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SociologieS Théories et recherches ‘Théories et recherches Une sociologie de l’existence est- elle possible ? DaniLo MarTUCCELLI Abstracts Frangais English Espaitol En partant du diagnostic d’'une affirmation croissante des questions existentielles dans les sociétés contemporaines, l'article interroge les maniéres dont la sociologie peut les aborder. Il revient dans une premiere partic sur les grands principes de Ja philosophic de Yexistence, mais surtout sur Yeeuvre de Jean-Paul Sartre qui a, plus que tout autre, explicitement marqué les principaux essais @une sociologie existentialiste et les impasses de ces tentatives. Dans la seconde partie, en s'appuyant sur les conclusions préeédentes, Particle développe les raisons d’une montée des themes socio-existentiels dans la modernite et répond a la question de savoir pourquoi, et surtout comment, analyse sociologique peut et doit étudier les questions existentielles. Isa sociology of existence possible? Starting from the diagnosis of an increasing assertion of existential questions in contemporary societies, this article interrogates ways that sociology can address them. In the first part, it comes back to the great principles of existential philosophy particularly on Sartre's work, that has, more ‘than anyone else, explicitly marked the major essays of an existentialist sociology as well as the dead ends of these attempts. In the sccond part, relying on the previous conclusions, this article will develop the reasons of the rise of socioexistential themes in modernity, and it will answer the question of why, and especially how, sociological analysis can and must study existential questions. 4B posible una sociologta de la existencia? A partir del diagnéstico segin el cual emergen en la sociedad actual cuestiones de indole existencial, en este articulo se expone como la sociologia puede abordarlas. Parte cn la primera parte de los grandes principios de la filosofia existencial, especialmente de Sartre que més que ningin otro ha introducido una aproximaci6n sociolégico-existencialista y ha subrayado sus limites. En la segunda parte, apoyindose en las conclusiones precedentes, e! articulo explica las razones de este aumento del cuestionamiento socio-existencial en la modernidad y responde a la pregunta del porqué y del como el anilisis sociolégico puede y debe interesarse por la temitica existencial Index terms Mots-clés : existence, existentialisme, individuation, modernité, épreuve Full text Problémes et promesses sociologiques de la philosophie de l’existence Un des traits importants de l’époque actuelle réside dans l'envahissement progressif de Ja vie sociale par des questions existentielles sous la forme d'une double tension. D'une part, des affaires existentielles proprement dites (la vie, la mort...) deviennent véritablement des questions sociales. D’autre part, des questions sociales (le développement durable, 'tat-providence...) s‘ouvrent a des considérations proprement existenticlles. Autrement dit, les questions existentielles et sociales sont en train de s‘articuler de maniére inédite — une situation qui interroge les maniéres dont la sociologie doit ou non ~ et comment - y faire face. Mais qu’est-ce que la question existentielle ? Si, comme on le vera, étude philosophique de l'existence se penche sur les 61éments fondamentaux de la vie humaine, Ja question existentielle que nous aborderons d'un point de vue sociologique dans cet, article se référe a la fois aux nouvelles interrogations proprement existenticlles qui surgissent actuellement, souvent a Ia suite de progrés techniques sur le vivant ou la mort, ct A certains états subjectifs qui se généralisent sous la forme d'un sentiment irrépressible et particulier exposition au monde, C'est dire que, entre les domaines existenti psychologiques, méme si la frontiére pratique n'est pas toujours facile a établir (ne ce parce que le second ouvre parfois la voie au premier), il n’en reste pas moins que leur distinction analytique est bien réelle : existentielles sont avant tout les interrogations et expériences suscitées par le fait méme de vivre. Si, par le passé, elles ont été presque exclusivement pensées en tant qu’objet de réflexion philosophique, elles ont tendance & devenir aujourd'hui des questions ordinaires de la vie sociale. En tout premier lieu, bien des affaires existentielles sont plus que jamais des questions sociales : la vie et la mort sont devenues des objet privilégiés de dispositifs de biopouvoir (Memmi, 2003 ; Rose, 2006), mais elles sont aussi le théAtre d'importants débats de société od, de maniére plus ou moins sournoise, et souvent par des voies détournées, ce sont bel et bien des questions proprement existenticlles (1a mort bonne, la mort en dignité, Yeuthanasie, mais aussi, bien stir, la procréation assistée, le clonage, la médecine génétique, interruption volontaire de grosscsse...) qui sont posées ou escamotées. Certes, toutes les sociétés sont confrontées & ces questions ; mais les ndtres Te sont d’une maniere différente, parce que nos capacités d’intervention sur I'humain sont en train de connaitre un saut qualitatif, En deuxiéme lieu, et en sens inverse, bien des questions sociales se lestent désormais, @indéniables dimensions existenticlles. L’Etat-providence est devenu un ensemble de politiques (régulation du marché, fiscalité, politiques sociales...) qui marquent en profondcur les sociétés, mais aussi la vie des individus, notamment en Europe, partir de Ja seconde moitié du xxéme sidcle, en donnant forme A un mode historique d’individuation (Therborn, 2009). Ce que certains dénomment comme sa crise et d'autres comme sa transformation ne peut qu’avoir des conséquences majeures pour la vie des individus. Les débats sur son financement, le type de prestations qu'il permet ou ses principaux bénéficiaires ne sont pas seulement des questions sociales. Le type d'individu qu’un acteur sera — ou. non ~ dépend trés étroitement de la fagon dont la couverture sociale est onganisée. Ces débats renvoient ainsi a des considérations proprement existentielles — un aspect bien souligné, par exemple, par la mobilisation de la notion de vulnérabilité dans action publique’. Certes, ce diagnostic est loin d’étre consensuel. Bien des sociologues, et non des moindres, de Norbert Elias 4 Anthony Giddens, ont méme proposé dans les demniéres déeennies une interprétation opposée : les sociétés actuclles se caraetériseraient par le refoulement des grandes questions existentielles. Pour le premier, on serait en train de chasser de notre vue et de notre vie les mourants, les abandonnant a leur solitude, Pour le second, c'est tout un ensemble d'expériences fondatrices de existence telles que la folie, la criminalité, la maladic ou la sexualité qui visent A étre mises a distance, dans des institutions « spécifiques » et, de ce fait, coupées des routines quotidiennes. Notre moderité serait le théatre d'une séquestration ou d'une occultation de ces questions (Elias, 1987 ; Giddens, 1991). Cet article s’appuie sur une hypothése historique différente : Jes affaires existentielles sont désormais, plus que jamais, dans d’inédites configurations, au eceur dela vie sociale. Comment faire alors pour sensibiliser la sociologie & leur étude ? Face A la spécificité des enjeux existentiels propre A notre époque, nous pensons qu'il ne faut ni envisager la mise en couvre d'une « nouvelle » démarche générale (une sociologie existentialiste), ni limiter ce type d’analyse & une perspective cantonnée & quelques problames particuliers qui seraicnt sculs explicitement cxistenticls mais parvenir 4 comprendre toute 'ampleur sociologique de défis socio-existentiels contemporains. ‘Nous procéderons en deux grandes étapes. Nous verrons dans une premiére partie la maniére dont les questions existentielles ont été A Torigine posées dans le cadre de la philosophie de l'existence, avant de nous intéresser 4 un ensemble de démarches ayant essayé, A commencer par celle de Jean-Paul Sartre Iui-méme, de commencer & mettre en place une sociologie existentialiste stricto sensu. Nous retiendrons de cet excursus une série de difficultés auxquelles nous essayerons de répondre dans une seconde partie, afin de dégager, d'une manitre plus programmatique, les grands prineipes d'une sociologie de Yexistence. Petit précis de philosophie de l’existence (...a Vintention des sociologues) La philosophic de Yexistence est née d'un acte subversif *, individu, dont la compréhension avait longtemps découlé d'une étude générale de 'étre, devient le veritable point de départ et méme, pour certains, le véritable objet d’étude. Jamais auparavant, jamais en tout cas avec autant de force, l'homme, et son énigme premiére, n'avaient a ce point structuré le regard philosophique. Les trois axes de la philosophie de I’existence Comme Ténonce Martin Heidegger dans Btre et Temps (1986), toute perspective ontologique adopte un point de vuc ontique : avant de philosopher, il est indispensable de prendre acte que 'on est dans le monde. C’est cette dimension de existence — le Dasein — qui est décisive et qui va donner toute sa nouveauté a la philosophic de existence, dés la fin des années vingt, lui conférant un engagement intramondain qu’a ’époque, aucune démarche, pas méme le marxisme ou le pragmatisme, ne parvenait d tenir avec autant de résolution. Cest dire que, dés son acte inaugural, un des principaux objectifs de la philosophie de existence consistera 3 identifier les structures existentielles fondamentales par lesquelles I’Etre se révéle a l'expérience humaine — comme en attestent, par exemple, les passages que Martin Heidegger consacre aux outils (« Pétre A la main »), od il enracine Yontologic fondamentale dans le domaine de l'expérience factuelle. Ainsi s'explique ailleurs Vintérét de Martin Heidegger pour la phénoménologie dans cette phase de sa vie intellectuelle : elle est la seule démarche qui permet, pense-t-il, de récupérer l'expérience dans son immédiateté primordiale, aprés des sidcles d’ensevelissement sous la métaphysique’. Le Dasein se définit davantage par ses états — son silence face au bavardage du monde (le « on »), son engagement en tant qu’étre pour la mort, son souci de soi — que par la connaissance au sens restreint du terme. Dans Etre et Temps, ce sont ces dimensions existentielles — états d’Ame, relations avec les outils, étre avec les autres, étre pour la mort... — qui alimentent lanalytique qui structure l'étude de I'Btre. Soulignons-en Yessentiel : la philosophie de l’existence est irréduetible aux démarches historiques précédentes. Blle a été une maniére neuve de penser un ensemble de vieux problémes, A Yorigine de cette démarche un constat s‘impose dés le début : l’écart, si bien souligné par Siren Kierkegaard, entre la certitude des systémes (de tous les systémes) et la réalité de Yhomme (les inquiétudes fondamentales de tous les hommes). C'est cela qui se trouve a la naissance une philosophie qui, dans ce sens, es immédiatement une expérience. Les systémes philosophiques ne disent rien aux gens. En tout cas, ils ne parlent pas de ce qui est le plus important pour eux — leur existence, Bien entendu, bien des tentatives ont auss été faites avant la philosophie de l'existence pour rapprocher la philosophie et la vie, mais aucune démarche n’avait jusqu’a ce moment-la fait de homme, et de son existence, l'objet premier dela pensée. Ek-sistere : étre dehors. C'est cela le point de départ — Yirréductible sentiment des hommes de ne pas avoir de « maison ». Le cogito cartésien (le sujet épistémologique), encore présent dans la démarche phénoménologique, est déplaeé, comme point d’orgue de a pensée philosophique, par un état existenticl (le sujet en situation : l’étre-dans-le- monde). L’empirisme, longtemps borné & des considérations cognitives, est largement dépassé. Mais ce n'est pas seulement la cognition qui est dépassée ; c'est également Yaetion. D’od, dailleurs, les difficultés du marxisme mais aussi du pragmatisme pour parvenir & cemer tous les enjeux dela philosophie de existence (Bernstein, 1971). En tout cas, c'est en partant del'existence, et de ce qu’il y trouve de plus fondamental et signifi & savoir Vangoisse que suscite la liberté face A la contingence, que jren Kierkegaard le premier, d’autres ensuite, vont souligner la singularité de chaque individu devant sa situation. Pour Séren Kierkegaard, il ne faut pas hésiter et il n’hésite pas ~ a affirmer la supériorité du singulier sur l'espéce. Cette supériorité provient d'une découverte analytique fondamentale, Seul "homme, parmi tous les étants, existe. Cest-A- dire, est « en dehors », C’est-a-dire encore, est contraint de concevoir son étre & travers le ‘temps, puisqu'l est exposé au vertige de sa liberté. Certes, les choses aussi appartiennent au temps. Mais le temps humain est différent : il attend Pinstant, en fait, il peut prendre ~ plus ou moins soudainement — un sens. Puisque chez "homme Vavenir est toujours suspendu, Pexpérience du temps est indissociable d'une expérience de Pangoisse : méme au bord du péché capital — Adam — ou du sacrifice de son fils — Abraham — il est temps, « Vinstant », de découvrir la terrifiante expérience de la contingence. L/universel en tout cas ne peut étre étudié que placé dans un rapport réel a "homme. Dans cette interprétation de la philosophie de Texistence, Vapport décisif de Martin Heidegger sera de montrer que 'homme — le Dasein — est le seul étant pour qui exister prend vraiment un sens. Exister n’est possible qu’a partir d’un certain état de conscience. Une expérience qui ouvre & une compréhension radicale et unique de V’étre, puisquele Dasein, c'est sa premiére caractéristique, n'est jamais clos sur lui-méme (jamais « en soi », jamais une « chose »). Tl est toujours un étre de projet. La présence de Thomme dans le monde ~ son engagement - passe done, non pas par une absence, mais par un mode d’étre qui est toujours une possibilité, C'est cela qui est au fondement du vertige de Yexistence. C'est cela qui est le propre de l'intentionnalité de notre conscience — le rapport essential qu’elle a aux objets et qui établit, d’emblée, par cette ouverture, la vision imprescriptible du regard existentiel d'un étredans-le-monde 5. homme est toujours Yétre la. Et c'est cette situation, indissociablement expérience et conscience, qui est a la racine de 'angoisse telle que Martin Heidegger la pense ~ moins alors sous la forme d'une liberté face la contingence comme chez Séren Kierkegaard, que sous les auspices d'une angoisse suscitée par le vertige d’« étre 1A » ~ Vabsurdité d’étre un étre-dans-le-monde sans aucune raison d’étre, Louverture est done la question premiére. L’homme doit toujours donner une solution au probléme d’étre ou, pour mieux dire, au fait d’étre avant tout un étre-dans-le-monde. Mais, ot c'est ici que réside l'essentiel, son étre-dans-le-monde n'est jamais figé, il est toujours un bondissement, une ouverture, un projet. Ce qui suppose — exige — une responsabilité incontournable : "homme doit toujours se comprendre, c'est-a-dire, tirer au dir sa situation. La raison en est simple : Cest & la lumiére de Ta tension entre deux réalités que se situe l'existence — a la fois une possibilité et une situation. Pour le dire dans un langage plus précis, Vexistence est indissociable d’un projet et d'une facticité, Une tension qui rend compte du risque d’égarement permanent de V'humain dans Vinauthentique, desa « chute » dans un conformisme anonyme. Projet, facticité, inauthenticité : voila le eceur analytique de existence. Cette structure temaire cst le propre de la condition de 'homme — son anthropologie philosophique premiére et iréductible. Bien entendu, cette triade prend des formes historiques diverses, mais elle n’enléve rien la primauté, sous cette modalité, du probléme de 'existence. Dailleurs, dans son interprétation, Jean Beaufret souligne, avec raison, que ces trois aspects ne se trouvent pas au méme plan : « les deux premiers sont essentiels a la nature méme de Yexister humain. Le troisiéme, au contraire, n’a pas la méme invariance » 20 (Beaufret, 2000, p. 23). La remarque est trés juste : c'est sur ce troisiéme aspect, en effet, que se sont centrés véritablement les efforts d’historisation de l'analyse existentielle (depuis le On et le bavardage mondain de Martin Heidegger jusqu’aux différentes stations de la mauvaise foi ou de la sérialité chez Sartre). Toute la force éthique dela philosophic de existence consistera ainsi a faire revenir /homme vers l'authenticité de son projet ~ pour qu’il ne se perde pas dans le monde, dans les « divertissements » dont parlait déja Blaise Pascal, afin de se ressaisir dans son ouverture premiere, afin d’assumer sa liberté face a la contingence, afin d’affronter Vabsurde. La responsabilité de homme est de devoir résoudre sa vérité existentielle. Sa possibilité — son existence — est toujours prise dans une facticité ~ il est jeté dans le monde - et il lui faut, a partir d’elle, faire face & sa chute — linauthenticité — 4 sa perte dans le monde. Une résolution de sa vérité qui, pour bien des philosophes existenticls, passe parl’épreuve de angoisse. Mais cette demiére, comme on I'a indiqué ci-dessus, n'est pas la méme chez, Séren Kierkegaard et Martin Heidegger, et elle n’est plus, non plus, tout a fait la méme chez Jean-Paul Sartre ou Albert Camus. Et d'ailleurs, Vangoisse, pour importante ou polysémique qu'elle soit, ne définit pas la seule voie existentielle. Pour un chrétien comme Gabriel Marcel, Vanalytique existentielle est davantage aux prises avec Yespérance et méme la mort (si chére dans sa signification existentielle a Martin Heidegger) a chez hui un sens tout autre — celle d’une « mystérieuse hospitalité » TI s'agit sans doute de différences majeures mais qui, pour ce qui nous intéresse, ne changent pas grand-chose a la ligne centrale de analyse. L'important est que, comme Martin Heidegger aura dit avec justesse, Vattitude premiére de homme est le « souci » de son étre, le fait que son existence ne soit pas une contemplation, mais unc inquiétude, une besogne, un souci. homme se doit de faire le point de ses possibilités et de ses impossibilités, et cest cette attitude indéracinable qui se déploie dans et par le temps, introduisant alors a la finitude irrémédiable de la vie, Plus encore : chez Martin Heidegger, comme chez Sdren Kierkegaard, la mort est au fondement du principe dindividualisation — la mort est un universel existentiel qui me frappe de fagon inéluctable et singuligre. La mort nous arrache inévitablement A nos semblables, et para, aussi, 4 tous ces « On » qui nous empéchaient d’étre nous-mémes. En bref, la philosophie de Vexistence est inséparable d'une réflexion premiére sur les conditions @ priori de la nature humaine. La caractérisation donnée de l'existentialisme par Hannah Arendt das 1948 souligne avec raison cet aspect : Yexistence est 'étude de VBtre de 'homme « indépendamment de toutes les qualités et aptitudes de l'indivi décelables par la psychologie » (Arendt, [1948] 2002, p. 25) ® mani La philosophique de I’existence : une analytique transhistorique de l'homme Ce bref rappel n’a qu'un sens : souligner & quel point la philosophie de lexistence a inspiré une analytique spécifique de Vindividu au monde. Cependant, et malgré son brio indéniable, la philosophie de Vexistence a trés vite présenté une limite indépassable aux yeux de bien des sociologues. Dans la philosophie de existence, l’existence est analysée A partir d'un ensemble de défis ontologiques auxquels T'acteur doit faire face. Mais ces analyses phénoménologiques se placent 4 une trop grande distance d’une réflexion historique. Malgté l'importance que la philosophie de existence accorde a Vhistoricité et & la temporalité en tant que dimensions structurelles de existence, il faut y voir une variante de ce qu'll faut bien dénommer une philosophie anthropologique, une perspective qui vise « a identifier les traits les plus durables de la condition humaine, ceux qui sont les moins vulnérables aux vicissitudes de ’age moderne » (Arendt, [1958] 1994, p. 15). En revanche, la plupart des sociologues jugent leurs analyses inséparables d'un regard historique ~ méme lorsqu'lls reconnaissent importance de 'expérience individuclle dans le saisissement du monde social — et ils refusent de glisser du c6té d'études transhistoriques de l'existence humaine (Martuccelli, 2010a).. Reconnaissons que le reproche fait au déficit ’historicité dela philosophie de existence peut paraitre injuste et cavalier. Dans Etre et temps, Martin Heidegger ([1927] 1986) ne s‘est-il pas dressé contre le refus de la temporalité, Pexcés d’attention & Puniversalité et & Yétemité de Yontologie traditionnelle au détriment de la singularité et de Vici et maintenant ? N’a-t-il pas, grace a l'idée d’historicité (qu’il emprunte a Wilhelm Dilthey), souligné le caractére iréductiblement unique des événements ? Ne s‘est-il pas efforeé de porter un diagnostic sur l’époque, soulignant toute Pimportance prise par la technique ? (Heidegger, 1958). Pourtant, dans ses ceuvres, ’historicité ou Vépoque ne sont saisies que dans leurs significations ontologiques ; histoire réelle (« ontique ») n’intéresse pas ou prou la philosophic de!'existence. 2% Isagit d’une des grandes insuffisances de analyse existentielle, Personne ne V’a peut- @re mieux compris qu'Herbert Marcuse, dans la double critique qu'il adresse & Martin Heidegger et A Jean-Paul Sartre, « L’ére pour la mort » peut-il, se demande Herbert Marcuse, @tre vraiment séparé du climat allemand post-Premigre Guerre mondiale ? Est-il possible de rendre compte de Vhistoire dans analyse existenticlle ? De son point de vue, chez Jean-Pauil Sartre (et implicitement chez Martin Heidegger), la prise en compte des situations historiques est au micux superficielle, au pire absente, tant le sujet ou le Dasein, défini par une existence métahistorique, est saisi A Paide de notions se voulant, dans leur enracinement existentiel, « universelles ». Herbert Marcuse (1970) propose alors, comme son propre parcours en atteste, d'infléchir le cadre d’analyse existentiel vers une prise en considération large des conditions matérielles conerdt existence de Yhomme. Pourtant, le probléme s'est révélé plus complexe que prévu. Certes, les principaux tenants de la philosophie de Vexistence ont rapidement su que les préoccupations existentielles devaient se traduire, sous peine de rester des abstractions, en termes historiques concrets. Mais ils auront néanmoins bien du mal & décrire Vhistoricité réelle des sujets. Le « scénario » historique ne peut qu’avoir un réle d’arriére-plan de la structure ontologique de existence. 2 La conscience de cette impasse s‘impose et, pour bien des auteurs, il devient clair qu'il fallait absolument le résoudre afin de faire de Vanalyse existentielle un véritable outil sociologique. Tous les chemins partent de Jean-Paul Sartre 24 Nous venons de circonscrire le principal éeueil « sociologique » de la philosophie de Yexistence. C'est le rapport & Vhistoire qui, au fond, rend le mieux compte du fait que, malgré V'intérét_proprement sociologique de bien de ses analyses, la philosophie de Yexistence et la sociologie soient, pour Pessentiel, restées étrangéres une a autre. C'est la conscience particuliére de cet écueil et la force avec laquelle il a essayé, toute sa vie durant, de le surmonter, qui explique aussi, outre son génie, la centralité de Yceuvre de Jean- Paul Sartre dans les essais entrepris au vu de produire une sociologie existentialiste. Puisque tous les chemins partent de lui, il faut poursuivre notre travail en revenant & son ceuvre et en nous efforgant le plus possible, sans dénaturer le langage sartrien, de la restituer dans des termes familiers aux sociologues 7. Lexistence sans société 2 Jean-Paul Sartre, marqué par la phénoménologie, part du principe que la conscience suppose une imbrication inextricable entre le sujet et le monde. « La conscience est conscience de quelque chose : cela signifie que la transcendance est structure constitutive dela conscience ; c’est-A-dire que la conscience nait portée sur un étre qui n’est pas elle » (Sartre, 1976, p. 28). Ouverture de la conscience au monde qui est méme a la racine de la division de univers en deux régions : Pen-soi, qui « est ce qu'il est » (Sartre, 1976, p. 33) et le pour-soi, qui n'est pas ce quill est. Cest la tension radicale entre ces deux univers pourtant si intimement liés qui va constamment fonder la représentation que Jean- Paul Sartre va donner de Vhomme dans le monde. En effet, le pour-soi se caractérise précisément par la non-identité & soi. Et tous les risques moraux et existentiels qu’il déerira ne sont, & bien y regarder, qu’une conséquence de cette position initiale, lorsque Tindividu céde a la tentation d’étre repris par la viscosité du monde. 2 Contre ce risque permanent, Jean-Paul Sartre érige la négativité de la conscience, en fait, a Ea 2 la puissance d’irréalité présente dans l'homme, sa capacité imaginaire d’anéantir le monde. La liberté chez Jean-Paul Sartre, c'est d’emblée et pour toujours cela : la capacité étre dans une situation et de s’en sortir, de n’étre jamais enti@rement déterminé par elle puisque toujours capable de Vanéantir ®. C’est dire si le « monde » proprement humain sera toujours construit 4 distance de len-soi et sous forme de fuite : l'homme ou le perpétuel arrachement A ce qui est, « une fagon de ne pas étre sa propre coincidence » (Sartre, 1976, p.115) % Pour Jean-Paul Sartre done, la subjectivité est avant tout caractérisée en termes négatifs, par le manque radical logé au coeur méme de existence humaine. C'est le sens de Yaflirmation, maintes fois répétée, que Vexistence précéde V'essence, Il faut partir de la subjectivité, dans la mesure of 'étre de homme est justement de ne pas pouvoir étre défini au préalable. homme existe d’abord, se définit aprés - « Phomme n'est rien d’autre quece qu'il se fait » (Sartre, 1970, p. 22). On est bel et bien - soulignons-le— dans Punivers classique de la définition modeme de l'individu. Mais chez Jean-Paul Sartre, ce projet comprend toujours un manque originel : 1a conscience est toujours tournée vers un objet avec lequel elle ne parviendra jamais a coincider entiérement. Notamment a cause du désir, Vhomme s'apercoit qu’il est défini par un manque d’étre constitutif™®, Toute la philosophie de Jean-Paul Sartre va tenter de rendre compte de la relation susceptible de s'établir, dans ce contexte, entre objet et le sujet. Mais, et c'est sans doute une des originalités majeures de son ceuvre, la structure conerdte de ce rapport est toujours hautement problématique. Car il est toujours guetté par le danger que l'homme démissionne de sa réalité humaine (de son « authenticité » aurait dit Martin Heidegger) au profit du monde, une attitude qu'il peut adopter lorsqu’il pense pouvoir s'identificr pleinement & lui, lorsqu’il considére sa propre action comme étant entiérement déterminée, lorsqu’il se laisse aller, enfin, a la tentation de croire a l'existence de valeurs objectives indépendantes dela volonté humaine, La eélébre analyse que Jean-Paul Sartre livre de la mauvaise foi doit s'interpréter dans ce sens. Au fond, la mauvaise foi n'est que l'llusion humaine du passage possible de sa situation ontologique de conscience malheureuse, définie done par un schisme insurmontable, vers le mensonge qu'il se fait Ini-méme, lorsqu’il se croit capable de se débarrasser de sa totale liberté au profit de son engloutissement dans la situation *, Notons-le : c'est un présupposé métaphysique (la volonté et limpossibilité du pour-soi — Yhomme — de devenir en soi — une « chose ») qui se trouve a la racine de toutes ces impasses. Les exemples que Jean-Paul Sartre donne pour illustrer cette réalité n’ont rien perdu, plusieurs décennies plus tard, de leur finesse analytique (Sartre, 1976). La mauvaise foi connait de multiples manifestations. D'abord, bien sér, elle émerge lorsque l'individu se pergoit en train d'accomplir un destin qui Vexeéde et lorsqu'il se pense comme étant déterminé par des forces externes. Ensuite, et exactement a l'inverse de la figure précédente, elle est A Pceuvre lorsqu’il se congoit comme pure conscience, radicalement détachée du monde, une « belle me » a l'abri des événements. C'est la croyance du divorce entre le corps et me : Jean-Paul Sartre donne Vexemple d'une femme qui, lors d’un rendez-vous, sans pourtant accepter le désir qu'elle inspire, se laisse saisir la main, puis Yabandonne, « sans » méme s'apercevoir. Une autre figure, sans doute la plus eélébre, est celle du gargon du café, quand l'individu s'identifie pleinement & son rdle social, et ne fait que ce qu’on attend de lui, se soumettant entiérement aux désirs et aux attentes des autres. Ici, Pindividu semble « oublier » qu'il rest qu’un dépassement permanent, que son action ne peut jamais coincider avec sa « nature ». Enfin, la mauvaise foi est ld chaque fois que individu cesse de questioner le monde, lorsqu’il accepte les jugements traditionnels comme allant de soi, comme des données « objectives » indépendantes de la volonté humaine. Cette conception méne Jean-Paul Sartre A une conception véritablement héroique duu sujet. Comprenons cette notion de maniére économe - Tacteur est plus que son environnement. « L’agent historique est presque toujours homme qui, mis en face d'un dilemme, fait paraitre soudain un troisiéme terme, jusque-la invisible » (Sartre, 1948, p. 354). Certes, afin de décrire les actions humaines, ses analyses se penchent & la fois sur les potentialités déja présentes dans la structure fondamentale de lexistence et sur les horizons conerets de possibles propres & chaque acteur mais, en demniére instance, c'est toujours du cété de la conscience, et de sa capacité de distanciation, qu’il cherche la solution, Pour Jean-Paul Sartre, c'est bien cela la liberté : ne pas étre ce qu’on est, ne jamais se réduire ou se confondre avec ses conduites mais leur étre irréductible, tout en ayant la conscience de Pouverture radicale de chacune dentre elles. Pour tout homme, et dans toute situation, il existe toujours, grace A la puissance danéantisation de la conscience, la possibilité de devenir autre chose que ce qu'il est. Récuser cette liberté, c'est devenir soit un « Lache », lorsque l'homme essaye de se justifier au nom d’excuses déterministes, soit un « salaud », lorsqu’on essaye de montrer que Yexistence est nécessaire (Sartre, 1970, pp. 84-85). L’angoisse n'est que le résultat du choix inrépressible auquel ’homme est confronté : un choix pour lequel aueune justification n’est possible, mais dont il doit étre responsable vis-d-vis de tous. « II n'est pas un de nos actes qui, en créant ’homme que nous voulons étre, ne erée en méme temps une image de Yhomme tel que nous estimons qu'il doit étre » (Sartre, 1970, p. 25). Pourtant, ce choix, pour larges que soient ses implications, se fait toujours, insiste Jean-Paul Sartre, en Yabsence de toute valeur universelle. C’est Yhomme qui, & partir de sa liberté, se choisit en choisissant ainsi pour tous les autres, puisque son acte engage 'humanité dans une voie précise et non pas dans une autre, L’angoisse existentielle provient justement de la conscience que ce choix n'est pas imposé de l'extérieur mais le fruit de sa propre réflexion devant ses possibilités. Ni dictés par les événements ou par une supposée nature humaine, ces choix, & tout moment, donnent une signification aux événements du monde ainsi qu'une « essence » ala vie. Or, avec ces postulats, l'analyse existentialiste de Jean-Paul Sartre a le plus grand mal & rendre compte de la nature exacte de la sociabilité humaine, autrement que comme un inépuisable conflit de consciences. L’homme ne s’atteint lui-méme que face A autre, dont la réalité n'est pas mise en doute, mais dont l'existence pose toujours probléme. Pour Jean- Paul Sartre, la négation est au fondement de la relation avee autrui : dans les relations intersubjectives, non seulement je nie l'autre mais l'autre me nie aussi. Il s'agit de deux négations réciproques et simultanées, qui visent a nier Pautre comme existence afin de le convertir en chose, Le conflit des consciences est des lors indépassable ; une conflictualité imépressible que Jean-Paul Sartre décdle dans le regard de la Méduse ~ la chosification de soi par autrui (Sartre, 1976, p. 298 et ss) , Devant Pobjet, Ia conscience se percevait elle- méme comme un non-objet. Mais devant l'autre, face A autre, le pour-soi est contraint de se nier en tant quiipséité et se découvrir dans ses dimensions avec autre. Insistons-y : pour Jean-Paul Sartre, cet anéantissement réciproque des consciences est essence méme des relations humaines **. Le regard de V'Autre produit toujours une modification de soi : lorsque quelqu'un me regarde, Je monde se décentre, il cesse d’avoir son centre en moi, et mon espace vital devient un systéme d’expériences en dehors de moi, dans lequel je ne figure qu’en tant qu’objet parmi d'autres objets. L’Autre, avec son regard, et l'agressivité intrinséque qu'il a en lui, me chosifie dans la situation dans laquelle je me trouve, me niant alors comme sujet et comme liberté, C'est Vexistence de ’Autre, et surtout de son regard sur moi, qui me fait surgir hors de moi, ou plutét, qui me contraint & accepter que existe aussi en dehors de moi, que j'ai une nature. Le conflit est insurmontable tant 'Autre n’est que le sujet pour qui je suis un objet. Conclusion inévitable : "homme voit toujours une dimension de son existence lui échapper™ Ces développements mettent bien en évidence A quel point Vexistentialisme sartrien a pu tre, & « cette » période, au plus loin d'une pensée proprement sociologique. En fait, et comme le montrent les brouillons des Cahiers pour une morale, écrits entre 1946 et 1948, sa préoceupation premiére consiste alors & nier tout déterminisme et & combattre ce qui représente le mieux, pour Jean-Paul Sartre, tude de a vie sociale ~ le marxisme. Ce qu’il veut souligner, cest que!"homme — tout homme ~ est susceptible de dépasser sa situation, Jean-Paul Sartre oscille en fait entre, d’un edté, sa volonté de nier tout déterminisme social ou moral et, de autre, son affirmation permanente d'un déterminisme ontologique. Sa conception de Pabsolu de la liberté méne ainsi, en passant de univers de la métaphysique A celui deThistoire, & de trés discutables interprétations. Jean-Paul Sartre, lui-méme, fera plus tard Pautocritique de cette position idéaliste. Lors d'un entretien de 1970, il signale : « Liautre jour, j'ai relu la préface que favais écrite pour une édition de ces pices ~ Les Mouches, Huis clos et d'autres ~ et j'ai &é proprement scandalisé. Javais écrit ceci = “Quelles que soient les circonstances, en quelque lieu que ce soit, un homme est toujours a libre de choisir s'il sera un traitre ou non”. Quand jai lu cela, je me suis dit : “C'est incroyable : je le pensais vraiment !" » (Sartre, 1972, p. 100). Lectures existentialistes de la vie sociale Résultat : das la fin de la guerre, Jean-Paul Sartre s'efforce, sans abandonner les grands postulats de Pexistentialisme, de « socialiser » sa conception de la liberté. En tout eas, il s‘engage dans un long chemin de découverte des dimensions historiques de la liberté humaine. 11 ralise notamment que les libertés sociales ont besoin de luttes pour étre obtenues et que la solidarité peut et doit avoir, a cette fin, une issue positive, 4 lencontre dela vision irrémédiablement conflietuelle qu'll en avait donné jusque-la. Au-dela du matérialisme: Dans cette nouvelle problématisation, la liberté sera parfois pensée A partir de la révolution, tout en prolongeant, surle fond, les présupposés précédents. Ici non plus, il n’y a d'espace pour aucun déterminisme. Si le point de départ de l’émancipation est toujours Yoppression humaine, la situation d’oppression ne permet pas, en tant que telle, de définir Je révolutionnaire. Ce qui le définit le mieux est sa capacité dépasser la situation qui le détermine et Yopprime. La situation n'opdre comme une « cause » que lorsqu’elle est comprise & la lumiére d'un projet : analyse « doit nécessairement présenter le cours de Yhistoire comme orienté ou a tout le moins comme orientable » (Sartre, 1949, p. 181). Cst cette posture qui permet A Jean-Paul Sartre de récuser le matérialisme : il y voit Yabandon de la dimension contingente de existence humaine au profit d'une histoire rendue fatale par les nécessités Geonomiques. Il veut, & inverse, partir de dimensions majeures de existence humaine — Visolement et l'incertitude - afin d'y asseoir la possibilité, mais seulement la possibilité, de la révolution. Certes, les valeurs d’une société sont le « reflet » de leurs structures, semble-t-il concéder désormais, mais la société est toujours susceptible d’étre transformée A Yaide de nouveaux systémes inventés par Yopprimé dans sa volonté de dépasser les situations. Jean-Paul Sartre : « Un étre contingent, injustifiable, mais libre, entiérement plongé dans une société qui Yopprime, mais capable de dépasser cette société par ses efforts pour la changer, voila ce que réelame d’étre PFhomme révolutionnaire » (Sartre, 1949, p.196). La liberté de homme apparait alors comme une « illumination » de la situation dans laquelle il a été jeté. Lloppression oblige chaque homme choisir entrela résignation ou la révolution. Cesta partir de cette « nouvelle » conception de la liberté humaine que doivent se comprendre les analyses que Jean-Paul Sartre fournit des Tuttes ouvridres pendant Tes années cinquante. La gréve, par exemple, est l'expression de la reconnaissance par les travailleurs de leur exploitation, mais elle est alimentée par la négation de soi-méme en ‘tant qu’opprimé et porte dans son déroulement le pari pour une autre société (Sartre, 1964a, pp. 109-110). Pour Jean-Paul Sartre, en effet, et il y reviendra maintes fois par la suite, ce qui pousse le gréviste & Vaction est quelque chose d’autre que son intérét immédiat, « plus que la géne, plus que la misére, cest la colére qui le détermine, cest sa confiance dans les dirigeants, c'est le besoin d’affirmer qu'il est un hommea Ia face de ceux qui le traitent comme une chose. Disons que le syndicalisme est une maniére d’étre homme » (Sartre, 1964a, p. 128) *. La classe ouvriére, comme V'ndividu, se définit par le futur, par ce qui n’est pas encore, et rien n’est plus inacceptable pour Jean-Paul Sartre que la réduction de action aux seules considérations matérielles. La conception qu'il se forge alors de la classe est bel et bien en cohérence avee ces prémisses. Pour lui, il faut encore une fois rompre avee tout prétendu déterminisme et en souligner, au contraire, les dimensions subjectives. Réduits & Videntité, les hommes se dégradent en masse, « c'est-A-dire, justement la classe niée » (Sartre, 1964a, p. 204). Pour Jean-Paul Sartre, dés 1952, les hommes désonganisés, enfoncés dans la solitude, qui ne se réunissent pas, qui ne se reconnaissent pas entre eux, ne sont pas une classe. La classe « n’est jamais séparable dela volonté coneréte qui anime ni des fins qu'elle poursuit. Le prolétariat se fait lui-méme par son action quotidienne ; il n'est qu’en acte, il est acte ; s'il cesse d’agir, il se décompose » (Sartre, 1964a, p.207). La classe n'existe que lorsqu’elle agit. Ici aussi, existence précéde essence. Sur ce point, et malgré 'importance qu'il a octroyée, toute sa vie durant, a la classe 2 ouvriére, Jean-Paul Sartre considére que toutes les luttes fini elles. Au fond, ses analyses sur les ouvriers, les étudiants ou les colonisés sont interchangeables. Tous ont toujours & ses yeux raison dans ce A quoi ils s'opposent. Tous sont définis par une situation radicale qui les nie en tant qu’individus : les ouvriers & partir dune solidarité qui les oppose A la solitude des bourgeois mais qui avive leur déshumanisation ; les étudiants parce que dépossédés de leur authenticité par une culture complice ; les colonisés parce qu’amputés dans cur humanité par I'« Homme Blane » dominant, Comme il Vécrira dans Vavant-propos d’Aden Arabie de Paul Nizan, « & Yorigine de tout, ily a d’abord le refus » (Sartre, 1964b, p. 188). Quelle lecon retenir de cette premidre incursion sociologique de Vexistentialisme ? La tendance de Jean-Paul Sartre a prolonger, voire 4 durcir, opposition entre "homme et la situation, le pour-soi et l'en-soi, la subjectivité et Pobjectivité. Plus la situation est décrite comme implacable (Vexploitation économique, Valiénation culturelle, la violence coloniale...), plus il a besoin de réaffirmer — par l'action collective, la conscience de classe ou la contre-violence — la subjectivité imrépressible des hommes. Les formules changent ; sa conception de la relation entre 'homme et le monde, elle, est toujours encadrée par son déterminisme ontologique initial. Retour et détour par la matiére Ces premiéres réflexions sociales et politiques de Jean-Paul Sartre seront prolongées et systématisées dans la Critique de la raison dialectique. Dans ce livre ambitieux, il jetteles bases d'une « anthropologie structurale et historique » capable ~ et cest sa véritable nouveauté — de rendre compte a la fois de la liberté ontologique de "homme mais également de son impuissance pratique. En fait, c'est cette demire réalité qui obséde désormais Jean-Paul Sartre. C’est par ce biais qui va essayer de socialiser a liberté "6, Cette impuissance pratique, il va la comprendre & partir de deux écueils. D'une part, ill faut prendre acte que les conséquences de leurs actes échappent inévitablement aux hommes, tant elles dépendent en demiére analyse des actions et des réactions des autres, et tant la perte de intention de 'homme dans V'ensemble des relations de l'univers social finit par occulter leur entendement initial. D’autre part, il est indispensable de récuser toute conception téléologique de l'histoire selon laquelle les conséquences nécessaires mais imprévisibles de nos actes seraient des fins intentionnelles d’une Histoire éerite 4 notre insu. C’est cette double réduction de l'histoire, soit 4 une vision mécanique d'un ensemble de forces agissant sur Yhomme, soit A la téléologie implicite se dévoilant & travers des actes imprévisibles qu'il refuse d’emblée. Cest en tout cas par ce biais que Jean-Paul Sartre reprend la conversation avec ce qu'il désigne comme le « marxisme vivant » du dix-neuviéme sidcle : Veffort prométhéen pour s‘approprier histoire, pour la configurer au travers de la compréhension du mode de production capitaliste et du développement permanent des forces productives, grace & Yaction réelle du prolétariat. Or, face a la sclérose du marxisme devenu philosophie officielle dans les années soixante, le but sartrien est de faire revivre ce projet en tant que détermination dela praxis. Notons-le : le projet est toujours de circonscrire le dépassement d'une situation, A partir d'un champ de possibles, homme objective une possibilité parmi d'autres. C'est dire jusqu’a quel point le projet définit l'avenir par ce qui manque la réalité présente ct jusqu’a quel point il est l'avenir réel et permanent qui transforme la société. La praxis humaine « intériorisation de 'extérieur » et « extériorisation de l'intérieur » doit s‘interpréter ainsi & partir des conditions objectives, en tenant compte de'ensemble des médiations et, enfin et surtout, en tant que projet de dépassement subjectif de l'objectivité. Pour Jean-Paul Sartre, « tant quion n’aura pas étudié les structures d’avenir dans une société déterminée, on s‘exposera névessairement & ne rien comprendre au social » (Sartre, 1960, p. 66). Cependant, Jean-Paul Sartre accorde désormais de plus en plus de poids ~ et de fonction analytique ~ aux conditions objectives ainsi qu’aux forces impersonnelles qui cntourent les individus. C'est leur dialectique qui devient alors le cour de la vision sartrienne sur la vie sociale : il s’agira « de recenser dans une société donnée les fins vivantes qui correspondent a I'effort propre d’une personne, d’un groupe ou d'une classe et les finalités impersonnelles, sous-produits de notre activité qui tirent leur unité d’elle et, qui finissent par devenir lessentiel, par imposer leurs cadres et leurs lois & toutes nos entreprises > (Sartre, 1960, p. 102). sent par communiquer entre a7 4 C'est dire si la clé de la dialectique sartrienne se trouve dans le rapport entre les totalités et la totalisation. D'une certaine maniére, la distinction reprend celle de l'en-soi et du pour-soi. Ici, la totalité est un produit, il est len-soi, dans le nouveau langage de Jean- Paull Sartre, V'inerte ; ce sont des objets qui pasent sur notre destin et dont P'unité synthétique se trouve dans le résidu d'une action passée. Or l'unité synthétique de toutes ces totalités diverses ne peuvent trouver une unification que dans le processus en cours, dans un cffort de totalisation qui permet de considérer chaque partic comme partic d’un tout, et le tout a partir des médiations de ses parties. Par ce biais, Jean-Paul Sartre parvient 4 donner une compréhension plus enracinée des hommes. En tout cas, il «< matérialise » les rapports entre les hommes, qui sont désormais traversés par les choses, ‘tout comme leur tour, les choses sont traversées parles hommes. Cependant, le rapport de Thomme avec son environnement part toujours d'une nécessité, de ce qui lui « manque ». Ce manque s’explique désormais par la situation de rareté qui désigne tout autant notre relation fondamentale a I'Histoire que notre relation avec la matire, La rareté fonde ainsi la tension permanente entre Vhomme et son environnement, mais elle inscrit aussi le conflit au cceur méme des relations entre les hommes. La consommation, par exemple, puisque le fait de consommer un objet ici interdit de le consommer la, fait de l'autre homme une menace potentielle. Chaque fois, je peux étre défini comme perdant ou comme résidu extirpable. C'est la structure objective de la rareté qui explique le péril que autre homme constitue pour moi. L’inhumanité de Yhomme n'est plus donnée par sa « nature » (comme dans le conflit irréductible entre consciences) mais s’explique a travers la rareté matériel, irrépressible, du monde. C'est 1a que tout homme apparait comme un anti-homme, un contre-homme qui est objectivement constitué comme inhumain, tant il me nomme comme un excédent possible. La matire inorganique est done négation de homme, mais dans la mesure od elle est en méme temps la condition de possibilité humaine, il est clair que "homme ne se retrouve avec lui-méme qu’a travers la négation de homme. Pour Jean-Paul Sartre, cest cet aspect qui a été particuliérement oublié par le marxisme simpliste, a savoir le type d'action passive que la matérialité exerce sur les hommes en leur rendant leur praxis sous forme de contre-finalité. Le monde matériel absorbe et dénature la praxis humaine et la matiére ouvrée par Vhomme se constitue dans un monde autonome, eréant une nouvelle dimension de 'humanité, La matiére ouvrée devient l'objet central de médiation entre les hommes. C’est cette nouvelle dimension essenticlle de Vhumanité que Jean-Paul Sartre appelle d'une expression heureuse le pratico-inerte (Sartre, 1960, p. 231). Le coeur de la dialectique sartrienne est justement constitué par le fait que les hommes doivent lutter, non seulement contre la nature ot contre les autres hommes, mais surtout contre les produits de leur propre praxis. Pour Jean-Paul Sartre, il ne s'agit de rien d’autre que de Yaliénation primitive, V'anti-praxis, fondement de toutes les autres "7. La compréhension, de la situation, sans perdre de ses racines existentielles, se socialise sans doute davantage ®, Du matérialisme et de la dialectique Pourtant, méme sous cette modalité, le déterminisme ontologique ne tarde pas refaire surface. Ce combat par et contre la matire, et la dialectique qu'il engendre, est au fondement de la distinction sartrienne entre deux grandes réalités sociales : d'une part, le groupe qui se définit par son mouvement constant d'intégration visant & faire de lui une praxis pure et, d'autre part, les collectifs qui se définissent par leur étre, dans la mesure ot toute praxis se transforme en exis ou condition permanente ™. Le propre des collects est de s'organiser « selon la régle nouvelle de la série » (Sartre, 1960, p. 308). Les qualités des séries sont la passivité, l'isolement, Vinertie, l'inorganique. Relation inerte par laquelle "homme entre en relation avec une multitude d'individus (« Autres »), qu'il ne connait méme pas et qui toutefois conditionnent sa praxis et fixent les limites de son action. La série est la rencontre d'un ensemble de solitudes. La société, parcourue par des séries amorphes mais réclles qui agissent sur homme, finit par changer le signe de la liberté. Le célabre exemple d'une file de personnes attendant Varrivée de Yautobus permet a Jean-Paul Sartre d'expliciter la réalité des séries. Dans la queue, les hommes se définissent par leur solitude commune, par le fait d’avoir un intérét commun (arrivée du bus), mais aussi par leur interchangeabilité absolue (ils sont identiques). Enfin, la rareté des places implique qu'il n'y a pas de place pour tous. La série est un mode de relation particulier des individus entre eux et avec l’étre commun qui les définit comme membres de la série. Chaque homme y est transformé en passivité active A cause de Vactivité passive exereée par objet (Sartre, 1960, p. 362) *. La série, dans cet exemple, est la rencontre d'un milieu technique et d'un ensemble atomisé d'individus et rend difficile pour individu d’expliquer le rapport qu'il entretient avec la société puisqu’il est défini par Yextériorité et la fonetionnalité d'une maniére mécanique. En bref : le champ pratico-inerte ainsi constitué, ct l'antidialectique qui en résulte, s‘emparent — renversent et deviennent ~ les dialectiques individuelles. La matérialité produite dépasse la libre praxis de chacun, tout en les conservant en tant que moyens. Le premier pas dans la société conduit done la confiscation deVaction humaine individuelle dans Pantidialectique. Pour échapper A cette inertie collective, "homme requiert la transformation de son « association » en groupe, C'est le passage a T'action sociale concertée. Un passage qui, ‘toujours présent en tant que virtualité (homme est un projet), n’en a pas moins besoin de conditions spécifiques. Jean-Paul Sartre retient surtout Pune dentre elles : le groupe se constitue devant la nécessité ou la menace et le péril ; c'est le danger qui fait que "homme dépasse Valtérité et reconnait Autre comme son égal. Cet étrange réductionnisme sociologique n’est compréhensible que si l'on tient compte de ce que Jean-Paul Sartre ne réfléchit pour T'essentiel qu’a partir d'une interprétation particuliére de V'expérience révolutionnaire, En faisant référence aux événements dit 12 juillet 1789, il évoque la peur qui envahit le quarticr Saint-Antoine, poussant les habitants & la rue ct A la prise de la Bastille od se trouvent les armes pouvant leur restituer Ia tranquillité. La menace agit comme un catalyseur qui fusionne les hommes dans une unité. C'est lorigine du premier « nous », but et genése de tous les « nous » postérieurs. Le groupe-en-fusion se forme : la praxis commune-individuelle des hommes. Pendant un moment, le monde humain remplace le monde matériel en tant que fondement du groupe. Chaque individu est une tierce personne et le groupe s‘identitfie pleinement avec auto-orientation de son action. Et pourtant, pour Jean-Paul Sartre, la praxis commune n’est pas une simple prolongation de la praxis individuelle ; il existe toujours une séparation entre la dialectique constituée propre au groupe et la dialectique constituante dela praxis individuelle. Cette distance explique pourquoi la fatalité ne tarde pas A se présenter : soit le groupe s‘ossifie, soit il se dissout. C’est I'« inversion » : le groupe qui était un moyen pour une fin devient, par Vexigence pratique, un corps préexistant pour la praxis commune, Devant la peur de perdre ce qu’on a conquis commence sa sédimentation. La premiére étape n'est autre que le « serment » par lequel tous les membres du groupe se reconnaissent dans un projet commun. Dans la prose de Jean- Paul Sartre: « Il faut le définir comme la liberté de chacun assurant la sécurité de tous pour que cette sécurité revienne en chacun comme sa liberté-autre de fonder & titre d'indépassable exigence sa libre appartenance pratique au groupe » (Sartre, 1960, p. 446). Soulignons-e : malgré les ouvertures introduites, la pensée sociale sartrienne est d'un bout a autre marquée par son cartésianisme initial et done par une dérive vers une pensée nécessairement contractuelle, consubstantielle aux postulats d'un individualisme atomiste. Or, A mesure que la menace originelle qui a donné naissance au groupe-en- fusion s‘estompe, il fant réinventer la peur (Sartre, 1960, p. 448). La violence apparait ainsi comme la garantie réciproque contre toute possibilité de retour vers la sérialité, Cest 4 cemoment-la, et pour ces raisons, que le groupe tend & devenir une organisation, A structurer ses activités. Chaque individu devient le dépositaire d’une tache spécifique. Du fait du serment, et du droit implicite qu'il octroie aux autres sur soi, il est possible de passer a une différenciation fonctionnelle, puisqu’il devient légitime de déterminer la praxis individuelle en fonction des besoins de la praxis du groupe. La division du travail s‘impose et l'organisation du groupe parvient a distribuer les taches en fonction des relations avec environnement extérieur. Lorganisation devient un instrument transcendant chaque individu. A terme, chacun de ses membres sera défini par une fonction établissant un nouveau rapport entre les individus. Par la fonetion qui m’est assignée, Valtérité s'introduit dans le groupe, la hiérarchie se fige, individu est particularisé dans la mesure od il accomplit une fonction qui est en méme temps son droit et son devoir. Or ici, et Jean-Paul Sartre le souligne, Valtérité établie entre les différents individus n'est plus accidentelle ou inintelligible comme dans la série. Dans 7 organisation, l’altérité est introduite par les exigences de la pratique et méne & une diversification des individus au sein du groupe. Lindividu est égal aux autres dans la ‘mesure oi les pratiques fonctionnelles servent & la réalisation du groupe. Dans le récit sartrien plus ou moins « mythique » des origines de organisation sociale, le groupe, lorsqu’il n’a plus aucune base immanente assurant sa cohésion (la menace initiale), est contraint de parvenir & une hiérarchisation des positions, donnant naissance Vinstitution, afin de surmonter le conflit indépassable entre l'individuel et le collectif *. Pour Jean-Paul Sartre, cette éape supplémentaire, qui conduit a la naissance de'autorité, est nécessaire pour empécher définitivement le risque de dissolution, Afin d'asseoir sa permanence, le groupe est done contraint de tuer V'initiative individuelle et de promouvoir une altérité passive : la pétrification de initiative est au service de sa régulation. Résumons : Vorigine profonde du groupe se trouve dans le projet d’arracher a la matiére ouvrée son pouvoir inhumain de médiation entre les hommes et de Ie transmettre & Ta communauté, a chacun ct a tous. Le groupe arrache l'homme de son altérité (qui le fait produit de son produit) afin de le transformer en produit du groupe, cest-a-dire en son propre produit. Cependant, le dépassement de l'aliénation du pratico-inerte parle groupe- en-fusion n’est que momentané, Tat ou tard, Vinertie réapparait au sein méme du groupe, @abord comme libre violence des libertés contre elles-mémes (Ie « serment »), puis lorsque Yorganisation et Vinstitution réintroduisent le principe de la sérialité. Réapparaissent ainsi au coeur du groupe les caractéristiques des collectifs. L’interpénétration entre les deux réalités est irrémédiable : il est impossible de comprendre les groupes sans les séries tout comme les séries sans les groupes. Les groupes définissent le champ commun, tandis que les sérialités définissent le champ du pratico-inerte, L'histoire est alors un mouvement permanent de regroupement et de pétrification. II n'y a jamais de possibilité compléte de transformation d'une série en groupe. C'est pourquoi la compréhension de l'Histoire exige la mise en pratique d’une intelligibilité dialectique seule capable de maintenir vivante dans Vinterprétation la pluralité des significations présentes aux divers niveaux de la réalité — comme groupe et comme série, comme pratique et comme pratico-inerte. Quelle legon retenir de ces développements ? La double difficulté & laquelle s'est trouvée confrontée la philosophie de l'existence dans sa volonté d’alimenter une analyse spécifique de la vie sociale. La conception premiére de existence - en tant qu’ek-sistere, étre dehors - s'est révélée durablement imperméable 4 sa socialisation ultérieure. Méme lorsque la liberté s’enracine davantage dans le social, Panalyse accordant ainsi davantage de consistance & la pluralité des déterminismes qui se dressent face aux hommes, cest encore et toujours une vision prométhéenne de l'homme qui se trouve a l’origine de cette vision, En demiére analyse, c'est toujours davantage A partir dela conscience individuelle (ct deses capacités & « illuminer » autrement la situation) *, que des conditions pratiques et historiques concrétes, que se pense articulation entre existence et la société, Crest ce qui explique pourquoi, malgré ses efforts indéniables, la vision que Jean- Paul Sartre donne de la vie sociale est profondément unitaire. Ses travaux, toute sa vie durant, ont toujours pris existence comme point de départ. Et existence, pour Jean- Paul Sartre, ouvre toujours 4 une relation particuliére aux autres. Que ce soit par son manque oiginel ou par la rareté matérielle, "homme est toujours dans un rapport difficile & ses semblables. En fait, sur cc point, le regard sartrien posséde une indéniable singularité : Ala différence de bien d'autres auteurs existentialistes, il ne cesse d’affirmer le caractére avant tout conflictuel des relations entre les hommes. Le probléme cardinal de la vie sociale devient dés lors & ses yeux d’expliquer comment les hommes parviennent — ou non ~ a dépasser leur hostilité initiale, anerée soit dans la conscience, soit dans la rareté, afin de produire une action concertée, Or, avec ce postulat proprement existentiel de départ, la vie sociale peine vraiment a étre saisie autrement que comme tne occasion, pour Yhomme, de perdre sa propre individualité, En réalité, lincapacité de Jean-Paul Sartre penser la vie sociale est radicale. Au fond, il n’y a pas de « sociologie » possible chez lui. I y-va dans la facticité du monde, d'une menace imépressible pour l'authenticité de 'étre-de- Vhomme, Pour défaire cette équation, comme nous le verrons, il est indispensable de donner une toute autre représentation du rapport originel entre l'individu et le monde. Existentialisme et sociologie oO Les profondes difficultés repérables dans l’essai sartrien n’aménent-elles pas 4 conclure que la perspective existentielle, en dépit de son importance, est une voie impraticable pour Ja sociologie ? Pendant quelques décennies, c'est bien ce point de vue quia prévalu. Et c'est ce scepticisme qu'il faut aujourd'hui renverser au vu du caractére spécifique que les questions existentielles prennent dans nos sociétés. Mais avant de proposer une démarche idoine, il est instructif de s'arréter, méme rapidement, surles critiques, mais surtout vers les perspectives qu’a essayé naguére de mettre explicitement en ceuvre une sociologie existentialiste, Développements La production d'une sociologie existentialiste A proprement parler, sans nullement ignorer la période plus « sociologique » de l'ceuvre de Jean-Paul Sartre, s'est surtout inspirée — notons-le — des analyses et des présupposés présents dans L’étre et le néant *5, En revanche, lorsque ce sont les développement de la Critique de la raison dialectique qui Yont plutdt inspirée, comme cest, par exemple, explicitement le cas chez Alain Touraine (1965, 1966), les interrogations proprement existentielles et individuelles seront délaissées au profit d’une sociologie de action collective susceptible d’éclairer, grace aux notions de conscience ouvriére et de mouvement social, les formes conerétes de Yémaneipation *, La tentative la plus explicite de mettre en ceuvre une sociologie existentialiste a été produite aux Etats-Unis, & partir des années soixante, dans le cadre de démarches mierosociologiques *”. La sociologie existentialiste qui s'est alors développée se présente comme une variante de la sociologie de la vie quotidienne, tout en accordant un intérét particulier ~ a la difiérence d'autres variantes microsociologiques — au corps et aux émotions, ainsi qu’aux états d’anxiété. Elle part done de la prise en compte de la nature problématique ct située de toute expérience significative (Douglas & Johnson, 1977) mais, et sur ce point en accord évident avec la philosophie de Vexistence, elle met au coeur de ses analyses la tension entre la liberté humaine et les contraintes sociales. Pourtant, la spécificité de cette démarche, par rapport a d'autres perspectives microsociologiques, n'est pas toujours évidente, d’autant plus que bien des travaux de sociologie existentialiste s'intéressent a la relation de soi aux autres *® ou aux difficultés & articuler Paction individuelle et l'action collective (Hayim, 1996, p. 108). La particularité de ces travaux réside sans doute plutét dans la reconnaissance d'une dimension « tragique » de Vexistence, iméductible & approche dramaturgique proposée par Erving Goffman. L’analyse du soi dans la vie quotidienne ne saurait ainsi 4 aucun moment faire Pimpasse sur les expériences proprement existentielles, en fait, et pour étre plus explicite, sur les états intérieurs des individus — notamment les émotions et les sentiments. Ce sont ces dermiers en effet qui deviennent dés lors, comme chez Joseph A. Kotarba (1979), la marque de fabrique de cette perspective. Du coup, & terme, et ‘tout bien considéré, il s‘est moins agi dans ces travaux d’aborder les états-limite, les échees ou Vinauthenticité que les diverses maniéres dont les individus parviennent de fagon créative et contextuelle & répondre aux sollicitations diverses de leur environnement. La dimension anxiogéne de existence est alors, au fond, sinon nécessairement évacuée, au moins systématiquement minimisée (Kotarba & Fontana, 1984 ; Kotarba & Johnson, 2002). C'est d’ailleurs ce qui explique en partie le trés peu d’échos quont suscité les travaux de la sociologie existentialiste proprement dite en Europe. Pour bien des lecteurs de ces travaux, I’« optimisme » américain n'est pas parvenu, & leurs yeux, a faire justice aux « profondeurs » de l'existence. La sociologie existentialiste est restée une aventure mort-née. On peut évoquer aussi dautres difficultés. En réalité, Vinfluence de Teuvre de George Herbert Mead sur la sociologie américaine a conduit A s‘intéresser au self plutat qu’ Vexistence. Le principal obstacle de ces sociologies existentialistes réside alors dans la difficulté extréme a intégrer la conception du sujet présente chez Jean-Paul Sartre et chez George Herbert Mead, et surtout le primat indiscutable, pour ce demier, de Vintersubjectivité sur la conscience (Mead, [1934] 1963) ®. Difficile en effet d’« existentialiser » le soi. Le Self de George Herbert Mead, dans la lecture qu’en donne, par or exemple, Herbert Blumer (1979) a partir de linteractionnisme symbolique, souligne le fait que l’étre humain peut étre objet de sa propre action et que cest en partant de cette situation qu'il oriente ses actions vis-a-vis des autres. Le soi est ainsi surtout un processus qui passe par une prise de réle dans le cadre d'une interaction, par un dialogue incontournable entre le « je » et le « moi », et un échange qui est méme au fondement du passage de 'autrui significatifa Pautrui généralisé et du travail réflexif sur soi Toute autre est, bien stir, comme on vient de le voir, la vision de Jean-Paul Sartre chez qui la relation aux autres est toujours étudiée par le biais de la conscience subjective - et pour qui la réalité intersubjective est toujours seconde et de surcroit conflictuelle 3°. Chez Jean-Paul Sartre en effet, 'antagonisme des consciences rend difficile P’étude de bien des facettes ordinaires de la vie sociale sous la forme d'une co-production interactive. Ou ne la rend possible que lorsqu’elle est soigneusement circonscrite a quelques interactions particuligres, fortement marquées par une logique antagoniste. Un aspect particuliérement bien mis en évidence par la maniére explicite, mais circonstanciée, dont quelques interactionnistes symboliques se sont inspirés du travail de Jean-Paul Sartre pour laborer la théorie de I’étiquetage ou du stigmate (Goffman, [1963] 1975 ; Becker, [1963] 1985 ; Strauss [1959] 1992). Mais en dehors de ces éhanges particuliers, les philosophies du sujet en présence (Ie pour-soi sartrien ou le self meadien) se sont révélées trop éloignées Yune de autre dans leurs présupposés de base pour rendre possible une articulation plus organique. Certes, impasse aurait pu en partic étre levée si d'autres ceuvres avaient été choisies pour développer une sociologie existentialiste. En effet, dans la tradition de la philosophie de existence, une deuxiéme perspective avait insisté non pas sur le conflit iméductible des consciences, mais au contraire sur existence d’un espace particulier d’entente, basé sur le dialogue avec l'autre, ouvrant & un univers d'empathie originelle entre individus, ot Yautre ne peut jamais étre saisi comme objet. Le « dialogue » du je-tu chez Martin Buber ({1923] 1992), le mitsein chez Martin Heidegger (1986) ou le « visage » chez Emmanuel Levinas (1976) ouvrent 4 un monde-avec, oi les affects deviennent une enveloppe communiante entre individus. Mais au fond, ces différences et ces possibilités importent peu dans la mesure od, sur ce point, V'influence sartrienne a été décisive et explicite. Paradoxalement, la version dialogique de la philosophie de Vexistence n'a guére eu d’échos dans la sociologie, tandis que 'analyse sartrienne, pourtant au plus loin d'une réflexion sociologique (les hommes ne sont que de pures consciences au-dela de toute fonction sociale), a fortement inspiré analyse. Pourtant, exigence de vérité, il faut rendre hommage a l'ceuvre du sociologue italien Franco Crespi, dont Alessandro Ferrara (2004) signale a juste titre quelle travail représente la seule véritable tentative sociologique pour repenser I’héritage de la philosophic de Martin Heidegger et ses implications pourles notions de sujet, action, pouvoir. Le point de départ est explicitement existential : la précarité et 'absence de refuge sont les grandes caractéristiques de la vie humaine (Crespi, 1974, 1978). Cependant, si la condition existentielle est bel et bien élément central de l'anthropologie de Franco Crespi, il est conscient qu'elle se manifeste dans une série limitée de caraetéristiques si générales quielles ont toujours besoin de déterminations historiques supplémentaires. C'est pourquoi chez Franco Crespi la prise en considération de Vhistoricité de existence est autrement plus systématique. La précarité originaire de V'individu n’est plus abordée uniquement a partir de Pangoisse, mais par l'idée que toute dynamique sociale se trouve insérée dans une structure intersubjective et dans une implication dans action. En faisant partir sa réflexion sociologique de Ycruvre de Martin Heidegger, et non de Je Paul Sartre, Franco Crespi peut souligner autrement la portée proprement intersubjective deVacteur. Dans ces études, ce n'est pas le conflit irréductible des regards qui prime, mais le travail de différenciation grice auquel V'individu établit — par sa propre pratique en quelque sorte et non plus comme un simple résultat d'un état existentiel ~ sa distance par rapport a toute forme objective (langage, culture, structure sociale). A partir de la vie je, est Ia dialectique entre Videntité et la différence que Yon doit mettre au fondement de existence et, derriére elle, ambivalence radicale de l'action humaine. Les dilemmes existenticls se congoivent ainsi a partir de la vie sociale elle-méme, et Yanalytique qui en résulte intégre des ééments que la philosophie de Vexistence ne considere pas d’habitude comme ’écoute envers soi-méme, louverture aux sentiments, la so 69 7 conscience des limites, l'acceptation de la transcendane: deV’agir social (Crespi, 1994, 1999). Si cette demigre démarche n’a été malheureusement que trés marginalement mise en ceuvre dans des recherches empiriques, elle a eu cependant le grand mérite de montrer comment l'analyse originelle de Vexistence pouvait étre sociologisée (et done élargic), mais aussi les changements que sa prise en compte pouvait amener dans le regard sociologique. Pour Franco Crespi, mettre en ceuvre une sociologie sensible & la question existentielle, nécessite de tres substanticlles traduetions. Autrement dit et c'est une premiére legon : la sociologie, lorsqu’elle s'effectue en trop Gtroite et exclusive conversation avec Jean-Paul Sartre, voire avee les thématiques restreintes de la philosophie de Vexistence, ne peut pas — n'a pas pu — prendre véritablement son envol et affirmer sa spécificité analytique. impossible du sens, la pluralité Critiques Que nous apprennent de leur c6té les critiques sociologiques adressées A Tceuvre de Jean-Pauil Sartre ? Ce sont celles que les marxistes ont pu lui adresser qui seront, sur le fond, le plus largement reprises par la suite au sein de la sociologie. Elles se raménent tot ou tard A une seule affirmation : en soulignant la liberté radicale de Thomme, les existentialistes se révéleraient incapables de décrire les situations conerétes — et historiques - oi les hommes se trouvent effectivement engagés. Pour juste qu'elle soit par moments, cette critique n'en cache pas moins une incompréhension réciproque. Pour les uns, les existentialistes, "homme n’est pas dans le monde, il est au contraire défini par une structure particuliére, il est un étre-dans-le- monde dont la principale caractéristique est l'indétermination premiére, un étre de rebondissements, d’éclatements, de jaillissements, en fait, de liberté et de projets. Pourles autres, les marxistes (ou bien des sociologues), les hommes sont au contraire toujours aux prises avec une situation historique qu’ils n’ont pas choisie et par laquelle ils sont contraints d’agir. Pour les premiers donc, la situation est toujours étudiée par ce qu'elle rend possible ; ce n’est done pas la « positivité » ou I’« immanence » qui retient l’attention, mais la « transcendance » dont elle peut étre objet grace, justement, aux projets humains. Pour les seconds, et sans nier la portée de la praxis humaine, les situations, dans leur « positivité » et « objectivité », possédent un tout autre conditionnement. Autrement dit, dans les deux cas, la « situation » est au centre de analyse, mais 1a ot les premiers la cernent a partir des possibilités existentielles de Vétre-dans-le-monde, les autres (marxistes et sociologues) 'étudient a partir de ses caractéristiques positives. Pourtant, entre Vexistentialisme et le marxisme, l'incompréhension ne semble pas un destin inéluctable*, Le marxisme est aussi une démarche susceptible de donner accés aux fondements existentiels historiques de la condition humaine : matérialité, socialité, aliénation, réification, lutte, historicité bien sr. Chacun y retrouvera ses mots ; Jean- Paul Sartre sans doute mieux et plus profondément que tous les autres — rareté, antidialectique, sérialité, groupe-en-fusion. Les deux regards peuvent alors révéler leur profonde proximité, Dans les deux cas, c'est la condition humaine, relue a partir d'une herméneutique du travail, qui est au caeur de Vanalyse : le monde social est tout entier le fruit de l'action humaine, que ce soit dans son inspiration marxiste ou dans la relecture dialectique proposée par Jean-Paul Sartre. Chez les uns, les existentialistes, comme projet, facticité, inauthenticité ; chez les autres, les marxistes, comme praxis, condition historique, exploitation. Pour les deux, le devenir (Ie temps ou histoire) est le lieu de la résolution de la vérité humaine. Bien entendu, les chemins n’en sont ~ et n’en seront jamais — les mémes : ils ménent pour les premiers, tdt ou tard, a l'angoisse ou sinon, au moins, & une indéracinable expérience d’ek-sistere ; pour les seconds, A une expérience historique d'exploitation, Le travail d’éveil de la conscience n’est pas le méme, et les voies de Vauthenticité ou de lémancipation seront toujours divergentes. A terme, V'analyse n’accorde jamais ni le méme poids ni surtout la méme fonction analytique aux rapports , ce qui explique la réticence de bien des sociologues envers V'analyse existenticlle. Ces divergences, autant au niveau de la conception de l'acteur que du role des rapports sociaux, constituent méme pour bien d’entre eux une frontiére imperméable, sociaux 3 ™ 7% Autrement dit, et au-deld des malentendus interprétatifs, il est raisonnable de reconnaitre qu'il n'y a pas de passage direct de la philosophie de Vexistence & une sociologie existentialiste. Les impasses sont claires. Soit homme est cerné partir de Yexistence, ce qui ne laisse alors de place que pour une analyse sociale appauvrie ; soit, et en sens inverse, il est cerné A partir de la condition sociale, ce qui ne laisse pas de veritable espace pour Pouverture de ’ek-sistere. La problématique butte des deux edtés surla méme difficulté, articulation entre la liberté et la nécessité, Ce n’est qu'en tournant le dos a ce réductionnisme de Vexistentiel au social ou vice-versa, qu'il est possible de mettre en ceuvre une démarche sociologique susceptible d’étudier les questions existentielles. La sociologie de l’existence : les quatre déplacements Dans la premidre partie de cet article, nous avons posé une hypothése — le renouvellement de la question existentielle dans l’époque contemporaine - et présenté, de facon critique, un ensemble des développements qui ont évoqué les tentatives de mettre en ceuvre une sociologie existentialiste en partant dela philosophie de existence. II nous faut maintenant, en nous appuyant sur ces legons critiques, nous interroger sur la maniére dont la sociologic peut abordcr la question existenticlle. Nous nous efforcerons moins de dire ce que peut étre une sociologie existentielle en bonne et due forme que de souligner pourquoi la sociologie se doit désormais de pratiquer des analyses sensibles aux questions existentielles et surtout comment elle peut le faire. La sociologie des questions existentielles ne peut se résumer ni A un simple prolongement du travail existentialiste de Jean-Paul Sartre ni A une pure reprise sociologique des études sur Vexistence humaine. Pour dégager toute sa spécificité, il est nécessaire d'opérer un certain nombre de déplacements analytiques. La ligne conduetrice reste Vexistence ~ c'est-a-dire, Pek-sistere, le fait d’étre dehors, jeté, exposé — mais, au coeur de cette sensibilité générale & ouverture, ala vulnérabilité humaine, il faut étre capable de faire intervenir différemment 'histoire et Ja société, C’est A partir de quatre déplacements qu'il nous semble possible de mettre en ceuvre récllement une sociologie de existence. Premier déplacement : l’historicisation modifie la source de la théo ation de l’expérience d’exister Le premier grand héritage proprement kierkegaardien de la philosophie de lexistence consiste a reprendre tous les problémes a partir de l'existence de l'homme, ce qui oblige & accorder une attention aigué a la subjectivité. C'est cela qui, comme on T’a vu dans la premiere partie, explique pourquoi un des principaux objectifs de la philosophie de Yexistence consiste a identifier les structures existentielles fondamentales par lesquelles Yétre se révéle dans expérience humaine. C'est ce mouvement, rappelons-le, qui a &é a Yorigine du déplacement du primat accordé au sujet connaissant au profit d’un sujet en situation, Cet aspect qui fut, sans aucun doute, une grande nouveauté dans la pensée philosophique, a une portée en apparence moindre dans les sciences sociales dans la ure od, dés leur naissance, leur programme intellectuel est bel et bien Pétude de Vindividu en situation sociale et historique. Or, cette situation, dans le cadre de la philosophie de existence, est toujours présentée comme une expérience premidre et transhistorique. C’est ’étre-dans-le-monde de 'homme qui rend compte, d’emblée, de sa caractérisation. C'est le premier postulat qu'une analyse socio-existenticlle doit questioner. La philosophic de lexistence, sans le nier radicalement, n’a accordé qu'une importance mineure au fait que la triade projet/facticité/authenticité instaure un rapport particulier au monde indissociable d'une expérience sociale ct historique. La raison en est évidente : il y va de Puniversalité de son regard. Or la traduction du propre de ek-sistere humain & partir de cette triade n'est possible qu'au coeur d'une expérience sociale inédite - celle 7” justement de la modernité. C'est le premier grand impensé sociologique de la philosophie deV'existence, Cette description de existence humaine par la triade projet/facticité/authenticité n'est. en réalité qu'un saisissement historique particulier. C'est en effet un moment historique particulier qui rend cette lecture existentielle plausible et méme impérative. L'idée — Vexpérience — d’étre dans un monde inhospitalier, dépourvu de place (cest-A-dire de « maison »), donc ex-posé, n'est pas un état existentiel universel — elle est au contraire une expérience pleinement historique. Celle ~ massive — des deux derniers sideles (xxéme et saéme) ; mais celle, aussi, de quelques moments historiques particuliers — ayant donné liew A des réflexions de nature proto-cxistenticlles (comme les réflexions éthiques des Gres & Yombre du déclin de la Cité, mais surtout de Montaigne a Pascal, en passant par l'art baroque), oii a chaque fois é6 question de analyse et del'expression de 'expérience d'un monde aux prises avec le doute et T'anxiété *, On éclaircit ainsi, au passage, 'épineux probléme de la véritable date de naissance de la philosophic de 'existence : clle a été esquissée dans des époques de bouleversements ; elle a &6 produite dans cette grande période de bouleversement durable qu’est la modernité. Bref, la philosophie de 'existence est une transmutation analytique de Pexpérience de la moderité. C'est dire qu'elle n'est, en dépit de toute sa radicalité, qu'une de ses traductions possibles. Certes, il lui reviendra toujours la paternité d’une certaine lecture inquiétante, voire tragique, de la modemité ; mais elle est loin d'étre univoque. Ce que Séren Kierkegaard énonce en tant qu’état existentiel, d'autres, 4 commencer par un des « deux » Karl Marx, mais aussi Charles Baudelaire, puis surtout Georg Simmel, vont Yénoncer dans des termes explicitement culturels et sociaux (avant qu'avee Martin Heidegger, puis Jean-Paul Sartre et d’autres, on revienne A un langage existenticl). Autrement dit, vu a partir de la sociologie, le détour par 'ek-sistere peut étre interprété comme la premiére grande manifestation intellectuelle dela modernité. Du coup, tout bien considéré, cest Soren Kierkegaard et non Georg Simmel le premier sociologue de la modemité. C'est bien chez lui, en effet, que pour la premiere fois, la singularité se dresse contre le systéme, que l'expérience - et non seulement comme chez Georg W. F. Hegel Vidée - d'une distance matricielle de "homme au monde est placée au coeur de Yinterrogation philosophique. Certes, ce questionnement est chez lui proprement existentiel, tandis que les sociologies de la modemité aborderont cette distance du double point de vue deThistoire et de la société (Martuccelli, 1999). La différence est importante, mais elle ne doit pas conduire A négliger Vessentiel. La source de Vexpérience existentielle, telle que Séren Kierkegaard la pense, se trouve bel et bien dans V'expérience sociale de la modemité. Dans ce sens, il n’est pas abusif de lire bien des sociologies de la modemité comme des versions soci¢talisées de l'analyse existenticlle. Pourtant, Ie chemin qui va de Sdren Kierkegaard aux sociologies de la modemité n'est pas linéaire, L'expérience sociale décrite de part et d’autre renvoie A des époques différentes. Entre Voeuvre de Sdren Kierkegaard et les développements successifs de la philosophie de V'existence, notamment par Martin Heidegger, se trouve la pensée importante de Georg Simmel. Comme Hans-Georg Gadamer a pu l'indiquer en 1960, non seulement Martin Heidegger faisait référence avec admiration dans ses cours aux textes tardifs de Georg Simmel dés 1923, mais surtout, le tout demier ouvrage de Georg Simmel, Intuition de la vie, importante : le tout demier Georg Simmel rend compte du passage de la phénoménologie de Edmund Husserl a Vexistentialisme de Martin Heidegger puisque, dans cet ouvrage, il prend ses distances avec le vitalisme et esquisse les bases d'une approche autrement plus existenticlle. En tout cas, et au-dela dela plausibilité de cette influence, ce quill faut retenir est que Tanalyse socio-existentielle doit privilégier le propre de Vexpérience de la modemité. aurait cu une influence certaine sur son ceuvre, La remarque est De I'existence a l’expérience de la modernité La principale conséquence est évidente. La philosophie de l'existence n'est qu’une des traductions possibles, par le biais de Vexistence, de cette expérience historique. Elle souligne, avec raison ct méme génie, la centralité des états existentiaux dans la condition humaine, mais elle ne peut nullement prétendre épuiser la signification sociale et existentielle de la modemité, 1A ot la philosophie de Vexistence sublime V'expérience de la modemité, en la transmuant et 'hypostasiant en une expérience existentielle universelle, les rapports entre sociologie et modemité se sont plutét établis sous le signe du refoulement. En effet, au moment méme ot la sociologie naissante établissait solidement, dun point de vue intellectuel et historique, la séparation entre le passé et le présent — la tradition et la modernité ~ elle a cru possible d’établir aussi, sur de nouvelles bases, une compréhension totalisante de la société Au moment méme od Yon parvenait done a penser historiquement Yexpérience fondatrice de la modemité, A savoir Pécart entre le sujet et Yobjet, on 'a évacuée étonnamment par le subterfuge d'une représentation de ordre social trouvant dans l'idée de société sa formulation la plus achevée ct durable (Nisbet, [1966] 1984 ; Mazlich, 1989). Le point est fondamental. Non seulement parce qu'il y va de la pleine compréhension de ce que la modernité a fait & la sociologie (cette étrange dynamique historique par laquelle la contingence du monde modeme fut, dans un seul et méme mouvement, a la fois posée et contrée) mais aussi paree que ouverture a une analyse socio-existentielle doit nécessairement le prendre en compte. La sociologie a consacré la majeure partie de son histoire disciplinaire 4 marteler le bien fondé de lidée de société, et elle n'a pas arrété a’ « éprouver » intellectuellement V'existence d'un entre-deux — la « modemité ». C'est cette expérience, et l'indéniable charge existentielle qui est toujours la sienne, que bien des démarches traditionnelles n’ont cessé de nier et de refouler, de Talcott Parsons & Pierre Bourdieu, dans leur vocation multiple établir des liens durables et forts entre la culture, la société et la personnalité (Martuccelli, 2002). Dans cette lecture longtemps dominante, si lanalyse sociologique est supposée partir du constat d'un monde soumis & une prolifération tumultueuse d’intentions et d’actions, elle doit parvenir a instaurer un régime explicatif global et plus ou moins stabilisé, notamment autour de Tidée de société, capable d’apaiser — au moins intellectucllement — cette inquiétude. La pensée sociale Classique se trouve ainsi durablement tendue entre le fait qu’elle porte, comme discipline, la prémisse de l'idée de société et que, dans ses analyses, elle ne peut jamais ignorer des expériences qui s’éprouvent largement en dehors de ce cadre. Le résultat est par moments Yexaspération de l’éément sociétal ou exactement a l'inverse et, au corps défendant des sociologues, son abandon, au vu de la seule reconnaissance des dimensions existentielles de 'expérience humaine. Dans le premier cas de figure, les bases mémes de analyse de la philosophic de l'existence sont rejetées ; dans le second, elles sont épousées avec souvent, avouons-le, infiniment moins de talent que les philosophes eux-mémes. Cst cotte tension qui permet de comprendre le caractére continucl de la « crise » dela logie. Elle résulte en fait d'une volonté d’aceentuation d'un modale dinterprétation rétif 4 toute une série d'expériences, ni foreément nouvelles ni originales, mais dont Vintensification continue tout au long de la période modeme rend inopérante la tentative de neutralisation par le biais de Vidée de société. Parfois méme, la tension parait enfin définitivement résorbée et T'idée de société solide... avant qu'une nouvelle secousse, ‘ociablement intellectuelle et pratique, ne vienne en rappeler 'existence. Mais en dépit de la constance de ces mouvements pendulaires, la dynamique entre l'idée de société et Vexpérience de la modernité, un aspect pourtant essentiel de histoire de la sociologie est souvent et étrangement restée en dehors de l'analyse. L'une, lidée de société, était clairement affichée ; Vautre, Vexpérience de la modemité, est restée souterraine ; l'une, Vidée de société se devait de suturer a tout jamais l'autre, l'expérience de la modemité. En tout cas, en privilégiant 'idée de société comme socle de sa représentation historique au détriment de Pexpérience de la modernité, une bonne partie de la sociologie a fermé les portes a la discussion avec la philosophie de existence. Les états existenticls si justement soulignés par cette demiére, n’avaient pas de place ~ ou une place marginale ~ dans Yanalyse sociologique. Bien des impasses intellectuelles actuelles de la sociologie sont, nous semble-t-il, directement débitrices de cette situation. La conversation avec la philosophic de l'existence n'est possible qu’en replagant au cceur de I’échange l'expérience dela modernité. Ce qui suppose, avant de le faire, de rappeler les grands prineipes de sa version proprement sociologique. La modernité n'est ni un type sociétal (« société industrielle » ou « informationnelle »), so 7 8 ni un modéle de changement (« modernisation »), ni un mouvement culturel (« modemisme »), ni une période historique (les « temps moderes »), ni un esprit intellectuel (les « Lumiéres) mais une expérience inédite, Dans cette interprétation, étre moderne suppose la conscience d’appartenir & un temps spécifique et la volonté de donner sens a un monde social au travers d'une inquiétude originelle. L’expérience dela modemité condense ainsi, comme Marshall Berman (1982) Ia si bien rappelé, une grande variété de visions et d'idées, faisant des individus a la fois les sujets et les objets de maints processus de transformation. Elle leur préte alors la faculté de changer un monde qui est lui-méme en train deles changer, de se frayer ne voie au milieu d'un maelstrém en se lappropriant. La modemité est une expérience matricielle, sociale, culturelle et historique, de soi et du monde. Une expérience inquidte du monde et du soi que le discours sociologique a justement voulu contrer a Paide deidée de société. Crest cela qui rend compte de la grande question, indissociablement sociétale et existentielle, de la sociologie de la modemité — incroyable permanence du sentiment des moderes de vivre dans une époque charniére, d’éprouver une rupture historique inédite, de se trouver au moment méme du partage des eaux. La phrase, pour usée qu'elle soit, est toujours mobilisée avee une charge existentielle vécue comme inédite : les modernes ont. Yimpression constante de vivre au milieu d'une interminable phase de transition, 14 ot meurt l'ancien monde et ot le nouveau tarde & naitre. C’est méme humus commun dela pensée sociale modeme. Ce qui frappe, avouons-le, et qui doit tre objet de réflexion, est alors la naiveté dont font preuve autant d’acteurs, et d’auteurs, qui déclinent en termes un présent « inédit » une expérience sociale séeulidre. La modemité est ainsi, aussi, et avant bien d'autres choses, l’éternel retour de cette inquiétude face au monde, une inquiétude face & laquelle bien des sociologues, & la différence d'autres disciplines, et en particulier la philosophie de Vexistence, prétendent ‘transmettre une conscience particuliére, en octroyant un poids majeur A la vie sociale clle- méme, et ceci avec d’autant plus de conviction que pendant le vingtidme siécle, la pensée de la modemité est enfin véritablement marquée dans sa réflexion par les phénoménes sociaux (Le Goff, 1988). Ce sont eux qui engendrent, sinon tous, au moins bien des états existentiels spécifiques aux individus modemes. La od, comme on I'a vu chez Jean- Paul Sartre, Panalyse existentielle est toujours dépendante d’une anthropologie de V’écart entre homme et le monde, le pour-soi et 'en-soi, les groupes et les collectifs, dans la perspective d'une analyse socio-existentielle, au contraire, Pétude des états existentiels ouvre en direction d’analyses historiques qui, débarrassées de tout pessimisme ou déterminisme ontologique, sont susceptibles de décrire, dans toute leur ambivalence, les expériences dela modernité. De l'expérience de la modernité a I’existence Tl n'y a pas de modemité sans cette expérience, et sans une représentation spécifique, octroyant ainsi aux facteurs existenticls un réle majeur dans T'interprétation de la dimension proprement historique d'une société, En fait, les états existentiels constituent souvent le raccourei le plus constant dont nous disposons pour cerner la spécificité de la conscience historique propre A la modernité. Et c'est par ce biais, et dans ce sens, que Yexpérience matricielle de la modemité reprise dans une analyse existenticlle est susceptible @’ouvrir la sociologie A une sensibilité analytique particulire. Comment faire ? En prenant résolument le parti pris d'une sociologie historique au détriment d'une anthropologie philosophique. Le saisissement de l'expérience matricielle comme chamiere de l'interprétation historique de la modemité doit done reconnaitre & la fois limportance centrale des dimensions subjectives dans le saisissement du monde modeme et refuser de glisser dans des études transhistoriques de Vexistence humaine. Dans ce sens, il ne s‘agit aucunement de mettre les expériences-limites au centre de Yanalyse sociologique — ces expériences auxquelles nul individu ne peut échapper, ni surtout de donner aux expériences troubles ou aux états proprement intérieurs qui leur sont associés (V'angoisse, l'absurdité, la quéte de 'absolu...) une importance analytique démesurée, et nullement justifiée Cortes, le sentiment d'étrangeté au monde n'est pas spécifique, et de loin, aux temps modernes. L’épreuve d'une « crise humaine », fruit d’un vide intérieur non rempli par la société, précéde largement 'avéncment de la modemité clle-méme 85. Déja dans le monde traditionnel, en tout cas dans Tunivers des Grecs, certains individus ou courants philosophiques font V'expérience d'un « vide », en fait, ont le sentiment qu'une partie d’eux-mémes n’a pas de racines sociales. Cependant, la plupart des lectures interprétent ces états en termes éthiques et surtout religieux. Quels que soient les processus sociaux et historiques entrainant ces sentiments, ce n'est pas vraiment & ce niveau que l'on va chercher leur sens, Bien entendu, la fin des Cités-£tats ou encore davantage de PEmpire romain a donné lieu A des réflexions de nature proprement historique mais elles restent subordonnées & une problématique différente. Cette expérience de détachement renvoie davantage, pour revenir 4 Vanalyse de Louis Dumont (1983), & l'individu « hors du monde », et n'est jamais interprétée entiérement comme une conséquence directe ct pleine un changement historique. Lorsque cette dimension est prise en compte, elle Pest sous forme d’un cycle, d'un destin, d'une fatalité inévitable lui dtant alors la spécificité de ce qui deviendra Phistoricité propre aux événements modernes Ce sont justement ces désajustements et ces états intérieurs qui regoivent une interprétation nouvelle dans la modemité puisqu'ils sont interprétés, en tout cas par Yessentiel de la sociologie, comme le fruit d'un bouleversement historique. C’est dans ce sens que la modemité est une époque existenticlle. Et c'est, bien entendu, dans ce sens qu'il faut mettre en ceuvre des démarches d’analyse susceptible @'aborder cette dimension dans le monde contemporain. Conséquence essentielle : 'ambivalence devient un des traits majeurs — et ordinaires — deexpérience sociale. Elle en vient & détrdner la contingence, et la dimension tragique du monde a laquelle elle ouvre, si bien soulignée dans la philosophie de V’existence. C'est elle qui rend vraiment compte a la fois du caractére souvent éprouvant des situations, du probléme complexe de leur évaluation, menant & des choix souvent irréductibles au seul déploiement des régles ou des normes. Dans cette conception de la modemité, dont Vinspiration sociologique premiére se trouve chez Georg Simmel, la vie moderne est inséparable de mouvements contraires, de Vextension simultanée, par exemple, de Yautonomie et de la dépendance, sans qu'il soit possible de trancher ou de chois Tune et l'autre. L'ambivalence est indépassable. II ne s’agit done pas — comme cest le eas & propos de l'ambiguité — de clarifier les points de vue en présence ; par la force méme des processus, V'individu est confronté a des phénoménes indissociablement opposés et inséparables (Tabboni, 1999). Accepter ambivalence, c'est en finiravec le souci de clarté propre une certaine représentation de Yordre social dans la modemité. Elle apparait comme un corollaire dela modemité elle-méme (Bauman, 1991). C’est la frontiére entre le bien et le mal, le vrai et le faux qu'elle vient ébranler. C’en est ainsi fini de Pancien projet visant & ordonner, A diviser et A classer définitivement les choses. Les acteurs sont contraints d’apprendre a reconnaitre la validité d'un principe tout en accordant également dela valeur A son contraire. Ce qui, bien évidemment, ne peut qu’ouvrirla vie sociale A des considérations existentielles permanentes. Cest ici que se manifeste la premiére grande différence entre la philosophie de existence et la sociologie de Pexistence. La modemité est iméductible aux seuls états existentiels. analyse socio-existentielle de lexpérience moderne sera ainsi toujours irréductible & une phénoménologie de la conscience. Ce n’est pas 1a que doit s’enraciner Vétude mais dans le projet de dégager des grandes caractéristiques socio-historiques rendant compte des formes et des défis particuliers de Vexistence. Cette attitude permet de dégager la signification existentielle d'un nombre important de situations et d'expériences hétérogénes (soit par leur causalité, soit par leur forme) *”. La spécificité de Panal; existentielle par rapport a la philosophie de Vexistence consiste alors & cerner sous forme diinquiétudes proprement moderes et existenticlles des expériences qui, jusqu’a récemment, n’avaient pas été cernées dans ces termes. Elle ne permet pas seulement ~ ce qui est évident - de dire que les inquiétudes existentielles s'expriment de maniére différente selon les périodes, mais aussi de montrer, ce qui est bien plus important, comment et pourquoi un nombre croissant d’expériences sociales sont éprouvées en tant qu'affaires existenticlles *8, entre e socio- 7 100 Deuxiéme déplacement : Il’élargissement du périmetre des états existentiels Comme on I'a vu dans la premiére partie, c'est en partant de la structure ontologique de Yexistence que la philosophie de existence étudie quelques grands états : Yangoisse, la mort, le temps, V'absurde, le désir, les possibles, la relation a l’Autre. C'est sans doute sa marque distinetive : tous les problémes de la philosophie sont réévalués & partir de défis auxquels, de par sa nature existentielle, Yhomme ne peut échapper. $'il y a done dans la philosophic de l'existence une vocation analytique générale (puisqu’a terme, tous les problémes de Pétre humain visent & étre abordés), le saisissement de la généralité de la condition humaine s'y fait au travers d'une sélection de quelques grands états de Yexistence. Pour le dire avec les mots du podte espagnol Miguel Hernandez, autour des trois blessures de homme ~ celle dea vie, celle de!'amour, celle dela mort. La sociologie de Vexistence se doit de contrer cette limitation. En effet, si on cantonne demblée les tats existentiels & quelques expériences plus ou moins transhistoriques, on voit mal ce que la sociologie peut apporter 4 une réflexion de ce type. Certes, clle aura toujours pour elle, comme les sociologies existentialistes des années soixante le montrent, une capacité bien plus grande a historiciser et & socialiser les expériences, mais il ne s'agira alors, au mieux, que d’une explieitation historique des états existentiels transhistoriques. Et face au génie de bien des interprétations proposées par la philosophie de existence sur la mort, amour, 'angoisse, Vabsurde, la sociologie risque de se voir condamnée a faire du surplace, en cantonnant & un nombre restreint et non évolutif d’états 9°, Ce point constitue le deuxiéme impensé sociologique de la philosophie de Vexistence, Dizarrement prolongé par certaines études sociologiques explicitement existentialistes. Nayant pas su reconnaitre le caractére historique (méme sublimé) de 'expérience sociale quil’a fait naitre — 1a modemité—la philosophie de Vexistenee a eu tendance cantonner — en réalité & subordonner — le saisissement des états existentiels & a nature humaine. Lanthropologie est alors Phorizon naturel de analyse existenticlle. Mais il n’existe plus alors qu'un nombre limité d'états existentiels. En revanche, sion considére que c'est expérience de la modemité qui est au fondement du saisissement des états existentiels, c'est Vhistoire et les rapports sociaux, et non plus Yanthropologie, qui deviennent Vhorizon de analyse socio-existentielle. Le périmétre s‘largit immédiatement. L’ek-sistere, le sentiment d’étre dehors, jeté, ex-posé, ne renvoie plus seulement a Ja condition humaine, et a ses invariants anthropologiques (angoisse, la mort...), mais coneene un nombre bien plus important d'expériences sociales ot, effectivement, et de maniére plus ou moins centrale, les individus éprouvent, sous des modalités diverses, rinquiétude existenticlle. Le deuxiéme mouvement nécessaire d’historicisation et de sociologisation oppose, & la vision spécifique de la philosophic de I'existence ayant cantonné la question de lek-sistere 4 la condition humaine, le propre d'une sociologie de Texistence qui, au contraire, considere les états proprement existentiels présents dans un nombre élangi d'expériences et de problémes sociaux. De I’'anthropologie philosophique a I'individuation 1 faut alors déplacer le noyau de Panalyse existentielle de P'anthropologie philosophique (comme c'est, au fond, le cas dans la philosophie de 'existence) vers l'individuation historique, od Vimportant est de cemer la production sociétale des individus A partir de quelques grands changements historiques. Dans cette démarche, Vintérét accondé & Vindividu est le fruit d'une prise de conscience historique : son processus de constitution permet de décrire une maniére de faire société, en obligeant A cerner ~ & traduire — & Yéchelle des individus les grands phénoménes sociaux. Une traduction qui est susceptible de rendre explicite les différentiels existentiels présents dans les expériences sociales. Lindividuation, dans sa signification sociologique, est donc le projet qui consiste & Gtudier une société & partir des individus qu’elle engendre. La dynamique de Vindividuation combine ainsi, toujours, un axe diachronique avec un axe synchronique. Ce qui demande de disposer d’un outillage intellectuel spécifique, afin de rendre compte des 401 102 103 104 105 4108 maniéres concrétes dont les changements s’inscrivent dans les vies individuelles. C’est dire si d'emblée, Vindividuation est historique, puisqu’elle n’étudie Vindividu que comme le fruit de processus socio-historiques particuliers, fortement contrastés sclon les sociétés. Or, pendant longtemps, étude de Vindividuation s'est essentiellement intéressée et limitée aux sculs grands facteurs structurels (Martuccelli, 20056), ce quia sans doute rendu ardu, voire impossible, la conversation avec la philosophie de existence. Entre elle et les classiques de la sociologie ne pouvaient alors au mieux qu'exister quelques Pou importe que Vaccent ait é&6 mis sur la différenciation sociale, la marchandisation, la rationalisation ou urbanisation, il s‘agissait davantage de décrire une condition historique que d’analyser une expérience humaine — comme le montrent bien étude de Valiénation chez Karl Marx ou de la perte de sens chez Max Weber. La dimension cxistenticlle ne pouvait ds lors étre, au micux, qu’effleurée. Les facteurs individuation (comme les appelait Emile Durkheim) retenaient davantage Vattention que les expériences individuelles. Lapparition dune nouvelle sensibilité analytique, largement associable avee Yavénement en bonne et due forme d’une sociologie de l'individu, transforme la donne *°, Dans ce contexte, il faut que la sociologie soit capable de prendre en compte autrement et de plus en plus finement, bien des dimensions des individus, tout en gardant la capacité de les mettre en résonance avec les structures sociales : le but est de rendre compte des principaux changements sociétaux 4 partir d'une intelligence ayant pour horizon Vindividu et les défis communs et singularisants auxquels il est soumis. Cette lecture améne & octroyer au patir des acteurs, et A leurs divers états existenticls, une tout autre centralité théorique (Martuccelli, 2006, 2010b) : ce qu'éprouve lacteur devient, plus que jamais, la matidre premiére d'une forme d’intelligence spécifique de la vie sociale — que ce soit & propos de l'expérience urbaine, dela maladie ou de ’éducation (Lapeyronnie, 2008 ; Langlois, 2006 ; Barrére, 2011). résonances Historisations Lobjection est immédiate. N'est-on pas conduit ainsi a une généralisation abusive de Yanalyse existentielle ? Ne risque-t-on pas de transformer toute expérience sociale en une affaire existentielle ? La réponse est non, fermement. D’ailleurs, rien ne I'llustre mieux, & rebours, que le fait que Ton ait dd attendre la fin du vingtiéme side pour que cette sensibilité prenne véritablement corps. La sociologie a, en tout cas jusqu’’ maintenant, hormis quelques incursions plus ou moins solitaites, péché par exeés inverse, en refusant d'aborder ouvertement les aspects proprement existentiels dela vie sociale. Une seconde objection vient aussi a esprit. Que gagne-t-on conerétement 4 aborder ainsi les problémes sociaux ? La réponse est simple : un éclairage nouveau, capable de reconnaitre, par exemple, le caractére éprouvant de bien des phénoménes sociaux (ce qui est, par exemple, bien visible & propos des difiérentes formes d'inquiétude historiques associées aux expériences positionnelles ou de vulnérabilité) (Chatel & Soulet, 2003 ; Araujo & Martuccelli, 2011), mais aussi sensible & une des grandes tendances structurelles dela modernité contemporaine — la généralisation tous azimuts de problémes existentiels. La sociologie de Vexistence a besoin non seulement @historiciser les états-existentiels, mais (historiciser 'analyse existentielle elle-méme. Et de deux grandes manieres. Il faut abord admettre que si existence est une dimension qui déborde trés largement les temps modernes, ce n'est que dans la modemité, et & la suite de certains changements sociaux, que le probléme de l’existence peut émerger en tant que question sociétale majeure de la condition humaine. La solitude est & cet égard, bien sGr, une illustration parlante : elle a cessé d’étre une expérience humaine rare, associée certaines formes de retrait plus ou moins volontaires du monde, pour devenir un probleme social. C'est dire s'il faut accepter douvrir, au vu de T’histoire, le spectre des expériences sociales of la dimension cxistenticlle est significative. Il n’est ni figé dans sa structure ni limité a un nombre fixe dexpériences mais aut contraire méme, les états existentiels étant historiques, susceptible des'élargir ou de se rétrécir en fonction des périodes et des sociétés. Encore davantage : une méme expérience sociale peut ou non ouvrir & différents états existentiels selon les périodes — c'est-a-dire & des interrogations plus ou moins profondes 107 108 109 wn0 sur le sentiment d’étrangeté au monde. Le chémage en est un excellent exemple. Depuis le travail pionnier de Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel sur Les Chémeurs de Marienthal ([1932] 1981) dans un village d’Autriche des années 1930, il est difficile de nier que, dans ses trés grands traits, V'expérience du chémage n’a pas véritablement changé : le désespoir, la lassitude, Phumiliation, Y’ennui, la désocialisation s'emparent souvent des acteurs. Cependant, au sein de cette population de chémeurs, il a été possible de distinguer entre diverses maniéres d’éprouver le chémage. Dominique Schnapper (1981), par exemple, a ainsi pu distinguer entre un chémage total (déstructurateur et désocialisateur), un chémage différé (propre aux cadres qui organisent leur temps au chémage sous la banniére de leur experience au travail) ou le chomage inversé (propre & certains jeunes, ayant une formation mal négociable sur le marché du travail et qui vivent le chOmage comme une fagon de prolonger leur vie étudiante, se définissant parfois comme « artistes » face au monde du travail). Si certaines attitudes de ce dernier cas de figure ont pu aussi étre repérées par Paul Lazasfeld et son équipe, dans l'ensemble, le constat, malgré Ja ressemblance apparente, n’est plus du tout le méme. Certes, dans les deux cas et pourla plupart des travailleurs, s"impose lexpérience de chOmage total. De ce point de vue, la diffusion du chomage n’a pas banalisé 'épreuve ni enlevé la charge négative dont il est porteur— méme:s'l est toujours différemment éprouvé selon les classes sociales, l’age ou le genre. Et pourtant, la diversité des maniéres de l’éprouver n’en signale pas moins, & partir du véeu des individus, une transformation majeure en cours dans nos sociétés, & savoir que si le travail reste encore largement un des principaux facteurs d'intégration, voire organisation de la vie sociale, il n'est plus tout aussi hégémonique - ou il Vest autrement — en tant que matrice de signification et de valeur identitaire. L’épreuve du chomage ct derriére elle sa charge existenticlle, a changé. Que ce soit & propos des expériences positionnelles, de la solitude ou du chémage, i svagit chaque fois, dans le cadre d'une sociologie existentielle, de comprendre les spécificités historiques des sentiments d’étrangeté qui submergent les individus et leurs significations pour analyse sociologique. Troisiéme déplacement : cerner les différents esprits existentiels des éepoques Les deux historicisations précédentes se prolongent dans une troisiéme, qui vise A afironter une des grandes difficultés de la philosophie de V'existence : son incapacité & rendre compte des spécificités historiques d'une période. Les tensions de Vindividu Gtudiées par Vexistentialisme se résumaient, au fond, aux grands diagnostics de la modernité ~ perte de sens, cage d’acier, aliénation, massification. Le diagnostic différenticl del’époque — de notre époque ~ en patit alors inévitablement. La raison est encore une fois évidente : méme lorsqu'ls reconnaissent que la condition existentielle connait des formes historiques diverses, au fond, et malgré cette affirmation, ces études ne peuvent les analyser qu’a partir de quelques grandes expériences-limites et transhistoriques considérées comme universelles. La perspective s‘ouvre dés le moment que I'on accepte que les états existenticls varient dans leur forme, bien entendu, mais surtout dans leur nombre et dans leur nature. Cette rectification permet de corriger le troisime impensé sociologique de la philosophic de existence. Non seulement les états existenticls varient avec le temps, mais les sociétés ne sont nullement aux prises, de la méme fagon, et avec la méme intensité, aux questions existentielles. Comment en tout cas ne pas reconnaitre que dans les sociétés occidentales contemporaines, pourtant dites « matérialistes », les individus sont littéralement assiégés par ces problémes, d’autant plus prégnants qurils se manifestent souvent en dehors de tout cadrage religieux ou spirituel ? Cet aspect suppose de faire un diagnostic particulier d’époque. Il est, bien entendu, en lien avec (autres diagnosties formulés propos de la modernité ; mais il n’en a pas moins une spécificité propre. Ici aussi, sans exclusivité aucune, il est possible de faire 'hypothése que notre période est moins confrontée au probléme du sens - et toutes les variantes de Yaliénation, du vide, dela désorientation... — ou 4 la question de lenfermement — et toutes les variantes de l'assujettissement, la rationalisation, le contréle... - qu’avec la question am 12 19 4 118 du caractére insupportable de Uexistence. C’est la généralisation de cet état qui, comme on le verra, transforme bien des problémes sociaux en affaires existentielles. Et vice versa. Existence, histoire, société Les époques et les sociétés différent dans leur historicité existentielle. Sans disparaitre, il est alors possible de faire Phypothése que Tabsurde ou Vangoisse ne sont plus véritablement au coeur de nos grandes inquiétudes sociétales. Lune et l'autre, malgré leur iméductible et pressante sensation d’asphyxie, renvoient & 1a question liminaire du sens, une interrogation « métaphysique » en quelque sorte. L’anxiété contemporaine, sil fallait retenir ce mot, est, selon nous, plus vitale et charnelle. La question centrale n'est plus un monde dépourvu de sens (sans doutele résidu, & peine laicisé, d’un monde od pendant des sigcles la religion fut une véritable économie générale du monde) (Gauchet, 1985), mais une vie qui insupporte au quotidien. Tel est, nous semble-t-il, le diagnostic existenticl central de notre période. Cette transition est bien visible, par exemple, dans une certaine production romanesque frangaise contemporaine (Barrére & Martuccelli, 2009). Méme pour les auteurs od la présence de thémes cxistenticls est manifeste, l’évolution est frappante. Les personages ne font plus face & Pabsurde. Ils ne sont plus assaillis par une solitude ou une angoisse que Yon pourrait encore baptiser de métaphysique. Ils ne s'inquidtent pas non plus foreément du sens de existence ou du monde, de leur vie « dans un monde oi les déterminations extérieures sont devenues si éerasantes que les mobiles intérieurs ne pésent plus rien » (Kundera, 1986, p. 39). LA od Albert Camus et surtout Jean-Paul Sartre cherchaient & montrer qu'un personnage (une liberté) ne valait que parT'issue qu'll avait choisie ~ en fait inventée — pour des situations qui étaient aussi des énigmes existentielles, les expériences déerites par bien des romanciers actuels sont plus banales. C'est moins par leur signification que par leur dimension poignante, vitale, énengétique que les expériences nous renvoient A Vek-sistere. Résultat : dans une partie de la production romanesque actuelle, il est possible de repérer une exploration différente du propre de Vek-sistere de notre époque. Les protagonistes de ces fictions semblent tre parvenus & se mouvoir dans un univers définitivement désenchanté, sans étre pour autant véritablement angoissant. Tout y semble simplement plus fragile. La vie n’apparait plus dés lors comme un interminable questionnement que nous adresse le monde. Elle n’en est certainement pas plus légére pour autant. Au contraire peut-étre, les félures y sont d’autant plus blessantes qu’elles n'ont qu'une apparence de surface et ne peuvent plus se réclamer du dévoilement d'un abime existenticl. L’ennui y est d’autant plus implacable qu'll n’ouvre & aucune question sur le monde. Mais leur manque d’espoir n'est pas vraiment un désespoir. Et leur inquiétude est plus charmelle et moins métaphysique. Le monde risque moins d’étre tragique quiinsupportablement creux. Le vide, Tennui et les angoisses multiples, qui pourraicnt donner licu 4 des explorations essenticlles et métaphysiques, se transforment en états intérieurs aussi fréquents que passagers. L’angoisse devient un ressae saisonnier ou quotidien qui, sans pesanteur psychique, n’en est pas moins, cependant, profondément cxistentielle. Mais, et toute la différence est 1a, elle n’ouvre plus vers un travail de quéte de sens ; elle n'est vécue et pensée que dans et par ses états interes. Le vide ne nait de rien autre que de lui-méme. C’est une sensation comme une autre. Sans états-limites. Sans métaphysique non plus. Surtout pas. En fait, le probléme n'est plus ni de savoir si Dicu est mort ou non, ni méme, comme Yénonce Gilles Lipovetsky (1983), si Yon s’en fout. Limportant est de gérer les effets pratiques des états existentiels +1, La raison est simple : les états intérieurs, y compris les plus inquiétants ou étranges, ne sont plus sensés ouvrir aucune porte. Ils n’en ferment pas non plus ailleurs. Is sont tout simplement la. En nous. La méme observation peut étre faite & propos du saisissement du quotidien. Dans bien des romans contemporains, la surmultiplication de descriptions d’actions minuscules, dépourvue de toute signification existenticlle, s’épuise littéralement en elle-méme. La uutie descriptive et lassante des situations ne débouche sur aucune compréhension essentielle de la vie. C’était pourtant bien le cas dans la perspective du roman existentiel, 16 18 119 ot la quotidienneté permettait d’éprouver un monde gluant, comme chez Jean- Paull Sartre, ott absurde et laid comme chez Milan Kundera. La quotidienneté, désormais, dans sa lourdeur, ne sert qu’a décrire une vie submergée, en toute continuité, par une série de microdécisions aussi inévitables qu’épuisantes. Et plus ou moins vaines. Le probléme est pratique, terriblement pratique : supporter la vie au quotidien. Du sens aux supports La rupture du lien entre l'ek-sistere et le sens ouvre done a une nouvelle période istenticlle. Lienjeu se déplace vers Pétude des différents supports grice auxquels les individus se constituent en tant qu’individus (Martuccelli, 2002 et 2007). Les supports, dans ce sens, ne se réduisent ni au probléme de la construction identitaire et de sa reconnaissance ni a une question de ressources économiques et sociales 4, Ces derniéres interprétations, pour importantes qu'elles soient, ne parviennent pas A souligner, avec suffisamment de force, ce qui est véritablement nouveau : un contexte historique particulier qui fait de articulation de la fragilité individuelle et des supports collectifs un probléme central ouvrant & une conversation inédite entre questions existentielles et sociales. Les supports désignent un ensemble de facteurs, matériels ou symboliques, proches ou lointains, conscients ou inconscients, activement structurés ou passivement subis, toujours récls dans leurs effets, et sans lesquels, & proprement parler, il ne pourrait pas y avoir d'individu. Notons-le : dans la tradition occidentale modeme, la reconnaissance explicite de ces supports a été difficile, tant par moments ils peuvent apparaitre comme une altérité & la représentation dominante de lndividu souverain, maitre et seigneur de lui-méme, autosuffisant et susceptible de se tenir, seul et comme une sorte de monade, de Yintérieur de lui-méme. Contre cette imagerie anthropologique, centrale dans Vindividualisme et l'idée du citoyen-propriétaire, le regard sur les supports vise a imposer, non pas une autre représentation des acteurs, mais A mettre en accord les modéles avec les réalités afin de décrire les existences singuliéres. D'un cété, il s'agit done de reconnaitre que tous les individus ont des supports et, de Vautre cété, de prendre acte que tous les supports ne disposent pas, et de loin, du méme degré d’acceptation sociale. D'ailleurs, d'un point de vue politique, c'est probablement la principale transformation apportée par le féminisme. Liancienne notion de solidarité propre au mouvement ouvrier ou aux groupes nationaux (l'un et 'autre laissant entendre 'existence d'individus préexistant & leur union) cade radicalement le pas a une vision accentuant, dés la conception méme du sujet politique, une ouverture et une sollicitude envers les autres 8, Cest dire si, dans notre époque, le probléme de ouverture fondatrice de 'homme au monde se pose dans des termes spécifiques, menant une révision plus ou moins générale dela nature historique de la question existentielle propre a notre époque. A une modemité longtemps préoccupée parla question du sens semble suceéder une autre phase, de plus en plus en prise avec le probléme coneret de savoir comment l'individu est capable de supporter — ou non — existence. La question des limites de nos actions n’est ni résolue ni oubliée (rappelons-nous de la phrase de Dostoievski, « Si Dieu est mort, tout est permis »), mais elle est déplacée, dans son urgence existentielle, par la question autrement plus concréte de nos assises dans le mond Ce n’est que dans cette modalité, et au coeur du propre d'une époque, que Yon peut envisager vraiment les supports comme la traduction sociologique et historique d'une question existenticlle incontournable, Ils constituent en effet une cxplicitation des manitres effectives dont les indivi monde. Pourtant, cette question premiére (comment supporter existence 2) prend une acuité nouvelle dans le monde actuel au fur et A mesure que la nature de nos liens sociaux se modifie (Singly, 2003). Plus la vie nous insupporte au quotidien, plus le probléme du renouvellement de nos énergies se pose de maniére ordinaire, plus Vimportance des supports se dessine clairement en tant que problématique proprement sociologique. C'est le résultat majeur d'une société dans laquelle les institutions encadrent autrement les individus, oi la solitude est une expérience généralisée, od le temps dévoué a des activités contraintes — et en tout premier lieu le travail — s'est métamorphosé et oi, surtout, les jus parviennent A s’affronter ou se dresser face au 120 ra 12 individus sont de plus en plus obligés de se « contenir » de fagon singuliére. C'est @'ailleurs bien cette question, méme s'il lui arrive d’étre parfois décrite dans les mots de jadis, qui se trouve deriére toutes les analyses soulignant la face sombre des injonctions actuelles & Vindividualisation, la multiplication des addictions dans le monde contemporain, les implosions dépressives des individus, bref, un ensemble disparate de travaux qui abordent les conséquences, au niveau des acteurs, de cette « nouvelle » question existentielle Beck, [1986] 2001 ; Beck & Beck-Gemsheim, 2002 ; Bauman, 2001 ; Giddens, 1991 ; Ehrenberg, 1998). En tant quhypothése de travail, ce diagnostic d’époque posséde, nous semble-t-il, une vertu heuristique. En déplagant le propre de la question existentielle contemporaine de Yanxiété herméneutique (quel sens ?) vers V'anxiété énergétique (sur quoi m’appuyer pour agir 2), ce diagnostic permet d'orienter la focale de l'analyse vers de nouveaux défis qui, comme on le verra dans le prochain et dernier point, sont désormais indissociablement sociaux et existentiels. Lorsque la question existentielle tourne autour des supports et de énergie, elle devient, de fagon inédite une question sociale. Quatriéme déplacement : la dynamique des réalités socio-existentielles contemporaines Pour rendre opératoire cette sensibilité d’analyse socio-existenticlle, la notion d’épreuve peut étre un outil important. Elle désigne les défis historiques, socialement construits, inégalement distribués, que les individus sont contraints dafironter dans une société donnée et qui les produisent autant dans leur facture sociétale que dans leur expression plus personnelle *, Cette notion permet non seulement de porter & la dimension cxistenticlle une attention toute particuliére, mais aussi de transformer analyse existentielle elle-méme. Pourquoi ? Elle permet en fait de distinguer deux ordres de réalité d'un cété, des éprenves proprement existentielles plus ou moins constantes historiquement (la vie, la mort...) méme si elles connaissent des formulations diverses selon les périodes et, de l'autre cdté, et sans doute de maniére plus substantielle, des 6preuves qui, tout en étant essentiellement sociales, ont — et de plus en plus — une charge existentielle croissante (Martuccelli, 2006). Das que Ton s‘éloigne des épreuves proprement existentielles (liées & la vie, A la mort), la charge existentielle d'une épreuve cesse d'étre un a priori analytique, pour devenir un objet d’étude (chomage, maladie, solitude...). Mais, méme pour les premidres épreuves proprement existenticlles, il est ispensable de rendre compte des modalités et des significations plurielles qu’elles prennent en fonction des individus et des contextes. Les épreuves n’ont pas la méme force existentielle en fonction des positions sociales, des genres, des Ages. C’est pourquoi Yanalyse existentielle des épreuves ne peut que se placer & distance ~ voire en rupture — avec tous les essais s’efforgant de cerner individu & partir d’un code existentiel plus ou moins invariant ou unique tout au long d'une vie*. Ces deux types d’épreuves sont importants afin de rendre compte de V’éthos existentiel de notre époque, mais c'est, sans aucun doute, Vaccroissement du second type d’épreuves qui explique 'intérét — voire la nécessité d’ouvrir désormais la sociologie 4 une prise en charge systématique de la question existentielle. C'est pourquoi le propre de Vanalyse socio-existentielle, sans négliger le premier cas de figure, est donc de parvenir a rendre compte de la dimension existentielle présente dans des épreuves qui ne le sont ni exclusivement ni essentiellement, mais qui le deviennent au coeur d'une certaine expérienee ou période historique, en raison d’un & patir spécifique. A la umidre du diagnostic précédent, analyse socio-existentielle propre aux sociétés actuelles se doit ainsi de s'intéresser avee soin & toutes les situations ot la vie insupporte*, Nous assistons en effet 4 un double mouvement d’existentialisation du social et de socialisation de existentiel. C'est cette double dialectique qui est au coeur sociologique de Ta question existentielle de notre époque. Le processus est inédit car, jusqu’a récemment, la séparation entre les deux registres était toujours fermement opérée. Cette vision bipartite dela vie sociale correspond bien 4 la maniére dont Jean-Paul Sartre Iui-méme a exporté la philosophie de Vexistence dans l'étude de la vie sociale : les questions sociales (de la prise de réle du garcon de café jusqu’aux vicissitudes subjectives du révolutionnaire, en passant 126 va par tant d'autres réalités) sont toujours solubles a terme dans des questions existentielles. Cette réduction, analytiquement insuffisante hier, est désormais tout simplement incongrue aujourd'hui au vu de l'hybridation de ccrtaines questions — indissociablement iales et existentielles. 11 n'est pas question ici, bien stir, d’établir une impossible liste des problémes susceptible d’étre envisagée sous cette double modalité, mais il n'est peut- atre pas inutile, comme conclusion, de donner au lecteur quelques illustrations conerétes. so Existence et société Certaines affaires existentielles deviennent des questions sociales. La parentalité, biologique et sociale, est certes - d’abord — une expérience existentielle fondamentale, dans laquelle se joue une partie importante de notre rapport A nous-mémes, aux autres, et peut-dtre A la mort. Or elle est désormais ~ aussi — et sur des bases inédites, une question sociale : le différentiel de taux de fécondité s’explique en partie au moins parle différentiel des politiques publiques mises en place dans les divers Ftats-providence (Esping- Andersen, [1990] 1999). Avoir ou non des enfants est ~ aussi - unc question sociale. Sclon qu'une collectivité investit ou non dans les garderies ou les eréches, selon qu'une société modifie ou non ses représentations collectives sur la « bonne mére », le nombre de naissances augmente ou diminue, En poursuivant ce parcours des ages dela vie, entrée dans la vie adulte, elle aussi, dépend des types d’Etats-providence, dont la signification existenticlle en termes de participation & un collectif est évident (Van de Velde, 2008). Lillustration est tellement évidente qu'elle n’a presque pas besoin d’étre développée, mais notre rapport & la mort est Iui aussi, plus que jamais, indissociable des politiques les. Tl existe bien a cet égard une réalité existentielle incontournable, mais elle peut atre négligée. On peut ainsi, par exemple, choisir de 'aborder exclusivement par le biais des interactions qu’elle suscite en milieu hospitalier, notamment au travers du différentiel de conscience qu’ont le personnel médical et le mourant de sa réalité imminente (Strauss, 1992), ou par l'étude des différentes philosophies et dispositifs d’accompagnement ou de contrdle du processus de fin de vie (Castra, 2004 ; Memmi, 2003), ou encore par le biais des questions dites de bioéthique concernant la législation de la fin de vie (candidats & la mort douce, euthanasie active ou passive, suicide assisté (Kahn, 2008 ; Ogien, 2009). Mais on peut aussi choisir de 'aborder autrement en mettant au eccur de lanalyse les rations proprement existenticlles que la mort pose & nos sociétés. L'analyse déplace sa focale. II ne s‘agit plus seulement d’aborder la question de I'existence des pratiques de , de la nécessaire neutralité morale d’un Etat libéral, du nécessaire respect de la vie (et de son sacré), comme T'indique a partir de la biopolitique Roberto Esposito (2004), mais aussi de comprendre, par exemple, les défis proprement existentiels que la finitude humaine pose dans une société soumise, non seulement au désir d'illimitation, mais également a celui d’échapper & V'irréversible. Il s‘agit, A terme, peut-étre, d'un autre regard surles débats bioéthiques. Si ces illustrations, notamment la derniére, peuvent sembler trop évidentes, pensons aussi aux maniéres dont il est possible de porter, & partir ’une analyse socio-existentielle, un regard critique particulier sur le capitalisme. Dans ce cadre, le productivisme - et la quéte efirénée du profit - sont remis en question non seulement A cause de leurs conséquences écologiques ou en raison de leur incapacité & nous rendre heureux, mais aussi parla fuite en avant existentielle qu'il provoquerait. L’analyse existentielle, comme le montrent les études de Christian Amsperger (2005, 2009) interprite le productivisme cffréné du capitalisme, et attitude vitale d’accumulation sans répit des riches et des puissants, comme une manifestation de leur désir d’immortalité et done, au fond, de leur incapacité & accepter la finitude imépressible de la vie humaine. Le regard existentiel jette un autre regard — quelle que soit sa plausibilité — sur Péconomie : sa supposée rationalité n'est que le produit et la cause de nos angoisses. Ce ne sont done pas seulement les ‘émes philosophiques qui, comme Karl Jaspers 'a entrevu dans Psychologie des conceptions du monde, visent en tant que constructions mythologiques & nous aider & fuir les véritables questions de notre existence; mais aussi nos investissements pratiques ~ et en premier lieu économiques ~ dans le monde. Des questions existentielles se trouvent a la racine des questions sociales. cons crimes sans victim 128 128 10 431 Société et existence D’autre part, des questions sociales deviennent des affaires existentielles. Une transformation historique fondamentale permet de Vexpliquer : la vie personnelle — certes, notamment dans l'Union européenne, mais pas uniquement - est devenue indissociable @une série de politiques sociales. La vie ordinaire a été socialisée dans des proportions telles que plus aucun individu n'est insensible a sa dette envers les autres. L’affirmation de Vindividu a non seulement engendré une forme nouvelle de solidarité, comme I'a montré Emile Durkheim — un lien fondé sur Vinterdépendance, plutdt que surla similitude— mais ellea également produit, et plus profondément, un type spécifique de conscience de soi. La notion si juste de solidarité organique, est restée pour Emile Durkheim, et surtout pour ses contemporains, une notion abstraite, déduite — plus qu'inférée — de la division du travail et du constat des interdépendances structurelles engendrées par la spécialisation des métiers dans une société moderne. Or, dans nos sociétés, ce sont tous les rapports sociaux (aux autres, & la collectivité, a soi...), et les questions existentielles qu'elles ouvrent, qui sont de plus en plus vécus, & défaut d’étre toujours compris, dans leur facture proprement sociétale. Nous avons plus que jamais tendancea sociétaliser nos difficultés existentielles. Pensons, par exemple, au probléme des retraites. Ce sont sur des considérations économiques incontournables que s'est concentré (voire sur-concentré) l'essenticl des débats. Orle probléme peut aussi entrainer des considérations de justice, largement moins présentes lors des discussions publiques : le différentiel d’espérance de vie entre salariés, entre sexes, mais aussi le fait que toute réforme de retraites comporte une partie d’« expropriation » patrimoniale ~ puisqu'elle est, comme on le sait, le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Plus encore, la réforme des retraites est susceptible de transformer les rapports entre les générations, engendrant de nouvelles situations de dépendance ou de pauvreté et done, par la-méme, de toucher au difficile équilibre entre générations — un aspect dont la signification existentielle devient encore bien plus prégnante que dans les deux problématisations précédentes. Un demier aspect apparait encore plus important. Lallongement de Pespérance de vie, et la transformation de V'expérience du grand age en véritable épreuve contemporaine, font de la vie humaine apris la vie active une question sociale majeure. D'un point de vue existentiel, le fait que nos sociétés n’aient pas inventé — en fait meublé institutionnellement — le temps social de la retraite, confronte bien des individus a une épreuve dévastatrice. Entre un tiers et un quart de leur vie est désormais consacré, par bien de nos contemporains ~ mais pas tous ~ a errer dans existence ou & attendre la mort. Un gachis humain et collectif a connotation existentielle inacceptable. Le ssement, et surtout le grand Age, est une question sociale qui est inévitablement une affaire existentielle (Caradec, 2007). On peut faire un constat similaire & propos des thémes éeologiques. Si les débats actuels oscillent souvent autour de considérations irréductiblement techniques et politiques (quelle est la meilleure mesure de l'empreinte écologique ? quelles sont les causes du réchauffement dela plandte ? quels sont les risques que nous acceptons collectivement ou individuellement de courir 2), ces débats, tt ou tard, ouvrent a des considérations proprement existentielles puisque la vie humaine rest possible que dans un environnement particulier. La question naturelle n'est pas seulement une question sociale (Moscovici, [1968] 1977). Derriere les débats sur le développement durable, est la survie de lespéce, la régulation des biens essentiels (air, l'eau, le sol...), la nécessité de nous auto-imposer des limites de facon endogene, les discussions - vives - sur le bien-fondé ou non du principe de précaution qui se font jour. L’écologie est aussi une question cxistentielle collective. La sociologie deT'existence peut aussi permettre d’envisager différemment la justice. Car dans nos sociétés se pose désormais la question dela valeur différentielle de la vie humaine lorsqu’elle est objet, par exemple, de différentiels d’indemnisation ou lorsque, lors d’une intervention militaire, on épargne la vie de certains au détriment de celles des autres (Fassin, 2010). D’autres fois, et de maniére plus ordinaire, il est possible d’observer que Yinjustice tend & ne plus étre seulement pergue comme tne affaire d'inégalité sociale, mais, que progressivement la frontiére du juste et de Vinjuste se déplace vers d'autres considérations (la mort précoce, les différentiels de talents ou de santé, la possibilité ou non davoir des enfants...) (Martuccelli, 2006). Cette dimension existentielle est présente viei 12 10 135 dans bien d'autres phénoménes sociaux : puisque le différentiel de vie entre les deux rives de la Méditerranée peut étre de presque vingt ans, il est possible d'interroger Vimmigration, non pas sculement — ce qu‘clle est aussi souvent ~ comme la quéte d'un bien-@tre matériel, mais également comme une question potentiellement liée A la vie elle- méme. En vérité, la distinetion analytique entre Vexistence et le social n’est pas unidirectionnelle et une méme expérience ou réalité, comme nous Yavons développé dans le point précédent A propos des supports, est susceptible d’étre Iue dans les deux directions, Bien d'autres phénoménes sociaux peuvent étre lus dans cette dynamique. Pensons, par exemple, aux positions sociales : derriére le différentiel de places sociales se trouvent, certes, des inquiétudes statutaires (le fameux déclassement des classes moyennes), mais aussi des inquiétudes proprement existentielles lorsque l'inconsistance positionnelle ouvre a des expériences particuliéres d’ex-position vitale (accidents, vulnérabilité, maladies...) ou A de douloureuses expériences d’évaluation de la propre existence (Bataillon & Merklen, 2009 ; Martuccelli, 2005¢). Cet aspect est particuligrement bien souligné par la notion de vulnérabilité, grice 4 laquelle certains analystes s'essayent justement & une articulation entre question sociale et question existenticlle — la vulnérabilité cessant d’étre seulement prise comme un état de précarité ou un processus dexclusion pour devenir une potentialité présente dans l’étre humain (Soulet, 2005b, 2011). L’enchevétrement de ces deux dimensions est bien visible aussi a propos des débats actuels autour des troubles mentaux, oi s'opposent les partisans d'une vision entigrement sociologisée ou psychologisée des états existentiels et ceux qui préférent souligner, au eceur des sociétés actuelles, la présence incontournable de questions existentielles imréductibles & des malaises psychiques (Demailly, 2011 ; Otero, 2010). Enfin, pour conclure une liste bien évidemment non exhaustive, on peut aussi voir cette dynamique & leuvre A propos de Yhospitalité ou de la transmission, des réalités qui ouvrent, dans les sociétés modemes, & des questions nouvelles du fait dela complexité croissante que Phéritage a dans ce type de société (Gotman, 2005). Ces rapides évocations et illustrations n’ont d’autre fonetion que d'indiquer, une fois, établi le caractére irréductiblement existentiel de expérience moderne et la spécificité du pathos de notre époque, le périmétre que sont susceptibles d’occuper les études conerétes susceptibles d’étre menées dans le cadre de la sociologie del'existence. La sociologie de Vexistence dont la sociologie a aujourd’hui besoin n’est possible qu’ Yintérieur d'une vision pleinement historique. Sans cette déclaration d'indépendance, elle est condamnée, comme nous l'avons vu dans la premiére partie de cet article, a rester une variante cadenassée de la philosophie de Vexistence. Cette déclaration d’indépendance se matérialise au travers de quatre historicisations qui opérent par déplacements : dela condition humaine vers la condition modeme ; des existentiaux anthropologiques vers l'individuation ; dun diagnostic existentiel transhistorique au différentiel existentiel d'une époque ; des expériences-limites existentielles vers une dialectique entre épreuves sociales et existentielles. Pepe Reprenons rapidement, pour finir, ces déplacements a partir de Peuvre de Jean- Paul Sartre présentée dans la premidre partie. En tout premier lieu, il faut sortir du déterminisme ontologique du pour-soi et de l’en-soi, au profit d'une conception historique de Vécart entre Tobjectif et le subjectif. En deuxiéme lieu, il faut passer dune anthropologie, méme « structurelle et historique », a l'individuation en tant qu’étude d'un acteur structurellement fabriqué par une société. En troisiéme lieu, il est nécessaire de prendre ses distances avec un diagnostic existentiel intemporel (la perte de "homme dans Yen-soi, V'antidialectique, la série...) au profit d’analyses capables de souligner les différents esprits existentiels d'une période. Enfin et surtout, il faut se défaire d'une vision figée des défis ontologiques de existence au bénéfice d'études capables de montrer VAargissement et le difiérentiel de teneur existentielle présente dans bien des épreuves sociales. 136 Toutes ces historicisations sont importantes, mais la premiére est, sans doute, décisive. Sans l’historicisation de la condition humaine dans le cadre d'une sociologie de la modemité, il n'y a pas de sociologic de l'existence possible. C’est cette inflexion liminale qui permet, en effet, @ouvrir la voie a Pétude conerdte des dimensions sociales et historiques des épreuves existentielles contemporaines. 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Ce qui inelut bien des inspirations de Séren Kierkegaard, voire Friedrich Schelling, certains travaux de Martin Heidegger, mais également de Karl Jaspers, Martin Buber ou encore Emmanuel Levinas ou Gabriel Marcel, et méme Maurice Merleau-Ponty, sans négliger le travail de certains romanciers existentialistes et, bien entendu, feuvre de Jean-Paul Sartre. 3. Trés vite, cependant, Martin Heidegger s'éloigne ou. minimise le réle du Dasein, 11 va ainsi siintéresser aux « vérités » ou a la « signification de PBtre » en dehors de la voie ouverte par le Dasein. En fait, en 1927, Martin Heidegger a voulu concilier deux problématiques : Yontologie premiére et Panalyse existentielle ; progressivement, il cherchera dautres voies, plus « directes », pour l'étude de IEtre. 4 Le langage en est sans doute obscur pour bien des sociologues. Pourtant, les classiques de la sociologie, comme nous le verrons dans la seconde partie, ne disent pas autre chose. Leurs travaux parlent d’un monde dont la cohésion a 616 bouleversée. Certes, la raison en est historique — le changement social ~ et la lecture seulement partiellement existentielle. Mais on peut y entendre Sexprimer, derriére les mille dénominations de Tentre-dcux, Ie méme sentiment, celui que le monde est définitivement aux prises avec la contingence (Wagner, 1996). 5 Le lien et ladistance entre Edmund Husserl et Martin Heidegger, puis Jean-Paul Sartre se trouve & ce niveau, Si l'intentionnalité est centrale pour tous, elle est une technique pour étude des essences chez. le premier, tandis qu’elle devient — transmuée en ouverture existenticlle — le ceur d'une interprétation accordant, dans les deux derniers, la facticité, a ’¢tre-dans-le-monde, & la viscosité, & homme englouti, le rl central dans le saisissement du propre de la condition humaine. 6 Cette démarche proprement philosophique a trouvé un corollaire de choix du coté de la littérature. Dans le roman existentiel, en effet, comme les réflexions de Jean-Paul Sartre et Milan Kundera le soulignent avec raison, Ia psychologie individuelle ede le pas A une description situationnelle (Sartre, 1948, p. 274 ; Kundera, 2005, p. 80). Le but du roman existentiel est ainsi de pénétrer et de décrire les personnages au travers de dilemmes existenticls nés des situations auxquels ils sont exposés. A la différence notoire d'autres formes d’explorations romanesques propres au vingtiéme sige, il n'y a plus vraiment de place ici pour les complications de lame humaine. Méme si, en dernier ressort, cst toujours du saisissement du personage qu'il s‘agit, sa vraisemblance psychologique céde le pas a la problématique indissociablement existentielle et intellectuelle dont il est le support. Dans Je roman de situation, la question du sens et de existence prime sur la compréhension empathique de son drame individuel. Sa vie intéricure, ses débats de conscience sont avant tout un outil de formulation de vérité sur existence humaine. Cest pourquoi, et quelle que soit la trame fictionnelle, F'attention se détourne toujours & termes du cas individuel pour se poser sur la situation existentielle, 7 Bien entendu, Jean-Paul Sartre a toujours fait preuve d’une grande méfiance envers la sociologie. Pourtant, bien des développements qu'il a proposés, et non seulement dans la Critique de la raison dialectique (1960), peuvent se lire A partir de cette perspective disciplinaire. 8 I souligne en 1940 cette double dimension : « Ainsi quoique par la production dirréel, la conscience puisse paraitre momentanément délivrée de son ‘étre dans le monde’, cest au contraire cet étre dans le monde qui est la condition nécessaire de imagination » (Sartre, 1940, p. 236) 9 Cest Jean-Paul Sartre qui souligne. 10 « Le désir est manque d’étre, il est hanté dans son étre le plus intime par Vtre dont il est désir. Ainsi témoigne-til de existence du manque dans Vétre de la réalité humaine » (Sartre, 1976, p.126) 11 « La réalité humaine est souffrante dans son étre, parce qu'elle surgit a Yétre comme perpétuellement hantée par une tolalité qu’elle est sans pouvoir Yétre, puisque justement elle ne pourrait atteindre Ten-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est done par nature conscience malheureuse, sans dépassement possible de Fétat de malheur » (Sartre, 1976, p. 129). 12 Crest cette intuition qui est d’ailleurs la base de analyse que Jean-Paul Sartre fera, plus tard, es effets « sociaux » du regard des autres sur nous, que désormais on appelle, nous y reviendrons, & la suite des travaux interactionnistes, Vétiquetage (Sartre, 1952). 4g « Leessence des rapports entre consciences n'est pas le Mitsein, Cest le confit » (Sartre, 1976, p-481). 14 Les analyses conerétes livrées de Jean-Paul Sartre & cette époque ne sont ainsi que la description d'une longue série d’échecs relationnels tissés par la volonté méme des hommes de dépasser la conflictualité inhérente de leurs relations. Dans amour, par exemple, du fait de Timpossible ‘communication directe entre deux pour-soi, les individus sont contraints de trouver leur médiation au niveau du désir et de leurs corps mais, par la-méme, la transformation de Autre en chose est évidente et inévitable. L'amour, forme du désir, n’est que union de la liberté d'un seul des pour-soi et de la facticité de Autre. Ce qui signe une forme indépassable d’échee puisque ce que Tamant veut s'approprier nest pas le corps de Autre mais justement sa liberté, qui fuit au moment méme ob il pensait avoir atteinte, Cet échec peut mener au sadisme od, grace @ la réduction radicale de TAutre en chose par ct pour le désir d'un pour-soi, il peut y avoir sortie — ou illusion de sortie ~ de eette conflictualité irrépressible, Mais méme ici, et en dépit méme de la capacité du sadique a réduire Autre A sa pure facticité, en le pliant A son désir, le regard de la victime lui rappelle toujours et encore sa liberté, 15 C’est Jean-Paul Sartre qui souligne. 16 Dans le cadre de la sociologie existentialiste, cette transition a surtout &6 accentuée par Ian Craib (1976). 17 Cest afin d'expliciter ce moment que Ronald Laing et David Cooper (1971) ont introduit la notion ¢'« altération » comme élément distinetif de toute forme d’aliénation dans le sillage de la lecture sartrienne, 18 Pour une lecture sociologique des diverses connotations de la notion de situation dans cette période de laeuvre de Jean-Paul Sartre, ef. Jan Spurk (2007, pp. 116-130). ag Entre ces deux réalités il y a une relation que Jean-Paul Sartre refuse de saisir en termes de priorité temporelle. Autrement dit, les collectifs ne précédent pas foreément les groupes. Le collectif, bien qu'il soit le résultat de la désintégration du groupe, ne garde rien de lui, tandis que le groupe porte toujours en Iui les raisons qui le feront tomber dans Pétre inerte du collectif. Cependant, et malgré cela, comme on le verra, sa vision se révéle bien plus unidirectionnelle tant, au fond, la bipartition du social en deux types d’étres participe, encore, de son ancienne vision dichotomique de Yétre (Ten-soi et le pour-soi). 20 Notonse : la série ne suppose pas nécessairement la coprésence des individus : il suffit, par exemple, qu'un ensemble d’hommes regarde au méme moment, mais chacun de maniére isolée, une méme émission de télévision, pour qu'elle émerge. 21 Lfauteur fera méme de 'individualisme sériel un des grands traits de notre société. Cf. Jan Spurk (2006a, chapitre 2 ; 2006b, chapitre 3 ; 2010, p. 26). 22 Pour des remarques dans ce sens, Georges Gurviteh (1962, pp.203-227, surtout p. 208 et ss.) ; voir aussi Pierre Bourdieu (1980, p. 75). 23 Comme Franceseo Alberoni (1981) Ia bien montré, la représentation sartrienne se place dans une longue filiation sociologique ayant systématiquement souligné le passage du « chaud » au « froid », de la communauté & la société, du charisme a la rationalisation, du mouvement & institution. 24 Cette difficulté n'est pas Yexclusivité de Jean-Paul Sartre. Elle est également présente chez. tous les auteurs qui déposent la capacité d’agir-autrement des individus davantage du cété de leurs ressources internes - ef. par exemple, Touraine (1973) ; Castoriadis (1974) ; Joas ([1992] 1999) — que des caractéristiques simultanément habilitantes et contraignantes de environnement social (Giddens, [1984] 1987 ; Martuccelli, 20058). 25 On laissera de ebté des inspirations ou des influences plus ou moins partielles, voire un certain ethos présent, & la suite de lexistentialisme, chez certains sociologues dans les années cinquante et soixante. Pierre Bourdieu, par exemple, tout en subissant son influence — comme en atteste le grand nombre des catégories qu'il a repris de Jean-Paul Sartre ~ minimise ou nie progressivement ectte relation. Pour cette influence initiale, ef Jeffrey Alexander (1995) ; Jan Spurk (2006b, chapitre 4). 26 Pour une vision de Vinfluence, multiple et variée, de Jean-Paul Sartre tout au long de sa vie intelleetuele, bien reflétée notamment pat la dialectique entre sujet historique et sujet personnel, ef. Danilo Martuccelli (1999) et Paola Rebughini (2009). 27 Das 1962, Edward A. Tiryakian a pu ainsi publier, par exemple, un livre Sociologism and Existentialism, dans lequel, en établissant un fort lien entre existentialisme et interactionnisme symbolique, ill mettait au ceeur de sa perspective le sens que individu donne a sa vie et & sa situation, Mais au fond, sans nicr Paspect proprement existentiel, la lecture privilégiait surtout une interprétation cognitive. 28 A partir de bien d'autres postulats 'est cela aussi, sous forme de « reliance », qui est au eceur de 1a proposition existenticlle de Marcel Bolle de Bal (1992), 29 Soulignons-le : méme lorsque la dette n'est pas explicitement reconnue, l'idée du primat de la relation @ autre dans la compréhension de soi, s'est imposée de maniére désormais hégémonique depuis quelques décennies. C'est sans doute un des bouleversements majeurs des sciences sociales de la derniére partie du xxéme siéde. 30 Au-deld méme de Jean-Paul Sartre, cest une des grandes différences analytiques entre la phénoménologie et Tinteractionnisme. Y compris chez Alfred Schiitz ou Peter Berger et ‘Thomas Luckmann, est dans la structure de la conscience et en partant du propre de Vintentionnalité humaine quill s'agit de repérer les différents domaines sociaux. Certes, la conscience ouvre A un monde social partagé, mais il n’en reste pas moins que Tétude est a terme toujours menée a partir des bases de Yaction dans la conscience (et non pas au travers des interactions). 31 En fait, la tension n’était pas insoluble puisque dans Tocuvre « inépuisable et équivoque » de Karl Marx, pour reprendre expression de Raymond Aron, les deux termes de cette caractérisation de la situation sont simultanément présents : d'un c6té, un objectivisme pratique et une philasophie déterministe de Thistoire ; de l'autre, un projet prométhéen et une philosophie phénoménologique de la praxis. D’un o6té, un glissement, en fait, un retour un matérialisme contemplatif (cclui-& méme que Karl Marx fustige dans les Theses sur Feuerbach), de Yautre, 'assomption pleine d'un matérialisme historique. D'un cété, la nécessité ; de Tautre, la volonté. Une tension qui a, par ailleurs, durablement marqué histoire du marxisme (Gouldner, 1980 ; Castoriadis, 1974). 32 Donnons-en une illustration. Chez les existentialistes, comme le montre clairement leur incapacité A produire une morale, Thomme ne peut réaliser aucune essence préétablie, puisque par définition il est ouverture et commencement - et A moins de nier cette liberté, et cette responsabilité, il y a inévitablement quelque chose qui commence avec lui. Chez les marxistes, au contraire, et méme si la dimension utopique est présente, i y a bel et bien Vidée quiil existe une « essence » humaine, certes de nature historique, mais néanmoins donnée par Yensemble des rapports sociaux propre A une société donnée et qui définissent le sens de leur émancipation. 33 Yves Barel (1984) aura retracé certains de ces moments sous Panalytique du vide. 34 Llassociation indue de la modernité avec ces autres réalités est sans doute le résultat du fait qu'elle a 6té théorisée, dans ses versions les plus canoniques, au sein des sociétés occidentales, transformant quelques traits de ces sociétés en caractéristiques incontournables de la modernité rationalisme, industrialisation, économie de marché, démocratisation, _ administration bureaucratique, généralisation de l'éducation, différenciation sociale, formation de I’Etat-nation. 35 Pour une présentation historique des diverses « crises humaines » depuis fAntiquité jusqu’aux temps modernes, a partir d'une lecture avant tout idéologique et philosophique, cf. ‘José Ferrater Mora ([1952] 1965) ; Yves Barel (1984). 36 Pour des précisions dans ce sens, voir Simonetta Tabboni (1999). 37 Cest-A-dire que, derriére la conscience historique de la rupture moderne se trouve toujours une série d'expériences subjectives communes. Peter Wagner (2001) s'efforce ainsi, par exemple, de classer les différentes anxiétés induites par cette attitude de rupture et de nostalgic : celle d'un ordre cosmologico-religieux, celle d'une pathologie de I'ame (la mélancolie), celle d'une attitude les ‘tournant résolument vers le présent et Vavenir. 38 Clest-idire véeues en tant qu'expression de Tek-sistere, ou pour Ie dire de fagon plus sociologique, en tant que ex-position, Cesta-dire, des expériences que les acteurs vivent comme étant 4 la fois en dehors de toute position et inévitables a affronter. 39 Pour un bon et talentueux récent exemple, ef. Pierre Zaoui (2010). 40 Une sensibilité particuliérement bien visible dans les études de Frangois Dubet (1994), Frangois de Singly (2005) ou Vincent de Gaulejac (2009), tous en dialogue phus ou moins éroit @ailleurs avec l'ceuvre de JeanPaul Sartre. Pour une présentation d’ensemble de ces démarches, cf. Martucceli & de Singly (2009). 41 Un morceau d'un des romans @autofiction d’Annie Ernaux (2001, p. 211) Ie résume & la merveille: elle troque, lors d'un désespoir passionnel, des anxiolytiques pour des antispasmodiques. Le déplacement pharmaceutique permet d'enrayer la chute existenticlle : « Nuit ol le désir de mort ait si fort, la souffrance morale si vive, que je comprenais le recours a n'importe quoi, tranquillisants, drogue. Heureusement, je n’avais sous la main qu’un malheureux Spasfon-Lyoc ». 42 Tl revient sans doute Robert Castel le mérite davoir souligné la centralité, dans nos sociétés actuelles, de certains supports socio-Ceonomiques. Néanmoins, interpréter les supports uniquement en termes de variantes des notions de capital ou de ressouree est insuffisant. La problématique proprement existenticlle, et fondatrice d'une sociologie de Vindividu stricto sensu, est das lors bannie au seul profit de considérations sur le différentiel de moyens d’actions dont disposent les acteurs — et dont découleraient, de fagon plus ou moins immédiate, les capacités des individus & etre des individus. Cf. Castel (1995) ; Castel & Haroche (2001). 43 Une caractéristique qui, comme Joan Tronto ({1993] 2009) I'a notamment montré, peut étre interprétée en dehors de toute référence au genre, et devenir la base d'une conception politique, une nouvelle éthique du care. Pour une mise en perspective critique de cette littérature, cf. Martin (2008). 44 Cette conception de la notion d’épreuve, dont la dette envers la dialectique entre la situation et le projet propre a la philosophie de Yexistence, ou limagination sociologique de Wright Mills, est explicite, différe alors de celle proposée par d'autres démarches (notamment par Bruno Latour ou la sociologie pragmatique frangaise). Ce n'est nullement la dimension évaluative et donc la capacité une épreuve a trancher une controverse ou & produire des accords de justice qui sont privilégiées ; Tusage existentiel de la notion souligne plutat les grandes manifestations de Yexpérience de la modernité, C'est la « situation » de Tindividu dans le monde, son ouverture toujours difficile, et son impossible suture, qui sont au fondement de analyse (Martuceelli, 2010b). 45 Cette perspective est présente, par exemple, dans les études que Jean-Paul Sartre a consacré & Baudelaire, Jean Genet ou Gustave Flaubert, mais aussi plus largement dans le roman existentiel et méme, au moins en partie, dans les démarches de socioanalyse s'inspirant, directement ou indirectement de la philosophie de Vexistence (de Gaulejac, 2009 ; Bajoit, 2009). 46 Pensons, par exemple, a l'expérience du chémage dont la réalité ouvre non seulement vers des problimes psychologiques, mais aussi vers des questions existentielles (Lazarsfeld, Jahoda & Zeizel, [1932]1981 ; Schnapper, 1981). References Blectronic reference Danilo Martuccell, « Une sociologie de 'existence est-elle possible 7 », Sociologie [Online], Theory and research, Online since 18 October 2011, connection an 07 May 2018. URL http/sociologies.revues.org/3617 About the author Danilo Martuccelli Université Paris Descartes, CERLIS-CNRS - dmartuccell By this author Les individus et la dépression : 'homologle des épreuves [Ful text) Discussion de l'ouvrage de Marcelo Otero, L'Ombre portée ;lindividualité a épreuve de la dépression, Montréal, les Editions du Boréal, 2012 Published in SociologieS, Essential abstracts, 'Ombre portée : lindvidualté a Tépreuve de la dépression Grand résumé de La Société singulariste, Paris société, 2010 [Full tex} Suivi d'une discussion par Paola Rebughini et Didier Vrancken Pubished in SociologieS, Essential abstracts, La Société singulariste Editions Armand Colin, coll. individu et La socio-analyse, un avatar de la sociologie de lindividu [Ful tex) Discussion de l'ouvrage de Guy Bajoit Socio-analyse des raisons d'agir. Etudes surla liberté du sujet et de /'acteur, Québec, Presses de I'Université Laval, 2010 Published in SociologieS, Essential abstracts, Soco-analyse des raisons dagit Philosophie de l'existence ot sociologie de l'individu : notes pour une confrontation critique [Full text) Pubished in SociologieS, Theory and research La sociologie a 'école du roman francais contemporain [Full tex! Published in SociologieS, Theory and research

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