ESPRIT
Fondée en 1952 par Emmanuel Mousien, ta revue Esprit, cesta sous
2 direclion jurgua sa mort, en 1980. Albert BEGUIN en devint lors
directeur, Apres la mort de celuivcl, en mai 1957, Véquipe de redaction
pris fa decison déditer une « nouvelle série’, afin. de. poursuivre,
2 ravers la veléve des générations, Cauore dEsprit, reoue dinspiration
‘personmalise® en tutte contre le uesordre établi
DIRECTEUR : JEAKMARIE DOMENACIE
20 auwéx. - N* 270 - 19, RUE JAcos, Panis vi" - PEvRIER 1959
Exthique et politique
[Nous donnons plus loin tes derniézes pages d'une conférence prononcte
‘par Ie philosophe et tocologue allemand Max Weber, en 1019, devant un
Auditoire detudiant, sur: La politigue comme vocation (Politik als Beruf).
‘Cex pages daient jusqu’d présent inédites en francas, Elle viennent deere
publiéer dane un ouvrage intitulé Le savant et le politigue par Max
Weber, traduction de Julien Freund, aux Eaitions Plon, dans la collection
«« Recherches en sciences humaines » disigée par Erie de Dampierre *.
Nous avons demandé & Paul Rioaur de présenter A nos lecteurs ce
texte dont les résonances actuelles ne mangueront pas de les frapper.
PAUL RICEUR
faire de la politique en professionnel? Tele est la
question quanime essai dont nous publions ici la
fin, Il est essentiel de ne pas séparer, dans cette interrogation
de Max Weber, Vaspect social de la profession et aspect
A gusts conditions un homme peutil se dire appelé &
* copyright Libralrie Plon, reproduction méme partielle interdite.
205PAUL RICEUR
moral de la vocation que le méme mot allemand — Beruf —
rassemble, Face 4 de jeunes intellectuels enthousiastes et
idéalistes, révant, en pleine débécle, d'une révolution dure
et pure, Max Weber vient rappeler le sérieux de la politique,
le sériewx social et moral de la politique.
Dés les premitres lignes, Max Weber coupe court avec le
diletiantisme et les bons sentiments en dressant devant ses
auditeurs la grande énigme qui commande la vocation poli-
tique: Vénigme de la violence légitime qui est au centre de
la problématique de Etat. Pas de politique en effet qui ne
soit en son fond brigue du pouvoir, cest-i-dire volonté de
disposer de la violence étatique. « Nous entendons uniquement
par politique la direction du groupement politique que nous
appelons aujourd'hui Etat ou Uinfluence que on exerce
sur cette direction. » Or VEIat « ne se laisse définir socio-
Togiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre,
ainsi qu’d tout autre groupement politique, @ savoir la vio-
lence physique, »
On peut critiquer cette maniére de définir UEtat par son
moyen propre; Eric Weil, dans sa Philosophie politique,
réserve cette défition de VEtat par le monopole de la
violence physique Iégitime (p. 142-143). Mais, st Ton a en
ue les circonsiances de cet essai, ce début se justifie ; vadres-
sant a des idéalistes trop enclins a tirer directement une
politique de leur zéle dévorant pour la justice sociale et
de leur amour du genre humain, Max Weber choisit d'aborder
la politique par son cdté abrupt, & savoir son commerce avec
la puissance, avec la domination de thomme sur homme,
Crest pourquoi ta distinction des deux éthiques — éthique
de conviction et éthique de responsabilité — est en germe
dans la premitre définition de la politique et de VEtat ;
notre texte le dit : « Peuton vraiment croire que les ext
gences de Uéthique puissent resler indiférentes au fait que
toute politique utilise comme moyen spécifique la force, der-
tigre laquelle se profile ta violence? » Et plus loin : « Pori-
ginalité propre aux problémes éthiques en politique réside
donc dans le moyen spécifique de la violence légitime comme
telle, dont disposent les groupements humains >. Et encore :
qui fait de la politique, nécessairement « se compromet avec
des puissances diaboliques (aux yeux de la morale de convic-
tion] qui sont aux aguets dans toute violence ».
Il fallait commencer ainsi afin de réveiller de leur sommeil
enthousiaste les amants du genre humain; il fallait leur
montrer de quelles puissances homme politique est respon-
sable.
226ETHIQUE ET POLITIQUE
Crest encore pour combattre le dilettantisme et la naiveté
et pour illustrer le sérieux de la politique que Max Weber
privilégie, entre tous les « fondements de légitimité » que
cherche 4 se donner le rapport politique de domination,
celui quil appelle le pouvoir charismatique, cest-a-dire la
grice personnelle et extraordinaire qui fait de certains indi-
vidus des « chefs ». Du chef de guerre élu et du sowverain
plebiscite au démagogue et au chef de parti politique, le
« chef » est la politique incarnée, Toute Ia suite de Vessai
est tissée de variations sur le powvoir charismatique et les
formes successives quil @ prises, @ mesure que de nouveaux
rbles politiques se développaient en Occident, depuis les légistes
et les canonistes du Moyen Age.
Liinventaire des métiers politiques que Max Weber dresse
a cette occasion sert le méme dessein que les analyses précé-
dentes, car la plupart de ces métiers ne peuvent étre improvisés
et demandent des dispositions et des habiletés fort éloignées
de celles de Cintellectuel — qu'il soit universitaire, éerivain
ou artiste — qui se livre occasionnellement et non profession-
nellement a la politique. Cela méme rend la politique assez
impénétrable a cette intelligentsia qui pourtant méprise les
fonctionnaires de parti, les entrepreneurs de politique, les
agitateurs patentés et tous ceux pour qui la politique nest
pas une affaire de doctrine, mais une lutte visant & contrdler
la source de distribution des emplois, des honneurs et des
prébendes.
Ainsi le pouvoir charismatique de thomme @’Etat est soli-
daire de ta montée des hommes politiques professionnels ;
ces descendants du clerc médiéval, canoniste ou légiste, du
conseiller humaniste des Princes de la Renaissance, des nobles
et des bourgeois des cours monarchiques, de Vavocat de la
Revolution, sont aujourd'hui les oligarques qui contrdlent
les « machines » des grands partis; ils ont taillé leur puis
sance aux dépens des notables et méme des parlementaires ;
avec Ostrogorski, Max Weber est convaincu que Uinstitution
des « machines », loin de rendre la politique plus anonyme,
plus technique, va dans le sens de la démocratie plébisci.
faire : d'un cété en effet, la passivité de la masse ¢lectorale,
accentuée par la distinction entre les simples électeurs et ceux
qui font de ta politique, prépare le lit de la parole déma-
gogique des « chefs >; dautre part les politiciens actifs,
militants et permanents des partis, font le meilleur usage
de la machine lorsqwils peuvent la mettre au service d'un
« chef » gui les repaiera en postes et en honneurs, Le pow
voir charismatique est ainsi devenu solidaire du style plé
227PAUL RICEUR
biscitaire des grands partis modernes, le « chef » entrainant
Ja masse par Fintermédiaire des « machines ».
Gette étude est trés déconcertante pour les intellectuels
qui décowurent soudain quils ne sont que des amateurs en
Politique, quils sont coupés de la véritable influence poli-
fique par les hommes politiques professionnels. Elle peut,
aujourd'hui encore, dans une situation fort différente de
celle que Max Weber connaissait lorsquiil prononca cette
conférence, aider a une prise de conscience de la naiveté
politique qui est bien souvent le lot des intellectuels. Max
Weber a connu en toute lucidité Vabime qui sépare la res-
ponsabilité du penseur politique quil lait Iuiméme de
celle de Phomme politique qu'il savait ne pas étre quand il
prononcait ce discours et qu'il aurait pu devenir si on avait
jait appel & tui
Mais ce nest pos parce que le penseur politique n'est pas
un homme politique et ferait peutétre un médiocre homme
@Etat quil est dépourvu de toute influence politique indi-
recle, Celle étude est au contraire Villustration la plus écla-
tante de ce que peut le penseur politique dans le champ
méme de la politique efficace. En réfiéchissant la politique,
le penseur politique fait réfléchir Phomme politique lui-
méme ; mais son crédit auprés de Thomme politique est le
fruit de son propre respect pour la spécificité de Caction
politique.
Quia donc a dire & Phomme politique le penseur poli-
tiguie du style de Max Weber? On serait tenté, avant méme de
Pentendre, d'en récuser Fautorité, sous prétexte que le mes
sage de Max Weber est trop tributaire d'une situation périmée ;
Crest enveffet dun moment précis de la crise allemande que le
sociologue allemand dénonce les périls d'une « démocratie
sans chefs »: Vefjondrement de tEmpire a taissé ta place
4 un Parlement prisonnier de ses traditions apolitiquies, @
des partis bourgeois encombrés de notables, dun parlt socia-
liste’ entidrement fonctionnarisé et 4. de ‘petits partis doc-
trinaires nés pour rester minoritaires. Il ne faut pourtant pas
se laisser abuser par le caractére circonstanciel de cette étude ;
la crise du pariementarisme et des parts allemands de 1919
‘est replacée dans le cadre plus général d'une description de
la condition moderne de la politique ; cest @ ce niveau
de généralité qui faut prendre ses reflexions sur le powuoir
228ETHIQUE ET POLITIQUE
charismatique, les hommes politiques professionnels et. la
« machine » des partis.
On ne se débarraste pas non plus de cette analyse en
notant avec ironie que Vappel au chef a été satisfait au-
dela de toute mesure par le naxisme. Le genre de chef que
Max Weber appelle de ses veux wa tien 4 voir avec le tyran
moderne ; c'est précisément pour sawuer le régime des partis
et a démocratie parlementaire que Max Weber réfiéchit et
fait réfléchir sur « Pactivité politique entendue comme voce-
tion »; la démocratie a besoin de chefs, Cesta-dire d’hommes
Etat; elle ne peut survivre que par la tension et Péquilibre
entre les institutions, la pression des masses, Forganisation
des « machines » et, & tous les échelons, Vexercice personnel
du pouvoir. Plutét que de se voiler la face ou de se méfier
ar principe, Max Weber tente lucidement et honnétement
de reconnaitre la place a ta fois inéluctable et souhaitable de
Pinfluence personnelle dans toutes les carriéres politiques,
que ce soit celle du journaliste, de Yanimateur d'une section
ou dune cellule politique, celle du bureaucrate et du perma-
nent de parti, ow enfin celle du chef du parti. Il'y a une condi-
tion de Uhomme politique, vivant pour la politique et de la
politique : cest celle que Max Weber veut comprendre, afin
de conguérir le droit de Pinterpeller.
Ce quil dit a Thomme politique procede de cette com-
préhension méme de la dimension politique, a savoir du
commerce de Uhomme avec le pouvoir et de « la joie
intime » que la carriére politique peut donner @ celui qui
Pembrasse : « la conscience dexercer yne influence sur les
autres humains, le sentiment de participer au powoir et
surtout la conscience d’étre du nombre de ceux qui tiennent
‘en main un nerf important de histoire en train de se faire,
peuvent élever Vhomme politique professionnel, méme célui
qui n’occupe quune position modeste, au-dessus de la bana-
lité de la vie quotidienne >. Layant compris, Vayant aimé
jusque dans son goat pour la puissance, le penseur politique
peut tirer Thomme politique de sa naiveté, comme il s'est
arraché luisméme & sa naiveté d'intellectuel.
Cette prise de conscience de thomme politique, Max Weber
Fintrodstit par celte question : « Quel homme faut-il étre
pour avoir le'droit de mettre les doigts dans les rayons de la
roue de Uhistoire ? >. Crest ici que Max Weber entame
Panalyse de la responsabilité politique qui est au centre
du texte quion peut lire ci-dessous ; mais avant den faire
le critére de Véthique de Phomme politique et de opposer
a la morale de la conviction, dont la tentation est précisé-
229PAUL RICEUR
ment le mépris des conséguences et donc Uirresponsabilite,
Max Weber met en place le sens de la responsabilité dans la
trilogie des qualités déterminantes qui font Phomme politique
la passion, la responsabilité, le coup d'ceil; la passion, Cest-
dedire tout le contraire de Vexcitation sterile, mais le dévoue-
ment enthousiaste & une cause; le coup deel, cestridire
cette mise @ distance des hommes et des. choses qui fait du
politicien un homme de téte, un dominateur ; la passion sans
laquelle la politique serait un jeu frivole ; le coup aail sans
lequel la politique serait une improvisation sans lendemain.
Ainsi est introduite cette éthique du pouvoir, dominée par
le paradoxe des deux éthiques. Nous laissons le soin au
lecteur d’en comprendre le sens et nous nous contentons de
mettre en garde contre quelques méprises possibles.
Il n'y a dans ce texte aucune complaisance pour les conflits
@échivants, mais @'une part un grand respect pour Péthique
absolue de TEvangile avec laquelle on ne peut pas plus
jouer qwavec la politique, d'autre part un grand respect
pour la loi de Vaction qui se raméne prendre sur sot les
consequences sans se retrancher derritre la pureté de Pin-
tention propre et la méchanceté du monde, Max Weber ne
dit pas non plus quil faut jeter pardessus bord Uéthique
de conviction : cest parce quelle est inexpugnable quiit y
@ probléme; aussi y ail toujours un moment, pour les
dmes qui ne sont point martes, un moment qui ne saurat tre
ni préow ni prescrit, ot Uéthique de conviction vient barrer
Vhomme qui agit selon la régle de responsabilité et tui
souffie, comme le démon de Socrate qui disait toujours
Non : « Jusquici, mais pas plus loin >. Il nest pas dit
non plus que cette contradiction soit sans solution; Cest
plutét une épreuve en tous les sens du mot ; et celte épreuve
rend indluctable le choix. Crest ici que Max Weber, penseur
politique, révéle le philosophe quit a toujours été, le cri=
tigue du’ systéme et du savoir absolu, Chomme de la connais.
sance approchée et dw savoir limité.’Ce n'est plus seulement
le penseur politique, mais le philosophe en lui, qui reconnait
au « héros > de action politique le pouvoir de dépasser la
contradiction insurmontable pour la réflexion ; c'est ce pouvoir
qui requiert de la « passion > et du « coup d'ail >; cest
lui qui finalement constitue la « vocation » politique.
Paul Ricaur.
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