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Le sujet de la conscience
Introduction
§4 C'est dire que nous renonçons autant que faire se peut à l'espoir d'un
résultat, à l'établissement d'une thèse préétablie, mais considérons que
notre objet exige simplement un parcours interrogatif, une enquête sur la
nature du sujet de l'existence et de cette réflexion même, un processus de
dévoilement de ce qui est déjà là et sera toujours là, identique, lorsque
cette recherche prendra fin. Nous formulons donc un postulat de permanence,
qui désamorce l'idée d'un progrès substantiel : nos concepts évoluent mais
c'est une même conscience qui est témoin de cette évolution.
Habituellement, la philosophie porte sur elle son attention et s'identifie
aux aventures de ses concepts, mais n'est-il pas possible de rester dans la
vigilance de leur source ? Nous prenons donc comme une devise ce mot de
Merleau-Ponty : "la philosophie ne consiste pas en un certain savoir, elle
est cette vigilance qui ne nous laisse pas oublier la source de tout
savoir". Bien sûr cette source n'est pas la conscience pure au sens
d'abstraite, elle englobe toutes les sphères de mon existence,
l'incarnation et l'intersubjectivité, mais ce que nous proposons est
précisément un élargissement et une redéfinition de la notion de
conscience, car nous pensons qu'elle se trouve derrière les innombrables
théories qui semblent porter sur un objet différent : l'âme, l'intellect,
la raison, l'esprit, the mind, etc. On peut aller jusqu'à dire que la
philosophie a toujours traité principalement du même sujet à travers
diverses instantiations, ou que le philosophe réfléchit immanquablement sur
lui-même, et qu'il s'agit toujours en définitive de comprendre ce qu'est la
conscience. Et à ce propos, il faudra examiner de près cet axiome selon
lequel toute conscience est conscience de soi, et cet autre, célèbre, de
Husserl, que "toute conscience est conscience de quelque chose". Cela
veut-il dire que le sujet et l'objet sont intrinsèquement présents dans la
conscience ? Sont-ils des éléments réels ou bien des distinctions
abstraites ? Qu'est-ce qu'une conscience sans objet, et peut-elle exister
en l'absence d'un sujet ? L'un des grands axes de cette étude sera de
savoir si l'on doit identifier conscience et sujet, et s'il s'avère qu'il y
a un sujet "derrière" ou au-delà de la sphère consciente, de déterminer ce
qu'il peut être. Lorsque Descartes découvre la certitude absolue de son
être et se demande qui il est, il répond assez rapidement res cogitans,
puis revient plusieurs fois sur la stupéfaction de cet eureka. La courte
énumération qui précise cette notion nous laisse penser qu'elle correspond
au sens moderne du mot conscience : Sed quid igitur sum? Res cogitans. Quid
est hoc? Nempe dubitans, intelligens, affirmans, negans, volens, nolens,
imaginans quoque, & sentiens. (Med. II, 8) Au lieu de tenter de cerner sa
nature ou son essence, Descartes se contente d'énumérer ses actes. Et dans
sa perspective, cela suffit. Mais pour nous, ce multiple nous plonge dans
un embarras socratique : certes, voici les facultés ou actes de l'esprit,
et il y a une évidence intuitive que c'est moi qui doute, comprends,
affirme, nie, veux, ne veux pas, imagine et sens, mais comment un divers si
hétérogène peut-il être saisi dans une unité si immédiate ? Cette unité est
d'autant plus une que la variété du cogitatum est large, ou plutôt, cette
unicité est d'autant plus surprenante. Et il s'agit vraisemblablement d'une
unité présynthétique : même si les perceptions et les réflexions s'opèrent
par synthèse, le sujet de ces actes ne semble aucunement pouvoir être le
produit d'une synthèse, sous peine d'une régression à l'infini. Certes,
l'ego empirique parait un aggrégat de synthèses mnésiques, mais il s'agit
de l'idée que j'ai de moi-même, étroitement liée à l'histoire de mon corps
et de mes jugements, et pas du tout de l'ego du cogito pur, de celui qui
est situé dans le présent vivant de l'aperception. De celui-ci, il n'est
point d'historique ni peut-être de description, d'où la difficulté de tenir
un discours à son égard, et par ailleurs il ne devrait pas y avoir de
coupure profonde, de séparation radicale entre les deux sens de l'ego :
c'est bien moi comme cogito pur qui suis ce moi vivant psycho-physique que
je perçois en permanence. Le concept qui s'impose lors d'une telle
considération est celui d'identification. Le percevoir devient un être au
sens transitif ou attributif de ce verbe : je deviens, je suis ce que je
perçois, la conscience s'absorbe et se perd dans l'histoire du corps.
Réciproquement, la conscience semble n'advenir et se saisir elle-même qu'à
l'occasion d'un corps et au travers de son fonctionnement neural.
Toutefois, si le corps était réellement le sujet, nous serions renvoyés aux
difficultés de l'hylozoïsme. En prenant pour clef la notion de conscience,
nous espérons éviter les écueils majeurs du dualisme et la tentation de
substantiver le sujet soit du côté de la matière, soit du côté de l'esprit.
Nous partons de ce fait que nous sommes conscients de l'une comme de
l'autre, et de cette hypothèse que la conscience ne se laisse donc enfermer
dans aucune catégorie. Lorsque Descartes conclut avec un flou grandiose ego
aliquid sum, nous traduisons aliquid par conscience et tentons de creuser
cette zone aride et balbutiante de la méditation.