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2.

 Deuxième ébauche partielle : les XVe et XVIe siècles
C’est au cours de cette période que, pour la première fois, va se produire la possibilité, se 
marquer la nécessité et s'indiquer la réalité, dans la conscience vive de toute l'Europe et dans 
les faits, d'une consistance culturelle commune. Cela se fera à la faveur de divers événements 
qui se produisirent en même temps que la conscience européenne fut amenée à se mesurer aux 
dimensions   de   l'univers   et   à   se   constituer   en   conscience   universelle,   alors   que   l'éthos 1 
européen   était   entré   manifestement   en   crise   de   cohérence   et   que   l'esprit   d'époque   et   les 
structures de référence politique basculaient2. 

Le XVe siècle, ou l’usure de la pensée médiévale
La scolastique s’occupe des règles de raisonnement présidant à tout ce qui permet d’approcher 
le   moment   de   connaissance :   l'exemple   typique   est   la  disputatio3.   Il   s’agit   d’une   vision 
1
L'éthos est la manière d’être comme il faut. C’est donc un modèle théorique inféré de l’ordre des valeurs
communément admises pour organiser la pratique. C’est pourquoi on réfère l’éthos aux mœurs, et à la morale
dès que celle-ci s'organise en code.
2
Au XVe siècle, ce sera la chute de l'Empire romain d'Orient, déstabilisant la symbolique politique de l'équilibre
impérial européen, et la promesse d'un Empire universel, centré tout à l'Occident, sur lequel le soleil ne se
couchera pas. Chaque nation européenne, par la suite, se voudra Empire, au détriment des autres nations du
Continent et, par défaut d'y parvenir, se résoudra progressivement à se sontenter d'un Empire colonial,
poursuivant toujours la coïncidence dont l'Europe se mit, dans les Temps Modernes, au défi d'accomplir
visiblement la mesure de coïncidence parfaite, — en réalité aussi idéale qu'utopique — de la conscience
collective et de la conscience universelle.
3
 « Envisagée du point de vue de l'histoire — tunc — et, en quelque sorte, dans la banalité — évolutive — de son 
exercice habituel, la  disputatio  se définit comme « une forme régulière d'enseignement, d'apprentissage et de 
recherche, présidée par le maître, caractérisée par une méthode dialectique qui consiste à apporter et à examiner 
des arguments de raison et d'autorité qui s'opposent autour d'un problème théorique ou pratique et qui sont 
fournis par les participants, et où le maître doit parvenir à une solution doctrinale par un acte de détermination 
qui le confirme dans sa fonction magistrale » ( Les Questions disputées et les questions quodlibétiques dans les  
facultés de théologie, de droit et de médecine  / par Bernardo C. Bazàn, John W. Wippel, Gérard Fransen et 
Danielle Jacquart. – Turnhout (Belgique) : Brepols, 1985. – (Typologie des sources du Moyen Âge occidental ; 
fasc. 44­45). – [P. 40]). Cette circonscription descriptive de B. Bazàn ne rend pas compte, cependant, de ce que la 
disputatio est — nunc — en raison de la place qu'elle occupe dans l'histoire de la pensée (De ce point de vue, on 
ne   manquera   pas   de   se   référer,   si   l'on   souhaite   approfondir   la   question   en   quelque   13   pages,   à   l'article, 
précisément magistral, d'Alain de Libera, dans l'Encyclopædia universalis, sub verbo « Médiévale (Pensée) ». ). 
Pour le dire à la manière de Mgr Glorieux (P. Glorieux, “L'Enseignement au moyen âge. Techniques et méthodes 
en usage à la Faculté de Théologie de Paris au XIIIe siècle”. – In : Archives d'histoire doctrinale et littéraire du  
Moyen Âge, 43 (1968), pp. 65­186. ), une autorité plus ancienne en la matière, la disputatio (« dispute ») résulte 
de la quæstio (« question »)  suscitée par la lectio (« leçon »). 
Tout l'enseignement rénové du Moyen Âge — la scolastique —, depuis la fin du XII e jusqu'au XVe siècle, se 
trouve résumé dans cette formule. 
La  lectio, c'est l'enseignement de la lecture, depuis le déchiffrement de la lettre jusqu'à l'examen des ultimes 
cohérences du sens, des textes surtout, mais en­deçà comme au­delà d'eux, de la substance intelligible du réel et 
des   procédures   d'intelligence   de   la   raison   discursive   s'exprimant   par   le   langage   des   mots   et   des   concepts. 
L'enseignement de la lecture est ainsi tout langagier et, du fait même, tout exemplaire de la recherche correcte du 
sens par le langage verbal, à son premier degré (oral) et/ou à son second degré (écrit) d'expression. 
Poussée au terme de ses implications, la lectio ne pouvait que susciter 1° une entreprise générale d'interrogation 
théorique sur les compatibilités, les continuités et l'unité du sens, 2° une recherche pratique sur les interférences 
des supports du sens, de ses formes, de ses modes, de ses procédures et de ses aspects avec la substance du sens, 
purement déductive, logique et rhétorique du savoir, aux antipodes de celle qui fonde le savoir 
sur l'induction et l’expérience. La scolastique (schola, école) médiévale tardive, celle du XVe 
siècle, finit par préférer l’examen de ses propres procédures dialectiques à la connaissance 
directe   du   Réel.  Cela  signifie   qu’elle  se  préoccupa  davantage   des   procédures  rhétoriques, 
épistémologiques, didactiques que des choses, des vérités qu’il y a à dire afin de toucher le 
Réel. 
Ainsi, tout ce qui est du domaine de l’enseignement au XVe siècle tourne à vide, car on prend 
toujours les gens en défaut sur la manière d’aller au fait. Or, l’art de bien dire (ars dicendi), 
d’enseigner (ars docendi) et de bien savoir (ars sciendi) sont conjoints. Ainsi, un professeur 
ayant des problèmes d’élocution aura son ars docendi plutôt branlant, et l’on en déduira que 
c’est son ars sciendi qui est à la base du problème. Il existe donc entre ces trois arts un cercle 
épistémique, touchant la connaissance. Au XVe siècle, ce cercle tourne soit à la virtuose, soit à 
vide ; en fait, il s’affole et n'aboutit, le plus souvent, qu'à mettre l'intelligence au défi de sortir 
de ses procédures d'intelligibilité. 

Des faits radicalement nouveaux, un esprit réformé


1415, mort de Jan Hus (1370­1415). Cette mort du grand théologien tchèque, brûlé sur ordre 
de l’empereur après avoir été condamné par le concile de Constance, marque une rupture qui 
annonce et programme l'impossibilité d'une concorde dans la Réforme de l'Église d'Occident. 

la vérité, et 3° induire un incessant questionnement, en quelque sorte technologique, sur les priorités éventuelles 
et la primauté relative, soit de la qualité des instruments de la connaissance capables de faire surgir efficacement 
l'évidence des réalités, soit de la puissance intrinsèque du réel à se révéler lui­même, en lui­même, comme 
expérience absolue de l'existence en soi. 
La quæstio est la première phase, paradoxale et conjecturale, du défi général lancé par la lectio au sens et aux 
procédures que l'intelligence peut lui approprier pour l'intégrer et se donner, tout à la fois, pour sa transparence. 
Cette  quæstio,   qui   transforme   la   relation   didactique   en   relation   dialectique,   prend   l'allure   d'un   dialogue 
gyroscopique, disponible à toutes les questions venues de tous les points de vue et parcourant en tous sens la 
sphère définie par l'orbite du problème soulevé par la  lectio. À la limite  donc, la  quæstio  met  en cause la 
légitimité de la lectio en accusant la nécessaire dissémination et en assumant l'inévitable déperdition du sens que 
lui impose la polysémie que toute lectio met en évidence. 
D'où la nécessité de la disputatio, qui vient sauver la mise en faisant échapper à l'insondable abîme du sens la 
plongée perplexe de la quæstio dans le miroir de la lectio — rari nantes in gurgite vasto. La disputatio, en effet, 
en faisant appel à la logique et à toutes les habiletés technologiques que la raison développe pour naviguer dans 
le   langage,   au   plus   près   du   sens,   en   échappant   aux   caprices   météorologiques   des   langues   naturelles ;   la 
disputatio, en polissant le sens par tous les sens du sens, [r]établit les unités de sens dans une ré[nouv]elle 
simplicité et une transparence d'univocité dont le propos ultime consiste à permettre — un rêve ! — l'adéquation 
des formules et des substances et, en Somme (théologique ou logique), l'adéquation des formules de la Vérité et 
de sa Substance. L'exercice de la disputatio et la maîtrise qu'elle entend précisément procurer consistent ainsi à 
pouvoir et à savoir confronter, au sein de toutes les séquences langagières dans lesquelles les formules de sens 
semblent exercer leur pertinence, les incohérences, contradictions et incompatibilités diverses où entraînent les 
pertinences partielles ou seulement apparentes de toutes les quæstiones possibles. 
C'est pourquoi, le comble de la disputatio n'est pas la disputatio ordinaria, qui travaille dans le cercle inscrit
d'une quæstio déterminée, mais la quæstio disputata de quolibet ou le Quodlibet, qui se fait, a quolibet et de
quolibet, c'est-à-dire, à l'hyperbole, comme les thèses de Pic de la Mirandole, a quolibet de omni re scibili (« par
qui voudra, sur tout le connaissable »), déployant son projet sur la Somme des possibles adéquations du Vrai et
du vrai dire. » (Jean-Claude Polet, in : Disputatio Lamberti de Secario Orbique Orcadigeni. Dispute de Lambert
de Sy et de l'Anonyme des Orcades. – Paris : Jean-Cyrille Godefroy, 2002. – [Pp. 5-8].
Jan Hus, ancien recteur de l’université de Prague, grand prédicateur très suivi, était en contact 
avec le peuple comme avec la plus haute intelligence ; il mesurait ainsi l'abîme qui sépare les 
évidences   d'un   discours   autonome   dans   son   abstraction   et   celles   qui,   tout   en   fondant   la 
légitilmité de ce discours, en accuse et en récuse les termes. Il fut condamné à mort pour 
hérésie : il dénonçait notamment la corruption du haut clergé, la sclérose religieuse, et l’abîme 
entre le pouvoir ecclésiastique exercé au nom de la foi du peuple, et cette foi populaire elle­
même. En dénonçant l’autorité, et surtout le pouvoir qui y est attaché, Jan Hus est allé jusqu'à 
ébranler   la   conviction   et   la   fidélité   d’un   grand   nombre   de   chrétiens   à   la   hiérarchie 
ecclésiastique. Il est en cela une des premières voix qui, en Europe occidentale, appelleront la 
Réforme. Il exprima, le premier avec cette force, la conscience d’un besoin urgent de restaurer 
l'harmonie entre la raison d'être de l'institution ecclésiastique et ses modes de fonctionnement, 
et donc de restructurer de l’Église. 
1435, le  De Pictura  de Léon Baptiste Alberti (1404­1472), un de ceux qui vont incarner 
l’idéal de l’Humaniste, de l'homme universel, dans la société savante et religieuse du XVe 
siècle. On lui doit, en outre, des romans, des nouvelles, un traité d’archéologie marine, un 
traité d’architecture, un traité de philosophie morale et politique, et des monuments. Dans le 
De   Pictura,   Alberti   préconise,   selon   les   modes   de   la   physique   optique,   la   représentation 
picturale de type perspectif. Cette approche implique qu’un tableau doit être conçu comme 
une fenêtre ouverte sur le sujet qu’il représente, ce qui va conditionner le regard, ce qui va 
obliger la conscience esthétique à épouser les lignes de fuite lorsqu’elle considère la légitimité 
de la représentation. Avec Alberti, le point focal du regard se trouve désormais en plein front 
de   celui   qui   regarde,   qui   devient   alors   maître   de   la   représentation,   qui   crée   l’univers   de 
référence du sens du représenté. Le spectateur n’est plus jugé, jaugé, par l’objet : c’est lui qui 
l’estime. 
1440,   Gutenberg  (1397/1400­1468)  et   l’invention   de   la   typographie.   Le   principe   de 
l'imprimerie   existait   déjà   (xylographie) :   il   s'agit,   cette   fois,   d'un   nouveau   procédé   de 
caractères   mobiles   (réutilisables)   en   alliage   de   plomb   et   d’antimoine   (susceptibles   d'être 
fondus et refondus), seul alliage permettant une impression nette, sans bavures. L’imprimerie 
passe ainsi à la production industrielle du livre, production auparavant manuelle, artisanale ou 
artistique. Les livres se multiplieront et leur diffusion produira la nécessité, l’envie, le désir et 
le  moyen d’apprendre à lire. La lecture s’étendra de plus en plus, et cela même chez les 
paysans. La diffusion des connaissances, du langage va singulièrement évoluer. Les langues 
vont   évoluer   très   vite   à   partir   du   moment   où   les   livres   vont   être   mis   en   commun   et   en 
confrontation avec le langage populaire. 
1453 :   chute   de   l’Empire   romain   d’Orient.  L’Empire   romain   survivant,   et   sa   référence 
symbolique avec lui, s’effondre définitivement : la civilisation grecque devient invisible dans 
ses hauteurs ; la chrétienté originelle se trouve abîmée, et l’on voit se profiler sur l'Occident 
l'ombre du péril musulman. La chute de Constantinople, c’est la promesse d’une invasion qui 
risque fort d'être tenue. Le péril ne sera endigué que par la bataille de Lépante (en 1571, sous 
Philippe  II),   près  d’un   siècle plus  tard.  La  chute  de  Constantinople est donc  la  nécessité 
programmée   pour   l’Europe   occidentale   d’être   le   dernier   bastion.   D’où   le   besoin   d’une 
nouvelle force d’unité. Cette idée va renaître sous la forme d’une nouvelle croisade, d’une 
nouvelle chevalerie, d’une nouvelle programmation de la puissance chrétienne. On voit ainsi 
reparaître, dans le domaine littéraire, l’épopée, œuvre mettant en scène des héros guerriers. Ce 
genre, typique des temps de guerre et dont les héros vont posséder toutes les vertus de la 
civilisation   à   protéger,   va   succéder,   en   le   transformant,   à   celui   de   la   chanson   de   geste 
médiévale.   C’est   en   Italie   qu’apparaissent   ces   épopées   (notamment   parce   que   l’Italie, 
puissance à part entière, est le lieu des États pontificaux, la péninsule des grandes puissances 
maritimes, Gênes et surtout Venise, celle­ci la plus grande puissance commerciale possédant 
des positions géo­stratégiques à portée des côtes de l’Asie Mineure : Chypre, la Crète). 
C’est à travers des auteurs comme Pulci (1432­1484), avec Le Géant Morgant, Boiardo (1441­
1494), qui reprend le personnage de Roland dans son Roland amoureux, puis l'Arioste (1474­
1533), qui poursuit Boiardo dans son Roland furieux, et, surtout, à la fin du XVIe siècle, Le 
Tasse (avec sa Jérusalem délivrée, narrant, réactualisant l’épopée de la première croisade) que 
va se manifester cette littérature. 
1469­1474, publication de la  Théologie platonicienne  de Marsile Ficin (1433­1499). Très 
bon connaisseur du grec ancien (qui est revenu à la conscience des nécessités de la culture 
depuis   Pétrarque   (1304­1374)   et   qui   s'enseigne   au  Studio  de   Florence),   il   va   traduire 
intégralement l’œuvre de Platon en latin, fournissant ainsi à l'Europe la totalité, jusqu'alors 
ignorée, de l'œuvre du philosophe athénien. Alors même que l’on pensait encore la théologie 
chrétienne selon les normes, spéculativement solides, de la scolastique, mais souvent selon 
des routines qui tendaient à la sclérose, paraît cette théologie platonicienne. Cette théologie, 
antérieure au christianisme, semble, par sa métaphysique de l'Unité, permettre une saisie de 
Dieu en pleine intelligence, et fonder ainsi une nouvelle intelligence de Dieu qui vient comme 
chapeauter la doctrine chrétienne et, en en concurrençant assez largement les constructions 
métaphysiques,   déstabiliser   une   scolastique   théologique   sclérosée   et   largement   coupée   de 
beaucoup   de   ses   fondements   patristiques.   Cette   théologie   platonicienne   va   tout   ébranler, 
rénovant notamment le questionnement, fondamental, sur la cohérence et la hiérarchie des 
concepts de Vrai, de Beau et de Bien (essentielles pour l'esthétique) et sur la compatibilité du 
révélé et de l'intelligible. Pour Platon, le Beau est une modalité privilégiée de l’accès au Bien. 
Or, dans la théologie chrétienne, le Beau est bel et bien un Transcendantal, mais absolument 
coordonné dans sa relation harmonique au Bien et au Vrai. Se manifeste ici, à nouveau, avec 
acuité, l’éternel combat entre l’éros (représentant la passion, la jouissance, l’amour et tout ce 
qu’il implique d’exaltations ; l'amour comme voie d'accès à l'autre et de l'autre à soi, en un 
lieu qui soit, pour l'un et l'autre, un hors de soi — l'extase) et l’agapè (qui est la beauté, le bien 
et le vrai de l'amour de Dieu reçu en soi pour faire en soi toute la place à l'autre et trouver 
ainsi, par Dieu et en Lui, en soi et en l'autre, un lieu de communion qui donne à chacun la 
vivante connaissance de l'Amour dans sa simplicité originelle). 
1492, Christophe Colomb et la route des Indes ; la prise de Grenade ; l'édit d'expulsion des  
juifs d'Espagne. La découverte de la route occidentale des Indes par Christophe Colomb — et 
celle de la découverte de l’Amérique (du nom du navigateur italien Amerigo Vespucci, à qui 
on l'attribua) — va, en révélant la rotondité de la Terre (démontrée par la circumnavigation 
menée par Magellan, 1480­1521), donner à la conscience européenne occidentale mission et 
souveraineté universelle. L'achèvement de la reconquête par la prise du royaume de Grenade 
par les rois catholiques (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon) va souligner le caractère 
« catholique »4  (interprété dès lors comme synonyme d'universel) de la nouvelle conscience 
impériale   européenne.   Dans   le   même   ordre   d'évidence   s'impose   aux   rois   catholiques   la 
nécessité pour les juifs de se convertir  ou de partir. Ces faits nouveaux vont déboucher sur 
l’hégémonie de l’immense empire des Habsbourgs. La nouveauté, c'est que cette hégémonie 
est centrée sur l'Occident, alors même que le berceau de la chrétienté est en Orient et que le 
nouvel   empire   « universel »   se   réclame   en   tous   points   du   christianisme,   dont   le   centre 
historique   et   culturel   est   en   Orient.   C'est   à   ce   moment­là   aussi   que   l'Empire,   sur   lequel 
Charles­Quint pouvait dire, à bon droit, que le soleil ne se couchait, pourra devenir, pour ce 
que cette raison­là avait de profondément symbolique, celui où les longitudes ne seraient plus 
jamais que conventionnelles, un empire, précisément sans territoire et sans frontières, à la 
mesure du monde. Bien plus qu'une translatio studi5i, ce centrement du monde sur l'Occident 
va   susciter   dans   les   esprits   la   possibilité   et,   bientôt,   la   nécessité   d'une   relativisation   des 
origines et des préséances qui leur étaient reconnues. Ainsi va se déplaçant la conscience 
européenne. 
1513,  Le Prince  de Machiavel (1469­1527). Humaniste italien, Machiavel lit et étudie les 
auteurs latins (il écrira notamment un discours sur la première décade de Ab Urbe Condita de 
Tite­Live). Il est également auteur d’histoire (il a écrit une histoire de Florence) et d’un théâtre 
satirique (La Mandragore). Chancelier de Florence, Machiavel fut le fonctionnaire le plus 
influent et le plus important de la ville. Il possède le sens de l’administration, du pouvoir. 
C’est cet esprit qui va amener Machiavel à envisager dans son Prince une nouvelle vision du 
pouvoir. Au Moyen Âge (et même au­delà, mais ce sera tout autrement), c’était la noblesse 
(fusion du droit et de la force) qui régnait au nom de Dieu (le Fait absolu et intangible, le 
Tout­Puissant, le Dieu des Armées, le Principe d'ordre et de justice de tout), avec l'appui et la 
caution de l'Église, sur un ensemble de territoires où tous les habitants étaient soumis. Tout 
principe démocratique, même au sens athénien (très élitiste), a fortiori au sens actuel, était 
évidemment   absent.   Moyen   Âge   et   Antiquité   proposaient   deux   systèmes   de   pensée,   deux 
visions distinctes du pouvoir. Dans la philosophie politique du Moyen Âge et dans tous les 
systèmes de référence « théologique » de l'Antiquité, il y a un chef qui possède le principe 
d’ordre et qui coïncide avec l’origine de ce même principe d’ordre (le chef est le chef, car son 
pouvoir lui vient de Dieu ; nul ne peut le destituer, ni même mettre en doute la parole du chef : 
il est celui qui sait ce qu’il faut faire). Dans les systèmes antiques de type républicain (peu 
nombreux   et   d'acception   restreinte),   le   pouvoir   correspond   à   une   somme   plus   ou   moins 
équilibrée des positions de puissance objective et des pouvoirs relatifs (chacun amène un peu 
de soi dans le pouvoir). Ce système n’étant fondé que sur un tissu d’options relatives, il est 
nécessaire,   régulièrement,   de   le   remettre   en   question   —   les   événements,   extérieurs   ou 
intérieurs, s'en chargent d'ailleurs assez souvent — et, si besoin est, de le modifier. Ainsi, la 
république antique et son régime « démocratique » tricote du relatif pour faire de l’Absolu. 

4
Du grec kata holon, « selon le tout », soit, au sens figuré, « selon la plénitude ».
5
Dès le XIIe siècle, on avait pensé, en effet, que la pééminence intellectuelle, l'excellence savante passait
d'Orient en Occident, de la chrétienté orientale à l'occidentale, qu'on assistait donc à une translation du savoir.
Machiavel   va, lui,  proposer  un autre système. Selon lui,  il existe, indépendamment d’une 
source et d’une ressource divine de légitimité, un principe d’énergie (la  virtù) et d'élection 
naturelle  qui   tient   à  la   puissance   autonome  et  à   la   destinée   du  monde,   et  qui   induit  une 
prédestination politique. Il existe en effet des êtres qui sont prédestinés à être des chefs et que 
la coïncidence de leur volonté et des circonstances favorables désignent ; ces chefs obéissent, 
en quelque sorte, à des influences cosmiques et réalisent, dans leur action libre, des actes de 
nécessité absolue et impérieuse. Certaines prédispositions sont toutefois requises (ou en tous 
cas appréciées), comme le principe d’hérédité nobiliaire (sorte de principe de capitalisation 
des vertus des générations antérieures). Et l'énergie cosmique ne se manifeste, en réalité, que 
par   interférence :   si   l’énergie   se   dépose   sur   un   être   si   visiblement,   c’est   que   Dieu   doit 
forcément agréer ou cautionner ce choix. Et le Prince, dès lors, peut tout ce que sa puissance 
exige,  et  tout  ce   qui   justifie   sa   gloire.   C’est  ce   fondement  qui   autorisera   la   sentence  qui 
emblématise le machiavélisme à devenir un des horizons éthiques de la philosophie politique 
des Temps Modernes : « La fin justifie les moyens ». 
1528,   le Livre  du   Courtisan  de  Balthasar  Castiglione  (1478­1529)   est  d’une   importance 
capitale   pour   l’Europe   entière   (il   sera   traduit   dans   presque   toutes   les   langues   d'Europe 
occidentale avant la fin du XVIe siècle). Après une nouvelle norme pour le Prince, on voit ici 
apparaître une nouvelle norme pour l'homme de sa cour, le courtisan, qui transforme les liens 
de   la   féodalité   médiévale,   périmée.   Le   courtisan   est   certes   le   serviteur   du   Prince   dans 
l’autonomie   de   service   que   le   prince   lui   concède,   mais   dans   une   relation   de   confiance 
mutuelle entretenue par la vie partagée. Le courtisan se ménage ainsi avec le Prince un ordre 
de liens qui est sujet à la négociation, au dialogue argumenté. C’est une relation langagière, 
conceptuelle, articulée, et donc, rhétoriquement organisée. La rhétorique se mêle du pouvoir, 
se mêle au pouvoir. Il ne s’agit pas seulement d’être beau parleur, de satisfaire aux requêtes de 
l'ornatus,   il   faut   être   réellement   persuasif,   et   efficace.   On   en   revient   donc   à   une   ère 
d’éloquence, mais en régime princier, en cette époque où les règles de rhétorique sont sinon 
structurées, du moins arbitrées par le Prince. Cela implique une modification très importante 
du langage, des formes, de la manière de gérer le monde et les situations qu’il propose. 
Le Livre du courtisan est divisé en quatre parties : les relations entre le Prince et le courtisan, 
partie essentielle, et trois parties évoquant l’ensemble des mœurs dans lesquelles le courtisan 
doit entrer pour appréhender le Réel qui l’entoure, et notamment ce qui concerne les relations 
avec les dames. Cette dernière relation doit être fondée sur la délicatesse du langage, des 
attitudes, de la gestuelle, du vêtement et des thèmes qui sont ou à propos ou hors de propos. 
Ce   qu’on   appellera   de  plus  en  plus   la   « politesse  du  Grand  Siècle »  (et  qui  trouvera  son 
paroxysme sous Louis XIV) se trouve en gestation dans le Livre du courtisan. Beaucoup de 
ces situations entre hommes et femmes sont réglées par la pudeur, citadelle imprenable de la 
psychologie féminine. La pudeur, c'est­à­dire la délicatesse, la tendresse, toujours préférables 
à toutes les allures brutales, viriles, qui sont trop souvent l’apanage des hommes. L’univers 
féminin devenant ainsi régulateur des mœurs, le courtisan police son caractère. Le troisième 
point d’appui du courtisan est l’art de la conversation. Dans cet art est compris l’art de la 
diplomatie. Enfin, la quatrième partie traite de la façon dont le courtisan doit se battre. Sont 
alors évoqués tous les arts de la guerre, mais aussi les arts périphériques (escrime, équitation) 
et les substituts de la guerre (chasse, échecs). 
1542­1543, la Révolution des orbes célestes de Copernic (1473­1543). Grand savant, grand 
Humaniste (il est à la fois mathématicien, juriste, astronome, etc.), il mettra onze ans pour 
produire le fin et dernier mot de cet opuscule où il propose, très prudemment — chanoine, il 
sait   que   sa   théorie   ne   plaira   pas   aux   hautes   instances   épiscopales   —,   l’hypothèse   de 
l’héliocentrisme (qui viendrait alors remplacer la théorie en cours, celle du géocentrisme). 
Cette « révolution copernicienne », que viendront par la suite confirmer Galilée (1564­1642), 
Kepler (1571­1630), Newton (1642­1727), eut une importance capitale : au lieu que la terre 
soit au centre du monde, elle devient une planète parmi d’autres, gravitant autour d’une étoile 
parmi d’autres… Les théories de Copernic seront condamnées par un tribunal ecclésiastique 
en 1616. 
1534, la traduction de la Bible en langue allemande par Luther (1483­1546). Chef de file 
du Protestantisme en Allemagne et dans les pays allemands en général, il traduit la Bible (le 
Nouveau Testament, écrit en grec ; l'Ancien sera traduit pat Melanchthon) en langue vulgaire. 
Ce n'est pas qu'il n'y ait eu auparavant de traductions (souvent des adaptations) de la Bible ou 
de certains de ses livres (surtout les Psaumes) dans les langues vulgaires, mais ces traductions 
ne   prétendaient   ni   à   la   canonicité   ni   à   la   doctrine6.   Cette   fois,   oui,   et   dans   l'esprit   du 
protestantisme, qui entend éveiller, entretenir et stimuler la foi par la lecture universelle et 
individuelle de l'Écriture. Cette traduction ne sera pas considérée comme inspirée — elle 
prétendra seulement à l'exactitude efficace — mais comme inspirante, impliquant l'adhésion et 
la pénétration constamment approfondies et, ainsi, constamment appropriées de chacun au 
message   évangélique.  Les   multiples   mouvements   du   Protestantisme   avaient   en   vue, 
diversement, d'obtenir des réformes et protestaient, notamment, contre le cléricalisme, contre 
les routines doctrinales et contre la marchandisation du spirituel. 
1549, La Moscovie de Herberstein (1486­1566). Réflexions, descriptions et conclusions d'un 
voyage à l'Est de l'Europe, ce livre avertit largement l'Occident de ce qui s'est établi désormais 
dans   la  partie slave orientale, en  ce lieu à présent  fédérateur et définitivement libéré des 
occupations   étrangères.     Cette   Moscovie   est   celle   d’Ivan   IV   le   Terrible   (1530­1584),   le 
premier des princes de Moscou à porter le titre de Tsar (< César) et à reprendre ainsi, pour sa 
part et pour cette partie de l'Europe, la symbolique et les prétentions politiques d'Empire. Une 
nouvelle  grande   puissance   se   lève  ainsi  dans   la   conscience  européenne,   relevant   dans   les 
esprits — ce qu'elle prétendra elle­même désormais — la présence d'un vivant héritage, d'un 
nouveau   patrimoine   vivant,   de   l'Empire   romain   d'Orient.   Voilà,   à   nouveau,   la   conscience 
européenne   de   l'Occident   invitée   à   reconsidérer   ses   contrepoids   oriental   et   à   repenser 
l'équilibre de l'Europe et du monde, pour structurer sa position, et affermir les plateaux de sa 
balance continentale. 

6
C'est par sa rigueur et ses explorations syntaxiques et lexicales que cette traduction fera date dans l'évolution de
la langue allemande.
1570, Le Théâtre du monde7 d'Ortelius (1527­1598). Ce traité de géographie illustré décrit et 
portraiture la Terre dans ses différentes parties, ses spécificités, ses diversités, sa vie (la faune, 
la flore, les peuples, etc.). C'est le premier livre du visage de la Terre tel qu'il est, réalistement. 
C'est la première fois qu'une géographie s'accomplit dans la logique de l'exactitude descriptive 
et quitte l'imagination stylisée et le vague des narrations supplétives. Il ne restera plus qu'à 
explorer pour tout savoir, et à bien rapporter pour que le savoir devienne science certaine. 
Entre 1585 et 1589, l'Atlas de Mercator (1512-1594). Non content de contempler la
sphéricité de la Terre et tout ce que les spéculations astronomiques et mathématiques donnent
désormais à savoir, et même à voir, de l'univers sidéral, l'esprit de l'homme est désormais en
mesure — variante symbolique, sinon mathématique de la quadrature du cercle — d'observer,
de maîtriser, de dominer d'une seul regard la Terre entière « mise à plat » et d'en faire le plan.
Le planisphère, cette réalisation géniale de Mercator, change, bien plus que la boussole, le
sextant et tous les nouveaux accastillages, la possibilité pour la conscience de se savoir à
même de réaliser concrètement l'exploration de l'espace terrestre et de s'en assurer la
conquête8.
De nova stella de Tycho Brahé (1546-1601). Ce Danois resta longtemps au
service de son roi. Astronome, il se mit, en plus de spéculer mathématiquement, à observer, au
moyen d’instruments, la vraisemblance, la quasi-certitude du système du monde tel qu’il avait
été proposé comme pure théorie par Copernic. À partir d’observations faites, grâce à l’arsenal
perfectionné de son instrumentation optique, sur le passage d’une comète, en 1577, il va
formuler l’hypothèse de la non-circularité9 des orbites planétaires. L'instrumentation
technologique entre ainsi de plus en plus dans la constitution de la science qui, éclairée par les
mathématiques, n'en demeure pas moins autonome, autant que la pratique l'est à l'égard de la
théorie.

7
Le titre s’apparente à une pièce de théâtre de l’Espagnol Calderon de la Barca (1600-1681) El grand theatro
del mundo, une œuvre métaphysique mettant en scène l’Humanité dans ses relativités et ses hiérarchies ;
l'humanité y est considérée comme participant à un jeu cosmique où chacun joue un rôle et a à se rendre compte
de la nature de son rôle au sein de la distribution universelle.
8
On sait que la cartographie est décisive pour la stratégie militaire et qu'elle est le fonds de commerce de toute
exploration.
9
On ne pensait pas encore que l'univers céleste pût déroger à la perfection des formes géométriques pures.

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