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LE SUBLIME ET LE GROTESQUE Sous la direction de JAN MIERNOWSK1 LIBRAIRIE DROZ S.A. 11, rue Massot GENEVE 2014 | LE GROTESQUE ET LE SUBLIME: | DEUX ASPECTS DE L’IMPOSSIBLE AU XVIII° SIECLE INTRODUCTION Dans ce qui suit je me propose d’examiner le sublime et le grotesque du point de vue épistémologique de la catégorie de I'impossible. Dans le sillage de la Critique du jugement de Kant, je pergois le sublime non pas comme attribut des choses, mais comme sentiment (Gefiihl) subject Comme le grotesque me semble étre plus digne d’attention que le sublime qui a déja bénéticié de I'attention détaillée de la recherche, je le mettrai en relief au cours de ma réflexion, en relation avec le sublime. Cela étant dit, le sublime aussi bien que le grotesque cons des phénomenes qu'il convient de cerner dans le contexte catégorique et historique de ce qui était congu comme possible ou impossible & des époques différentes. Dans cette optique, le cadre dans lequel le grotesque et le sublime gagnent leur légitimité et leur fonction, formera le point de fuite de mes réflexions. Or ce cadre est constitué par horizon imagination et de connaissance qui marque a Tigne de démarcation entre le possible et "impossible. Le terrain & V'intérieur de cet horizon est le gnoséotope qui est articulé par une structure hypothétique a fone tion ordonnatrice aussi bien qu’orientatrice?. Ceci ne veut pourtant pas Emmanuel Kant, Kritit der Urtilskraft, 6d, Wilhelm Weischedel, Prancfor! Main, Suhskamp, 1974, pariculigrement §§ 23 sq. Tandis que Kant sépare le beau dda sublime comme des expériences qualitativement différentes, I'esthétique pré- kantienne considere le sublime comme Mapogée du beau. Cf. par exemple Georg Friedrich Meier, Anfangsgrinde aller sckonen Wissenschafien, Halle, Hemmerde (24d, 1754, Reprint Hildesheim, Olms, 1976, § 85, p. 169: «Car Je sublime est la Beauté ia plus grande...» [trad, HA]. Meier se référe & Alexander Gottlieb Baumgarten, Aestherica, latin-allemand, éd. Dagmar Mirbach, Hamburg, Meiner, 2007, sections XVI (a grandeur relative de la matire) et XVIII (la relation des pensées aver la mati), p. 177-203 Trai conga le terme . «Gnoséotope» ‘ésigne le domaine quia engendré du savoir humain, ce qui ne veut pas dire que ce savoir représente des faits objects. Il sagitplutat dun savoir constructiviste. Les 210 HANS ADLER. dire que la prétention ordonnatrice du gnoséotope réclamerait une réalité objective. Au-dela de horizon gnoséotopique se situe le domaine du non-savoir qui, lui, se manifeste dans les représentations mythiques, ‘mystiques, conjecturales et dans les formes de croyances'. Le sublime et le grotesque constituent des phénoménes qui provoquent en perma- nence linstauration de Vhorizon gnoséologique et I’ordre hypothétique et indiquent, ce faisant, l'incertitude en méme temps que la certitude indispensable du gnoséotope. Liidylle est leur pendant, Moins dans le sens de sa forme buco- ique et pastorale qu’en tant qu’ordre sauvé dans la limitation dont Vau-dela conditionne Ia fragilité'. En ce qurils rendent sensible inattendu, Vimprévu et impossible comme étant possibles, le sublime et le grotesque ébrantent le caractére idyllique du savoir humain et de imagination. Si le sublime est une expérience physiologico: tentielle, le grotesque est un arpentage ludique de frontigres imagi- naires permettant de thématiser dans la représentation le maniement de Pimpossible. LE MELANGE DES OPPOSES | GUSTAV RENE HOCKE, PLATON Vers la fin des années cinquante du sigcle dernier, Gustav René Hocke, fin connaisseur et historien de la culture européenne, s‘est efforcé de retracer histoire des représentations artistiques et ittéraire ui jusque-la échappaient aux tentatives traditionnelles de classification systématique des histoires de Mart et de Ia littérature. Hocke proposa de regrouper toutes les formes ainsi que tous les phénoménes artistiques stigmatisés d’anomalie ou méme de folie sous le concept du maniérisme. I était persuadé que ce terme avait la capacité classificatoire nécessaire pour englober une multitude de formes exclues de Vhistoire de l'art, sous le prétexte qu’elles ne répondaient pas aux attentes esthétiques, morales et épistémologiques des sidcles passés de IAntiquité aux temps contemporains. Dans deux ouvrages de 1957 et de 1959, entreprenant la tentative herculéenne d’offrir un lieu systématique & un matériau chao- ‘connotations du terme stipulent que le savoir couvte le seul domaine de ce gnoséo- tope. Cf. Formen des Nichovissens der Auftlarung. 4. Hans Adler et Rainer Godel Munich, Fink, 2010 (Laboratorium Aufklirung 4), (Cf Hans Adler, « Horizont und Idylle», dans Alsthesis und Noesis, 6. Hans Adler et ‘Lynn L, Wolff, Munich, Fink, 2013, y LE GROTESQUE ET LE SUBLIME 2u tique, Hocke essaie de rassembler ces orphelins de Mhistoire des beaux- arts et de la littérature sous une téte de chapitre, aussi vague qu'elle puisse étre*. Si un des principes fondamentaux du maniérisme tel que le congoit Hocke est la combinaison d’éléments éloignés, méme opposés, le grotesque comme concept et idée et fa grotesque comme genre jouent un réle considérable dans son effort de concevoir une histoire culturelle basée sur I'exploration de 'horizon vaste de la pensée et de imagination humaine®, Hocke caractérise la grotesque comme «expres- sion d'une désintégration» qui fait naitre un «mélange d’étonnement et de répulsion» (Hocke I, 76). Le point de fuite de ce mélange culminerait dans I'idée d'un «métamorphisme universel » (Hocke I, 107). Cette idée protéiforme ou «non-concept»’ résultera dans le bouleversement non seulement de toute certitude de la perception sensorielle, mais aussi des forces de l'imagination et de la raison. Ce maniérisme serait l'entrée dans un univers artistico-fantastique, constitué des caprices de I’imagination et de la raison humaine (Hocke 1, 49). A cOté de la violence immanente de la forme et de son potentiel de terreur, le bizarre, abstrus, le renver- sement de la forme en tant que telle mettent en évidence une disposition au non-sens anarchique, comme version demi-innocente du jew avec le ccontre-sens, la folie et la perte de tout sens orientation’ En ce qui concen fa réunion de deux formes Jusqu’a présent incom- patibles, on pourrait méme remonter jusqu’au Banguet de Platon qui finit ‘au petit matin avec Aristodéme, Agathon, Aristophane et Socrate, tous épuisés aprés une nuit arrosée de quantités remarquables dalcool, et qui montre un Socrate essayant de convaincre ses convives d’une manite assez importune qu'un bon auteur de tragédies devrait en méme temps faire un bon auteur de comédies. Malheureusement, les autres, Aristo- phane en premier, ne pouvant plus suivre le maitre, se sont endormis Il aurait été intéressant de connaitre les résultats dune telle discussion qui traitait de la compatibilité de deux genres de drames représentant en * Gustav René Hocke, Die Welt als Labyrinth. Manier und Manie in der europaischen ‘Kunst, Hamburg, Rowohlt, 1957 (ité dorénavant comme Hocke 1) et Manierismus in der Literatur. Sprack-Alchimie und esoterische Kombinationskunst, Hambur. Rowohlt, 1959 (cité dorénavant comme Hocke ID. © Pourune documentation de adjectifet du substan féminin allemand voir «grovesk! grottesk» Jacob et Wilhelm Grimm, Deutsches Worterbuch (1935), 6d. Arthur ibner et Hans Neumann, vol. IX du reprint, Munich, DTV 1984, eo. $91-94. IL ‘manque le substantf neue (das Groveske) dans le dictionnaire des fres Grim, *Cf-lacontibution de Chistian Biet dans ce volume Gf. te envoi aux calembours comme une des proto-formes du grotesque dans Particle grotesque» d'Anne Souriau dans Etienne Souriau, Vocabulaire desthetique, é ‘Anne Souriau, Paris, PUF, 1999, p, BIO-811 212 HANS ADLER cce temps-Ia le haut et le bas de l'art dramatique. L’épilogue des «survi- vvants» de la féte de chez Platon, évoquant Ia tragicomédie, est consacré ‘au mélange de I’impossible — dont une variante serait le grotesque ~ avec les hauteurs divines,& savoir: le sublime de la tragédie et Ie vulgaire de Ja comédie’ LE MELANGE DES OPPOSES II VICTOR HUGO L’absence de Victor Hugo ~ qui n'est mentionné en passant que quatre fois, mais pas en relation avec sa «Préface de Cromwell» ~ et de ses idées fondatrices sur le lien entre le grotesque et le sublime, dans la présentation par ailleurs si érudite de Hocke, n'est pas si surprenante qu'elle pourrait paraitre & premigre vue. Tandis que Hocke se concentre sur les vagabonds de histoire culturelle humaine, la «Préface de Crom- well» de 1827 récupére le grotesque pour esquisser une esthétique de la mimesis au nom d'un «réalisme téel» embrassant le laid et contribuant la comprehension d’une beauté du monde de fait et non pas d'un monde idéal. Si l'on pense aux provocations poétologiques des représentants du ‘Swirm und Drang sllemand tels que par exemple Jakob Michael Rein- hold Lenz avec ses Notes sur le thédtre de 1774, ou si l'on considére les explorations des romantiques allemands de Ia premire génération comme Novalis et Friedrich Schlegel, les idées de Hugo ne paraissent Cest ce confit du «bas» (bathos) et du «haut» (pathos) que Alexander Pope svat thématisé dans sa satire Peri Bathous or, Martinus Seriblerus His Treatise ofthe Art ‘of Sinking in Poerry 1727], (Edition critique de Edna Leake Steeves, New York, King’s Crown Press, Columbia University, 1952). Dans le chapitre V («Of the true Genius for the Profund, and by what it i constituted) on peut lire: «And I will venture 10 lay it down, as the frst Maxim and Cornerstone of this our Art, That whoever would excell therein must studiously avoid, detest, and turn his Head from all the Ideas, Ways, and Workings of that pestlent Foe to Wit and Destroyer of fine Figures, which is known by the Name of Common Sense. His Business must be 10 contract the true Gout de travers; and to acquire the most happy, uncommon, una ‘countable Way of Thinking, He i to consider himself as a Grotesque Painter, whose Works would be spoil'd by an Imitation of Nature, or Uniformity of Design. He isto ‘mingle Bits of the most various or discordant kinds, Landscape, History, Portraits Animals, and connect them witha great deal of Flourishing, by Heads or Tail, as ft shal please his Imagination, and contribute wo his principal End, which isto glare by strong Oppositions of Colours, and surprize by Contrarery of Images», S'ensit ls citation d’Horace, Ars Poetica. v.13, « Serpentibusavibus geminentur,tigribus azn» (Pope, Peri Bathous. p. 17-18). Cf. concemant la relation du grotesque & la tagico- médie Wolfgang Kayser, Das Groteske. Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung, 64, Gunter Oesterle, Tubingen, Stauffenburg, 2004, p. 55-56 LE GROTESQUE ET LE SUBLIME 213 pas particuligrement originales pendant ce premier tiers du XIX*sigcte®. La réticence de Hocke quant & Hugo a peut-étre été dictée par ce relati- vvisme historique. Aussi fautil avouer que Vidée de Hugo selon laquelle 1a poésie ‘moderne serait amenée «a la vérité» par le christianisme n'a pas seule- ‘ment un éminent prédécesseur en Chateaubriand dans son Génie du chris- rianisme, mais reproduit et applique par ailleurs le schisme chrétien entre comps et ame, dont image narrative la plus impressionnante est le mythe de la Chute menant & ce que Hugo appelle la «mélancolie chrétienne »" Ce faisant il souligne qu’a lorigine de cette image, des éléments opposés sont foroés de sarranger en forme de dichotomies comme «|"ombre a la lumiére, le grotesque au sublime, [..] le corps a l’ame, la béte a esprit; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie». C'est précisément cette série d’oppositions que Hugo déclare comme étant 1a nouvelle perspective des temps modernes, «la muse moderne » (Préface, 420). On pourrait essayer de voir I'originalité de «La Préface de Cromwell » en ce qu'elle confronte le grotesque et le sublime de manitre directe. C'est certainement cette combinaison qui a contribué & I’énergie rhéto- rique des formulations hugoliennes telles que par exemple: «le grotesque au revers du sublime», le grotesque «comme objet aupres du sublime», mais seulement «comme moyen de contraste» et le grotesque «comme un point de départ doit on s*éleve vers le beau avec une perception plus fraiche et plus excitée» (Préface, 419)". Pour Hugo le grotesque 1a qu'une fonction médiatrice, «la prédominance du grotesque sur le sublime» n'est qu'une «figvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe», une sorte de catalyseur qui n’en fera pas moins partic du produit final: «le type du beau reprendra bient6t son role et son droit, qui n’est pas d’exclure l'autre principe, mais de prévaloir sur lui.» Dans cette optique, le grotesque peut avancer & «une des suprémes beautés du drame> et pourra s'émanciper du fait de ne représenter qu'une autre © Gf, Jakob Michael Reinhold Lenz, «Anmeckungen Ubers Theater {1774} dans Werke und Briefe in dei Banden, 64. Sigrid Damm, Leipzig Insel, 1987, p. 641-11 Cf Kayser, Das Groveske,p. 38, note 9.Cf-dans ce contexte Hans Rober Tau, «Das Ende der Kunsiperiode ~ Aspekte der literarischen Revolution bei Heine, Hugo und Stendhal» dans Literaturgeschichte als Provokation, FraneforUMain, Subskamp, 1970, p. 107-43, paticuligrement p. 115.25, Victor Hugo, «Préface de Cromwell», dans Thédire complet, JJ. Thien et Josette Méleze (6d), Pais, Gallimard, Bibliothéque de la Pigiade, 1963, p. 416 (cté doréna vant comme Préface), "= Gf.aussi dans ce context Ia contribution de Richard Goodkin dans ce volume 214 HANS ADLER perspective du laid". Cette conception d’un «réalisme réel> est traduite dans une terminologie médicale comme un phénoméne de crise au cours dune maladie qui «purifie» le comps des mauvais éléments au risque de faire périr le patient. Comme le souligne Wolfgang Kayser dans son étude fondatrice sur le grotesque, c’est dans son opposition au sublime que le grotesque puise sa force de frappe, et c’est surtout I’énergic exploratoire de ce concept dans le champ de cognition et d’imagination humaine qui est remarquable'’ LANTIQUITE I: VITRUVE Dans le septidme livre de son ceuvre sur architecture des années vingt ou trente de notre ére, Vitruve entérine la critique paradigmatique du grotesque comme représentation de "impossible, done du néant".. En méme temps, il nous fournit tout un éventail d’informations sur le goat de son époque. En ce qui concerne la peinture décorative, Vitruve y voit Ja violation d’un de ses propres axiomes visant & défendre la mimésis (entendue ici comme imitation) en tant que principe de toute représen- tation artistique faisant appel & la vue ou & I’imagination. S"exprimant contte tes décurationy al fresco qu'il avait vues dans des maisons des Classes fortunées a Rome, il dit: «la peinture produit une image de ce qui existe ou peut exister»'®. Ce type de réalisme n’était évidem- ‘ment pas a la mode parmi ses contemporains. Au lieu de se contenter des représentations vraies ou au moins vraisemblables, on préférerait Prétace, p. 422-23, 427. Cf. Hans Robert Jau8, «Die klassische und die christliche Rechtfenigung des Hasstichen in mitelalterticher Literatur», dans Die nicht mehr schanen Kunste. Grencphinomene des Asthetischen, éd. H.R. Jau8, (Poet und Hermeneuik II) Munich, Fink, 1968, p. 143-68, particuligtement, en comparant esthétique du laid de Karl Rosenkranz (1853) et Hugo: p. 144-46. Cf, aussi pour tune discussion sur une possible cesthetique chrtienne >, sid. . 583-617, Wolfgang Kayser, Das Groteske,p. 61, note 9: «Ce n'est que comme ple opposé du sublime que le grotesque développe toute sa profondeur.» faut noter ici que le «done» est basé sur une confusion de impossible logique ct impossible réel. Kunt souligne plusieurs fois le danger d'inférer la possibilite elle de la possbiit logique. CV. Kriik der reinen Vermunft, 6d. Rayraund Schmid, vee une bibliographie de Heiner Klemme, Hamburg, Meine, 1990, (Philasophische Bibliothek 378), p. 570, note (B 624). <.. pletura imago fit eius, quod est seu porest esse ...», Vitsuve, Zehn Bucher Aber Architektur. Lateiniseh und deutsch, rad. et éd, Curt Fensterbuseh, Darms- tadt, Wissenschafliche Buchgesellschat, 3008, p. 332 (live VI, ch. 5). Trad. HLA. Cf. Heiner Krell, Virus Archtekmurtheorie, Eine Einfhrung, Darmstadt, Wissen Schaftliche Buchgesellschaf, 2008, p, 162-63. LE GROTESQUE ET LE SUBLIME 215 des images de , Je cite Te passage de la traduction pateleallemande: Baltasar Gracin, Crviodn oder Uber de allgemeinen Laster des Menschen, Exstmals ins Deutsche ibertragen von Hanns Studnicka, Hamburg, Rowohlt, 1957, p. 167-71, particuliévement p. 169-70. Dans son éition francaise avec la traduction partielle du texte de Gracin, Benito Pelegrin 4 supprime Ia plupart du ch. 4 du livre toisiéme. Cy. Baltasar Gracin, Le Criticon Roman, Texts traduis,présentés et introduts par Benito Pelegrin, Paris, Editions du Seuil, 2008, p. 416.20, Cf. Geofttey G. Harpham, On the Grotesque. Strategies of Contradiction in Art and iverarure, Princeton, Princeton UP, 1982, LE GROTESQUE BT LE SUBLIME 217 du sublime qui me permettra d’aborder le probleme de Ia conception et de l'imagination de l'impossible, de Vinimaginable et de LE XVIII SIECLE ALLEMAND I L'UTOPIQUE, LE CHIMERIQUE, L'INTERI (ET LE KAFKAIEN) ANT Alexander Gottlieb Baumgarten, créateur et architecte de la premire esthétique philosophique, philosophe formé par le rationalisme euro- péen, a développé une poétique philosophique avant de se concentrer sur esthétique. Dans son ouvrage datant de 1735, il s‘occupe non seule- ment des «régles» pour bien composer un potme, mais aussi (et ce sont ces parties-Ia qui sont les plus importantes) des raisons pour lesquelles il existe des régles en poésie. Cette justification puise ses arguments dans les structures cognitives de l'homme qui dépassent le discours poétique et Pintégrent en un systéme de savoir humain. Pour limiter la licence de la fiction poétique, Baumgarten se réfere & Leibniz et il distingue clai- rement trois types de fiction. Dans ses Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant & U essence du poeme il écrit: § 50. Les représentations confuses qui naissent de la division et de la composition des imaginations sont des imaginations, et donc sont postiques. § 51. Les objets des représentations sont ou bien possibles dans le monde existant, ou bien impossibles. On peut nommer ces demiers des INVENTIONS, et nommer les premiers des INVENTIONS VRAIES. § 52. Les objets des inventions sont soit impossibles dans le seul monde existant, soit impossibles dans tous les mondes possibles. Nous dirons de ces demiers objets, qui sont absolument impos- sibles, qu’ ils sont UTOPIQUES ; nous dirons des premicrs qu’ils sont HETEROCOSMIQUES. II n'y a done aucune représentation, pas riéme confuse ou poétique, des objets utopiques. § 53, Seules les inventions vraies et hétérocosmiques sont postiques* 2 Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinenibus. Je cite suivant fa waduction A. G, Baumgarten, Esthtique, préosdée des Méaitations philoso hiques sur quelques sujets se rapportant a Vessence du poome et de la Métaph Sique, Traduction, présentation et notes par Jean-Yves Pranchére, Paris. L’Heme, 1988 [4 L. Repraesentationes confusae ex diuisis & compositis phantasmasi natae sunt phantasmata, ergo poeticae |...1§ LI. Repracsentationam talium obiecta vel {in mundo existente possbilia vel impossibilia, Has FIGMENTA, ills liceat dicere 218 HANS ADLER I n'est pas difficile de découvrir dans les «inventions utopiques» Vidée d'un type de grotesque, & savoir celui des représentations contradictoires, donc impossibles. Le terme «impossibilité» se réfere dans ce contexte & idée que, faute de position dans ce systtme cognitif rationaliste, de tels éléments n’auraient littéralement pas de place dans ce monde*, Les «utopies» en tant qu'impossibilités onto-épistémo- logiques sont exclues par et de la métaphysique rationaliste. Dans le systéme de Baumgarten ce sont les « figmenta utopica» qui représentent tout ce qui dépasse la capacité intellectuelle et imaginative de l'homme La chimére est une des figures classiques qui représentent l’aporie d'une présentation de l'impossible. Et elle est contre la nature, Non seulement estelle une représentation de l'impossible, mais elle constitue aussi une représentation exclusivement artistique/artificielle: un «mensonge>», du «fatras», une chose «quem natura non fert»®. Dans son Dictionnaire grammatical de la langue allemande Karl Philipp Moritz, précurseur de la psychologie empirique modeme et l'un des fondateurs de lesthétique classique allemande, définissait le grotesque dans les termes suivants: Grotesque ~ C'est ainsi que I'artiste appelle les ezuvres de la fantaisie ui ne sont pas formées suivant les régles de la nature, Nous avons des figures des hommes et animaux, des omements grotesques, des ides xTotesques. On peut les appeler contre nature, etranges, bizarres* FIGMENTA VERA. § LIL. Figmentorum obiecta vel in existente tantum, vel in ‘omnibus mundis possibiibus impossibilia, haec quae UTOPICA dicemus absolute impossibili, ila salutabimus HETEROCOSMICA. Ergo vtopicorum nulla, bine rice confusa, nee poerica datwr repraesentatio, § LIL, Sola figmenta vera & hete rocosmica sunt poetica|...J-» Je ete apres 'éition originale digitalisée: hips! Afg-viewerdetv2/set|mets]=Hep%3A /Gigitale bibliothek uni-halle.de%2Foai%2 Ps. aF verb%3DGetRecord%26metadataPrefix%3Dmets% 26identfir®SD4448118 (consulté le 25 février 2013) Pour une discussion des concepts de possibilité et vraisemblable, des mondes Possibles et des implications logiques vers la fn de In Renaissance, voir Faticle tnés solide de Marie Luce Demonet, «Scolatique feangaise et mondes possibles Alu fin de la Renaissance», dans Aucdeli de la Postique: Aristoe et la literature de ta RenaissanceiBeyond the Poetics: Aristotle and Early Modern Literature, 6 Ulrich Langer, Gentve, Droz, 2002, p. 139-48, paricuitrement p. 133 (sur les ‘entiarationis); p. 155 (Sut les mondes possibles comme systémes et la fonction da conditionnel); p. 156 (sur la cohrence du fictif comme condition dseceptabilit sau theatre on est habitué aux coups de theatre»), Marie-Luce Demonet (cf plus haut note 22),p. 155. Kar Philipp Moritz, Grammatisches Worterbuch der deutschen Sprache (forigesett vom Prediger Johann Ernst Stutz), Berlin, Erst Felische, 1794, vol. Il,p. 232. Tra, MY. «Grotesk ~ nennet der Kinsler die Werke der Fantasie, welche nicht nach dden Regeln der Nauurgebildet sind, Wir haben groteske Figuren der Menschen und LE GROTESQUE ET-LE SUBLIME 219 Dans cette optique le grotesque est une figure de imagination humaine servant & explorer 'horizon du savoir et celui des pouvoirs cognitifs humains. Par sa constitution contradictoire et son existence au-dela du «raisonnable >, la chimére est la sceur ainée du grotesque" La catégorie de U'intéressant, développée plus tard par Friedrich Schlegel pourrait étre considérée comme idéal transitoire de la poésie moderne qui est fondée sur le tournant duu normatif & historique, une perspective préparée en Allemagne par Johann Gottfried Herder. Penser le grotesque, implique aussi de faire le tour d"horizon de la cognition et de l'imagination humaine. Le point de fuite de ce développement serait le kafkaien dans sa qualité de mode de pensée esthético-épistémologique faisant référence a la cohérence d’un monde incompréhensible. Le monde de Kafka est basé sur le remplacement de la compréhension par le pouvoir et fondé précisément sur son incompréhensibilité”. Pour éviter tout malentendu, je me permets de préciser que, de méme (pour des raisons systémiques dans Je transcendantalisme) que les «choses» sublimes sont absentes dans l’esthétique de Kant, il n’y pas non plus de «choses» kafkaiennes. C'est lexpérience de I'incapacité du sujet humain de «saisir les choses et cette autoréflexivité du sujet que partagent le kafkaien et le sublime. Mais tandis que le sublime réserve un soulagement et physiologique et Thiere, growske Versierungen, groteske Eivjille. Unnatirlich, seisam, wunderlich kann man dafur sagen. Googie books, consulté le 25 mai.2012. dont parle Wolfgang Kayser" ‘berhaupt in die Gattung des Licherlichen und Abentheuerlichen, das nicht schlech- terdings zu verwerfen ist», 1, p. 4995 rad. MV. © cAventureux. [Poésie]>s I, p.3. «Eine Art des falschen Wunderbahren, dem selbst die poetische Wahracheinlichelsfehler». Sulzer exprime ici du point de vue de la postologie ce que Baumgarten avait qualifié du point de vue ontologique comme ‘eutopique (ef plus haut, note 21) as einer Welt hergenommen ...],wo alles ohne hinreichende Grinde geschieht, wie in den Traumen. Dinge, die in der Ordnung der wirklichen Natur unmglich Sind, werden ordenliche Begebenheiten in der abentheuerlichen Welt [...] In den “eichnenden Kinsten ist das so genannie Groteske eine Art des Abentheuerlichen, tind dahin gehoren auch die chinesischen Mahlereyen, da Hauser und Landschaften inder Luft schweben,1,p-3 Kayser, Das Grotesk, (of plus haut note 9) p. 198. ‘aliquid laet...»: Diderot, Salon de 1767. Cf. la contsibution d’ Anne Vila dans ce ‘Volume. C/-aussi Hans Adler, « Das gewisse Etwas der Autklirung ».dans Formen des [Nichowissens (cf note 3),p.21-42,~-Kayser,Das Groteske,(cf-plus haut note 9),p. 38, 222 HANS ADLER Sous le terme «Anstéifig (Schone Kiinste)» (Choquant [Beaux Arts]) = on pourrait méme traduire «ansiéiBig» par «obscene» ~ Sulzer nous rappelle l'otigine morale de ce terme et, vu qu’on ne disposait pas encore un mot spécifique pour couvrir le concept, il le relic explicitement aux discours des beaux-arts. Selon Sulzer, tout ce qui «transgresse les prin- cipes les plus fondamentaux est une «faute» de qualité «choquante » Comme il y a accord sur ces principes indubitables, les_principes sont assurés par consentement, conciliant ainsi le sens commun avec Tontologie: «le choquant est toujours opposé & la nature réelle d'une chose». Pour conclure, Sulzer met en relief architecture et surtout les décorations murales comme lieux privilégiés du choquant, reproduisant ainsi I'argumentation de Vitruve contre cet art de l'impossible: «on fait [dans les décorations] reposer des poids sur du feuillaget/rinceau] >. Laxiome selon lequel les arts seraient définis par leurs effets et que effet essentic! des arts serait I'ilusion, forme le point de départ de cette évaluation du grotesque. La «faute» du grotesque résiderait alors dans le fait qu’il détruit cette illusion et ne contribue pas & la fonction essentielle des beaux arts qui consisterait & «éveill(er) une sensibilité vive pour le beau et le bon et un dégott fort pour le laid et le mauvais »”. Il reste & noter ici que Sulzer revient au grotesque dans un article sur la danse («Tanz», I, 1138-1142), et que dans sa phénoménologic de la danse, il distingue quatre types de danses théatrales: 1. la danse grotesque: 2. la danse comique; 3. la danse «demi Caractéres»*; et 4, la danse «de caractére élevée et sérieuse comme I'exige le théatre tagique»”. Dans cette typologie, la danse grotesque est placée au pied de la higrarchie: «Ces danses, dans le fond, ne représentent que de sauts arbitraires et des gestes étrangement fous, bref, elles ne servent que de divertissements et aventures des classes les plus basses de l'homme »®. Ainsi la danse grotesque n’est qu'une démonstration de la virtuosité de mouvement du corps qui n’exige que de la force physique. Elle n'a qu'une valeur d'amusement pour des classes «les plus basses Sulzer, Allgemeine Theorie (cf. plus haut note 28). 181 «.. ein lebhaftes Gof fr das Schine und Gute, und ein starke Abneigung gegen das Hapliche und Bose zw erweken»,1,p.4 Terme en frangais dans le texte Il, p. 1141 <<... vom ernsthafiem hohen Charakier, wie die ragische Schaublltne i erfodert» Tp. 14h Diese Tanze stellen im Grunde nichts, als ungewohliche Springe und selsame rrische Gebehrien, Lustbarkeiten und Abertheuer der miedrigsten Classe der Menschen vor»Il,p. 18 LE GROTESQUE ET LE SUBLIME 223 Suivant l'argumentation de Sulzer, le grotesque pourrait étre regardé comme «

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