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Prévoyance des uns, imprévoyance des autres. Questions sur les cultures ouvrières, face aux principes de l'assurance mutuelle, au XIXe siècle, par Alain Cottereau,
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Alain Cottereau
PREVOYANCE DES UNS
IMPREVOYANCE DES AUTRES
Questions sur les cultures oworires,
‘face aux principes de Vassurance mutuelle, au XIX+ siécle
I. LES MYTHES D’ORIGINE DU MUTUELLISME
Depuis la fin du XIX sidcle ont été produites des centaines de fresques historiques
sur Pévolution des sociétés de secours mutuels en France. Des modées du genre
ont été fournis par les rapporis et études officiels multiplis sous le Second Empire,
I1s’agissait alors de démonteer les progrés de Ia « prévoyance », lorsqu’une tutelle
Gclairée donnait des encouragement décisifs & des initiatives incapables de se
lopper par elles-mémes, Les chifftes officielss‘octroyaient de beaux titres de gloire :
— en 1852, 2 438 sociétés de secours recensées, avec 249 000 membres,
— en 1869, & 139 sociétés de secours recensées, avec 794 000 membres.
Les gouvernements de le Il République reprirent a leur compte le tableau de la
marche ascendante des secours mutuels jusqu’en 1914, en se réjouissant de la diver-
sification des mutuellistes, avec Parrivée massive des griculteurs et des fonction-
naires. Les républicains mettent alors en place une mythologie de la genése des
secours mutuels, fondée sur le progrés de la raison et de la liberté d'association,
‘Une version ouvritriste se grefle ensuite sur le tronc républicain : le mutuellisme
aurait conn une origine striciement ouvrire, un temps des pionniers de Passocia-
tion d’entraide, un ge des héros de la solidarité ouvriére, en butte aux régimes
du capitalisme sauvage et policies. La division du mouvement ouvrier entre cou-
rants réformistes et révolutionnaires fait prolifer les variantes rétrospectives. Les
courants révolutionnaires mettent l'accent sur la dégradation continue du caractére
couvrier des mutuelles, & partir du Second Empire, La tutelle de I'edministration
impériale aurait été releyée par Ie clientélisme des notables de la 1m Republique,
Pour faire bonne mesure, aux c6tés des fresques historiques de gauche, les catholi-
~ Alain Gottereau ext chargé de recherche au CNRS
—— Gentre étude des mowvements sociaux. ———
7‘ques « réactionnaires » ont placé un ége d'or des secours mutuels au temps des
confiéries religieuses de métier, sous I’Ancien Régime.
Ces grandes fresques historiques, quelle que soit leur orientation, présentent un
inconvénient majeur: elles présupposent que le terme « sociéré de secoursrautuel »
recouvre une eertaine continuité d'institation. Or, pour peu que Yon veuille bien
‘interroger sur ce que pouvait bien signifier appartenir & une société de secours
mutes, du point de vue des diférents adhérents,& différentes périodes, on est
amen€ mettre en doute "homogénéité méme de la notion de secours mutuels,
Certes, il est possible de trouver un fil conducteur, au niveau du discours des nota-
bbles, des fonctionnaires et des juristes. La premiére définition des « sociéxés de pré-
voyance » que jai trouvée, proposée pat la Société philanthropique de Paris en 1806,
puis offcialisée par une circulsire du ministre de PIntérieur aux préfets la méme
fnnée, délimitait leurs traits communs en ces termes les « sociétés de prévoyance »
sont des « sociétés vraiment fraternelles o, par une sorte de pacte de famille, des
individus @'une méme classe s’assurent mutuellement des ressources contre le il
hheut et la vieillesse »!, Dans les années qui suivirent, la société philanthropique,
cen qualité expert officieux auprés du gouvernement, imposa les deux étiquetages
officiels et substituables de « sociétés de prévoyance » et « sociétés de secours
mutuels », Depuis cette époque se retrouvent toujours les mémes éléments de défi-
nition institutionnelle des secours mutuels : un « pacte » ou contrat d'assurances
‘mutuelles volonteires, afin de compenser en argent et autres ressources des « mal-
hheurs » tels que Ia maladie, les accidents, le décts, le chmage, la vieillesse ot
Pinvalidité.
Cepenilant, lorsqu’on quitte la littérature des grands principes et des grandes fre
ques pour sintéresser ax fonctionnement quotidien des mutuelles, un paredoxe appo-
teft. Les archives sur la gestion des rutueles, que Yon peut retrouver dans les papiers
Offciels des ministeres, des départements, des mairies, et des sociérés de bienfai-
tance rittrent sans ceste les mémes reproches aux société. D’aprés elles, es mute
qes ne fonetionnent pas en conformit€ avec P'idéal mutualiste de référence. En 1914
comme en 1806, les analyses du fonctionnement déplorent « Pimprévoyance dans
les socigtés de prévoyance »2
Cet article sintéressera & ce que pouvsient recouvrit les soi-disant comportements
dx imprévoyance » en milieu owvrier, dans les société de secours mutuels et hors
ides sociétés de secours mutuels. A partir du moment ot l'on pose ce genre de ques-
tion, les belles fresques historiques se Iézardent et s'effondrent, Tout d’abord, @
Ia place des certitudes sur le fonctionnement des mutueles, se dessinent des zones
ombre, des comportements dont on ne peut décider honnétement de le significe-
tion aujourd’hui. L’analyse rétrospective se heurte en effet & des hiatus entre, d’un
été les morales officielles de la prévoyence, qui prétent des motivations fictives
aux individus, afin de justfier des contraintes bien réelles ; de 'autre cOt6 les phi-
Tosophies multiples de Pexistence que se sont construites des individus et des
1. Soc philathropique, « Rapports et comptes rendus dela Soc philathropique de Pais per
ast eg 11 et Yan 1806 , Pais imp, des hospices civil, 1607, p. 15.
2, ELGHEYSSON, Limprévosence dan es fatindons de prévoyene, Gullnsmis, Pars, 1888.
58groupes sociaux. Dans ce bref exposé, on ne cherchera pas A aller plus loin que
de situer quelques unes de ces incertitudes. Mais, derriere des questions aussi élé-
‘mentaires se profilent des problemes fondamentaux sur la nature méme de la démar-
che des « sciences sociales »,
I. LES METAMORPHOSES DU COUPLE
PREVOYANCE / PROVIDENCE
Avant de s'interroger sur les multiples significations possibles de la « prévoyance »
dans les mutuelles ouvriéres, on abordera la question de la prévoyance ou « impré-
voyance ouvritre » par deux extrémités oppostes : @abord, par le regard en sur-
plomb des morales officeltes, ensuite par des points de vue individuels d’ouvriers
militants, et douvriers « ordinsires ».
La morale de la prévoyance en France s'est constuite comme tne morale de bour-
geois et de paysans aisés, en opposition a la providence de la religion catholique
Le philosophe historien, B. Greethuysen, a souligné avec force opposition de ces
morales au cours du XVII" sitcle frangais?, Il 9 analysé notamment des sermons
du clergé particulitrement révélateurs, tel échantillon suivant, qu'il cite, tir颒une
homélie du curé de Gap, publige en 1773, Evoquent les bourgeois dont le reven
‘est assuré pour toujours », le curé de Gap s'écriait :
«Ly en a parmi ceux qui amassent, et cest une chose risible, ou plutét digne de
pitié, de les voir accumuler écu sur écu, contrat sur contrat, rente sur rent ; faire
‘chaque année, des intérézs un nouveau capital, qui produit de nouveaux intérets,
oi Yon forme un nouveau capital encore, et ainsi de suite, tant que pieds et mains
leur durent. La Providence n'est done rien ? Vous n'y croyez donc pas ? Ou bien
‘vous ne vous y fiez. pas. C'est done votre argent qui vous rassure contre tous les aci-
dents qui peuvent vous arriver ? Crest donc lui, qui est votre Dieu ?(..) Ty a donc
une double folie & croupir dans Poubli de son salut, pour s'enrichir ou pour s'éle-
ver dans ce monde, Car, outre que c'est une folie de sacrificr son fime pour de V'ar~
ent, et pour un peu de fumée, c’en est une encore de s’agiter, de se troubler, de
se tourmenter comme font les ambitieux et les avares, pour aoquérir des biens que
ln Providence a promis de donner par surcroft & ceux qui chercheraient premizre-
rent et pardessus tout le royaume de Dieu et sa justice. »4
Le processus de déchristianisation me se résumait pas en une séperation entre reli-
gion et irreligion, il consistait bien plutot en une redistribution générale entre le
sacré et le profane. L’ancienne foi rligieuse pouvait se trouver intégrée dans une
pensée irreligieuse, séculire, mais cependant pouvait encore appartenir tout autant
au sacré qu’eu profane. Telles furent précisément, me semble, les grandes lignes
de Pévolution de ce qu’on nomme maintenant assurance sociale, pendant une trés
Tongue période.
3. B, GROBTIIUYSEN, Origins de Muprit bourgnis on Frans, Gallimard, Pais, 1927, cite apes a
reddit de poche en 1977
4. 1B. GROBTHUYSEN, p. 226227, Soligné pa mol
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