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Deuxième ébauche partielle : les XVe et XVIe siècles
C’est au cours de cette période que, pour la première fois, va se produire la possibilité, se
marquer la nécessité et s'indiquer la réalité, dans la conscience vive de toute l'Europe et dans
les faits, d'une consistance culturelle commune. Cela se fera à la faveur de divers événements
qui se produisirent en même temps que la conscience européenne fut amenée à se mesurer aux
dimensions de l'univers et à se constituer en conscience universelle, alors que l'éthos 1
européen était entré manifestement en crise de cohérence et que l'esprit d'époque et les
structures de référence politique basculaient2.
Le XVe siècle, ou l’usure de la pensée médiévale
La scolastique s’occupe des règles de raisonnement présidant à tout ce qui permet d’approcher
le moment de connaissance : l'exemple typique est la disputatio3. Il s’agit d’une vision
1
L'éthos est la manière d’être comme il faut. C’est donc un modèle théorique inféré de l’ordre des valeurs
communément admises pour organiser la pratique. C’est pourquoi on réfère l’éthos aux mœurs, et à la morale
dès que celle-ci s'organise en code.
2
Au XVe siècle, ce sera la chute de l'Empire romain d'Orient, déstabilisant la symbolique politique de l'équilibre
impérial européen, et la promesse d'un Empire universel, centré tout à l'Occident, sur lequel le soleil ne se
couchera pas. Chaque nation européenne, par la suite, se voudra Empire, au détriment des autres nations du
Continent et, par défaut d'y parvenir, se résoudra progressivement à se sontenter d'un Empire colonial,
poursuivant toujours la coïncidence dont l'Europe se mit, dans les Temps Modernes, au défi d'accomplir
visiblement la mesure de coïncidence parfaite, — en réalité aussi idéale qu'utopique — de la conscience
collective et de la conscience universelle.
3
« Envisagée du point de vue de l'histoire — tunc — et, en quelque sorte, dans la banalité — évolutive — de son
exercice habituel, la disputatio se définit comme « une forme régulière d'enseignement, d'apprentissage et de
recherche, présidée par le maître, caractérisée par une méthode dialectique qui consiste à apporter et à examiner
des arguments de raison et d'autorité qui s'opposent autour d'un problème théorique ou pratique et qui sont
fournis par les participants, et où le maître doit parvenir à une solution doctrinale par un acte de détermination
qui le confirme dans sa fonction magistrale » ( Les Questions disputées et les questions quodlibétiques dans les
facultés de théologie, de droit et de médecine / par Bernardo C. Bazàn, John W. Wippel, Gérard Fransen et
Danielle Jacquart. – Turnhout (Belgique) : Brepols, 1985. – (Typologie des sources du Moyen Âge occidental ;
fasc. 4445). – [P. 40]). Cette circonscription descriptive de B. Bazàn ne rend pas compte, cependant, de ce que la
disputatio est — nunc — en raison de la place qu'elle occupe dans l'histoire de la pensée (De ce point de vue, on
ne manquera pas de se référer, si l'on souhaite approfondir la question en quelque 13 pages, à l'article,
précisément magistral, d'Alain de Libera, dans l'Encyclopædia universalis, sub verbo « Médiévale (Pensée) ». ).
Pour le dire à la manière de Mgr Glorieux (P. Glorieux, “L'Enseignement au moyen âge. Techniques et méthodes
en usage à la Faculté de Théologie de Paris au XIIIe siècle”. – In : Archives d'histoire doctrinale et littéraire du
Moyen Âge, 43 (1968), pp. 65186. ), une autorité plus ancienne en la matière, la disputatio (« dispute ») résulte
de la quæstio (« question ») suscitée par la lectio (« leçon »).
Tout l'enseignement rénové du Moyen Âge — la scolastique —, depuis la fin du XII e jusqu'au XVe siècle, se
trouve résumé dans cette formule.
La lectio, c'est l'enseignement de la lecture, depuis le déchiffrement de la lettre jusqu'à l'examen des ultimes
cohérences du sens, des textes surtout, mais endeçà comme audelà d'eux, de la substance intelligible du réel et
des procédures d'intelligence de la raison discursive s'exprimant par le langage des mots et des concepts.
L'enseignement de la lecture est ainsi tout langagier et, du fait même, tout exemplaire de la recherche correcte du
sens par le langage verbal, à son premier degré (oral) et/ou à son second degré (écrit) d'expression.
Poussée au terme de ses implications, la lectio ne pouvait que susciter 1° une entreprise générale d'interrogation
théorique sur les compatibilités, les continuités et l'unité du sens, 2° une recherche pratique sur les interférences
des supports du sens, de ses formes, de ses modes, de ses procédures et de ses aspects avec la substance du sens,
purement déductive, logique et rhétorique du savoir, aux antipodes de celle qui fonde le savoir
sur l'induction et l’expérience. La scolastique (schola, école) médiévale tardive, celle du XVe
siècle, finit par préférer l’examen de ses propres procédures dialectiques à la connaissance
directe du Réel. Cela signifie qu’elle se préoccupa davantage des procédures rhétoriques,
épistémologiques, didactiques que des choses, des vérités qu’il y a à dire afin de toucher le
Réel.
Ainsi, tout ce qui est du domaine de l’enseignement au XVe siècle tourne à vide, car on prend
toujours les gens en défaut sur la manière d’aller au fait. Or, l’art de bien dire (ars dicendi),
d’enseigner (ars docendi) et de bien savoir (ars sciendi) sont conjoints. Ainsi, un professeur
ayant des problèmes d’élocution aura son ars docendi plutôt branlant, et l’on en déduira que
c’est son ars sciendi qui est à la base du problème. Il existe donc entre ces trois arts un cercle
épistémique, touchant la connaissance. Au XVe siècle, ce cercle tourne soit à la virtuose, soit à
vide ; en fait, il s’affole et n'aboutit, le plus souvent, qu'à mettre l'intelligence au défi de sortir
de ses procédures d'intelligibilité.
la vérité, et 3° induire un incessant questionnement, en quelque sorte technologique, sur les priorités éventuelles
et la primauté relative, soit de la qualité des instruments de la connaissance capables de faire surgir efficacement
l'évidence des réalités, soit de la puissance intrinsèque du réel à se révéler luimême, en luimême, comme
expérience absolue de l'existence en soi.
La quæstio est la première phase, paradoxale et conjecturale, du défi général lancé par la lectio au sens et aux
procédures que l'intelligence peut lui approprier pour l'intégrer et se donner, tout à la fois, pour sa transparence.
Cette quæstio, qui transforme la relation didactique en relation dialectique, prend l'allure d'un dialogue
gyroscopique, disponible à toutes les questions venues de tous les points de vue et parcourant en tous sens la
sphère définie par l'orbite du problème soulevé par la lectio. À la limite donc, la quæstio met en cause la
légitimité de la lectio en accusant la nécessaire dissémination et en assumant l'inévitable déperdition du sens que
lui impose la polysémie que toute lectio met en évidence.
D'où la nécessité de la disputatio, qui vient sauver la mise en faisant échapper à l'insondable abîme du sens la
plongée perplexe de la quæstio dans le miroir de la lectio — rari nantes in gurgite vasto. La disputatio, en effet,
en faisant appel à la logique et à toutes les habiletés technologiques que la raison développe pour naviguer dans
le langage, au plus près du sens, en échappant aux caprices météorologiques des langues naturelles ; la
disputatio, en polissant le sens par tous les sens du sens, [r]établit les unités de sens dans une ré[nouv]elle
simplicité et une transparence d'univocité dont le propos ultime consiste à permettre — un rêve ! — l'adéquation
des formules et des substances et, en Somme (théologique ou logique), l'adéquation des formules de la Vérité et
de sa Substance. L'exercice de la disputatio et la maîtrise qu'elle entend précisément procurer consistent ainsi à
pouvoir et à savoir confronter, au sein de toutes les séquences langagières dans lesquelles les formules de sens
semblent exercer leur pertinence, les incohérences, contradictions et incompatibilités diverses où entraînent les
pertinences partielles ou seulement apparentes de toutes les quæstiones possibles.
C'est pourquoi, le comble de la disputatio n'est pas la disputatio ordinaria, qui travaille dans le cercle inscrit
d'une quæstio déterminée, mais la quæstio disputata de quolibet ou le Quodlibet, qui se fait, a quolibet et de
quolibet, c'est-à-dire, à l'hyperbole, comme les thèses de Pic de la Mirandole, a quolibet de omni re scibili (« par
qui voudra, sur tout le connaissable »), déployant son projet sur la Somme des possibles adéquations du Vrai et
du vrai dire. » (Jean-Claude Polet, in : Disputatio Lamberti de Secario Orbique Orcadigeni. Dispute de Lambert
de Sy et de l'Anonyme des Orcades. – Paris : Jean-Cyrille Godefroy, 2002. – [Pp. 5-8].
Jan Hus, ancien recteur de l’université de Prague, grand prédicateur très suivi, était en contact
avec le peuple comme avec la plus haute intelligence ; il mesurait ainsi l'abîme qui sépare les
évidences d'un discours autonome dans son abstraction et celles qui, tout en fondant la
légitilmité de ce discours, en accuse et en récuse les termes. Il fut condamné à mort pour
hérésie : il dénonçait notamment la corruption du haut clergé, la sclérose religieuse, et l’abîme
entre le pouvoir ecclésiastique exercé au nom de la foi du peuple, et cette foi populaire elle
même. En dénonçant l’autorité, et surtout le pouvoir qui y est attaché, Jan Hus est allé jusqu'à
ébranler la conviction et la fidélité d’un grand nombre de chrétiens à la hiérarchie
ecclésiastique. Il est en cela une des premières voix qui, en Europe occidentale, appelleront la
Réforme. Il exprima, le premier avec cette force, la conscience d’un besoin urgent de restaurer
l'harmonie entre la raison d'être de l'institution ecclésiastique et ses modes de fonctionnement,
et donc de restructurer de l’Église.
1435, le De Pictura de Léon Baptiste Alberti (14041472), un de ceux qui vont incarner
l’idéal de l’Humaniste, de l'homme universel, dans la société savante et religieuse du XVe
siècle. On lui doit, en outre, des romans, des nouvelles, un traité d’archéologie marine, un
traité d’architecture, un traité de philosophie morale et politique, et des monuments. Dans le
De Pictura, Alberti préconise, selon les modes de la physique optique, la représentation
picturale de type perspectif. Cette approche implique qu’un tableau doit être conçu comme
une fenêtre ouverte sur le sujet qu’il représente, ce qui va conditionner le regard, ce qui va
obliger la conscience esthétique à épouser les lignes de fuite lorsqu’elle considère la légitimité
de la représentation. Avec Alberti, le point focal du regard se trouve désormais en plein front
de celui qui regarde, qui devient alors maître de la représentation, qui crée l’univers de
référence du sens du représenté. Le spectateur n’est plus jugé, jaugé, par l’objet : c’est lui qui
l’estime.
1440, Gutenberg (1397/14001468) et l’invention de la typographie. Le principe de
l'imprimerie existait déjà (xylographie) : il s'agit, cette fois, d'un nouveau procédé de
caractères mobiles (réutilisables) en alliage de plomb et d’antimoine (susceptibles d'être
fondus et refondus), seul alliage permettant une impression nette, sans bavures. L’imprimerie
passe ainsi à la production industrielle du livre, production auparavant manuelle, artisanale ou
artistique. Les livres se multiplieront et leur diffusion produira la nécessité, l’envie, le désir et
le moyen d’apprendre à lire. La lecture s’étendra de plus en plus, et cela même chez les
paysans. La diffusion des connaissances, du langage va singulièrement évoluer. Les langues
vont évoluer très vite à partir du moment où les livres vont être mis en commun et en
confrontation avec le langage populaire.
1453 : chute de l’Empire romain d’Orient. L’Empire romain survivant, et sa référence
symbolique avec lui, s’effondre définitivement : la civilisation grecque devient invisible dans
ses hauteurs ; la chrétienté originelle se trouve abîmée, et l’on voit se profiler sur l'Occident
l'ombre du péril musulman. La chute de Constantinople, c’est la promesse d’une invasion qui
risque fort d'être tenue. Le péril ne sera endigué que par la bataille de Lépante (en 1571, sous
Philippe II), près d’un siècle plus tard. La chute de Constantinople est donc la nécessité
programmée pour l’Europe occidentale d’être le dernier bastion. D’où le besoin d’une
nouvelle force d’unité. Cette idée va renaître sous la forme d’une nouvelle croisade, d’une
nouvelle chevalerie, d’une nouvelle programmation de la puissance chrétienne. On voit ainsi
reparaître, dans le domaine littéraire, l’épopée, œuvre mettant en scène des héros guerriers. Ce
genre, typique des temps de guerre et dont les héros vont posséder toutes les vertus de la
civilisation à protéger, va succéder, en le transformant, à celui de la chanson de geste
médiévale. C’est en Italie qu’apparaissent ces épopées (notamment parce que l’Italie,
puissance à part entière, est le lieu des États pontificaux, la péninsule des grandes puissances
maritimes, Gênes et surtout Venise, celleci la plus grande puissance commerciale possédant
des positions géostratégiques à portée des côtes de l’Asie Mineure : Chypre, la Crète).
C’est à travers des auteurs comme Pulci (14321484), avec Le Géant Morgant, Boiardo (1441
1494), qui reprend le personnage de Roland dans son Roland amoureux, puis l'Arioste (1474
1533), qui poursuit Boiardo dans son Roland furieux, et, surtout, à la fin du XVIe siècle, Le
Tasse (avec sa Jérusalem délivrée, narrant, réactualisant l’épopée de la première croisade) que
va se manifester cette littérature.
14691474, publication de la Théologie platonicienne de Marsile Ficin (14331499). Très
bon connaisseur du grec ancien (qui est revenu à la conscience des nécessités de la culture
depuis Pétrarque (13041374) et qui s'enseigne au Studio de Florence), il va traduire
intégralement l’œuvre de Platon en latin, fournissant ainsi à l'Europe la totalité, jusqu'alors
ignorée, de l'œuvre du philosophe athénien. Alors même que l’on pensait encore la théologie
chrétienne selon les normes, spéculativement solides, de la scolastique, mais souvent selon
des routines qui tendaient à la sclérose, paraît cette théologie platonicienne. Cette théologie,
antérieure au christianisme, semble, par sa métaphysique de l'Unité, permettre une saisie de
Dieu en pleine intelligence, et fonder ainsi une nouvelle intelligence de Dieu qui vient comme
chapeauter la doctrine chrétienne et, en en concurrençant assez largement les constructions
métaphysiques, déstabiliser une scolastique théologique sclérosée et largement coupée de
beaucoup de ses fondements patristiques. Cette théologie platonicienne va tout ébranler,
rénovant notamment le questionnement, fondamental, sur la cohérence et la hiérarchie des
concepts de Vrai, de Beau et de Bien (essentielles pour l'esthétique) et sur la compatibilité du
révélé et de l'intelligible. Pour Platon, le Beau est une modalité privilégiée de l’accès au Bien.
Or, dans la théologie chrétienne, le Beau est bel et bien un Transcendantal, mais absolument
coordonné dans sa relation harmonique au Bien et au Vrai. Se manifeste ici, à nouveau, avec
acuité, l’éternel combat entre l’éros (représentant la passion, la jouissance, l’amour et tout ce
qu’il implique d’exaltations ; l'amour comme voie d'accès à l'autre et de l'autre à soi, en un
lieu qui soit, pour l'un et l'autre, un hors de soi — l'extase) et l’agapè (qui est la beauté, le bien
et le vrai de l'amour de Dieu reçu en soi pour faire en soi toute la place à l'autre et trouver
ainsi, par Dieu et en Lui, en soi et en l'autre, un lieu de communion qui donne à chacun la
vivante connaissance de l'Amour dans sa simplicité originelle).
1492, Christophe Colomb et la route des Indes ; la prise de Grenade ; l'édit d'expulsion des
juifs d'Espagne. La découverte de la route occidentale des Indes par Christophe Colomb — et
celle de la découverte de l’Amérique (du nom du navigateur italien Amerigo Vespucci, à qui
on l'attribua) — va, en révélant la rotondité de la Terre (démontrée par la circumnavigation
menée par Magellan, 14801521), donner à la conscience européenne occidentale mission et
souveraineté universelle. L'achèvement de la reconquête par la prise du royaume de Grenade
par les rois catholiques (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon) va souligner le caractère
« catholique »4 (interprété dès lors comme synonyme d'universel) de la nouvelle conscience
impériale européenne. Dans le même ordre d'évidence s'impose aux rois catholiques la
nécessité pour les juifs de se convertir ou de partir. Ces faits nouveaux vont déboucher sur
l’hégémonie de l’immense empire des Habsbourgs. La nouveauté, c'est que cette hégémonie
est centrée sur l'Occident, alors même que le berceau de la chrétienté est en Orient et que le
nouvel empire « universel » se réclame en tous points du christianisme, dont le centre
historique et culturel est en Orient. C'est à ce momentlà aussi que l'Empire, sur lequel
CharlesQuint pouvait dire, à bon droit, que le soleil ne se couchait, pourra devenir, pour ce
que cette raisonlà avait de profondément symbolique, celui où les longitudes ne seraient plus
jamais que conventionnelles, un empire, précisément sans territoire et sans frontières, à la
mesure du monde. Bien plus qu'une translatio studi5i, ce centrement du monde sur l'Occident
va susciter dans les esprits la possibilité et, bientôt, la nécessité d'une relativisation des
origines et des préséances qui leur étaient reconnues. Ainsi va se déplaçant la conscience
européenne.
1513, Le Prince de Machiavel (14691527). Humaniste italien, Machiavel lit et étudie les
auteurs latins (il écrira notamment un discours sur la première décade de Ab Urbe Condita de
TiteLive). Il est également auteur d’histoire (il a écrit une histoire de Florence) et d’un théâtre
satirique (La Mandragore). Chancelier de Florence, Machiavel fut le fonctionnaire le plus
influent et le plus important de la ville. Il possède le sens de l’administration, du pouvoir.
C’est cet esprit qui va amener Machiavel à envisager dans son Prince une nouvelle vision du
pouvoir. Au Moyen Âge (et même audelà, mais ce sera tout autrement), c’était la noblesse
(fusion du droit et de la force) qui régnait au nom de Dieu (le Fait absolu et intangible, le
ToutPuissant, le Dieu des Armées, le Principe d'ordre et de justice de tout), avec l'appui et la
caution de l'Église, sur un ensemble de territoires où tous les habitants étaient soumis. Tout
principe démocratique, même au sens athénien (très élitiste), a fortiori au sens actuel, était
évidemment absent. Moyen Âge et Antiquité proposaient deux systèmes de pensée, deux
visions distinctes du pouvoir. Dans la philosophie politique du Moyen Âge et dans tous les
systèmes de référence « théologique » de l'Antiquité, il y a un chef qui possède le principe
d’ordre et qui coïncide avec l’origine de ce même principe d’ordre (le chef est le chef, car son
pouvoir lui vient de Dieu ; nul ne peut le destituer, ni même mettre en doute la parole du chef :
il est celui qui sait ce qu’il faut faire). Dans les systèmes antiques de type républicain (peu
nombreux et d'acception restreinte), le pouvoir correspond à une somme plus ou moins
équilibrée des positions de puissance objective et des pouvoirs relatifs (chacun amène un peu
de soi dans le pouvoir). Ce système n’étant fondé que sur un tissu d’options relatives, il est
nécessaire, régulièrement, de le remettre en question — les événements, extérieurs ou
intérieurs, s'en chargent d'ailleurs assez souvent — et, si besoin est, de le modifier. Ainsi, la
république antique et son régime « démocratique » tricote du relatif pour faire de l’Absolu.
4
Du grec kata holon, « selon le tout », soit, au sens figuré, « selon la plénitude ».
5
Dès le XIIe siècle, on avait pensé, en effet, que la pééminence intellectuelle, l'excellence savante passait
d'Orient en Occident, de la chrétienté orientale à l'occidentale, qu'on assistait donc à une translation du savoir.
Machiavel va, lui, proposer un autre système. Selon lui, il existe, indépendamment d’une
source et d’une ressource divine de légitimité, un principe d’énergie (la virtù) et d'élection
naturelle qui tient à la puissance autonome et à la destinée du monde, et qui induit une
prédestination politique. Il existe en effet des êtres qui sont prédestinés à être des chefs et que
la coïncidence de leur volonté et des circonstances favorables désignent ; ces chefs obéissent,
en quelque sorte, à des influences cosmiques et réalisent, dans leur action libre, des actes de
nécessité absolue et impérieuse. Certaines prédispositions sont toutefois requises (ou en tous
cas appréciées), comme le principe d’hérédité nobiliaire (sorte de principe de capitalisation
des vertus des générations antérieures). Et l'énergie cosmique ne se manifeste, en réalité, que
par interférence : si l’énergie se dépose sur un être si visiblement, c’est que Dieu doit
forcément agréer ou cautionner ce choix. Et le Prince, dès lors, peut tout ce que sa puissance
exige, et tout ce qui justifie sa gloire. C’est ce fondement qui autorisera la sentence qui
emblématise le machiavélisme à devenir un des horizons éthiques de la philosophie politique
des Temps Modernes : « La fin justifie les moyens ».
1528, le Livre du Courtisan de Balthasar Castiglione (14781529) est d’une importance
capitale pour l’Europe entière (il sera traduit dans presque toutes les langues d'Europe
occidentale avant la fin du XVIe siècle). Après une nouvelle norme pour le Prince, on voit ici
apparaître une nouvelle norme pour l'homme de sa cour, le courtisan, qui transforme les liens
de la féodalité médiévale, périmée. Le courtisan est certes le serviteur du Prince dans
l’autonomie de service que le prince lui concède, mais dans une relation de confiance
mutuelle entretenue par la vie partagée. Le courtisan se ménage ainsi avec le Prince un ordre
de liens qui est sujet à la négociation, au dialogue argumenté. C’est une relation langagière,
conceptuelle, articulée, et donc, rhétoriquement organisée. La rhétorique se mêle du pouvoir,
se mêle au pouvoir. Il ne s’agit pas seulement d’être beau parleur, de satisfaire aux requêtes de
l'ornatus, il faut être réellement persuasif, et efficace. On en revient donc à une ère
d’éloquence, mais en régime princier, en cette époque où les règles de rhétorique sont sinon
structurées, du moins arbitrées par le Prince. Cela implique une modification très importante
du langage, des formes, de la manière de gérer le monde et les situations qu’il propose.
Le Livre du courtisan est divisé en quatre parties : les relations entre le Prince et le courtisan,
partie essentielle, et trois parties évoquant l’ensemble des mœurs dans lesquelles le courtisan
doit entrer pour appréhender le Réel qui l’entoure, et notamment ce qui concerne les relations
avec les dames. Cette dernière relation doit être fondée sur la délicatesse du langage, des
attitudes, de la gestuelle, du vêtement et des thèmes qui sont ou à propos ou hors de propos.
Ce qu’on appellera de plus en plus la « politesse du Grand Siècle » (et qui trouvera son
paroxysme sous Louis XIV) se trouve en gestation dans le Livre du courtisan. Beaucoup de
ces situations entre hommes et femmes sont réglées par la pudeur, citadelle imprenable de la
psychologie féminine. La pudeur, c'estàdire la délicatesse, la tendresse, toujours préférables
à toutes les allures brutales, viriles, qui sont trop souvent l’apanage des hommes. L’univers
féminin devenant ainsi régulateur des mœurs, le courtisan police son caractère. Le troisième
point d’appui du courtisan est l’art de la conversation. Dans cet art est compris l’art de la
diplomatie. Enfin, la quatrième partie traite de la façon dont le courtisan doit se battre. Sont
alors évoqués tous les arts de la guerre, mais aussi les arts périphériques (escrime, équitation)
et les substituts de la guerre (chasse, échecs).
15421543, la Révolution des orbes célestes de Copernic (14731543). Grand savant, grand
Humaniste (il est à la fois mathématicien, juriste, astronome, etc.), il mettra onze ans pour
produire le fin et dernier mot de cet opuscule où il propose, très prudemment — chanoine, il
sait que sa théorie ne plaira pas aux hautes instances épiscopales —, l’hypothèse de
l’héliocentrisme (qui viendrait alors remplacer la théorie en cours, celle du géocentrisme).
Cette « révolution copernicienne », que viendront par la suite confirmer Galilée (15641642),
Kepler (15711630), Newton (16421727), eut une importance capitale : au lieu que la terre
soit au centre du monde, elle devient une planète parmi d’autres, gravitant autour d’une étoile
parmi d’autres… Les théories de Copernic seront condamnées par un tribunal ecclésiastique
en 1616.
1534, la traduction de la Bible en langue allemande par Luther (14831546). Chef de file
du Protestantisme en Allemagne et dans les pays allemands en général, il traduit la Bible (le
Nouveau Testament, écrit en grec ; l'Ancien sera traduit pat Melanchthon) en langue vulgaire.
Ce n'est pas qu'il n'y ait eu auparavant de traductions (souvent des adaptations) de la Bible ou
de certains de ses livres (surtout les Psaumes) dans les langues vulgaires, mais ces traductions
ne prétendaient ni à la canonicité ni à la doctrine6. Cette fois, oui, et dans l'esprit du
protestantisme, qui entend éveiller, entretenir et stimuler la foi par la lecture universelle et
individuelle de l'Écriture. Cette traduction ne sera pas considérée comme inspirée — elle
prétendra seulement à l'exactitude efficace — mais comme inspirante, impliquant l'adhésion et
la pénétration constamment approfondies et, ainsi, constamment appropriées de chacun au
message évangélique. Les multiples mouvements du Protestantisme avaient en vue,
diversement, d'obtenir des réformes et protestaient, notamment, contre le cléricalisme, contre
les routines doctrinales et contre la marchandisation du spirituel.
1549, La Moscovie de Herberstein (14861566). Réflexions, descriptions et conclusions d'un
voyage à l'Est de l'Europe, ce livre avertit largement l'Occident de ce qui s'est établi désormais
dans la partie slave orientale, en ce lieu à présent fédérateur et définitivement libéré des
occupations étrangères. Cette Moscovie est celle d’Ivan IV le Terrible (15301584), le
premier des princes de Moscou à porter le titre de Tsar (< César) et à reprendre ainsi, pour sa
part et pour cette partie de l'Europe, la symbolique et les prétentions politiques d'Empire. Une
nouvelle grande puissance se lève ainsi dans la conscience européenne, relevant dans les
esprits — ce qu'elle prétendra ellemême désormais — la présence d'un vivant héritage, d'un
nouveau patrimoine vivant, de l'Empire romain d'Orient. Voilà, à nouveau, la conscience
européenne de l'Occident invitée à reconsidérer ses contrepoids oriental et à repenser
l'équilibre de l'Europe et du monde, pour structurer sa position, et affermir les plateaux de sa
balance continentale.
6
C'est par sa rigueur et ses explorations syntaxiques et lexicales que cette traduction fera date dans l'évolution de
la langue allemande.
1570, Le Théâtre du monde7 d'Ortelius (15271598). Ce traité de géographie illustré décrit et
portraiture la Terre dans ses différentes parties, ses spécificités, ses diversités, sa vie (la faune,
la flore, les peuples, etc.). C'est le premier livre du visage de la Terre tel qu'il est, réalistement.
C'est la première fois qu'une géographie s'accomplit dans la logique de l'exactitude descriptive
et quitte l'imagination stylisée et le vague des narrations supplétives. Il ne restera plus qu'à
explorer pour tout savoir, et à bien rapporter pour que le savoir devienne science certaine.
Entre 1585 et 1589, l'Atlas de Mercator (1512-1594). Non content de contempler la
sphéricité de la Terre et tout ce que les spéculations astronomiques et mathématiques donnent
désormais à savoir, et même à voir, de l'univers sidéral, l'esprit de l'homme est désormais en
mesure — variante symbolique, sinon mathématique de la quadrature du cercle — d'observer,
de maîtriser, de dominer d'une seul regard la Terre entière « mise à plat » et d'en faire le plan.
Le planisphère, cette réalisation géniale de Mercator, change, bien plus que la boussole, le
sextant et tous les nouveaux accastillages, la possibilité pour la conscience de se savoir à
même de réaliser concrètement l'exploration de l'espace terrestre et de s'en assurer la
conquête8.
De nova stella de Tycho Brahé (1546-1601). Ce Danois resta longtemps au
service de son roi. Astronome, il se mit, en plus de spéculer mathématiquement, à observer, au
moyen d’instruments, la vraisemblance, la quasi-certitude du système du monde tel qu’il avait
été proposé comme pure théorie par Copernic. À partir d’observations faites, grâce à l’arsenal
perfectionné de son instrumentation optique, sur le passage d’une comète, en 1577, il va
formuler l’hypothèse de la non-circularité9 des orbites planétaires. L'instrumentation
technologique entre ainsi de plus en plus dans la constitution de la science qui, éclairée par les
mathématiques, n'en demeure pas moins autonome, autant que la pratique l'est à l'égard de la
théorie.
7
Le titre s’apparente à une pièce de théâtre de l’Espagnol Calderon de la Barca (1600-1681) El grand theatro
del mundo, une œuvre métaphysique mettant en scène l’Humanité dans ses relativités et ses hiérarchies ;
l'humanité y est considérée comme participant à un jeu cosmique où chacun joue un rôle et a à se rendre compte
de la nature de son rôle au sein de la distribution universelle.
8
On sait que la cartographie est décisive pour la stratégie militaire et qu'elle est le fonds de commerce de toute
exploration.
9
On ne pensait pas encore que l'univers céleste pût déroger à la perfection des formes géométriques pures.