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DE L’ARCHEOLOGIE A L’HISTOIRE LA SICILE DE BYZANCE A L’ISLAM Etudes réunies par Annliese Nef et Vivien Prigent Ouvrage publié avec le concours de I’ Université Paris-Sorbonne, de 'UMR 8167 «Orient et Méditerranée » et de l'EA 2556. DE BOCCARD 11, rue de Médicis — 75006 Paris 2010 Les objets magiques: un indice d’évolution culturelle? Les documents magiques siciliens entre Byzance et I’Islam' Jean-Charles CouLON* lee pratiques magiques sont une constante des sociétés humaines. Les civili- ions byzantine et islamique n’échappent pas la régle. L’historien peut appréhender ce phénoméne partir de deux types de sources: les textes et les objets. Les sources écrites peuvent aborder la magie de différents points de vue: il y a des textes de magie (offrant des conseils, des modéles, etc., en vue d’une pratique magique) et des textes sur la magie (proposant une définition, un point de vue, une anecdote, etc., sur la magie). Les traités magiques exposent donc des théories, des préceptes généraux ainsi que des rituels, des «recettes» magiques. Les objets, quant 4 eux, témoignent de la pratique effective: amu- lettes et talismans ne sont pas toujours conformes aux traités, mais ils témoi- gnent de l’évolution de ces pratiques. Ils permettent notamment d’appréhender la concrétisation des savoirs magiques et donc le rapport des magiciens aux textes qu’ils ont ou auraient pu lire. La premiére difficulté que souléve I’étude de ces objets tient 4 leur déchiffrement, car ce qui est magique se doit d’étre mystérieux et peu accessible (tout comme ce qui est mystérieux semble étre magique a un regard extérieur). L’épigraphiste est souvent confronté 4 des for- mules sibyllines, parfois impossibles 4 déchiffrer et 4 comprendre. Les traités livrent des informations qui nous permettent de donner un sens a ce qui pourrait sembler échapper a toute logique. La seconde difficulté concerne surtout l’histo- rien: ces documents magiques sont trés rarement datés et bien peu nous sont parvenus des époques anciennes. La raison en est simple: un objet magique, que son effet soit survenu ou non, doit étre détruit, bralé, enterré, jeté dans une riviére, etc. Il doit disparaitre pour éviter qu’un individu malveillant puisse s’en servir 4 de mauvaises fins. De 1a le fait que trés peu d’amulettes et de talismans sur papier, papyrus ou parchemin aient été conservés. Certains l’ont été en rai- 1. Nous tenons & remercier pour leur patiente et minutieuse relecture Annliese Nef et Etienne Blon- deau, * Université Paris-Sorbonne. 96 LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM son de leur valeur artistique, comme les tuniques talismaniques de l’époque ottomane, mais il s’agit la d’artefacts destinés 4 de prestigieux destinataires et offrant un grand intérét esthétique. Il sera question ici d’objets magiques siciliens, d’époque tardo-antique et done antérieurs 4 la tradition islamique, mais comportant un élément abondam- ment réutilisé par cette derniére: les «caractéres 4 lunettes »?. Ces caractéres sont un élément commun aux traditions magiques grecque et égyptienne antiques, chrétienne byzantine, juive et islamique. Ce type d’ objet nous permet donc de mettre I’accent sur des échanges culturels complexes. Nous avancerons ici avant tout des hypothéses de travail, que seul l’analyse d’un corpus plus complet d’ objets et de textes permettrait de confirmer ou d’infirmer. Une tentative de bilan de la recherche sur les «caractéres a lunettes » Lorigine des «caractéres a lunettes » dans la magie islamique est attribuée depuis le début du XX° siécle 4 un emprunt a la tradition juive. Ainsi, dans son ouvrage Kabbale, vie mystique et magie, Haim Zafrani avance Vanalyse sui- vante: Les alphabets des anges et les caractéres «2 lunettes » sont venus directement aux musulmans de la magie juive*. [...] Notons, pour finir que la magie musulmane connait aussi ces mémes phéno- ménes qu’elle a, le plus souvent hérité de la kabbale juive: alphabets et sceaux angéliques, caractéres a lunettes, etc, l'une et l’autre utilisant des pro- cédés d’écriture analogues, I’arabe pour l'une, I"hébreux ou le judéo-arabe en caractéres hébraiques pour la seconde [...]* Chacune de ces affirmations est accompagnée d'un renvoi a la thése d’Edmond Doutté5, qui expose ainsi son hypothese : TI nous faut encore mentionner comme extrémement répandus ceux que Schwab a appelé les «caractéres & lunettes». Nous en avons vu un exemple dans V’incantation de la khangat’iriya; en voici de nouveaux d’aprés El Botini: Bh Be tS TT 2. Certains de ces caractéres sont présents dans les alphabets reproduits dans la pl. 1. Ts don- nent un bon apergu de ce que l'on appelle «caractéres lunettes> et permettront au lecteur de visualiser l’allure générale de ces symboles magiques. 3. H. Zafrani, Kabbale, vie mystique et magie: judaisme d’Occident musulman, Paris, 196°, p.377. 4. Ibid., p.413. 5.E, Doutté, Magie et religion en Afrique du Nord, Alger, 1909. LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 97 Dans les textes imprimés (El Bodni est autogr.), ils ont le plus souvent cette forme: ANE SH Ce sont, disent les auteurs, des signes mystérieux correspondant aux noms divins. Les caractéres 4 lunettes sont venus directement aux musulmans de la magie juive. Schwab pense «qu’ils sont composés, pour la plupart, de plu- sieurs paires d’yeux, pour symboliser la providence ». Cette interprétation est a rapprocher de I’hypothése de Westermack, concernant l’origine du sceau de Salomon: l'emploi de l’ceil est classique contre le mauvais ceil. D’autre part, des textes hébreux nous montrent les caractéres 4 lunettes en relations avec les lettres de ’alphabet®. Liinterprétation selon laquelle les cercles achevant les segments qui compo- sent ces lettres sont des yeux ne convaine plus aujourd’hui, dans la mesure ot elle se base sur une symbolique sémitique et présuppose que l’origine de ces lettres 4 lunettes est effectivement juive et que l'utilisation originelle de ces caractéres est prophylactique, ce qui est une interprétation a posteriori. Lattribution de ces «caractéres & lunettes » a la kabbale juive a parfois donné lieu a des raisonnements relativement faussés par ces présupposés d’une trans- mission exclusive de la kabbale juive aux autres traditions ésotériques. Par exemple, Casanova écrivait en 1921: Dans les recueils d’alphabets magiques, les spécimens en sont nombreux et d'une variété déconcertante; je n’ai jamais pu déterminer a quel systéme appartenaient les groupes que j’ai étudiés en vain dans les manuscrits. Mais je crois que leur origine doit étre cherchée dans des dérivations plus ou moins fantaisistes de l’alphabet hébraique. Une observation de Hammer m’a mis sur la voie. Il cite une remarque faite par Goulianof sur la ressemblance entre un des alphabets Hammer (p. 36) et la Scriptura (sic) celestis d’ Agrippa. En me reportant a I’ouvrage de ce dernier, j’ai constaté que la ressemblance consiste surtout dans les boucles ou lunettes dont les caractéres sont agrémentés, mais non dans la forme méme de ces caractéres. En revanche, I’alphabet donné par Agrippa sous le nom de Sculptura celestis est identiquement, sauf quelques altérations assez rares, l’alphabet hébraique carré dont les traits se termine- raient par des boucles. Le seul écart marqué est dans le caractére répondant au > [yod]. Ila ’aspect d’un triangle dont chaque angle est bouclé. Agrippa y ajoute deux autres alphabets du méme genre, mais fort éloignés en général du prototype, sous les noms de Scriptura Malachie et Scruptura (sic) transitus fluvii. 6. Ibid., p. 158. 98 LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM L.-Am. Sédillot renvoie pour un alphabet du méme genre a Colletet, qui le présente comme purement hébraique. Notre regretté collégue Moise Schwab a également traité de ces déformations qu’il a proposé d’appeler «lettres & lunettes » parce que ces boucles représentent des yeux «pour symboliser la Providence». Il donne avec la correspondance de I’alphabet hébraique un tableau qui rappelle les précédents, mais des formes identiques ou semblables ne répondent pas aux mémes caractéres’. Or, il est discutable, du point de vue de la méthode, de rechercher une compa- raison des le départ entre les collections d’alphabets d’Ibn WahSiyya (X° sigcle) et d’Agrippa (mort en 1535). Les ouvrages d’ Agrippa comportent effectivement des alphabets lunette aux formes parfois trés similaires aux lettres hébraiques, mais il convient de garder présent & l’esprit que cet auteur faisait partie des «kabbalistes chrétiens » de la Renaissance. Il est donc tout a fait normal qu’il reprenne (et méme qu'il tende A conformer) ces lettres & la tradition hébraique. Lerreur de Paul Casanova est de croire que les «caractéres 4 lunettes» n’ont pas connu d’évolution dans leur interprétation et leur transmission au cours des siécles. En réalité, il semblerait plut6t que la magie issue des cultures mono- théistes, en se référant aux textes sacrés et aux écritures qui leurs sont liés, ait occulté l’existence de ce type de caractéres dans d’ autres cultures. Marcel Cohen s’est également penché sur ces caractéres, affirmant dans un compte-rendu de I’édition par Geoffroy Tory de Champ fleury ou Vart et science de la proportion des lettres, reproduction phototypique de I’ édition princeps de Paris 1529: H. A. Winkler, Siegel und Characktere in der muhammedanischen Zauberei, Berlin Leipzig, 1930, a consacré un chapitre aux «lettres a lunettes », et il y montre la source probable de G. Tory (dont il n’a pas cité l’ouvrage, A savoir la Grammatica hebraea de Abraham de Balmes (de Balmis), Venise, 1523, en hébreu et en latin), d’aprés laquelle il a reproduit précisément l’alphabet en question; ce méme alphabet a été indépendamment signalé et reproduit dans A. Hemsi, La musique de la Torah, Alexandrie, 1929 (d’abord publié dans I’ lustration juive). H. A. Winkler a noté l’essentiel, 4 savoir la ressem- blance de cet alphabet avec l’alphabet samaritain, c’est-a-dire son caractére cananéen (par opposition a I’hébreu carré, qui est araméen) ; de plus, il a bien vu l’identité avec l’écriture «sabbatienne» de certaines amulettes que A. Danon a étudié dans le J. As. [Journal asiatique], 1910, 1, p. 331 et suiv.; faute de connaitre l’alphabet de Balmes-Tory, A. Danon avait été obligé d’ex- traire le tableau des lettres des textes suivis qu’il avait sous les yeux. D’autre part, H. A. Winkler soutient que les caractéres «a lunettes» ou «bouletés » attestent une influence mésopotamienne persistante, les ronds aux extrémités et aux angles des lettres rappelant les tétes des clous de I’écriture cunéiforme. 7. P. Casanova, Alphabets magiques arabes, dans Journal asiatique, série 11, 18, 1921, p. 37- 55; 19, 1922, p. 250-262. LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 99 Tl semble qu’une étude compléte devrait séparer deux faits distincts, partielle- ment entremélés: d’une part la transmission traditionnelle ésotérique du tracé cananéen, ceci parallélement a l’usage samaritain; d’autre part le «bouletage» ou usage des «lunettes». Ainsi le jude@o-samaritanum de la Virga aurea® n’a que quelques caractéres bouletés; ceux-ci sont plus nom- breux chez de Balmes-Tory ; le bouletage est complet dans le brachmanicum de la Virga aurea. Quant aux autres alphabets entiérement bouletés connus (telle 1’écriture céleste d’Agrippa) le tracé s’en éloigne beaucoup plus du samaritain...” Cette hypothése selon laquelle il faut différencier deux phénoménes distincts semble tout 4 fait cohérente. Cependant, le corpus retenu pour 1’établir est trés restreint et si elle est valable pour ce dernier, elle ne prend pas en compte la possibilité d’emprunts hors de la tradition juive ou au sein de traditions revendi- quant un héritage juif. Ces hypothéses semblent se baser sur le postulat que ces lettres représentent une écriture relativement uniformisée, et non des caractéres isolés qui auraient été regroupés a posteriori en alphabets ou sous 1’étiquette d’«écriture » dans des traités qui auraient voulu théoriser un usage établi dans les objets magiques. L’analyse de Hans Alexander Winkler péche elle aussi par les limites des sources exploitées, car il s’agit d’un c6té de «talismans médié- vaux» (lesquels ? combien ? de quelle époque? de quelle aire culturelle ?), com- parés, de l’autre, & un échantillonnage issu en grande partie de la région méso- potamienne et de la culture sémitique et mésopotamienne. Il y a incontestablement 1a une possible origine des «caractéres & lunettes », mais il est excessif d’y voir origine unique de ces derniers. En effet, considérer les «lettres 4 lunettes » comme un tout uniforme que |’on peut étudier en tant que tel, sans analyse plus précise et sans différenciation de ces caractéres, est un rac- courci qui s’avére insatisfaisant. Lorsque l’on élargit les perspectives en prenant en compte des objets magiques ou des traités venant d’autres régions et d’autres cultures, on constate qu’eux aussi comportent des «caractéres 4 lunette », dont Porigine pourrait étre différente. Marcel Cohen se montre plus tard beaucoup plus circonspect lorsqu’il remarque — dans un paragraphe dédié aux «écritures magiques» de son grand ouvrage sur l’histoire de l’écriture : 8. La Virga aurea est un ouvrage de Jacques-Bonaventure Hepburne d’Fcosse (1573-1621), bibliothécaire du pape Paul V. Elle est faite de tableaux qui devaient servir d’aide-mémoire aux alchimistes et magiciens. Ainsi, bien que son auteur fit un orientaliste polyglotte, la Virga Aurea se situe dans la lignée des grands traités d’alchimie ou de kabbale chrétiennes et non dans celle des travaux orientalistes 9. M. Cohen, Geoffroy Tory. Champ fleury ou Uart et science de la proportion des lettres, reproduction phototypique de l’édition princeps de Paris 1529, précédée d'un avant-propos, et suivie de notes, index et glossaire, par Gustave Cohen. Paris, Charles Bosse, 1931; pet. In-4°, 19 pages, VII-LXXX feuillets, 65 pages, dans Journal asiatique, juillet-décembre 1933 — fascicule annexe, p. 173-175. Cité partiellement par J. Marqués-Rivigre, Amulertes, talismans et pantacles dans les traditions orientales et occidentales, Paris, 1938, p. 311-312. 100. LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM, La magie et la divination se sont emparées de |’écriture. Il en est résulté des tracés qui sortaient volontairement des formes consacrées, soit par des modi- fications systématiques des caractéres, soit par de véritables inventions de signes. Ainsi sont apparus dans le monde grec et le monde sémitique des caractéres qu’on nomme lettres A lunettes ou bouletées parce qu’elles comportent des cercles au bout des traits. On ne peut pas dire si elles ont été liées en mots. On les rencontre dans des amulettes musulmanes et dans les amulettes éthio- piennes. On trouve pour I’arabe des séries entiéres d’alphabets magiques oi les carac- téres restent séparés dans la constitution des mots ou formules, et oi les caractéres & lunettes sont fréquents'°. Marcel Cohen évoque donc deux aires culturelles (méme s’il faut bien sir gar~ der 4 esprit que les interactions entre les deux sont multiples), sans toutefois se prononcer sur un éventuel emprunt de l’une A autre. Le seul vecteur commun semble étre pour lui l’usage magique ou divinatoire. Il avance également l’idée que certains de ces caractéres se basent effectivement sur des lettres déja exis- tantes, mais que d’autres sont purement inventés. Ces caractéres ne sont certes pas Fobjet méme de son discours, mais on note une plus grande prudence dans la for- mulation d’hypothéses relatives 4 leur origine. Dans tous les cas, les remarques de Marcel Cohen permettent de remettre en partie en cause I’hypothése selon laquelle ces symboles seraient exclusivement d'origine juive: d’autres théories peuvent et doivent étre envisagées. II ne s’agit nullement de nier existence de ces caraetéres dans la tradition magique juive, mais la question de l’origine est trop complexe et de toute évidence insuffisamment étayée par des sources anciennes datées" pour ne pas risquer de scléroser I’étude de ces caractéres. Il est Iégitime de se poser la question de possibles liens entre des «caractéres a lunettes» d’ori- gine juive et des «caractéres a lunettes » d’origine grecque ou byzantine, d’autant plus que les juif’s étaient présents dans l’empire byzantin et que ’empire byzantin était en contact avec plusieurs régions de langue sémitique. Cependant, se pronon- cer sur d’éventuels emprunts est, dans |’état actuel de nos sources, trop hasardeux pour étre sérieusement envisagé. Sachant que nombre de caractéres sont utilisés en magie en partie pour «encoder» I’écriture, lui donner une valeur symbolique effective, il est fort probable également que les magiciens utilisaient volontaire- ment un certain nombre d’éléments d’un alphabet qui leur semblait étranger, répu- tés effectifs mais incompréhensibles pour le client ou la cible de l'objet magique. Tl convient de noter enfin qu’il est des études qui évoquent ces caractéres sans les qualifier de «caractéres 4 lunettes ». Ainsi, dans la somme sur les symboles juifs de Erwin Ramsdell Goodenough, il est fait mention de «formes cabbal 10.M. Cohen, La grande invention de Uécriture et son évolution, Patis, 1958, p. 359-360. 11. Il convient d’insister sur importance de la datation car peu d’objets magiques comportent effectivement une date. Quant aux traités utilisés dans ’analyse des «caracteres & lunettes», ils sont pour la plupart bien postérieurs aux objets étudiés. LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 101 tique de l’alphabet hébreux »'”. Si l’on observe les illustrations il s’agit toutefois clairement de «caractéres lunettes». Leur attribution a la symbolique juive vient de leur présence sur de nombreux objets comportant des éléments juifs, ainsi que dans des traités (notamment le Sefer Raziel, ouvrage du XIII° siécle). Néanmoins, leur utilisation abondante dans la magie juive ne signifie pas qu’ils soient exclusivement d’origine juive. Plus loin dans son ouvrage, Erwin Ramsdell Goodenough évoque d’ailleurs un charme dans lequel opérent des «caractéres du soleil» (équivalents des «caractéres 4 lunettes», a en croire Villustration), relevé dans un manuscrit!. II les interpréte comme «une adapta- tion juive d’une variété de matériaux paiens ». Loin de remettre en cause l’apport essentiel du travail d’Edmond Doutté a Vétude de la magie islamique, il faut néanmoins souligner que les sources & sa disposition étaient plus limitées qu’aujourd’hui. En effet, sa principale référence en la matire demeure al-Buni'* (mort en 1225), et en particulier son ouvrage principal, le Sams al-ma‘arif (Le soleil des connaissances), qu’Edmond Doutté connaissait sous sa forme augmentée, laquelle semble n’apparaitre qu’au tour- nant des XV° et XVIF° siécles. Le Sams al-ma‘arif est probablement trés inspiré de la kabbale juive, du moins al-Bani utilise-t-il beaucoup I’angélologie juive et, parfois méme, des termes hébraiques'’. Georges Vajda avait déja noté ces éléments, repris par al-Buni dans son encyclopédie magique'*. Toutefois, on trouve des «caractéres 4 lunettes » dans d’autres sources, ce qui complexifie net- tement la question de l’origine de ces caractéres. Amulettes et talismans siciliens : de nouvelles perspectives ? Des objets magiques récemment édités par Giacomo Manganaro présentent quelques-uns de ces caractéres'”. Il n’est apparemment pas étonnant d’en ren- 12. E. R. Goodenough, Jewish symbols in the greco-roman period, vol. 2, New York, 1953, stration correspondante, numérotée 1008, se trouve dans le volume III). id., p. 234, Lillustration correspondante, numérotée 1060, se trouve dans le volume IIL 14. Safi (mystique) auquel on attribue de nombreux traités de mystique et de magie dont les plus célebres sont le Sams al-ma‘arif et le recueil d’épitres Manba‘ usiil al-hikma. Il est un des premiers auteurs a populariser une forme de magie basée sur les versets du Coran et la sunna 15. Par exemple, le terme de ragiifa (saison), inconnu de l'arabe, est tres important da traité. Les manuscrits les plus anciens comportent souvent une note marginale pour expliquer le terme, mais la version longue (Sams al-ma'arif al-kubra) intégre ces explications dans le corps méme du texte. Cette intégration d’éléments juifis est l’indice de la connaissance qu’al-Bunt a pu avoir des traditions juives, mais cela est assez. tardif, et ne peut done appuyer une quelconque hypothése sur les origines des «caractéres a lunettes». 16. G. Vajda, Sur quelques éléments juifs et pseudojuifs dans l'encyclopédie magique de Buni, dans Ignace Goldziher Memorial Volume, I, 8. Liwinger et J. Somogyi (éd.), Budapest, 1948, p. 387-392. 17. G. Manganaro, Nuovo manipolo di documenti «magici» della Sicilia tardoantica, dans Rendiconti dell’ Accademia Nazionale dei Lincei, Classe di scienze morali, storia, e filologia, 8° sér.,49, 1994, p. 485-517. son 102 LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM contrer sur des objets byzantins puisqu’ils semblent déja utilisés dans la Gréce antique. On connait, par exemple, une figure représentant Hécate, sur laquelle se trouve un de ces caracttres'*, De méme, dans l’ouvrage Greek Magic. Ancient, Medieval and Modern, est documenté un sceau du début de l’ére chrétienne qui comporte un «caractére & lunettes». II est cependant difficile de dire s’il fait partie des grandes séries de «caractéres & lunettes» ou s'il s’agit d’un glyphe qui n’a que l’apparence de ces caractéres. Ces derniers se retrouvent d’ailleurs sur des objets non-datés, mais probablement d'origine gréco-égyptienne, comme ceux qu’a déchiffrés et étudiés Campbell Bonner”. Les objets étudiés par Giacomo Manganaro, d’époque tardo-antique, sont ornés par plusieurs des caractéres qui retiennent ici notre attention. Sur un médaillon de 4,2 cm de diamétre provenant de Lentini, figurent des «caractéres 4 lunettes»: une étoile a la fin de l’inscription; des zéta qui comportent des cercles A leurs extrémités et qui ne sont pas sans rappeler les «caractéres a lunettes »”°. L’artefact a pour but d’assurer une bonne réputation a « Marcianus, fils de Sabina». Des caractéres similaires ont été gravés sur une dalle retrouvée 4 Modica, qui était destinée a assurer une abondante récolte 4 un vignoble et a une plantation d’oliviers. Une autre dalle, de Noto, qui visait 4 protéger la pro- duction des cultures de I’église de Zosime, comporte également ce genre de caractéres en plus grand nombre. Enfin, une nouvelle lecture est propos¢e pour le texte grec d’une troisiéme dalle, déja connue. Or, deux lignes de «signes magiques » terminent le texte grec qui y figure. Ces textes & dimension magique contiennent des éléments provenant du christianisme (évocation de Jésus) et du judaisme (présence de Jao, transcription grecque du nom de Dieu en hébreu, référence a l’angélologie a travers les Chérubins et les Séraphins), autant de références religieuses qui ont peut-étre pour objectif de rendre acceptable T'utilisation de moyens magiques, jugés non-orthodoxes par les élites religieuses, pour protéger les récoltes. En effet, Spyros N. Trojanos a insisté sur l'importance du theme de la magie dans les premiers synodes de I’Eglise des premiers siécles et sur la condamnation a cing ans d’excommunication pour «les personnes impliquées 18. J. C. B. Petropoulos, Introduction. Magic in ancient Greece, dans J. C. B. Petropoulos (6d.), Greek Magic. Ancient, Medieval and Modern, Londres-New York, 2008, p. 15. Cette figure a été retrouvée dans l’agora d’Athénes. II n'est hélas fait mention d’aucune date qui permettrait de mieux la resituer dans son contexte d'utilisation et méme d’établir son authenticité (d’autant plus que nous ne pouvons savoir si le «caractére a lunettes» est de 1a méme époque que la figure d’Hécate). Cette information demeure done sujette & caution. 19. C. Bonner, Studies in magical amulets, chiefly graeco-egyptian, Ann Arbor, 1950. Les principales amulettes od sont visibles des caractéres & lunettes sont numérotées 169 (pl. VIII); 267, 273, 279, 280, 281 (pl. XIII); 285, 286, 292, 293 (pl. XIV) et 324 (pl. XVII). 20. Ces lettres ne sont pas identifiées par G. Manganaro comme des «caractéres & lunettes»* il y voit des zétas précédés et suivis de trois points. Cependant, la reproduction de l’objet montre lairement que ces cercles sont directement apposés aux extrémités de la lettre et il n'y a done aucune raison de les traiter comme de simples points détachés de cette lettre. LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 103 dans Ia divination ou persistant dans les coutumes paiennes, ou faisant venir chez eux certaines personnes pour les pourvoir en sorts et en purifications»?! La référence aux monothéismes sert probablement a gommer ce fond paien présent dans [utilisation de certains de ces caractéres: on rend ainsi 4 Dieu le pouvoir que les magiciens sont accusés de vouloir lui dérober. Ajoutons que le lien entre une pratique condamnable, comme la magie, et le judaisme est souligné dans des traités religieux: ainsi, Jean Chrysostome dans deux homélies associe l'utilisation d’incantations et d’amulettes a l’observation des cris des oiseaux et des paroles des hommes, pratique dénoncée comme un acte de «judaisation»”. Cependant, il est aussi sans doute possible d’y voir la réinterprétation d’éléments nettement plus anciens. En effet, Campbell Bonner a noté que la présence des termes «lao» et «Sabaoth» ne peut étre considérée comme suffisante pour attribuer un objet _magique & un magicien juif, car ces termes peuvent indiquer une influence gnostique”. La présence d’une importante communauté juive en Sicile rend plausible hypothése d’un objet fabriqué par un magicien juif. Cependant, les éléments ne sont pas suffisamment probants, et il ne faut pas perdre de vue qu’il est difficile de faire la inction entre ce qui reléve de la réalité sociale ou du topos littéraire dans l'association des pratiques magiques aux juifs au Moyen-Age. Par exemple, la vie de Léon de Catane fait apparaitre un juif qui aurait remis au mage Héliodore (sous le joug duquel se serait trouvée la Sicile avant d’arrivée du saint) un grimoire qu’il devait déchirer de nuit au sommet d’une colonne afin de rencontrer le diable**. Il est difficile de dire si cette figure de sorcier juif refléte Texistence d’une pratique de la magie développée dans les communautés juives de Sicile ou s’il s’agit d’un fopos, comme le suggére l'assertion de 21. Canon 24 du synode d’Ankara, S. N. Troianos, Magic and the devil. From the Old to the New Rome, dans J. C. B. Petropoulos (éd.), Greek Magic... cit.n. 18, p.46. 22. M. W. Dickie, Fathers of the church and the evil eye, dans H. Maguire (é4.), Byzantine Magic (Dumbarton Oaks, 27-28 February 1993), Washington (DC), 1995, p. 29 23. C. Bonner, Studies in magical amulets..., cit. n. 19, p. 1. Cette idée est contestée dans E. R. Goodenough, Jewish symbols... cit. n. 12, p. 207. Dans ce passage, E. R. Goodenough cite un passage des Saturnalia de Macrobe pour montrer l'utilisation paienne du nom Iao (ce nom y est associé a ceux d’Had’s, Zeus et Hélios), acceptant I’idée que le terme d’lao seul ne permet pas attribuer un objet magique au travail d’un juif. En revanche, il affirme également qu’un nom ‘comme Hélios mais accompagné d’un groupe de noms juifs, est probablement le fruit du syneré- tisme dun juif. Il est difficile de se montrer aussi net dans de telles attributions, surtout si l'on ne connait pas la provenance ou la date de fabrication de l'objet. Nous pouvons cependant admettre tout 2 fait son affirmation selon laquelle «il n’est pas possible de tracer une ligne claire entre Vemprunt de noms divins juifs par un milieu paien et l’emprunt juif de noms divins paiens». Le terme de paien est peu approprié pour la période qui nous intéresse avec les objets siciliens. Il demeure dans tous les cas hasardeux de se prononcer sur les modalités de tels emprunts. 24. C: Bordes-Benayoun, Les juifs et la ville, Toulouse, 2000, p. 20. Sur la vie de Léon de Catane, ef. également A. Acconcia Longo, La Vita di S. Leone vescovo di Catania e gli incante- sini del mago Eliodoro, dans Rivista di Studi Bizantini e Neoellenici, n. s., 26, 1989, p. 3-98 et G. Da Costa-Louillet, Saints de Sicile, dans Byzantion, 29-30, 1959-1960, p. 89-173. 104 LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM Elli Kohen, selon laquelle: «la littérature, le folklore et les chants grecs dépeignent le Juif plut6t comme une figure faustienne, un praticien de la magie, plutét que comme l’image d’un Shylock». Dans quelle mesure ces objets siciliens contiennent-ils des indices attestant l’existence d’échanges transculturels? Quelles sont les informations contenues dans les textes arabes médiévaux 4 propos de la diffusion de ces «caractéres a lunettes » dans la tradition islamique ? Une possible relecture des sources islamiques Les caractéres dits «a lunettes » se retrouvent dans la tradition magique isla- mique. En revanche, les premiéres mentions de ces caractéres dans les traités musulmans semblent leur attribuer une origine byzantine. Ainsi, le Gayat al- hakim (Le but du sage) d’al-Majriti”® (X° siécle), plus connu sous le nom de sa traduction latine Picatrix, est un traité revendiquant un savoir hérité des Grecs: Aristote en est une des grandes figures. Un certain Balinis, nom arabisé d’ Apollonius de Tyane?’, est également une des grandes figures liées & l'intro- duction des sciences et arts magiques en terre d’Islam. Par exemple, concernant les symboles liés aux planétes, al-Majritf expose les idées suivantes: Quant aux dessins (al-rustm) spécifiques que posent les faiseurs de talismans (ahl al-tilismat) comme signes liés aux astres (simat al-kawakib), les voici: pil syle sa Jl pall és! GHA Jo} 271.4 Cees a la Lune, Mercure, [de gauche a droite: liste de symboles magiques i Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne] Lorsque nous mentionnons [ces symboles], je les prends maintenant dans les figures des astres (suwar al-kawakib) sur cé que nous avons traduit du Livre 25. B. Kohen, History of the Byzantine Jews: a microcosmos in the thousand year empire, Lanham, 2007, p. 12. 26. Auteur souvent identifié 4 Aba al-Qasim Maslama b. Ahmad al-Majriti (mort en 1007), savant d’al-Andalus qui diffusa les Rasa'il Ihwan al-safa’ en al-Andalus. Cette identification est rejetée par certains chercheurs, qui lui donnent pour nom Aba Maslama Muhammad al-Majrnt, sur lequel nous ne possédons presque aucune information. Le Gayat al-haktm n’en demeure pas moins un des plus grands traités de magie astrologique de langue arabe et il revendique des sources majoritairement grecques. 27. Ce nom est translittéré de différentes maniéres en arabe. Balinds est une des plus courantes mais on trouve aussi Bi Abliis (comme dans le texte d’al-Majrift) et LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 105 des vertus des pierres de Mercure le Scribe (Kitab manafi' al-ahjar li-‘Utarid al-katib), du Livre d’Apollonius le Sage (Kitab Ablas al-haktm) et du Livre du commentaire des talismans « spirituels » avec la traduction d’Hippocrate (Kitab tafstr al-tilismat al-rahaniyya bi-tarjamat Buqratts)**. Lorigine que donne al-Majriti 4 ses connaissances est résolument grecque: il cite des ouvrages qu’il attribue 4 Hermés Trismégiste («Mercure le Scribe»), Apollonius de Tyane et Hippocrate. Nous retrouvons des «caractéres & lunettes» & plusieurs reprises dans l’ouvrage. Notons qu’Edmond Doutté n’avait probablement pas accés a cet ouvrage, trés peu diffusé dans le monde islamique aprés le développement dune «magie coranique» aux XII et XIE sidcles, et dont 1’édition critique n’a été établie que dans les années 1930 par Hellmut Ritter. Le passage en question présente un autre intérét quant A l’origine de ces «caractéres a lunettes ». En effet, le symbole associé a Jupiter dans cet extrait du Gayat al-hakim est un zéta grec entrecoupé d’un segment horizontal au centre, chaque extrémité se terminant par un petit cercle. Ce symbole se retrouve sur le médaillon sicilien précédemment mentionné visant 4 donner 4 Marcianus une bonne réputation. Or, Jupiter est l’astre le plus volontiers invoqué dans les rituels visant a donner une bonne réputation ou une bonne situation auprés des hommes de pouv . Ainsi, dans un autre passage du Gayat al-hakim, il est indiqué : Demande par [le biais de] Jupiter ce qui lui est semblable auprés de celui qui fait partie de son domaine naturel comme les gens de haut rang (ahi al-maratib al-‘dliya), celui qui a la préséance (man la-hu sabiga), les savants (al-‘ulamd’), les juges (al-qudat), les juristes (al-fugaha’), les hommes de pouvoir (al- hukkam™), les hommes de justice (ahl al-‘adl), les imams qui indiquent le droit chemin (a’immat al-huda), les interprétes des réves (ahl ta’wil al-ru’yd), les hommes de mérite (al-fudala’), les ascétes (al-zuhhad), les sages (al-hukama’), les rois (al-mulik), les califes (al-hulafa’), les nobles (al-asraf), les puissants (al-‘uzama’), les ‘vizirs (al-wuzara’), les enfants (al-awlad), les. freres (al-ihwa), les petits (al-asagir), et la demande de paix ou de commerce”. Le lien qui existe entre la demande formulée sur le médaillon sicilien tardo- antique et les fonctions de Jupiter dans le Gayat al-hakim n'est sans doute pas le fruit du seul hasard, mais le résultat d’une transmission au fil des siécles, avec sa part de déformation, d’évolution, de réinterprétation. II est fort probable que le symbole associé a Jupiter était autrefois un zéra, lettre initiale du nom grec de 28. Pseudo-Majriti, Das Ziel des Weisen, H. Ritter (éd.), Berlin, 1933, p. 107 29. Le terme de hakim, dont le pluriel est faukkam, peut désigner selon le contexte un gou' neur de province ou de ville, un juge (en tant qu’arbitre), un souverain, un prince... Aussi, méme si le terme, & ce moment de l’énumération, semble plut6t renvoyer & la justice, il serait sans doute réducteur de le traduire simplement par «juge 30. Pseudo-Majriti, Das Ziel des Weisen... cit. n. 28, p. 196. 106 LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM Jupiter, Zeus. Al-Majriti n’a sans doute pas conscience de ce lien entre la divi- nité grecque et le symbole transmis, mais ce caractére 4 lunette pourrait bien atre une déformation de la lettre grecque et non d’un caractére hébraique. Cette hypothése ouvre d’autres perspectives dans l’analyse de ces «caractéres & lunettes» et montre la probable existence pour certains caractéres d’une symbo- lique sous-jacente. Si certains de ces caractéres ont peut-étre été forgés selon le modéle d’autres «caractéres 4 lunettes», il en est en revanche, qui sont issus dun syst¢me symbolique cohérent et qui furent sciemment élaborés en vue dune utilisation particuliére, d’ot l’importance de s’intéresser autant que pos- sible aux caractéres dans un contexte historique défini (sur les objets magiques par exemple) et non pas seulement comme un phénoméne atemporel, global et ayant une origine unique. Un autre ouvrage que n’a peut-étre pas lu Edmond Doutté est le Sawg al- mustaham ft ma‘rifat rumiz al-aqlam (L’ardent désir de la connaissance des symboles des écritures) d’Ibn Wahiiyya, auteur du X° siécle. Lceuvre d’Ibn Wahkiyya sortit de ombre pour la premiére fois grace a Joseph von Hammer avec une édition et une traduction anglaise en 1806*'. Cet ouvrage a alors avant tout suscité l’intérét des égyptologues, qui y ont cherché des informations pour déchiffrer les hiéroglyphes, auxquels est consacrée la dernidre partie de l’ou- vrage. Le reste de l’ceuvre s’est injustement heurtée au mépris des orientalistes, comme le souligne cette sévére expression de Sylvestre de Sacy sur «I’étroite liaison de ces alphabets avec toutes ces connaissances chimériques dont I’exis- tence est due a l’imposture la plus effrontée et a la plus imbécile crédulité »*?. Loouvrage d’Ibn WahSiyya a connu un regain d’intérét grace au travail de Toufic Fahd, qui a établi I’édition critique de son ccuvre principale, al-Filaha al- nabatiyya (L’agriculture nabatéenne) et consacré un article trés fourni a cette anthologie des alphabets magiques qu’est le Sawg al-mustaham. Toufic Fahd? a notamment cherché a identifier systématiquement les noms d'origine grecque et tenté d’associer 4 chaque nom propre un personnage qui correspond aux infor- mations données par Ibn Wahiiyya. 31. A. Ibn Wahsiyya et J. von Hammer, Ancient alphabets and hieroglyphic characters explai- ned, with an account of the Egyptian priests, their classes, initiation, and sacrifices, Londres, 1806. On pourra également consulter ouvrage de S. Matton (éd.), La magie arabe traditionnelle, Paris, 1976 (Bibliotheca hermetica), dans lequel il présente de fagon trés sommaire une grande partie de ces alphabets. La qualité scientifique de cet ouvrage est malheureusement trés faible, Enfin, cet ouvrage a récemment été réédité en arabe en annexe & un ouvrage de méthode d’édition de texte: I. Halid al-‘Abbis, Minhaj tahgtq al-mahyigat wa-ma‘a-hu kitab Sawg al-mustaham fr ‘ma‘rifat rumitz al-aglam li-Tbn Wahsiyya al-Nabaft, Damas, 2003. Cette dernidre édition ne com- porte pas d’apparat critique et reproduit un manuscrit de Téhéran dont le colophon est mentionné dans introduction, et porte la date de 1753. 32. Cité par I. A. Goulianof, Essai sur les hiéroglyphes d’Horapollon et quelques mots sur la Cabale, Paris, 1827, p. 42. 33. T. Fahd, Sur une collection d’alphabets antiques réunis par Ibn Wahsiyya, dans J. Leclant (€d.), Le déchiffrement des écritures et des langues. Actes du XXIX* congrés international des orientalistes (Paris, Juillet 1973), Paris, 1975, p. 105-119. LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 107 Plusieurs de ces alphabets sont de vrais recueils de «caractéres a lunettes ». Or, ces alphabets sont pour la plupart attribués 2 des «sages» (haktm) grecs (certains sont connus, d’autres portent un nom a consonance grecque, sans qu’il soit possible de les identifier avec exactitude). Nous retrouvons parmi eux plu- sieurs des caractéres présents sur les objets magiques siciliens, notamment: —«Lécriture Jurjaint du sage Maryanis »* (lettres H® et H’” dans les docu- ments siciliens). D’aprés Toufic Fahd, il pourrait s’agir de Mariyanus al-Rahib, alchimiste et maitre de Halid b. al-Walid, membre de la famille omeyyade de la fin du VIE siécle & qui I’on attribue l’origine de la tradition alchimique arabe et une grande connaissance des traités d’alchimie grecs*; —«Lécriture du sage Philaus qui a composé [un traité sur] les fumigations étonnantes, les compositions étranges, |’art talismanique, les invocations et la sorcellerie»* (lettre G* dans les documents siciliens). Toufic Fahd l’associe & Phi(lo)laus, pythagoricien de la deuxigme génération et fondateur de I’école de Thébes ; —«L’écriture du sage Qalfatriyas, qui a écrit sur la magie naturelle, les galfaf- riyyat*', art talismanique, les invocations, la sorcellerie, les poudres, Ia pre digitation: les sages et les philosophes se servaient fréquemment de cette écri- ture dans leurs écrits et leurs sciences 4 |’exclusion de toute autre écriture en raison de ses nombreuses propriétés»*. Ce nom & consonnance grecque 34. T. Fahd propose la lecture al-jarjaw7, en relation avec Jarja en Haute-Egypte, ce qui corres- pond a l'identification du personage, contrairement & al-Jurjant, qui se référe a Jurjan en Géorgie. 35, Al-galam al-jurjant li-l-hakim Maryanis: J. von Hammer, Ancient alphabets... cit. n. 31, p.28; T. Fahd, Sur une collection d’alphabets antiques... cit. n. 33, p. 109; cf. pl. 1. 36. Sur les dalles de Modica et de Noto présentées dans G. Manganaro, Nuovo manipolo di documenti «magici »...cit.n. 17. 37. Sur la dalle d’Akrai; cf. G. Manganaro, Nuovo manipolo di documenti «magici»... cit. 17 38. P. Lory, Alchimie et mystique en terre d'islam, Paris, 1989, p. 12-14. 39. Qalam al-hakim Friaas alladt wada‘a al-duhnat al-‘ajtba wa-l-tarakth al-gartha wa-l- tilasm wa-l-ntranj wa-L-sihr: J. von Hammer, Ancient alphabets... cit. n. 31, p. 37; T. Fahd, Sur une collection d’alphabets antiques... cit. n. 33, p. 111; cf. pl. 1 40. Sur la dalle d’ Akrai; cf. G. Manganaro, Nuovo manipolo di documenti «magici»...cit.n. 17. 41. T. Fahd voit en ce terme le mot grec xahtimrgat «(signes magiques) cachés». On pourrait également émettre I’hypothése d’une faute du copiste qui aurait écrit galfatriyyat au lieu de fila~ agfir(iyy)at (phylactéres), par analogie avec le nom Qalfatriyas. Le terme de phylactére, d'origine grecque lui aussi, sert en arabe A désigner des amulettes et talismans. Le terme gvdeneti}Quov désigne en grec un talisman ou une amulette, mais aussi dans le milieu juif les zefillin (traduit par phylactéres en francais), qui consistent en deux petites boites de cuir noir contenant des passages des Ecritures qu’on lie par des bandes de cuir noir sur la main gauche et sur la téte (cf. L. I. Rabinowitz, Tefillin, dans Encyclopaedia Judaica’, vol. 19, p. 577-580). 42. Qalam al-haktm Qalfatriyias sahib al-simiya’ wa-l-galfatriyyat [sic] wa-l-tilasm wa-l-ntran- jat wa-L-sihr wa-l-dakk wa-l-Sa‘bada wa-qad tadawalat al-hukama’ wa-l-falasifa hada al-qalam fi Kutubiha wa-‘ullimiha dina gayriha min al-aglam bi-kutrat hawassiha: J. von Hammer, Ancient alphabets... cit.n.31, p.35; T. Fahd, Sur une collection d'alphabets antiques... cit. n.33, p. 110. 108, LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM (Qalfatriyas) est associé par Toufic Fahd une déformation du terme galfat- riyyat, utilisé dans la description, ou bien & une déformation du nom de Cléopatre (Qultbatra), pharaonne d’Egypte mais aussi grande figure de l’alchi- mie hellénistique. Notons que cet alphabet, qui comporte des «caractéres lunettes » que l’on retrouve sur de nombreux objets magiques, passe pour étre essentiel dans la transmission des sciences des « sages» et des « philosophes ». Quant au caractére ressemblant 4 une branche d’arbre que nous trouvons sur les objets magiques de Manganaro, bien qu’il ne comporte pas de «lunettes», nous pouvons le rapprocher de deux des alphabets présentés par Ibn WahSiyya: -«Lécriture du sage Dioscoride: elle est [l’écriture] arboriforme [dans laquelle] il écrivit le livre des herbes, des plantes, de leurs propriétés, leurs ver- tus, leurs nuisances et leurs secrets. Les sages échangeaient avec aprés lui dans leurs livres »*. —«L’écriture arboriforme naturelle de Platon le sage: il indique qu’il a expé- rimenté pour chaque lettre les propriétés et les vertus pour diverses choses »**. Le caractére en question reléve du second alphabet au vu du nombre de «branches» qu'il comporte. Nous pouvons done penser que ces caractéres «arboriformes» et les «caractéres 4 lunettes» ont été trés t6t associés, du fait méme qu’on les retrouve ensemble sur des objets magiques et dans des traités. Les savants juifs ne sont pas exclus de ce traité: nous trouvons, par exemple, «V’écriture du sage Zosime I’hébreu, qui est I’écriture convenue entre les sages hébreux parmi les anciens avec laquelle ils composent les livres sur la noble sagesse et qui existe 2 Jérusalem»*>. Cependant, cet alphabet est bien éloigné des «caractéres a lunettes » dont il est question ici. Aussi ne pouvons nous affirmer grace 4 ces sources que ces caractéres sont d’origine grecque, ni méme établir que c’est aux sources grecques que les Arabo-musulmans ont emprunté ces caractéres. En revanche, les Arabo-musul- mans leur attribuaient cette origine aux X*-XI° siécles, c’est-4-dire avant l’appa- rition d’une magie réellement islamique, puisant ses sources dans le Coran, la sunna (tradition du prophéte de islam) et les sources des ahl al-kitab («gens 43. Qalam al-hakim Disqaridas wa-hwwa al-musajjar alladt kataba kitab al-a‘sab wa-l-nabat wa-hawassind wa-mandfi'iha wa-mudariha wa-asrariha wa-qad tadawalahu al-lukama’ min ba'dihi ft al-kutub: J. von Hammer, Ancient alphabets... cit. n. 31, p. 38; T. Fahd, Sur une collec- tion d’alphabets antiques... cit. n. 33, p. 111. 44, Al-galam al-muxajjar al-tabr't li-lflatin al-haktm dakara annahu jarraba li-kull harf hawass wa-manaji' li-umtr Sattt: J. von Hammer, Ancient alphabets... cit. n. 31, p. 46; T. Fahd, Sur une collection d’alphabets antiques... cit. n. 33, p. 112; ef. pl. 1. 45. Qalam al-hakim Zastm al-‘ibrt wa-huwa t-galam alladt istalaha ‘alayhi hukama’ al-‘ibra- niyytn min al-qudama’ wa-dafara bihi kutub al-hikma al-Sartfa wa-kanat mawjada ft |-Quds: J. von Hammer, Ancient alphabets... cit. n. 31, p. 43; T. Fahd, Sur une collection d'alphabets antiques... cit. n. 33, p. 11-112; ef. pl. 1 LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 109 du livre», terme désignant principalement les juifs et les chrétiens). Cette magie n’apparait qu’aux XII° et XIII° siécles, avec les ceuvres d’al-Buni (mort en 1225) notamment“. Dans le cas d’al-Bant, les références ou termes juifs nous autorisent & penser a des emprunts 4 la kabbale juive; sans doute al-Buini connaissait-il I"hébreu (comme le suggérent les mots translittérés de hébreu qui apparaissent dans son ceuvre), et sa méthode rappelle certains traités de kab- bale juive. Ces caractéres, dans les ouvrages d’al-Bunt (ou du pseudo-Bunt), peuvent donc avoir été extraits de traités de kabbale. Toutefois, il est également possible que la kabbale ait servi a légitimer l’usage de ces caractéres et a leur conférer une symbolique non plus astrologique, mais religieuse. Dans tous les cas, la tradition ésotérique islamique n’identifie pas clairement ses autorités: & Vorigine de la tradition ésotérique (et kabbalistique) se trouve Idris / Enoch, prophéte de I’Ancien Testament, arrigre-grand-pére de Noé, qui est identifié & Hermés-Trismégiste (voire Thoth-Hermés puisque la divinité égyptienne et la divinité grecque furent t6t associées), auteur présumé des plus anciens traités d’ésotérisme. Cette identification donne donc 4 la tradition ésotérique univer- selle dont se réclame la tradition islamique, une origine unique, mais qui reléve de deux voies de transmissions: l’une grecque, l’autre juive. Il est impossible en I’état actuel de nos connaissances de trancher sur les ori- gines de ces caractéres. Il apparait toutefois réducteur de ne leur attribuer qu’une seule et unique source. II est possible que le vecteur commun — les cercles apposés aux extrémités de ces caractéres — ait été répandu dés une époque ancienne. En revanche, les caractéres en eux-mémes, dans leurs formes, ont sans doute été puisés a des cultures différentes, dans des alphabets ou des glyphes divers*’. Si la tradition hébraique a contribué 2 les diffuser largement comme un corpus apparemment arrété et unifié et leur a conféré une grande popularité, du moins a partir d’une certaine époque, cette tradition n’est pas nécessairement la source premiare de ces caractéres. Il est méme probable que celle-ci est multiple. En les considérant isolément et en les mettant en relation avec leur contexte d'utilisation, c’est-a-dire en étudiant l’histoire de chaque caractére, et non en élaborant des hypothéses a partir de recueils d’alphabets extraits de tout contexte, il serait possible de retracer l’histoire de ces caractéres. Ils peuvent résulter d’une élaboration selon des régles plus ou moins rigides: on 46. Il est & noter par ailleurs que les «caractéres & lunettes» dans le Sams al-ma‘arif n’appa- raissent dans les manuscrits que dans la version longue, a la fin du XV° siécle. D'autres traités (al-Bant comportent ces caractéres, mais leurs éditions actuelles ne permettent pas d’affirmer que ces «caractéres 4 lunettes> y étaient déja présents a I’époque de I’auteur. En revanche, nous avons repérer ces caractéres dans des appendices au Sams al-ma‘arif du XV° siecle. Il est donc possible d’affirmer que ces caractéres apparaissent sous |’influence de la kabbale juive dans la tra- dition magique islamique au plus tard au XV° sigcle. 47. Il est remarquable par exemple qu’un des «caractéres & lunettes» les plus fréquents soit une étoile & huit branches sertie de cercles aux extrémités. Or, ce motif se retrouve dans une mul- titude d’objets et de fresque de I’Egypte ancienne. Les motifs de ’Egypte ancienne semblent en tout cas avoir été beaucoup repris par les traditions gnostiques et juives. Il est important de garder esprit le caractére éminemment syncrétiste des pratiques magiques. 110 LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM choisit ainsi un caractére en fonction de ce qu’il a pu ou peut représenter, de Vutilisation qui en a été faite, etc. L’utilisation de ces caractéres doit étre effi- cace: toute pratique magique a un but. Pour cela, il est nécessaire d’énoncer des régles a lorigine, lorsque l’'usage n’a encore pu les mettre a l’épreuve (il est toujours difficile dans le domaine de la magie de savoir si les écrits théorisent des pratiques déja effectives ou si au contraire ils les initient). La question des origines de ces caractéres ne peut ainsi étre appréhendée qu’en acceptant qu’ils ne sont pas nécessairement le fruit de «I’imposture la plus effrontée et la plus imbécile crédulité », selon l’expression de Sylvestre de Sacy. Conclusion Bien que ces caractéres soient également présents dans la tradition juive, les différents indices réunis ici suggérent qu’il est sans doute erroné d’exclure les Byzantins de l’introduction de ces caracttres dans la tradition magique de langue arabe. Nous avancons |”hypothése d’un double emprunt, correspondant a deux stades distincts de l’évolution de la magie islamique. En effet, |’élabora- tion d’une tradition magique islamique est fondée au départ sur les traductions de traités syriaques et grecs (ou du moins qui se présentent comme tels), inté- grant a I'Islam le savoir antéislamique. Les traités rédigés sous l’autorité préten- due de grands auteurs gré¢s exposent une magie astrologique, dans laquelle les corps célestes, en tant qu’agents du rituel magique, revétent une importance capitale. Dieu est presque totalement exclu de tels ouvrages. II apparait surtout dans des phrases ou points d’articulation convenus du texte (basmala, tahmid, locutions idiomatiques, etc). Les ceuvres d’al-Bini, en revanche, diffusent, & partir du XII siécle, le modéle d’une «magie islamique», qui ne se définit pas comme telle — méme si, dans les faits, elle correspond 4 la définition que nous donnerions aujourd’hui de la magie. Le Sams al-ma‘arif et les autres traités @al-Bunt sont les éléments charnieres du passage d’une magie « importée » (du moins présentée comme telle, avec des références 4 des autorités extérieures V'Islam) a une magie islamique, puisant ses sources dans le Coran, la sunna, et la tradition juive. Il est donc fort possible qu’al-Bini ait effectivement repris ces «caractéres 4 lunettes» de traités de kabbale juive, mais ceux~ i connus, probablement par l’intermédiaire des Byzantins. Les traditions byzan- tine et juive leur ont donné une autre signification, et ces différences de symbo- lique et d’utilisation sont perceptibles dans les traités arabes. Une relecture des documents magiques siciliens sur une période plus étendue et la constitution d'une base de données permettraient d’étayer ces hypothéses et de préciser les modalités des emprunts entre ces traditions, car seul un corpus important permet de tirer des conclusions satisfaisantes pour un phénoméne aussi complexe que le fait magique. Ainsi, pour les «caractéres a lunettes », i] serait plus aisé de voir lesquels sont les plus couramment utilisés et s’ils sont associés 4 un dessein par- ticulier. Le cas de la Sicile nous montre la diffusion d’un modéle sur un espace réduit. Une meilleure datation des objets permettrait de voir si les pratiques magiques changent avec les dominations au sein d’un méme espace ou si, au LES DOCUMENTS MAGIQUES SICILIENS ENTRE BYZANCE ET L'ISLAM 1 contraire, elles échappent 4 ces changements politiques. En effet, «la religion crée une communauté morale, alors que le magicien n’a qu’une clientéle »**, Lespace sicilien, par sa position au sein de la Méditerrannée, au croisement de Islam et de la Chrétienté, serait un cas unique pour étudier le marché de la magie. 48. C. Tarot, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, 2008, p. 684. Il refor- mule ainsi une these de H. Hubert et M. Mauss (H. Hubert et M. Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, dans l’Année sociologique, 1902-1903) 112 LA SICILE DE BYZANCE A L'ISLAM Bh UO oe te eth at uth ll bb die Nelly. Reet Otis oll es, sid cay ells. poly Leal Lagi) she Sy sore». plat Gisgney ee eae 4 Wigs ig 88? PEEXT HEA wee Ewe & pki sia cue a ak 26-h Ri 4 >) Alphabet attribué a Philaus NN Alere up rtally al) Sail A aS ell Al a Ro Bee ee Alphabet attribué a Platon DOV oe all el CoB re poh Gland illdibo gs TY EL tee @ ee? LE LG AY waned, sae Fs Af EST A sane Pee Be SR. -MY Ad = Chi Seo Alphabet attribué a Marynus BVO ee oe Bae py ol os woipatas DUGG, ey ys TM CaS alpen 9 Leal owe “HOM 6h Bypye CIS, IOP aw che Ghee. Ooh - Lf) & aes SB Ue. é Nae? $5 «Cham he ee c. i Reproduction de quelques alphabets issus de J. von Hammer, Ancient alphabets... cit. n. 31, p. 28, 37, 43, 46

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