires frustrés par rapport aux besoins de l’économie
mondiale, « un cocktail d’alimentation suffisante et de divertissements abrutissants.»
20
Chiffres extraits du rapport du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), 1998, cité par
Patrick Viveret, in « Reconsidérer la richesse », rapport du secrétaire d’Etat à l’Economie solidaire et sociale, janvier
2002-

19/75
- En 1960, l’écart entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres était de un à
trente. Il est aujourd’hui de un à quatre-vingt
- Alors que les grandes sociétés du CAC 40 annoncent des profits faramineux (chiffres
2004) + 872 % chez Arcelor, + 143 % chez L’Oréal, + 55% chez Renault, le ministère du
travail évalue à 2, 6% l’augmentation du salaire mensuel de base.
- En 2005, les actionnaires du CAC 40 se sont partagés 30 milliards d’euros sous forme de
dividendes ou de rachats d’action, captant ainsi à eux-seuls la moitié des bénéfices des
entreprises cotées- ce qui constitue un ratio tout simplement exorbitant.

Nul ne nierait que l’expérience conduite par les nazis et visant à créer une race supérieure en
éradiquant les faibles, ceux qui étaient considérés comme « anormaux » (handicapés,
homosexuels etc.) ou « impurs » relève de la pure et simple barbarie, du mal absolu dont est
capable l’homme envers lui-même. La sélection est une méthode habituellement utilisée dans
l’élevage des animaux : ainsi, on essaie de produire de nouvelles lignées supérieures aux
anciennes à certains égards (des chevaux plus résistants, plus rapides, de meilleurs chiens de
chasse ...) Il s’agit, dans ces deux cas, de transformations conscientes que l’on impose à la nature.

Dans le cas de la sélection naturelle théorisée par Darwin dans L’origine des espèces, la nature
n’agit pas, bien sûr, de manière consciente : elle ne poursuit aucun but-Seules les espèces les plus
adaptées survivent ; il ne s’agit pas des « meilleures », comme nous le disions en introduction,
mais de celles qui, par hasard ont rencontré un environnement favorable à leur survie. Or, la
théorie de Darwin est directement empruntée à la théorie socio-économique de Malthus (Essai
sur le principe de la population, 1798) : la population augmentant plus vite que les ressources, il
faut un effet régulateur permettant d’accorder l’importance de celle-là à celle-ci. Cet effet
régulateur, c’est ce qu’il appelle la concurrence vitale qui permet aux plus aptes de survivre alors
que les autres sont condamnés à disparaître. C’est là un véritable retour à l’état de nature décrit
par Hobbes : Homo homini lupus – L’homme est un loup pour l’homme.

Cette théorie, décrivant alors assez bien le capitalisme naissant -et peut-être celui dans lequel
nous sommes retombés, les réformes conduites ressemblant surtout à des régressions (on peut

20/75
donc les appeler « contre-réformes »)- conduisait Malthus à préconiser la suppression de toute
aide (publique ou privée) aux chômeurs, aux pauvres, aux mendiants afin de permettre au
« mécanisme naturel » d’opérer et de préserver la survie des meilleurs. Il s’agit de ce que l’on a
appelé, à tort, le darwinisme social (qu’on devrait appeler à plus juste titre le malthusianisme) et
qui sera développé par Herbert Spencer au 19ème s.

Texte 2 de John Kenneth Galbraith21, « L’art d’ignorer les pauvres »

Chaque catastrophe « naturelle » révèle, s’il en était besoin, l’extrême


fragilité des classes populaires, dont la vie comme la survie se trouvent
dévaluées. Pis, la compassion pour les pauvres, affichée au coup par
coup, masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à
justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes – et à
rejeter toute politique sérieuse pour l’éradiquer.

« Je voudrais livrer ici quelques réflexions sur l’un des plus anciens
exercices humains : le processus par lequel, au fil des années, et même au
cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise
conscience au sujet des pauvres(…) Les problèmes résultant (…) de la
justification de la bonne fortune de quelques uns face à la mauvaise fortune
des autres, sont une préoccupation intellectuelle de tous les temps. Ils
continuent de l’être aujourd’hui.

Il faut commencer par la solution proposée par la Bible : les pauvres


souffrent en ce bas monde, mais ils seront magnifiquement récompensés
dans l’autre. Cette solution admirable permet aux riches de jouir de leur
richesse tout en enviant les pauvres pour leur félicité dans l’au-delà.

Bien plus tard, dans les vingt ou trente années qui suivirent la publication, en 1776, des
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations – à l’aube de la révolution

21
Economiste, auteur du Nouvel Etat industriel, Paris 1968 et des Mensonges de l’économie, Grasset, Paris, 2004

21/75
industrielle en Angleterre –, le problème et sa solution commencèrent à prendre leur forme
moderne. Un quasi-contemporain d’Adam Smith, Jeremy Bentham (1748-1832), inventa une
formule qui eut une influence extraordinaire sur la pensée britannique et aussi, dans une certaine
mesure, sur la pensée américaine pendant cinquante ans : l’utilitarisme. « Par principe d’utilité,
écrivit Bentham en 1789, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque
action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie
dont l’intérêt est en jeu. » La vertu est, et même doit être, autocentrée. Le problème social de la
coexistence d’un petit nombre de riches et d’un grand nombre de pauvres était réglé dès lors que
l’on parvenait « au plus grand bien pour le plus grand nombre ». La société faisait de son mieux
pour le maximum de personnes, et il fallait accepter que le résultat soit malheureusement très
déplaisant à l’encontre de ceux, très nombreux, pour lesquels le bonheur n’était pas au rendez-
vous.

En 1830, une nouvelle formule, toujours d’actualité, fut proposée pour évacuer la pauvreté de la
conscience publique. Elle est associée aux noms du financier David Ricardo (1772-1823) et du
pasteur anglican thomas Robert Malthus (1766-1834) : si les pauvres sont pauvres, c’est leur
faute – cela tient à leur fécondité excessive. Leur intempérance sexuelle les a conduits à proliférer
jusqu’aux limites des ressources disponibles. Pour le malthusianisme, la pauvreté ayant sa cause
dans le lit, les riches ne sont pas responsables de sa création ou de sa diminution.

Au milieu du XIXe siècle, une autre forme de déni connut un grand succès, particulièrement aux
Etats-Unis : le « darwinisme social », associé au nom de Herbert Spencer (1820-1903). Pour ce
dernier, dans la vie économique comme dans le développement biologique, la règle suprême était
la survie des plus aptes, expression que l’on prête à tort à Charles Darwin (1809-1882.)
L’élimination des pauvres est le moyen utilisé par la nature pour améliorer la race. La qualité de
la famille humaine sort renforcée de la disparition des faibles et des déshérités.

L’un des plus notables porte-parole américains du darwinisme social fut John D. Rockefeller, le
premier de la dynastie, qui déclara dans un discours célèbre : « La variété de rose “American
Beauty” ne peut être produite dans la splendeur et le parfum qui enthousiasment celui qui la
contemple qu’en sacrifiant les premiers bourgeons poussant autour d’elle. Il en va de même dans
la vie économique. Ce n’est là que l’application d’une loi de la nature et d’une loi de Dieu. »

22/75
Au cours du XXe siècle, le darwinisme social en vint à être considéré comme un peu trop cruel :
sa popularité déclina et, quand on y fit référence, ce fut généralement pour le condamner. Lui
succéda un déni plus amorphe de la pauvreté, associé aux présidents Calvin Coolidge (1923-
1929) et Herbert Hoover (1929-1933). Pour eux, toute aide publique aux pauvres faisait obstacle
au fonctionnement efficace de l’économie. Elle était même incompatible avec un projet
économique qui avait si bien servi la plupart des gens. Cette idée qu’il est économiquement
dommageable d’aider les pauvres reste présente. Et, au cours de ces dernières années, la
recherche de la meilleure manière d’évacuer toute mauvaise conscience au sujet des pauvres est
devenue une préoccupation philosophique, littéraire et rhétorique de première importance. C’est
aussi une entreprise non dépourvue d’intérêt économique.

Des quatre ou peut-être cinq méthodes en cours pour garder bonne conscience en la matière, la
première est le produit d’un fait incontestable : la plupart des initiatives à prendre en faveur des
pauvres relèvent, d’une manière ou d’une autre, de l’Etat. On fait alors valoir qu’il est par nature
incompétent, sauf quand il s’agit de gérer le Pentagone et de passer des marchés publics avec des
firmes d’armements. Puisqu’il est à la fois incompétent et inefficace, on ne saurait lui demander
de se porter au secours des pauvres : il ne ferait que mettre davantage de pagaille et aggraverait
encore leur sort. (…) »

Extrait du Monde Diplomatique, Octobre 2005

Concernant la façon dont notre société moderne se débarrasse des pauvres, des indésirables,
voyons quelques passages du livre célèbre de Viviane Forrester, l’Horreur économique (1996) :

Texte 3 : de Viviane Forrester, l’Horreur économique (1996),

«Propagande efficace [à laquelle nous sommes confrontés] et qui a su


récupérer, ce n’est pas anodin, nombre de termes positifs, séducteurs, qu’elle
a judicieusement accaparés, détournés, assujettis. Voyez ce marché libre de
faire du profit ; ces plans sociaux chargés, en fait, de chasser de leur travail,
et aux moindres frais des hommes et des femmes dès lors privés de moyens
de vivre et parfois d’un toit ; l’Etat-providence, alors qu’il fait mine de

23/75
réparer timidement des injustices flagrantes, souvent inhumaines. Et parmi
tant d’autres expressions, ces assistés qui se doivent d’être humiliés de leur
état (et qui le sont) alors que ne sera pas assisté, et du berceau à la tombe, un
héritier (…)
De ce système surnage cependant une question essentielle, jamais
formulée : Faut-il mériter de vivre pour en avoir le droit ? Une infime
minorité, déjà exceptionnellement nantie de pouvoirs, de propriétés et de
privilèges avérés comme allant de ce soi, tient ce droit d’office. Quant au
reste de l’humanité, il lui faut, pour mériter de vivre, se démontrer « utile » à
la société, du moins à ce qui la gère, la domine, : l’économie plus que jamais
confondue avec les affaires (…)
A voir comment on prend, comment on jette des hommes et des femmes en
fonction d’un marché du travail erratique, de plus en plus imaginaire,
comparable à la « peau de chagrin », un marché dont ils dépendent, dont
leurs vies dépendent mais qui ne dépend pas d’eux ; à voir comment déjà, si
souvent, on ne les prend plus, on ne les prendra plus, et comment ils
végètent alors, jeunes en particulier, dans une vacuité sans bornes, donnée
pour dégradante, et comme on leur en veut de cela (…) A voir qu’au-delà de
l’exploitation des hommes, il y avait pire : l’absence de toute exploitation -
Comment ne pas se dire que, non exploitables, pas même exploitables, plus
du tout nécessaires à l’exploitation, elle-même inutile, les foules peuvent
trembler…
Nous n’ignorons plus, nous ne pouvons prétendre ignorer qu’à l’horreur il
n’est rien d’impossible, qu’il n’y a pas de limites aux décisions humaines.
De l’exploitation à l’exclusion, de l’exclusion à l’élimination, voire à des
exploitations désastreuses inédites, est-ce là un scénario impensable ? Nous
savons d’expérience que la barbarie, toujours latente, se conjugue le mieux
du monde avec la placidité de ces majorités qui savent si bien amalgamer le
pire à la fadeur ambiante (…)»

Plusieurs idées sont présentes dans le texte de V.Forrester:

24/75
- La domination insidieuse des pouvoirs économique, par une rhétorique fallacieuse, s’est
introduite dans nos existences et a instauré la prédominance du profit sur toute autre
valeur. Seul le discours en faveur d’une économie de marché de plus en plus libérée est
portée par nos dirigeants. Viviane Forrester avance l’idée d’une véritable révolution néo-
libérale de velours soutenue par la démocratie (ou encore d’un « totalitarisme feutré »
implanté sous couvert de défense et de promotion de l’individu, de ses désirs, de ses
plaisirs, de sa sensualité au détriment le plus souvent de sa rationalité) et par les instances
non représentatives comme le FMI, la Banque Mondiale ou l’OMC, qui se serait opérée
sans que nous en réalisions l’ampleur- nous amenant à une véritable régression (retour au
19ème siècle ?). On ne s’attaque plus qu’aux conséquences : le chômage et la paupérisation
sans qu’il existe un réel pouvoir politique capable de changer la situation.

On connaît en effet la rhétorique creuse de la « création d’emplois » que viserait la sacro-sainte


croissance, de la « lutte contre le chômage » que s’échineraient à mener nos gouvernements alors
que le chômage ne l’oublions pas, est une arme tactique essentielle des entreprises leur
permettant de faire baisser le coût du travail selon la logique connue de l’offre et de la demande-
Ainsi en va t-il également de la politique d’ « immigration choisie » prônée par N. Sarkozy qui
constitue un véritable cadeau offert au patronat : d’un côté, on se livre à une chasse haineuse et
indigne de l’étranger pour satisfaire l’électorat frontiste ; de l’autre, on fait venir des étrangers
dans des niches professionnelles qui ont besoin de mettre en concurrence les travailleurs Français
et des travailleurs immigrés sous-payés. On continue, d’autre part, à subventionner des
entreprises hautement bénéficiaires qui ne créent pas d’emplois depuis des années, malgré les
subventions accordées par l’Etat22 et les dégrèvement fiscaux23.

22
Ainsi, aux ouvriers de Michelin, frappés récemment par un plan social, Sarkozy (très interventionniste, et très loin
de l’orthodoxie libérale), promettait, début janvier 2008, de soutenir un plan de revitalisation (à hauteur de 20
millions d’€), pour soutenir un site en difficulté. Donner des subventions à des entreprises réalisant des records de
bénéfices, est-ce là la seule action possible d’un gouvernement qui jette l’argent public comme des paillettes
destinées entretenir le leurre du volontarisme. S’attaquer aux symptômes –(le chômage) sans s’attaquer aux causes
(les délocalisations), c’est là une médecine de mauvaise aloi digne de la forfanterie
23
Une enquête officielle du ministère du travail le montre : « Au fil des ans, note l’étude, les licenciements pour
motif personnel sont devenus de plus en plus fréquents, que la conjoncture soit bonne ou mauvaise. Ils ont augmenté
entre 2001 et 2003 de 25% dans l’industrie et de 60% dans le tertiaire. »

25/75
Mais reconnaissons à ce nouveau paradigme économique sa puissance et le coup de force
opéré qui lui a permis (particulièrement depuis la chute du mur de Berlin) d’ investir tous les
champs de l’humain : l’éducation (comme marchandise), le travail (ramené à sa fonction
purement pécuniaire), l’amour et ses formes (régentés par la publicité, le cinéma…), l’art (qui
doit à présent « rapporter » de l’argent selon les nouveaux objectifs fixés par le
gouvernement24) etc. Rien n’échappe à la logique économique.

- La culpabilisation de ceux qu’on appelle « les exclus de la croissance » qui apparaissent


comme des fardeaux pour la société, des êtres sans utilité et qu’on va tenter d’exclure
petit à petit par une rhétorique technocratique (les « R-mistes », les « SDF », termes qui
évoquent de loin la « chair humaine » souffrante) ou culpabilisante (les « assistés», les
« marginaux » qui auraient « choisi », de leur plein gré de ne pas travailler, de s’exclure
de la société, comme je l’entendais récemment dans une interview-canular ayant piégé
Patrick Balkany25, député des Hauts de Seine et ami intime de Sarkozy ). Dans cette
logique, les privilégiés deviennent ceux qui sont détenteurs d’un travail (et surtout ceux
qui, comme les fonctionnaires, sont ont un emploi à vie ! – privilège oh combien indu à
l’heure de la Flex-sécurité, que certains s’amusent à définir comme « la sécurité pour les
employeurs et la flexibilité pour les travailleurs »)- On ne prépare pas mieux, nous dit
Forrester, une société d’esclaves prêts à tout accepter à n’importe quel prix [OUI oui
oui !!! Le niveau de chômage structurel est bon pour l’économie !!!]

- Le fait nouveau, propre à notre modernité, est « la fin du travail » (analysé par Jérémy
Rifkin dans l’ouvrage éponyme) lié à la mécanisation, aux augmentations de productivité,
aux activités de services et de réseaux etc. Il y a donc une partie de la population qui n’est
plus utile au processus productif (dans l’état actuel du partage du temps de travail), d’où
la réalité d’un chômage incompressible qui profite aux entreprises (dans la mesure, encore
une fois, où il fait baisser le coût du travail). On a dépassé, en partie, selon Forester le
stade (marxiste) de l’exploitation de l’homme par l’homme pour entrer dans une nouvelle
ère : celle de l’inutilité d’une partie des travailleurs, de leur exclusion du champ productif-

24
Notre président ne nous a t-il pas rappelé, à maintes occasions, que « chaque € investi dans la culture devait être
un € utile »
25
Vidéo que vous pourrez peut-être encore trouver sur la toile à l’heure où vous lirez ces lignes sur le site :
http://www.dailymotion.com/video/xir93_balkany-sarkozy-pauvres-en-france

26/75
ce qui entraîne une mise en concurrence brutale des travailleurs avec un alignement des
travailleurs pauvres des pays riches sur ceux des pays pauvres (inversion de la notion de
progrès puisque celui-ci comprend évidemment l’idée que ce soit les pays pauvres qui
s’élèvent) et une paupérisation généralisée. On entend d’ailleurs de toutes parts qu’il faut
« baisser nos exigences » pour être compétitif avec des pays comme la Chine et l’Inde
(n’est-ce pas Attali qui disait récemment que le pouvoir d’achat des Français était « trop
élevé » - Nos concitoyens apprécieront…sauf à croire qu’il s’agissait là d’une
escarmouche s’adressant à la gauche-centriste ou à la droite bling-bling ...?!) Mais sauf à
revenir au Moyen-Âge ou, pour être moins caricaturale aux pires temps du XIXème
siècle, nous ne serons jamais compétitifs avec des pays qui ne disposent d’aucun système
de protection social. C’est là un bon chantage visant à nous obliger à revenir sur nos
« acquis » contenus dans le programme du CNR (conseil national de la résistance)26
adopté le 15 mars 1944 et dont aimeraient tant se débarrasser les néo-libéraux actuels.
Ainsi, le 08 novembre 2007, Denis Kessler, vice-président du MEDEF, actuellement PDG
du Groupe Scor, claironnait-il, sans rougir, que le programme des réformes entamées par
Nicolas Sarkozy visant à faire entrer la France dans la mondialisation se résumait à la
destruction méthodique du programme du CNR ! Dans un article de Challenges N°94 du
4 octobre 2007 « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ! », il écrit :

« Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une
impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées
diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de la retraite, refonte de la Sécurité
sociale, paritarisme...

26
Dans celui-ci, on pouvait noter, entre autres :

• la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression; la liberté de la presse, son honneur et son
indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères
• l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes
féodalités économiques et financières de la direction de l’économie
• le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources
d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques
• un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous
les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants
des intéressés et de l’État etc.

27/75
A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La
liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans
exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le
programme du Conseil national de la Résistance ! »

Ce programme écrit Kessler s’est « traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le
statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des
grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché
du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.

Cette ‘architecture’ singulière a tenu tant bien que mal pendant plus d’un demi-siècle. Elle a
même été renforcée en 1981, à contresens de l’histoire, par le programme commun. Pourtant,
elle est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays
de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. »

L’ Appel des Résistants lancé le 8 mars 2004, à la face d’un pouvoir politique déjà bien décidé à
en finir avec le CNR, montre que la Barbarie n’est pas loin de nous et qu’elle a sans conteste
partie liée avec les questions économiques. Je vous donne à lire ce magnifique appel écrit par des
survivants de la barbarie fasciste et qui témoignent de la peur que suscite chez eux l’idéologie
contre-réformiste régnante (les passages sont soulignées par mes soins) :

Au moment où nous voyons remis en cause le socle des conquêtes sociales de la


Libération, nous, vétérans des mouvements de Résistance et des forces
combattantes de la France Libre (1940-1945), appelons les jeunes générations à
faire vivre et retransmettre l’héritage de la Résistance et ses idéaux toujours actuels
de démocratie économique, sociale et culturelle.

Soixante ans plus tard, le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et
soeurs de la Résistance et des nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette
menace n’a pas totalement disparu et notre colère contre l’injustice est
toujours intacte.

Nous appelons, en conscience, à célébrer l’actualité de la Résistance, non pas au


profit de causes partisanes ou instrumentalisées par un quelconque enjeu de

28/75
pouvoir, mais pour proposer aux générations qui nous succéderont d’ accomplir trois
gestes humanistes et profondément politiques au sens vrai du terme, pour que la
flamme de la Résistance ne s’éteigne jamais :

Nous appelons d’abord les éducateurs, les mouvements sociaux, les collectivités
publiques, les créateurs, les citoyens, les exploités, les humiliés, à célébrer
ensemble l’anniversaire du programme du Conseil national de la Résistance (C.N.R.)
adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944 : Sécurité sociale et retraites
généralisées, contrôle des " féodalités économiques " , droit à la culture et
à l’éducation pour tous, presse délivrée de l’argent et de la corruption, lois
sociales ouvrières et agricoles, etc. Comment peut-il manquer aujourd’hui de
l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes sociales, alors que la production
de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’ Europe
était ruinée ? Les responsables politiques, économiques, intellectuels et
l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser
impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers
qui menace la paix et la démocratie.

Nous appelons ensuite les mouvements, partis, associations, institutions et


syndicats héritiers de la Résistance à dépasser les enjeux sectoriels, et à se
consacrer en priorité aux causes politiques des injustices et des conflits sociaux, et
non plus seulement à leurs conséquences, à définir ensemble un nouveau "
Programme de Résistance " pour notre siècle, sachant que le fascisme se nourrit
toujours du racisme, de l’intolérance et de la guerre, qui eux-mêmes se
nourrissent des injustices sociales.

Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-
parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection
pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent
comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le
mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la
compétition à outrance de tous contre tous. Nous n’acceptons pas que les
principaux médias soient désormais contrôlés par des intérêts privés, contrairement

29/75
au programme du Conseil national de la Résistance et aux ordonnances sur la
presse de 1944.

Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons
dire avec notre affection : " Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ".

Signataires : Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe
Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise
London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice Voutey.

- Un phénomène très important participant selon V. Forrester à la barbarie, c’est


l’indifférence généralisée et la résignation du plus grand nombre à qui l’on présente les
nouvelles réalités comme « inéluctables.» La misère est le plus souvent reléguée dans des
lieux péri-urbains où on ne la voit pas (cf. arrêtés municipaux interdisant la mendicité ou
la prostitution en centre-ville.) Aux gens du Centre-ville, les banlieues apparaissent
comme des lieux étrangers, des no man’s land dont nous aimerions nous protéger . Cette
envie de se protéger du monde pousse certains à vivre, comme dans le slogan d’une
agence immobilière qui les promeut, « sans souci chez soi » dans des Gated communities
ou des condominiums, gardés à l’entrée par des caméras ou des agents de sécurité et dans
lesquels l’uniformité sociale, raciale, voire même générationnelle est de mise : « cachez-
moi cette pauvreté et cet Autre que je ne saurais voir ! »

Les jeunes des banlieues qu’on se propose de « nettoyer au Karsher » ou d’emmener, comme
des bêtes de cirque, voir ce qui se passe dans les quartiers riches (cf. le plan « respect et
égalité des chances » pour les banlieues ou plus trivialement appelé plan « anti-glandouille »
de Fadela Amara), ainsi relégués, portés par une « discrimination positive » (véritable
oxymore) dont ils ne sont pas dupes, voient s’ouvrir devant eux un avenir vacant et
désespérant. Certains parmi eux se transformeront en « sauvageons », en « racailles », en

30/75
« voyous » (à chacun son bréviaire), juste retour de notre impuissance et de leur mise au ban.
La misère, le malheur sont sans aucun doute à la source du mal et la précarité et l’exclusion
génèrent de la criminalité (Le livre Frankenstein de Mary Shelley nous livre cette leçon : le
mal vient du malheur, le monstre de Frankenstein ne devenant mauvais qu’après avoir
souffert des hommes et de leur rejet).

- On banalise l’inadmissible en le classant dans des catégories anonymes prévues à cet


effet : SDF, RMIstes, SMIcards etc. synonymes d’annulation sociale. Cette agrégation de
pauvres et d’anonymes est démultipliée dans les foules immenses des autres continents
livrées à la famine, au sida, aux génocides parfois orchestrés par les puissants. Nous
sommes de simples spectateurs, confinés devant nos téléviseurs saturés d’horreur à la
passivité et surtout à l’ indifférence persistante face à l’horreur grandissante. Qui a encore
le courage de s’émouvoir face à son poste de télé où le sang des victimes des guerres
(économiques) coule à flot comme de l ‘hémoglobine. C’est pourtant bien la réalité : des
chairs calcinées, des vies meurtries, des orphelins abandonnés à la prostitution ou aux
marchands d’arme…Qui ose regarder ces réalités en face ? Tout, en tous cas, est fait pour
nous en détourner, diriger nos envies de détente vers l’ambiance édulcorée et feutrée de
Disneyland ou pour « contorsionner » (tant il est quand même difficile, pour qui réfléchit
un tant soit peu, de se passionner pour des milliardaires courant après des ballons…) notre
attention vers la prochaine coupe du monde…

La question que l’on peut se poser afin de mesurer le degré de barbarie inhérent à ce système
économique qui promeut la relégation et l’exclusion des plus pauvres (voire peut-être leur mort
annoncée avec la disparition progressive des protections de santé publique), le tout dans une
indifférence crasse, c’est de savoir si ce mécanisme est conscient ou inconscient, orchestré ou
non. Moi qui affectionne (parfois un peu trop) les théories du complot mais surtout qui croit en la
pensée réfléchie des puissants (comme en témoignent les propos de ce club très fermé qu’est la
Trilatérale, par exemple), j’aurais envie de dire oui.

Et en effet, certains propos cyniques de l’OCDE, du FMI, de la Banque Mondiale ou de l’OMC


qui, en tant qu’organisations non représentatives (d’où, peut-être, la légitimité de l’expression

31/75
« dictature »), n’ont pas de comptes à rendre à des électeurs potentiels, semblent montrer qu’il
s’agit là d’une exclusion consciente et organisée.

Je cite encore Viviane Forrester, in L’horreur économique :


Texte 4
« Tandis que les nations et leurs classes politiques semblent si chagrines en
raison du chômage et se proclament ardemment mobilisées contre lui, qui
les obsède nuit et jour, l’OCDE publie dans un rapport 27 une opinion…plus
nuancée : « pour obtenir un ajustement donné des salariés, il faudra un
niveau plus élevé du chômage conjoncturel », y déclare t-on.
Toujours dans la même verve fraternelle et conviviale, on y précise,
comme on donnerait dans la presse du cœur la recette pour attirer ou garder
la femme de sa vie : « L’empressement des travailleurs à accepter des
emplois faiblement rémunérés dépend en partie de la générosité relative des
prestations de chômage…Il y a lieu, dans tous les pays, de raccourcir la
durée des droits lorsqu’elle est trop longue ou de rendre les conditions
d’admission plus strictes ;28
Les puissances économiques privées, internationales,
multinationales, transnationales, ne s’encombrent pas du souci de plaire,
hantise des pouvoirs politiques (…) Ainsi la Banque mondiale va droit au
fait, sans manières ni circonvolutions : « une flexibilité accrue du marché du
travail –en dépit de sa mauvaise réputation, le mot étant un euphémisme
renvoyant à des baisses de salaire et à des licenciements-est essentielle pour
toutes les régions entreprenant des réformes en profondeur. » Le FMI
renchérit : « Il ne faut pas que les gouvernements européens laissent les
craintes suscitées par les retombées de leur action sur la répartition des
revenus les empêcher de se lancer avec audace dans une réforme de fond des
marchés de travail. L’assouplissement de ceux-ci passe par la refonde de

27
Etude de l’OCDE sur l’emploi, Paris, Juin 1994
28
Banque mondiale, World Department report, workers in an integrating world, Oxford University Presse 1995

32/75
l’assurance-chômage, du salaire minimum légal et des dispositions qui
protègent l’emploi. » 29
Contre les exclus, la bataille gronde. Ils tiennent décidément trop de place.
Nous le disions plus haut : ils ne sont de loin pas assez exclus. Mais l’OCDE
sait comment s’y prendre avec ces gens qui ne travaillent que poussés au cul
par la misère (…) Voici la description de la situation aux Etats-Unis donnée
par M. Edmund S.Phelps [paru dans Le Monde, 12 mars 1996], économiste
notoire, professeur à l’Université de Columbia, un modéré qui analyse sans
passion les avantages et les inconvénients des différents modèles de
réactions économiques au chômage. Voici d’abord les bienfaits des
restructurations qui, grâce à « l’insécurité qui pèse ainsi sur les travailleurs,
permettent aux employeurs de réduire leurs coût salariaux, de créer des
emplois en particulier dans des activités de services qui ne sont pas
seulement mal payés mais précaires (…) Ainsi, le salarié américain qui perd
son job doit impérativement (…) trouver et accepter un emploi [en raison de
l’absence d’aide sociale] même si celui-ci ne correspond pas à ce qu’il
recherche. » L’ennui, c’est que « pour les travailleurs sans qualification, il
est souvent difficile de trouver un emploi, même très mal payé. » Ce que
Déplore surtout M. Phelps, c’est que « ces chômeurs s’engagent alors dans
des activités annexes : ils font la manche, le commerce de la drogue, les
petits trafics de la rue. La criminalité se développe. »

Le détournement du rôle des instances mondiales organisatrices du marché est également


développé par Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie dans deux ouvrages majeures à ce sujet :
La grande désillusion et La dérive du capitalisme qui met aussi en valeur « l’impact dévastateur
que peut avoir la mondialisation sur les pays en développement et d’abord sur leurs populations
pauvres » :

Texte 5 de Joseph Stiglitz, La grande désillusion :

29
Bulletin du FMI, 23 mai 1994

33/75
« Les prescriptions du FMI, en partie fondées sur l’hypothèse dépassée selon
laquelle le marché aboutit spontanément aux résultats les plus efficaces,
n’autorisent pas les interventions souhaitables de l’Etat sur le marché (…) On
prétend [par exemple] aider les pays en développement alors qu’on les force à
ouvrir leurs marchés aux produits des pays industriels avancés, qui eux-
mêmes continuent à protéger leurs propres marchés. Ces politiques sont de
nature à rendre les riches plus riches et les pauvres encore plus pauvres-et plus
furieux»30
« Depuis sa naissance, le FMI a beaucoup changé. On l’a créé parce qu’on
estimait que les marchés fonctionnaient souvent mal, et le voici devenu le
champion fanatique de l’hégémonie du marché (…) Keynes doit se retourner
dans sa tombe (…) Dans bien des cas, des valeurs et des intérêts commerciaux
ont évincé le souci de l’environnement, de la démocratie, des droits humains
et de la justice sociale.31 »

On est loin d’atteindre l’horreur des génocides, certes, mais nous sommes face à une barbarie
rampante, inhérente à notre civilisation (donc une barbarie « réflexive », dans les termes de Vico)
présentée sous des abords naturalistes (c’est « inévitable », « inéluctable », « on ne peut pas lutter
contre », « c’est le seul moyen de sortir de la crise » etc. , rhétorique de la modernisation qui
relève d’une logique adaptative de la survie et de l’urgence ). On est face à une forme de mal
indéniable : l’exclusion puis la destruction progressive de l’homme par l’homme au nom de
l’intérêt (ou encore du profit) de certains (un petit nombre).

L’autre forme de barbarie qui en découle est celle que décrit l’économiste dans le texte de V.
Forrester : lorsque nous excluons ou reléguons aux marges de la société (sans éducation, sans
travail, sans valeurs morales etc.) une partie de la population, celle-ci n’a plus qu’un seul
recours : créer les conditions de sa propre survie en s’adonnant, s’il le faut, à la criminalité (le
calcul, cynique, est fait d’ailleurs par les dirigeants américains : il est plus rentable de gérer la

30
Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion, éd. Livre de poche, p 21-25
31
La grande désillusion, éd. Livre de poche, p 42-53

34/75
criminalité, à coups de peine de mort et en faisant marcher les entreprises implantées dans le
secteur de la sécurité que d’assurer un niveau d’éducation et de vie décent à tous.)
Ne sommes-nous pas là face à la création volontaire d’un prolétariat planétaire ???

Tout cela m’amène à évoquer la contre-utopie de George Orwell, 198432, dans lequel il décrit le
désir volontaire et assumé du Parti tout puissant de Big Brother, de maintenir une partie de la
population dans la pauvreté tout en continuant à maintenir un certain niveau de productions. Le
moyen pour y parvenir, c’est la guerre et les destructions qu’elle suscite :

Texte 6 de George Orwell, 1984 :

[Contre la création d’une société égalitaire dans laquelle « le nombre


d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture
etc. » p.269-270] « Si tous jouissaient, de la même façon, de loisirs et de
sécurité, la grande masse d’être humains qui est normalement abrutie par la
pauvreté pourrait s’instruire et apprendre à réfléchir par elle-même ; elle
s’apercevrait alors tôt ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison
d’être et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n’était possible
que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance (…) »

3) Pouvons-nous parler d’un « homme nouveau » et d’un processus de déshumanisation et


de désagrégation sociale produit par le marché ?

Dans, 1984, G. Orwell décrit la vie des prolétaires, cette classe inférieure et subalterne ceux
exclue du système 33:

Texte 7: de George Orwell ; 1984 :


« Le parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui
devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par
l’application de quelques règles simples (…) Laissés à eux-mêmes, comme
32
Ed. Folio, p.269-270
33
Ed. Folio, p105

35/75
le bétail lâché des plaines de l’Argentine, (…), ils naissaient, ils poussaient
dans la rue, ils allaient au travail à partir de douze ans (…) et mouraient
pour la plupart à soixante. Le travail physique épuisant, le souci de la
maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le
football, la bière et, surtout le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient
leurs esprits. Les garder sous contrôle n’étaient pas difficiles. Quelques
agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux,
répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques
individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux.
On n’essayait pas de les endoctriner avec l’idéologie du parti. Il n’était pas
désirable que les prolétaires puissent avoir des sentiments politiques
profonds. Tout ce qu’on leur demandait, c’était un patriotisme primitif
auquel on pouvait faire appel chaque fois qu’il était nécessaire de leur faire
accepter plus d’heures de travail ou des rations plus réduites 34. Ainsi, même
quand ils se fâchaient, comme ils le faisaient parfois, leur mécontentement
ne menait nulle part car il n’était pas soutenu par des idées générales35 (…)
La criminalité dans Londres, était considérable. Il y avait tout un Etat dans
l’Etat, fait de voleurs, de bandits, de prostituées, de marchands de drogue, de
hors-la-loi de toutes sortes. Mais comme cela se passait entre prolétaires,
cela n’avait aucune importance 36 »

Le monde des prolétaires, dans 1984, est à peu près livré à lui-même. L’objectif principal consiste
à l’abêtir, à l’user par des conditions de vie difficiles et à laisser en lui s’exprimer les pulsions les
plus basses (prostitution, vols, viols etc.), opposés à la civilisation, afin de le garder sous contrôle,
dans une forme de « servitude volontaire.» On entretient, en ce sens, chez les prolétaires, un état
de quasi – barbarie (au sens descriptif, cette fois, comme forme de sub-humanité incapable de
s’élever à des buts humains plus élevés.)

34
Cf. notion de « patriotisme économique » auquel font appel nos dirigeants
35
Cf. révolte dans les banlieues en novembre 2005 appuyée sur aucune revendication d’ordre politique- car
incapable d’être verbalisée par ses acteurs- C’est là le thème central du dialogue et de la formalisation de la pensée
comme ultime arme contre la violence : ce qui ne peut s’exprimer par les mots, s’exprime par la violence.
36
G.Orwell, 1984, (1948) éd.folio, p.105-106

36/75
One ne peut s’empêcher, bien entendu, de faire le lien avec l’entreprise d’abêtissement généralisé
mené par la publicité, la télévision, et j’ose dire, même par l’éducation (qui flatte de plus en plus
les désirs des jeunes, leurs passions, leur indolence…dans le sens du poil…) La star’ac, la télé-
réalité, les émissions d’Arthur,…tout confine à l’imbécillité la plus complète et la plus avouée.
Plus c’est creux, plus c’est bête, plus c’est facile, plus ça plaît (quoique…l’audimat de TF1 chute
dangereusement : un salut, peut-être ?!) Je n’aurai de cesse de citer cette phrase de Le Lay qui a
le mérité du cynisme et de la clarté :

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective


«business», soyons réalistes: à la base, le métier de TF1,
c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un
message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit
disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire
de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous
vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible (…) " »

Patrick Le Lay, alors directeur de TF1 (chaîne privée, filière de Bouygues BTP,
qui a, je le rappelle, fait fortune sur les marchés publics, c’est-à-dire grâce à
l’argent des contribuables), mai 2004

Quelle belle leçon de vérité ! La publicité est le vecteur de propagande de l’idéologie


consumériste. Elle vise à formater les esprits, à les rendre dociles (voire même à les maîtriser
totalement via les méthodes du neuromarketing) afin d’orienter le goût, la personnalité, la vie
même des individus, le tout dans un lissage, un conformisme total. C’est « le dressage social à la
consommation » dont nous parlait Baudrillard dans son ouvrage La société de consommation, la
fabrique d’un Homme nouveau, le parfait consommateur, cible rêvé des grandes multinationales.
Et pendant que l’individu consomme, qu’il se laisse aller au rêve illusoire d’un bonheur
mercantile (le tout souvent subventionné à crédit), les grands rêves, ceux de liberté, de
révolution, d’affirmation de soi, s’éteignent face à l’attraction exercée par les paillettes et les
feux de bois des pipole. Il faut dire que la société de consommation a pour elle une donnée
anthropologique et psychologique qu’elle elle a eu le mérite de découvrir et d’exploiter :le

37/75
caractère illimité et insatiable du désir (en tant qu‘il est lié à cette faculté infinie qu’est
l’imagination). L’homme nouveau est un homme aliéné, docile, malléable qui consomme, mais
qui travaille aussi sans broncher

En effet et c’est là un autre aspect, les individus de notre société moderne sont placés devant des
conditions de vie de plus en plus difficiles : au nom de la modernisation, on impose toujours plus
de « flexibilité », de « précarité », de « productivité » etc. –techniques bien connues du
management que C. Dejours, dans son ouvrage Souffrance en France, La banalisation de
l’injustice sociale, qualifie de maniement managérial de la menace et de la peur : « il faut
s’adapter ou crever.»

Texte 8 de Christophe Dejours, Souffrance en France et banalisation de l’injustice sociale :

« La précarité ne touche pas que les travailleurs précaires. Elle a des


conséquences majeures sur le vécu et sur les conduites de ceux qui
travaillent. En définitive, c’est leur emploi qui est précarisé par le recours
possible aux emplois précaires pour les remplacer, et aux licenciements pour
le moindre écart (…)
- Le premier effet de la précarisation, c’est l’intensification du travail et
l’augmentation de la souffrance subjective (…)
- Le deuxième effet, c’est la neutralisation de la mobilisation collective
contre la souffrance, contre la domination et l’aliénation [résignation et
peur]
- La troisième conséquence, c’est la stratégie défensive du silence, de la
cécité et de la surdité. Chacun doit d’abord se préoccuper de « tenir.» Le
malheur d’autrui, non seulement on n’y peut rien, mais sa perception
même constitue une gêne ou une difficulté subjective supplémentaire,
qui nuit aux efforts d’endurance. Aussi convient-il, pour résister, de se
fermer à ce que l’on voit, à ce que l’on entend autour de soi, dans le
registre de la souffrance et de l’injustice infligées à autrui (…)
Le quatrième effet de la menace au licenciement et à la précarité, c’est
l’individualisme, le chacun pour soi. Ainsi que l’écrit Sofsky, à partir d’un

38/75
certain niveau de souffrance, « la misère ne rassemble pas : elle détruit la
réciprocité. » 37

C. Dejours analyse non seulement le comportement psychologique de ceux qui assistent à


l’injustice sans broncher (calfeutrés par la peur) mais aussi de ceux qui y participent : ceux qui
font « le sale boulot » (licenciements sans préavis, participation aux plans sociaux c’est-à-dire
aux licenciements arrosés de fausses promesses d’assistance pour retrouver un emploi,
mensonges et justifications calomnieuses pour motiver les licenciements etc. etc.) Ceux-ci
mettent en œuvre des conduites érigées en systèmes de direction et donc banalisées. On assiste
ainsi, dans le monde du management, à une véritable inversion des valeurs morales.

La question que se pose Dejours est la suivante : comment de « braves gens » dotés d’un sens
moral peuvent-ils se trouver enrôler dans un tel système ? Il reprend la notion de « banalité du
mal » mise en avant par H. Arendt dans son analyse du procès d’ Eichmann et lui fait subir un
glissement sémantique en parlant plutôt de « banalisation du mal » qui ne viendrait pas du sujet
lui-même (de son absence de pensée) mais de structures collectives jouant sur la menace de la
précarisation et de l’exclusion sociale.

Quels sont ces mécanismes ?

- Le courage est associé au sale boulot (« c’est celui qui en a … qui est capable de le
faire ») Ceux qui ont du courage, on les surnomme « cow-boys » ou « tueurs » Il s’agit
donc de la négation du courage comme vertu morale, qui ne peut consister à faire subir
une injustice à autrui. Retournement des valeurs : faire passer le mal pour le bien

- Le sale boulot, la violence, l’injustice commises le sont au titre du travail, de son


efficacité et de sa qualité. Tout se fait au nom du réalisme économique, de la « vérité du
libéralisme », de la « guerre des entreprises » dans un environnement prédateur. Et dans
une guerre, c’est comme ça : il y a toujours des victimes (des « dégâts collatéraux »). Et
pour mieux justifier le tout, on va prétexter une sélection : ceux dont on se débarrasse, ce
37
Cf. sur ce point, l’ouvrage de Christophe Dejours, Souffrance en France, La banalisation de l’injustice sociale, éd.
du seuil, 1998

39/75
sont les trop vieux, les rigides, les moins bons, les fainéants, ceux qui ne peuvent pas
suivre le progrès et s’y adapter (mépris cynique du faible). « En temps de guerre
économique, on n’a pas besoin de bras cassés ! » ou encore, « A la guerre, comme à la
guerre !» La référence à la guerre économique invite à suspendre toute délibération
morale. L’argument économique est utilisé comme moyen de rationalisation et de
justification.

- La banalisation du mal a comme ressort ce que Dejours appelle « la virilité » par


opposition à « la masculinité ». La virilité se mesure précisément à l’aune de la violence
que l’on est capable de commettre contre autrui, pour affirmer son appartenance à un
groupe (désir de reconnaissance), notamment contre ceux qui sont dominés, à commencer
par les femmes (p.114). La masculinité, au contraire, se définirait par la capacité d’un
homme à se distancier, à s’affranchir de ce que lui prescrivent les stéréotypes de la
virilité.38

Selon Dejours la propension au mal dans le domaine économique ne relève pas de l’intérêt
égoïste et personnel (comme le porterait à croire le modèle de l’Homo oeconomicus, agent mû
par le calcul rationnel de ses intérêts) mais de modalités de défense psychologique. Reprenant
la thèse arendtienne, il ré-affirme que le problème central du mal et donc de la barbarie, c’est
celui de la mobilisation en masse du peuple le plus civilisé dans l’accomplissement du mal
(p.153).

– Quelles sont les caractéristiques de l’individu au sein d’une économie capitaliste devenue
prédominante ?

- Frileusement replié dans sa sphère privée, passif et sans projet collectif, il n’est plus un
citoyen mais un consommateur, un individu privé (qui se contente, le plus souvent, de
pain et de spectacles assurés par la télévision perdant son « temps de cerveau disponible»)
inscrit dans une temporalité courte. En effet , puisqu’il n’y a pas d’idéal promu par la

38
Attention ! la virilité peut également être une posture tenue par les femmes.

40/75
modernité, il s’agit alors de meubler le vide par une intensification du présent : on fait la
chasse aux temps morts, on « s’éclate » dans les loisirs qui, comme le rappelle Arendt,
nous ramènent toujours au processus de production –contrairement à la skolè antique qui
consistait dans la contemplation-, on évite les temps de réflexion pour fuir dans fuite dans
un divertissement, déjà condamné par Pascal, mais qui apparaît encore davantage
aujourd’hui symptomatique du nihilisme moderne. Gilles Lipovetsky, dans son livre l’Ère
du vide, caractérise le comportement moderne par la désaffection pour les questions
politiques, le culte narcissique de l’ego, le règne de l’image et de la séduction. Il s’agit,
comme le dit Marcel Gauchet, d’un « individualisme de déliaison et de désengagement »
face aux formes traditionnelles de l’engagement collectif (fin du politique ?)
- C’est un individu que l’on veut réduire à des comportements élémentaires (représentation
machinique et réductionniste de l’homme) : productivité, efficacité, performance- On voit
là l’influence des théories comportementalistes qui veulent analyser et décrire l’individu à
partir de schémas de base simples voire simplistes. Il s’agit peut-être moins de
transformer la nature humaine que de l’évaluer et d’améliorer au mieux ses compétences
et ses performances en vue de l ‘« adaptabilité » et de l’«employabilité» (appels
incessants au changement qui s’oppose à un environnement sécurisant)
- La pluralité des valeurs est réduite, pour cet individu, à la valeur économique, à l’utilité
(crise des significations qui tiennent une société ensemble.)
- C’est un homme sans qualité, un individu conforme, interchangeable..
- C’est un homme de plus en plus exposé à la violence (monde du travail, exploitation
économique, agression publicitaire, pollutions, stress, angoisses etc.) et qui devient lui-
même porteur de violence ou tout au moins d’agressivité
- C’est une machine désirante qui cherche à tous prix à assouvir ses besoins immédiats
(individu incontinent qui ressemble à un tonneau percé ou à un pluvier, selon l’image
célèbre de Socrate dans le Gorgias)

4) La logique de la démesure et du gaspillage propre au capitalisme : des dégâts écologiques


irréversibles condamnant d’avance la survie des génération futures.

41/75
« Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini
est un fou, ou un économiste. » (Kenneth Boulding)

« Nous devons avant tout en finir avec la démesure qui est la règle de nos sociétés. » (Paul Ariès)

« Le temps approche où le combat va être mené pour la domination de la terre. » (Nietzsche)

« Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous mais pas
assez pour satisfaire le désir de possession de chacun. » (Gandhi)

Partisans d’un développement soutenable ou d’une décroissance conviviale, tous semblent


partager un même constat. Notre modèle de développement fondé sur la croissance productiviste
et la main invisible du marché engendre des dégâts écologiques irréversibles : réchauffement
climatique, épuisement des ressources naturelles non renouvelables, pollution chimique des eaux
et du sol, disparition des écosystèmes rares, extinction des espèces, raréfaction de la couche
d’ozone

On sacrifie à l’idéologie de la croissance des milliards d’êtres humains parmi les générations
présentes mais aussi parmi les générations à venir (véritable hypothèque sur leur avenir) –C’est
une idéologie folle et irresponsable liée à une volonté de puissance technico-économique illimitée
et à une société de consommation moderne fondée sur l’ accumulation illimitée : la société toute
entière doit être embrasée d’un zèle irrésistible pour la production, et ne trouver ses jouissances
que dans sa progression illimitée. » (Serge Latouche)

Nous croyons à un monde sans limite et notre modèle de développement est fondé sur la
démesure et le gaspillage.

Nous produisons en série des produits que nous allons jeter (ère du tout-jetable) et nous croulons
sous nos propres déchets-Pour produire ces biens futiles et éphémères et pour les détruire, nous
gaspillons une énergie précieuse devenue rare (pour les énergies fossiles) ou nous libérons une

42/75
énergie terrible (le nucléaire) que nous ne maîtrisons pas (cf. Anniversaire des 20 ans Tchernobyl
le 26 avril 2006). Comme le disait Anton Tcheckhov, « le présent est monstrueux d’absurdité »

Nous vivons dans une société qui se veut prométhéenne, qui est habitée par l’hubris que
dénonçaient les grecs et qui a oublié de prendre en compte les contraintes de son environnement
naturel.

Une analyse possible de cette tendance à la démesure peut être de nature psychique: Christian
Arnsperger, dans sa Critique de l’existence capitaliste, Pour une éthique existentielle de
l’économie, montre que l’économie capitaliste prend racine dans un processus inconscient : la
peur de la finitude (et a fortiori de la mort) par laquelle se met en œuvre une « pulsion
compulsive d’accumulation », un « fantasme d’autosuffisance absolue.» Or, l’économie mondiale
est organisée de telle sorte qu’ « elle permet aux riches de se croire immortels, dégagés de toute
responsabilité. » Pour Christian Arnsperger, on ne peut en sortir qu’au prix d’une remise en
question individuelle et collective : il faut avant tout que chaque individu et la société toute
entière reconnaissent que le désir ne peut jamais être comblé. Nous sommes condamnés, comme
le disait Schopenhauer à osciller entre la souffrance du manque et l’ennui de la satisfaction mais
n’est-ce pas devenir adulte que d’apprendre à vivre avec ses frustrations et ses incomplétudes ?
Ne serait-ce pas en cela que consisterait le passage décrit par Freud du principe de plaisir (qui
caractérise l’enfant « qui veut tout, tout de suite », comme l’Antigone d’Anouilh39) et le principe
de réalité, caractéristique de l’adulte qui accepte ses limitations ? Note société hanté par le
jeunisme et l’infantilisme, habité par d’éternels adulescents, aurait besoin d’une bonne cure
psychanalytique « inversée ». « Inversée » car il s’agirait, non pas, comme les patientes de
Freud, de se libérer de la Loi castratrice (du Surmoi) mais au contraire d’être capable de se
donner à nouveau des règles et des contraintes de vie, seules à même de permettre le vivre
ensemble. On peut en effet, avec Charles Melman et L’homme sans gravité, dire que le désir ne
doit jamais être entièrement comblé (ce qui dépasse les analyses freudiennes relatives à la peur de
la castration dans la mesure où notre société souffrirait justement de l’absence de frustrations et
d’une exigence traumatisante de jouissances.) N’oublions pas à ce titre que l’autonomie des

39
« Moi je veux tout, tout de suite,-et que ce soit entier – ou alors, je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me
contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que
quand j’étais petite – ou mourir » Antigone, Jean Anouilh, Ed. Table ronde, p.95

43/75
individus sur laquelle sont fondées nos démocraties rappelle par son origine étymologique
(AUTO-NOMOS) la capacité de se donner à soi-même ses propres lois. La peur de la frustration
nous projette dans une démesure morbide. Notre président, vraisemblablement, touché par une
frénésie compulsive de consommation, d‘agitation et d’ostentation, symbolise à lui-seul et au
sommet de l’Etat cette immaturité adulescente fébrile. Une journaliste d’un grand journal
britannique disait récemment qu’elle avait l’impression que les Français avaient confié les
manettes de leur pays (et le feu nucléaire, quand même…) à un enfant de 13 ans, incapable de se
passer de son portable. On ne comprend pas bien, dès lors, le compte que M. Sarkozy prétend
vouloir régler avec Mai 68 puisqu’il revendique, dans chacun de ses faits et gestes, « une
jouissance sans entrave ». Espérons que ce Zébulon là ne soit que le dernier soubresaut d’une
société décadente à l’agonie qui va renaître de ses cendres pour entrer dans l’ère nouvelle que les
défis écologiques, sociaux et civilisationnels réclament…

Rappel de quelques données écologiques alarmantes :


- Il faudrait 3 planètes Terre au minimum pour que 7 milliards d’individus puissent vivre
comme des européens moyens- Il en faudrait 6 pour partager le mode de vie des américains
(alors qu’une petite moitié de planète suffirait si nous vivions comme des Ghanéens.)
Le déclin des écosystèmes naturels et L’impact des activités humaines :
- Nous consommons chaque année 120% de la terre (effondrement environnemental et
épuisement des ressources)
- 1/5ème des espèces animales et végétales sont en voie de disparition (6000 espèces animales
disparaissent/an)
- 50% des écosystèmes d’eau douce ont disparu-
- Depuis 1950, 40 % des terres cultivées de la planète ont été dégradées par l’agriculture
intensive.
- Selon l’OMS, 25 millions de personnes meurent chaque année d’empoisonnement lié aux
pesticides
- 90 % des eaux usées déversées dans la Méditerranée ne sont pas traitées
- En France, 7 à 20% des cancers sont dus à la dégradation de l’environnement
- D’ici 2015, 3 milliards de personnes vivront dans des pays où l’eau sera rare.
- Les forêts tropicales (surexploitées par les multinationales) ne représentent plus que 2% de la

44/75
surface de la terre alors qu’elles abritent 70% de toutes les espèces animales et végétales
- Les richesses naturelles de la planète ont diminué de 33% entre 1970 et 1999
- 50% des forêts ont été rasées (3 millions d’hectares de forêts disparaissent chaque année)
- 70 % des espèces de poissons sont menacées par la surpêche et la pollution
- 9% des espèces d’arbres sont en voie de disparition etc.
- La température moyenne a augmenté de 4 °C en 20 ans dans les régions de l’Alaska, de la
Sibérie du du nord du Canada.
- La fonte des glaciers entraîne la disparition de 37000km2 de glace chaque année (la taille de
la Suisse)
- La désertification de l’Afrique ne cesse d’avancer (les 2/3 du continent sont actuellement des
déserts) ainsi que celle de l’Asie, touchant près d’un milliard d’individus. Au Sahel, le désert
du Sahara progresse de près de 10 km par an, obligeant les habitants à rejoindre les villes et les
bidonvilles.
- On compte sur notre planète environ 250 millions de femmes, d’hommes et d’enfants sur les
routes, appelés « réfugiés écologiques.»

Pendant ce temps, les Etats-Unis, principal pollueur de la planète, et son président Bush,
refusent toujours d’appliquer le protocole de Kyoto car « le niveau de vie des américains n’est
pas négociable » Ils ont au moins le mérite de la franchise car si les européens l’ont signé, en
revanche, ils le respectent très peu …

Tous les constats sérieux convergent : la poursuite de la croissance dans sa forme actuelle ne
cesse d’augmenter la pression sur l’environnement dans des conditions qui rendent certaines des
catastrophes de grande ampleur (auxquelles les populations les plus pauvres sont les plus
exposées : On l’a vu avec la Louisiane) et posent même la question de la survie de l’humanité.

La logique capitaliste d’appropriation (des ressources d’eau ou d’énergie ) et d’exploitation


illimitée des richesses de la planète constitue une véritable barbarie à l’égard des autres formes de
vie sur la planète mais aussi à l’égard de nous même- Il est urgent de s’imposer à nous mêmes le
principe de responsabilité comme nous y intime Hans Jonas.

« Le temps du monde fini commence » Paul Valéry

45/75
6) La guerre économique

« Le problème [rencontré par le Parti dans 1984 d’Orwell] était de faire tourner les roues de
l’industrie sans accroître la richesse réelle du monde. Des marchandises devaient être produites,
mais non distribuées. En pratique, le seul moyen d’y arriver était de faire continuellement la
guerre. L’acte essentiel de la guerre est la destruction, pas nécessairement des vies humaines,
mais des produits du travail humain (…) »40

La guerre permet d’enrichir les industries et les firmes qui en soutiennent l’effort mais elle
permet aussi, en détruisant les ressources, de laisser une partie de la population dans un état de
pauvreté, d’ignorance et de privation, qui apparaît comme une garantie de son asservissement.
Elle permet également d’unir la Nation autour d’un ennemi commun afin d’éviter les troubles
intérieurs et les manifestations de mécontentement.
Ainsi, pour reprendre cette fois les propos d’Albert Jacquard dans son ouvrage, J’accuse
l’économie triomphante, le commerce des armes est un commerce florissant : en 1995, 20% de la
dette du Tiers-Monde correspondait à l’achat d’armes au pays industriels (130 milliards de $ par
an sont consacrés dans les pays en développement à l’achat d’armes)- On comprend mieux
pourquoi certains pays développés ont intérêt à maintenir un certain désordre et une certaines
instabilité dans ces régions du monde…

Dans son ouvrage Après l’Empire (2002), Emmanuel Todd évoque le rôle écrasant des Etats-Unis
dans l’exportation d’armes : 32 milliards de $ en 1997, 58 % des ventes mondiales à l’étranger.

Texte 9 :

Les exportations d’armes des pays du G8 alimentent la pauvreté et les atteintes aux
droits humains : Un nouveau rapport de la campagne "Contrôlez les armes" réalisé
par Amnesty International, Oxfam et le RAIAL.

Selon de nouvelles recherches dont les résultats ont été publiés en juin 2005,
en exportant des armes de manière irresponsable dans certains des pays les
40
Ed. Folio, p.269-270

46/75
plus pauvres et les plus touchés par la guerre, les États du G8 ne tiennent pas
leurs engagements de réduire la pauvreté, de ramener la stabilité et de faire
respecter les droits humains. Des armes ont ainsi été exportées dans des pays
comme la Colombie, le Myanmar (ex-Birmanie), les Philippines, la
République du Congo et le Soudan. À la veille de la réunion des ministres
des Affaires étrangères du G8, qui se tiendra à Londres du 23 au 24 juin, un
nouveau rapport de la campagne "Contrôlez les armes" révèle que les pays
du G8 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni

et Russie), continuent d’envoyer des équipements militaires, des armes et des


munitions vers des destinations où ce matériel contribue à des atteintes
flagrantes aux droits humains. « Chaque année, des centaines de milliers de
personnes sont tuées, torturées, violées ou déplacées de force parce que des
armes sont utilisées de manière abusive, a déclaré Irene Khan, secrétaire
générale d’Amnesty International. Comment prendre au sérieux l’engagement
du G8 de mettre fin à la pauvreté et à l’injustice quand on constate que
certains de ses membres menacent la paix et la stabilité en approuvant
sciemment des transferts d’armes à des régimes répressifs, à des régions qui
connaissent de terribles conflits ou à des pays qui ont à peine les moyens de
s’acheter ces armes ? » (…)

« Ces recherches indiquent que, en plus d’être responsables de plus de 80 %


des exportations d’armes au niveau mondial, les pays du G8 continuent de
vendre des armes qui oppriment les populations les plus pauvres et les plus
vulnérables de la planète, a déclaré Barbara Stocking, directrice d’Oxfam.
Myanmar (…)

« Vu l’ampleur des dégâts causés par les transferts d’armes irresponsables,


qu’il s’agisse des vies humaines anéanties ou des biens et moyens de
subsistance détruits, le G8 doit traduire ses paroles en actes et demander que
la négociation d’un traité sur le commerce des armes soit entamée d’ici
2006, a déclaré Rebecca Peters, directrice du RAIAL. Faire moins

47/75
reviendrait à trahir honteusement les millions d’hommes, de femmes et
d’enfants dont les droits humains sont bafoués . »

Le cas d’école du groupe Carlyle :

Dans un rapport édifiant de L’Ecole de Guerre Economique (EGE) affiliée à l’ESLSCA (Ecole
Supérieure Libre des Sciences Commerciales Appliquées)41 , il est montré le lien existant entre
les intérêts du groupe Carlyle, acteur majeur du secteur militaro-industriel nord-américain et
proche de la famille Bush (George Bush père appartenant au conseil d’administration) et les
guerres menées par les Etats-Unis en Irak. « Au milieu des années 90 (…) Non seulement la
première guerre du Golfe a dopé ses dividendes mais le fonds poursuit son recrutement des plus
hauts-dignitaires de l’administration Bush : en 1993, James Baker III, ex-secrétaire d’Etat et
Richard Darman, ancien directeur du Budget à la Maison Blanche, rejoignent sa direction. (…)
En moins de dix ans, le fonds est devenu le onzième fournisseur d’armes du Pentagone.
Etroitement connectés à l’administration, ses experts sont capables d’anticiper et de répondre à
n’importe quel appel d’offre, des véhicules de combat aux canons de destroyers en passant par
les missiles ou l’électronique de défense. Cette réussite, Carlyle la doit à une stratégie de réseau
sans failles …et sans états d’âme (…) Une oreille à Washington, l’autre au Pentagone ; une main
tendue aux Républicains [financement des campagnes de Bush père et fils] , l’autre aux
démocrates [retraite confortable assurée aux anciens responsables démocrates de
l’administration Clinton]»

La victoire des Etats-Unis en Irak est finalement une victoire à la Pyrrhus


qui aura surtout profité aux sociétés d’investissement comme Carlyle, ayant
placé leurs capitaux dans les entreprises d’armement. Le coût financier est
démesuré: George Bush a obtenu un supplément 74 milliards pour le budget
militaire américain (qui s'élevait déjà à 380 milliards de dollars) afin de
financer la guerre en Irak. Conséquence, le déficit budgétaire 2003 des
Etats-Unis a atteint le niveau record de 455 milliards de dollars. Quant à

41
Site internet : http://www.ege.fr et pour le rapport en question :
http://www.infoguerre.com/fichiers/carlyle_group.pdf

48/75
l'occupation de l'Irak, son coût a été estimé à 1 milliard de dollars par
semaine par le Pentagone. Avec une telle somme, on peut imaginer ce qu’il
serait possible pour l'environnement, pour l'éducation, pour la science, et
pour résoudre à la racine les problèmes mondiaux générateurs de guerre et
de terrorisme…

Texte 10 : Analyse de Montesquieu : Faut-il opposer le commerce à la guerre ?


Montesquieu ou la thèse du « doux commerce» (in L’esprit des lois, II)

Chapitre premier « Du commerce »

« Le commerce guérit des préjugés destructeurs : et c’est presque une


règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ;
et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces.
Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces
qu’elles ne l’étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des
mœurs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre
elles, et il en a résulté de grands biens.
On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs ;
par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce
corrompt les mœurs pures ; c’était le sujet des plaintes de Platon : il polit et
adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours. »

chapitre 2, « De L’esprit du commerce »

« L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations


qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a
intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont
fondées sur des besoins mutuels.

49/75
Mais si l’esprit du commerce unit les nations, il n’unit pas de même
les particuliers. Nous voyons que dans les pays où l’on n’est affecté que de
l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes
les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande,
s’y font ou s’y donnent pour l’argent.
L’esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment
de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus
morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et
qu’on peut les négliger pour ceux des autres (…)»

chapitre 3, : « De la pauvreté des peuples »


Il y a deus sortes des peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement
a rendus tels ; et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce
que leur pauvreté fait une partie de leur servitude : les autres ne sont pauvres
que parce qu’ils ont dédaigné ou parce qu’ils n’ont pas connu les
commodités de la vie ; et ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parce que
cette pauvreté fait une partie de leur liberté.

Résumé des thèses en présence : Montesquieu s’intéresse surtout au commerce extérieur dans le
cadre d’une théorie des échanges extérieurs. Selon lui, l’effet naturel du commerce est de porter
la paix entre les nations : le commerce, en effet, requiert la paix et oblige les hommes à entrer en
contact pour échanger. La douceur du commerce tient donc d’abord aux bénéfices moraux dus à
la multiplication des processus d’échanges. La férocité des mœurs qui caractérisait les anciennes
républiques militaires disparaît au profit d’une plus grande humanité des moeurs : le commerce
se substitue à la guerre (dans le commerce, chacun est censé ressortir gagnant alors que dans la
guerre, les gains des uns se font grâce à la perte que subissent les autres.) La pacification liée au
commerce n’est donc pas due à une bienveillance spontanée mais à une conduite rationnelle
intéressée des sujets en présence (interdépendance qui se dit en termes d’intérêts et de besoins
mutuels.) Il s’agit donc ainsi de lutter contre les passions mauvaises des hommes par le biais de
l’intérêt : je n’ai pas intérêt à faire du mal à mon prochain (rationalité intéressée.)

50/75
Montesquieu ne propose cependant pas une apologie de la société marchande : car l’extension
des conduites intéressées est largement négative du point de vue moral et social : ainsi reconnaît-
il que du point de vue des particuliers, le commerce incite à « trafiquer de tout » et, alors qu’il
adoucit les moeurs barbares, il « corrompt les mœurs pures.» En effet, là où le commerce ou
encore l’échange marchand prédomine, « toutes les actions humaines », « toutes les vertus
humaines » sont sujettes au trafic d’argent. Le commerce, selon Montesquieu, se situe entre deux
extrêmes : la morale (qui défend de privilégier ses propres intérêts au détriment d’autrui) et le
brigandage (le vol qui est la « manière d’acquérir » qui prédomine en l’absence de commerce.)

L’un des pendants du commerce, c’est la pauvreté : qui dit « économie » dit « richesse » et dit
aussi « pauvreté » (il y a d’un côté ceux qui possèdent, soit l’argent, soit l’objet d’échange et ceux
qui ne possèdent rien) Parmi les pauvres, certains choisissent cet état parce qu’ils dédaignent les
richesses. C’est alors une manifestation de leur liberté. D’autres, au contraire, vivent dans
l’indigence due au manque de répartition des richesses : c’est parmi eux, nous dit Montesquieu,
que se trouvent les êtres sans vertu, sans morale (les « barbares », pourrions-nous dire dans un
sens descriptif d’ « inhumain » ou de « sous-humain.»)

Questions critiques posées à partir du texte :

1) Montesquieu défend l’idée d’un adoucissement des mœurs dû à l’échange marchand : les
peuples se civiliseraient au contact les uns des autres. Seulement, Montesquieu ne semble
pas prendre en compte l’effet pernicieux de la concurrence : quand les produits excèdent
les besoins, n’y a t-il pas une » guerre de débouchés » qui peut se mettre en place ? Le
commerce à l’heure de la « guerre économique », des « stratégies offensives » de certains
grands groupes mondiaux, (comme les OPA dites « agressives ») est-il vraiment source de
paix ? Les pays soumis à la mondialisation et à l’ouverture forcée de leurs barrières
commerciales bénéficient-ils d’un regain de civilisation grâce au commerce marchand tel
qu’il est pratiqué dans l’économie capitaliste ? Le commerce, contrairement, à ce que
dit Montesquieu, n’est-il pas lui-même une forme de guerre ?

51/75
2) Il découle de la première thèse que le commerce incarne l’antinomie de la violence
barbare. Or, le commerce économique ne peut-il pas engendrer une autre forme de
violence, insidieuse et brutale ? L’analyse marxienne de « l’exploitation de l’homme
par l’homme » n’est-elle pas toujours d’actualité sous des formes modernisées qu’il
faudra analyser ?

3) Montesquieu émet lui-même une réserve sur les vertus du commerce qu’il faut prendre à
notre charge : dans un système d’échange exclusivement marchand (il y a d’autres formes
d’échanges que l’échange purement économique que nous analyserons en dernière partie)
tout devient sujet à trafic marchand : il n’y a plus que des agents rationnels calculateurs et
intéressés tentant de maximiser leur profit (thèse utilitaire.) Or, la prédominance de
l’intérêt dans la sphère des échanges humains contribue à privilégier les formes
d’individualisme au détriment de l’idée de bien public et du sens du collectif pourtant
nécessaires à la cohésion sociale. L’inaptitude manifeste de l’homme moderne à dégager
du temps émancipé de l’économique n’est-il pas l’une des sources de notre mal-être
social ? Dans une société fondée sur l’échange marchand et où tout peut être objet de
commerce, où se trouve la limite entre l’humain et l’inhumain ? Le corps (prostitutions,
vente d’organes), la force de travail (prolétaires) ou l’individu même (nouvelles formes
d’esclavage) peuvent-ils faire l’objet d’un échange marchand. La thèse utilitariste (d’un
sujet rationnel et intéressé) n’a t-elle pas une limite marquée par la sphère des valeurs et
de la morale ? Tout peut-il s’échanger ?

4) La thèse générale de Montesquieu (celle du « doux commerce ») est suspendue à la foi du


siècle des Lumières dans l’idée de progrès et qui s’est transformée en véritable idéologie
dans la constitution de ce que Marx a appelé la « bourgeoisie » et qui a notamment servi
de justification aux entreprises coloniales « barbares » ( ?) de la France en Afrique du
Nord. Que penser aujourd’hui de cette idée d’un progrès : la barbarie est-elle vraiment
derrière nous ?

« Cette guerre perpétuelle qui a pour nom concurrence » Karl Marx

52/75
Partant d’une posture philosophique, je me suis demandée, un peu naïvement, comment justifier
l’idée qu’il y a avait une guerre économique. On le sait bien, on le sent bien mais où trouver les
arguments rationnels si ce n’est en analysant les expressions couramment utilisées par le
marché et les médias : « A l’assaut des parts de marché ! », « Attaque de grande ampleur contre
Sanofi », « nécessité d’un patriotisme économique pour défendre les intérêts français », «L’OPA
de Mittal Steel sur Arcelor : les intérêts stratégiques de la France sont menacés » etc.
Rq : Ma tâche s’est cependant vue grandement facilitée quand, « surfant » sur internet, je suis
« tombée », par hasard sur le site de mon ancienne école de commerce : l’ESLSCA, qui a eu
l’incroyable idée de créer un master de guerre économique (concurrençant ceux d’HEC, dixit la
plaquette…quel succès inquiétant) et même plus, une Ecole de Guerre Economique (EGE.) Ce
qu’on y trouve est surprenant et le cynisme affiché qui s’y manifeste nous permettra de
comprendre sans détours en quoi consiste la guerre économique. Le site comprend des compte-
rendu de colloques ( « manipulation de l’information »), des articles vantant les stratégie
économiques offensives à l’encontre des pays émergents (cas d’école étudié : celui de la
Moldavie), l’analyse des différentes stratégies de conquête, de contrôle de l’information. Les
conflits économiques, à la différence des conflits plus classiques (comparaison effectuée avec la
guerre du Golfe) sont caractérisées par le « temps réel », une observation possible «en continu »,
des prises de décisions stratégiques immédiates et des actions à mettre en oeuvre dans l’heure
(raccourcissement du temps Action/réaction.) D’où la nécessité d’une réactivité et d’un parfait
contrôle de l’information pour réagir en temps voulu. Autre nouveauté : la dépendance du
géopolitique à l’égard de l’économie : « Ce sont aujourd’hui les prises de positions
concurrentielles sécurisées, où la potientialité de ces prises, qui vont aujourd’hui dicter le
déploiement géopolitique et l’aménagement des politiques » (extrait de l’article « Conquête des
marchés, Etats et géo-économie.») Dans cet article, mentionnant les mutations profondes de
l’environnement économique, sont mentionnées, entre autres,

- la dérégulation croissante des cadres légaux, socioculturels et politiques des marchés (ou
encore, un relâchement des encadrements autoritaires des marchés) permettant une plus
grande liberté des acteurs économiques (en termes d’ « acteurs », il faut comprendre
« stratèges » et non pas les réels participants à cette guerre que sont les travailleurs )

53/75
- Une concurrence accrue intra-zone qui pousse à la recherche d’économies de champ
(délocalisation ou encore « externalisation des fonctions vitales des organisations »,
recherche de flexibilité et moindre coût de la main d’œuvre etc.)

Cette guerre (on l’apprend dans un autre article trouvé sur le site de l’EGE et intitulé « Une
nouvelle approche de l’action offensive »), comprend des stratégies psychologiques dignes du
totalitarisme : il s’agit, par exemple (analyse du cas américain) « d’influencer les émotions, les
motivations les raisonnements objectifs des audiences étrangères » en mettant en œuvre « des
opérations de sécurité, de dissimulation, d’intoxication et des opérations psychologiques » Il
s’agit là d’une politique de surveillance et d’information complétée par « une politique de
communication (cf. emploi du terme « rhétorique » dans le portail) destinée à influencer l’opinion
des élites au niveau mondial. » bref, il s’agit par de moyens de pression et de propagande « de
familiariser les économies développées et émergentes à une vision américaine du progrès » (cf.
conduite du débat sur la démocratie, la morale et les pratiques religieuses rendue possible par la
maîtrise des grands canaux médiatiques.)

Cette guerre s’accompagne en effet d’une guerre de l’information : sous la plume des
économistes, spécialistes des nouvelles technologies, apparaissent des mots inquiétants :
cyberterrorisme, cyberguerre, infodominance etc. Le tout se résume à l’idée de dérober, détruire,
pervertir l’information. La devise de cette guerre, c’est : Information, prédation, destruction »
(extrait de l’article « des missiles, des émissions, des électrons .») Les entreprises, à cet effet (tout
comme les Etats, utilisent des moyens de fichage, des logiciels destinés à violer des banques de
données ou à saboter des systèmes informatiques. « Le conflit est immatériel dans le cyberespace,
sans déclaration de guerre ni traité de paix.» Dans cette guerre là, certes, la mort de l’homme a
disparu « mais subsistent en revanche, la volonté d’agression, l’organisation, l’usage d’armes,
même si les armes en question produisent plutôt des bits, des ondes, ou des images que des amas
de chair. »

Texte 11 : « Là encore, nos certitudes s’effondrent. Autrefois, il y avait le


politique. Il déclenchait la guerre, une violence rare, sporadique, dirigée vers
l’ennemi extérieur. Il exerçait la violence légitime intérieure (donc la

54/75
répression et le contrôle de la violence privée ;) Enfin il réglait la violence
ritualisée, celle du jeu politique pacifique, théoriquement au moins dans une
démocratie. L’économie était le domaine de la concurrence, compétition aux
règles conventionnelles pour s’approprier des ressources rares avant l’autre,
mais non pour combattre l’autre. Et puis, dans la sphère privée, l’individu
poursuivait ses intérêts et ses passions. Il y avait son intimité et ses inimitiés.
Ces séparations claires sont menacées. Lorsque les moyens gigantesques
d’Echelon, le système d’écoute et d’espionnage né de la guerre froide, sont
mis au service de l’économie américaine ou quand des entreprises luttent par
des moyens d’espionnage ou de sabotage dignes de cette même guerre
froide, il devient évident que conflit et concurrence se rapprochent. Quand «
faire de la politique » ne consiste plus à participer à des élections ou à
dresser des barricades, mais à militer dans le monde virtuel d’Internet en
attaquant un site d’organisme ou de société situé à l’autre bout du monde,
les mots changent de sens. Quand des milliers de gens réclament de leur
gouvernement le droit d’utiliser la cryptologie et combattent en Bill Gates
comme un avatar de Big Brother, la distinction entre vie privée et vie
publique s’obscurcit. Quand la conquête des marchés se militarise, qu’il y a
des armées privées ou des États mafieux et qu’un conflit dans un monde
globalisé et interconnecté implique toute la planète, alors plus personne ne
sait plus où finit la paix. Quand l’État ne contrôle ni les flux d’argent, ni les
flux d’information, ni les flux humains, quand les entreprises n’ont plus de
frontières et quand les individus se regroupent en tribus virtuelles
éparpillées dans le cybermonde, territoires, pouvoirs et normes sont
bouleversés. Quand dominer équivaut à contrôler des connaissances et des
réseaux, des opinions et des électrons, tout change. »

François-Bernard Huyghe,(Docteur d’Etat en Sciences politiques,


Professeur à l’EGE)

55/75
Texte 12 « : Extrait du portail Internet de l’Ecole de Guerre Economique (EGE),
affiliée au groupe ESLSCA42

« L’évolution du monde souligne chaque jour davantage la nécessité de


réfléchir sur les notions d’accroissement de puissance et de management
offensif de l’information. Pour exister et se développer, une entreprise doit
notamment conquérir de nouveaux marchés. Pour ne pas décliner et
préserver son mode de vie, un pays doit renouveler ses richesses et ne pas
subir l’emprise de peuples conquérants. Cette double contrainte a guidé
depuis 1997 l’évolution de nos programmes d’enseignement, de nos axes de
recherche et de nos publications collectives. Nous sommes pour l’instant la
seule formation en Europe à avoir relevé ce défi. Aborder les
problématiques stratégiques dans une perspective offensive est une attitude
originale dans l’enseignement supérieur français. Répondre aux exigences
légitimes formulées par les entreprises, l’Etat et les collectivités territoriales
face à la multiplication des conflits informationnels, tel est le projet de
l’Ecole de Guerre Economique. » (…) « Dans le prolongement
d’enseignements développés outre atlantique, L’Ecole de Guerre
Economique voit le jour pour préparer les entreprises au défi de la
mondialisation et les accompagner dans la gestion des phénomènes de
concurrence exacerbée (rumeur, déstabilisation, désinformation) et défendre
les intérêts économiques nationaux et européens. » (voir le portail page
suivante)

Plus de doutes : nous sommes bien en guerre économique. Mais qui sont les soldats ? Qui sont les
victimes ?

Le jeu de la concurrence apparaît dès lors que le marché existe. Quid le marché ? C’était
à l’origine un lieu d’échanges (dans les cités grecques : l’Agora) où s’échangeaient les biens
contre d’autres biens (troc) ou contre de l’argent, symbole de la chose échangée. Il y a pu avoir

42
Portail de l’EGE : http://www.ege.fr/content/view/12/26/

56/75
équilibre entre offre et demande dès lors que l’on vivait dans une petite communauté où chacun
avait sa spécialité (un seul cultivateur, un seul tisserand, un seul cordonnier etc.) : ce que chaque
travailleur propose étant unique sur le marché, il n’y a pas de concurrence. C’est ce que décrit
Platon, au livre II de la République.
Un tel modèle semble cependant utopique et la concurrence apparaît dès lors qu’il y a plusieurs
vendeurs du même produit : la concurrence entre les vendeurs les place alors clairement en
situation d’ennemis, de rivaux et c’est à juste titre que l’on parle de « guerre économique.» C’est
la loi de l’offre et de la demande qui régit le marché : celle-ci a, bien entendu, un effet stimulant
positif sur la qualité du travail dans la mesure où elle pousse le producteur à produire mieux et au
meilleur prix, ce qui doit théoriquement favoriser le consommateur.
Seulement, elle ne va pas sans dommages collatéraux pour la société : la modernité, en
effet, se caractérise par un accroissement sans précédent de la concurrence liée à l’ouverture des
marchés et à la dérèglementation (à ce qu’on appelle la « mondialisation ».) Les entreprises se
font la guerre pour obtenir des parts de marché en réduisant notamment la part, dans leurs
charges, du coût du travail humain : grâce aux machines mais également grâce à la mise en
concurrence des travailleurs eux-mêmes. C’est ainsi au nom de la compétitivité que les
entreprises européennes « délocalisent » leur production en Thaïlande ou aux Philippines,
entraînant un recul social dans leurs pays et mettant en esclavage des enfants asiatiques (au
passage, quel liberté le libéralisme promet-il à ces enfants, contraints par la misère de quitter leur
village et de travailler dans des ateliers sordides pour un salaire dérisoire, quand ce n’est pas pour
alimenter par leur chair les maisons de prostitution ?)

Le marché est régi par le jeu des égoïsmes : il y a ceux qui veulent vendre au prix le plus
élevé et ceux qui veulent acheter à moindre coût (le résultat de ces tractations aboutissant au
« prix du marché.») Chacun, producteur comme consommateur ne pense qu’à préserver son
intérêt propre, le mécanisme collectif, devant conduire l’ensemble vers la situation la plus
profitable pour tous : la fameuse « main invisible » d’Adam Smith, pourvu qu’elle joue
librement, doit servir l’intérêt collectif en utilisant la multitude des individus à la recherche de
leur intérêt individuel. Il s’agit alors de laisser libre cours aux comportements spontanés (thèse

57/75
libérale), tout devant s’arranger au mieux pour tous. Il s’agit là d’une vision optimiste fondée
sur un ordre naturel qu’il suffirait de ne pas perturber pour que tout aille au mieux.
Or, comme le décrit Hobbes dans le Léviathan, l’état de nature est un état de guerre de
tous contre tous, chacun étant motivé par ses passions et ses intérêts individuels, seuls les plus
forts peuvent survivre. A l’heure où la concurrence a investi l’ensemble de nos vies, la
compétition, la rentabilité, la victoire du meilleur deviennent les maîtres mots du monde du
travail. L’objectif affiché est de devenir un « gagnant », un « winner », voire même un « killer »
etc., cette attitude de combat permanent de chacun contre tous étant présenté comme une
conséquence nécessaire de « la lutte pour la vie » qui s’impose à tous les êtres vivants.
Ce discours concurrentiel s’ancre donc dans une forme de darwinisme social cyniquement
affiché.

La guerre au service de l’économie : la guerre n’est plus l’ultime recours pour défendre la liberté
d’un peuple ; elle est devenue un moyen d ‘améliorer les bénéfices de quelques entreprises.

conclusion : La fin du collectif et la crise du politique ?

Pour les grecs43, le privé avait avant tout un caractère privatif : « cela » signifiait qu’on était
littéralement privé de quelque chose, à savoir des facultés les plus hautes et les plus humaines ».
L’homme qui n’avait d’autre vie que privée, était soit un esclave, (celui qui n’avait pas droit au
domaine public) soit un barbare (celui qui n’avait pas su fonder ce domaine.) Dans les deux cas,
cet homme n’était pas pleinement humain. L’homme en tant qu’individu privé n’existe qu’en tant
que spécimen de l’espèce humaine appelée genre humain44 (cf. notion d’individu) : il n’existe pas
dans la sphère humaine de la culture et de la civilisation ;

Dans l’économie, on ne met rien en commun : la société civile relève uniquement de


l’interdépendance des besoins45, d’où la nécessité de penser un intérêt général.

43
Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, « Le domaine public et le domaine privé », Agora Pocket,
p.76
44
ibid. p. 85
45
Voir à ce sujet les analyse de Hegel dans les Principes de la Philosophie du droit

58/75
Le domaine public, c’est le monde commun que nous partageons qui nous rassemble, nous relie
et nous empêche de nous comporter de façon barbare les uns envers les autres. En son absence,
nous sommes réduits à notre part animale. En ce sens, la Polis (pour les grecs) et la Res Publica
(pour les romains), est ce qui est garant de civilisation.

Rousseau à son tour, dans le Contrat Social46, théorisera l’idée que la volonté générale, qui
exprime le bien commun, n’est pas « la volonté de tous » ou encore la somme des intérêts
particuliers (mus par l’égoïsme ou encore par ce que Rousseau appelle l’amour-propre)- Seuls les
intérêts qui ne s’opposent pas, qui ne s’excluent pas ou encore les intérêts communs constituent
la volonté générale (ce qui exige des sacrifices de la part des individus.) Le compromis, qui exige
l’exclusion de ses passions personnelles et égoïstes est donc au fondement du politique et du bien
commun, ce que semble exclure le règne pur de l’individualisme ou de l’intérêt personnel.

Comme l’analyse G. Lipovetsky dans l’Ere du vide47, les sociétés modernes ont inventé
l’idéologie de l’individu libre, autonome et semblable aux autres (cf. régimes démocratiques.)
Parallèlement, s’est mise en place une économie libre fondée sur l’entrepreneur indépendant et le
marché. Or, l’extension de cette économie de marché a permis la naissance de l’individu atomisé
ayant pour but une recherche de plus en plus affirmée de son intérêt privé. L’individualisme allant
de pair avec une aspiration sans précédent pour l’argent, l’intimité, le bien-être, la propriété, la
sécurité, il s’est ainsi produit un bouleversement dans les rapports de l’homme à la communauté
et un renversement de l’organisation sociale traditionnelle. La nouvelle figure de l’individu ne
paraît guère disposée à accepter les renoncements et le décentrement de soi qu’exige la vie en
communauté.

Le problème est de savoir quid de la démocratie ou du marché est cause de cette dissolution du
collectif ?
Déjà, Tocqueville, dans les dernières lignes De La démocratie en Amérique indiquait qu’il est
possible que l’égalité conduise les Nations à la servitude, à la barbarie et aux misères. Les
descriptions des individus que Tocqueville relève dans la société américaine anticipent
l’évolution des sociétés démocratiques : chaque homme, écrit-il, est « retiré à l’écart », « étranger
46
Contrat Social, II, III, « Si la volonté générale peut errer »
47
L’Ère du vide, Essai sur l’individualisme contemporain, (1983), Gallimard, p.27 et 216

59/75
à la destinée de tous les autres », « quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux
mais il ne les voit pas ; il les touche mais il ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour
lui-seul et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire au moins qu’il n’a plus de patrie »48
Tocqueville envisage le nouveau despotisme qui pourrait apparaître au sein des sociétés
démocratiques : à la différence de ceux qui ont existé dans le passé, il serait plus étendu et plus
doux, ne brisant pas les volontés mais les amollissant, les pliant et les dirigeant, entraînant une
nouvelle servitude « réglée, douce et paisible ».

Analysant le texte de Tocqueville, Jean Pierre Le-Goff, dans La démocratie post-totalitaire


(2002), montre que la crise que traversent nos sociétés modernes est beaucoup plus profonde que
cette potentialité de désengagement civique décrit par Tocqueville : c’est le statut même de
citoyenneté qui est remis en question49. Toute la vie politique vise précisément à désapprendre
aux individus qu’ils peuvent se gouverner (c’est là que se trouve la véritable culture de
l’assistanat)- Elle vise à convaincre qu’il y a des experts auxquels il faut confier les affaires. On a
oublié que la politique n’était pas une science mais un art – et donc pas une affaire de spécialistes

La méfiance à l’égard de l’action collective (assimilée d’emblée au totalitarisme), à l’égard des


institutions et l’Etat et de tout mouvement collectif serait, selon l’auteur, lié à l’héritage de mai
1968. Et l’auteur de remarquer, non sans ironie, que l’utopie soixante-huitarde a retrouvé
paradoxalement une seconde jeunesse dans l’idéologie libérale.
La désaffection pour le collectif et l’action collective (dérive potentielle du régime
démocratique) portée par cette révolution va donc s’épanouir dans l’idéologie de la
modernisation portée par le libéralisme.
Ainsi, la critique soixante-huitarde de l’Etat et des pouvoirs a rencontré la critique libérale de
l’interventionnisme étatique et le nouvel individualisme auto-centré, exigeant la satisfaction
immédiate de ses besoins et de ses désirs, rejoint le modèle du client-roi promu par le libéralisme.

Il y aurait donc comme soubassement à la « dictature des marchés », le culte ultra-démocratique


d’un sujet totalement autonome. C’est dans ce contexte d’autonomie proclamée du sujet (désirant

48
Alexis de Tocqueville, De La démocratie en Amérique, T.2, chap.VI
49
Le citoyen, disait Aristote, c’est quelqu’un qui est capable de gouverner et d’être gouverné. Tout les hommes libres
étant capable de gouverner, l’élection des magistrats se faisait par tirage au sort.

60/75
échapper à toute régulation et se repliant sur sa sphère privée) que l’ultralibéralisme a pu imposer
son idéologie. Depuis les années 80 et particulièrement de puis la chute du mur de Berlin, on
assiste à un essoufflement des grandes idéologies soit révolutionnaires, soit véritablement
réformistes- On est résigné, on se conforme (conformisme régnant)- On laisse faire …le marché
en pensant comme le disait Guizot, qu’il nous enrichira alors que la situation sociale et
écologique mondiale se dégrade.

Au cœur de la barbarie économique, se trouve donc une véritable crise de nos institutions
démocratiques qui s’exprime notamment dans la dérive gestionnaire et communicationnelle de
nos représentants. La politique, ce n’est plus l’action mais la gestion de l’inéluctable (« la
mondialisation ») c’est—à-dire la gestion des contraintes économiques au détriment d’un
véritable projet de société et de reconstruction sociale et culturelle véritablement susceptible de
prendre à bras le corps les défis inédits que rencontre la collectivité. Faire de la politique,
aujourd’hui, pour les partis au pouvoir, c’est suivre le courant, cad appliquer la politique
ultralibérale qui est à la mode- C’est dans le cadre de cette impuissance proclamée et de ce
manque cruel d’imagination que se développe ce que Le-Goff appelle « la Barbarie douce » Pour
sortir de cette barbarie du privé, il faudrait tout d’abord développer l’éducation à la chose
commune et transformer les institutions pour qu’elles soient véritablement participatives.
« Comme le disait Thucydide : « il faut choisir : se reposer ou être libre » (…) Vous ne pouvez
pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libre quand
vous êtes devant la télé. Vous croyez être libre en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas
libre. C’est une fausse liberté(…) La liberté, c’est l’activité(…) et l’activité qui sait poser des
limites »50

Texte 13 de Jean Pierre Le-Goff, La démocratie post-totalitaire

« L’existence d’une autre figure de la barbarie, différente de la violence et


de la cruauté n’est pas, à vrai dire, une idée nouvelle. Les romains
distinguaient déjà deux aspects de la barbarie : la feritas qui renvoie à une
rage ouverte de destruction et la vanitas qui désigne la vacuité, la stérilité du
50
Cf. Cornelius Castoriadis, Post-scriptum sur l’insignifiance- Entretiens avec Daniel Mermet, Ed. de l’Aube, 2004,
p.38

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vide. Analysant au 19ème siècle le nihilisme européen, Nietzsche distinguait
« le nihilisme actif », comme « force de violence apte à la destruction » et le
« nihilisme passif », signe de faiblesse et d’épuisement. On ne peut exclure
cette dernière possibilité.51 (…)
L’illusion selon laquelle nous en aurions fini avec l’histoire et la barbarie,
que nous pourrions désormais vivre dans un monde pacifié unifié par les lois
du marché a fait long feu. (…)
Le problème [est celui] de l’idéologie libérale qui, dans le vide politique et
culturel, fait du marché le fondement des sociétés et du monde, un modèle et
un pôle autour desquels l’ensemble des activités devrait s’ordonner. La
régulation est urgente (…)
De nouveau, l’histoire fait signe. C’est en montrant que leurs valeurs ne se
limitent pas à celles du marché, à la puissance technologique et militaire,
mais qu’elles sont porteuses d’une conception du vivre-ensemble
démocratique, que les sociétés européennes peuvent exercer une influence
émancipatrice »

Il est urgent de sortir de l’insignifiance52, de redonner un sens au monde.

Annexe : L’Intérêt (éléments pour une leçon)

Problématique :
Il y a quelque chose de profondément déroutant dans la confusion à laquelle nous
assistons aujourd’hui entre les principes de la morale et ceux du marketing : « Ethics pays », dit-
on volontiers aux USA…Comment ne pas dénoncer une confusion si complaisamment entretenue
entre la morale et l’intérêt ? Pour autant, refuser toute compromission avec l’intérêt, concevoir le
devoir comme un absolu, c’est peut-être témoigner d’une intransigeance qui laisse le libre champ
à l’économie comme principe réaliste de détermination social. Sans doute faut-il réfléchir un peu

51
Jean Pierre Le-Goff, La démocratie post-totalitaire, éd. La découverte, 2002, p.186 et 196
52
Cf. Cornelius Castoriadis, Post-scriptum sur l’insignifiance- Entretiens avec Daniel Mermet

62/75
plus précisément à la notion d’intérêt avant de la condamner purement et simplement pour ce
qu’elle suggère de cupidité et d’égoïsme…
Dans le chap. II de la Raison dans l’histoire intitulé « la réalisation de l’esprit dans
l’histoire » Hegel consacre un chapitre aux Passions et aux intérêts (§ 2 « Les moyens de la
réalisation »). Il y montre que l’activité de l’homme dans le monde, qui a son principe dans la
volonté, ou encore la mise en œuvre de nos pensées, de nos intentions, n’est possible que par
l’inclination et la passion : « pour que je fasse de quelque chose une œuvre, il faut que j’y sois
intéressé » (p.104, éd. 10/18) « Je dois y participer et je veux que l’exécution me satisfasse,
qu’elle m’intéresse.» Or, qu’est ce que signifie « être intéressé ? » Qu’est-ce que l’intérêt ?
Intérêt, nous dit Hegel, signifie « être dans quelque chose » : toute fin que je poursuis doit en
même temps être ma fin personnelle, satisfaire mon propre but. L’intérêt, c’est donc ce qui
m’importe, ce à quoi j’aspire parce que cela m’est avantageux. On peut se demander dès lors quel
mal y-il aurait à être intéressé. Pourquoi utilise t-on le plus souvent ce terme dans un sens
péjoratif : « c’est un individu intéressé », « il n’y a que ses intérêts qui comptent » : on veut dire
par là qu’il ne cherche que son bénéfice personnel, son propre profit, sans se soucier des autres,
voire même en les sacrifiant si cela s’avérait nécessaire pour satisfaire ses besoins. On voit ainsi
que la notion d’intérêt pose surtout problème aux moralistes : comment être un « individu
intéressé », comment chercher à tout prix à défendre son intérêt et en même temps « agir par
devoir » ? Le recherche du Bien qui guide mes actions morales n’est en effet pas toujours
compatible avec mon intérêt : si je trouve un portefeuille plein de liquidités dans la rue, j’ai tout
intérêt à le conserver en vue du bien que cet argent est susceptible de m’apporter mais en même
temps, ma conscience morale, qu’elle soit fondé dans une morale laïque ou religieuse m’ordonne
de retrouver son propriétaire pour le restituer. Il y a dès lors conflit, antagonisme entre deux
ordres contradictoire : celui qui concerne mon bien propre et celui qui concerne le Bien, en
général – un conflit, donc entre l’intérêt et le devoir moral.
La difficulté présente dans le champ moral s’accentue néanmoins lorsque mon intérêt
coïncide avec l’idée de bien généralement répandue : si je rends ce portefeuille à son propriétaire
afin d’en retirer une récompense, si, en général, dans ma vie, je ne vole pas, je ne mens pas, si je
rends à l’occasion service à mon prochain afin d’en retirer quelque avantage (sécurité,
reconnaissance, estime etc.), ma vie morale sera alors fondée sur l’intérêt. L’altruisme, en effet,
ne peut-il pas être fondé sur l’égoïsme ? L’altruisme intéressé est-il encore un véritable

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altruisme ? La Rochefoucauld répond à sa façon à cette interrogation : « les vertus se perdent
dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer. » La morale se perd dans l’intérêt car dès lors qu’un
acte est accompli par intérêt, il ne l’est pas par moralité : la morale, comme le dira Kant, c’est ce
qui est accompli par pur devoir, sans qu’aucun penchant sensible n’y participe (« Aucun principe
moral ne se fonde, comme il arrive qu’on se l’imagine, sur un quelconque sentiment » Doctrine
de la vertu, Préface) C’est d’ailleurs ce qui différencie le droit et la morale (cf. exemple célèbre
du débitant qui sert loyalement ses clients par intérêt dans les Fdts de la Métaphysique des
Mœurs, p95, éd. Delagrave) : ce n’est pas parce que notre action est conforme au devoir qu’elle
est morale. Encore faut-il qu’elle soit accomplie par « pur respect » pour la loi (ibid p.101).
La simple conformité à la loi qui définit le droit peut, quant à elle, coïncider avec l’intérêt.
C’est le cas lorsque le droit ou la loi, qui en est son expression, est garant des intérêts individuels.
Que serait un Etat, en effet, qui ferait fi de l’intérêt de ses citoyens ? Ce serait un Etat qui ne
tiendrait que par la force – force, comme le thématise Rousseau, qui ne fait pas droit (livre I,
chap. III : « convenons donc que force ne fait pas droit et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux
puissances légitimes » cad qui sont l’expression de la volonté générale elle-même : « la volonté
générale peut seule diriger les forces de l’Etat selon la fin de son institution, qui est le bien
commun : car si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des
sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible (…) C’est uniquement sur
l’intérêt commun que la société doit être gouvernée » Livre II, chap. I). Il faudra toutefois
accorder une importance toute particulière à la distinction faite par Rousseau entre « volonté de
tous » et « volonté générale » ( livre II, chap. III) : l’une ne regarde qu’à l’intérêt privé (somme
de volontés particulières), l’autre, au contraire, ne regarde qu’à l’intérêt commun.
L’intérêt pose la question cruciale de l’accord entre l’universel et le particulier : comment
le particulier (l’intérêt personnel, individuel) peut-il s’exprimer dans l’universel (le cadre de la
loi) ? L’individualisme manifeste qui règne aujourd’hui dans nos modes de vie et d’organisation
occidentaux pose le problème de la place à accorder à l’intérêt : faut-il, comme le prônent les
libéraux (dans le droit fil d’Adam Smith) défendre avant tout les prérogatives de l’individu face
aux contraintes qu’impose la société – Faut-il privilégier l’intérêt individuel par rapport à l’intérêt
commun ? L’intérêt commun peut-il être réduit à la somme (arithmétique) des intérêts individuels
? Une telle conception ne vise t-elle pas finalement à défendre les intérêts de certains en les
faisant passer pour l’intérêt général ? Prétendre défendre l’intérêt de chacun, de chaque individu,

64/75
de chaque groupe social etc. sans avoir au préalable défini ce que serait l’intérêt commun, n’est-
ce pas au final travailler à la dissolution du peuple (une seule volonté) en une multitude (pluralité
d’intérêts), à un amas sans unité qui n’aurait plus d’existence politique. Or, comme le disait déjà
Rousseau (Livre I, chap. V) : « il y aura toujours une grande différence entre soumettre une
multitude et régir une société » : l’une est constituée d’esclaves soumis à un maître ; l’autre est
constituée d’un peuple gouvernée par un chef.
► Dans quelle mesure l’intérêt peut-il constituer l’intermédiaire entre le particulier et
l’universel ?

1ère partie : L’intérêt comme intermédiaire entre besoin (biologique) et raison ?

[1er § : l’intérêt comme caractéristique primordiale de la vie animale.] Dans les


discussions d’éthique appliquée relatives au droit des animaux, il est question d’étendre la notion
de respect (ou tout du moins le droit d’être traité avec respect) à tout être témoignant d’un
« intérêt » pour sa propre existence. Selon J. Feinberg, il s'agit bien d' « intérêts », par opposition
à la notion de « volonté » : l’intérêt ne va pas forcément de pair avec la conscience réflexive : il
est lié à l’existence d’une vie « conative » cad dans laquelle se manifeste un certain effort, une
impulsion ou encore une tendance à persévérer dans son être. Feinberg nous invite ainsi à tenir
compte des intérêts propres à tout être sensible capable d‘éprouver de la douleur ou du plaisir
(« intérêts de bien-être », selon l’expression de Feinberg). Peter Singer, auteur de La libération
animale datant de 1975, et partisan des droits légaux pour les animaux, choisit, lui aussi,
d’évoquer le terme d’ « intérêts » pour les animaux : « il faut, à mesure égale, tenir compte des
intérêts analogues de tout être vivant capable de ressentir de la douleur, de l'angoisse et du
plaisir. » Cet intérêt, que tout animal partage avec l’être humain ressortit à la conscience
« instinctive » qui englobe l’instinct de survie et l’instinct de reproduction. Chaque être est ainsi
animé par un intérêt ou encore par une attention primordiale et particulière qu’il témoigne envers
lui-même, attention consciente ou non (ce qui le distingue de la volonté par laquelle il s’agit de se
projeter intentionnellement vers un but).
[2ème § l’intérêt qui prend le soi comme objet] Au § 395 de sa Philosophie de l’esprit (I.
« L’esprit subjectif »), Hegel définit ainsi l’intérêt comme le « moment de la singularité

65/75
subjective » sans lequel « rien ne s’accomplit ». Au principe de toute activité, de toute mise en
mouvement du sujet, il y a donc un intérêt (vital ou autre). L’intérêt a, en tant que tendance ou
inclination, « un contenu déterminé par la volonté immédiate » (§396) : l’expression signifie que
l’individu se prend lui-même, dans sa naturalité sensible, comme objet de sa volonté- (Nous
sommes bien dans « l’esprit subjectif ») C’est le moment de l’égoïsme, de la présence exclusive à
soi-même, dans lequel l’homme, empêtré dans la matière est emporté par ses instincts naturels et
ses passions. Ce qui compte alors, c’est le bien de l’agent dans son être individuel. Il cherche son
bonheur, son bien-être.
[3ème§ rien ne s’accomplit sans intérêt] Aussi négatif soit ce moment (celui de l’intérêt), il
est nécessaire pour avancer vers l’universel. « Les lois et les principes ne vivent pas et ne
s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui leur confère l’être, c’est le besoin de
l’homme, son désir, son inclination et sa passion » (La Raison dans l’histoire, p.104) Pour que je
réalise quelque chose, il faut que celle-ci satisfasse en même temps mon propre but, que j’y sois
intéressé, même si la fin pour laquelle j’agis présente beaucoup d’aspects qui ne me concernent
pas. « Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent se
satisfassent aussi car ce sont des individus particuliers cad des hommes dont les besoins, les
désirs et les intérêts en général sont particuliers » (p.104) Il n’y a donc pas de création, de
grandes œuvres, d’idéaux accomplis (but universel) sans intérêt particulier : les 2 moments
doivent être réunis : « le sujet en tant qu’être individuel et être universel est en soi une identité
une « (§425, Philosophie de l’esprit) Rq : Selon Hegel, la passion n’est qu’une forme exclusive
de l’intérêt (intérêt qui exclut tous les autres). La formule « Rien de grand ne s’est accompli dans
le monde sans passions »(p.108) peut donc être reformulée ainsi : « « Rien de grand ne s’est
accompli dans le monde sans quelque intérêt exclusif » (avec la force que cette exclusivité
suggère). S’inscrivant dans une perspective, disons « anthropologique réaliste », on peut en effet
constater, que la raison individuelle ne fait pas tout, qu’elle est souvent impuissante à commander
à elle seule les actions des individus. L’intérêt apparaît ainsi comme un médiateur salvateur entre
l’individuel et l’universel, entre la passion et la raison : c’est par l’intérêt que les individus
réalisent de grandes œuvres : l’intérêt peut être raisonnable, sans être impuissant (comme l’est le
plus souvent la raison livrée à elle-même) ; il peut avoir la force de la passion sans être
destructeur (la passion étant commandée le plus souvent par des buts déraisonnables). Refusant
tout angélisme, nous pourrions dire avec Rousseau : « on ne triomphe des passions qu’en les

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opposant l’une à l’autre »(La nouvelle Héloïse, IV, 12). En ce sens l’intérêt apparaît comme un
élan positif à mi chemin entre la pure sensibilité et la rationalité.

Ce premier moment de notre argumentation pose la question de la possibilité de l’acte gratuit.


Nous avons montré, avec Hegel notamment, que rien ne pouvait s’accomplir sans que l’intérêt
particulier ne soit présent. L’intérêt, le particulier constitue l’élément actif de l’universel : c’est
par lui que l’universel se réalise. Cependant, la morale, qui s’intéresse aux devoirs, peut-elle
s’accommoder de l’intérêt. Pouvons-nous dire avec Hegel que l’intérêt est l’élément actif de
l’éthique ? Sans doute, faut-il, avec Hegel, différencier l’éthique (Sittlichkeit) qui comprend les
droits et les devoirs de la vie civile (et donc le Droit en tant que tel) de la morale déontologique
(Moralität) : le devoir ne semble par pouvoir transiger avec l’intérêt. Agir par devoir (cad
moralement), c’est agir sans que le désir ou l’inclination n’intervienne. En ce sens l’action
véritablement morale, c’est l’action désintéressée.

2ème partie : L’intérêt est exclusif de toute morale

[1er § La morale utilitariste de Jeremy Bentham] Bentham se propose de construire une éthique
qui serve les intérêts : dans sa Déontologie, ou la moralité rendue facile, « on voit comment, tout au long de
la vie, le devoir coïncide avec l'intérêt bien compris, la félicité avec la vertu, la prudence […] avec la bienveillance .»
L’utilitarisme postule l'égoïsme psychologique, théorie selon laquelle la volonté de l'individu est exclusivement

déterminée par la recherche du plaisir et la fuite de la douleur. La perspective de la souffrance ou de la jouissance


sont en effet les ressorts exclusifs de l'action humaine et le devoir lui-même se réduit à un intérêt : Bentham appelle
« sanction morale ou populaire » la force qui, faisant peser sur nous le regard d'autrui, nous fait rechercher son

approbation et craindre sa réprobation. L’homme honnête n’est finalement, selon Bentham, qu’un habile
comptable : avant d’agir, il réfléchit et calcule son intérêt (cf. « arithmétique des plaisirs ») :
chaque plaisir doit être analysé en fonction de son « intensité », de sa « durée », de sa
« proximité » (un plaisir à portée de main vaut mieux qu’un plaisir lointain), de sa « certitude »
(ne sacrifions pas un plaisir sûr à celui qui n’est que probable), de sa « fécondité » (un plaisir est
fécond dans la mesure où il engendre d’autres plaisirs) , de sa « pureté » (un plaisir est pur
lorsqu’il n’est pas mélangé de douleur) et même de son « étendue » (combien d’individus sont

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concernés dans la mesure où le plaisir d’autrui peut me rendre service). Par ce calcul des plaisirs,
Bentham démontre aisément que les vertus traditionnelles donnent des plaisirs plus purs, plus
durables, plus féconds, plus étendus que les vices opposés. Il est facile de voir, par exemple, que
la tempérance apporte plus de bien être que l’ivrognerie. Bentham va jusqu’à critiquer la notion de
« désintéressement » qui ne sert qu’à dissimuler, selon lui, l’égoïsme des individus qui tentent ainsi de se faire passer
pour « vertueux ». Prétendre obéir à l'amour de la justice ou au sens du devoir, ne sont que des « motifs de
couverture » cachant le plus souvent la volonté de puissance ou la haine. Une fois dénoncée la ruse par laquelle
l'intérêt personnel de quelques-uns se satisfait aux dépens du plus grand nombre, Bentham propose de réviser le
vocabulaire éthique afin de lutter contre cette sorte d'hypocrisie : la transparence du langage est la condition
nécessaire de la démocratie.
[2ème § Critique de la théorie utilitariste] La théorie utilitariste pose différentes
difficultés : tout d’abord elle repose sur le présupposé que bonheur et plaisir sont des données
homogènes. Or, je peux très bien assouvir de nombreux plaisirs (cf. la fuite dans le divertissement
décrite par Pascal) et néanmoins être très malheureux. D’autre part, cette conception pose le
problème de sa mise en pratique collective : à supposer que je puisse calculer mon intérêt, celui-
ci sera t-il compatible avec l’intérêt des autres ? L’individu hédoniste n’est-il pas irrémédiablement enfermé
en lui-même, incapable de prendre autrui pour fin de son action ? Bentham lui-même considère comme
problématique le fait de faire reposer la société sur un facteur (l’intérêt individuel) qui semble d’abord s’y opposer. Il
répondra donc que le plaisir éprouvé par autrui trouve un écho en nous, parce que nous sommes capables de
sympathie. Nous pouvons aussi nous consacrer aux autres par souci d'acquérir une bonne réputation, ou parce que

nous apprécions de bien nous entendre avec un groupe restreint de gens. De plus (et n’oublions pas que
Bentham est juriste) le système bien organisé des punitions et des récompenses tendra à pallier le
manque d’harmonie entre intérêt individuel et bien-être collectif : les prisons sont en effet ainsi
conçues qu’on y est plus malheureux qu’en liberté ! Dans tous les cas, l'agent est hédoniste, car « le plaisir
que je ressens à la perspective de faire plaisir à mon ami, quel plaisir est-ce sinon le mien » ? (in Déontologie) Le

désintéressement est donc bien une impossibilité psychologique : « l'homme le plus désintéressé n'est pas moins
sous l'empire de l'intérêt que le plus intéressé» (in Table des ressorts de l’action) La bienfaisance et l’altruisme sont
ainsi toujours subordonnés à l’intérêt de l’individu. Il n’y a pas, selon Bentham, d’actes gratuits. Il faut d’ailleurs se
féliciter de cet égoïsme car « cette auto-préférence générale et habituelle est la condition même de la survie de
l'espèce humaine.» On voit bien comment la morale défendue par Bentham prend racine dans la naturalité de
l’individu (l’instinct de survie) et se présente sous le jour du réalisme (on doit voir l’homme tel qu’il est et non tel
que nous voudrions qu’il soit). N’y a t-il pas cependant une coupure entre l’ordre de la naturalité égoïste qui se donne
comme contenu le particulier (l’individu lui-même) et l’ordre de l’universel ? On voit mal comment une telle

naturalité peut-être porteuse d’universalité ? Que reprocher, par exemple, en partant des principes de

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Bentham, à un malfaiteur assez habile pour dissimuler ses escroqueries ? N’est-il pas ainsi
parvenu à optimiser son plaisir ? Le vice, comme le définissait Shaftesbury, ne consiste –t-il pas à
faire passer son intérêt personnel avant l’intérêt commun, contrairement à la vertu, qui nous unit
« naturellement » à nos semblables ?
[3ème § : la séparation indispensable de la vie réelle et de la norme morale comme
fondement de l’impératif catégorique] La vertu, en réalité, ne conduit pas forcément au bonheur
car elle consiste à agir, non par intérêt, mais par devoir. Elle ne prend donc pas en considération
le succès possible de l’action et la quantité de plaisir qui en découlera (si tant est qu’une telle
quantité soit mesurable) : elle se règle seulement sur la loi morale qui commande absolument.
Dans une action accomplie par intérêt, c'est le résultat qui compte et l'on dit alors, ce qui est
certainement contraire à toute morale que la fin justifie les moyens. L'action morale, au contraire,
"tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime
d'après laquelle elle est décidée". L'action morale, redisons-le, ne tient pas sa valeur morale du
but qu'elle vise, de ses effets : aussi aimables, aussi louables en soient les conséquences, seul
compte son inspiration initiale. En ce sens, les inclinations sensibles –nous porteraient-elles au
bien- ne sauraient constituer un mobile valable : il n'est qu'un seul mobile moral, c'est la moralité
comme mobile. Pour cette raison, Kant distingue encore entre l'action seulement conforme au
devoir et l'action accomplie par devoir qui, seule, est à proprement parler l'action morale. Une
action peut bien être conforme au devoir mais cette conformité ne suffit pas à lui conférer une
valeur morale : elle doit encore être accomplie par devoir, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas avoir
d'autre mobile que le devoir lui-même. Or la conformité extérieure d'une action au devoir ne dit
rien de son mobile qui reste intérieur et secret : une action morale peut être accomplie par intérêt;
on peut faire son devoir parce qu'il est avantageux de le faire et non par devoir (avec le devoir
pour unique mobile). Ainsi, un commerçant honnête et droit n'agit pas forcément par devoir, car
son intérêt bien compris l'invite à faire preuve de droiture et d'honnêteté. Une action morale à
laquelle l'intérêt se mêle n'est pas accomplie purement par devoir, elle est seulement conforme au
devoir. Si cette conception rigoriste de la morale semble difficilement applicable (comment
dissocier le bonheur et la vertu…), en revanche, elle a l’intérêt essentiel d’opérer la distinction
formelle essentielle entre le droit et la moralité : la première n’est que la conformité extérieure au
devoir, alors que la morale repose sur la conformité intérieure (du point de vue de l’intention) à la
loi morale.

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En pratique, les hommes s'efforcent toujours de satisfaire leurs intérêts (tous les hommes
cherchent à être heureux). Dès lors, la notion d'intérêt ne permet-elle pas justement de concilier
les exigences de la morale et la recherche du bonheur ? Finalement, ne sommes-nous pas obligé
d’en revenir à l’utilitarisme? Toute comparaison entre la morale kantienne et la morale de l'intérêt
semble devoir tourner au bénéfice de cette dernière. Celle-là est absolue mais pour ainsi dire
impraticable, celle-ci est relative mais constitue une règle effectivement pratique et qu'il est
possible de mettre en œuvre dans une société qui vise le « bonheur du plus grand nombre ».

3ème partie : l’intérêt comme intermédiaire nécessaire entre recherche du bonheur individuel et vie
en société ?

[1er § l’utilitarisme en politique] L'utilitarisme est un principe régulièrement évoqué dans


bien des débats sur ce qu'on appelle les "choix de société", débats qui mêlent étroitement la
considération de principes moraux et la considération de l'utilité sociale. Ainsi les adversaires de
la peine de mort reprennent-ils souvent le vieil argument utilitariste du marquis de Beccaria (Des
délits et des peines, 1764) : la seule justification morale de la peine de mort, c'est son utilité
sociale, c'est-à-dire son caractère dissuasif. Or, "l'expérience de tous les siècles prouve que la
peine de mort n'a jamais arrêté les scélérats déterminés à nuire". La peine de mort n'étant
d'aucune utilité, elle est un châtiment inique qui doit être aboli. L’utilité ne pourrait-elle pas
constituer, dès lors, le fondement du droit et de la vie en société ? Après tout, peu nous importe,
dans la vie sociale, que les individus ne manifestent qu’une conformité extérieure à la légalité (et
d’ailleurs comment pourrions-nous sonder les intentions…) : l’essentiel, c’est que les règles
soient respectées pour que la vie en commun soit possible. L’intérêt, n’est-il pas, comme le
théorise Hobbes, ce qui pousse les individus à s’associer ? Selon cette inspiration, la politique se
trouve définie comme l’art de concilier l’inconciliable, de gouverner les individus par leurs
intérêts et de les faire contribuer au bien public. Cette perspective est celle d’Helvétius et de tous
les utilitaristes : les hommes ne se proposant d’autres fins que la satisfaction calculée de leurs
intérêts, le sage législateur se règle sur le principe de l’utilité sociale et cherche à réaliser le plus
grand bonheur du plus grand nombre d’individus, pour reprendre la formule centrale de la
philosophie de Bentham.

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[2ème § L’utilitarisme et l’économie] Ainsi en va t-il aussi des activités économiques qui, si
elles sont suffisamment capables de mobiliser toute l’énergie d’un individu soucieux de son
intérêt, ne peuvent guère, au contraire des passions, être nuisibles à quiconque. L’idée est
notamment exprimée par Samuel Johnson : « Il est peu de façons plus innocentes de passer son
temps que de l’employer à gagner de l’argent » Mais c’est surtout Montesquieu (Esprit des
lois, livre XX, chap.1)qui développera cette thèse en évoquant ce qui est presque un lieu commun
des temps, la douceur du commerce : « C’est presque une règle générale, que partout où il y a
des moeurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des
mœurs douces ». Si le commerce adoucit les moeurs, c’est d’abord parce qu’il les pacifie. Des
peuples étrangers apprennent ainsi à se connaître et à se comprendre : le commerce unit les
nations en les rendant dépendantes les unes des autres. Il est le moteur du développement de la
civilisation en faisant reculer partout les moeurs barbares. Avec cette évocation de la douceur des
moeurs pacifiés par le commerce et l’intérêt économique, nous passons insensiblement de la
morale à la politique. En effet, l’homme intéressé est non seulement pacifique mais encore plus
raisonnable, plus constant et plus prévisible que l’homme passionné : il est, en d’autres termes
plus gouvernable et plus sociable. Cette sociabilité de l’intérêt est particulièrement présente dans
l’idéologie libérale qui ne se pose plus la question en terme d’identification artificielle des
intérêts (et donc de voie à rechercher pour unir ces intérêts- voie de Bentham) mais qui pose le
principe de l’harmonie naturelle des intérêts. Cette seconde voie estime inutile, en effet, de
chercher à identifier l’intérêt individuel à l’intérêt général dans la mesure même où cette
identification s’opère d’elle-même. C’est le principe l'harmonie spontanée des égoïsme ou si l’on
préfère la "solution économique" du problème de l'intérêt, qu’Adam Smith développe dans la
Richesse des Nations : « Chaque individu, écrit-il met sans cesse tous ses efforts à chercher
pour tout le capital dont il peut disposer, l'emploi le plus avantageux : il est bien vrai que
c'est son propre bénéfice qu'il a en vue, et non celui de la société, mais les soins qu'il se
donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt
nécessairement, À préférer ce genre d'emploi même qui se trouve même être le plus
avantageux à la société » (IV, 2) ou encore, dans le passage fameux de la Richesse des Nations
où il souligne que ce n’est pas en faisant appel à la bienveillance du boulanger, du boucher et du
marchand de bière que l’on obtient de quoi dîner mais bien plutôt en en s’adressant à leur
égoïsme et en leur parlant le langage de l’intérêt : « L'homme a presque continuellement

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besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule
bienveillance. Il sera bien sûr de réussir s'il s'adresse à leur intérêt personnel ou s'il leur
persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux (…) Ce
n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous
attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous
adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que
nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage » (I, 2). Dès lors, l'intérêt public n'est jamais
mieux servi que lorsqu'on laisse les individus libres de travailler à satisfaire leurs intérêts
égoïstes. Le principe de l'identité naturelle des intérêts et l'affirmation du laissez-faire sont, on le
voit, inséparables : il n’est donc pas étonnant que ce principe reste encore aujourd'hui la pierre
angulaire de la philosophie sociale du libéralisme. On s’aperçoit que l’on perd ici (ce qui n’était
pas le cas chez Bentham) la valeur morale de l’intérêt. Entre en jeu uniquement l’homo
oeconomicus dont l’intérêt se résume à la recherche d’avantages matériels. Le sens du mot
« intérêt » rejoint ici le plus courant : Quand nous l’entendons dans le sens d’intérêt économique
(par exemple quand nous évoquons des «intérêts de classe » ou encore des « coalitions d’intérêt
»). C’est aussi ce qui en constitue le sens négatif. Ainsi avec Marx, pouvons-nous déplorer que la
société civile bourgeoise ne laisse « d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid
intérêt, les exigences du paiement comptant » (Manfifeste du Parti communiste) Nous ne
pouvons pas non plus nous satisfaire d’une telle exclusivité de l’intérêt par rapport à toute autre
motivation du point de vue d’un libéral comme Tocqueville. Celui-ci craint en effet pour les
libertés publiques : des hommes exclusivement préoccupés de leurs intérêts économiques
considèrent la charge d’exercer les libertés politiques comme une perte de temps et sont
facilement enclins à la laisser à d’autres. Toute démocratique qu’elle soit, « une nation qui ne
demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du coeur ;
elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître » prophétise
Tocqueville (De la démocratie en Amérique, vol. 2, 2e partie, chap. XIV.)
[3ème§ : critique] Nous l’avons vu : les libéraux, dans la droite ligne d’Adam Smith,
pensent que les intérêts se concilient spontanément. Ils soutiennent par exemple que l’intérêt du
commerçant est au fond le même que celui de l’acheteur, que l’intérêt de l’employeur coïncide
avec celui du salarié etc. Qu’un pareil optimisme soit démenti par les faits, il n’est pour s’en
convaincre, que de considérer précisément le spectacle des classes sociales dans l’Angleterre du

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19ème s. : le prodigieux enrichissement de la bourgeoisie industrielle s‘accompagne alors d’une
terrible misère de la classe ouvrière. Il ne semble pas, du point de vue du fait (point de vue
réaliste duquel se réclament les utilitaristes et les libéraux) qu’il y ait d’harmonie préétablie entre
les « égoïsmes particuliers. » D’autre part, l’individualité, dans sa dimension naturelle (désirs,
besoins, envies, caprices, etc.) peut-elle être érigée en norme d’action (point de vue du droit) ?
Hegel nous dit au contraire que les déterminations naturelles, c’est ce qui empêchent justement la
volonté d’être totalement libre, cad rationnelle. L’intérêt particulier dans sa dimension naturelle
attache l’homme à des buts particuliers, souvent de courte vue, qui m’empêchent d’accéder à la
véritable liberté. Ainsi, comme le théorise Tocqueville, l’individu qui ne voit partout que son
intérêt particulier peut en oublier ses devoirs à l’égard de la collectivité qui seule, lui permet
d’être véritablement libre (voire même d’assouvir ses besoins particuliers). On pourrait prendre
l’exemple de l’impôt pour illustrer cette idée : il est dans l’intérêt de chacun de payer le moins
d’impôt possible afin de pouvoir jouir pleinement des fruits de son travail. Toutefois, les dépenses
publiques sont nécessaires pour assurer à chacun la possibilité de faire fructifier son travail (par la
construction d’infrastructures nécessaires au commerce, par l’investissement dans la recherche et
la santé pour permettre à chacun d’optimiser ses facultés, par l’éducation publique permettant à
chacun de les développer etc.) Les dépenses publiques sont nécessaires pour assurer le progrès, la
cohésion sociale et la sécurité de la nation. L’individu qu n’a que son intérêt personnel en vue
sape ainsi les fondements sur lesquels il est assis. Ce n’est donc pas l’intérêt individuel que la
nation doit promouvoir pour assurer sa pérennité mais l’intérêt commun. C’est ainsi que
l’objectivité et la subjectivité pourront être réunies. Il ne s’agit pas dès lors, de promouvoir le
bonheur du plus grand nombre (au nom de quoi faudrait-il sacrifier une partie du peuple et
laquelle, si ce n’est celle qui est la moins à même de défendre ses intérêts….) mais le bonheur
commun. A ce stade la distinction subtile qu’opère Rousseau entre « volonté de tous » et
« volonté générale » est à méditer : «Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de
tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à
l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières mais ôtez de ces mêmes
volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la
volonté général. » (Du Contrat Social, II, 3). Cette distinction vise à garantir qu’il ne se forme
pas des intérêts de corps, des sociétés partielles dans l’Etat. L’intérêt particulier, compris dans ce
texte comme intérêt privé, cad exclusif, s’opposant à celui d’autrui et don mû par l’égoïsme et

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l’amour propre, n’est supprimé qu’en tant qu’il est exclusif. Seuls les intérêts particuliers non
exclusifs (intérêts communs à plusieurs individus) sont conservés : « c’est ce qu’il y a de
commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social » (II, 1) Les intérêts privés et
exclusifs les uns les autres s’annulent ; demeurent les intérêts identiques. L’intérêt commun n’est
donc pas une entité abstraite en laquelle personne ne pourrait se reconnaître mais un intérêt
effectivement présent chez plusieurs individus. Cet intérêt commun est essentiel car c’est « ce
qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social, et s’il n’y avait pas
quelque point où tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister » (II, I). C’est
bien l’intérêt particulier qui reste finalement la base du système politique de Rousseau : il ne
s’agit pas pour l’individu de se sacrifier à la collectivité mais de comprendre que dans la vie en
société, l’intérêt de chaque citoyen est lié à celui de tous les autres et qu’en se dévouant au bien
public, chacun n’agit finalement que pour son propre bien. Cet intérêt particulier, c’est celui qui
s’est purgé de ses éléments purement subjectifs et affectifs ; c’est l’intérêt particulier raisonnable.
L’intérêt commun, c’est ainsi une sorte de dénominateur commun à tous les intérêts particuliers
duquel chaque membre de la société tire parti et qui est le même pour tous. Fondant le contrat et
le légitimant, le bien public est alors un bien convoité par tous et instauré comme fin de la société
civile. On a bien dès lors chez Rousseau une réunion de l’universel et du subjectif dans la mesure
où la volonté singulière de l’individu exprime la volonté universelle. L’intérêt en ce sens, purgé
de sa part purement égoïste et naturelle, est porteur d’universalité.

En conclusion nous pouvons dire que l’intérêt constitue bien un moyen de réconcilier le
particulier (la volonté singulière) et l’universel (le monde éthique et politique) : quand la raison,
livrée à elle seule, est souvent impuissante à réaliser ses buts, l’intérêt vient la soutenir comme
élément de motivation efficace. Dès lors, comme le rappelle Albert Hirschman, dans son ouvrage
Les passions et les intérêts (1977), l’intérêt constitue une source d’espérance « L’intrusion entre
les deux types traditionnels de motivation (raison et passion, l’une considérée comme
impuissante, l’autre comme destructrice) d’un troisième terme, et en l’occurrence l’intérêt,
autorise ainsi un retour à l’espérance. L’intérêt est censé participer de ce qu’il y a de
meilleur dans chacun des deux types : on reconnaît en lui à la fois la passion de l’amour de
soi ennoblie et maîtrisée par la raison, et la raison orientée et animée par l’amour de soi ».

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Comme nous l’avons vu tout au long de notre travail, c’est bien l’intérêt purgé de sa pure forme
subjective, porteur de rationalité qui est source d’espoir. Comme un Janus bifrons à double face,
l’intérêt peut se tourner du côté de l’égoïsme et de la passion, inconciliable avec la vie en société
ou du côté de la raison. Sans doute à l’heure de la promotion effrénée des passions et de
l’individualisme qui rend impraticable l’exigence d’un devoir absolu, serions-nous avisés de ne
pas condamner dans un même mouvement l’intérêt : Dans Mars, Alain dénonce l’intransigeance
des passions et leur préfère la souplesse de l’intérêt : « les intérêts transigent toujours, les
passions ne transigent jamais. » Face à l’intransigeance du devoir (qui nous fait sombrer dans
l’angélisme) et des passions (qui nous font courir le risque de la folie et de l’insociabilité), sans
doute aurions-nous de bonnes raisons de défendre la souplesse d’une voie médiane : celle de
l’intérêt raisonnable.

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