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52° année UNE Septembre-Décembre 1998 REVUE JURIDIQUE ET POLITIQUE INDEPENDANCE ET COOPERATION SOMMAIRE Philippe CHRESTIA. - Le statut d’au- tonomie de la Polynésie francaise dans la loi organique du 12 avril 1996. Alban Alexandre COULIBALY. - De la zone franc 4 la monnaie unique européenne : le franc CFA face a son destin. André CABANIS et Michel Louis MARTIN. — Armée et pouvoir dans Jes nouvelles constitutions d’Afrique francophone. Parvez et Riyad DOOKHY. — Le cons- titutionnalisme mauricien. Eric DIBAS-FRANCK. — L’Acte fon- damental du Congo-Brazzaville du 24 octobre 1997. Moussounga Itsouhou MBADINGA. — Bréves remarques sur l’assistance électorale et la souveraineté des Etats africains. Jean-Loup VIVIER. — Les droits fon- ciers au Burkina Faso. Roger MEVOUNGOU NSANA. — L’enfant dans un état de droit : le cas du Cameroun. Noél N’DONG. - L’intelligence éco- nomique : une coopération franco- canadienne peut-elle servir la francophonie ? A. BOUDAHRAIN. — Pour une justice alternative, expression d’une démo- cratie réelle et d’un développement humain et soutenable. 17, rue Thiers, BP 2, 78115 Le Vésinet Cédex - Tél. 01.39.76.39.93 LE CONSTITUTIONNALISME MAURICIEN par Parvez DOOKHY Secrétaire général de la Société des juristes francophones du Commonwealth et Riyad DOOKHY Avocat au Conseil privé et 4 la Chambre des Lords «La loi n’exprime la volonté général que dans le respect de la Constitution.» Le Conseil constitutionnel frangais Le constitutionnalisme mauricien peut étre distingué du consti- tutionnalisme africain (1). Méme si l’ile Maurice (2) fait géographi- quement partie de l'Afrique, et alors méme qu’elle a connu lesclavage et est un jeune pays entiérement créé par une succession de colonisateurs (3), elle a pu bénéficier trés tot d’une Constitution de type moderne qui s’est inscrite dans la durée contrairement a la majorité des pays africains (4). La Constitution, octroyée par Sa Majesté la Reine Elisabeth IL dAngleterre en mars 1968 (5), comporte un catalogue des droits fon- damentaux inspiré directement des stipulations de la Convention européenne des droits de homme, lesquelles étaient applicables a Maurice depuis 1956 en vertu d’un arrété du ministre britannique des colonies. La Constitution mauricienne pose d’emblée, comme celles des autres pays du Commonwealth (6) élaborées par des juristes britanniques (7), le principe de sa supériorité sur toute autre (1) Pierre-Francois_Gonidec, “Constitutionnalismes africains”, Revue juridique et politique, Indépendance et Coopération, 1996, p. 23 & 50. (2) Louis Favoreu, L’ile Maurice, Berger-Levrault, Paris, Encyclopédie politique et constitutionnelle, 1970, 117 p. 2° ) Auguste Toussaint, Histoire de l’ile Maurice, PUF, Que sais-je ?, 1971, *By Xavier Philippe, “Les nouvelles Constitutions mauricienne et mal- gache”, Intervention au Ie congrés francais de droit constitutionnel, 13 au 15 mai 1993, Bordeaux. (5) Parvez Dookhy, “Les institutions politiques de Maurice’, Revue juri- dique et politique, Indépendance et Coopération, 1997, p. 291 & 298. (6) Stanley Alexandra De Smith, The new Commonwealth and its Constitutions, Londres, Stevens & Sons, 1964, 312 p. (7) William Dale, “The making and remaking of Commonwealth Consti- tutions”, International and Comparative Law Quarterly, 1993, p. 67 4 83. norme et met en place un systéme permettant la sanction juridique de cette suprématie. A Maurice, la Constitution prend toute sa dimension non pas seulement sous l’angle matériel mais aussi sous l’angle formel. Norme rigide, elle ne peut pas étre révisée par une loi ordinaire (ordinary Act of Parliament). La révision est un acte institué et doit obéir a des régles précises de forme comme de fond. Sans étre qua- lifiés juridiquement de supraconstitutionnels (8), certains principes sont soustraits 4 la révision. A titre indicatif, tel est le cas de l’article premier de la Constitution qui proclame le caractére démocratique de l’Ftat mauricien. Seule une double expression trés lourde de la souveraineté nationale (9) peut modifier ce pilier du systéme juri- dique et politique de Maurice. En ce sens, ce principe est intangible. Le droit a gagné une structure hiérarchique conformément a la doctrine de Hans Kelsen (10). Norme fondamentale, la Constitution doit étre respectée par tous les pouvoirs publics. La pyramide des normes part de la Constitution et il importe de vérifier la régularité de la loi 4 son égard. La loi est création du droit vis-a-vis du régle- ment (delegated legislation) (11) mais elle est application vis-a-vis de la Constitution de sorte que celle-la est soumise a celle-ci. Effective, la supériorité de la Constitution peut étre vérifiée et les atteintes qui lui sont portées peuvent étre sanctionnées et réparées. Le contréle de la constitutionnalité des normes est confié au pouvoir judiciaire (12). Les juges ont pour mission de rendre concrétes et faire appli- quer les formules inévitablement vagues que comporte la Constitu- tion. Le systéme de la justice constitutionnelle 4 Maurice s’organise dans le cadre du constitutionnalisme du Commonwealth (13), initié (8) Comité judiciaire du Conseil privé, 22 mars 1977, Henri Lincoln c/ The Governot-General, Vicomte Dilhorne rédacteur de l’arrét. Le Comité judi- ciaire est la juridiction supréme de Maurice. Son siége se trouve 4 Londres a la Downing Street dans le quartier de Whitehall. Il statue sur des pourvois formés contre des arréts de la Cour supréme de Maurice (juridiction de pre- miére et de deuxiéme instance). (9) Tout projet de révision de l’article premier de la Constitution doit étre adopté par référendum par la majorité qualifiée de trois quarts des votants et ratifié & l'unanimité par Assemblée nationale pour entrer en vigueur. (10) Hans Kelsen, Théorie pure du droit, (1960) Suisse, Edition de la Baconuiére, 1988, 296 p., v. chapitre IX, p. 131 et s. (11) Doorgesh Ramsewak (Q.C.), The Constitution of the Republic of Mauritius, Ile Maurice, Alfran Co. Itd., 1997, 125 p., v. p. 22 et s. (12) Sur Pindépendance du judiciaire, v. Anthony Alliot, “The indepen- dance of the judiciary in the Commonwealth countries, problems and pro- visions”, Commonwealth Law Bulletin, 1994, p. 1428 a 1446, et Parves Dookhy et Riyad Dookhy, “Le juge et la séparation des pouvoirs dans le Commonwealth, le cas de V’ile Maurice”, Revue juridique et politique, Indé- pendance et Coopération, 1997, p. 353 A 360. (13) Edward McWhinney, Judicial review in the English speaking world, University of Toronto Press, 1965, 244 p. par le Conseil privé de la Reine d’Angleterre dés le XVII siécle (14). Par voie de conséquence, le modéle mauricien de contréle constitu- tionnel, qui a une origine antérieure, ne peut ni étre entiérement rattaché au modéle américain, ni au modéle européen. II s’est déve- loppé, comme dans beaucoup de pays du Commonwealth dotés d’une Constitution qualifiée de type “Westminster”, un véritable modéle hybride ou autrement dit mixte. Des particularités des deux grands systémes, américain et européen, se retrouvent dans le modéle mauricien. Il nous semble intéressant, du point de vue comparatif, de rap- procher le modéle mauricien des deux grands modéles de contréle constitutionnel des lois. L’étude a laquelle on va se livrer consiste & analyser le mode de justice constitutionnelle 4 Maurice sous |’angle des deux typologies dominantes. On insistera sur le dynamisme que revét le constitutionnalisme mauricien par rapport aux modes tradi- tionnels de justice constitutionnelle. I. LES ELEMENTS DU MODELE EUROPEEN Le modéle européen, conceptualisé par Hans Kelsen (15), est principalement caractérisé par la concentration du contentieux constitutionnel (A) et le caractére direct du contréle (B). On essaiera de démontrer la présence de ces deux aspects du modéle européen dans le constitutionnalisme mauricien. A. LA CONCENTRATION DU CONTENTIEUX CONSTITUTIONNEL La concentration est un des principes de la justice constitution- nelle 4 Maurice (a). Elle obéit, toutefois, 4 une particularité (b). a) La similitude entre le systéme mauricien et le modéle européen Le systéme concentré ou centralisé de contréle signifie qu’un seul organe étatique est autorisé 4 exercer les pouvoirs du juge constitu- tionnel. En ce sens, selon le modéle autrichien, une seule juridiction, souvent spéciale et en dehors de la hiérarchie des tribunaux, est dotée du pouvoir de contréler la constitutionnalité de la loi. Le contentieux constitutionnel se distingue nettement du contentieux de droit commun. Ce monopole permet d’assurer un équilibre entre le principe de la séparation des pouvoirs, qui nécessairement récuse (14) Loren P, Beth, “The Judicial Committee of the Privy Council and the development of judicial review’, American Journal of Comparative Law, 1976, p. 22 A 42, et Dominique Turpin, Contenticux constitutionnel, PUF, 1994, 543 p., v. p. 38. Le Conseil privé britannique fut l’inventeur du contréle juridictionnel des lois. (15) Hans Kelsen, “Le contrdle de la constitutionnalité des lois : une étude comparative des constitutions autrichienne et américaine”, Revue francaise de Droit constitutionnel, 1990, p. 17 & 30. toute immixtion du juge dans le pouvoir législatif, et la théorie de Yordre juridique hiérarchisé qui fonde le constitutionnalisme (16), principe cardinal de tout Etat de droit. Certes, ce modéle européen n’a pas été en soi introduit 4 Mau- rice. L’idée d’instaurer un Conseil constitutionnel doté d’un pouvoir suspensif des lois jugées inconstitutionnelles a été expressément écartée par Stanley Alexandra De Smith, le commissaire constitu- tionnel (17), lors de |’élaboration de la Constitution. Toutefois, une solution assez proche de la finalité d’une juridiction spécialisée a été retenue. Le contentieux constitutionnel est, dans le principe, du res- sort exclusif de la Cour supréme dans la hiérarchie des juridictions purement mauriciennes. La Cour peut exercer ce pouvoir selon deux procédures. Elle peut étre saisie directement par les justiciables aux fins d’examiner une loi de maniére objective et abstraite (18) et sur renvoi par une juridiction inférieure d’une question constitution- nelle préjudicielle (19). La contestation de la régularité d’une loi étant un litige important et grave, le constituant a voulu habiliter les seuls hauts magistrats mauriciens a trancher le contentieux y rela- tif. Les juges inférieurs doivent, en principe, renvoyer toute question d’interprétation d’une norme de la Constitution 4 la Cour supréme. b) Les atténuations La comparaison avec le modéle européen mérite d’étre tempérée. La concentration du contentieux de la loi au profit de la seule Cour supréme n’est pas absolue et est assortie d’une limite essentielle. Comme dans toutes les autres matiéres, la Cour supréme (20) est en contentieux constitutionnel soumise au contréle du Comité judi- (16) «Le systéme de contréle centralisé correspond 4 une maniére diffé- rente de concevoir la séparation des pouvoirs |...]. Aux yeux de Montesquieu et de Rousseau [...] toute interprétation des lois par les juges [...] constituait en conséquence un empiétement sur le pouvoir législatif qu’avait le législa- teur de créer le droit», Mauro Cappelletti, Le pouvoir des juges, Economica, 1990, 397 p., v. p. 201. (17) Le gouvernement britannique avait instauré une commission pré- sidée par Stanley Alexandra De Smith, alors professeur de droit public a VYUniversité de Cambridge, pour élaborer un rapport sur les grandes lignes de la Constitution de Maurice. V. Stanley Alexandra De Smith, “Report of the constitutional commissioner”, Mauritius Legislative Assembly, sessional paper, n° 2, 1965, 15 p. (18) Article 81-1-2 de la Constitution de Maurice. (19) L’article 84-1 de la Constitution de Maurice dispose que «lorsqu’une question concernant l’interprétation de la Constitution est soulevée devant une juridiction de Maurice [...] et que la juridiction estime que la question touche un point de droit important, elle renvoie cette question devant la Cour supréme». (20) La Cour supréme statue en premiére instance. V. Cour supréme, 10 octobre 1972, Virashawmy c/ The Commissioner of Police, Mauritius Reports, 1972, p. 255 260, le chef-juge Sir Latour Adrien rédacteur de Varrét.

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