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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1981/09-1981/10.

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Cliché couverture :
Sphinx ailé
(VIe s. av. J.-C.)
Metropolitan Muséum
of Art
« BLOC MAGIQUE »

Sigmund FREUD, Notice sur le bloc magique (trad. de l'allemand


par Ilse BARANDE et Jean GILLIBERT) 1107
Claude LE GUEN, « Quand je me méfie de ma mémoire... » un
Pierre SULLIVAN, Meurtre et mémoire 1141
René HENNV, De l'aphasie à la psychanalyse 11 57
Didier ANZIEU, Quelques précurseurs du Moi-peau chez Freud 1163
Jacques CAÏN, L'anniversaire et sa magie 11 87
Jacqueline COSNIER, A propos du bloc magique : la topique et
le temps 1199
Denise BRAUNSCHWEIGet Michel FAIN, Bloc et lanterne magiques 1221
Ruth HAYWARD, Commentaires sur le bloc magique 1243
Jean GILLIBERT, De la table, du bloc, de l'appareil : quand Psyché
est magique 1261

RFP — 37
SIGMUND FREUD

NOTICE SUR LE BLOC MAGIQUE*

Quand je me méfie de ma mémoire — le névrosé ne s'en prive pas et le


normal pourrait bien l'imiter — je peux compléter et étayer cette fonction en
prenant le soin d'établir un document écrit. La surface qui conserve cette
inscription — ardoise ou feuille — est alors une matérialisation de l'appareil
« mémoriel »1, autrement invisible en moi. Pour peu que je sache le lieu où le
« souvenir » ainsi fixé a été rangé, je peux alors le « reproduire » à souhait, sûr
qu'il est inchangé et qu'il a donc échappé aux déformations qu'il aurait peut-
être subies dans ma mémoire.
Si j'utilise généreusement cette technique en vue d'améliorer ma mémoire,
je remarque qu'il y a deux façons de faire. D'une part je peux choisir une sur-
face qui conservera indéfiniment la notation qui lui est confiée, soit le papier et
l'encre. J'obtiens alors une « trace mnésique durable ». L'inconvénient de ce
procédé est que la surface est rapidement épuisée. La feuille couverte d'écriture,
sans espace disponible pour une nouvelle inscription, me contraint à utiliser une
autre feuille vierge. De plus, l'avantage de ce procédé qui fournit une « trace
durable » peut perdre de sa valeur si je n'ai plus d'intérêt pour cette notation
et si je ne veux plus la « conserver dans ma mémoire ». L'autre procédé ne pré-
sente pas ces imperfections.Par exemple,si j'écris avec de la craie sur une ardoise,
je dispose d'une surface réceptrice qui le reste indéfiniment et dont les inscrip-
tions peuvent être détruites dès qu'elles ne m'intéressent plus, sans que j'aie
à me débarrasser2 de l'ardoise. L'inconvénient, ici, c'est que je n'obtiens pas
une trace durable. Une nouvelle notation exige que j'efface la première. Les
techniques que nous utilisons comme substituts de notre mémoire montrent
donc l'incompatibilité entre la réception illimitée et la conservation de traces
durables ; ou bien la surface doit être renouvelée ou bien l'inscription détruite.
Les appareils auxiliaires, inventés pour améliorer nos fonctions sensorielles,
sont tous construits comme des organes sensoriels ou certaines de leurs parties
(lunettes, caméra photographique, cornet acoustique, etc.). En comparaison,
les auxiliaires de notre mémoire semblent particulièrement défaillants, car notre
appareil psychique peut ce que ceux-ci ne peuvent pas ; il est mdéfiniment
récepteur pour des perceptions toujours nouvelles et fabrique cependant des
traces mnésiques durables de ces perceptions... qui n'en sont pas pour autant à

* Trad. de l'allemand par Ilse BAEANDE et Jean GILLIBERT. (GW, XIV, 3-8; SE, XIX,
225-232.)
1. Erinnerungsapparat.
2. Verwerfen.
Rev. franc. Psychanal., 5/1981
1108 Sigmund Freud

l'abri de modifications. Dès La science des rêves (1900) j'ai supposé que cette
aptitude inhabituelle tient à la performance de deux systèmes différents (organes
de l'appareil psychique). Nous posséderions un système P-Cs qui réceptionne-
rait les perceptions mais n'en conserverait aucune trace durable, se comportant
vis-à-vis de toute nouvelle perception comme une feuille vierge. Les traces
durables des excitations s'emmagasineraient dans des « systèmes mnésiques
sous-jacents ». Plus tard, dans Au-delà du principe de plaisir, j'ai complété en
faisant remarquer que le phénomène inexplicable de la conscience se produirait
dans le système perceptif en lieu et place des traces durables.
Il y a quelque temps, sous le nom de bloc magique, un petit article est
apparu sur le marché qui promet de faire mieux que le papier ou l'ardoise. Ce
bloc ne prétend pas être autre chose qu'une tablette dont les inscriptions peu-
vent être effacées facilement. Si on l'examine de près, sa construction révèle une
coïncidence remarquable avec la constitution de notre appareil perceptif tel que
je l'ai supposé et démontre qu'il peut vraiment fournir aussi bien une surface
réceptrice toujours prête que des traces durables des inscriptions réceptionnées.
Le bloc magique est une tablette de résine brune ou de cire, enchâssée dans
un rebord de papier et sur laquelle est posée une feuille mince et translucide ;
elle est fixée à la tablette de cire en haut et librement appliquée en bas. Cette
feuille est la partie la plus intéressante du petit appareil. Elle est faite de deux
couches détachables l'une de l'autre sauf le long de leurs bords transversaux,
la couche superficielle est en celluloïd transparent, l'autre est une feuille mince
de papier imprégnée de cire, translucide. Lorsqu'on n'utilise pas l'appareil, la
feuille imprégnée de cire adhère légèrement à la tablette.
On utilise ce bloc magique en portant l'inscription sur la feuille de celluloïd ;
pour cela, point n'est besoin d'un crayon ou d'une craie, puisque aucune matière
n'est abandonnée à la surface. Il s'agit d'un retour à l'écriture des Anciens sur
l'argile et la cire ; un stylet pointu érafle la superficie et son tracé en creux
constitue l' « écriture ». Avec le bloc magique, ce procédé n'est pas direct; il se
fait par l'intermédiaire de la feuille de celluloïd ; aux endroits où il touche, le
stylet applique la face inférieure du papier de cire sur la tablette de cire et ces
traits deviennent visibles comme écriture sombre sur la surface habituellement
lisse et grisâtre du celluloïd. Pour détruire l'inscription, il suffit de détacher
d'un geste léger les deux feuillets de la tablette de cire. Le contact intime entre
le papier imprégné de cire et la tablette au niveau des endroits éraflés — ce qui
a donné heu à l'écriture visible — est ainsi levé. Il ne se reconstitue pas lorsque
les surfaces se touchent à nouveau. Le bloc magique est libre d'écriture et tout
prêt à recevoir de nouvelles inscriptions.
Les petites imperfections de cet appareil n'ont bien sûr pas d'intérêt pour
nous, puisque nous ne retenons que sa parenté avec la structure de l'appareil
psychique de perception.
Le bloc étant rempli, si on détache avec précaution la feuille de celluloïd de
la feuille de cire, l'écriture est tout aussi lisible à la surface de cette dernière et
Le bloc magique 1109

on peut se demander quelle peut bien être l'utilité de la couverture de celluloïd.


Un essai prouve alors que le mince papier serait très facilementplissé ou déchiré
si on le marquait directement avec le stylet. La feuille de celluloïd constitue
donc pour le papier de cire une protection qui lui évite d'être endommagé. La
feuille de celluloïd est donc la surface qui protège des excitations3, la couche
proprement réceptrice, c'est la feuille de papier imprégnée de cire. Je puis me
référer au fait que dans Au-delà du principe de plaisir, j'ai indiqué que notre
appareil perceptifpsychique est fait de deux couches, l'une périphérique, proté-
geant des excitations, dont le rôle est de réduire l'importance des stimulations
qui surviennent, l'autre une surface réceptrice sous-jacente, le système Per-
ception-Conscience.
Cette analogie aurait peu de valeur si nous ne pouvions la poursuivre. Sou-
lève-t-on les deux feuilles de dessus (celluloïd et papier de cire) en les détachant
de la tablette, l'écriture disparaît et ne reparaîtra plus par la suite. La surface du
bloc magique est vierge et donc propre à l'écriture. Mais il est facile de constater
que la trace durable de l'écrit est conservée sur la tablette de cire et lisible sous
un éclairage approprié. Le bloc livre donc non seulement une surface indéfini-
ment utilisable comme l'ardoise, mais encore des traces durables comme le
papier ordinaire ; il accomplit de ce fait deux tâches en les répartissant sur deux
parties —systèmes — distinctes mais reliées entre elles. Selon l'hypothèse que j'ai
mentionnée, c'est là la façon même dont notre appareil psychique s'acquitte de
la fonction perceptive. La couche réceptrice, c'est-à-dire le système Perception-
Conscience, ne forme pas de traces durables. Les bases du souvenir se consti-
tuent dans des systèmes autres, adjacents.
Nous ne serons pas troublés du fait que les traces durables des inscriptions
reçues par le bloc magique ne sont pas utilisées. Il nous suffit qu'elles existent.
Il faut bien que l'analogie entre un tel appareil auxiliaire et l'organe pris comme
modèle ait une fin. D'ailleurs, le bloc magique ne peut pas « reproduire » du
dedans l'écriture une fois dissipée ; il serait vraiment magique s'il pouvait y
parvenir à l'égal de notre mémoire. Cependant, il ne me semblerait pas trop
audacieux de mettre sur un pied d'égalité la couverture faite de celluloïd et
de papier de cire et le système P-Cs avec sa fonction protectrice d'une part,
la tablette de cire avec l'inconscient sous-jacent d'autre part, l'apparition et la
disparition de récriture, enfin avec l'illumination et le déclin de la conscience au
cours de la perception. Je le confesse, je suis tenté de pousser encore plus loin la
comparaison.
L'inscription portée sur le bloc magique disparaît régulièrementlorsque le
contact intime entre le papier récepteur de l'excitation et la tablette de cire qui
en conserve l'impression est levé. C'est ainsi que je me représente depuis long-
temps le mode de fonctionnement de l'appareil perceptif psychique, mais jus-
qu'alors je l'ai gardé pour moi. J'ai supposé que les investissements de l'inner-

3. Reizschutz (traduit par M. TORT par pare-excitation; cf. Inhibition, symptôme et angoisse,
PUF).
1110 Sigmund Freud

vation sont envoyés, par à-coups rapides et périodiques depuis l'intérieur jusque
dans le système P-Cs parfaitement perméable puis à nouveau retirés. Tant que
le système est ainsi investi, il reçoit des perceptions s'accompagnant de cons-
cience et convoie l'excitation jusque dans les systèmes mnésiques inconscients ;
dès que l'investissementest retiré, la conscience s'éteint et le système ne « rend »
plus. Tout se passe comme si par l'intermédiaire du système P-Cs l'inconscient
développait des tentacules vers le monde extérieur, retirés aussitôt après en
avoir goûté les stimulations. Les interruptions d'origine extérieure pour le bloc
magique me semblaient donc ici dues à la discontinuité du flux d'innervation et
au lieu d'une véritable levée du contact j'ai supposé l'inexcitabilité périodique
du système perceptif. J'ai, de plus, appréhendé que cette façon d'oeuvrer dis-
continue du système P-Cs fonde la constitution de la représentation du temps.
A imaginer que d'une main on couvre d'écriture la surface du bloc magique
et que de l'autre on détache périodiquement les feuillets superficiels de la
tablette de cire, on rend sensible la façon dont j'ai voulu me représenter l'activité
de notre appareil psychique perceptif.
CLAUDE LE GUEN

« QUAND JE ME MEFIE DE MA MÉMOIRE... »


(Essai pour en finir
avec les théories de l'inscription) 1

«Rien ne nous garantit que notre mémoire soit fidèle ; nous cédons,
bien plus que de raison, à l'obsession de lui faire confiance » 2. Ainsi
énoncée dans l'ouvrage princeps, cette grande défiance à l'égard de la
mémoire conduisit Freud à comprendreles trous et les ratés du souvenir ;
elle demeure l'une des idées-forces de son oeuvre, l'un de ses moteurs,
l'une de ses constantes.
« Quand je me méfie de ma mémoire — le névrosé ne s'en prive pas,
et le normal pourrait bien l'imiter... », reprend-il en 1925 pour intro-
duire une « Notice sur le bloc magique »3.
Cet articulet — qui se présente comme un divertissement, une
oeuvre mineure — partage avec celui sur La dénégation le privilège
d'être référé par nombre d'auteurs (en France tout au moins) dans une
proportion inverse au peu de pages qui le constituent. Le paradoxe est
ici renforcé de ce que la moitié de ses quatre feuillets sont consacrés
à la description et au démontage du gadget qui en fournit l'occasion.
Mis à part l'année de sa rédaction (1925), la similitude avec La
dénégation semble pourtant s'arrêter là : ce dernier texte introduit
un concept nouveau et majeur, alors que le « Bloc magique » paraît
reprendre, pour l'essentiel, une thèse que l'on pouvait croire abandonnée.
Là se situe sans doute sa plus grande singularité (peut-être même
la raison de son audience) ; là se trouve ce qui justifie que l'on aille y
voir de plus près.

1. Ce texte est l'ébauche d'un chapitre de Théorie de la méthode psychanalytique (t. II de


La dialectiquefreudienne),coll. « Le Fil rouge ", Paris, PUF (ouvrage actuellementen préparation).
2. S. FREUD, L'interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 439.
3. J'utilise la traduction de I. BARANDE et J. GILLEBERT, telle qu'elle figure dans ce même
numéro de la Revue. Etant donné l'extrême brièveté de ce texte, les citations que j'en ferai
ne seront pas référées en bas de page.
Rev. franc. Psychanal., 5/1981
1112 Claude Le Guen

Ce qui est ainsi référé n'est rien d'autre que la théorie de l'inscription.
Non pas celle de la « deuxième inscription » que Freud finit de
condamner explicitement dès la Métapsychologie pour ne plus la réhabi-
liter, mais bien celle qui la précède, l'autorise et lui survit, telle qu'on
la peut voir resurgir épisodiquement tout au long de l'oeuvre (même
s'il est vrai qu'elle apparaît surtout dans les premières années, pour
tendre à disparaître après 1920). C'est ainsi que des auteurs aussi sérieux
et conséquents que Laplanche et Pontalis sont conduits à la nommer
— voire à la privilégier — dans de nombreux articles de cet indispen-
sable monument qu'est leur Vocabulaire de la psychanalyse, ne laissant
guère alors de citer le « Bloc magique ».
Nous sommes ainsi placés au coeur de l'une de ces contradictions
si fréquentes — et sans doute si fécondes — dans l'élaboration freu-
dienne.
Car ce qui est ainsi repris n'est rien d'autre que l'essence même de
ce qui fut rejeté dans l'Esquisse d'une psychologie scientifique. On le sait,
cette merveilleuse « machine qui ne tarderait pas à fonctionner d'elle-
même » tant en elle « les rouages s'engrenaient », fut reniée un mois
plus tard : « Je n'arrive plus à comprendre l'état d'esprit dans lequel
je me trouvais quand j'ai conçu [cette] psychologie », « ça me semble
être une sorte d'aberration »4. Il est hautement significatif que ce soit
sur le refoulement que vint ainsi se casser une si belle mécanique.
Certes, l'Esquisse est, selon le mot de Jones, un « tour de force »,
« un brillant exemple des facultés d'abstraction [de Freud] et de rai-
sonnement rigoureux »5 — et c'est bien là ce qui fait qu'elle nous fascine
encore. Assurément, elle « jette une lumière sur un grand nombre de
ses conceptions ultérieures »6 — d'où son intérêt incomparable dans
l'histoire de la psychanalyse. Mais si l'objet d'étude est bien déjà celui
qui occupera toute la vie de Freud, et si certains termes sont déjà en
place, leur destination sémantique sera bouleversée et la voie d'approche
sera radicalement changée, tout comme la méthode qui l'exploite. Ce
qui est alors rejeté est la topologie anatomique et la physiologie des
neurones comme modèles de référence ; elles sont remplacées par la

4. S. FREUD, Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956, lettre 32 du 20 octobre 1895 et lettre 36


du 29 novembre 1895.
En fait, et en dépit du « mépris » (Jones) qu'il témoigne désormais à son Esquisse et à sa
machinerie, Freud tentera pendant plus d'une année de l'améliorer en la maintenant dans le
même cadre de l'anatomo-physiologie cérébrale, comme s'il entendait se bien convaincre de
l'impasse.
5. E. JONES, La vie et l'oeuvre de S. Freud, t.1, PUF, 1958, p. 420.
6. Ibid.
Quand je me méfie de ma mémoire 1113

seule approche psychologique — ou, pour être plus précis, par la créa-
tion d'une voie nouvelle totalement indépendante de toute explication
organique, voie nouvelle qui est celle de la psychanalyse dont l'impératif
est de « se tenir à distance de toute présupposition d'ordre anatomique,
chimique ou physiologique [on en pourrait, de nos jours, ajouter quel-
ques autres...] et ne travailler qu'en s'appuyant sur des notions pure-
ment psychologiques »7.
C'est ce qui permet au chapitre VII de L'interprétation des rêves
d'être tout à la fois si proche de l'Esquisse, et de lui demeurer parfai-
tement étranger (ceux qui seront tentés de chercher chez Freud la
fameuse « coupure épistémologique » chère à Bachelard — et revigorée
par Althusser —, la pourront repérer entre ces deux textes, et nulle
part ailleurs). Pourtant, une trompeuse familiarité entre les deux est
entretenue par l'indifférence de Freud à l'égard des mots eux-mêmes :
c'est ainsi qu'il va conserver ceux, familiers pour lui, de l'anatomo-
physiologie, mais pour en transformer foncièrement le sens. Il faut bien
convenir que pareil détachement des pesanteurs sémantiques put
prêter à quelques malentendus...
Et parmi ces termes, il en est un qui — malgré tout ce qu'il traîne
d'une pensée neuro-physiologique périmée — s'avère fort commode
pour rendre compte de la remémoration et de l'oubli : c'est celui de
trace mnésique, avec son corollaire d'inscription (ou de transcription).
Il fait tellement image qu'il paraît aller de soi ; sa force de suggestion
analogique est telle que l'on ne voit pas très bien, a priori, par quoi
le remplacer — à supposer qu'il le faille changer. Mais s'il doit se garder,
ce ne pourra être qu'au prix d'une vigilance incessante à l'égard des
dévoyantes métaphores qu'il fomente.
Or donc, ce dont traite le « Bloc magique » est de la mémoire dans son
rapport à la conscience, non pas tant dans le processus de remémoration
qui se représente en souvenirs, que dans l'appareillage mental censé y
procéder ; c'est pourquoi ce qu'il réfère est la conservation de l'écriture
(et non pas l'écrit !).
Ce que Freud paraît retrouver dans les deux feuillets de celluloïd
et de papier ciré d'une part, d'autre part dans la tablette de cire — sup-
posés homologues des deux couches de l'appareil psychique (celle du
pare-excitation et celle, réceptrice, de la perception-conscience), et de
l'inconscient avec la mémoire — n'est apparemment rien d'autre que la
distinction entre « les neurones <p, perméables, servant à la perception »,

7. S. FREUD, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, p. II.


1114 Claude Le Guen

situés à la périphérie du cerveau, et « les neurones ty, imperméables,


[dont] dépendent la mémoire et [...] les processus psychiques en
général », « identifiés à la substance grise du cerveau »8.
Mais, après tout, ces retrouvailles n'étaient-elles pas déjà indiquées
dans Au-delà du principe de plaisir9 : « Comme la conscience fournit
principalement des perceptions d'excitation venant du monde extérieur
et des sensations de plaisir et de déplaisir qui ne peuvent parvenir
que de l'intérieur de l'appareil psychique, on est autorisé à attribuer
au système Perception-Conscience une position spatiale [...]. Mais nous
nous apercevons aussitôt que toutes ces définitions ne nous apprennent
rien de nouveau, qu'en les formulant nous nous rattachons à l'ana-
tomie cérébrale avec ses localisations... »10 ? La réminiscence n'a, dans
cet exposé, qu'une visée métaphorique et elle va être abandonnée,
« ne nous apportant rien de nouveau », quitte à se voir ensuite éclairée
— en tant qu'illustration — par le recours au modèle théorique abstrait
de la boule protoplasmique pour figurer la constitution de l'individu
et son développement psychique par rapport au monde extérieur phy-
sique, ainsi que le fonctionnement de ces rapports, « toutes ces images
étant destinées à fournir un appui à nos hypothèses métapsychologiques,
à les illustrer tout au moins »11 (on peut d'ailleurs remarquer que le
« Bloc magique » va reprendre une image directement apparentée à
celle de la boule protoplasmique et, comme elle, inspirée de la compa-
raison avec l'amibe, déjà utilisée : « Tout se passe comme si, par l'inter-
médiaire du système P-Cs, l'inconscient développait des tentacules
vers le monde extérieur, retirés aussitôt après en avoir goûté les
stimulations »).
Pourtant, il en va autrement avec le procédé d'exposition suivi dans
ce dernier texte : il paraît bien tendre à représenter une inscription
matérialisée par un modèle mécanique, reprenant effectivement la
machinerie anatomique de l'Esquisse. Au point que (et en dépit des
mises en garde contre les analogies, si souvent répétées dans d'autres
textes, mais absentes de celui-ci) l'on a bien souvent l'impression que
Freud voit, dans ce « petit appareil apparu sur le marché et qui promet
de faire mieux que le papier et l'ardoise », beaucoup plus qu'une
illustration de « la façon dont [il a] voulu représenter la fonction de

8. S. FREUD, Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 320 et 323.


9. S. FREUD, Essais de psychanalyse, Paris, Payot. Dans le " Bloc magique », Freud s'y réfère
d'ailleurs explicitement, l'associant au 7e chapitre de L'interprétation des rêves.
10. Ibid., p. 29-30.
11. Ibid., p. 32 à 38.
Quand je me méfie de ma mémoire 1115

notre appareil psychique perceptif », qu'il lui attribue une véritable


valeur de modèle mécanique.
Devant la force de telles apparences, il convient d'autant plus de
reconnaître les limites, explicites et surtout implicites, que Freud fixe
lui-même à son approche analogique.
L'une de ces limites est énoncée dès la première phrase : « Quand
je me méfie de ma mémoire — le névrosé ne s'en prive pas et le normal
pourrait bien l'imiter — je peux compléter et étayer cette fonction en
prenant le soin d'établir un document écrit. » Et c'est de cette seule
fonction de mise en mémoire qu'il va traiter ; non pas de la levée de
l'amnésie, de la méfiance nécessaire à l'égard du souvenir, de « défor-
mations que [celui-ci] aurait peut-être subies dans ma mémoire ».
Or, ces déformations sont des formations de l'inconscient ; ce sont
elles — oublis, lapsus, rêves, symptômes, mises en actes, fantasmes — le
véritable objet de la psychanalyse ; ce sont sur elles et par elles que
celle-ci s'est construite et qu'elle se perpétue. Au point que l'on pourrait
aisément soutenir que seules ces « déformations » sont du champ psy-
chanalytique, les procédures de mise-en-mémoire restant plutôt de
celui de la neuro-physiologie, voire de la cybernétique (et l'on perçoit
mieux ainsi les affinités du « Bloc magique » avec l'Esquisse).
Pourtant, on ne saurait aussi aisément régler le problème, et cette
distribution classificatoire des objets de chaque science ne peut épuiser
la question qui nous est posée ; elle nous permet seulement d'éviter
les pièges de l'analogie et de la réduction — ce qui n'est d'ailleurs pas
mince.
La question psychanalytique de la mise-en-mémoire est certes une
question limite de la métapsychologie ; elle n'en a pas moins d'impor-
tance théorique pour autant, tout comme les questions limites de
l'originaire, ou de la source de la pulsion. Avec elle, on retrouve la pro-
blématique de l'après-coup : quel coup mobilise cet après ? Et pareil-
lement : pour être ainsi déformé, comment cela se put-il former ?
La question de la mise-en-mémoire peut d'autant mieux se rappro-
cher de celle touchant à l'après-coup qu'elle ne s'impose pas d'elle-
même, qu'elle n'est posée que par la question préalable de la remé-
moration. Autrement dit et en bonne méthode, la question ne peut
être qu'inductive, construction théorique tentant de rendre compte
de la construction d'un fonctionnement (tout comme, là encore, les
constructions sur les fantasmes et les refoulements originaires).
Précisons ceci. Nous sommes en face de deux approches qui, isolées
puis opposées, peuvent apparaître contradictoires. D'une part, « tout
1116 Claude Le Guen

ce qui a un jour existé persiste opiniâtrement »12 ; une accumulation


d'expériences et de crises assure le développement de l'individu,
chaque phase en préparant et en conditionnant une autre (d'où les
rapports entre les pulsions d'auto-conservation et les pulsions sexuelles,
entre les stades oral, anal, phallique et génital, entre les objets suc-
cessifs, etc.). Ainsi se peut justifier le point de vue génétique. Ainsi
peut être assurée la continuité qui permet l'individuation et l'évolution.
Ainsi s'avère nécessaire le postulat selon lequel rien ne se perd dans
la mémoire, celle-ci apparaissant comme illimitée dans l'incons-
cient et certainement pas bornée par le remémorable. C'est là
une hypothèse nécessaire pour rendre compte du fonctionnement
psychique.
D'autre part, ce déterminisme est complété — ou contredit par

un finalisme qui fait que tout se passe comme si l'état final commandait
et dirigeait le processus évolutif. C'est ce qui explique l'universalité
de l'OEdipe et, plus généralement, Phominisation et la similitude entre
les humains. C'est ce qui transcende l'aléatoire de l'événement, comme
la mémoire qui fixe celui-ci dans l'inconscient ; c'est ce qui fait que les
« souvenirs, auparavant inconscients, n'ont pas même toujours besoin
d'être vrais »13, que « là où les événements ne s'adaptent pas au schéma
héréditaire, ceux-ci subissent dans l'imagination un remaniement ;
[...] que le schéma triomphe de l'expérience individuelle »14. C'est là
le point de vue historique qui pose que toute prise de sens pour le
sujet — et pour autrui — ne se peut produire que comme effet de ce
qu'il détermine dans l'antérieur en se concrétisant dans l'actuel15.
Ainsi se fonde la discontinuité du préconscient-conscient.
Mais ces deux mouvements n'ont d'existence que l'un par rapport
à l'autre : une accumulation dans la mémoire inconsciente sans aucune
émergence dans le préconscient-conscient serait lettre morte (à dire
vrai, elle ne serait même pas) ; une signifiance qui pourrait se passer
de tout le mémorisé serait totalement arbitraire et ne saurait avoir plus
de sens. Ainsi, les deux termes de cette contradiction sont en rapport
parfaitement dialectique. Ils ne sont rien d'autre
— faut-il le souli-

12. S. FREUD, Analyse terminée et analyse interminable, Revue française de Psychanalyse,


1975, n° 2, p. 382.
13. S. FREUD, L'homme aux loups, Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 361.
14. Ibid., p. 418.
15. Remarquons que cette situation est beaucoup moins singulière qu'il ne peut paraître
et qu'elle n'est en rien spécifique de la psychanalyse; elle est tout bonnement le propre du
vivant, et les biologistes la reconnaissentet s'y confrontent (cf. par exemple H. ATLAN, Entre le
cristal et la fumée, Paris, Le Seuil, 1979).
Quand je me méfie de ma mémoire 1117

gner? — que le couple d'opposés que forment les processus de l'étayage


et de l'après-coup.
Ils sont à la base même de l'un des grands postulats freudiens qui
fondent l'inconscient, celui qui veut que la mémoire et la conscience
s'excluent mutuellement. Postulat d'ailleurs réitéré dans le « Bloc
magique », où Freud le réfère explicitement à L'interprétation des rêves
et à Au-delà du principe de plaisir. Il est présenté comme une évidence
logique à laquelle on ne saurait échapper16 : ou « je choisis une surface
qui conservera indéfiniment la notation qui lui est confiée [...] et la
surface est rapidement épuisée » (c'est la feuille de papier), ou « la
surface réceptrice le reste indéfiniment, les inscriptions pouvant être
détruites, [... mais] je n'obtiens pas une trace durable » (c'est l'ardoise).
Pour réaliser les deux opérations, ainsi que le fait « l'appareil psychique
[...], j'ai supposé que cette aptitude inhabituelle tient à la performance
de deux systèmes différents » : le système perception-conscience et le
système inconscient.
Mais la logique en cause n'est guère celle du gros bon sens qui
veut que, quand c'est plein, on ne peut plus en mettre, le réceptacle
fût-il cérébral : « Ecartons aussitôt la notion de localisation anatomique,
restons sur le terrain psychologique »17. Et sur ce terrain, il ne serait
après tout pas plus scandaleux d'admettre « qu'un seul et même système
garde fidèlement des transformations de ses éléments et offre en même
temps aux nouvelles possibilités de changement une réceptivité tou-
jours fraîche »18, que ne put l'être l'affirmation selon laquelle « l'incons-
cient est le psychisme lui-même, et son essentielle réalité »19, il est
« pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle
plus petit »19 ; la conscience se trouvant ainsi réduite à « un organe des
sens qui permet de percevoir les qualités psychiques » 20. Remarquons
d'ailleurs que dans ce modèle théorique, tel qu'il fut promu et conservé,
la dualité systémique s'avère bien relative, le second système n'étant
qu'une partie incluse et dépendante du premier — et, en ce sens, cela
ne pourrait-il conduire à n'accepter qu'un seul système doté de la
double fonction de conservation et de réceptivité ? Si Freud en rejette
l'hypothèse, c'est que la mémoire n'est pas son problème fondamental
et que l'indestructibilité des traces mnésiques n'est justifiée que par
16. On doit cependant remarquer que FREUD attribue à Breuer la paternité de l'idée dans
Au-delà du principe de plaisir, p. 30, n. 1.
17. S. FREUD, L'interprétation des rêves, op. cit., p. 455.
18. Ibid., p. 457.
19. Ibid., p. 520.
20. Ibid., p. 522.
1118 Claude Le Guen

celle des désirs inconscients : ceux-ci « sont toujours actifs, toujours


prêts à s'exprimer », et « ils partagent ce caractère d'être indestructibles
avec tous les autres actes psychiques [...] qui n'appartiennent qu'au
système inconscient »21.
La mémoire est mémoire des « désirs refoulés mais toujours actifs,
pour ainsi dire immortels, de notre inconscient »22. Le rapport entre
les deux systèmes est précisément là ; l'exigence de les distinguer pour
rendre compte de leur interaction se trouve dans le refoulement ce

processus protagoniste sur lequel achoppa, bien évidemment, le méca-
nicisme de l'Esquisse.
Et c'est ce mécanicisme abandonné (refoulé ?) qui pourrait bien
faire retour dans le « Bloc magique », par la voie du réalisme. Ce réalisme
joue dans les deux sens : « Les appareils auxiliaires, inventés pour amé-
liorer nos fonctions sensorielles, sont tous construits comme des organes
sensoriels ou certaines de leurs parties » ; et si « en comparaison, les
auxiliaires de notre mémoire [écriture sur papier ou sur ardoise] semblent
particulièrement défaillants », « sous le nom de Bloc magique, un petit
article est apparu sur le marché qui promet de faire mieux que le papier
ou l'ardoise ; [...] sa construction révèle une coïncidence remarquable
avec la constitution de notre appareil perceptif tel que je l'ai supposé ».
Entre les deux, la concordance est poussée fort loin, même s'il « faut
bien que l'analogie entre un tel appareil auxiliaire et l'organe pris comme
modèle ait une fin ».
Au-delà du caractère ludique de la comparaison qu'il établit, il
semble bien que Freud se soit pris au jeu analogique, au point de se
laisser aller à nous livrer une représentation du « mode de fonctionne-
ment de l'appareil perceptif psychique [qu'il avait] jusqu'alors gardé
pour [lui] ». Il s'agit des « investissements par à-coups rapides et pério-
diques depuis l'intérieur jusque dans le système P-Cs »23. L'image nous
suggérerait volontiers Pélectromagnétisme, mais il lui préfère celle de
« tentacules vers le monde extérieur, retirés aussitôt après en avoir
goûté les stimulations ». Là encore, le Bloc magique est censé repré-
senter ce mécanisme : « Les interruptions d'origine extérieure pour le
Bloc magique me semblaient donc ici dues à la discontinuité du flux
d'innervation et au lieu d'une véritable levée du contact ». La compa-
raison n'a certes rien là d'évident; elle vient ainsi témoigner de la

21. Ibid., p. 470 et n. 1.


22. Ibid., p. 471.
23. L'idée sera brièvement reprise, la même année (1925), dans La dénégation (7e alinéa),
en rapport avec « l'action du jugement ».
Quand je me méfie de ma mémoire 1119

volonté de Freud de faire dire à cet appareil, bien plus qu'il ne peut ;
elle tend à mettre en lumière sa fonction de modèle subreptice.
Ce retour du refoulé idéologique — qui s'était imposé dans l' Esquisse
pour la faire avorter — vient de loin, et témoigne de la socio-culture qui
forma Freud. Beaucoup plus que les grands totems de son adolescence
(Darwin et Goethe), s'impose Brentano — et surtout le groupe de la
Berliner Physikalische Gesellschaft, au sein duquel Du Bois-Reymond
écrit : « Brücke et moi avions pris l'engagement solennel d'imposer cette
vérité, à savoir que seules les forces physiques et chimiques, à l'exclusion
de toute autre, agissent dans l'organisme. [...] Ou bien il faut postuler
l'existence d'autres forces équivalentes, en dignité, aux forces physico-
chimiques inhérentes à la matière, réductibles à la force d'attraction et
de répulsion. » Brücke conduit ainsi à Helmotz et Meynert, puis à
Herbart et Fechner24.
On sait le profit que Freud tira, heureusement et directement, de ce
dernier dans son approcheénergétique ; et plus indirectement des autres.
On ne sait peut-être pas assez la pesanteur persistante du physico-
chimisme de son maître Brücke, tel qu'il imposa le recours aux métaphores
de l'inscription.

Mais, dans le « Bloc magique », ne voir que ce retour au mécanicisme


serait méconnaître ce qui vient, tout à la fois, le refouler encore et le
transformer en le dépassant. Nous avons déjà été conduits à effleurer
quelques-uns de ces apports ; il nous les faut reprendre, avec d'autres,
pour les préciser — et percevoir que si Freud parle bien de l'inscription,
celle-ci est fort éloignée d'être son souci majeur.
« Quand je me méfie de ma mémoire, je peux [...] établir un document
écrit », pose-t-il comme évidence. Et, laissant là l'écriture, il en vient
d'emblée à ce qui le préoccupe : « La surface qui conserve cette inscrip-
tion — ardoise ou feuille — est alors une matérialisation de l'appareil
« mémoriel », autrement invisible en moi. »
Dorénavant, c'est de surfaces qu'il va être question. Et pas seule-
ment de support, celui-ci étant fourni par « une tablette de résine brune,
ou de cire » ; mais surtout de « la partie la plus intéressante du petit
appareil ». A savoir : « une feuille mince de papier imprégné de cire, trans-
lucide », qui reçoit l'inscription, qui la perçoit et la fixe dans la cire ; une

24. A ce sujet, voir dans E. JONES, La vie et l'oeuvre de S. Freud, t.1, op. cit., tout le chapitre IV
et, dans le chapitre XVII, les p. 407-412. On peut aussi consulter P.-L. ASSOUN, Freud, la philo-
sophie et les philosophes,Paris, PUF, 1976, coll. « Philosophie d'aujourd'hui ".
1120 Claude Le Guen

« feuille de celulloïd [qui] constitue une protection pour le papier ».


D'où l'idée d'une « matérialisation » des « deux couches de l'appareil
psychique, l'une périphérique, protégeant des excitations [le pare-
excitation...], l'autre une surface réceptrice sous-jacente, le système
perception-conscience » ; et, plus profondes, telle « la tablette de cire
qui conserve la trace durable de l'écrit », les traces mnésiques de l'incons-
cient : « Les bases du souvenir se constituent dans un autre système,
adjacent. » Mais on peut « pousser encore plus loin ». Plus intéressant se
révèle le fait que « pour détruire l'inscription il suffit de détacher d'un
geste léger les deux feuillets de la tablette de cire ». Cette alternance de
contact et de séparation « représente » les investissements, par l'incons-
cient, du système perception-conscience— et par lui les investissements
du monde extérieur et de ses objets. Disons même que cette dernière
analogie est sans doute celle qui a poussé Freud à rédiger cet article et à
livrer ce que, « jusqu'alors, [il] a gardé pour [lui] ».
Chose remarquable : dans cet aboutissementde la démarche, il n'est
même plus question de « surfaces » — qui, sans doute, s'avèrent doréna-
vant inaptes à représenter le modèle —, mais d'un mouvement « dis-
continu » (périodique ? peut-être, puisqu'il « fonde la constitution de la
représentation du temps »). Si bien qu'en dernière instance, il lui faut
passer d'un point de vue topique à un point de vue dynamique : le pro-
cessus supplante la topologie.
Faisons ici une brève parenthèse pour évoquer l'incise selon laquelle
« le Bloc magique ne peut pas « reproduire » du dedans l'écriture une fois
dissipée ; il serait vraiment magique s'il pouvait y parvenir à l'égal de
notre mémoire ». De nos jours, un tel appareil « magique » existe : c'est
l'ordinateur. Celui-ci eût-il inspiré Freud ? Remarquons que nombre de
ceux qui se satisfont du modèle du Bloc magique récusent la cyberné-
tique — à bon droit, peut-être, mais non sans quelque inconséquence.
D'autant que si l'ordinateur peut parfaitement représenter les lieux et
les fonctions que Freud reconnaissait dans le Bloc magique, plus celles
qu'il regrettait de n'y pas trouver (la perception et la mémoire, plus la
restitution), il utilise les trois pour se livrer à une opération hautement
originale : celle du jugement (cf. La dénégation...), c'est-à-dire (peut-
être ?) celle du calcul. Et, bien que l'affect n'ait nulle équivalence en
pareil instrument, c'est précisément dans et par cette opération, régie
par un autre système, que peuvent surgir les erreurs...
Ce qui nous conduit tout droit à la justification que Freud produit
de son élaboration : « Quand je me méfie de ma mémoire. » Phrase
lourde et riche !
Quand je me méfie de ma mémoire 1121

« Je me méfie » : la forme pronominale accentue la prégnance du


sujet sur le verbe (et que celui-ci soit transitifn'est effectivementici que
secondaire — comme la mémoire elle-même...).Pareille insistance gram-
maticale paraît pourtant ne pas suffire à Freud et, par une incise immé-
diate, il nous invite, névrosés ou non, à nous méfier.
La mémoire nous trompe, et se trompe, dans la mesure où elle est
nôtre. D'où, pour pallier pareille défaillance, les prothèses de l'écriture—
et leurs insuffisances : épuisement des surfaces (papier) ou effacementdes
traces (ardoise), auxquelles s'ajoutent l'altération possible du support (ce
qui renvoie aux comparaisons archéologiques) et les difficultés du clas-
sement et du repérage (« pour que je sache le lieu où le « souvenir » ainsi
fixé a été rangé »). A la condition d'échapper à tous ces aléas, la trace
écrite subsistera et sera retrouvée, « reproduisant » le « souvenir » qui,
ainsi, « est inchangé et qui a donc échappé aux déformations qu'il aurait
peut-être subies dans ma mémoire ».
Et cette phrase inaugurale, posée comme une évidence, vient ruiner
toute interprétation scripturale de la mémoire — contrairement à ce que
veulent lire dans ce texte tant de commentateurs !
A les suivre, le développement freudien devrait être le suivant : 1) je
dois me méfier de ma mémoire car les souvenirs y subissent des défor-
mations ; 2) pour ce faire, je dois recourir à l'écriture ; 3) il se trouve
qu'une petite machine illustre le fonctionnement de l'appareil psychique
en situant en deux systèmes la mémoire et la perception ; 4) donc, le
psychisme est régi par une théorie de l'inscription ! Ce « donc » ne se
justifie en rien et le hiatus dans le raisonnement est patent ; il n'est cer-
tainement pas dans le texte de Freud.
La psychanalyse se définit précisément par les déformations du sou-
venir dans la mémoire, par ses ratés et ses oublis. Son intérêt ne se centre
pas sur le texte gravé, mais sur les ratures, les effacements et les change-
ments ; il ne se porte pas tant sur le texte initial éventuel que sur les
raisons qui amenèrentà la déformation de ce texte : à supposer qu'il y eut
un écrit, le sens n'est pas dans l'écrit, mais dans ses déformations.
Autrement dit — et tant qu'à rester dans ces métaphores de scribe
— l'écriture est sans aucun intérêt en psychanalyse (sauf, sans doute,
pour les auteurs d'écrits analytiques qui s'interrogent, à juste titre, sur les
raisons de leurs passages à l'acte) ; seule la lecture est signifiante.
Ajoutons d'ailleurs — pour saper un peu plus encore ce genre d'écha-
faudages — que, dans notre discipline, la lecture précède l'écriture et
peut, seule, la faire exister. C'est de l'écoute des patients (de la « lecture »
de leurs discours) que se constitue la conviction en l'existence d'un préa-
1122 Claude Le Guen

lable (d'un « texte » préexistant — pour ceux qui tiennent à la familiarité


du terme — que l'on peut toujours baptiser « écrit »25). Là encore, c'est
l'après-coup qui précède le coup et le révèle.
L'observation directe de l'enfant est d'un intérêt certain... pour
d'autres, même s'il peut s'avérer profitable qu'ils soient, aussi, des psy-
chanalystes. Et la psychanalyse d'enfants n'échappe pas plus que celle
d'adultes à la nécessaire précession de l'après, à celle du décryptage sur
l'inscription ; elle opère tout autant dans l'histoire, et pas plus dans le
minutage et la chronogenèse.
Nous l'avons déjà dit : le problème de Freud n'était pas tant celui de
l'inaltérabilité de la mémoire, que celui de la perpétuation des désirs
inconscients (ainsi qu'il le développe et l'argumenté notamment dans
le chapitre VII de L'interprétation des rêves).
Les traces mnésiques n'ont rien, en elles-mêmes, qui puisse les
empêcher d'être disponibles en permanence (tout comme pour les
mémoires d'ordinateurs que nous évoquions tout à l'heure); le sens
qu'elles recèlent, s'il ne dépendait que de la mémoire qui le fixe, serait
parfaitement opératoire et n'aurait jamais l'occasion d'être refoulé
— c'est-à-dire que, n'ayant pas de raisons de cesser d'être disponible, il
demeurerait directement représentable. Et, bien sûr, la distinction sys-
témique entre conscient et inconscient serait purement fonctionnelle et
machinique, sans autres justifications que celles des exigences neuro-
physiologiques : c'est là, très précisément, le modèle de l' Esquisse. Et
c'est évidemment sur le refoulement que celle-ci vola en éclats ; autre-
ment dit, sur l'affect, puisque « c'est précisément cette transformation
d'affects qui est l'essence de ce que nous avons appelé le « refoulement » »26,
puisque « la répression du développementde l'affect est le but spécifique
du refoulement »27.
C'est là, d'ailleurs, où nous retrouvons le thème qui marque le finale du
« Bloc magique » : celui des investissements qui — faut-il le rappeler ? —
sont investissements de représentations par les quantums d'affects. Et si
l'analogie avec l'inscription peut être valide, appliquée à la représenta-
tion, elle est parfaitement vaine en ce qui concerne l'affect ; c'est bien ce
dont Freud témoigne en abandonnant cette image, pour recourir alors
à celle de « tentacules » gustatifs, vivants et mobiles.

25. On doit remarquer que les plus fermes tenants des théories de récriture sont conduits
à exclure la lecture. Ainsi : « Ces Ecrits, il est assez connu qu'ils ne se lisent pas facilement.
[...] Je pensais, ça va peut-être même jusque-là, je pensais qu'ils n'étaient pas à lire », J. LACAN,
Le séminaire, liv. XX : Encore (1973), Le Seuil, 1975, p. 29.
26. L'interprétation des rêves, op. cit., p. 513 (souligné par Freud).
27. S. FREUD, Métapsychologie, Paris, Payot, p. 84.
Quand je me méfie de ma mémoire 1123

L'écriture est censée avoir pour mérite de demeurer « inchangée »


— tout au moins dans ses formes usuelles que réfère ici Freud (car les
inscriptions archéologiques que les fouilles mettent à jour — selon une
autre analogie freudiennefamilière — sont, au contraire, souvent altérées,
effacées, bouleversées... nous y reviendrons). Là réside justement son
utilité : avec elle, « le « souvenir » ainsi fixé [...] a donc échappé aux défor-
mations qu'il aurait peut-être subies dans ma mémoire » ; « car notre appa-
reil psychique [...] fabrique des traces mnésiques durables des percep-
tions... qui n'en sont pas pour autant à l'abri des modifications » [souligné
par moi].
Ces déformations, ces modifications — qui peuvent justifier, dans la
réalité extérieure, l'artifice orthopédique de l'écriture — sont précisé-
ment ce qui vient limiter, et même ruiner l'image de l'inscription. Certes,
les comparaisons avec les procédés d'altération des manuscrits (sur-
charges, effaçages, changements de mots) fournissent des images très
parlantes et peuvent offrir à Freud l'occasion de représenter les effets de
la censure et du refoulement28 ; elles lui permettent surtout de mettre en
évidence que l'important n'est pas le texte, mais ce qui le transforme, le
désir qui l'habite, le processus qui le change. C'est ce qui le conduira, d'ail-
leurs, à mettre en garde les analystes contre l'attachement au texte, latent
ou manifeste, au détriment du travail du rêve : « On a trop longtemps
confondu le rêve avec son contenu manifeste, il faut se garder à présent
de le confondre avec ses pensées latentes »29. Son importance n'est pas
dans le texte, mais dans le procès : « Le « rêve » n'est pas autre chose que
l'effet du travail d'élaboration »30.
Dans la mémoire donc, ce qui a été refoulé peut être transformé. Ainsi
noté comme en passant dans le « Bloc magique », ce sera repris et déve-
loppé l'année suivante, pour venir, en somme, compléter cette assertion
de L'interprétation des rêves qui voulait déjà que « ce qui est réprimé per-
siste et subsiste chez l'homme normal et aussi reste capable de rendement
psychique »31. C'est sans doute d'ailleurs cette capacité au « rendement
psychique » — concrétisé dans le travail du rêve — qui conduit à cette
révision dans Inhibition, symptôme et angoisse : « Dès lors que nous avions
introduit la distinction du Moi et du Ça, les problèmes du refoulement

28. Cf. par exemple : " Analyse terminée et analyse interminable », Revue française de
Psychanalyse, 1975, n° 3, p. 389.
29. S. FREUD, L'interprétation des rêves, op. cit., p. 492, n. 1 (ajoutée en 1914) (cf. aussi
« Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation des rêves », de 1923).
30. S. FREUD, Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 167.
31. S. FREUD, L'interprétation des rêves, op. cit., p. 516.
1124 Claude Le Guen

ne pouvaient manquer de prendre un nouvel intérêt à nos yeux. Jus-


qu'alors, il nous avait suffi de prendre en considération les aspects du
processus qui concernaient le moi, à savoir le maintien hors de la cons-
cience et de la motilité, et la formation de substituts (de symptômes) ;
quant à la motion pulsionnelle refoulée elle-même, nous admettions qu'elle
demeurait inchangée dans l'inconscient pendant un temps indéterminé.
Maintenant notre intérêt se tourne vers les destins du refoulé et nous
pressentons qu'il ne va pas de soi, qu'il n'est peut-être même pas habituel,
que le refoulé demeure ainsi inchangé »32.
Dans ce travail, nous laisserons de côté la discussion des trois hypo-
thèses qu'envisage Freud pour rendre compte des changements apportés
aux anciens désirs par les « influences de la vie susceptibles de [les]
modifier et dénaturer » 32, nous satisfaisant de retenir ici la notion
fondamentale de changement du refoulé, telle qu'elle vient ruiner,
une fois encore, les théories de l'inscription (et de son inaltérabilité
intrinsèque).
Que ce soit la question du refoulement qui conduise à une telle
révision ne saurait nous étonner ; on peut remarquer qu'elle était déjà
contenue dans la notion de « régrédience » du rêve — et dans le processus
même de la régression.
L'approche descriptive de celle-ci a pu induire à une représentation
scripturale de la fixation (telle qu'elle est annoncée dans la lettre à
Fliess du 6 décembre 1896), et elle prédomine effectivement dans
L'interprétation des rêves. Mais la représentation kantienne d'un temps
spatialisé qu'elle postule sera approfondie et bouleversée par la perspec-
tive historique qui conduit Freud à la troisième hypothèse d'Inhibition,
symptôme et angoisse (qu'il nous faut donc quand même citer), celle-là
même qui semble bien avoir sa préférence : « [L'ancien désir serait]
ranimé par régression au cours de la névrose, aussi inactuel qu'il puisse
être »33, dans ce qui n'est rien d'autre que l'extension du procès d'après-
coup. La fixation ne disparaît pas pour autant, mais elle cesse d'être ce
butoir passif sur la voie régrédiente pour devenir elle-même processus
actif, étayant la régression qui la réanime.
Ce qui conduit Freud à ne plus se satisfaire d'une « motion pulsion-
nelle refoulée [...] qui demeurerait inchangée dans l'inconscient » est
donc, nous dit-il, la nouvelle « distinction du Moi et du Ça ». Et celle-ci

32. S. FREUD, Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Paris, PUF, 1965, p. 673 n. 1 (souligné
par moi).
33- Ibid.
Quand je me méfie de ma mémoire 1125

suppose d'autant plus que « les problèmes du refoulement [prennent]


un nouvel intérêt », que ce sont eux qui, précisément, « ont montré que
ces distinctions [entre conscient, préconscient et inconscient] étaient
elles aussi insatisfaisantes »34 : « Nous sommes amenés à reconnaître que
l'inconscient ne coïncide pas avec les éléments refoulés »35.
Or, le « Bloc magique » (de 1925, mais rédigé en 1924) se situe chro-
nologiquement entre Le Moi et le Ça (1923) et Inhibition, symptôme et
angoisse (1926) ; on doit pourtant se demander comment il se situe
historiquement.
En effet, dans ce texte si bref, il est fait d'abondantes références au
système Perception-Conscience, à l'inconscient et à la conscience;
jamais n'apparaissant les termes de Moi et de Ça (il est vrai que si le
mot « mémoire » y revient sans cesse, le concept de « refoulement » en
est exclu).
Voilà de nouveaux indices qui permettent de suspecter cet articulet
d'être, de surcroît, un rejeton de l'inconscient théorique, un retour du
refoulé idéologique — moins archaïque, certes, que ne le furent les rap-
pels de l'Esquisse, mais néanmoins pris dans la phénoménologie de la
première topique.
La référence au clivage systémique et à la notion que « la conscience
naîtrait là où s'arrête la trace mnésique »36, individualisant chaque sys-
tème, figure explicitement dans Au-delà du principe de plaisir ; elle nous
permet d'établir la continuité avec les idées antérieures (surtout, en fait,
avec celles de Breuer). Il n'en demeure pas moins que la soudaine négli-
gence de ce qui fut appelé, par facilité, la « deuxième topique » (il s'agit
là, en fait, d'une nouvelle « dynamique »), peut faire problème. On doit
cependant remarquer un parallélisme supplémentaire entre la démarche
du « Bloc magique » et celle d'Au-delà... : de même que, dans ce dernier,
les remarques sur les traces mnésiques et le système P-Cs appellent la
représentation par une « boule protoplasmique vivante »37, de même elles
conduisent, dans le texte de 1925, à l'image voisine des « pseudo-
podes » qui marquent, nous l'avons dit, l'abandon de l'analogie
avec l'inscription.
Ceci tendrait à témoigner de l'ambiguïté théorique d'un texte qui
paraît bien être de circonstance, jeu intellectuel à propos d'un jeu pour

34. S. FREUD, Le Moi et le Ça, Essais de psychanalyse, op. cit., p. 184.


35. Ibid., p. 185.
36. S. FREUD, Essais de psychanalyse, op. cit., p. 31.
37. Ibid., p. 32 à 35.
1126 Claude Le Guen

écoliers, aide-mémoire (!) pour une idée sur la discontinuité du flux


des investissements ; texte dont le destin eût sans doute surpris son
auteur, peu soucieux, dans cette notule, des contradictions qui s'y trans-
portent comme des archaïsmes qui s'y retrouvent.
Parmi les concepts élaborés ou transformés à partir de 1920 — et,
justement, dans Au-delà du principe de plaisir —, il en est un pourtant
qui pourrait paraître, à rencontre des autres, aller dans le sens d'une
inscription figée, immuable, morte pour tout dire. C'est, bien sûr, l'Ins-
tinct de Mort.
Il me faut réserver pour d'autres travaux la discussion de celui-ci38 et,
ici, je m'en tiendrai seulement aux implications que la répétition porte
sur l'inscription. Quoi de plus inexorablement itératif que l'éternel
retour à un texte immuable, inaltérablement intaillé dans le marbre du
psychisme ? Mouais... Tout cela fait certes dans le funéraire... mais
qu'en vaut l'aune d'alinéa ?
Car ce qui est ainsi censé s'inscrire — les représentations en l'occur-
rence — participe d'abord, par les refoulements et les investissements
(fussent-ils à l'image de « tentacules »), d'Eros et du principe de plaisir,
de l'énergie liée et non déliée. « Toujours et encore nous faisons l'expé-
rience que les motions pulsionnelles, lorsque nous pouvons en retracer
le parcours, se révèlent être des rejetons de l'Eros »39 — et il en va de
même, a fortiori, des éventuelles inscriptions de leurs représentants-
représentations.
L'instinct de mort — fût-ce dans son acception la plus strictement
freudienne — est effectivement bien au-delà de toute théorie de l'ins-
cription. Ce ne serait que par une étrange et dangereuse confusion
épistémologique que celui-là pourrait être invoqué pour justifier
celle-ci.

38. Un mot pourtant, pour indiquer mes options.


Je tends à penser que la connotation des puissances en cause par les termes de « Mort » et
de « Vie » implique inévitablement des valeurs morales qui ne peuvent être qu'encombrantes
et témoigner d'un retour d'une philosophie largement entachée d'idéologie. Pour autant, les
forces ainsi désignées semblentbien correspondre à une nécessité théorique dont la psychanalyse
ne saurait faire l'économie. Sans doute peut-on alors se référer aux qualificatifs de « positif »
et de " négatif » qu'utilise Freud pour les désigner, mais en conservant à ces deux termes la
neutralité épistémique qu'ils prennent pour indiquer les pôles d'un circuit électrique. Ce qui
revient à dire que la question de l' " union des pulsions " prime celle du « retour à l'inanimé ».
En ce sens, on peut s'inspirer des travaux remarquables d'Henri Atlan, mettant en évidence
« un ordre et une complexité par le bruit [le hasard] » — autrement dit : montrant que la vie
naît de la mort, et non l'inverse (cf. H. ATLAN, Entre le cristal et la fumée, op. cit.).
39. S. FREUD, Le Moi et le Ça, Essais de psychanalyse, op. cit., p. 218 (j'ai préféré reproduire
la traduction, plus parlante que celle de Jankélévitch, donnée par LAPLANCHE et PONTALIS dans
leur Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 314).
Quand je me méfie de ma mémoire 1127

Avant d'arrêter là cette revue des arguments susceptibles de disqua-


lifier les modèles de l'inscription, il m'en faut encore évoquer un. Je
veux parler de la surdétermination.
De celle-ci, il n'est pas question dans le « Bloc magique » ; et c'est
justement ce qui vient ainsi l'écarter qui mérite que l'on s'y arrête.
« Il est facile de constater que la trace durable de l'écrit est conservée
sur la tablette de cire », nous dit Freud ; et nous voulons bien accepter
de n'être « pas troublé du fait que les traces durables des inscriptions
reçues par le Bloc magique ne sont pas utilisées », tant il est vrai « qu'il
faut bien que l'analogie [...] ait une fin ». Peut paraître beaucoup plus
troublant, par contre, le fait que chaque trace demeure parfaitement
indifférente à celles qui la précèdent ou la suivent. La discontinuité
est, là, aussi totale que lors des perceptions successives — et la surface
censée représenter la mémoire est incapable d'assurer la moindre
continuité.
Que ce soit le modèle du refoulement (où l'attraction exercée par le
refoulé antérieur sur le refoulement en cours est prévalente), ou le
processus de la formation de substituts (de symptômes), voire celui
des plus simples associations, le rapport entre les différentes « traces »
— et leurs interactions — est absolument essentiel ; il est la condition
nécessaire absolue. On doit même remarquer que c'est lui qui fonde
et autorise le postulat qui veut que le système Perception-Conscience
fonctionne comme un organe des sens, que la conscience soit « un organe
des sens qui permet de percevoir les qualités psychiques »40 et forme, avec
l'inconscient, deux systèmes différents.
Toute production, toute formation psychique est ainsi surdéter-
minée. Et aucun modèle d'inscription ne peut rendre compte de ces
surdéterminations ! Ce n'est d'ailleurs pas un fait de hasard si, dans
l'alinéa suivant, Freud abandonne la référence à l'écriture (celle-ci
se trouvant réduite, au travers de ses seules « apparition et disparition »,
à illustrer « l'illumination et le déclin de la conscience au cours de la
perception ») pour recourir à l'image « des tentacules vers le monde
extérieur, retirés aussitôt après avoir goûté les stimulations ».
On peut d'ailleurs remarquer que la métaphore, si chère à Freud,
des sites archéologiques ensevelis est beaucoup plus apte à illustrer les
multiples déterminations : les rapports des objets entre eux, dans leur
répartition — et surtout dans leurs stratifications successives —, sont

40. S. FREUD, L'interprétation des rêves, op. cit., p. 522 (souligné par Freud).
1128 Claude Le Guen

beaucoup plus importants que ne peut l'être chaque objet de fouille pris
isolément. Mais, là aussi, « il faut bien que l'analogie ait une fin » ;
et, pour significatifs qu'ils soient, ces rapports et ces successions relient
des choses mortes, à tout jamais fixées par ce qui les a produites; tout
pareillement, les objets manquants comme les traces effacées sont des
signes morts. L'histoire ici en cause est l'histoire défunte des historiens
traditionalistes. L'histoire qui nous concerne est celle, étonnamment
vivante, qui se fait et se détermine dans l'actuel, son présent contraint
par le passé ; la psychanalyse est prise dans un tel tissu vivant et c'est
cela, plus que l'arbitraire d'une correspondance au point par point,
plus que le déchiffrement d'une inscription, qui justifie l'interprétation :
« Ce qui, dans l'interprétation des rêves, apparaît comme arbitraire,
se trouve neutralisé par le fait qu'en règle générale le lien qui existe
entre les idées du rêve, celui qui existe entre le rêve lui-même et la vie
du rêveur et, enfin, toute la situation psychique au milieu de laquelle
le rêve se déroule permettent, de toutes les interprétations possibles,
de n'en choisir qu'une et de rejeter toutes les autres comme étant sans
rapport avec le cas dont il s'agit 41.
Dans le psychisme — et c'est cela qu'implique le processus de la
sur détermination — les oublis et les déformations sont agissants, signi-
fiants dans leur procès, vivants encore ; les représentants sont tous aussi
dynamiques et leurs rapports continuent de s'intriquer et de se changer
dans les jeux multiples du refoulement. Quelle écriture en elle-même,
quels procédés de conservation de la trace écrite, pourraient représenter
pareille dynamique ?
Nous l'avons dit, il n'est pas question de remettre en cause le pos-
tulat freudien qui autorise la psychanalyse — et justifie la continuité
de l'individu comme celle des sociétés : « Tout ce qui a un jour existé
persiste opiniâtrement »42. Mon propos est seulement de rappeler
que ce qui persiste ainsi ne le fait pas comme quelque lettre morte,
telle une inscription ; ce qui persiste est une contrainte et un change-
ment. Plus que les traces mnésiques, se perpétuent les processus qui
les organisent et les changent. « Nous n'utilisons que quelques-uns des
mécanismes de défense possibles. Ceux-ci se fixent dans le Moi et
se répéteront durant toute l'existence, aussi souvent que se reproduira
l'une des situations primitives. Ils subsistent même alors qu'ils ont cessé
d'être utiles. Non seulement le moi adulte se prémunit contre des

41. S. FREUD, Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 214.


42. S. FREUD, Analyse terminée et analyse interminable, op. cit., p. 382.
Quand je me méfie de ma mémoire 1129

dangers qui dans la réalité n'existent plus, mais il recherche dans


celle-ci des remplacements à ces dangers »43. Cette recherche, ces rem-
placements, ces reproductions actives, ne sauraient renvoyer à aucune
écriture; ce qui est ainsi conservé n'est pas une trace inscrite, mais
un processus qui entreprend de se fabriquer des occasions de sa repro-
duction — et c'est bien là ce qui conduit Freud à énoncer que ça se
passe dans le Moi et non dans le Ça. C'est d'ailleurs ce qui fait que les
références à des localisations ou à une topologie s'avèrent parfaitement
vaines : « La différenciation topique du Moi d'avec le Ça a perdu beau-
coup de son intérêt pour nos travaux »44 et, a fortiori, celle de la
conscience d'avec l'inconscient.
Pourtant nombre de courants post-freudiens font de la psychanalyse
une théorie de l'inscription — et, sous différentes formes, celle-ci
infiltre, insidieusement ou non, bon nombre de nos élaborations.
Le kleinisme la postule implicitement — et c'est elle qui autorise
ces interprétations itératives et assurées, fortes de leur certitude de
nommer ce qui fut fixé. Le lacanisme, explicitement, tend à la même
attitude de « vérité » — et ce en dépit des pertinentes assertions du pre-
mier Lacan sur l'après-coup et la surdétermination. Et, malgré quelques
apparences formelles, les écoles dites « génétiques » se situent dans la
même tradition.
En fait, toutes les conceptions qui tendent vers un objectivisme
de l'analyste dans la cure ne se justifient qu'en référence implicite à un
postulat d'inscription.
On peut d'ailleurs trouver des exemples insidieux de cette tendance
chez bien des auteurs qui ne s'en réclament pourtant pas explicitement.
Disons même que ses répercussions idéologiques, et ses retours en forme
de « philosophie spontanée des savants », empruntent avec assurance
ces voies si bien nivelées que tracent les théories de l'inscription. Au
point que nous en assurons tous la chalandise (et moi tout le premier) ;
ce qui tendrait à laisser penser que, là derrière, se joue beaucoup plus
de Weltanschauung que de psychanalyse.
C'est pourquoi j'irai chercher un exemple des effets ravageurs des
idéologies de l'inscription, chez un auteur des plus respectables — et
des plus respectés. Son audience et son sérieux même m'assureront
de la validité de l'illustration que je puiserai dans un livre que — je
tiens à le dire — je trouve excellent (il eût été trop facile de m'en prendre

43. Ibid., p. 390.


44. Ibid., p. 393.
1130 Claude Le Guen

à quelque cuistre comme il en abonde, hélas !, depuis une bonne


décennie). Je veux parler du deuxième chapitre de L'auto-analyse de
Freud de Didier Anzieu45, où celui-ci pose qu'en juillet 1895 il reste à
Freud « à découvrir le point de vue topique pour lequel il n'aura nul
précurseur, et qu'il va tirer principalement, ce sera l'une de nos thèses,
de la matière même de ses rêves » 46 et, pour l'essentiel, du rêve clé de
L'injection faite à Irma : on le sait, « le tableau final du rêve est une
inscription »47 et « ainsi le rêve contient-il une représentation symbo-
lique de sa propre structure »48.
Remettons-nous en mémoire la fin du récit du rêve par Freud :
« Mon ami Otto lui a fait récemment [à Irma], un jour où elle s'était
sentie souffrante, une injection avec une préparation de propyle,
propylène... acide propionique... triméthylamine (dont je vois la
formule devant mes yeux, imprimée en caractères gras). Ces injections
ne sont pas faciles à faire... Il est probable aussi que la seringue
n'était pas propre »49.
La formule elle-même de cette triméthylamine — N(CH3)3 —
(dont d'ailleurs Freud ne reproduit le symbole sous aucune de ses
formes) va être entièrement développée par Anzieu dans la figuration
suivante :

45. D. ANZIEU, L'auto-analyse de Freud (2 vol.), Paris, POT, 1975, « Bibliothèque de Psy-
chanalyse ».
Au moment de remettre mon manuscrit à la rédaction, j'apprends qu'un article d'ANZIEU
doit figurer dans ce même numéro de la Revue française de Psychanalyse ; cette rencontre en
forme de coïncidence (mais en est-ce vraiment une, puisque nous semblons nous interroger
l'un et l'autre sur l'inscription ?) devrait épicer la discussion...
46. Ibid., p. 176.
47. Ibid., p. 208.
48. Ibid., p. 209.
49. S. FREUD, L'interprétation des rêves, op. cit., p. 100.
Quand je me méfie de ma mémoire 1131

qui sera censée « écrire sous forme abstraite les groupements des per-
sonnages les plus importants qu'elle [la formule] met à jour, en les
rassemblant en un tableau selon leur ordre d'apparition et avec une
hiérarchie sommaire »60.
Ce qui va donner :

Là se retrouvent non seulement les personnages du rêve, mais la


représentation de « toute la suite des découvertes qui vont constituer
la psychanalyse »52 ! On pourra même y retrouver « la formule du
mystère des origines » 53, celle des « théories de l'appareil psychique »54
ou, tout aussi bien, le « triple trilinguisme » de Freud55. Au-delà de ce
dernier, le rêve se fait encore plus prophétique en ses vertus scriptu-
raires, puisque « schématisée, la formule de la triméthylamine qui
conclut le rêve-princeps de « L'injection faite à Irma » [...] préfigure
non seulement la structure ternaire des deux théories freudiennes de
l'appareil psychique, mais aussi les structures élémentaires de la parenté
selon Lévy-Strauss, les arbres de la grammaire générative de Chomsky
et, plus généralement, les graphes maintenant répandus dans les sciences
humaines »56 ! Pourquoi pas ? Certes... puisque tout est dans tout !

50. D. ANZIEU, L'auto-analyse de Freud, op. cit., p. 209.


51. Ibid. J'ai donné, juste avant, la formule développée véritable. Je le souligne car on peut
s'amuser de constater que le livre (éd. 1975) comporte ici une merveilleuse faute d'impression
qui, à ne pas avoir été remarquée par l'auteur lors des corrections d'épreuves, prend valeur de
lapsus. En effet, dans son texte, à la place des « H », figurent des « N », ce qui aboutit à repré-
senter Freud aux deux bouts de la chaîne, prenant ainsi toutes les places, d'Irma à Fliess! Après
tout, cela pourrait aussi être signifiant et riche d'aperçus quant aux identifications... Mais qui
s'inscrit véritablement en pareille formule ?
52. Ibid., p. 216.
53. Ibid., p. 211.
54. Ibid., p. 743.
55. Ibid., p. 274.
56. Ibid., p. 742-743.
1132 Claude Le Guen

Je voudrais quand même attirer l'attention d'Anzieu sur un détail


qui, visiblement, lui a échappé, en dépit de la remarquable et très
savante documentation qu'il a rassemblée dans ce travail; mais ce
détail est une broutille plutôt triviale, puisqu'elle tient à ce que, la
triméthylamine, ça sent !
Les psychanalystes n'ont nulle raison de connaître ce point parti-
culier mais ce trait paraissait sans doute évident au chimio-physiologiste
que fut Freud57 ; il aurait donc bien pu le conduire à la conclusion du
rêve puisque celui-ci s'achève, beaucoup plus que sur la formule elle-
même, sur l'idée que tout ça « n'était pas propre ».
On peut d'ailleurs remarquer que l'odorat emplit les associations du
rêve, de la gorge au nez, du nez à l'odeur de riquiqui, du riquiqui à la
triméthylamine... Au point que l'on est en droit de se demander si
l'insistance du rêve sur la vision de la formule chimique « en caractères
gras » n'est pas là, aussi et surtout, pour déformer et pour cacher
(comme se doit de le faire tout rêve, même si « le rêve de l'injection
faite à Irma nous montre que les divers éléments peuvent en certains
cas conserver dans le contenu la place qu'ils avaient dans les pensées »58),
pour aider à oublier le parfum qui s'en dégage — non que celui-ci
soit déplaisant, mais il pourrait bien évoquer des choses « pas propres » ?
Le texte des associations de Freud se borne à indiquer que Fliess
« avait cru constater, parmi les produits du métabolisme sexuel, la
présence de la triméthylamine »59. Anzieu sait retrouver de la sexualité
en bien des endroits du rêve60, et il y est très probablement fondé.
Mais, pour ce qui nous concerne, il semble bien qu'il tire un peu trop
vers l'urine ce qui n'en est pas, ou pas seulement : « Les fonctions
d'excrétion sont également présentes dans le rêve : la défécation (la
dysenterie), la miction (le poison va s'éliminer : Freud sait par Fliess
que la triméthylamine s'élimine dans l'urine). Un jeu de mots décou-
vert par Eva Rosenblum va dans le même sens : Ananas, qui « assone
« d'ailleurs remarquablement avec le nom de famille de ma patiente
« Irma », se prononce en allemand exactement comme Anna nass :
« Anna mouillée » ; donc elle sent mauvais »61.
Cette « Anna mouillée »-là pourrait bien évoquer d'autres senteurs,
puisque la triméthylamine est ce corps qui confère aux sécrétions fémi-

57. La triméthylamine est un corps suffisamment banal pour figurer parmi les produits
soumis pour identification aux examens de pharmacie.
58. S. FREUD, L'interprétation des rêves, op. cit., p. 264.
59. Ibid., p. 108.
60. D. ANZIEU, L'auto-analyse de Freud, op. cit., p. 193 par exemple.
61. Ibid., p. 214.
Quand je me méfie de ma mémoire 1133

nines cet arôme si caractéristique qui l'apparente aux odeurs marines62.


Ce qui confère à la sexualité de ce rêve une présence proche d'un
érotisme que pouvait déjà laisser subodorer sa désignation comme
« injection faite à Irma » ; sexualité qui se reconnaît au plus près du
texte et des associations qu'en propose Freud. Plus près, semble-t-il,
que les associations personnelles d'Anzieu, pour qui les « larges eschares
blanc grisâtre » évoquent « la coulée du sperme paternel »63 — et
beaucoup plus près, surtout, de celles qui lui font lire, dans « la formule
imprimée », « celle de l'enfance à Freiberg »64 (sans compter toute la
Weltanschauung qui s'ensuivrait). Mais là n'est pas l'essentiel.
D'autant que d'avoir restitué la fragrance innommée de cavités
épiphanes ne ruine pas nécessairement la construction d'Anzieu sur
une formule chimique. Disons même que ma démonstration n'est pas
dépourvue d'un certain ludisme65 polémique et qu'elle vise plus à illus-
trer qu'à démontrer. En désignant un oubli, voire un lapsus, dans un dis-
cours rigoureux, en faisant grincer une machinerie trop bien huilée, elle
vise pourtant à montrer la fragilité d'échafaudages qui reposent sur les
seules associations de l'analyste muni (croit-il) de la grille de décryptage
des autres (d'où sans doute, pour lui, la force de conviction de pareille
démarche), négligeant nécessairement celles de l'analysant (celui-ci
fût-il Freud), dans le projet de reconstruire arbitrairement une théorie.
C'est dire que je me garderai de fournir une énième analyse du rêve
sur Irma, en exploitant l'odeur, car « nous pourrions continuer de
divaguer ainsi sur ce rêve de Freud, procéder à d'autres découpages,
à d'autres montages, cheminer vers d'autres interprétations et même
repérer comment se dévoilent dans son texte les organisations fantas-
matiques qu'en fait Freud n'a lui-même désignées, le premier, que
plusieurs années plus tard. Après tout, même cette démarche anachro-
nique pourrait être pertinente »66. Je ne saurais qu'approuver Jean

62. Et la chose est alors si peu secrète que Ferenczi l'utilise dans Thalassa : « Chez les Mam-
mifères supérieurs, donc également chez l'Homme, la sécrétion vaginale de la femelle, dont
nous avons attribué l'effet érotique excitant à des réminiscences infantiles, possède selon la
description de tous les physiologistes une très nette odeur de poisson. Cette odeur provient
de la même substance (Triméthylamine)que celle du poisson qui pourrit » (S. FERENCZI,OEuvres
complètes, t. III, Payot, 1974, p. 293, n. 1). Si Anzieu, pour sa part, parle bien de « l'amyle (dont
l'odeur peu agréable est une allusion à celle des sécrétions sexuelles) », p. 205, se référant à
l'association de Freud sur « l'odeur amylique du riquiqui », il en reste là.
63. Ibid., p. 205.
64. Ibid.
65. Ainsi, le dossier qui, depuis des années, renferme mes notes sur tout ceci, porte-t-il
en intitulé : « Irma ? Ça sent les sens... »
66. J. COURNUT, Lettre ouverte à Irma, Revue française de Psychanalyse, XXXVII, 1973,
n° 1-2, p. 84.
1134 Claude Le Guen

Cournut dans cette mise en garde, et souligner que les questions restent
posées pour reconnaître l'identité d'adéquation de pareille pertinence.
Ainsi, Anzieu apparaît des plus pertinents lorsqu'il se penche sur l'auto-
analyse de Freud et propose une interprétation du rêve proprement
dit de l'injection faite à Irma ; il me le paraît beaucoup moins lorsqu'il
le désexualise pour en faire « un rêve-programme pour toute la suite
des découvertes qui vont constituer la psychanalyse » 67. Ne pouvant
disposer là-dessus des associations du célèbre rêveur (et en disposer
dans un processus en cours, et non comme d'une lettre morte) nous
devons nous rendre à l'évidence que si rien ne peut venir prouver la
validité des interprétations imaginées, rien non plus n'en saurait démon-
trer la nullité — et cela même témoigne d'une inadéquation essentielle.
La pertinence d'une assertion comme celle que porte Anzieu ne se
peut mesurer qu'à ce à quoi elle se rapporte : la construction théorique
du seul Anzieu — ce qui nous replace dans sa référence scripturaire.
Or, en attribuant si grande influence pour toute l'oeuvre freudienne
à une simple inscription (acceptât-on les interprétations qui en sont
proposées), Anzieu promeut les théories de l'inscription en une place
prépondérante — mais porte sa démarche au compte propre de Freud
dont, dit-il, « le génie [...] nous a paru résider là : éveillé, passer direc-
tement de la vue à l'écriture »68. Qu'il saisisse l'occasion pour se démar-
quer de Lacan69 (en lui reprochant son « erreur d'interprétation [...]
lorsque s'appuyant sur ces passages de Freud [tel celui sur la trimé-
thylamine], il forge l'hypothèse que l'inconscient est structuré comme
un langage et qu'il est de l'ordre de l'écriture : Lacan a pris pour une
caractéristique de l'inconscient ce qui était un trait du génie créateur
de Freud »70) n'est guère étonnant et vient souligner des divergences
profondes. Il n'en demeure pas moins que, en ce qui concerne l' « ordre
de l'écriture », la filiation est là, que l'inspiration demeure la même,
que l'idéologie se maintient.
Toute théorie de l'inscription est à prendre (c'est le cas de le dire)
au pied de la lettre. Elle s'appuie sur la propriété de l'écriture tracée
sur « une surface qui conservera indéfiniment la notation qui lui est
confiée » (rappelée par Freud dans le « Bloc magique ») et qui est de
permettre « la conservation de traces durables » ; elle permet de pos-

67. D. ANZIEU, L'auto-analyse de Freud, op. cit., p. 216.


68. Ibid., p. 743.
69. Même si, par une note (p. 209)5 il rend à ce dernier « l'idée de rapprocher les structures
ternaires des personnages du rêve et de la formule de la triméthylamine».
70. Ibid. Précisons que, pour Anzieu, cette erreur provient d'une « lecture superficielle de
Freud » (p. 276).
Quand je me méfie de ma mémoire 1135

tuler que « le «souvenir » ainsi fixé a été rangé, [...], qu'il est inchangé et
qu'il a donc échappé aux déformations qu'il aurait peut-être subies dans ma
mémoire » (souligné par moi). Or, comme nous y avons déjà insisté après
tant d'autres, ce sont ces déformations subies dans la mémoire — cette
anti-écriture — qui fondent l'objet même et la raison d'être de la psycha-
nalyse. Ce qui permet de conclure en une paraphrase de Freud — quitte
à se montrer un peu abrupt, mais il faut en finir — que les théories de
l'êcriture (de l'inscription) 71 permettent d'échapper à la psychanalyse.
Toute écriture, aussi mensongère soit-elle en son message, se pose
comme représentation de vérité — fût-ce à dire le vrai du faux — et,
même, comme étant la vérité en son essence. « C'est écrit » est le
maître mot de la Loi pour ici, et du Destin pour demain. Mektoub!
D'où l'assurance de ceux qui s'en réclament.
On ne saurait donc s'étonner de constater qu'Anzieu, souvent si
prudent par ailleurs, puisse en pareille occurrence échapper aux doutes
sur la validité de ses inscriptions scripturaires, que ce soient celles de
« l'auto-analyse effectuée par Freud », ou celles du « processus même
de la découverte de la psychanalyse »72 — au point d'évoquer, dès
l'introduction, son « impression d'en épuiser le sens », et même de
parler, à ce propos, de sa « certitude »73 ! Et je ne crois pas qu'il s'agisse
tant là du souci de « la critique plus ou moins universitaire [de venir]
mettre ordre et précision [dans les grandes oeuvres]74 » que des ornières
tranquilles des assurances idéologiques.
Toute subordination aux idéologies de l'inscription transforme
inexorablement la théorie en dogme et la pratique en routine; et à
l'insu même de ceux qui s'en font les hérauts. D'où la nécessité de
chercher à les débusquer — à commencer pour ceux-là mêmes qui
s'en veulent garder. Mais, précisément, tel est bien l'un des traits les
plus significatifs de la fonction idéologique.

Le « c'est écrit » propose un système d'explication extrêmement


archaïque, certainement antérieur, dans son principe et dans sa certi-
tude, à l'invention de l'écriture ; c'est en cela — comme contenu, comme

71. J'emploie indifféremment les mots " écriture » et « inscription » car, pour ce que nous
avons à traiter ici, ils me paraissent parfaitement superposables. Ceci dit, il est bien certain
qu'ils ne tirent pas tout à fait dans le même sens, et que l'on pourrait distinguer des courants
idéologiques différents selon que les adeptes recourent à l'un des termes plutôt qu'à l'autre.
72. Ibid., p. 2.
73. Ibid., p. 7.
74. Ibid., p. 5.
1136 Claude Le Guen

croyance — qu'il participe de l'inconscient. Il continue d'ailleurs, avec


ténacité, à nous proposer des interprétations à nos rapports avec le
monde, avec les autres et avec nous-mêmes (et sa forme la plus manifeste
et la plus triviale envahit les médias sous forme d'horoscopes).
Sa variante analytique s'exprime par la « certitude » de pouvoir
« épuiser le sens » d'un rêve, d'un symptôme, d'une névrose, d'un indi-
vidu... ; dans l'assurance de connaître le « vrai » Freud, ou de détenir le
« véritable » principe de la formation des psychanalystes (fût-ce pour
dénier celle-ci). Et l'on fait des Ecoles... et l'on assène l'interprétation
« vraie »... En toute bonne foi et en tout bonne conscience puisque, d'une
façon ou de l'autre, c'est écrit ; puisque c'est immuable ! Ce n'est que
mort.
Mais à dénoncer ainsi les théories de l'écriture, je me fais la part
belle dans mon ardeur polémique et j'oublie un peu trop que, dans la
pratique de la théorie, ce n'est pas si simple de régler les questions de la
répétition et de la continuité, de la fixation, des traces mnésiques et du
fonctionnement psychique, sans recourir, d'une façon ou d'une autre,
explicitement ou implicitement, à un modèle qui, peu ou prou, implique
une idée d'écriture.
Cette difficulté est présente dans toute l'oeuvre de Freud et si, avec
le modèle du Moi et du Ça, il écarta toute référence à ce qui pourrait être
une théorie de l'inscription, il ne condamna jamais celle-ci clairement et
définitivement. C'est sans doute qu'il buta sur le problème ardu de
savoir par quoi la remplacer ?
La distinction d'un Moi et d'un Ça tient compte de ce que « les phé-
nomènes psychiques dans le ça obéissent à des lois particulières diffé-
rentes de celles qui les régissent et qui règlent leur action réciproque dans
le moi. C'est la découverte de ces différences qui nous a conduit à nos
nouvelles conceptions et qui les confirme » 75. Conceptions qui renon-

çant au phénoménologisme de la première topique, à son « ordre quali-
ficatif » comme dit Freud — se proposent de lier la topique et la dyna-
mique à l'historique — à la « génétique », comme il l'indique, « ce qui lui
confère une valeur particulière »76. Le maintien d'une « façon d'envisager
spatialement l'appareil psychique »77 s'avère d'autant plus inévitable
que ce genre de modèle est le plus commode et le plus accessible.
Lorsque tout à l'heure je disais que, plus que d'une nouvelle topique, il
s'agissait d'une nouvelle dynamique, je forçais sans doute un peu l'argu-

75. S. FREUD, Moïse et le monothéisme, Payot, p. 130.


76. Ibid.
77. Ibid., p. 131.
Quand je me méfie de ma mémoire 1137

ment — mais pas outre mesure car, une fois affirmée la nécessité de cette
approche, Freud relativise « la topographie psychique » : « Certes, je
ressens aussi nettement que quiconque ce que cette manière d'envisager
les choses a d'insatisfaisant, ce qui tient à notre totale ignorance de la
nature dynamique des processus psychiques. Nous pensons que ce qui
distingue une représentation consciente d'une représentation précons-
ciente et cette dernière d'une représentation inconsciente ne tient certai-
nement qu'à une modification ou peut-être aussi à une répartition diffé-
rente de l'énergie psychique. Nous parlons d'investissements et de
contre-investissementset notre savoir s'arrête là, nous ne sommes même
pas en mesure d'établir une hypothèse de travail utile »78.
Là est l'obstacle. Et l'on comprend que, devant lui, beaucoup aient
préféré privilégier soit l' « ordre topographique », soit l' « ordre géné-
tique », soit même le retour à l' « ordre qualificatif » de la première
topique79 et que, dans ce mouvement, ils aient eu tendance à réhabiliter
les théories de l'inscription. A être fort excusable, et même compréhen-
sible, cela ne s'en éloigne pas moins beaucoup de la voie indiquée par
Freud ; voie qu'il me paraît nécessaire de suivre, non par fidéisme, mais
parce que c'est justement celle où nous avons (peut-être) à découvrir. Et
l'obstacle posé par l'arrêt de notre savoir est suffisamment important
pour que l'on n'aille pas lui rajouter ceux, dépassés, de l'inscription.
Je n'ai évidemment pas la prétention de pulvériser l'obstacle;
j'entends pourtant contribuer à l'entamer... ou à le contourner.
Et pour ce faire, il convient d'abord de donner la preuve que l'on se
peut aisément dispenser de tout retour aux modèles scripturaux (d'au-
tant que, comme j'ai essayé de le montrer, ceux-ci véhiculent des idéo-
logies rongeuses et ravageuses). C'est ce que Freud fit lui-même à partir
de 1920, pour l'essentiel — d'où la nécessité d'étudier la « Notice sur le
Bloc magique » qui peut paraître faire exception. A sa suite, bien d'autres
s'en passèrent aisément.
Pour tenter d'avancer dans la compréhension des investissements et
des contre-investissements, il convient, bien sûr, de reprendre et d'ap-
profondir le refoulement ; bien sûr aussi, il n'est pas question de le faire
dans cet article80.
Ce que je voudrais simplement tenter maintenant est d'indiquer
très brièvement quelque intuition et présomption qu'il me semble
78. Ibid.
79. P. 130.
80. Mais je peux annoncer que ce doit être l'objet d'un rapport que je prépare, avec l'aide
des participants à mon séminaire, pour le Congrès des Psychanalystes de Langue française
de 1985.
RFP — 38
1138 Claude Le Guen

bon d'essayer, voire principe et méthode que je voudrais éprouver.


Ainsi : je pose une grande défiance à l'égard des modèles à prépon-
dérance spatiale. Quand je me méfie de l'espace... : « L'espace ressemble
à l'espace, la similitude y règne, et, comme on dit, la représentation.
Encore, encore, encore, futile et sotte itération, de nulle information »81.
Freud aussi s'en défiait, de la spatialisation du psychisme ; mais il en
déjouait largement les embûches par son souci de maintenirla pluralitédes
« points de vue », par sa façon de faire jouer ensemble différents modèles.
Même si elle demeureindispensable, il n'est pas facile de tenir et prolonger
pareilleméthode... D'où les fondrières du chosisme théorique par la réifi-
cation du Moi et du Ça, d'où les ornières du formalisme machinique par
les théories de l'inscription. Car la « topographie psychique » — comme
disait Freud —, la « topologie » — comme on peut entendre dire mainte-
nant —, utilisée de façon prépondérante, tend inexorablement à réduire
le psychisme à une écriture, à en tracer un schéma en conséquence.
Encore convient-il de ne pas s'enfermer dans une dichotomie qui
voudrait remplacer l'espace par le temps — et déboucher ainsi dans les
élaborationsdites « génétiques » ; là encore, c'est façon d'être borgne qui
rend aveugle. « Ce qui est dit toujours du temps et de l'espace l'est
constamment au singulier. Or, que savons-nous, aujourd'hui,de l'espace ?
Rien, en toute rigueur. L'espace, comme tel, unique et global, est, je le
crains, un artefact philosophique. Et, de nouveau, que savons-nous du
temps, désormais ? Rien, en toute rigueur. Le temps, comme tel, unique
et universel, est, lui aussi, un artefact. Quand nous parlons de ce couple
célèbre, béni, monogamique, par la philosophie, ou parfois divorcé, nous
ne faisons pas même une synthèse entre des temps divers ou des espaces
séparés, nous émettons un son privé de sens » 82.
Notre continuum à nous, c'est l'histoire, l'histoire vivante, celle qui,
dans nos chairs sensibles, se fait et que nous faisons ; celle qui, pour ce
qui nous concerne, s'incarne dans la Schekinah83 entre le divan et le
fauteuil, celle qui, surgie du présent, révèle le passé qui la contraint et
s'organise de son projet.
81. M. SERRE, Le passage du Nord-Ouest (Hennés V), Ed. de Minuit, 1980, p. 11.
82. Ibid., p. 68.
83. Je me permets d'emprunter le terme à mon ami Jacques Pohier, car il me paraît remar-
quablement apte à désigner cet espace de la cure dont le vide concrétise la présence maximale :
" D'ailleurs, dans cette sorte de cercueil creux qu'elle [l'arche] constituait,on disait que se trou-
vaient les objets les plus représentatifs de la présence de Yahvé à son peuple : les tables de la
loi, l'urne pleine de manne avec le sceptre d'Aaron. En outre, de par la forme donnée aux chéru-
bins qui sont au-dessus d'elle, sa forme est celle d'un trône : elle est le trône de Yahvé. Mais ce
trône est vide. Ce lieu le plus précis de la présence, ce trône des chérubins, délimite un vide.
Telle est la Schekinah [...] : localisation maximale de la présence, et présence n'étant désignée
que par un espace ouvert », J. POHIER,Quandje dis Dieu, Le Seuil, 1977, p. 26.
Quand je me méfie de ma mémoire 1139
L'histoire — pour nous tout au moins, mais peut-être aussi pour
d'autres — c'est la dialectique du rapport entre l'après-coup et l'étayage.
A ce propos, je ne reviendrai pas sur ce que j'en ai dit trop brièvement
au début de ce travail, m'en étant déjà fort longuement expliqué par
ailleurs84. Pour en garantir l'éventuelle scientificité, je dirai qu'elle pro-
cède de ce que Prigogine a désigné comme l'ordre parfluctuation, et qui
fait que « l'innovation est certes sélectionnée, mais par un milieu qu'elle
contribue à créer »85.
Et c'est sur cet auteur que nous nous appuierons pour souligner que
toute théorie de l'inscription fonctionne comme un « système à l'équi-
libre » — c'est-à-dire d'ordre mécanique — alors que le processus du
souvenir/oubli constitue un « système loin de l'équilibre » — ce qui est
le propre du vivant. Ainsi, le modèle dynamique résultant de l'accouple-
ment des deux concepts freudiens d'étayage et d'après-coup (ce modèle
est déjà à l'oeuvre chez Freud, implicitement mais abondamment, comme
je me suis efforcé de le montrer86) permet — ou plutôt nécessite — de
se dispenser de tout système scriptural.
Mais la mémoire ? Comment vous arrangez-vous de la question des
traces mnésiques sans un modèle d'inscription?, demanderez-vous
peut-être. Pour ma part et je l'ai déjà dit, je tends à conclure que les
traces mnésiques ne sont pas un concept psychanalytique, mais neuro-
physiologique — et les neuro-physiologistes d'ailleurs, pour ce que je
crois savoir, tendent à ne plus se les représenter comme une écriture.
Nous parlons de « traces mnésiques », certes ; ou plutôt nous les postu-
lons naturellement, comme nous postulons une biologie du cerveau ou
une réalité physique — mais sans croire, pour autant, que les unes et les
autres soient de notre domaine et attendent nos lumières. Notre champ,
à nous, est celui des souvenirs et des oublis87. Et il paraît essentiel de ne

84. Cf. plus particulièrement C. LE GUEN, Pratique de la méthode psychanalytique (t. I de


La dialectique freudienne), PUF, 1982, « Le Fil rouge " (SOUS presse).
85. I. PRIGOGINE et I. STENGERS, La nouvelle alliance, Gallimard, 1979, p. 185.
86. Cf. C. LE GUEN, op. cit.
87. Et je reprends pleinement à mon compte l'argument de Julien ROUART : « Il me paraît
juste d'accentuer la distinction entre la mémoire comme conservation inconsciente, dont nous
ne connaissons pas les limites — forme de mémoire qui, dans cette perspective,serait compatible
avec l'exclusion respective des traces mnésiques et de la conscience, comme l'affirmait Freud —
et, d'autre part, les souvenirs, ceux que nous rapportonstous, élaborés dans une grande mesure,
et qui ne paraissent pas compatibles avec l'antinomie en question. [... Ainsi, les souvenirs] ne
sont pas tant l'aboutissement d'une élucidation qu'une étape vers la construction qui les intègre
et qui peut en faire surgir d'autres comme confirmations indirectes. On peut donc les situer
éventuellementdans une chaîne élucidante [...], comme ayant une fonction de compromis, une
double face. [...] De ce point de vue, on peut dire que le souvenir est une amnésie organisée »,
J. ROUART, Le souvenir comme amnésie organisée, Revue française de Psychanalyse, 1979, n° 4,
PUF, p. 665.
1140 Claude Le Guen

pas confondre les champs ; c'est là un autre précepte à respecter.


Le principe qui veut que les mêmes causes produisent les mêmes
effets ne saurait d'ailleurs suffire à susciter une mémoire (ou alors, la
mémoire devrait quitter le biologique pour s'étendre à la nature entière :
le retour des saisons serait-il un produit de mémoire ?) ; même chez
l'homme. L'important n'est pas dans la répétition du même, il tient à la
différence dans l'identique.
Je me rends bien compte de ce que, dans ma hâte de conclure, je
viens d'assener des affirmations qui appellent de longs développements ;
en fait, elles les condensent. L'extrême contraction des formules — je
n'aime pas le mot, mais c'est bien à ça que cela ressemble ! — tient à ce
qu'elles sont déjà des conclusions ; conclusions d'autres chapitres d'un
livre dont cet article ne sera lui-même qu'un fragment de chapitre...
Voilà bien l'un des inconvénients majeurs de cette façon de procéder :
elle aboutit à renvoyer à des ouvrages qui ne sont pas encore parus ! Et,
ce faisant, je m'apprête à terminer un texte parcellairepar des conclusions
totalisantes venues d'un ailleurs qui, à être mien, n'en est pas moins
extérieur au projet de ce travail.
Il ne m'en faut pas moins conclure... Mais le faut-il vraiment ?
Par cet article, j'ai voulu montrer la nécessité de l'abandon des
théories de l'inscription en psychanalyse (à tout le moins du refus de les
rendre exclusives ou prévalentes) ; j'ai tenté d'inciter à la vigilance dans
l'emploi de certains termes dont les répondants se situent aux frontières
de notre spécificité (tel celui de traces mnésiques) ; j'ai rappelé que le
recours au concept de l'étayage/après-coup, unis en couple d'opposés,
permettait de dépasser ces apories. Pour ce faire, je me suis appuyé sur
la « Notice sur le Bloc magique » — et sur son apparente ambiguïté.
Que pourrais-je ajouter ? Dire que je voudrais avoir été convain-
cant ? Oui, sans doute... mais surtout que j'espère, à vouloir dépasser
certaines contradictions, n'en pas trop avoir façonné d'autres.

Dr Claude LE GUEN
62, boulevard du Montparnasse
75015 Paris
PIERRE SULLIVAN

MEURTRE ET MEMOIRE

« A imaginer que d'une main on couvre


d'écriture la surface du bloc magique et
que de l'autre on détache périodique-
ment les feuillets superficiels de la ta-
blette de cire, on rend sensible alors la
façon dont j'ai voulu me représenter l'acti-
vité de notre appareil psychique perceptif. »
FREUD,
« Notice sur le Bloc magique ».

« Ce n'est donc pas pour la mémoire,


c'est pour la remémoration que tu as décou-
vert un remède. »
PLATON, Phèdre, 274 a - 275 b.

PLATON, SHERLOCK HOLMES, FREUD

Platon surgit à propos dès qu'il s'agit de mémoire. Il a dit sur le


passé ce que nous n'avons cessé de penser depuis. Il a inventé une fable
que tous ont reprise, le sachant ou l'ignorant peu importe, mais acqué-
rant à chaque fois l'impressionde frapper juste. La satisfaction qu'éprou-
vent les philosophies de l'âme et de la conscience — mais y en a-t-il
d'autres ? — à accréditer l'existence d'une puissance interne souveraine
et assurée de son passé, répétant par là le geste platonicien, est évidente
tout au long de notre culture. Par ailleurs, le geste platonicien, comme le
montre la phrase citée en exergue, en est un de séparation entre un inté-
rieur et un extérieur, ici la mémoire et la remémoration. Que la philoso-
Rev. franc. Psychanal., 5/1981
1142 Pierre Sullivan

phie ait pris son essor à partir de cette opposition mais que l'exclusion1
n'ait jamais été consommée totalement, qu'il soit toujours nécessaire de
la réinstaller à nouveau, c'est ce qu'ont relevé les penseurs de notre
époque, Heidegger et Derrida en tête. Il est de moins en moins facile
aujourd'huid'être un platonicien heureux. Toute pensée en cache ou en
avoue maintenant une autre. Le soupçon est de rigueur. Aussi, peut-on
considérer comme un effet de notre nostalgie pour un âge où régnait la
confiance, l'apparition au commencement de cet article du seul nom
propre de Platon.
Platon, nous l'avions toujours su, ne se conçoit pas sans son double,
sans son Socrate, celui qui n'écrit pas. Quoi que l'on dise, quoi que
l'on fasse, ils ne coïncident jamais. Il y aurait ainsi deux Platon. Le pre-
mier, entité fausse, mythique et qui dissimule commodément notre
penchant à l'unité. Le second qui devrait s'écrire Socrate/Platon et qui
ne fait que reprendre l'opposition mémoire/remémoration. Platon
recueille et inscrit la pensée de son maître Socrate. Socrate n'existerait
pas sans Platon, mais Platon n'a été après tout qu'un élève, un scribe.
Et s'il s'était trompé ? Et s'il avait biaisé en le transcrivant le message de
Socrate ? Sans aller jusqu'à évoquer la trahison volontaire, subversive,
il est permis de penser que Platon est fautif dans cette affaire pour la
bonne raison (platonicienne justement) que toute traduction est rigou-
reusement infidèle. Pourtant, ce doute est-il normal ? L'histoire ne
dit-elle pas que Platon est la bonne mémoire de Socrate, que son oeuvre
est un monument élevé à la mémoire. Ce qui lie indissolublement le
maître et l'élève, c'est le meurtre dont a été victime le premier. Devant
l'empressement de Platon à recueillir les restes de Socrate, il n'est pas
permis de penser que son oeuvre constitue un second assassinat.
Que la mémoire soit tragique, c'est un fait d'époque. Que l'on ne
puisse penser Platon sans le lier à une intrigue compliquée, c'est en
effet ce qui donne à la pensée d'aujourd'hui son caractère. Il faut d'ail-
leurs atténuer le sens du mot tragique. Les dieux nous ayant quittés,
plutôt qu'à la tragédie c'est à l'enquête policière que nous nous voyons
mêlés. Fait étonnant, le roman policier, comme la psychanalyse et à la
même époque, est né du même engouement pour la science et les
machines. Coïncidence amusante, l'inventeur du roman policier met en

I. Il vaudrait mieux parler de refoulement que d'exclusion. " Refoulement et non oubli;
refoulement et non exclusion. Le refoulement, dit bien Freud, ne repousse, ne fuit ni n'exclut
une force extérieure, il contient une représentation intérieure, dessinant au-dedans de soi un
espace de répression », J. DERRIDA, Freud et la scène de l'écriture. L'écriture et la différence,
Paris, Seuil, 1966, p. 293.
Meurtre et mémoire 1143

scène, face au mystère qu'il doit résoudre, un personnage double ou qui


entretient avec lui-même une relation « socratique » telle que nous venons
de la définir. Watson est à Sherlock Holmes, celui qui n'écrit pas, ce que
Platon est à Socrate. La chose s'arrêterait là si, au tout début de leur
carrière, les deux hommes n'avaient un dialogue, d'allure socratique,
qui porte précisément sur la mémoire. Watson remarque que son
compagnon n'a pas de culture générale. Il n'a d'intérêt que pour cer-
taines zones du savoir qu'il fouille jusque dans les moindres détails. Il
ignore par exemple la révolution copernicienne.
« Vous paraissez étonné, dit-il en souriant de ma surprise. Mais maintenant
que je sais cela, je vais faire tout mon possible pour l'oublier !
— Pour l'oublier ?... »2.
« Pour l'oublier ! » Sherlock Holmes « oublie » tout ce qui ne sert pas
directement son art. Cela va de la révolution copernicienne à sa propre
sexualité. Il se veut une pure machine à démasquer le criminel et
l'étrange. Cette éthique repose en fait sur une conception assez répandue
de la mémoire.
« Voyez-vous, explique-t-il, le cerveau est comme un petit grenier d'abord
vide. Notre affaire est de le garnir de meubles de notre choix. L'étourdi
l'encombre... » 3.
Si l'étourdi encombre son grenier ou son théâtre intérieur, le travail-
leur intelligent, lui, opère une sélection. Il sait que les murs de la mémoire
ne sont pas mdéfiniment extensibles. Il craint la confusion, le chaos.
Cette pratique hygiénique de la mémoire qu'est l'oubli volontaire
permet seule au détective d'être à la hauteur du crime puis de le vaincre.
Elle lui permet également, n'oublions pas que nous sommes en roman
policier, de protéger son existence. C'est que les criminels, ça essaie
aussi de vous tuer. Mais les criminels, il réussit à les maîtriser avec un
génie et une élégance inégalés. Et le coup fatal lui vient de là où il ne
pouvait l'attendre, du coin le plus intérieur à son être, de son propre
auteur. L'histoire raconte en effet que Conan Doyle fit disparaître son
héros dans un torrent4, donnant ainsi à l'oeuvre de Watson, et par consé-
quent à la sienne, toute sa dimension de mémoire. Qu'il ait été obligé,
sous la pression du public, de faire revivre son héros, souvent d'ailleurs
avec moins de souffle ou de vie, si l'on peut dire, ne change rien au fait
qu'à l'origine Conan Doyle avait imaginé en Sherlock Holmes un excen-

2. Conan DOYLE, Sherlock Holmes, t. I, R. Laffont, p. 16.


3. Ibid.
4. Ibid., p. 677.
1144 Pierre Sullivan

trique et génial détective, étreignant dans une chute mortelle le plus


grand criminel de l'époque, et dont les aventures passées nous étaient
rapportées avec toute la piété voulue par son fidèle ami Watson.
Les aventures de ces deux hommes, liés entre eux comme tout à
l'heure Socrate et Platon, par un meurtre, une mémoire et une théorie
de la mémoire, nous sont d'abord rapportées dans un livre qui a pour
titre Une étude en rouge. Le rouge ici a deux sens. C'est d'abord le rouge
du sang versé d'un assassinat. C'est aussi le rouge du fil qu'il faut suivre
pour débrouiller cette sombre histoire de vengeance d'un père assassiné.
Cette métaphore du fil rouge, Goethe5 comme Freud l'ont utilisée.
C'est devenu depuis un lieu commun. L'expression a perdu son aura
métaphorique. Tous les analystes-enquêteurs le voient bien et le tiennent
bien en main, ce fil rouge de la mémoire. A vrai dire, dans cet essai sur
la mémoire qu'est la « Notice sur le Bloc magique », c'est son absence
qui étonne. C'est la disparition, nous le verrons, de ce repère et de ce
rappel sanglant qui attire l'attention. Il y aurait eu comme un efface-
ment. Reste à savoir si cet effacement a laissé des traces.
Une trace peut-être. Deux exemples, le premier antique et presti-
gieux, le second contemporain de la naissance de la psychanalyse et lié
à un genre dit mineur (mais à ce compte-là peut-être que toute notre
époque est mineure !), nous ont indiqué que la mémoire c'est un rapport
complexe entre deux individus où la mort a le plus grand rôle. Deux, il
faut être deux pour faire une mémoire. A ce propos, il nous revient que
Freud à la fin de son essai donne un mode d'emploi particulier pour
utiliser le Bloc magique. Une main tracera les signes pendant que l'autre
soulèvera les feuillets. Deux mains. Il faut être deux pour se servir du
Bloc magique tel que Freud l'entend.
Alors s'ils sont deux, où est passé le meurtre ?

L'ART DE LA MÉMOIRE

Reprenons tous les éléments de l'affaire. Pourquoi Freud a-t-il


écrit la « Notice sur le Bloc magique » ? Un bloc magique, à quoi ça
sert ? La question est plus difficile qu'il n'y paraît à première vue. Le
Bloc magique est une figuration de l'appareil psychique. En réalité,
en dépit de certaines formulations ambiguës, seul le Bloc magique est un
appareil. Le psychisme, lui, c'est autre chose. Ce que nous savons de

5. Qui a écrit les conversations de Goethe avec Eckerman ?


Meurtre et mémoire 1145

certain, c'est qu'avec le Bloc magique, il s'expose d'une manière renou-


velée. Il n'est plus une âme par exemple, et dans l'ordre des machines,
il passe de l'optique à l'écriture6. Nous venons d'évoquer que dans cette
ultime transformation, quelque chose d'une barbarie traditionnelle-
ment attachée à la mémoire se dissipait. Par ailleurs, à un niveau disons
historique, il est permis de douter du succès de cette nouvelle invention.
Le Bloc s'est peu ou mal vendu. Combien de psychanalystes l'utilisent ?
Il n'est que de compter le nombre de perfectionnements et d'ajouts en
tous genres dont ont bénéficié les autres représentations du psychisme
pour se rendre compte que cet article de papeterie a été négligé et aban-
donné sur les tablettes.
Freud, son créateur, pourrait même être à l'origine de cette désaffec-
tion. Automne 1924. Mauvaise période. Freud est furieux contre sa
prothèse. Il doit ouvrir sa bouche à l'aide de ses doigts pour y glisser
son cigare. Il a peine à parler. C'est, écrit-il à Jones, la période la plus
improductive de son existence. Il est à court d'idées. N'empêche qu'il
écrira à la même époque l'article sur « La négation », sur « La distinc-
tion anatomique entre les sexes » et Inhibition, symptômes et angoisse,
tout en précisant que « ces travaux n'avaient pas d'intentions sérieuses »7.
Jones qui n'en croit rien conclut : « Ainsi, 1925 s'avéra-t-elle une année
tout aussi productive que la précédente. Après quoi, l'activité littéraire
de Freud commença à baisser. » Que conclure ? Si nous suivons Jones,
et il y a lieu de croire que Freud abuse d'une forme de coquetterie
particulière quand il se plaint d'être à court d'idées, nous dirons que
Freud à cette époque aborde et développe avec sûreté des points impor-
tants de sa théorie. C'est aussi ce que ressent Abrahamqui lui écrit qu'il
a lu la « Note sur le Bloc magique » « avec le plus grand plaisir, tant l'on
se sent en sécurité devant une construction des pensées aussi claire et
inattaquable »8. Respect et amitié mis à part, Abraham semble avoir été
véritablement frappé du sérieux et de l'utilité du nouveau produit que
Freud venait de lancer sur le marché analytique. S'il n'était pas mort
l'année suivante, s'il y avait eu moins de congrès et moins de démêlés
dans le monde analytique de 1925, peut-être se serait-il mis sérieusement
au « Bloc magique ». Il en aurait offert à ses collègues et amis, et, qui sait,
la mode en aurait été lancée.
Quoi qu'il en soit, que ce soit le fait de Freud ou de la conjoncture,

6. Le passage a été admirablementanalysé par J. DERRIDA dans Freud et la scène de l'écriture


qui demeure l'ouvrage de référence pour la compréhension du « Bloc magique ».
7. E. JONES, La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, t. III, PUF, p. 134.
8. FREUD, ABRAHAM, Correspondance (1907-1926), Paris, Gallimard, 1969, p. 386.
1146 Pierre Sullivan

« le Bloc magique » n'a pas été retenu. Peu commenté9, traduit confi-
dentiellement, l'essai de 1924 n'a pas trouvé sa place. Serait-ce alors
l'objet lui-même ou l'usage que lui prête Freud qui expliqueraient le
désintérêt dont il a été victime ? Venons-en à la chose même. Qu'est-ce
que le Bloc magique ? C'est une machine qui assemble plusieurs élé-
ments ou lieux. A cet égard, c'est moins une ardoise qu'un bloc, le mot
bloc insistant sur la multiplicité des parties localisables de l'appareil. Ce
caractère est même si important qu'il décide en fait du sort de l'inven-
tion. Il lui permet d'être et de s'inscrire dans une longue tradition mais
il signe également sa perte.
Il existe depuis les commencements de notre culture ce que l'on a
appelé un Art de la Mémoire. Dans des civilisations qui utilisaient relati-
vement peu l'écriture, les Grecs et les Latins à leur suite, aèdes et grands
rhétoriqueurs, se sont interrogés sur la manière de conserver à l'intérieur
de soi pour pouvoir le reproduire un discours ou un chant. La méthode
qu'ils appliquent est celledes ToTtoç ou des lieux. Cicéron, dont l'influence
sera décisive, et pour l'élaboration d'une mnémotechnique et pour la
définition de la mémoire elle-même, raconte une histoire qui se passe en
Grèce et qui est pour ainsi dire le mythe de la naissance de la mémoire.
« Au cours d'un banquet donné par un noble de Thessalie qui s'appelait
Scopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l'honneur de
son hôte mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Mesquine-
ment, Scopas dit au poète qu'il ne lui paierait que la moitié de la somme
convenue pour le panégyrique et qu'il devait demander la différence aux dieux
jumeaux auxquels il avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on
avertit Simonide que deux jeunes gens l'attendaient à l'extérieur et désiraient
le voir. Il quitta le banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant
son absence, le toit de la salle du banquet s'écroula, écrasant Scopas et tous
ses invités sous les décombres. Les cadavres étaient à ce point broyés que les
parents venus pour les emporter et leur faire des funérailles étaient incapables
de les identifier. Mais Simonide se rappelait les places qu'ils occupaient à
table et il put ainsi indiquer aux parents quels étaient leurs morts. Castor et
Pollux, les jeunes gens invisibles qui avaient appelé Simonide, avaient géné-
reusement payé leur part du panégyrique en attirant Simonide hors du ban-
quet juste avant l'effondrement du toit. Et cette aventure suggéra au poète
les principes de l'art de la mémoire dont on dit qu'il fut l'inventeur. Remar-
quant que c'était grâce au souvenir des places où les invités s'étaient installés
qu'il avait pu identifier les corps, il comprit qu'une disposition ordonnée
est essentielle à une bonne mémoire » 10.

9. La lettre où Abraham exposait à Freud ses vues sur le Bloc magique n'a pas été choisie
par les auteurs de la Correspondance*.
10. Frances A. YATES, L'art de la mémoire,Paris,Gallimard, 1975, p. 13. CICÉRON, De oratore,
II, LXXXVI, 351-354.
Meurtre et mémoire 1147

Mémoire n'est pas mnémotechnique ; mémoire n'est pas remémora-


tion, comme le disait tout net Socrate à son ami Phèdre quand ce dernier
lui vantait les mérites de l'écriture comme supplément de la mémoire. Si
Simonide passe pour être l'inventeur de toutes les mnémotechniques, il
n'a certainement pas « inventé » la mémoire. Pourtant, ce mouvement
qui sépare la mémoire de la remémoration ou des appareils à mémoire,
même s'il s'inspire du bon sens et de Platon, méconnaît le fait que toutes
les théories de la mémoire empruntent à l'art de la mémoire les moyens
de l'expliquer.
Les anciens orateurs recommandaient à leurs élèves de choisir un
édifice simple et vaste, dont ils connaissaient l'ordonnance intérieure.
Ils devaient ensuite placer en pensée dans chaque pièce une image
composite, condensée et frappante, qui renvoyait soit à un mot, soit à une
chose, selon ce dont il faut se souvenir. Il suffisait finalement de par-
courir de la cave au grenier cet immeuble où étaient disposées dans
l'ordre du discours les images de mot et les images de choses qui sont la
matière de la mémoire. C'est ainsi que depuis lors, et jusqu'à Freud, la
mémoire est intimement liée à l'espace. « Quand je me méfie de ma
mémoire — le névrosé ne s'en prive pas et le normal pourrait bien
l'imiter —, je peux compléter et étayer cette fonction en prenant le soin
d'établir un document écrit. La surface qui conserve cette inscription
— ardoise ou feuille — est alors une matérialisation de l'appareil
« mémoriel », autrement invisible en moi. Pour peu que je sache le lieu
où le « souvenir » ainsi fixé a été rangé, je peux alors le « reproduire » à
souhait, sûr qu'il est inchangé et qu'il a donc échappé aux déformations
qu'il aurait peut-être subies dans ma mémoire », telles sont les premières
lignes de l'essai de Freud.
Edifice, temple ou basilique dans l'Antiquité, cathédrale au Moyen
Age, théâtre à la Renaissance, ou Bloc magique, la mémoire soutire à la
mnémotechnique les métaphores dont elle a besoin pour se représenter.
Freud, en proposant de comprendre le psychisme comme un bloc
magique, récupère à son compte ce motif traditionnel. Il le reprend même
dans tout son développement. Car il est vrai que cet emprunt n'est
complet que s'il se conclut par une dévaluation du prêteur. La mémoire
nie tout rapport avec la remémoration. La mnémotechnique est un arti-
fice qui, s'il est essentiel à la mémoire par sa puissanceà figurer, n'entame
en rien son intégrité.

Il faut bien que l'analogie entre un tel appareil auxiliaire et l'organe pris
«
comme modèle ait une fin. D'ailleurs le bloc magique ne peut pas « repro-
1148 Pierre Sullivan

duire » du dedans l'écriture une fois dissipée ; il serait vraiment magique


s'il pouvait y parvenir à l'égal de notre mémoire »11.
Ainsi, le Bloc magique est pour ainsi dire condamné d'avance à ne
pas être une représentation suffisante du psychisme. Cette condamna-
tion est essentielle en ce qu'elle tient davantage du statut de la repré-
sentation et du préjugé de mort12 qui lui est attaché que d'une quel-
conque « erreur » de la part de Freud. Tout modèle est par avance jugé
indigne de ce qu'il doit figurer. Le Bloc magique, dans sa matérialité,
ne parvient pas à rendre compte du psychisme dans toute sa complexité.
Un autre appareil, l'ordinateur le plus perfectionné par exemple, n'y
parviendrait pas non plus parce que tous deux sont des figurations.
En tant que telles, elles sont secondaires par rapport à la vie, la
conscience, le présent, le psychisme. Cette opposition travaille de l'inté-
rieur l'essai sur le Bloc magique, à la fois l'anime et le détruit.
Il est important de parler d'un conflit et de le relever, quoique
inapparent dans le texte de Freud. Ce n'est pas autre chose que s'appli-
quer à l'analyse que de mettre en scène deux forces adverses dont l'une
tend à cacher l'autre. S'il a été possible de le faire une fois déjà en
retrouvant dans l'essai de Freud une opposition qui traverse notre
culture, il est probable que nous pourrons faire apparaître d'autres
effets de ce jeu de force en considérant de plus près le fonctionnement
même de l'appareil appelé Bloc magique.

APRES LA REVOLUTION

« Il ne faudra pas se demander si un appareil d'écriture, par exemple


celui que décrit la " Note sur le Bloc magique », est une bonne métaphore pour
représenter le fonctionnement du psychisme ; mais quel appareil il faut créer
pour représenter l'écriture psychique » 13.
Les métaphores s'usent. Il y a quinze ans, dire que le psychisme
était une écriture, cela vous avait une odeur de subversion qui s'est
évaporée depuis. Qu'est-ce qui, aujourd'hui, n'est pas en passe de
devenir une écriture ou ne l'est déjà ? Faut-il en revenir alors à son
contraire, à la voix, à la présence intérieure vivante ? Voeu inutile,
sinon pour constater que la psyché là-dedans s'est défilée depuis long-

11. FREUD, « Notice sur le Bloc magique », p. 1109 du présent numéro.


12. J. DERRIDA, Freud et la scène de l'écriture, p. 336.
13. J. DERRIDA, Freud et la scène de l'écriture, p. 297.
Meurtre et mémoire 1149

temps. L'écriture ou la présence, comme beaucoup d'autres mots parmi


lesquels bon nombre de termes psychanalytiques, font partie à l'heure
actuelle de ce stock de concepts dont il est tacitement entendu par le
plus grand nombre qu'ils ne seront pas mis en question. La publication
du « Bloc magique » va intervenir dans ce contexte. C'est pourquoi
il n'est peut-être plus interdit de se demander si le bloc magique est une
bonne métaphore. Si autrefois elle a pu sous la plume du philosophe
conflictualiser la pensée de Freud, il reste à savoir si elle ne risque pas
maintenant d'avoir l'effet contraire.
Parlant de concepts et de leur « venue à la conscience pour une
époque » qui est encore celle de la psychanalyse, nous nous rapprochons
du Bloc magique et de l'une de ses fonctions, la prise de conscience.
Le bloc, nous le savons, a trois étages : le premier, une feuille de cel-
luloïd correspond au pare-excitations, le second, un papier de cire au
système perception-conscience, et le troisième, une tablette de cire à
l'inconscient. Sa description de l'appareil terminée, Freud nous laisse
entendre, de manière inhabituelle chez lui, qu'il ne faut pas s'attarder
à certains ratés de l'appareil.
« Les petites imperfections de cet appareil n'ont bien sûr pas d'intérêt
pour nous puisque nous ne poursuivons que sa parenté avec la structure de
l'appareil psychique de perception »14.

Les éditeurs de la Standard Edition estiment qu'à un autre moment


de sa description Freud a dû la gauchir quelque peu pour parvenir à
sa démonstration15. Derrida pense quant à lui que ce gauchissement
intervient en plusieurs endroits du texte. Ni les uns ni les autres ne
mentionnent quelles sont en fait les imperfections réelles de l'appareil.
La chose vaut d'être notée, et l'on est en droit de penser que le bloc
n'a pas la carrure d'un modèle, qu'il n'est pas bon à représenter l'appareil
psychique. A quoi sert de poursuivre une analogie quand il est de plus
en plus évident que le modèle de comparaison est infidèle ? Freud se
tait et cela est d'autant plus étonnant qu'il est d'ordinaire plus attentif
aux imperfections. Il fonde même sa méthode d'enquête sur le détail
insolite, l'erreur, les petits manques.
«Notre seule source d'information, ce sont les cas de refoulements que l'on
peut considérer comme plus ou moins manques »16.

14. FREUD, « Notice sur le Bloc magique », op. cit., p. 1108.


15. FREUD, Standard Edition, vol. XIX, p. 224.
16. FREUD, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, p. 11.
1150 Pierre Sullivan

Ici, plutôt que de se demander ce qui rend irréductibles l'un à l'autre


le bloc magique et l'appareil psychique, Freud passe outre et produit
son analogie. Pourtant, il est bien forcé d'y venir, ne serait-ce que sous
la forme négative.
« Nous ne serons pas troublés du fait que les traces durables des inscriptions
reçues ne sont pas utilisées. Il nous suffit qu'elles existent »17.
Nous serions tentés de dire qu'en effet il suffit qu'elles existent, ces
traces durables, pour que la métaphore du bloc magique pose problème
de même que l'acharnement que Freud met à la conserver. Ne dit-il
pas :
" D'ailleurs, le bloc magique ne peut pas « reproduire » du dedans l'écriture
une fois dissipée ; il serait vraiment magique s'il pouvait y parvenir à l'égal
de notre mémoire » 18.

Magique, et tout le monde le comprend, il le serait à coup sûr s'il


pouvait reproduire de lui-même les traces durables inscrites sur la
tablette de cire. Il va de soi qu'un pareil instrument n'est pas doué de
vie. Ici intervient, nous l'avons vu, la dénonciation platonicienne de
tous les modèles. Mais il y a plus. Dans ce rejet se glisse une conception
de la mémoire qui est nettement décalée par rapport à toute une autre
partie de la théorie freudienne. Car magique égalementserait la mémoire
qui « reproduit ». A moins de laisser dans l'ombre une grande part de
la découverte psychanalytique, comment croire que notre mémoire
re-produit, qu'elle ramène simplement au présent un passé inscrit
ailleurs, ce que nous invite à croire le Bloc magique. Une mémoire
magique ou simplifiée, puisque, et Freud est clair là-dessus, dans l'essai
sur le Bloc magique lui-même, la mémoire vraie à proprement parler
ne reproduit rien : elle ne ramène pas au présent une représentation
passée qui aurait été présente. Au contraire, il faut dire qu'elle produit
toujours et pour la première fois une représentation qui, il est vrai,
a dû être inscrite ailleurs et auparavant dans un système adjacent en
tant que trace durable.
Ainsi, si nous nous en tenons à la structure du bloc et à la définition
de ses parties, en particulier au fait que le systèmeperception-conscience
ne conserve aucune trace, nous voyons que toute perception, pour
devenir consciente et présente, doit être représentée auparavant dans le
système adjacent. Pourtant, malgré le détour obligé, la prise de

17. FREUD, « Notice sur le Bloc magique », op. cit., p. 1109.


18. Ibid., p. 1109.
Meurtre et mémoire 1151

conscience continue de s'accorder le privilège du présent, de la première


fois. C'est ce périple compliqué qui interdit de définir le travail de la
mémoire comme une reproduction, ce qui serait nier le caractère de
nouveauté ou de spontanéité attaché à toute prise de conscience, ou
comme une production, ce qui serait par contre oublier la constitution
même du psychisme telle que Freud l'a proposée en admettant l'exis-
tence d'un inconscient. Il faut penser la mémoire comme étant l'une
et l'autre à la fois.
« Lorsque nous disons qu'une pensée préconsciente est refoulée et prise
en charge par l'inconscient, nous risquons aussi de nous laisser entraîner par
cette métaphore et d'imaginer qu'un certain ordre, détruit dans une région
psychique, a été remplacé par un ordre nouveau, dans une autre région psy-
chique. Laissons là ces images et disons, ce qui paraît plus près de la réalité,
qu'une certaine énergie a été investie ou a été retirée à une organisation,
de telle sorte que la formation psychique s'est trouvée contrôlée par une
instance ou a été soustraite à son pouvoir »19.
Cette configuration particulière de la mémoire, de sa temporalité
contradictoire en soi, qui n'est rien d'autre que la théorie de l'après-
coup, doit être mise en relation avec ce que dit Freud à la fin de son
essai sur ce qu'il appelle la constitution de la représentation du temps.
L'appareil psychique ne serait investi que périodiquement.
« J'ai supposé que les investissements de l'innervation sont envoyés puis
retirés par à-coups rapides et périodiques depuis l'intérieur jusque dans le
système préconscient parfaitement perméable. Tant que le système est ainsi
investi, il reçoit des perceptions s'accompagnant de conscience et convoie
l'excitation jusque dans les systèmes mnésiques inconscients. Dès que l'inves-
tissement est retiré, la conscience s'éteint et le système ne « rend » plus. Tout
se passe comme si, par l'intermédiaire du système préconscient, l'inconscient
développait des tentacules vers le monde extérieur, retirés aussitôt après avoir
goûté les stimulations. Les interruptions d'origine extérieure par le Bloc
magique me semblaient donc ici dues à la discontinuité du flux d'innervation
et au lieu d'une véritable levée du contact. J'ai supposé l'inexcitabilité pério-
dique du système perceptif. J'ai, de plus, appréhendé que cette façon de faire
discontinue du système P-Cs fonde la constitution de la représentation du
temps »20.
Cette représentation du temps, à laquelle Freud reviendra dans la
Négation21, fondée sur la succession des états de conscience, va de

19. FREUD, L'interprétation des rêves, Paris, PUF, p. 518.


20. « Notice sur le Bloc magique », op. cit., p. 1110.
21. Freud « hésite ", et ce n'est pas sans raison, sur le siège de l'investissement; tantôt c'est
l'inconscient comme ici, tantôt c'est le Moi comme dans la Négation. Que l'on puisse substituer
l'un à l'autre n'est pas innocent. Il faut pour cela que l'inconscient ou le Moi ait changé de
statut. Ou les deux, ce qui est probablement le cas.
1152 Pierre Sullivan

pair bien évidemment avec la conception d'une mémoire qui reproduit


périodiquement les traces du système adjacent.
Cette conception, si elle prend en compte le fait que la conscience,
et par conséquent la conscience du temps présent, est une modification
du régime d'investissement, elle méconnaît que tout changement de
régime est une lutte pour le pouvoir. Présent et passé s'interpénétrent,
ce que la simplicité de l'appareil d'écriture ne peut sans doute rendre.
Il n'est que de penser à la scène primitive de l'Homme aux loups : il
ne vit ce passé pour la première fois qu'au moment où il l'évoque devant
Freud stupéfait par cette arrivée à la conscience impromptue.
S'il faut concevoir un autre rapport temporel, moins mécanique,
plus politique, pour décrire la mémoire, il faut aussi penser que les
rapports spatiaux seront modifiés. Il se pourrait en effet que les sys-
tèmes empiètent les uns sur les autres et que la distribution de l'espace
que prétend fixer le Bloc magique en soit bouleversée. L'inconscient
pourrait bien venir là où on ne l'attendait pas. Et c'est exactement ce
qui se produit après la révolution :
« Quand, à un élément déjà imprécis du rêve, le doute vient encore s'ajouter,
c'est l'indice que cet élément est un rejeton direct d'une des pensées du rêve
que l'on voulait bannir. On peut comparer cette situation à celle des répu-
bliques de l'Antiquité ou de la Renaissance après une révolution. Les grandes
familles, puissantes naguère, sont bannies, des parvenus occupant toutes les
hautes situations, on ne peut supporter dans la ville que des membres infimes
des familles qui ont exercé le pouvoir ou quelques partisans peu actifs ; et même
ceux-là n'ont pas tous leurs droits civiques, on les observe avec méfiance »22.
Tirée du chapitre sur l'oubli des rêves, cette observation sur le
comportement des révolutionnaires dans l'Antiquité ou à la Renais-
sance ne délivre pas son sens immédiatement. Il faut pour cela la
relier à la phrase précédente. Nous comprenons alors, fait étrange,
que les « membres infimes des familles qui ont exercé le pouvoir » sont
en fait les rejetons directs des familles évincées. Ce sont les mêmes
avant et après la révolution et leur changement de valeur est un fait
de censure. Quelques lignes plus haut, Freud disait : « Rien ne garantit
jamais que notre mémoire soit fidèle, nous cédons bien plus souvent
que de raison à l'obsessionde lui faire confiance. » L'infidélité essentielle
de la mémoire tient à la censure. C'est dire également que psychana-
lytiquement, l'une ne se comprend pas sans l'autre. Il n'y a pas de
mémoire sans ce qui l'entrave et que Freud nomme d'une manière
générale la résistance.

22. FREUD, L'interprétation des rêves, Paris, PUF, 1971, p. 439.


Meurtre et mémoire 1153

« La psychanalyse se méfie à bon droit. Un de ses principes est : tout ce qui


interrompt la progression de l'interprétation est une résistance »23.

Le psychanalyste est là précisément pour faire apparaître ce jeu


de résistances. Il se méfie à bon droit : celui qui vient là n'est pas celui
qu'on pense. De fait, il est là pour mettre en doute le bon fonctionne-
ment d'un appareil comme le Bloc magique. Il est là pour reconnaître
qui frappe à la porte. Freud a donné une description de ce personnage
qui revient. Il le montre à sa manière dans une note qu'il a ajoutée
en 1925, année de la publication du « Bloc magique ».
« Il ne faut pas se méprendre sur cette formule un peu péremptoire : « Tout
ce qui interrompt la progression de l'analyse est une résistance. » Il faut la
prendre, bien sûr, comme une simple règle technique, un avertissement pour
l'analyste. Il est hors de doute que beaucoup d'incidents dont la responsabilité
n'incombe pas aux malades peuvent se produire, au cours de l'analyse. Il
peut perdre son père sans y être pour rien, il peut y avoir la guerre, qui mette
fin à l'analyse. Il reste, malgré tout, que cette formule a du vrai. Même si la
cause qui interrompt l'analyse est réelle et indépendante de l'analysé, c'est
de lui souvent que dépend l'importance de l'interruption. Le fait qu'il est prêt
à l'accepter ou même à en exagérer la durée est une preuve évidente de sa
résistance »24.

Cette note est dans l'esprit du Bloc magique. Elle veut calmer notre
méfiance. Pourtant, connaissant l'oeuvre de Freud, comment admettre
que quiconque soit étranger à la mort de son père ? Depuis L'interpré-
tation des rêves, monument élevé à la mémoire d'un père mort, jusqu'à
l'hypothèse de la trace phylogénétique du meurtre du père, Freud
n'a de cesse de nous rappeler que la mort du père et la part que nous y
avons tous sont intimement liées à l'oeuvre de mémoire. C'est le fil rouge
que nous cherchions vainement dans le Bloc magique. Les mains qui
l'agitent n'ont participé à aucune révolution. Ce sont des mains inno-
centes, sans famille et qui n'ont jamais rêvé.
Les rêves nous montrent que les traces ne deviennent pas facilement
conscientes. C'est la psychanalyse qui se donne pour tâche de vaincre
les résistances et d'amener à la conscience les contenus inconscients.
C'est une main supplémentaire qui travaille au Bloc magique dont
l'extrême facilité est un leurre. Pourtant, que l'inconscient doive advenir
à la conscience, ce n'est qu'à demi vrai. Le projet initial de la psycha-
nalyse a dû être remis en question car la résistance résiste au-delà de tout

23. Ibid., p. 440. C'est Freud qui souligne.


24. Ibid., p. 440.
1154 Pierre Sullivan

ce que Freud avait imaginé, et ce de plusieurs côtés à la fois25. Il y a


d'abord ces parties inconscientes du Moi qui n'ont aucune tendance à
devenir conscientes et dont on ne saurait trop se méfier26. Face à ses
représentations qui luttent contre la censure pour avoir accès à la
conscience et face à ces autres représentations inconscientes qui
obstruent la marche de l'analyse parce qu'au contraire elles ne cherchent
pas à pénétrer la conscience, un autre champ de bataille apparaît à
l'autre extrémité de la conscience ou du système perception-conscience
pour reprendre la terminologie du Bloc magique.
La Note de 1925 sur la résistance introduisait déjà le problème.
La mort du père et la guerre, ça a lieu aussi à l'extérieur. Dans certains
cas, l'on pourrait dire alors que le père n'exerce plus sa vengeance de
l'intérieur par les voies de la mémoire parce que celles-ci lui sont trop
définitivement interdites et qu'en conséquence il revient de l'extérieur.
Le traumatisme ou le déni auxquels Freud pense à cette époque nous
indiquent qu'il y a des inscriptions que le Bloc se refuse d'enregistrer.
L'appareil, Freud à son sujet ne parle que de perception, peut-il rendre
compte du fait que le psychisme défend à certaines perceptions de
devenir des représentations ? En un mot, qu'il clive ? Et finalement il
faut se demander s'il est suffisamment bien agencé pour décrire le mou-
vement complexe produit à l'intérieur du système par une éraflure
profonde de la feuille de celluloïd. Que devient la représentation du
temps devant le gouffre provoqué par le traumatisme ?
D'avoir saisi le fil rouge de la résistance, d'avoir atteint les questions
de la réalité et des mécanismes qui la nient, nous aura permis de
comprendre que c'est en continuant sur cette voie que nous pourrions
comprendre pourquoi, par exemple, Sherlock Holmes refuse d'inclure
dans son grenier intérieur la révolution copernicienne. Pourquoi clivage,
pourquoi déni, pourquoi refoulement ? Toutes questions qu'il faut
reprendre au moins pour soi et auxquelles le meurtre du père constitue
l'une des réponses possibles apportées par Freud. Ici, il ne s'agissait pour
nous que de laisser de nouveau apparaître ce fil rouge sur l'écran du
Bloc magique.

25. Au sujet de ce bouleversement des voies de la psychanalyse,il faut lire la communication


de M. FAIN sur La régression dans la cure donnée lors du XXIIe Séminaire de Perfectionnement
de l'Institut de Psychanalyse.
26. FREUD, Le Moi et le Ça, SE, vol. XIX, p. 18.
Meurtre et mémoire 1155

APRES-COUP

«La mémoire est toujours la vengeance de l'instinct oublié ou rappelé,


quel que soit cet instinct »27.
Dans toute oeuvre de mémoire, quelqu'un se venge de nous. C'est
l'un des résultats les plus constants de l'analyse mais aussi de l'écriture,
que l'on en dise plus que ce qui était entendu au départ. Ce surplus,
c'est la vengeance et la mémoire. Pourtant, ces mots dramatiques ne
sauraient nous faire oublier que nous avons une chance unique de nous
découvrir auteur, fût-ce d'un meurtre.
Il faut remercier, Freud en tête, ceux qui nous invitent à nous
souvenir, à écrire.

M. Pierre SULLIVAN
17, rue Albert-Bayet
75013 Paris

27. J. GILIBERT, La réminiscence et la cure, L'image réconciliée, Paris, Payot, 1979, p. 223.
RENÉ HENNY

DE L'APHASIE A LA PSYCHANALYSE

On a déjà beaucoup écrit sur le génie de Freud. La réflexion que


l'on peut en faire en 1981 ne peut qu'aboutir à des répétitions. Il est
toutefois un temps, particulièrement créateur, sur lequel les psycha-
nalystes sont restés plus discrets. Il est vrai que les textes prépsychana-
lytiques de Sigmund Freud sont mal connus, souvent difficiles à trouver
et pourtant éclairants d'un moment fondateur de la psychanalyse.
C'est en effet en 1891 qu'est publié le chapitre relativement impor-
tant sur l'aphasie. Il est important de revenir sur cette date qui se situe
à l'époque de ses travaux sur l'hypnose (1888-1893) après donc le
voyage de Freud à Paris, la découverte des travaux de Charcot et de
Bernheim, deux années avant la publication de l'article conçu avec
Breuer sur les mécanismes psychiques des phénomènes hystériques.
Dans la trajectoire de Freud, il faut rappeler qu'en 1891, il s'installe
à la Bergstrasse, après cinq ans de pratique privée à la Rathausstrasse.
Il avait dans ce temps progressivement dépassé les techniques de
l'hypnose telles qu'il les avait apprises avec Charcot, pour aboutir,
dès 1890, à la méthode cathartique. Ceci simplement pour rappeler
que Freud, au cours de ces années et avant la publication sur l'aphasie,
élaborait les premières dimensions de ce qui deviendra la métapsycho-
Iogie, en proclamant une compréhension économique et sexuelle à
l'origine des phénomènes de conversion.
L'article sur l'aphasie nous ramène à un champ de connaissances
qui est celui de l'élève de Brücke, puis de Meynert et on oublie peut-
être un peu rapidement que Freud a une connaissance neuropatholo-
gique extrêmement fine à cette époque et en particulier une information
aphasiologique étendue. Il a rencontré Wernicke et il connaît fort bien
les textes les plus actuels sur le sujet qu'il aborde, dans un champ de
réflexion que l'on peut, sans doute aucun, qualifier de neuropsycho-
logique. Son travail — et cela n'est pas pour nous étonner — est original
et il n'hésite pas à mettre en question les élaborations des maîtres à
Reu. franc. Psyclianal., 5/1981
1158 René Henny

penser et particulièrement de Wernicke, en se posant la question d'une


origine que l'on qualifierait probablement aujourd'hui d'intermodale,
ou dynamique, du trouble aphasique, mettant en cause donc sa seule
définition étiopathogénique par lésion corticale temporo-pariétale. Plus,
il faut relever ici que Freud, neuropsychologue, à la fin du siècle passé,
a l'intuition de la complexité des problèmes posés par les aphasies,
telles qu'il les avait étudiées dans la clinique de Meynert, et qu'il fait
une première élaboration sur ce qu'il appelle l'appareil de la parole,
qui annonce ce qu'il élaborera plus tard sur l'appareil psychique (voir
lettre à Fliess n° 8, de mai 1891).
On sait que Freud, et Strachey nous le rappelle, n'avait déjà à
cette époque pas de passion pour la neuropathologie. Ce qui l'inté-
ressait c'est la psychopathologie et en dehors de l'article sur l'aphasie,
dont, dit-il, il était assez content, ses publications de neuropathologie
étaient tout à fait évidemment désinvesties.
Quatre ans plus tard, c'est l'élaboration de l'Entwurf, esquisse ou
projet selon la traduction de Strachey. Introduction à une psychologie
qu'il qualifie de scientifique, ce qui introduit même le paradoxe dans
son titre. Ce texte extraordinaire où Freud déploie devant nous la
métaphore de l'encéphale traversé de circuits neurologiques porteurs
de quantité d'énergie qu'il qualifie de sigles psy, marque la rupture
complète d'avec sa connaissance de la neuro-anatomie et de la neuro-
physiologie. Cette élaboration est liée à sa relation avec Fliess puisqu'il
est le confident de cette révélation...
Il est probablement vain de s'imaginer quel a été le cheminement
épistémologique de Freud au cours de ces années qui se situent
entre 1891 et 1895 et lui marquent la rupture d'avec la neurologie
pour entrer dans le champ de la psychanalyse et de la métapsychologie.
C'est une des énigmes de sa découverte, centrée sur l'observation de
ses malades, avant même son auto-analyse. Si l'on sait ses motivations
pour la compréhension des mécanismes en cause dans la conversion
hystérique et peut-être encore bien plus pour de là fonder les bases
d'une psychologie normale (lettre à Fliess n° 24, de mai 1895), l'on
peut être tenté, à relire sa correspondance avec Fliess, d'interpréter
l'élaboration qu'il fait de l'appareil psychique.
N'y a-t-il en effet pas chez Freud, en 1894 et 1895, quelques
semaines d'intense travail, marquées à la fois d'enthousiasme et de
découragement, réflexion qui aboutit à l'esquisse dont très vite il
tente de se débarrasser et de prendre de la distance : « Je n'arrive plus
à comprendre l'état d'esprit dans lequel je me trouvais quand j'ai
De l'aphasie à la psychanalyse 1159

conçu la psychologie ; il m'est impossible de m'expliquer comment


j'ai pu te l'infliger... ça me semble être une sorte d'aberration » (lettre
à Fliess n° 36, de novembre 1895).
Confronté avec son impuissance et l'inanité des connaissances
acquises, Freud fait éclater le modèle anatomo-clinique linéaire causa-
liste, pour aboutir tout d'abord à une explication économique d'une
quantité d'énergies converties au niveau du symptôme, pour élaborer
précisément progressivement l'énigme de celui-ci, se situant au niveau
d'un sens. C'est le saut épistémologique radical qui va du savoir de
l'encéphaliste à celui du psychanalyste, rupture qui paraît se situer préci-
sément pendant les quelques semaines où Freud a écrit l'Esquisse.
On pourrait imaginer que Freud, confronté avec l'énigme du
passage de la souffrance psychologique au symptôme somatique dans
la conversion, ferait dans cette réflexion un mouvement à la fois ana-
logue et inverse en prenant en compte l'appareil psychique métapho-
rique du cerveau, objet du savoir du neurologue. Puisque l'anatomie,
non plus que la physiologie, ne lui donnent de réponse satisfaisante,
il en use en termes psychologiques, caricaturalement reconstruits dans
une fantaisie qu'il assume être scientifique : circuit, réseau, influx,
quantité d'énergies circulant, autant d'images déplacées, autant de
représentations pourrait-on dire, à partir de ses connaissances d'apha-
siologue. L'identification serait dans une construction parallèle à celle
du malade hystérique qui dévoile son corps souffrant comme une
énigme, corps imagoïque, fantasmé et reconstruit pour les besoins
de l'économie conflictuelle. Freud, dans son besoin de comprendre,
construit un encéphale fantastique, déplacé à partir de son savoir
anatomique, sur une fiction qu'il nous livre pour la première fois dans
l'Esquisse et qu'il désignera et confirmera au long de son oeuvre, tel
l'appareil psychique. Le modèle en reste au niveau du système nerveux
et dans son fonctionnement élémentaire l'arc-réflexe.
Depuis lors, et on le sait bien, Freud ne s'est plus jamais départi
de cette position qui l'a coupé de ses pairs médecins, en revenant
toujours et jusqu'à la fin de sa vie à la référence métapsychologique.
L'on peut se rapporter ici aux deux schémas métapsychologiques qu'il
fait de l'appareil psychique l'un dans Le Moi et le Ça, l'autre dans les
Nouvelles Conférences, où il s'agit bien de l'ébauche d'un cerveau,
d'un encéphale, avec ses circonvolutions approximatives. En 1923,
à côté de lobe perception conscience, il ajoute curieusement un lobe
acoustique. En 1932, par contre, son schéma est plus loin de l'anatomie.
Ce croisement d'un modèle neuro-anatomique remanié, transcendé,
1160 René Henny

pour devenir le lieu d'une représentation qui est celle de Freud d'un
appareil psychique tel qu'il tend à le définir, aussi bien pour lui-même
que pour ses élèves, est probablement exemplaire du mouvement
épistémologique que nous tentons de définir.
Dans le contexte de la subversion de ses connaissances neurolo-
giques dans la métapsychologie, Freud
— et contrairement aux
recherches actuelles — ne semble jamais beaucoup s'être préoccupé
de la perception, ce qu'il définit la perception-conscience, « conscience
qui se donne pour ce qu'elle est ». Dans sa « Notice sur le bloc-notes
magique », en 1925, séduit par ce petit appareil, il fait une démonstra-
tion pour tenter de faire mieux comprendre à son lecteur comment il
conçoit la liaison de la perception à son inscription dans l'appareil
mnésique. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici que lorsque
Freud parle de la mémoire, il procède à la même mutation. Dans son
texte sur l'aphasie, et il le reprend dans une note importante dans la
lettre à Fliess n° 52, en décembre 1896, il définit le trouble aphasique
par un déficit de la mémoire à un étage ou à un autre de son inscription.
Il décrit trois étages mnésiques qui, selon lui, devraient pouvoir expli-
quer les phénomènes cliniques des aphasies. Dans les études sur
l'hystérie, il revient bien entendu au problème de la mémoire, mais
dans la perspective que l'on sait et il ne s'agit plus en réalité de mémoire
au sens spécifique du terme, mais bien de souvenirs dans leur liaison à
l'économie défensive conflictuelle de l'appareil psychique. Le psycha-
nalyste ne s'intéresse plus aux problèmes de mémoire dans leur spéci-
ficité. Celle-ci est plus qu'une fonction de l'appareil psychique, c'en
est une propriété centrale, liée d'une façon immuable à la conscience.
Lorsque celle-ci s'éteint ou si elle est gravement perturbée, rien n'est
alors perçu et rien n'est retenu ou à oublier. Le système Perception-
Conscience ne peut que se concevoir dans cette articulation fonda-
mentale à la mémoire et par là cet espace clinique est celui du neuro-
logue, les troubles étant évidemment liés à une pathologie de l'appareil
nerveux, mais pas l'objet de notre préoccupation. C'est bien pour
cela que Freud ne s'y est plus intéressé dès la mutation de l'Entwurf.
En analyse, mieux vaudrait probablement parler de la pathologie du
souvenir, et non pas tellement dans son inscription que dans son évo-
cation, puisque c'est là que s'inscrirait la censure. En fait, la « Notice
sur le bloc-notes magique » est exceptionnelle dans la trajectoire de
Freud puisque, dans cet article, il revient dans un certain sens à des
préoccupations plus neuropsychologiques que métapsychologiques,
encore qu'il donne au travers de ces quelques lignes un modèle de ce
De l'aphasie à la psychanalyse 1161

qui pourrait être le recouvrement des plans de recherche du neuro-


psychologue et du psychanalyste.
La rupture épistémologique que nous avons cru retrouver dans la
compréhension, à partir de l'aphasie, des phénomènes de conversion
hystérique et de la mémoire au souvenir, a conduit la réflexion psycha-
nalytique à un isolement paradoxal. Bien sûr et apparemment, il n'est
guère de champ d'étude au niveau des sciences de l'homme en tout
cas, qui n'ait été marqué d'une façon essentielle par les découvertes
freudiennes : psychologie, sociologie, linguistique, ethnologie, etc. Mais
ce qui pourrait être troublant, c'est que ce mouvement est à sens unique.
Dans un certain sens, l'on pourrait dire que la psychanalyse est fermée
aux découvertes actuelles, tant de Panatomie que de la physiologie du
système nerveux. Tout se passe comme si l'échange ne pouvait être
que dans un seul sens et que le psychanalyste ne pouvait pas inverse-
ment s'enrichir du fantastique champ d'exploration des neurosciences.
Certes, dans ce repérage, aux frontières de son élaboration des sciences
qui côtoient la sienne, le psychanalyste perd son identité et l'on sait bien
que l'électisme tronque et déforme jusqu'au principe même de sa
réflexion. Le paradoxe est toutefois posé avec toute sa pesée épisté-
mologique lorsqu'un colloque interdisciplinaire révèle la cohérence
bien plus que la contradiction qui pourrait s'ériger entre la reconstruc-
tion et la connaissance psychanalytique avec le développement de la
neurophysiologie. Il est toutefois quelques tendances actuelles, bien
plus dans la littérature anglo-saxonne que française, de tenter un rappro-
chement qui, malheureusement, le plus souvent, se révèle sommaire,
voire caricatural. Le savoir actuel des dissymétries fonctionnelles des
deux hémisphères cérébraux semblerait amener certains à considérer
l'inconscient localisé à l'hémisphère droit. C'est là évidemment le
piège à éviter. Il nous paraît toutefois que le temps est venu d'une
confrontation du psychanalyste avec le savoir le plus élaboré de ceux
qui, dans la lignée des Wernicke et des Meynert, ont continué la
recherche de Freud jusqu'en 1925. Il est probable que le créateur de
la psychanalyse n'eût pas désavoué cet effort de synthèse et la lecture
en 1981 de la « Notice sur le bloc-notes magique » pourrait nous en
donner l'indice.

Pr René HENNY
1603 Grandvaux
Suisse
DIDIER ANZIEU

QUELQUES PRÉCURSEURS
DU MOI-PEAU CHEZ FREUD

Depuis la Renaissance, la pensée occidentale est obnubilée par


le thème du noyau. Les révolutionnaires se présentent comme le noyau
solide, nécessaire pour donner une consistance à la passivité amorphe
des masses, et ils s'assignent pour seconde tâche de « noyauter » les
autres organisations. Le savoir est invité à effeuiller et à dépouiller
comme un oignon la surface des choses, à se casser ensuite les dents
sur la résistance de parois de plus en plus solides dans l'espoir d'atteindre
une substantifique moelle. Malgré les protestations des dictionnaires,
le noyau botanique est confondu avec les pépins et se trouve assimilé
par le langage courant à toute graine dure. C'est que le noyau contient
l'amande nourricière et fécondante, supposée faire germer les plantes
dans la terre, les plaisirs dans la bouche et les pensées dans la tête.
Du noyau macéré dans l'eau-de-vie (quel programme que ce nom),
les confiseurs extraient la quintessence sous forme de liqueurs, que
vos invités ne manquent pas de vous offrir au lieu de vous apporter
des fleurs quand ils viennent maintenant dîner chez vous. Les géologues
supposent à notre globe terrestre un noyau tantôt incandescent tantôt
métallique. Les biologistes considèrent le noyau comme l'élément
essentiel de la cellule : privée de celui-ci, elle dégénère. La fécondation
résulte de la fusion des noyaux du spermatozoïde avec l'oeuf. Sembla-
blement la famille est traditionnellement considérée comme le noyau
de la cellule sociale. La physique du noyau nous a menés jusqu'à
l'explosion nucléaire. Le noyau de l'atome est un système d'éléments
positifs et négatifs maintenus ensemble par des « forces d'échange ».
Quand Freud lui-même examine l'anthropomorphisme qui a fait
longtemps considérer la terre comme le centre de l'univers et l'espèce
humaine comme la reine du règne animal, il a beau dénoncer là la
même projection narcissique que celle qui nous fait prendre le Moi
Rev. franc. Psychanal., 5/1981
1164 Didier Anzieu

conscient pour le noyau de notre psychisme, dans l'attraction duquel


nous invitons les autres à graviter, il n'en conçoit pas moins le Ça
comme un noyau de forces instinctuelles, entraînant des échanges
internes entre leurs représentants psychiques, et il fait du complexe
d'OEdipe le système « nucléaire » de la névrose, de l'éducation et de la
culture. Le noyau, en architecture, est la pièce maîtresse d'un ensemble,
l'armature recouverte d'un revêtement. En sculpture, c'est l' « âme »
d'une statue, le vide médian produit à la fonte par la partie pleine du
moule. Le noyau, par extension sémantique, désigne sous forme figurée :
le centre, l'origine, la permanence. Un « petit noyau » fait allusion à la
stabilité d'un groupe de fidèles qui se réunissent dans un lieu dit une
« permanence » et qui, aux périodes de crise, y délibèrent en perma-
nence. Bien que ce fourre-tout qu'est la comparaison nucléaire ne soit
à ma connaissance pas utilisé en neurologie, le cerveau est généralement
représenté sur ce modèle sémantique dominant comme l'organe central
du système nerveux, comme le poste de commandement de tout le
corps et comme le moule de la pensée. Mais une constatation nous
arrête. Le cerveau est la partie supérieure et antérieure de l'encéphale.
A son tour, le cortex — mot latin qui veut dire écorce, passé en 1907
dans le langage de l'anatomie — désigne la couche externe de substance
grise qui coiffe la substance blanche. Nous voici en présence d'un
paradoxe. Le centre est situé à la périphérie. Le regretté Nicolas
Abraham a esquissé, dans un article puis dans un livre qui porte ce
titre, la dialectique qui s'établit entre « l'écorce et le noyau "1. Son
argumentation m'a confirmé dans ma propre recherche et a étayé
mon hypothèse : et si la pensée était autant une affaire de peau que
de cerveau ? Et si le Moi, défini alors comme Moi-peau, avait une
structure d'enveloppe ? Et pour reprendre à une variante près l'intui-
tion de ce poète de l'intelligence que fut Valéry, si ce qu'il y a de plus
profond en nous était la surface2 ?
L'embryologie peut nous aider à nous déprendre de certaines
habitudes de notre pensée dite logique. Au stade de la gastrula,
l'embryon prend la forme d'un sac par invagination d'un de ses pôles
et présente deux feuillets, l'ectoderme et l'endoderme. C'est d'ailleurs
là un phénomène biologique quasi universel : toute écorce végétale,
toute membrane animale, sauf quelques exceptions, comporte deux

1. Aubier-Flammarion, 1978.
2. Penser (...), eh bien, ce sont des inventions de la peau!... Nous avons beau creuser,
"
Docteur, nous sommes... ectodermes. » — « Ce qu'il y a de plus profond dans l'homme c'est la
peau " (L'idée fixe).
Quelques précurseurs du Moi-peau 1165

couches, l'une interne, l'autre externe. Revenons à l'embryon : cet


ectoderme forme à la fois la peau (incluant les organes des sens) et
le cerveau. Le cerveau, surface sensible protégée par la boîte crânienne,
est en contact permanent avec cette peau et ses organes, épiderme
sensible protégé par l'épaississement et le durcissement de ses parties
les plus superficielles. Le cerveau et la peau sont des êtres de surface,
la surface interne (par rapport au corps pris dans son ensemble) ou
cortex étant en rapport avec le monde extérieur par la médiation d'une
surface externe ou peau, et chacune de ces deux écorces comportant
au moins deux couches, l'une protectrice, c'est la plus extérieure,
l'autre, sous la précédente ou dans les orifices de celles-ci, susceptible
de recueillir de l'information, de filtrer des échanges. La pensée, à
suivre le modèle de l'organisation nerveuse, apparaît non plus comme
une ségrégation, une juxtaposition et une association de noyaux,
mais comme une affaire de relations entre des surfaces, avec entre
elles un jeu d'emboîtements, comme l'avait bien vu N. Abraham,
qui les fait prendre, l'une par rapport à une autre, tantôt une position
d'écorce et tantôt une position de noyau.
Invagination, dit le langage de l'anatomo-physiologie. C'est nous
rappeler judicieusement que le vagin est non pas un organe d'une
contexture particulière mais un repli de la peau, comme les lèvres,
comme l'anus, comme le nez, comme les paupières, sans couche
durcie ou cornée protectrice pouvant jouer le rôle de pare-excitations,
et où la muqueuse est à vif et la sensibilité, l'érogénéité sont à fleur
de peau et culminent au frottement contre une surface elle aussi sen-
sible, celle du gland masculin à la pointe de l'érection. Et chacun sait
bien que, sauf s'il s'amuse à réduire l'amour au contact de deux épi-
dermes, ce qui n'aboutit pas toujours au plein plaisir escompté, l'amour
présente ce paradoxe d'apporter à la fois avec le même être le contact
psychique le plus profond et le meilleur contact épidermique. Ainsi,
les trois soubassements de la pensée humaine, la peau, le cortex,
l'accouplement des sexes, correspondent à trois configurations de la
surface : l'enveloppe, la coiffe, la poche.
La recherche scientifique contemporaine marque le début d'un
revirement par rapport au primat conceptuel du noyau, revirement
dont les philosophes et les épistémologues me semblent loin d'avoir
pris toute la mesure. Le mathématicien René Thom a étudié les inter-
faces, êtres mathématiques sans épaisseur, qui séparent deux régions
de l'espace dotées de régimes différents. Il a montré quels changements
de formes survenaient dans l'interface en fonction de la nature de ces
1166 Didier Anzieu

différences de régime (espérant ainsi ouvrir la voie à une morphogenèse


ou théorie générale de l'origine des formes dans le monde). Il a aussi
précisé comment y survenaient, par suite de la constitution de bassins
d'attraction, des « catastrophes », dont il a inventorié les différents
degrés. Ainsi, pour qu'il y ait des différences dans les régions de
l'espace, et non une homogénéité générale et nébuleuse, il faut des
interfaces, c'est-à-dire des séparations dotées de deux faces elles-
mêmes inséparables.
En biologie, l'étude de la membrane a effectué récemment des
progrès décisifs. Pour maintenir les équilibres métaboliques du milieu
interne, les organismes vivants doivent interposer entre eux et le
milieu extérieur des surfaces (peau ou carapace), dont les propriétés
sont indispensables à leur survie. Ces propriétés apparaissent de plus
en plus nombreuses et complexes et montrent que la membrane animale
n'est pas qu'une enveloppe protectrice et passive de la cellule. Elle
est un organe aussi actif, aussi vital que le noyau. De même qu'un
grand brûlé ou qu'un supplicié subissant l'arrachage de sa peau meurt
aussitôt qu'une certaine superficie a été lésée, de même sont à plus
ou moins longue échéance mortelles pour la cellule les atteintes physico-
chimiques de la membrane ou les ratés du code génétique commandant
le programme de certains échanges d'ions entre le milieu interne de
celle-ci et l'extérieur.
Toute cellule est entourée d'une membrane cytoplasmique. La
cellule végétale possède en plus une membrane cellulosique percée
de pores pour les échanges; cette membrane double la précédente et
assure une certaine rigidité à la cellule et par voie de conséquence
aux plantes (par exemple, la noix possède une écorce externe dure et
une peau fine qui entoure le cerneau). La cellule animale est souple ;
elle se déforme facilement au contact d'un obstacle; elle assure aux
animaux la mobilité. C'est à travers la membrane cytoplasmique que
s'effectuent les échanges physico-chimiques nécessaires à la vie.
Les recherches récentes ont mis en évidence la structure en double
feuillet de cette membrane (ce qui rejoint l'intuition de Freud, dans
le « Bloc-notes magique », sur la double pellicule du Moi, l'une comme
pare-excitations, l'autre comme surface d'inscription). Au microscope
électronique, les deux feuillets apparaissent distincts et, peut-être,
séparés par un vide intermédiaire. On a distingué deux sortes de
champignons, les uns à peau difficile à dédoubler, les autres à double
peau distincte. Une autre structure observable est une superposition
de membranes emboîtées en peau d'oignon. On a établi également
Quelques précurseurs du Moi-peau 1167

le rôle actif de la membrane dans les échanges avec le milieu ; elle


possède une sorte de cerveau (rôle jusque-là attribué au seul noyau)
qui programme ces échanges selon un code. La découverte récente du
mécanisme de l'hypertension artérielle a montré que cette maladie
n'est pas qu'un déséquilibre de type économique du milieu interne
(excès de sel, insuffisance de potassium) attribué au rein en général,
mais qu'elle provient d'une défaillance génétique de la membrane
qui filtre incorrectement ces deux substances. Ce qui est vrai de la
membrane de la cellule sanguine l'est sans doute aussi de la cellule
nerveuse.
J'emprunterai un dernier exemple non psychanalytique aux sciences
sociales. Dumézil a constaté que les institutions indo-européennes
archaïques ont été le mieux conservées au cours du temps par des
sociétés les plus éloignées dans l'espace par rapport au « berceau »
géorgien ou iranien : Irlande, Italie, Inde. Ces sociétés, situées à des
extrémités insulaires ou péninsulaires du continent eurasien, sont res-
tées archaïques car elles n'ont pas été rejointes et altérées par des
vagues suivantes d'envahisseurs. Le même phénomène s'observe en
Grèce, où les extrémités de péninsule conservent encore actuellement
des traditions de la Grèce classique. Ainsi, en matière de croyances
religieuses et sociales, c'est à la périphérie que se conserverait l'origine
tandis que le renouvellement serait un produit du noyau.

La psychanalyse se présente, ou est généralement présentée,


comme une théorie des contenus psychiques inconscients et précons-
cients. Il en découle une conception de la technique psychanalytique
qui vise à rendre ces contenus respectivement préconscients et cons-
cients. Mais un contenu ne saurait exister sans un rapport à un conte-
nant. La théorie psychanalytique du psychisme comme contenant,
sans être inexistante, reste plus fragmentaire, approximative, éparse.
Pourtant les formes contemporaines de pathologie auxquelles le psycha-
nalyste est de plus en plus confronté dans sa pratique relèvent en
grande partie d'un trouble de la relation contenant-contenu et le
développement des réflexions post-freudiennes sur la situation psycha-
nalytique amène à prendre davantage en considération la relation entre
le cadre analytique et le processus analytique et à examiner quand et
comment les variables du cadre sont susceptibles d'aménagements par
le psychanalyste, quand et comment elles sont substituées par le patient
1168 Didier Anzieu

à la possibilité d'un processus et transformées en non-processus3.


Les conséquences techniques de ce retournement épistémologique
sont importantes : le psychanalyste a alors non seulement à interpréter
dans le transfert les failles et les surinvestissements défensifs du conte-
nant et à « construire » les empiétements précoces, les traumatismes
cumulatifs, les idéalisations prothétiques responsables de ces failles
et de ces surinvestissements, mais à offrir à son patient une disposition
intérieure et une façon de communiquer qui témoignent à celui-ci
de la possibilité d'une fonction contenante et qui lui en permettent
une suffisante intériorisation. Pour ma part, j'ai centré ce remaniement
théorique autour de la notion de Moi-peau et le réajustement tech-
nique qui s'ensuit autour de la notion d'analyse transitionnelle4.
A relire Freud dans cette perspective, je suis frappé, comme l'ont
été la plupart de ses successeurs, combien beaucoup des innovations
que nous pouvons proposer se trouvent en germe chez lui, à l'état de
pensées encore figuratives ou de concepts prématurément systématisés
puis abandonnés.
L'objet du présent article est de montrer notamment en quoi la
première description donnée en 1895 de ce qu'il nommera en 1896
l'appareil psychique fournit une anticipation de ce Moi-peau, grâce
à la notion, non reprise ultérieurement par Freud et restée inédite de
son vivant, des « barrières de contact ». Je suivrai l'évolution de Freud
jusqu'à une des toutes dernières descriptions de l'appareil psychique
que propose son oeuvre publiée, celle du « Bloc-notes magique » (1925),
et je m'efforcerai de mettre là en évidence le passage à un modèle
topographique de plus en plus épuré de références anatomiques et
neurologiques, et qui requiert un étayage implicite et peut-être origi-
naire du Moi sur les expériences et les fonctions de la peau.

Sans doute en raison de sa culture et de son esprit scientifiques,


Freud pense en termes d'appareil, mot qui, en allemand comme en

3. Cf. J. BLEGER, Psychanalyse du cadre psychanalytique (1966), trad. fr., in R. KAËS, A. MIS-
SENARD, D. ANZIEU, J. GUILLAUMIN, R. KASPI et J. BLEGER, Crise, rupture et dépassement.
Analyse transitionnelle en psychanalyseindividuelle et groupale, Dunod, 19795 p. 255-274 repris
;
in J. BLEGER, Symbiose et ambiguité, 1967, trad. fr., PUF, 1981.
4. Pour la notion d'analyse transitionnelle inventée par R. KAËS, voir l'ouvrage cité dans la
note précédente. En ce qui concerne le " Moi-peau », cf. mon article portant ce titre (Nouvelle
Revue de Psychanalyse, 1974, n° 9 : Le dedans et le dehors, 195-208) ainsi que
mes autres textes :
L'enveloppe sonore du Soi (Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1976, n° 13,161-179) et La peau :
du plaisir à la pensée, in l'ouvrage collectif dirigé par R. ZAZZO, L'attachement, Delachaux &
Niestlé, 1974.
Quelques précurseurs du Moi-peau 1169

français, désigne aussi bien un assemblage naturel que fabriqué de


pièces ou d'organes en vue de remplir un usage pratique ou une fonc-
tion biologique. Dans les deux cas l'appareil en question (en tant que
réalité matérielle) est organisé par un système sous-jacent, réalité
abstraite qui préside à l'agencement des parties, qui commande le
fonctionnement de l'ensemble et qui permet de produire les effets
recherchés. Tels sont, pour reprendre à Freud des exemples sur les-
quels il s'appuie volontiers, un appareil électrique ou un appareil
optique dans le cas d'appareils conçus par l'homme, l'appareil digestif
ou l'appareil uro-génital dans le cas d'appareils appartenant à l'orga-
nisme vivant. Une des idées neuves de Freud a été d'étudier le psy-
chisme comme un appareil et de concevoir cet appareil comme arti-
culant des systèmes différents (c'est-à-dire comme un système de
sous-systèmes).
Cette idée lui est venue par étapes. En 1891, dans son premier
ouvrage publié, Sur la conception de l'aphasie, Freud forge l'idée et
l'expression d' « appareil à langage »5. Critiquant la théorie des loca-
lisations cérébrales alors régnante, il s'inspire explicitement des vues
évolutionnistes de Hughlings Jackson : le système nerveux est un
« appareil hautement organisé » qui, à l'état normal, intègre des « ins-
tances » correspondant aux « états antérieurs de son développement
fonctionnel » et qui, sous certaines conditions pathologiques, libère
ces instances selon une « rétrogression fonctionnelle » 6. L'appareil à
parler connecte deux systèmes (Freud parle de « complexes », non de
systèmes), celui de la représentation de mot et celui qu'il dénommera
à partir de 1915 la représentation de choses et qu'il appelle en 1891
les « associations de l'objet » ou la « représentation de l'objet ». Le
premier de ces « complexes » est fermé, tandis que le second est
ouvert.
« La représentation de mot apparaît sous la forme d'un complexe fermé,
alors que la représentation d'objet7 en est un ouvert. La représentation de mot
est reliée à la représentationd'objet non pas par tous les éléments qui la consti-

5. Sprache apparatus. J'adopte la traduction de J. NASSIF (Freud l'inconscient, Ed. Galilée,


1977, p. 266 et s. Le chapitre III est entièrement consacré au commentaire du livre de Freud
sur l'aphasie). M. VINCENT et G. DIATKINE proposent de leur côté : appareil de langage (tra-
duction ronéotée. Institut de psychanalyse, Paris).
6. S. FREUD, On aphasia, trad. angl. par E. STENGEL, Londres, Imago, 1953, p. 87.
7. Les associations (acoustiques, visuelles, tactiles...) de l'objet constituent la représentation
d'objet. En 1915, dans la dernière partie de son article sur L'inconscient, FREUD modifie sa termi-
nologie et parle désormais de représentation de chose, toujours par opposition à la représentation
de mot, réservant l'expression de représentation d'objet à l'ensemble combinant représentation
de chose et représentation de mot.

RFP — 39
1170 Didier Anzieu

tuent, mais seulement par son image sonore. Parmi les associations de l'objet,
c'est la représentation visuelle qui représente l'objet, au même titre que la
représentation sonore représente le mot. Les relations entre la représentation
sonore du mot avec les associations autres que visuelles concernant l'objet ne
sont pas indiquées ici » 8.

ASSOCIATIONS DE L'OBJET

L'appareil à langage repose évidemment aussi sur un schéma neuro-


logique.

« Notre conception de la structure de l'appareil à langage est partie de la


constatation que les centres supposés du langage sont à la bordure extérieure
(à la périphérie) des parties du cortex importantes pour la fonction langagière,
tandis qu'à l'intérieur (au centre) ces parties englobent une région non comprise
dans la localisation et qui appartient probablement aussi à l'aire du langage.
Ainsi, l'appareil à langage se présente-t-il à nous comme une aire corticale
continue dans l'hémisphère gauche et qui s'étend entre les terminaisons des
nerfs acoustiques et optiques et les origines des nerfs moteurs conduisant aux
muscles de l'articulation et des mouvements de la main » (ibid., 102-103).

Les lésions situées à cette périphérie coupent un des éléments


associés à la parole de ses connexions avec les autres, ce qui n'est pas
le cas des lésions situées au centre.

8. Ce schéma et son commentaire par FREUD se trouvent dans la traduction anglaise déjà
citée (p. 77). Une autre traduction anglaise du même passage comprenant aussi le schéma figure
dans l'appendice C du volume sur La Métapsychologie(SE, XIV, 214).
Quelques précurseurs du Moi-peau 1171

C'est le schéma psychologique qui permet à Freud de voir clair


dans le schéma neurologique et de classer les aphasies en trois types :
— l'aphasie verbale où seules sont perturbées les associations entre
des éléments de la représentation de mot (c'est le cas de lésions
périphériques avec destruction complète d'un des centres supposés
du langage) ;
— l'aphasie asymbolique qui coupe la représentation de mot de la
représentation d'objet (la lésion périphérique entraîne là une
destruction incomplète) ;
— l'aphasie agnosique qui atteint la reconnaissance des objets et où
l'agnosie perturbe par contrecoup l'incitation à parler (c'est un
désordre purement fonctionnel de l'appareil à langage consécutif
à une lésion située au centre).
Du travail théorique de Freud sur l'appareil à langage, je retiens
trois traits importants de sa démarche de pensée : l'effort pour dégager
l'étude du langage d'une étroite corrélation terme à terme avec les
données anatomiques et neurophysiologiques et pour chercher la spé-
cificité de la pensée verbale et du fonctionnement psychique en général ;
le besoin de classification ternaire (les trois types d'aphasie préludent
aux trois instances de l'appareil psychique) ; et une intuition topogra-
phique originale et riche d'avenir : ce qui fonctionne comme « centre
supposé » se trouve situé à la « périphérie ».
En 1895, dans les Etudes sur l'hystérie, écrites en collaboration avec
Breuer, Freud utilise encore les termes courants d' « organisme » et de
« système nerveux »9. Dans le Projet de psychologie scientifique en 189510,
il différencie le « système nerveux », en trois systèmes correspondant
à trois types fictifs de neurones, les « systèmes » 9, ty, oe, avec le rôle
clef des « barrières de contact » entre les systèmes <p et <]; ; l'ensemble
forme l' « appareil <p, ty, w », lui-même protégé vers l'extérieur par un
écran pare-quantités constitué par les « appareils des terminaisons
nerveuses ».
Dans L'interprétation des rêves, publiée en 1899 mais datée de 1900,
Freud introduit l'expression originale d' « appareil psychique »11. Il a
communiqué celle-ci pour la première fois à Fliess dans une lettre du

9. Dans la dernière phrase de ce livre, trente ans plus tard, lors de la réédition de 1925,
il remplace significativementNervensystem par Seelenleben (vie psychique).
10. La traduction française publiée indique, à tort, « système neuronique " au lieu de « système
nerveux ».
11. FREUD écrit indifféremment psychischer ou seelischer Apparat (appareil psychique ou
mental).
1172 Didier Anzieu

6 décembre 1896, en la rattachant explicitement à son travail antérieur


sur l'aphasie, plus précisément à l'idée que la mémoire relève d'un
système psychique différent de la perception et qu'elle possède non
pas un seul mais plusieurs enregistrements des événements (le
« ré-arrangement »
des traces constituant une « re-transcription »).
Cet appareil psychique est composé de trois systèmes que Freud
appelle généralement des instances12 : le conscient, le préconscient,
l'inconscient, dont les interactions particulières découlent d'un fait
topographique, à savoir qu'ils sont séparés par les deux censures, et
d'une différence de finalité, à savoir qu'ils obéissent à des principes de
fonctionnement distincts.
La propriété essentielle de cet appareil — appareil à langage ;
appareil 9, <\>, w ; appareil psychique — est d'établir des associations,
des connexions, des liaisons. Le terme d' « association » revient fré-
quemment dans la monographie sur l'aphasie, texte ardu où il n'est
pas toujours facile de distinguer entre son emploi au sens de connexions
nerveuses et celui, cher à la psychologie empiriste anglaise, des asso-
ciations d'idées13.
L'évolution théorique de Freud est concomitante non seulement
de l'évolution de ses intérêts cliniques mais de celle de ses techniques
thérapeutiques à l'égard de ses patients névrosés. A l'époque de l'appa-
reil à langage, il pratique l'électrothérapie et la contre-suggestion
hypnotique. L'appareil <p, <];, w est contemporain du passage de la
méthode cathartique (exposée dans les Etudes sur l'hystérie) à celle
de la concentration mentale avec imposition éventuelle des mains sur
le patient éveillé. L'appareil psychique est conçu à peu près en même
temps que le mot — et la notion — de « psycho-analyse » qui instaure
la méthode des associations libres et qui introduit comme un des ressorts
de la cure l'interprétation des rêves et des formations inconscientes
analogues. Je suis frappé de voir combien la double arborescence des-
sinée par le schéma psychologique de la représentation de mots de 1891
pourrait servir à figurer le réseau des libres associations verbales dans
le préconscient et le déploiement de celles-ci dans les deux directions,
de la conscience (où elles deviennent un système ouvert) et de l'incons-
cient (où elles composent un système fermé). En effet, les représenta-

12. La Standard Edition a choisi pour la traduction anglaise le terme agency (agence) pour
des raisons qui sont exposées après la Préface générale (SE, I, XXIII-XXIV).
13. A ma connaissance, il n'existe pas d'étude solide sur la notion d'association chez Freud.
Une telle étude pourrait montrer comment Freud est passé des conceptions neurologique et
psychologique du terme à la notion proprement psychanalytique des associations libres.
Quelques précurseurs du Moi-peau 1173

tions refoulées de chose, noyaux inconscients de la névrose, constituent


un système où l'énergie est liée. Les représentations de mot, grâce
aux activités de déliaison et d'élaboration psychique de la pensée
verbale consciente, forment un système permettant une circulation
d'énergie libre. Pendant trente ans, ce schéma d'une double arborescence
dissymétrique reste pour Freud un des modèles implicitesde ses concep-
tualisations et de sa pratique. Au-delà du principe de plaisir (1920),
Le Moi et le Ça (1923) marquent la rupture avec ce schéma : pour
représenter l'appareil psychique, la double arborescence cède la place
à l'image et à la notion d'une vésicule, d'une enveloppe. L'accent est
déplacé des contenus psychiques conscients et inconscients sur le
psychisme comme contenant. « Le Bloc-notes magique » (1925) achève
de préciser la structure topographique de cette enveloppe et de
confirmer implicitement l'étayage du Moi sur la peau. Dans l'intervalle,
le manuscrit envoyé à Fliess en 1895 a poursuivi le retournement
épistémologiqueébauché par Freud dans sa monographie sur l'Aphasie :
l'appareil psychique (sur le point d'être dénommé comme tel) n'est
pas qu'un système de transformation de forces ; la disposition relative
des sous-systèmes qui le composent définit un espace psychique,
dont les configurations particulières restent encore, dans l'esprit et
dans l'imagination de Freud, très dépendantes des schémas anato-
miques et neurologiques, avant de trouver leur assise topographique
dans la projection de la surface du corps, sur le fond de laquelle les
expériences sensorielles émergent comme figures.

Dans le Projet (resté manuscrit) de Psychologie scientifique de 1895,


Freud élabore une notion nouvelle, celle de barrière de contact (Kon-
taktsschrank) qu'il n'utilise ensuite dans aucun de ses textes publiés
et que, seul jusqu'à présent parmi les psychanalystes, Bion a repris
avec de notables modifications14. Le concept en est surprenant : c'est
le paradoxe d'une barrière qui ferme le passage parce qu'elle est en
contact et qui, pour cette raison, permet en partie le passage. Bien que
Freud ne l'explicite pas, il semble s'inspirer du modèle de la résistance

14. Au chapitre 8 de Apprendre par l'expérience (1962), BION désigne par barrière de contact
la frontière entre l'inconscient et le conscient. Le rêve en est le prototype mais elle se produit
aussi à l'état de veille. Elle est en perpétuelprocessus de formation. Elle consiste en un rassemble-
ment et une multiplication d'éléments alpha. Ceux-ci peuvent être simplement agglomérés, ou
avoir une cohésion, ou être ordonnés chronologiquement, logiquement, géométriquement.
L'écran bêta en est la contrepartie pathologique.
1174 Didier Anzieu

électrique. Ce concept appartient à la spéculation neurophysiologique


qui lui a été chère pendant sa période de jeunesse scientifique et
qu'il abandonne quasi définitivement avec la découverte du complexe
d'OEdipe en octobre 1897. Dès 1884, Freud avait affirmé que la cellule
et les fibres nerveuses constituent une unité anatomique et physiolo-
gique, s'avérant ainsi un précurseur de la théorie du neurone, élaborée
en 1891 par Waldeyer. Semblablement la notion de barrière de contact,
en 1895, anticipe sur celle de synapse, énoncée en 1897 par Sherrington.
Elle est inventée pour répondre à des nécessités théoriques15.
La psychologie scientifique, telle que Freud rêve alors de la fonder
sur le modèle des sciences physico-chimiques, part des deux notions
fondamentales de quantité et de neurone. Elle est la sciencedes quantités
psychiques et des processus qui les affectent, par exemple la conversion
hystérique, les représentations hyperintenses des névrosés obsessionnels.
Quant aux neurones, ils obéissent au principe d'inertie, c'est-à-dire
qu'ils tendent à se débarrasser des quantités. La crise hystérique est
un exemple d'abréaction quasi réflexe d'une importante quantité d'exci-
tations d'origine sexuelle non déchargée autrement. « Le processus de
décharge constitue la fonction primaire du système neuronique »
(SE, I, 297; trad. fr., 317). Mais l'organisme élabore des activités :
I° qui sont plus complexes que les simples réponses réflexes aux
stimulations extérieures ;
2° qui répondent aux grands besoins vitaux internes (faim, respiration,
sexualité) ;
3° et dont la mise en oeuvre requiert un stockage préalable de certaines
quantités.
Cette complexité croissante au service de la satisfaction des besoins
vitaux s'appelle la vie psychique. Elle repose sur la fonction secondaire
du système nerveux qui est de « supporter une quantité emmagasinée ».
Comment ce système y parvient-il ?
Alors que les neurones 9 sont perméables (ils transmettent les
quantités reçues du monde extérieur, ils laissent passer le courant),
les neurones ty sont imperméables ; ils peuvent être vides ou pleins ;
leur extrémité qui les met en contact les uns avec les autres est dotée
d'une barrière de contact qui inhibe la décharge, retient la quantité,
ou ne lui laisse qu'un « passage partiel ou difficile » : ce sont les points

15. Je remercie Jean-MichelPetot qui, par une étude minutieuse des textes, m'a aidé à
rédiger tout ce passage sur les barrières de contact.
Quelques précurseurs du Moi-peau 1175

de contact qui reçoivent par là la valeur de barrières » (SE, I, 298 ;


trad. fr., 318). Les propriétés des barrières de contact sont nombreuses
et capitales pour le fonctionnement psychique.
1° Ce sont des rétenteurs de quantité, des conteneurs d'énergie,
ainsi rendue disponible au sujet.
2° Ce sont des organes souples et malléables ; les barrières de contact
acceptent un frayage, qui fait qu'à la fois suivante une excitation
plus petite peut les traverser; elles deviennent ainsi de plus en plus
perméables.
3° Elles rétablissent la résistance après le passage du courant;
même quand un frayage total s'est établi, une certaine résistancepersiste,
identique dans toutes les barrières de contact ; ainsi toute la quantité
présente ne circule pas ; une partie reste retenue ; elles sont des déten-
deurs d'énergie.
4° En conséquence, elles peuvent répartir la quantité ainsi contrôlée
selon différentes voies de conduction : ce sont des répartiteurs d'énergie :
« Une excitation forte emprunte d'autres voies qu'une excitation faible...
Ainsi chaque voie sera débarrassée de sa charge et la quantité plus grande
en ty se manifestera par le fait que plusieurs neurones, au lieu d'un seul,
se trouveront investis en «p... Ainsi la quantité en 9 se manifeste par une
complication en ty » (SE, I, 314-315 ; trad fr., 333-334). Et Freud d'évo-
quer allusivement, comme cas particulier de cette propriété générale, la
loi de Fechner (qui établit que la sensation varie comme le logarithme
de l'excitation). Un accroissement quantitatif se traduit par des change-
ments qualitatifs qui amortissent les augmentations de l'intensité pri-
mitive et qui produisentdes qualités sensibles de plus en plus complexes.
5° Leur résistance a une limite. Elles sont abolies temporairement,
voire durablement par l'irruption de quantités élevées. C'est le cas de la
douleur qui, par suite d'une excitation sensorielle de quantité élevée,
met en branle le système <p et qui se transmet sans « aucun obstacle » au
système ty. Cette douleur, « à la manière de l'éclair de la foudre (blitz) »,
laisse derrière elle des frayages permanents, voire supprime définitive-
ment la résistance des barrières de contact (SE, I, 307 ; trad. fr., 327).
6° Mais « une douleur peut survenir là même où les stimuli exté-
rieurs sont faibles. S'il en est ainsi, c'est qu'elle se trouve régulièrement
associée à une solution de continuité. Je veux dire qu'une douleur se
produit quand une certaine quantité (Q) externe vient agir directement
sur les extrémités des neurones 9 et non en traversant les appareils des
terminaisons nerveuses » (ibid.). Les barrières de contact sont des pro-
tections de seconde ligne qui supposent, pour fonctionner, l'intervention
1176 Didier Anzieu

en première ligne, du moins par rapport à l'extérieur, d'un « pare-


quantités » (quantitätsschirme) dont la rupture ouvre la voie au débor-
dement quantitatif des barrières de contact. En effet :

« Les neurones 9 ne se terminent pas librement à la périphérie mais dans


les structures cellulaires. Ce sont ces dernières et non les neurones <p qui
reçoivent les stimuli exogènes. Ces « appareils de terminaisons nerveuses »
(pour employer ce terme dans son sens le plus général) pourraient bien servir
à empêcher les quantités exogènes (Q) d'agir dans la plénitude de leur force
sur <p, jouant ainsi le rôle d'écrans à l'égard de certaines quantités (Q) et ne
laissant passer que des fractions de quantités exogènes (Q).
« Tout ceci concorderait avec le fait que l'autre sorte de terminaison ner-
veuse — l'espèce libre, dépourvue de tout organe terminal — est de loin la
plus commune, à la périphérie interne du corps. Nul écran s'opposant aux
quantités Q n'est ici nécessaire, probablement parce que les quantités à recevoir
(QTJ) n'exigent pas d'être ramenées au niveau intercellulaire étant donné
qu'elles sont déjà, de prime abord, à ce niveau » (SE, I, 306 ; trad. fr., 325-326).

C'est donc là une structure dissymétrique. Bien que Freud ne parle


pas encore d'enveloppe psychique, celle-ci est pressentie et elle est
décrite comme un emboîtement de deux couches, une couche externe
(« pare-quantités » ; cf. la membrane cellulosique des végétaux, le cuir et
la fourrure des animaux), une couche interne (le réseau des « barrières
de contact » ; cf. les organes sensoriels de l'épiderme, ou la coiffe corti-
cale). La couche interne est protégée des quantités exogènes mais ne l'est
pas des quantités endogènes.
6° Le pare-quantités (que Freud dénommera pare-excitations
(Reizschutz) à partir d'Au-delà du principe de plaisir en 1920) protège
l'appareil nerveux (que Freud appellera bientôt psychique) de l'intensité
des excitations d'origine externe ; il constitue un écran. Les barrières de
contact reçoivent d'une part ce que cet écran a laissé passer des exci-
tations externes et d'autre part elles reçoivent directement les excitations
d'origineinterne (liées aux besoins fondamentaux). Leur fonction est non
plus de protection quantitative, mais de fractionnement de la quantité et
de filtrage de la qualité. Leur structure est non plus celle d'un écran
mais d'un « tamis » (Sieb). L'articulation entre l'écran et le tamis offre
la configuration, pour recourir à une terminologie plus moderne, d'un
réseau à mailles. La figure 13, dessinée par Freud dans le manuscrit de
son Projet de psychologie scientifique ébauche cette configuration, que
Freud désigne explicitement comme une structure de ramification et qui
se présente à nous comme une variante de la partie de droite du schéma
de la représentation de mot de 1891.
Quelques précurseurs du Moi-peau 1177

Voici le passage du texte de Freud qui se rapporte à cette figure :


«Un aménagement particulier semble ici exister de façon à maintenir la
quantité (Q) loin de 9. Les voies de conduction sensorielles en <p ont une
structure particulière : elles se ramifient sans cesse et offrent des voies plus
épaisses ou plus ténues qui ont de nombreuses terminaisons. La figure ci-
dessus (fig. 13) va probablement permettre de le comprendre.
« Une excitation forte emprunte d'autres voies qu'une excitation plus
faible. Par exemple, Qvj I ne passe que par la voie I et transmet une fraction
en (J; à un point terminal «. Q^ 2 (c'est-à-dire une quantité deux fois plus
forte que QTJ I) ne va pas transférer une fraction double à a, mais sera capable

de parcourir la voie II, plus étroite que I, et d'y ouvrir une deuxième termi-
naison (J; (en (î). Q-/) 3 ouvrira la voie la plus étroite et opérera la transmission
à travers la terminaison y (voir la figure). Ainsi, chaque voie sera débarrassée
de sa charge et la quantité plus grande en tp se manifestera par le fait que plu-
sieurs neurones, au lieu d'un seul, se trouveront investis en » (SE, I, 314-315 ;
<J>

trad. fr., 333-354)-


Tout ceci concerne le traitement de la quantité : « Ainsi la quantité
en 9 se manifeste par une complication en «|/ » (ibid.). Mais les barrières
de contact ont également pour fonction de traiter la qualité, ce qui est
à proprement parler leur fonction de filtrage. Les stimulations externes
possèdent, outre la quantité, une période caractéristique (SE, I, 313,
n. 2 ; trad. fr., 332, n. 1), qui traverse les appareils des terminaisons
nerveuses, qui est véhiculée par les investissements en <p et <\> et qui, à
l'arrivée en o> (troisième type de neurones dont Freud forge la fiction
pour servir de support aux processus de perception-conscience), devient
qualité. Cette notion de période est à la fois un hommage à Fliess (qui
distinguait la masculinité et la féminité ou qui repérait les moments cri-
tiques de l'existence d'après leurs périodes), une transposition à la psy-
chologie d'un phénomène familier aux physiciens et la prise en considé-
ration d'une variable temporelle de l'appareil psychique. La quantité,
qui forme un continuum à l'extérieur, est « d'abord réduite puis limitée
1178 Didier Anzieu

par coupure ». Les qualités sont par contre discontinues, « de telle sorte
que certaines périodes n'agissent nullement comme des stimuli »
(SE, I, 313, trad. fr., 332-333). « La quantité d'excitations 9 se manifeste
en par une complication et laqualité par la topographie puisque, d'après
<J>

les rapports anatomiques, les différents organes sensoriels ne communi-


quent que par des neurones bien déterminés » (SE, I, 315 ; trad. fr.,
<\>

334).
On pourrait résumer cette sixième fonction des barrières de contact
en disant qu'elles servent à séparer la quantité de la qualité et à amener
à la conscience la perception des qualités sensibles, notamment du plaisir
et de la douleur, qui sont les deux plus importantes d'entre elles.
7° II résulte de leurs propriétés relatives à la quantité que l'ensemble
des neurones <J/, à la différence des neurones 9, peuvent enregistrer des
modifications et servir de support à la mémoire. C'est l'altération par le
passage qui « donne une possibilité de se représenter la mémoire (SE,
I,299 ; trad. fr., 319). « La mémoire est représentée par les différences de
frayage existant entre les neurones <b » (SE, I, 300 ; trad. fr., 320). « Il
existe une loi fondamentale d'association par simultanéité et cette loi (...)
donne le fondement de toutes les connexions entre neurones ^. Nous
trouvons que le conscient (c'est-à-dire la charge quantitative) passe d'un
neurone « à un neurone (3 lorsque a et p ont simultanément reçu une
charge venue de 9 (ou d'ailleurs), ainsi la charge simultanée «-(3 a
entraîné le frayage d'une barrière de contact » (SE, 1,319 ; trad. fr., 337).
En dehors du cas très particulier de l'expérience de satisfaction, il y a
une séparation entre la mémoire et la perception. Freud a postulé, pour
fonder cette séparation, deux types de neurones, les uns altérables dura-
blement, c'est-à-dire frayables (les neurones 9), les autres inaltérables,
toujours prêts à recevoir de nouvelles excitations, ou plutôt passagère-
ment altérables car ils se laissent traverser par les quantités mais ils
reviennent à leur état antérieur après le passage de l'excitation (les neu-
rones 9). Cette séparation de la mémoire et de la perception, sans se
ramener intégralement à l'action des barrières de contact, est cependant
impossible sans elles.
Le réseau maillé des barrières de contact constitue ainsi ce que je
propose d'appeler une surface d'inscription, distincte de l'écran pare-
quantités auquel elle est, pour sa protection, accolée.
En conclusion, les barrières de contact ont une fonction de triple
séparation de l'inconscient et du conscient, de la mémoire et de la per-
ception, de la quantité et de la qualité.
Leur topographie est celle d'une enveloppe biface dissymétrique
Quelques précurseurs du Moi-peau 1179
(mais la notion d'enveloppe n'est pas encore affirmée par Freud), une
face tournée vers les excitations du monde extérieur, transmises par les
neurones 9, et qui est à l'abri d'un écran pare-quantités ; une face
interne tournée vers la Körperinnerperipherie (la périphérie interne du
corps). Les excitations endogènes ne peuvent être reconnues qu'en
étant ramenées au cas précédent, c'est-à-dire projetées dans le monde
extérieur, associées à des représentations visuelles, auditives, tactiles, etc.
(cf. les « restes diurnes » du rêve), et enfin enregistrées par le réseau des
barrières de contact. Il s'ensuit que les pulsions ne sont identifiables qu'à
travers leurs représentants psychiques et aussi (mais là Freud ne l'a pas
explicité) que l'enveloppe psychique faite des barrières de contact a une
configuration analogue à l'anneau décrit par le mathématicien Moebius,
anneau dont la surface, se retournant par torsion sur elle-même, n'a
qu'une seule face puisqu'un mobile qui se déplace sur elle passe, sans
solution de continuité, de la face externe à la face interne, et ainsi de
suite.
Le système psychique n'est cependant pas autonome, Freud le note
bien : il est voué, au début, à l'Hilflösigkeit (à la détresse originaire) et il
nécessite l'intervention de la mère comme source de la vie psychique.
En 1923, au chapitre 2 de Le Moi et le Ça (chapitre lui-même sous-
titré « Le Moi et le Ça »), Freud redéfinit la notionde Moi pour en faire
une des pièces maîtresses de sa nouvelle conception de l'appareil
psychique.
Cette définition est illustrée par un schéma16, généralement négligé
par les commentateurs de Freud, et elle s'appuie sur une comparaison
de nature géométrique. Dessin du diagramme et texte de la comparaison
vont dans le même sens : l'appareil psychique n'est plus essentiellement
pensé dans une perspective économique (c'est-à-dire de transformation
de quantités d'énergie psychique) ; la perspective topographique gagne
en importance ; l'anciennetopique (conscient, préconscient, inconscient)
est conservée mais profondément renouvelée par l'adjonction du Moi et
du Ça, figurés en surimpressoin dans le schéma. L'appareil psychique
devient représentable d'un point de vue topographique et conceptuali-
sable en termes de topique subjective.

16. Ce schéma, ainsi que les quelques lignes de FREUD qui le commentent, est resté long-
temps fâcheusement absent de la traduction française (Essais de psychanalyse, Paris, Payot).
De plus, la traduction du chapitre en question omettait la note capitale ajoutéeà la traduction
anglaise en 1927 (je la reproduis plus loin) et elle déplaçait arbitrairement un paragraphe.
La « nouvelle traduction », parue en 1981 et due à Jean Laplanche, corrige ces oublis et
erreurs.
1180 Didier Anzieu

Voici le schéma de 1923 :

Les abréviations utilisées ci-dessus sont des traductions de celles de Freud :


Pcpt.-Cs : Perception-Conscience (W-BW) (Wahrnéhmung-Bewusstsein)
Pcs. : Préconscient (Vbw) (Vorbewusste)
Acoust. : (Perceptions) acoustiques (Akust) (Akustischen
Wahrnehmungen)
Moi (Ich)
Ça (Es)
Refoulé (Vdgt) ( Verdrängte)
Ce schéma est ainsi présenté par Freud dans Le Moi et le Ça (GW,
13, 252 ; SE, 19, 24-25 ; nouvelle traduction française en haut de la
page 237) :
« L'état des choses tel que nous le décrivons peut être représenté par un
schéma (fig. 1) ; il faut toutefois souligner que la forme choisie ne prétend à
aucune application particulière mais qu'elle vise seulement à aider le lecteur
à suivre mon exposé17.
« Nous devons ajouter, peut-être, que le Moi porte une « coiffe auditive »
(Hörkappe) — sur un côté seulement, comme nous l'enseigne l'anatomie
cérébrale. On devrait dire qu'il la porte de travers. »
La comparaison de nature topographique revient plusieurs fois dans
le texte de Freud qui précède et qui suit ce schéma :
La conscience, avons-nous dit18, forme la surface de l'appareil psychique
«
(Oberfläche des seelischen Apparatus) ; autrement dit, nous voyons dans la

17. Les commentateurs ont eu tort, à mon avis, de prendre au pied de la lettre cette décla-
ration de prudence. Freud a trop souligné le rôle médiateur des pictogrammes entre les repré-
sentants de chose et la pensée verbale s'appuyant sur l'écriture alphabétique (ne serait-ce qu'afin
de déchiffrer le rébus du rêve) pour ne pas " voir » dans ce schéma des préconceptions qu'il ne
peut pas encore verbaliser et qui en restent au stade de la pensée figurative.
18. Freud renvoie à Au-delà du principe du plaisir (1920), chapitre 4, où il a introduit la
comparaison décisive de l'appareil psychique avec la vésicule protoplasmique. Le système
Quelques précurseurs du Moi-peau 1181

conscience une fonction que nous attribuons à un système qui, au point de


vue spatial, est le plus proche du monde extérieur. Cette proximité spatiale
doit être entendue non seulement au sens fonctionnel, mais aussi au sens
anatomique. Aussi nos recherches doivent-elles, à leur tour, prendre pour
point de départ, cette surface qui correspond aux perceptions » (GW, 13,
246 ; SE, 19, 19 ; nouv. trad. fr., 230)19.
Après cette description de la conscience comme interface vient l'arti-
culation de l' « écorce » et du « noyau » ; le Moi est explicitement désigné
comme « enveloppe » psychique. Cette enveloppe n'est pas seulement un
sac contenant ; elle joue un rôle actif de mise au contact du psychisme
avec le monde extérieur et de recueil et de transmission de l'information.
« Nous considérons maintenant un individu comme un Ça psychique,
inconnu et inconscient, à la surface duquel repose le Moi, lequel s'est développé
à partir de son noyau, le système Pcpt. Si nous faisons un effort pour en donner
une représentation graphique, nous dirons que le Moi n'enveloppe pas complè-
tement le Ça, mais qu'il le fait seulement dans la mesure où le système Pcpt.
forme sa surface, à peu près comme le disque germinal recouvre l'oeuf. Le
Moi n'est pas séparé de façon tranchée du Ça, sa partie inférieure se confond
dans celui-ci » (GW, 13, 251 ; SE, 19, 24 ; nouv. trad. fr., 236)20.
Freud n'a pas besoin de rappeler ici un des principes fondamentaux
de la psychanalyse, selon lequel tout ce qui est psychique se développe
en constante référence à l'expérience corporelle. Allant droit au résultat
d'une façon si condensée qu'elle peut paraître elliptique, il précise de
quelle expérience corporelle provient spécifiquement le Moi : l'enveloppe
psychique dérive par étayage de l'enveloppe corporelle. Le « toucher »
est nommémentdésigné par lui et la peau l'est indirectementsous l'expres-
sion de « surface » du « corps propre » : « Un autre facteur, sous l'in-
fluence du système Pcpt., semble avoir joué un rôle dans la formation du
Moi et sa différenciation du Ça. Le corps propre d'un individu et avant
tout sa surface, est un lieu d'où peuvent provenir à la fois des percep-
tions externes et internes. Il est vu comme n'importe quel autre objet,
mais au toucher il fournit deux variétés de sensations, dont l'une peut

Pcpt.-Cs, analogue à l'ectoderme cérébral, y est décrit comme en étant l'écorce. Sa position
« à la limite qui sépare le dehors du dedans » lui permet de « recevoir les excitations des deux
côtés " (GW, 13, 29 ; SE, 18,28-29 ; nouv. trad. fr., 65). L' « écorce » consciente du psychisme
apparaît donc comme ce que les mathématiciens appellent maintenant une « interface ».
19. Chaque fois que nécessaire, j'ai amélioré l'ancienne traduction française imprimée et
parfois je l'ai refaite entièrement. Je n'ai malheureusement pas pu citer la nouvelle traduction,
parue au moment où je corrigeais les épreuves du présent article. — Les mots soulignés dans
les citations le sont par Freud.
20. Freud dira ailleurs que le Moi est une différenciation interne du Ça. La clinique confirme
bien l'idée freudienne d'un espace intermédiairefusionnel entre le Moi et le Ça (cf. l'aire transi-
tionnelle de Winnicott).
1182 Didier Anzieu

être assimilée à une perception interne » (GW, 13, 253 ; SE, 19, 25 ;
trad. fr., 238). Le Moi, en son état originaire, correspond donc bien
chez Freud à ce que j'ai proposé d'appeler le Moi-peau. Un examen plus
serré de l'expérience corporelle sur laquelle s'étaie le Moi pour se cons-
tituer amènerait à prendre en considération au moins deux autres fac-
teurs négligés par Freud : les sensations de chaud et de froid, qui sont
également fournies par la peau ; et les échanges respiratoires, qui sont
concomitants des échanges épidermiques et qui en sont peut-être même
une variante particulière. Par rapport à tous les autres registres sensoriels,
le tactile possède une caractéristique distinctive qui le met non seulement
à l'origine du psychisme mais qui lui permet de fournir à celui-ci en
permanence quelque chose qu'on peut aussi bien appeler le fond mental,
la toile de fond sur laquelle les contenus psychiques s'inscrivent comme
figures, ou encore l'enveloppe contenante qui fait que l'appareil psy-
chique devient susceptible d'avoir des contenus (dans cette seconde pers-
pective, pour parler comme Bion, on dirait qu'il y a d'abord des pensées
et ensuite un appareil à penser les pensées : j'ajouterai à Bion que le pas-
sage des pensées au penser, c'est-à-dire à la constitution du Moi, s'opère
par un double étayage, sur la relation contenant-contenu que la mère
exerce dans son rapport au tout-petit, comme cet auteur l'a bien vu, et
sur la relation, qui me paraît décisive, de conteneurpar rapport aux exci-
tations exogènes, relation dont sa propre peau
— stimulée assurément
en premier lieu par sa mère — apporte l'expérience à l'enfant). Le tactile
en effet fournit à la fois une perception « externe » et une perception
« interne ». Freud fait allusion au fait que je sens l'objet qui touche ma
peau en même temps que je sens ma peau touchée par l'objet. Très vite
d'ailleurs — on le sait et ça se voit cette bipolarité du tactile fait l'objet

d'une exploration active de la part de l'enfant : avec son doigt, il touche
volontairement des partie de son corps, il porte le pouce ou le gros orteil
à la bouche, expérimentant simultanément ainsi les positions complé-
mentaires de l'objet et du sujet.
Freud saute ce chaînon que je viens de rétablir pour énoncer la
conclusion qui s'impose : « Le Moi est en premier et avant tout un Moi
corporel (körperliches), il est non seulement un être de surface (Ober-
flächenwesen) mais aussi la projection d'une surface » (GW, 13, 253 ;
SE, 19, 26 ; trad. fr., 238). C'est à ce passage que se trouve, à partir
de 1927, dans l'édition anglaise, la note suivante, dont je reproduis
entre parenthèses les termes anglais importants :
" Autrement dit, le Moi dérive en dernier ressort des sensations corporelles,
principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps. On peut
Quelques précurseurs du Moi-peau 1183

le considérer comme la projection mentale de la surface (surface) du corps, en


plus de le considérer, comme nous l'avons vu plus haut, comme représentant
la superficie (superficies) de l'appareil psychique » (SE, 19, 26, n. 1 ; nouv.
trad. fr., 238, n. 5).
La dernière ligne du chapitre II de Le Moi et le Ça répète en le
condensant le même énoncé fondamental : « Le Moi conscient est en
premier et avant tout un Moi-corps (Körper-Ich) » (GW, 13, 255 ;
SE, 19, 27 ; nouv. trad. fr., 239).

Le schéma de 1923 est repris avec quelques modifications en 1932-


1933 dans la 31e des Nouvelles Conférences sur la psychanalyse (GW, 75,
85 ; SE, 22, 78 ; trad. fr., 3e Conférence, « Les diverses instances de la
personnalité psychique », p. 107).

Perception- Conscience

Les deux principales modifications qui apparaissent ont d'impor-


tantes conséquences. La première est l'introduction du Surmoi, lequel
est placé à l'intérieur du Moi, à la place de la « coiffe auditive » qui était
située en 1923 au même endroit mais à l'extérieur. Le Surmoi est dans
les deux cas attenant à la périphérie du Moi mais tantôt à la face externe
et tantôt à la face interne. Bien que l'idée en reste implicite chez Freud,
encore qu'elle soit suggérée à la fois par le texte et par le schéma, l'exter-
ritorialité du Surmoi ou son intériorisation périphérique correspondent
à des phases d'évolution différentes de l'appareil psychique et aussi à des
formes psychopathologiquesdistinctes ; elles commandent donc, dans la
cure psychanalytique, des formes diversifiées d'interprétation. Notons
aussi un autre aspect du statut topographique du Surmoi, qui est
d'occuper seulement un arc de cercle de l'appareil psychique ; d'où la
1184 Didier Anzieu

possibilité (et la nécessité), pour prolonger l'intuition de Freud, de


décrire un type différent d'organisation psycho-pathologique, dans
lequel le Surmoi tend à se faire coextensifde toute la surface du Moi et
à se substituer à lui comme enveloppe psychique.
La seconde modification observable sur ce nouveau schéma est
l'ouverture vers le bas de l'enveloppe, qui entourait complètement
l'appareil psychique en 1923. Cette ouverture matérialise la continuité
du Ça et de ses pulsions avec le corps et les besoins biologiques, mais au
prix d'une discontinuité dans la surface. Elle confirme l'échec du Moi à
se constituer en enveloppe totale du psychisme (échec déjà noté en 1923).
Ce qui implique une tendance antagoniste et sans doute plus archaïque
de la part du Ça à se proposer lui aussi comme enveloppe globale. Cette
double tension (entre la continuité et la discontinuité de la surface psy-
chique, entre les propensions respectives du Surmoi, du Moi et du Ça
à constituer cette surface) se résout en une pluralité de configurations
cliniques et appelle des stratégies interprétatives appropriées à l'excès
ou au défaut de continuité ou de discontinuité et à l'expansivité de l'une
ou l'autre instance. Ces considérations ne figurent pas explicitementdans
le texte de Freud mais elles me paraissent contenues en puissance dans
ce nouveau schéma.

Chemin faisant, j'ai indiqué plusieurs des caractéristiques de l'appa-


reil psychique que le modèle d'une invention technique matérielle
— l'ardoise magique — permet à Freud, en 1925, de noter. Résumons ces
caractéristiques :
— La structure en double feuillet du Moi ; le feuillet superficiel en
celluloïd figurant le pare-excitations (cf. la carapace, le cuir, la four-
rure) ; le feuillet du dessous, en papier ciré, figurant la réception senso-
rielle des excitations exogènes et l'inscription de leurs traces sur le
tableau de cire.
— La différenciation, interne au Moi, de la perception (consciente)
comme surface vigilante et sensible (le feuillet de celluloïd) mais qui ne
conserve pas, et de la mémoire (préconsciente) qui enregistre et
conserve les inscriptions (le tableau de cire).
— L'investissement endogène, c'est-à-dire pulsionnel, du système
du Moi par le Ça ; cet investissement qui est « périodique », « allume
et éteint » la conscience, voue celle-ci à la discontinuité et fournit au
Moi une représentation primaire du temps.
Je propose de compléter l'intuition terminale de Freud en suggérant
Quelques précurseurs du Moi-peau 1185

que le Moi acquiert le sentiment de sa continuité temporelle dans la


mesure où le Moi-peau se constitue comme une enveloppe suffisamment
souple aux interactions de l'entourage et suffisamment contenante de ce
qui devient alors des contenus psychiques. Les cas dits états limites
souffrent essentiellement de troubles dans le sentiment de la continuité
du Soi, tandis que les psychotiques sont atteints dans le sentiment de
l'unité du Soi et que les névrosés se sentent plutôt menacés dans leur
identité sexuelle. Les configurations topographiques correspondantes
demandent à être repérées et explicitées, en partant du schéma freudien
fourni par Le Moi et le Ça et par le « Bloc-notes magique », et en lui
apportant les développements et aussi les remaniements rendus néces-
saires par la clinique.

Pr Didier ANZIEU
7 bis, rue Laromiguière
75005 Paris
JACQUES CAÏN

L'ANNIVERSAIRE ET SA MAGIE

« Mais un anniversaire, je me dis tou-


jours, c'est une grande occasion, qu'on
prend trop à la légère aujourd hui. Quelle
occasion à fêter... La naissance ! C'est
comme se lever le matin. Merveilleux!
Il y a des gens qui n'aiment pas l'idée de se
lever le matin. Je les ai entendus. Se lever le
matin, disent-ils, qu'est-ce que c'est ? Vous
avez la peau rêche, vous avez besoin de vous
raser, vous avez les yeux pleins de saleté,
la bouche comme des chiottes, les mains
moites, le nez bouché, vous puez des pieds,
vous n'êtes qu'un cadavre qui attend d'être
lavé! Chaque fois que j'entends ce point de
vue, j'ai envie de rire. Parce que je sais ce
que c'est que de se réveiller avec le soleil
qui brille, au bruit de la tondeuse à gazon,
tous les petits oiseaux, l'odeur de l'herbe,
les cloches d'église, le jus de tomate... »
Harold PINTER1.

Nous pouvons dire de l'anniversaire qu'il représente la rencontre


parfaitement exemplaire de deux modulations dont l'une, extérieure
au moi, appartient au monde objectai, dont l'autre essentiellement
signifiée par les instances de la personnalité, est régie par la métapsy-
chologie individuelle : c'est pourquoi l'anniversaire se présente à
chacun, qu'il le fête, qu'il l'oublie ou qu'il le dénie, comme un symp-
tôme immédiat de la psychopathologie de la vie de tous les jours. En
tant que tel, en tant que signe porteur de sens quotidien et partageant
à ce niveau le destin de tous nos actes, il est par essence porteur de ce

I. Harold PINTER, L'anniversaire, NRF, 1979.


Rev. franc. Psychanal., 5/1981
1188 Jacques Caïn

qui détermine tout autant le lapsus, l'oubli, ou bien, à l'inverse, de ce


qui appartient à la contrainte obsessive. Par tous ces mécanismes,
l'anniversaire devient alors au niveau du moi, un symptôme surdéter-
miné qui signe le double reflet de l'extérieur et de l'intérieur. Une de
ses faces en effet, répondant au modèle décrit par Freud, regarde le
dehors et suit le déroulement des rythmes externes auxquels son exis-
tence est entièrement soumise ; — par son autre face, il est orienté
vers l'intérieur des instances de la personnalité, plus explicitement
vers l'inconscient et ses contenus, ses pulsions et ses traces mnésiques
entre autres.
L'anniversaire, à ce niveau, est un objet de qualité qui doit per-
mettre a priori de tenter de comprendre comment une première inscrip-
tion, tel un élément flottant mis en attente dans l'inconscient, arrive
à infiltrer périodiquement la seconde inscription lorsque celle-ci, super-
posable d'une certaine sorte à la première et traversant le pare-excitation,
permet l'émergence d'un tout structuré. L'anniversaire devient alors
le signe de la retrouvaille de deux inscriptions, signe qui rend compte
en le présentifiant, de quelque chose jusque-là demeuré en dehors
du processus secondaire de la conscience. Le bloc-note magique ici
n'est pas loin, reconstitué par la coalescence en général annuelle de
deux inscriptions dont l'une vient de l'extérieur à travers les rythmes
du soleil, de la lune, de Grégoire ou de Julien et dont l'autre, chargée
d'affects, a stagné dans l'inconscient pendant un temps non mesurable.
Prendre l'anniversaire comme forme exemplaire de ce qui relie
ces deux traces et en renouvelle chaque année leur rencontre privilégiée
c'est tenter de voir comment le temps du dehors et le temps du dedans,
c'est-à-dire l'événement et le contenu de l'inconscient, se retrouvent.

Nous passerons d'abord assez vite sur ce qui regarde, dans cette
retrouvaille particulière, le monde réellement objectai car, à son propos,
il semble que bien peu de chose nous concerne. On pensera en
effet, apparemment à juste titre, que c'est seulement la présentification
de l'événement qui le fera entrer dans le champ de notre sémiotique
individuelle, et que c'est seulement au « maintenant de sa survenue »
que l'extérieur suscitera en chacun l'écho personnel qui lui est propre.
Toutefois cette excursion vers le monde objectai n'est pas inutile car
elle nous rappelle le « certain poids de réalité » avec lequel peut compter
l'analyse : la date d'anniversaire est un chiffre que nous offre le calen-
L'anniversaire et sa magie 1189

drier, dont on ne peut nier qu'il est une transposition pragmatique,


à l'échelle de la conscience, de rythme propre au cosmos et l'on retrouve
par là l'étymologie immédiate d'un terme qui se définit comme le
retour annuel d'un événement marqué au départ d'un certain sceau.
L'anniversaire, en langue française et si l'on ne précise pas plus,
désigne toujours le retour de la date de naissance (ou de la mort,
mais nous savons qu'il y a là quelque identité) ; en précisant la nature
de ce retour, l'anniversaire peut porter sur d'autres événements et
d'ailleurs on remarquera que, dans des langues étrangères, le terme
n'est pas le même selon qu'il s'agit d'une date touchant à la naissance,
à la mort, ou à toute autre commémoration. En fait c'est bien le jour
qui voit naître, comme celui qui voit mourir, qui représente l'essentiel
même de ce qui est célébré en tant qu'anniversaire : autant dire qu'il
s'agit donc là toujours d'un roman personnel et que si la date concerne
un autre, celui-ci a toujours quelque chose à faire avec l'idéal de
notre moi.
Par là on voit que notre opposition entre l'externe et l'interne
(mais avait-on réellement besoin de ce nouvel exemple...) ne vaut que
par un certain artifice. Certes le donné externe est bien distinct de ce
qui se situe dans l'inconscient; mais sur ce plan l'anniversaire est,
répétons-le, semblable au bloc magique et la trace venant du dehors
s'inscrit sur la table interne pour appartenir entre autres au sujet et
dépasser sa conscience. Même si les objets extérieurs fonctionnent
comme pour leur propre compte, même s'ils obéissent à des lois phy-
siques qui nous dépassent, ils entrent toujours dans notre économie
et c'est seulement alors qu'on peut parler de psychanalyse. Demeurant
les « obligés » du monde physique, celui-ci est si tôt incorporé que la
frontière devient rapidement impossible à dessiner entre le calendrier
commun à tous et nos propres repères dans un temps qui nous est
personnel : telle date précise inscrite sur le plan banal d'un éphéméride
devient, pour celui dont elle représente annuellement la naissance,
un noeud temporel où les fonctions du moi vont s'accrocher parti-
culièrement.
La date ainsi fixée est un repère auquel n'échappe pas la dynamique
d'un inconscient qui vient s'y frotter et dont le préconscient nous
donne une approche limitée. Au niveau de ces diverses structures,
les temps d'ailleurs ne coïncident pas, et entre une date à venir,
imprimée, immobile, immuable, connue du moi et les pulsions qui
dans l'inconscient cherchent à s'y accorder, s'instaure ce que l'on peut
appeler « un délai », caractérisé au niveau de la conscience par un
1190 Jacques Caïn

temps d'attente et au niveau de l'inconscient par un retard à la réali-


sation de la pulsion. C'est dans cet entre-deux que naît certainement
un aspect du temps inconscient, mais de ceci nous reparleronsplus loin.

Plus riche va être maintenant d'envisager la face de l'anniversaire


qui, regardant au-dedans, a trait à la topique de la personnalité, et
tout autant à sa dynamique ou à son économie. Dans ce mécanisme
interne, le premier fondement auquel nous nous heurtons, correspon-
dance intérieure du retour annuel, est une dynamique répétitive qui
fait en sorte que, du dedans aussi, les pulsions s'expriment avec une
certaine périodicité.
Dans cette correspondance entre l'extérieur et l'intérieur, on remar-
quera en effet que ce n'est pas l'événement en tant que tel qui compte,
mais son retour régulier exprimant par là son effet d'après-coup.
C'est seulement à partir de la deuxième fois qu'on va parler d'anni-
versaire et la reprise est nécessaire pour que quelque célébration ait
lieu. Il est intéressant de voir d'ailleurs comme s'établit la scansion
et comment la fréquence qui la détermine dépend aussi de la portée
sur laquelle elle s'inscrit : dès le lendemain d'une naissance, on peut
parler d'anniversaire quand le nouveau-né a juste vingt-quatre heures ;
puis on parlera en semaines et c'est, pour finir, l'année qui servira
de repère fondamental.
Bien qu'apparemment cette périodicité semble être déterminée
par des processus secondaires appartenant au moi sinon au monde
extérieur, on comprend que l'inconscient y soit fondamentalement
déterminant lorsque l'on note que c'est autant par le dedans que par
le dehors que la ponctuation sera effectuée.
Si du côté externe on peut dire que ce sont les parents qui décident
de célébrer ou non l'anniversaire, il y a bien des événements trauma-
tiques subis par le sujet qui reviennent périodiquement de l'intérieur
en se traduisant par le retour régulier de tableaux cliniques identiques.
L'Homme aux loups est sur ce point un bon exemple, dont la dépression
quotidienne à 5 heures de l'après-midi avait quelque lien avec la
malaria qui, dans son enfance, l'avait conduit à coucher dans la chambre
parentale et à observer à cette heure du jour, le coït a tergo des parents.
Ce sont des conditions différentes, mais dont le mécanisme est tout
autant interne, qui ont conduit Freud à remarquer le retour régulier,
chaque lundi, des difficultés dans la cure, difficultés liées au retour
L'anniversaire et sa magie 1191

périodique de systèmes de défenses spécifiques. Et Ferenczi, en décri-


vant la névrose du dimanche, dont la dynamique répond à un mou-
vement différent, a bien décrit aussi la répétition hebdomadaire,
l'anniversaire pourrait-on dire, d'un tableau clinique régulièrement
identique.
Chaque analyste est confronté à de telles situations et l'exemple
suivant trouvera certainement de multiples échos chez chacun d'entre
nous. Un patient se déprimait depuis son adolescence à chaque prin-
temps, attribuant pendant longtemps ce tableau dépressifau changement
climatique : l'anniversaire ici était pour lui un tourment rythmé par
l'extérieur de la floraison. La suite de son analyse lui permit d'entendre
que cette période de l'année avait pour lui un bien autre sens, profon-
dément enfoui et refoulé bien qu'il en eût quotidiennementla preuve :
une soeur née au printemps, objet de son envie jalouse, lui avait fait
craindre que chaque année le même événement se répète et lui faisait
revivre, en même temps que l'éclatement floral des jardins, la perte
cruelle qu'il avait alors éprouvée et dont chaque année il reportait à
nouveau la douleur.
L'extrême banalité d'une telle remarque montrant bien la fréquence
de cet « anniversaire » et de son entrée dans la psychopathologie de la
vie quotidienne, rend assez étonnant le fait que Freud ne s'y soit pas
tellement intéressé. Le terme d'anniversaire dans l'oeuvre de Freud
n'est cité que très rarement. Il y a bien un rêve très bref dans la Traum-
deutung : « Une fiancée rêve qu'elle arrange le centre de la table avec
des fleurs pour un anniversaire » ; et ce dernier terme est interprété
comme la naissance d'un enfant.' Il y a aussi chez Elisabeth von R...
un syndrome d'anniversaire assez bien décrit : « ... cette dame célèbre
régulièrement chaque année des fêtes d'anniversaire à l'époque de
chacune des catastrophes qui lui est arrivée et là, sa vive reproduction
visuelle et ses manifestations émotives correspondent fidèlement aux
dates... ». C'est enfin dans le même texte qu'on note une autre obser-
vation relatant le cas d'une jeune fille qui vit « toute sa mauvaise humeur
disparaître à peu près au moment de l'anniversaire de ses françailles... ».
Ceci est bien peu dans une oeuvre aussi abondante.
Ce manque d'intérêt apparent que Freud a montré vis-à-vis d'anni-
versaire nous semble particulièrement lié au problème qu'il avait
lui-même envers son âge et envers les dates de naissance ou de mort
de son entourage familial. Pour qui a eu tant de problèmes avec la
date de la mort de son père et avec son identification à ce propos,
il y a certainement un sens à ne pas s'être plus intéressé à l'anniversaire :
1192 Jacques Caïn

mais il s'agit là certainement d'une interprétation un peu facile que


nous n'utiliserons pas plus avant.
Plus important est de souligner dans ce que nous venons de dire
que, dans tous les cas précédents, c'est bien le mécanisme de la répé-
tition qui est mis en avant, avec son double aspect dont l'un, tourné
vers la conscience, traduit l'angoisse du moi qui voit naître périodique-
ment les mêmes symptômes ; dont l'autre, tourné vers l'inconscient,
est défini par ses aspects pulsionnels.
Ces remarques étant faites, nous pouvons aller plus en profondeur
en essayant de voir ce qui est en réalité commémoré lorsque une
dynamique répétitive inconsciente s'accroche à une répétition extérieure.

L'anniversaire étymologiquement défini par l'Annis Versus, c'est-à-


dire par l'annuel retour, a aussi, comme l'objective le glissement
paronymique (anus versus), un rapport avec l'analité. Il n'y a rien de
neuf en effet à dire que dans les deux temps où se succèdent le plaisir
de l'expulsion et celui de la maîtrise, l'apprentissage que l'enfant est
en train de réaliser sous la pression parentale, est chaque jour répété
avec quelque célébration. Le bébé apparaît dans toute sa majesté au
cours du cérémonial quotidien de la défécation et, pour peu que les
mécanismes obsessionnels de la mère soient prégnants, le rite est
reproduit, qui va permettre la transformation d'une injonction mater-
nelle en un objet qui la paye en retour de son ambivalente affection.
Dépassant ces constatations banales, on comprendra comment se
fait le passage du rite quotidiennement répété à la prise en main d'un
événement annuellement réitéré. Car l'objet ainsi refait chaque jour
par l'enfant répond d'abord à la demande explicite de la mère qui est
porteuse elle-même de la loi, c'est-à-dire de la métaphore du pénis du
père. Par la suite l'introjection de la loi et sa transformation en instance
surmoïque permettent au mécanisme précédent de se dérouler pareille-
ment sans que soit nécessaire la mise en route maternelle : la séquence,
loin d'être diminuée quant à sa signification première, ajoute alors
bien d'autres sens à celle-ci, sens qui sont déterminés par la dynamique
pulsionnelle dans la relation oedipienne. A partir d'un certain moment
la répétition, d'une certaine façon passive jusque-là, de l'introjection
du pénis paternel qui est quotidiennement présenté par la mère,
devient un processus dont l'enfant acquiert la maîtrise : de passif il
devient actif et, délaissant les restes de l'oralité, il prend la situation
L'anniversaire et sa magie 1193

en charge et c'est son moi fortement structuré qui lui permet d'exercer
à son tour une puissance phallique. Les matières ne sont plus rejetées
comme elles l'étaient antérieurement, c'est-à-dire comme la conclusion
d'un mécanisme dont le corps n'est que le lieu de passage, mais elles
deviennent produites par l'enfant qui tient sous sa toute-puissance le
cadeau qu'il offre à partir de lui-même. C'est bien toujours du pénis
paternel qu'il s'agit, mais d'un pénis qui, intériorisé dans le corps de
l'enfant, n'a plus besoin d'être réapporté quotidiennement par la
parole ou le lait maternel.
L'anniversaire signe alors, par la suite, la commémoration du
temps précis où l'enfant a construit un moi apparemment autonome
qui se rassure sur sa cohérence en élaborant que tout vient de lui-
même, même s'il s'agit toujours de ce que sa mère lui a antérieurement
injecté. Peu importe l'angoisse dont le sens pour l'instant parfaitement
dénié ou refoulé selon les cas, n'interviendra que plus tard, c'est-à-dire
précisément pour ajouter à l'ambivalence du symptôme « anniversaire ».
L'enfant à partir de ce stade se sent triompher et, reprenant à son
compte tout le métabolisme interne de l'objet, il en fait sa chose.
Nous pouvons ici souligner un autre caractère qui nous permettra
de comprendre peut-être pourquoi la célébration est annuelle, ou préci-
sément pourquoi elle a affaire d'abord avec la naissance et le retour
annuel de la date qui la précise. Ce qui marque en effet « la chose »
(fèces entre autres) d'une marque spécifique, est non pas tant l'objet
en lui-même que la rupture de celui-ci avec le corps qui l'a apporté
jusque-là. Il s'agit d'une véritable naissance, dans le sens premier
de celle-ci : on fait ses matières comme on fait un enfant et la première
rupture est bien la première naissance. On peut dire aussi que la pre-
mière rupture est la première mort et que toutes fèces séparées du corps
sont définitivement perdues. Le fait que le moi ne connaisse que plus
tard dans son évolution la mort d'autrui, nous permet peut-être de
comprendre que la notion d'anniversaire ne soit rattachée à la date
de la mort que secondairement. Parallèlement la perte contient aussi
le sens de la perte de la mère et ce n'est pas sans raison que, reprenant
comme exemple l'Homme aux loups, Pollock2 écrit que « la dépression
de cinq heures dans cet exemple peut être conçue comme marquant
l'anniversaire quotidien de la perte de la mère oedipienne ».
A ce niveau l'anniversaire se présente comme la répétition d'un
deuil incomplètement accompli, d'une perte non totalementassumée : il

2. G. POLLOCK, On Time, death and immortality, Psych. Quarter, 1971, 40, 435-446.
1194 Jacques Coin

permet de répéter le mécanisme du deuil chaque année, en quelque


sorte de répéter l'enterrement et de présentifier à nouveau la perte.
Mais il faut entendre aussi deux compléments à cette affirmation :
— En premier lieu les autres mécanismes du deuil, ceux qui
restent dans le domaine de la psychopathologie de la vie quotidienne,
s'accompagnent pratiquement toujours de symptômes d'anniversaire.
L'ombre de l'objet perdu, berceau de l'identification et du moi idéal
par un mécanisme d'introjection, est autant ce qui non seulement ne
supprime pas l'anniversaire mais au contraire en assure le renforcement.
— D'autre part et en conséquence, on peut se demander s'il
existe des deuils complètement assumés, voire même si l'idée qu'on
pourrait envisager la fin absolue d'un deuil, n'est pas une conception
psychotique, c'est-à-dire fondée sur le déni.

S'il en est ainsi d'une perte de toute façon irréparable, nous allons
voir maintenant que l'anniversaire peut être envisagé comme un
mécanisme de guérison de cette dépression qui exprime un manque
impossible à combler. Dans la nature même de l'anniversaire se mêlent
les deux aspects de la naissance et de la perte, d'une façon plus complé-
mentaire que contradictoire. Si bien que dans certains cas l'anniversaire
prend la forme d'un rite conjuratoire et les manifestations qui ont
l'art pour thème nous en apportent chaque jour la preuve. Il y a eu
ainsi l'année Ingres, l'année Delacroix, l'année Courbet, années qui
célébraient le centenaire de l'artiste; cette année c'est Bartok qui
n'échappe pas à ce type de remémoration annuelle. Il est dit à propos
de ce dernier que 1981 étant son année, toute son oeuvre va être à
nouveau enregistrée ou reproduite, que l'on sortira des enregistrements
inédits, que l'on va connaître même et publier ses propres transcriptions
de musique populaire, que le fils de Bartok lui-même va publier un
livre sur son père ; et le commentateur du Monde3, d'où nous tirons
ces notes, conclut d'une façon que nous ne démentirons pas : « Bartok
ne passera pas inaperçu en 1981... Dommage qu'on ait besoin de
calendrier. »
Ainsi entendu l'anniversaire est là qui fait exhumer les morts
pour les replonger ensuite dans l'oubli, une fois que l'on est certain
qu'ils ne bougeront plus. En continuant à partir de cette remarque,

3. Le Monde de la musique, n° 29, décembre 1980, p. 12 (P.A.).


L'anniversaire et sa magie 1195

on comprend que dans certains cas la fête d'un anniversaire, l'événe-


ment, prenne la valeur d'une véritable relique. Le retour est là pour
colmater un manque ou une présence, selon qu'il s'agît de mort ou
de naissance : on s'aperçoit vite d'ailleurs que présence et manque
jouent le même rôle et la fête qui revient régulièrement prend le sens
d'un véritable écran. L'écran n'est pas ici seulement au niveau du
souvenir, car l'événement annuellement repris cache toujours un
manque dont le mécanisme est double : à la fois la fête est l'expression
du retour du refoulé, à la fois elle est le déni de la castration. Fétiche
autant que substitut névrotique, l'anniversaire, en répondant à cette
double fonction, exercera sur le sujet qui organise la fête, une maîtrise
sur tous ces plans.
L'ambivalence de l'objet-anniversaire est en effet bien spécifique.
Commémorant en même temps la naissance ou la mort de quelqu'un,
il le fait à la fois mourir et être là. A ce mélange de mort et de présence
s'ajoute pareillement, si l'on se place sur un ordre différent, le double
de l'ambivalence amour-haine ; et pareillement encore le refoulement
et le déni de la castration ; autant enfin la certitude de la mort de l'Autre
et de l'assurance que celle-ci apporte, avec l'exposé d'éternels regrets
qui font passer la haine.
Au plus simple, au plus dénudé, l'anniversaire a bien la même
fonction que la relique, c'est-à-dire de l'objet témoin qui nous rassure
sur la présence et la mort de l'Autre. Et tout en même temps objet
dont le statut et la fonction sont celui du fétiche.
C'est de cette façon que l'anniversaire est un symptôme qui peut
être envisagé comme l'expression d'un mécanisme de guérison sans
lequel la dynamique de la perte entraînerait une dépression grave.

L'anniversaire a affaire avec la maintenance du souvenir, donc de


la trace mnésique, et toute une série de modèles concernant la mémoire
de l'extérieur du moi nous sont ainsi offerts. Le palimpseste en est
sans doute le premier exemple, parchemin sur lequel l'inscription
première étant délavée, on peut écrire un deuxième texte : par des
moyens chimiques le premier peut réapparaître (on sait que La Répu-
blique de Cicéron a été tirée d'un palimpseste). Freud nous a ensuite
rappelé l'exemple du bloc magique qui fonctionne de façon écono-
mique puisque tout est conservé et que, la surface demeurant libre,
permet l'inscription de nouveaux influx. La science moderne a ajouté
1196 Jacques Caïn

à ces objets primitifs d'autres types beaucoup plus complexes de


machines qui gardent les aspects extérieurs de son histoire : toutes les
sortes d'enregistrementque nous offre le monde commercial permettent
d'avoir, en réserve, la succession des faits qui forment le cours de
l'enonciation historique. Mais un tel procédé en réalité s'avère totale-
ment inutilisable puisqu'il ne permet ni la condensation ni la liberté
des associations : dans la mesure où une heure est nécessaire pour
retrouver les soixante minutes qu'ont duré une action, où peut-on
trouver le temps d'associer sur ces faits ?
Mais si l'on prend l'exemple de l'anniversaire pour le rapprocher
de ces modèles, on s'aperçoit qu'il échappe, en tant qu'événement,
à certaines de leurs caractéristiques. Ramenant chaque année au
même moment les événements, il les présente à peu près de la façon
dont ils se sont déroulés. Le réel ici permet à la trace mnésique de se
réveiller avec, dans l'ensemble, des caractéristiques toujours à peu
près identiques. Cette rencontre du réel et de la trace mnésique est
si vraie que parfois le pare-excitation a du mal à jouer son rôle et que
la date où l'on fête l'anniversaire devient l'occasion de véritables
passages à l'acte mortifère. Défaillant à sa fonction protectrice, le
pare-excitation devient dans ces cas, à son tour, l'objet stimulant et
la seule issue possible à l'agression du réel (la date du calendrier qui
réveille le souvenir par exemple) est la réponse des pulsions et leur
passage dans ce même réel.
De plus, la mise en avant de la notion de trace mnésique à propos
du fait « anniversaire » implique aussi le temps. Au niveau du moi,
en effet, l'importance du temps est évidente, le monde extérieur étant
fait de stimulations temporelles auxquelles la conscience ne peut
échapper : toute notre vie est marquée par la montre, le calendrier,
les rendez-vous, les programmes rythmés auxquels nous sommes
soumis, et à ce niveau le temps devient une simple donnée perceptuelle,
au même titre que l'aube et le crépuscule.
Bien autrement en est-il de l'inconscient où nous savons que le
temps, s'il peut compter, ne suit pas les mêmes règles. Lorsque Freud
affirme que le temps n'existe pas dans l'inconscient, il s'agit bien sûr
du « temps ordinaire », temps que nous présente le monde. Mais nous
savons pareillement, et d'autres l'ont montré avant nous, que même
si les souvenirs sont « en vrac » dans l'inconscient, ils sont connotés
à leur façon du moment de leur inscription. Déjà on peut dire que le
temps du conscient est de l'ordre de la continuité et que le temps de
l'inconscient est de l'ordre de la rupture et du discontinu. Nous rejoi-
L'anniversaire et sa magie 1197

gnons par là ce que Freud a écrit dans le « Bloc-Note magique » où


précisément c'est à partir de la discontinuité que le temps apparaît :
« J'ai supposé, écrit-il, l'inexcitabilité périodique du système perceptif;
j'ai de plus appréhendé que cette façon de faire discontinue du système
perception-conscience fonde la constitution de la présentation du
temps. »
Entre ces deux modes de fonctionnement, quelque chose se passe
donc qui fait le lien entre le discontinu et le continu et dont le métro-
nome nous donne un exemple objectivé : le même objet marque la
continuité du temps précisément en le découpant avec régularité.
A l'inverse, et ce n'est pas sans raison que la comparaison nous vient
encore ici de la musique, un terme peut être employé que Yvonne
Lefébure utilisait pour définir le rôle de la pédale, telle que Cortot
en usait : le bon usage que faisait ce pianiste de la pédale donnait à la
mélodie une « indiscontinuité », c'est-à-dire un mélange de quelque
chose de nécessairement coupé mais qui donnait l'aspect du continu4.
Retraçant à propos d'une date venant du dehors, un événement
lointain et internalisé, continuité et discontinuité se mêlent pour
donner une certaine illusion : l'indiscontinuité, qui est le reflet de la
retrouvaille d'un temps du dehors et d'un temps du dedans, effet dont
l'anniversaire est l'exemple achevé.

Dr Jacques CAÏN
17, rue Frédéric-Mistral
13008 Marseille

4. Claude NANQUETTE, Anthologie des interprètes, Stock, 1979, p. 555.


JACQUELINE COSNIER

A PROPOS DU BLOC MAGIQUE :


LA TOPIQUE ET LE TEMPS

L'évolution de la pensée de Freud sur la mémoire, ou plutôt sur


les destins de la trace laissée par les événements vécus, les « expé-
riences », pour arriver à la métaphore du bloc magique, est marquée
par différentes étapes qui peuvent représenter elles-mêmes des réim-
pressions, des réinscriptions, à travers un processus de réinventions
théoriques, de son auto-analyse.
Ce sur quoi j'aimerais insister, c'est sur le rapport continu entre
la pratique de Freud et la création de modèles (qu'il s'agisse de méta-
phores ou de concepts à différents niveaux d'abstraction) pour décrire
les relations entre le passé et le présent, ou les effets d'une temporalité
spécifique à la psychanalyse.
La capacité de Freud à prendre en compte dans sa perception et sa
réflexion sur une expérience relationnelle, quelle que soit au départ
la « technique » utilisée, la complexité de ce qui s'y passe, lui permet
de traduire le résultat de cette différenciation de plus en plus fine
d'éléments dans un ensemble jusque-là simplifié par les théories précé-
dentes. D. Anzieu souligne l'importance de l'écriture pour Freud, ce
passage direct de la pensée au graphisme, issu de son histoire person-
nelle, importance de l'écriture retrouvée dans les modèles métapho-
riques utilisés dans les moments décisifs de son itinéraire sur lesquels
Derrida a mis l'accent. Ce que représente l'écriture, sous ses différentes
formes (idéographique, pictographique, etc.), est sans doute déter-
minant pour la mise en rapports du corps et du psychisme, de la force
et du sens, et tous leurs intermédiaires de délégation, de représentance,
de représentations.
Mais ce n'est pas un hasard non plus si ce sont les hystériques et
leurs dons d'inscription dans le corps, « puisant aux mêmes sources
que le langage » pour communiquer leurs mouvements émotionnels,
Rev. franc. Psychanal., 5/1981
1200 Jacqueline Cosnier

qui furent pour Freud les interlocuteurs valables, stimulant ses facultés
de traduction. La notion de transfert inventée dans la rencontre entre
une expérience personnelle et celle de Breuer avec Anna O., comme
enfant de cette rencontre (comme « rejeton ») est le prototype de la
créativité théorique freudienne. La notion de transfert constituait un
instrument de connaissance dans plusieurs directions, puisqu'elle
différenciait à la fois le passé et le présent, la personne du père et
celle du thérapeute, faisant du même coup apparaître le processus
qui les condensait, et une ouverture nouvelle sur les rapports entre
mémoire et perception. L'effet thérapeutique du souvenir dans sa
réapparition hypnotique avait été un premier pas, mais qui ne per-
mettait pas la généralisation d'un modèle de fonctionnement psycho-
logique, indépendant de l'hypnose et d'un état pathologique que
Breuer définissait comme « hypnoïde ».
Les étapes de la pensée de Freud concernant ces rapports entre
mémoire et perception suivent alors celles de sa relation avec ses
patients, et grâce aux rêves (ce sont aussi les hystériques qui lui ont
montré la voie, mais elles ne lui ont montré que parce qu'il a accepté
de recevoir leur message, quelle que soit la forme de leurs énonciations1)
celles de son auto-analyse qui marque le passage définitif entre les
tentatives de théorisation physiologique et psychologique. Les vicis-
situdes du mot « métapsychologie » dans les lettres à Fliess constituent
un fil conducteur. Les lettres du 13 février 1896 et du 2 avril 1896,
c'est-à-dire avant la mort de Jacob et la « névrose de transfert » qui
la suivit, contiennent pour la première fois ce mot qu'il associe à ses
aspirations philosophiques et à leur satisfaction dans le passage de
la médecine à la psychologie. Comme il le dira plus tard, la méta-
physique est une projection sur le monde extérieur du monde intérieur,
et la métapsychologie est l'ensemble de la connaissance sur le monde
intérieur, y compris le sens caché, inconscient, inconnu. C'est après
la mort du père, le travail de deuil et le transfert sur Fliess, que le mot
prend un nouveau sens : « Au-delà de ces considérations (sur la psycho-
pathologie) se dissimule mon enfant idéal, mon enfant problème :
la métapsychologie » (12 décembre 1896). Le travail sur le rêve, nous
savons qu'il est l'enfant du père, à sa naissance, mais qu'il devient,
en même temps que le premier édifice métapsychologique, le témoin
de la découverte oedipienne et du désir incestueux. La lettre du

1. La rencontre décisive entre les patientes et Freud qui fut le rêve de l'Injection faite à
Irma, réseau de rencontres entre l'hystérie de Freud et celle de la patiente, entre le rêve et l'hys-
térie, fait théoriquement, de l'hystérie, un système de fonctionnement mental.
La topique et le temps 1201

10 mars 1898 dévoile l'hésitation de Freud et le besoin de la réassurance


de Fliess pour l'utilisation du terme « métapsychologie », puisqu'il
rassemble tous les éléments de la découverte de l'infantile et de son
amnésie, avec les souvenirs de Freud représentés par cette période de
un à trois ans.
Nous savons que cette lettre a été écrite au lendemain du rêve sur
la monographie botanique, que je ne veux pas reprendre ici2. Je vou-
drais seulement en souligner deux points :
1 / Ce rêve marque une étape fondamentale dans la théorisation
de Freud sur le rêve, la seconde après celle qui a suivi le rêve de l'Injec-
tion faite à Irma. Cette seconde étape met en évidence les sources infan-
tiles du rêve, comme cela est indiqué dans la lettre à Fliess.
2 / Le souvenir d'enfance associé au « tableau en couleur » du
rêve : « Mon père s'amusa un jour à abandonner à l'aînée de mes
soeurs (Anna) et à moi, un livre avec des images en couleur... j'avais
alors cinq ans, ma soeur n'avait pas trois ans, et le souvenir de la joie
infinie avec laquelle nous arrachions les feuilles de ce livre (feuille
à feuille comme s'il s'était agi d'un artichaut) est à peu près le seul
fait que je me rappelle de cette époque. » Le souvenir ouvre la voie à
d'autres, plus anciens encore, c'est-à-dire à ceux de la période de
Freiberg, de Nannie, de la séparation (Nannie disparue parce que
« coffrée »), souvenir qui aboutira à la théorie du souvenir-écran,
de la prairie aux fleurs jaunes, et de Pauline dont il arrache les fleurs
avec John, c'est-à-dire à la mise en rapport de l'infantile et de l'après-
coup pubertaire. Le premier souvenir, celui du livre aux feuilles arra-
chées, avait été aussi associé à l'adolescence : la passion de Freud pour
les livres, qui en fit un Bucherwurn, et qui lui fit dépenser son argent
et provoquer les reproches du père, qui ne tenait pas compte qu'il
eût pu le dépenser pour un « pire-objet ». Les livres à la place des
femmes, le livre comme corps de la mère, est ainsi désigné comme reje-
ton surdéterminé de tous les désirs incestueux et de la culpabilité
oedipienne (positive et inversée, puisque en écrivant le livre sur les
rêves, Freud s'approprie l'activité paternelle d'empreinte, d'écriture
(cf. le sens de l'inhibition à écrire dans Inhibition, symptôme et angoisse)
de « souillure » et l'activité maternelle de création. Le passage de la
médecine et de la métaphysique à la « métapsychologie » représente
un nouveau système, une nouvelle forme de « sublimation », peut-être
intermédiaire : de la manipulation « scientifique » des corps intégrant

2. Cf. D. ANZIEU, L'auto-analyse de Freud, PUF, 1959.


RFP — 40
1202 Jacqueline Cosnier

pulsions partielles voyeuristes et sado-masochistes, à la projection


dans les systèmes philosophiques de perceptions, d'intuitions endo-
psychiques, un système de connaissance psychologique, mais allant
au-delà de la conscience, retrouvant la profusion des représentations
corporelles et ouvrant du même coup la voie de leurs enchaînements
indéfinis, en même temps que de leur réorganisation périodique. La
théorisation du souvenir-écran qui spécifie la conception psychana-
lytique de la mémoire, fournit un modèle de fonctionnement qui
comporte le même paradoxe que celui de l'objet trouvé quand il est
perdu : le souvenir est retrouvé quand il est créé dans un deuxième
temps, laissant dans l'inconnu les inscriptions, les frayages, les traces
primitives. Nous pouvons constater tout de suite que nous y retrouvons
le modèle proposé par S. Lebovici, de la névrose de transfert qui révèle
en la créant la névrose infantile.
C'est tout le problème de la connaissance qui est en jeu, l'invention
freudienne représentant tout entier une théorie sur la connaissance,
ses contraintes et ses limites. Car s'il faut deux temps pour connaître
(deux temps séparés par une latence), le refoulement et l'amnésie font
partie du système. Les concepts psychanalytiques constituent peut-être
une pensée spécifique qui serait différente de la pensée scientifique que
Freud situait comme dernière étape, après la pensée animique et la
pensée religieuse. Comme il l'écrit dans Totem et Tabou, son livre
préféré, la pensée animique est le premier système intellectuel, un
système de connaissance qui permet une certaine action sur le monde
extérieur, et le fonctionnement hystérique en garde des traits. Ce qui
spécifie la pensée psychanalytique c'est qu'elle prend en compte les
rapports entre les systèmes de pensée animique, religieuse et scienti-
fique, et les « interférences de logiques » selon les termes de M. Neyraut.
La différenciation des systèmes de la perception et du souvenir
suit très exactement la progression de Freud dans ces passages entre
la médecine et la métapsychologie à travers son auto-analyse et celle
de ses patients.

De l'hystérie au rêve

Dans ses considérations théoriques, Breuer écrit : « Une condition


nécessaire de la fonction remplie par l'appareil percepteur est l'extrême
rapidité du restitutio in statum quo ante, sans quoi d'autres perceptions
ne pourraient plus se produire. Pour la mémoire au contraire, une telle
restauration ne saurait s'effectuer et toute perception crée une modifi-
La topique et le temps 1203

cation permanente. Il est impossible qu'un seul et même organe suffise


à ces deux conditions contradictoires. Nous devons admettre qu'il
(l'appareil percepteur) est affecté d'une excitabilité anormale, carac-
tère qui, justement, rend possible l'hallucination »3. Cette différen-
ciation ainsi posée met donc déjà en rapports mémoire, perception,
hallucination, mais dans une conceptualisation neuro-physiologique,
chaque manifestation fonctionnelle ayant son support organique.
Dans le même temps, la classification que fait Freud des systèmes
mnésiques, dans un sens topique, selon différentes sortes d'associa-
tions, se réfère à des systèmes de pensée : 1 / une disposition chrono-
logique linéaire ; 2 / un groupement en strates pour former un thème,
concentriquement disposés autour du noyau pathogène ; 3 / une dis-
position suivant le contenu mental, qui peut suivre une voie sinueuse
et a un caractère dynamique, « ce qui rappelle le problème des zigzags
du cavalier sur le damier des jeux d'échecs ». L'analyse ressemble à
un « dépouillement d'archives tenu dans un ordre parfait ».
La complexitéde ces enchaînements et « des noeuds où se rencontrent
deux ou plusieurs lignes » (la surdétermination du symptôme en est
un modèle) anticipe la métaphore du tisserand de la Traumdeutung.
Il s'agit ici du jeu des représentations comportant leur caractère dyna-
mique, topique, et non de fonctionnements classés selon des substrats
physiologiques. Il faut ajouter que, en ce qui concerne l'hystérie, les
« groupes psychiques séparés » qui agissent apparemment comme des
corps étrangers internes, ne sont pas vraiment séparés : « leurs couches
superficielles s'intègrent partout dans les éléments du moi normal »,
et l'organisation pathogène agit plutôt « comme une infiltration ».
Dans ce parallèle, c'est la résistance qui représente l' « élément
infiltrant »4.
La différence entre les instruments de connaissance de Breuer et
de Freud nous introduit dans ce qui va spécifier la pensée psycha-
nalytique, c'est-à-dire l'intérêt, l' « investissement » de Freud pour
ce qui se passe entre lui et ses patientes, c'est-à-dire les traductions
des matériaux hétérogènes de ces expériences relationnelles en plu-
sieurs langues. Le langage verbal en est une parmi d'autres, « puisant
aux mêmes sources » que la symbolisation en oeuvre dans les symptômes
de conversion. D'autre part, l'idée de catharsis comporte celle d'une
dramatisation et pose alors le problème des transcriptions, puis des

3. J. Considérations théoriques, in Etudes sur l'hystérie, note p. 149.


BREUER,
4. S. FREUD, Psychothérapie de l'hystérie, in Etudes sur l'hystérie, p. 235.
1204 Jacqueline Cosnier

transformations de l'affect qui sont liées à ces différents modes de


représentations. C'est dans l'article sur les psychonévroses de défense
en mai 1894 que Freud va classer sous des rubriques de « mécanismes
de défense » les différents sorts de l'affect : déplacement, conversion,
transformation. Ce dernier mécanisme donne à la dimension écono-
mique, à la notion de « quantité » une valeur fondamentale dans l'utili-
sation des possibilités de traduction, de rapports entre les représen-
tations, puisque cette utilisation dépend de l'élaboration psychique de
l'excitation somatique.
La coupure entre cette excitation et son expression psychique qui
permet de différencier la neurasthénie, la névrose d'angoisse et l'hystérie,
explique la recherche contenue dans l'Esquisse, où les rapports qualité-
quantité trouvent une mise en forme. L'étiologie des névroses actuelles,
à partir des fonctionnements économiquement pathogènes de la
sexualité, semble, contrairement à celle de l'hystérie, échapper en
même temps aux représentations au niveau psychique, et au passé,
à l'histoire. Ils échappent au souvenir et à la réminiscence. C'est
comme s'ils n'avaient aucun lien avec le passé de l'individu. Le champ
de la psychanalyse se précise dans le manuscrit E (de la même époque,
semble-t-il, où est utilisé pour la première fois le terme de libido,
et de « libido psychique ») par le lien entre « l'insuffisance d'affect
sexuel et la disparition du désir, d'où une transformation en angoisse
de la tension qui n'a pas été psychiquement liée »5.
Dans sa lettre à Fliess du 25 mai 1895, Freud a formulé l'ambition
qui le soutient dans son « Projet de psychologie scientifique à l'usage
des neurologues » : « Découvrir quelle forme assume la théorie du
fonctionnement mental quand on y introduit la notion de quantité,
une sorte d' « économie des forces nerveuses », dans le but de satisfaire
sa passion pour la psychologie : la psychopathologie représentant un
moyen. Comme il le dit, l'Esquisse est le résultat d'une activité inlas-
sable où il « imagine, transpose, devine », et on peut penser que dans
cette première mise en forme de la théorie « psychologique » le choix
de métaphores « neuroniques » est là, comme anticipation de ce nouvel
instrument de connaissance que constituera le rêve (celui de VInjection
faite à Irma est de la même année) puis, deux ans plus tard, le fantasme.
Ce qui nous intéresse ici, c'est ce que devient la mémoire dans ses
rapports à la perception.
Nous retrouvons des éléments déjà présents dans les Etudes sur

5. S. FREUD, Manuscrit E, in La naissance de la psychanalyse, p. 83.


La topique et le temps 1205

l'hystérie, notamment à propos de la notion de frayage comme chemin


percé, tracé par effraction d'une résistance, donc d'un lien indisso-
ciable entre, comme le souligne Derrida, le psychisme et la trace, les
traces constituant la mémoire, et la résistance, tandis que les neurones
de la perception ne retiennent rien. Comme dans l'hystérie, résistance
et inscription des « impressions » sont liées. « La mémoire n'est donc
pas une propriété du psychisme parmi d'autres, elle est l'essence même
du psychisme »6. Ce qui correspond à ce constat que lorsque Freud
parle de l'insuffisance de libido psychique, la névrose devient « actuelle »,
c'est-à-dire indépendante des effets du temps, sans mémoire, et ce
sont les différences de frayages entre les neurones <{;, donc les diffé-
rences de résistance et d'équilibre entre les forces qui sont à l'origine
de la vie psychique. A cette action de la quantité s'ajoute la répétition.
Comme nous le verrons beaucoup plus tard, au moment de l'Au-delà
du principe de plaisir, la répétition suppose les intervalles entre les
répétitions, et le travail indissociable entre qualité et quantité selon
une caractéristique de « rythmicité ». Mais déjà dans l'Esquisse, le
délai, le retard (la différence de Derrida) et le détour, les processus
secondaires, apparaissent comme inséparables des processus primaires
qui dans leur conception extrême de pure décharge sont incompa-
tibles avec la vie. Les rythmes vitaux eux-mêmes, la nuit - le jour,
constituent des alternances de fonctionnement, de mise en latence,
et, par leur répétition, des effets d'après-coup. Enfin se pose le pro-
blème de la conscience et des « qualités » qui sont définies par elle.
L'hypothèse d'un troisième système de neurones entre les deux autres,
à la limite dedans-dehors, n'est là que pour définir une fonction qui ne
procède pas de la quantité, mais qui naîtrait à partir des différences,
différences quantitatives, discontinuité. Cette mise en rapports de
deux temps, deux lieux, deux objets intègre les relations de l'individu
avec son environnement, et c'est, au sein de cette théorisation apparem-
ment physiologique, et constitutionnaliste, ce qui nous achemine vers
la psychologie.
La première description de l'expérience de la satisfaction fait en
effet le lien entre l'Esquisse et la pratique thérapeutique. La notion
d' « image motrice » placée à l'origine de la constitution du psychisme
définit une première étape entre le corps et la représentation, comme
effet de la rencontre spécifique du petit d'homme avec la personne qui
lui est nécessaire pour faire cesser la tension du besoin. Cette rencontre

6. Jacques DERRIDA, L'écriture et la différence, Ed. du Seuil, 1967, p. 299.


1206 Jacqueline Cosnier

aboutit à un « frayage », ou une association, entre la perception tournée


vers l'extérieur et « les annonces de la décharge provoquées par le
déclenchement du mouvement réflexe qui a suivi l'action spécifique »,
et aussi entre les manifestations des modifications internes et « la
personne bien au courant » qui y répond. C'est donc un ensemble
d'éléments, une séquence se déroulant dans un certain ordre, et se
répétant à chaque état de tension, qui réactive une image mnémonique
se dégageant comme une forme sur un fond et aboutit à l'hallucination.
Il ne peut donc s'agir à chaque fois d'un simple passage dans des
traces déjà frayées, mais de transformations qui comportent toujours
à la fois une différenciation et une réorganisation. A partir de l'hallu-
cination, c'est la différenciation avec l'objet perçu qui créera un nou-
veau système et le rêve sera la voie royale pour son étude.
L'image motrice peut représenter le désir à son origine différen-
ciante du corps et du psychisme, où les fonctions d'étayage sont déter-
minées par leur adaptation aux besoins, donc à la périodicité de ces
besoins, avec les conséquences de cette inscription. L'originaire prendre
en soi-rejeter, selon le principe de plaisir-déplaisir, revient dans l'article
sur « la Négation », paru la même armée que « le Bloc magique », comme
origine de la pensée. On y trouve la même structure que dans le rêve,
conception possible du fantasme inconscient où le sujet est partout,
mais surtout dans le verbe comme désignant un mode d'interaction,
où ce qui importe est le type de rapport et non les éléments. L'inves-
tissement des fonctions de perception en dépend et l'hallucination de
l'objet, comme perception créée de l'intérieur, est le témoin de la
transformation psychique déterminée par la répétition de l'expérience
de satisfaction. Dès cette conception des frayages, c'est leur organi-
sation qui détermine la possibilité des traductions, des réorganisations
futures, contrairement à l'attraction exercée par un originaire « trau-
matique » : « La douleur laisse derrière elle des frayages permanents
en 41 à la manière d'un coup de foudre »7.
La découverte de 1895 à propos du rêve comme « réalisation de
désir » dégage la théorie des métaphores neuroniques pour décrire les
différents modes de représentation, de liaison entre vu, entendu, vécu.
Ce passage, que la lettre 52 du 6 décembre 96 met en évidence, suit
la mort de Jacob et le rêve : « On est prié de fermer les yeux/un oeil. »
Elle manifeste en effet dans ce remaniement théorique chez Freud,
l'effet du remaniement provoqué par la mort du père, le début de

7. La naissance de la psychanalyse, p. 327.


La topique et le temps 1207

l'analyse du transfert sur Fliess, et elle est elle-même une théorie de


la « restructuration » périodique des traces mnésiques. La « mémoire
est présente plusieurs fois » en différentes sortes de signes. Le premier
système de signes, les indices de perception, sont aménagés selon
les associations simultanées et sont incapables de devenir conscients.
Il s'agit d'un premier enregistrement, mais il comporte des éléments
perceptifs hétérogènes en même temps que des « impressions ». Le
deuxième enregistrement, ou « transcription » (donc restructurant déjà
le premier) est aménagé, peut-être, suivant des rapports de causalité.
Ces traces inconscientes correspondraient peut-être à des souvenirs
conceptionnels et seraient aussi inaccessibles au conscient. Ces deux
enregistrements ainsi réunis font entrevoir l'organisation d'une pensée
primaire qui résulterait des traces laissées par les effets de la rencontre
avec la psyché et le fonctionnement mental de « la personne bien au
courant ». Quant à l'enregistrement correspondant au préconscient
et donc aux liaisons avec les représentations verbales, « conscience
cogitative secondaire » il est celui du « moi officiel ». Ces systèmes
mnésiques qui sont autant de transcriptions à des niveaux différents
d'organisation à travers le temps ne correspondent pas à une succes-
sivité génétique, comme certains textes sur le primaire et le secondaire
pourraient le présenter. Dès l'origine un jeu de forces contraires et de
temps, en même temps que de répétition de ces rapports d'impressions
et de rythmes exclut le fonctionnement primaire de décharge tel qu'il
était conçu dans l'Esquisse. Le psychique et les signes sont soumis à
des modes de traduction plus ou moins accessibles selon l'époque de
cette traduction, le refoulement agissant pour toute traduction source
de déplaisir. Ce qui sera plus tard conceptualisé dans les termes de
« refoulement originaire » introduit la pesée du non-représentable,
du non-symbolisable, et de l'attraction dans son système. Le refoule-
ment secondaire de l'hystérie — et la réminiscence qui en est la consé-
quence — apparaissent comme le plus accessible à la traduction. Dès
la lettre 52, le caractère sexuel associé à ces traces est fondamental.
Logiquement, la notion de névrose actuelle devrait en être modifiée :
il n'y a plus rien d'actuel, au sens du temps, mais seulement des effets
du temps selon les possibilités de restructuration, ou de déliaison des
traces. C'est en 1920, dans l'Au-delà, que la notion de névrose actuelle,
associée à la « névrose traumatique », sera elle-même reconsidérée,
en même temps que les effets d'Eros ou de leur destruction.
Derrida souligne le lien indissociable entre les signes et la date
de leur enregistrement : «L'expérience inconsciente... n'emprunte pas,
1208 Jacqueline Cosnier

produit ses propres signifiants », ce qui limite les possibilités de traduc-


tion qui suppose que le même signifié reste présent en changeant de
signifiant. « L'écriture originaire, s'il en est une, doit produire l'espace
et le corps de la feuille elle-même »8. Les limites de cette traduction
de l'inconscient, comme de l' « ombilic » du rêve, stimule une élabo-
ration indéfinie des « traces », des impressions qui insistent dans leur
idiome individuel sans pouvoir trouver souvent de traduction psychique.
La conception du traumatisme au-delà de celui qui, dans un fonction-
nement hystérique, aboutit à une réminiscence, apparaît dès l'histoire
de l'Homme aux loups, lorsque la traduction dans le rêve des impres-
sions originaires qui se répétaient dans les comportements, mit en
danger le sentiment d'unité, voire d'existence du moi, et fit surgir
l'angoisse. C'est peut-être la contrainte à l'intégration psychique de
ce qui n'avait jamais été jusque-là représenté, qui fait apparaître
l'angoisse. Le progrès de la « psychisation » peut être vécu comme un
danger pour le moi brusquement débordé par cette modification dans
l'équilibre des investissements. Cette réflexion nous ramène aux pro-
blèmes de la cure et à ceux que Freud, à partir de 1920, s'est efforcé
d'introduire dans la théorie pour prendre en compte ce qu'il a appelé
la « réaction thérapeutique négative » et les déceptions laissées par les
efforts de traduction.
Les rapports de causalité qui sont attribués aux représentations
inconscientes supposent déjà un travail de l'espace et du temps, de
catégories qui différencient le Je du non-Je, dans le sens que Piera
Aulagnier assigne au registre du primaire : l'attribution au porte-parole
du tout pouvoir du désir, qui correspond à un nouveau rapport entre
mémoire et perception, un après-coup déjà qui transforme ce qui a été
inscrit avant. Quant au préconscient comme dernière transformation
des traces, il implique la liaison avec les représentations de mots, avec
ce que comporte d'inclusion ou d'exclusion ce passage aux liaisons
verbales. Le rêve a bien sûr représenté un moyen de traduction privi-
légié, puisqu'il permettait un code intermédiaire entre les représentations
visuelles, figurées, les représentations de choses et les représentations
de mots. Et la question se pose à propos du rêve, des rapports entre
perception, mémoire, hallucination, de la « virginité » toujours recouvrée
du système perception-conscience. La notion de reste diurne constitue
une plaque tournante entre les différentes sources du rêve, à partir
du moment où sont prises en compte les sources infantiles. Dans la

8. Ibid., p. 311.
La topique et le temps 1209

Traumdeutung, Freud semble utiliser de façon peu différenciée, et


même comme équivalentes les notions de reste diurne et de pensées
latentes. Or, les restes diurnes apparaissent davantage tournés vers la
perception extérieure, alors que les pensées latentes viennent de l'inté-
rieur. Elles sont issues de la rencontre entre une perception extérieure
et les mouvements pulsionnels, les désirs stimulés à cette occasion.
Désirs qui trouveront des liens avec l'infantile pour constituer le rêve.
Si le désir infantile est le capitaliste, la réussite ou l'échec du rêve
tiennent au rapport entre le capital et les possibilités que les représen-
tations, leur diversité notamment, offrent aux investissements. La
méthode associative permet d'augmenter considérablement les maillons
des chaînes à partir de chaque élément du rêve, en même temps que le
repérage des « noeuds », des « ponts » qui attachent les chaînes ensemble.
La métaphore goethéenne du tisserand est associée au rêve de la mono-
graphie botanique, à cause des souvenirs infantiles retrouvés, dans
la mesure où s'y trouve intégrée la singularité des impressions de
l'enfance en même temps que des personnages qui ont été les prota-
gonistes des « scènes », mais aussi la singularité des traductions « après
coup » de chaque rejeton pulsionnel. Ce rêve et ses associations font
resurgir d'autres souvenirs, plus anciens, ceux du « souvenir-écran »,
avec la théorisation qui en sera faite un an plus tard.

Du rêve au transfert

C'est à partir de la réussite ou de l'échec du rêve, de sa fonction


comme gardien du sommeil, que sont envisagés les rapports entre le
rêve et la psychothérapie. Dans l'inconscient « rien ne finit, rien ne
passe, rien n'est oublié »9. La psychothérapie n'a d'autre démarche que
de « soumettre l'inconscient au préconscient » pour remplacer la
« décharge motrice dans la crise » qui représente l'actualisation des
traces les plus anciennes. La fonction de la psychothérapie est donc
la même que celle du rêve, un compromis entre deux systèmes : l'exci-
tation inconsciente (c'est-à-dire sans représentation, donc libre) et le
contrôle du préconscient. Le rêve accomplit « les deux désirs dans la
mesure où ils s'accordent » et Freud reprend cette restriction pour
aborder les cas où le rêve échoue : il est interrompu, et c'est le cauchemar.
La fonction de synthèse du rêve (« le rêve fait un tout »), préservant
le sommeil, fait place à l'effroi, à l'angoisse, autre forme de crise. Une

9. S. FREUD, L'interprétation des rêves, p. 492-493.


1210 Jacqueline Cosnier

note a été ajoutée en 1917 où les deux systèmes sont devenus deux
« personnes », et à une étape de la théorie où le « moi » et le narcissisme,
la dramatisation topique interne évoluait vers une « personnalisation »
des systèmes et de leurs conflits — comme celui du couple homme-
femme par rapport aux désirs — à l'intérieur du moi. Le rêve de Freud
analysé en détail par D. Anzieu : « Mère chérie et personnages à becs
d'oiseaux » marque justement un tournant dans la réflexion de Freud
du point de vue de cette économie du rêve, et nous permet de l'associer
à la cure et au transfert.
On sait que ce rêve est le seul que Freud rapporte de son enfance
et qu'il interprète son réveil plein d'angoisse, non à la représentation
de la mère morte, mais à l'effet économique du désir sexuel, plus ou
moins confus et refoulé contenu dans le transport de la mère endormie.
La mort de la mère comme représentationest une élaboration secondaire
de l'angoisse. La vue de la mère au réveil fait cesser aussitôt l'angoisse.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette expérience complexe. Je n'en
retiendrai que ce qui permet de faire le lien entre le travail interne des
représentations, les affects, et les relations aux objets extérieurs. Si l'idée
de la mort (l'expression du visage de la mère dans le rêve était la même
que celle du grand-père sur son lit de mort peu de jours avant, et les
personnages à becs d'oiseaux rappelaient ceux du monument funéraire
égyptien) s'est ainsi imposée, c'est qu'elle apporte une représentation
de mot susceptible de se lier à une expérience émotionnelle impliquant
la sexualité, mais aussi la disparition de la mère, la nuit, emportée par
le père. Absence et sexualité sont intriquées par le remaniement des
investissements au moment du passage entre le jour et la nuit, et le
reflux de l'excitation sur le corps propre. Si la perception de la mère
est rassurante, c'est que l'investissement a retrouvé sa liaison et sa
régulation économique par les échanges avec elle. Nous retrouvons
dans cette séquence, à une autre époque, le modèle de l'expérience
originaire de la satisfaction, et la nécessité de la répétition de la même
retrouvaille de la « personne bien au courant » comme étayage, non
de la sexualité, mais de la psychisation de la sexualité et de son expres-
sion compatible avec les formes particulières, à chaque époque, de
transcription. La défaillancedes conditions d'étayage10 qui maintiennent
cet équilibre a un effet de condensation des traces mnésiques qui,
comme le dit Freud, ne peuvent plus se décharger que dans la motilité,
voire, comme les études psychosomatiques nous le montrent, dans le

10. La « confusion des langues » entre adulte et enfant dénoncée par Ferenczi.
La topique et le temps 1211

soma. L'étayage suppose donc des équilibres d'absence-présence, dis-


continuité perceptive, favorables à l'investissement du monde des repré-
sentations (investissement qui commence par celui de la fonction
hallucinatoire) qui préservent les liens en même temps que les diffé-
rences entre le dehors et le dedans.
Dans le schéma freudien de l'appareil psychique comme « machine
optique », Freud place les formations psychiques, les images, entre les
éléments organiques du système nerveux, et souligne l'importance du
négatif (« épreuve du processus négatif » comme premier stade de
l'image) qu'il reprendra en 1915 dans le Complément métapsychologique
à la doctrine du rêve sous la forme de l'hallucination négative. A cette
occasion, la nécessité de deux systèmes, l'un qui enregistre, celui de la
mémoire, et celui de la perception-conscience est réaffirmée. La trace
mnésique qui constitue une « modification permanente » du système
ne peut que s'associer à l'idée d'une stimulation permanente interne
à se re-présenter et le concept de pulsion en 1915 dans sa qualification
de délégation psychique et les vicissitudes de cette « représentance »
intègre cette source que constituent les traces mnésiques. Nous y
retrouvons, sous une autre forme, les rapports avec la personne des soins,
indissociable du narcissisme primaire en même temps que de la diffé-
renciation dedans-dehors et la création de l'objet — objet libidinal —
dans la haine. L'objet devient, à partir de sa création et des avatars de
sa représentation indispensable à la survie du moi, quels que soient ses
attributs bons ou mauvais, et la qualité des échanges externes et internes
entretenus avec lui.
L'enfant qui survit avec ses impressions dans le rêve (comme le
dit Freud dès la Traumdeutung), donne à l' « affect » — qui a toujours
raison, l'affect étant le seul élément qui dit toujours la vérité dans le
rêve — une valeur signifiante : la direction à choisir parmi les différentes
interprétations possibles, et, puisque le cadre de l'analyse est intermé-
diaire entre la vie éveillée et le sommeil par le désinvestissement du
système perception-conscience, avec ses franges hypnotiques et sugges-
tives (séductrices), le transfert devait apparaître comme levier de
transformationentre les « traces » et leur actualisation. L'échec du cadre,
comme l'échec du rêve, quand l'actualisation des traces mnésiques
attire et condense toutes les nouvelles perceptions dans la logique de
l'époque de son enregistrement, modifie la fonction de l'analyste.
Comme le réveil rassurant de l'enfant dans son cauchemar, il a pour
fonction moins de traduire, que de reconstruire les conditions d'étayage
du travail psychique. La note de la page 431 de la Traumdeutung qui
1212 Jacqueline Cosnier

recommande de ne pas rechercher l'essence du rêve dans son contenu


latent plus que dans son contenu manifeste, est fondamentale pour la
cure : l'essence du rêve est son travail11. Comme dans la cure, ce n'est
pas le contenu, manifeste ou latent, qui importe, c'est la forme de pensée,
la forme sous laquelle tel contenu est communiqué à l'analyste, avec les
transformations que le passage au dire a nécessitées. Et lorsque Freud
dit que le caractère contient les traces mnésiques de nos impressions
(les plus actives étant celles qui ne deviennent jamais conscientes), il
anticipe les développements postérieurs sur la réaction thérapeutique
négative, le noyau de névrose traumatique, et la répétition-pulsion de
mort. La notion de transfert est utilisée pour décrire le travail entre le
désir inconscient et la pensée diurne préconsciente : cette dernière est
indispensable pour servir de « couverture » au premier qui lui « trans-
fère » son intensité. Les possibilités de « transfert » dans la cure supposent
aussi qu'un travail de liaison et de transformation établisse des rapports
entre le passé et le présent, entre les traces mnésiques et les perceptions
actuelles, les pensées latentes témoignant de ces liaisons possibles.
L'angoisse elle-même comme dans le cauchemar témoigne d'une ten-
tative de travail. La fonction de l'analyste me paraît alors se modifier
selon les systèmes de fonctionnement des patients, par l'utilisation du
cadre et de la parole selon les caractéristiques individuelles de repré-
sentance. Si l'on a pu dire que le patient finissait par parler la langue
de son analyste, il est des cas où ce ne peut être que dans un mimétisme
sans aucun effet de changement. Puisque l'affect a toujours raison,
c'est peut-être lui qui peut permettre à l'analyste de parler une langue
qui soit utilisable pour effectuer les « transferts d'intensité », et faire
parler les « revenants » à travers leurs incarnations successives. Le rêve
peut devenir traumatique justement parce qu'il « fait un tout » de « vus »,
« vécus », « entendus » et donc aboutir à une réminiscence qui effracte
les barrières entre les systèmes. L'échec du rêve peut apparaître comme
la rançon de son pouvoir d'unification. Freud parle du « quotient de
condensation » associé au « laconisme du rêve ».
Dans la cure, la communication de cette angoisse à l'analyste va
dans le sens d'une élaboration secondaire qui « cherche à créer quelque
chose comme un rêve diurne » partagé, rétablissant en même temps les
liens avec un objet extérieur, et avec une autre façon d'organiser les
éléments hétérogènes apportés. Freud, en signalant que les processus
de relations ne sont pas exprimés dans le rêve, parce qu'ils « appartien-

11 Ibid., p. 431.
La topique et le temps 1213

nent au système plus avant », introduit la différence entre la pensée


visuelle et la pensée verbale qu'il développera en 1923. Dans les rapports
entre le désir infantile capitaliste et l'entrepreneur que constitue la
pensée diurne, l'oscillation entre les dramatisations internes de per-
sonnes et les relations aux objets extérieurs en tant que « revenants »
des personnages du passé, commande l'oscillation entre les systèmes
de pensée.

Du transfert à la répétition

Toutes les notions de traumatisme, de névrose actuelle, la prévalence


de l'économique qui font retour en 1920 et qui aboutissent aux modi-
fications métapsychologiquesconcernant à la fois le dualisme instinctuel
et la topique, s'intègrent dans le mouvement de réflexion de Freud
sur la pratique, aussi bien d'une pratique au-delà de la névrose que la
déception concernant les résultats de la cure, avec la « réaction théra-
peutique négative ». Ce sont les échecs du travail psychique qui sont
en cause, qu'il s'agisse de l'échec du travail de deuil dans la mélancolie
ou de l'échec du travail de rêve dans la névrose traumatique. Le moi
« officiel » devient peu de chose relativement à l'activité de tout ce qui a
été séparé, non seulement par le refoulement, mais par le clivage,
activité susceptible de se manifester par d'autres voies. L'inconscient
non refoulé, l'autre en soi repose le problème des principes de fonc-
tionnement. Le plaisir ne peut plus être associé à des variations pure-
ment quantitatives d'accroissement ou de diminution, et le « facteur
temporel de rythmicité », « degré de diminution et d'augmentation
en une fraction de temps donnée » rejoint la périodicité et la disconti-
nuité de l'Esquisse, sous la forme d'une « caractéristique instinctuelle »,
mais que l'on peut considérer comme une des constantes du fonction-
nement psychique.
Il est intéressant, du point de vue des rapports entre « traces mné-
moniques » et perception-conscience, de comparer les formes de répé-
tition que Freud décrit : celle de la névrose traumatique, celle du jeu
de la bobine et celle du transfert. En effet, si la première témoigne de
la désorganisation du travail psychique due au défaut de « préparation »,
à l'effraction par surprise ne permettant pas l'inhibition de la décharge,
fonction dévolue au moi, et se trouve alors réduite à un « automatisme »,
les deux autres apparaissent en contrepoint comme « modèle de travail
psychique », malgré les ambiguïtés du texte de l' Au-delà, et la déception
de Freud quant aux répétitions transférentielles.
1214 Jacqueline Cosnier

Le jeu de la bobine nous donne l'exemple d'une temporalité qui


donne à la répétition le même caractère créateur d'une nouvelle orga-
nisation psychique que la répétition inclut dans le modèle de l' « expé-
rience de satisfaction », à une autre étape du développement. Je n'en
reprendrai pas les détails, A. Green nous ayant donné une étude extrê-
mement fine qui met en évidence toute sa complexité. Freud, au fur
et à mesure de sa description, nous montre bien que la répétition ici
comme en d'autres circonstances (le récit des histoires aux enfants par
exemple), non seulement est compatible avec le plaisir, mais qu'elle
conditionne le plaisir et, on pourrait ajouter, aboutit à une transforma-
tion « qualitative » du plaisir. Si, en effet, le jeu est « procès de
l'absence »12 et comporte donc, comme la première différenciation
Je - non-Je, un deuil, donc un déplaisir, il comporte un plaisir auto-
érotique nouveau : le « Je à partir du jeu » est investi dans un ensemble
de perceptions visuelles, sensorimotrices et acoustiques qui répète le
plaisir spécifique d'une retrouvaille après une absence, donc d'un
après-coup. La réussite de ce jeu est d'ailleurs créatrice d'un enrichis-
sement et d'une complexification du travail psychique puisqu'il peut se
« décontextualiser » et se déplacer sur des expériences dans le miroir
(témoignage du fonctionnement symbolique). Cependant, à ce niveau
de développement, il faut ajouter que ce fonctionnement ne peut se
maintenir et se développer que si la mère, en tant qu'objet d'étayage,
confirme par ses retours après ses absences, l'efficacité symbolique du
jeu. C'est dire que le remaniementdes traces mnésiques par ces nouveaux
« enregistrements » nécessite la perception périodique de la personne
extérieure, maintenant ainsi par l'oscillation dans le temps, l'oscillation
dans l'espace entre le dehors et le dedans, donc le sentiment de conti-
nuité du Je.
On ne peut pas ne pas associer à cette expérience celle de la cure
et celle du transfert. La déception thérapeutique de Freud s'étend à la
répétition transférentielle dont il avait pourtant montré en 1914 (répéter
est une façon de se souvenir) qu'elle est une condition de la cure. De
même comment l'histoire de Trancrède et Clorinde qu'il donne comme
illustration de cet « automatisme » de répétition ne peut-elle pas rappeler
ce qu'il nous a dit depuis longtemps sur l'indestructibilité du désir et
le retour du même objet à travers les objets substitutifs ? Répéter est
le seul moyen d'actualiser les expériences infantiles. Ce qu'il nous faut
donc distinguer, c'est le transfert qui permet justement l'actualisation

12. A. GREEN, Répétition, différence, réplication, RFP, mai 1970, XXXIV, p. 461-501.
La topique et le temps 1215

et la communication à un interlocuteur, la « dramatisation », d'une


expérience passée, et la répétition automatique (comme dans le rêve
traumatique) d'une interaction qui détruit à la fois la temporalité et la
différenciation dedans-dehors, donc l'objet perçu et l'objet imaginaire
inscrit une fois pour toutes, intraduisible. C'est cette interaction qui
sollicite l'analyste à des fonctions qui se situent davantage au niveau
du néo-étayage que de l'interprétation. Et à cet égard, le cadre même
de la cure, analogon du jeu de la bobine par ses oscillations « répétées »
dans le temps et l'espace reconstitue cet étayage.
La reprise en 1920 des réflexions de Freud sur les rapports entre
conscience et traces mnésiques est donc corrélative du caractère de plus
en plus inconscient des mécanismes de défense (alors que le refoulement
hystérique était bien plus décrit comme porteur d'une certaine inten-
tionnalité). Et c'est l'échec des mécanismes de défense contre le monde
extérieur qui est placé à l'origine des difficultés du travail psychique.
On peut concevoir en effet que si la conscience est un système qui
fournit des « qualités », par les perceptions variées des différences et
des similitudes, aussi bien celles qui viennent du monde extérieur
que celles qui proviennent de l'intérieur, elle suppose le surinvestisse-
ment d'attention, donc une énergie mobile capable d'orienter et de
répartir les quantités d'investissement. La perception des qualités
apparaît alors antagoniste d'une mobilisation des défenses contre un
danger redouté en fonction d'impressions d'autant plus tenaces qu'elles
sont associées à des « processus qui ne sont jamais parvenus à la
conscience ». Puisque le système de la conscience s'est développé à la
limite de séparation entre l'intérieur et l'extérieur de l'organisme, ce
développement est déterminé par les interactions avec un environnement
précoce susceptible de maintenir un équilibre économique plus ou
moins favorable à la constitution de l'appareil psychique. Freud met
donc très clairement en opposition le degré de conscience avec la téna-
cité de la trace, et cette conclusion que nous retrouvons dans la « Note
sur le bloc magique » résulte bien des « impressions que nous avons
recueillies au cours de nos expériences psychanalytiques » : « La
conscience naîtrait là où s'arrête la trace mnésique »13.
La notion de pare-excitations introduit donc tout ce qui conditionne
la constitution d'un appareil psychique tel qu'il fut décrit au moment
de la Traumdeutung et conforme à l'interprétation psychanalytique,
donc d'un fonctionnement mental favorable à la cure psychanalytique.

13. S. FREUD, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse) p. 31.


1216 Jacqueline Cosnier

Ce que Freud disait déjà en 1915 sur les conditions de la prise de


conscience (cf. « L'inconscient ») comme nécessitant un travail qui
porte sur les rapports entre systèmes du point de vue dynamique,
la liaison entre traces mnésiques et représentations de mots, donc
incluant le « vécu » à l' « entendu », se complète par cette réflexion
sur la constitution même du fonctionnement mental, qui se prolongera
par celle du moi, et la dramatisation interne de la deuxième topique
comme dépendant de l'histoire des drames interpersonnels.
Dans ces rapports précoces entre l'organisme et son environnement,
le statut des représentations verbales, qui sont elles-mêmes des traces
mnésiques à partir de perceptions, dépend de ces drames et, semble-t-il,
des liaisons qu'elles peuvent établir avec les autres perceptions. Freud
nous dit à propos de la « pensée visuelle » telle qu'elle apparaît dans le
rêve : « Ce sont surtout les matériaux concrets des idées qui, dans la
pensée visuelle, deviennent conscients, tandis que les relations, qui
caractérisent plus particulièrement les idées, ne se prêtent pas à une
expression visuelle », ce qui « rapproche davantage la pensée visuelle
des processus inconscients que la pensée verbale »14. On peut en conclure
que cette pensée visuelle est un intermédiaire fondamental entre Incons-
cient et Préconscient et il n'est pas nécessaire d'insister sur l'importance
des rapports — de leurs contradictions ou de leur cohérence
— entre
les perceptions visuelles, acoustiques, sensorimotrices, affectives au
cours du développement, pour la constitution de ce tissu psychique
de liaisons. Le principe de plaisir-déplaisir tel qu'il est reconsidéré
alors, et sera précisé dans Le Problème économique du masochisme (paru
juste avant « le Bloc magique ») en constitue la dimension économique :
« Le plaisir et le déplaisir » (dont la définition subit un glissement entre
une conception objective physicaliste et une conception plus subjective,
dans le mouvement même de la « personnalisation » des instances)
ne sont plus « liés à l'élément quantitatif de l'excitation, mais à un
autre de ses caractères, qu'on ne peut appeler que qualitatif ». Revient
alors le caractère de la périodicité; « Peut-être est-ce le rythme, le
déroulement chronologique des modifications, augmentations et dimi-
nutions, de la quantité d'excitation ». Ce n'est pas un hasard si ce carac-
tère est évoqué à propos du caractère primaire du masochisme, comme
co-excitation de la douleur — comme susceptible de se condenser avec
les autres formes de masochisme dans la mesure où il risque de fixer

dans la répétition compulsive, aussi bien les relations inter- qu'intra-

14. Le Moi et le Ça, in Essais de psychanalyse.


La topique et le temps 1217

subjectives, et donc de donner à la relation à l'analyste ce caractère intem-


porel de déplacement d'un système qui a été institué comme condition
de survie du moi, résistant à toute modification.
Cette répétition de l'identique est bien la forme la plus convaincante
de l'incompatibilité entre la mémoire et le système perception-conscience
dont nous avons vu qu'il suppose une attention aux « qualités », donc
aux « différences ». On conçoit que le Bloc magique ait séduit Freud
par l'illustration concrète (la visualisation) de l'abstraction théorique.
L'article sur « la Négation » succède immédiatement à celui qui utilise
la machine, comme si la représentation concrète d'un « appareil »
avait servi d'intermédiaire pour relier les métaphores corporelles aux
fonctions psychiques, et préparer ce qui, dans Inhibition, symptôme
et angoisse, associera l'inhibition des fonctions à leur sens sexuel. Le
« prendre en soi » et « rejeter hors de soi » conditionne, dans leur jeu
analogue à celui de la bobine, le jeu du transfert : c'est et ce n'est pas
ma mère, l'analyste est et n'est pas mon père, donc le fonctionnement
de la symbolisation, et les interférences, les oscillations de symbolisation-
désymbolisation, sexualisation-désexualisation, l'identité de pensée et
l'identité de perception.
Le petit appareil dont la tablette de cire conserve les inscriptions
tandis que les deux autres feuilles, la feuille mince imprégnée de cire
et la feuille de celluloïd protectrice, qui ont cependant servi à tracer les
inscriptions, retrouvent leur « virginité » quand on les détache d'un
geste léger de la tablette de cire, comporte donc des équivalents des
trois systèmes : pare-excitations, perception-conscience, mémoire. On
peut noter qu'il s'agit de trois couches différentes des trois systèmes
topiques : Conscient-Préconscient-Inconscient, d'une autre répartition
intégrant, dans la suite des nouveaux concepts (entre 1920 et 1923)
la matière, la « chair », le « corps » de l'écriture aux jeux des repré-
sentations. Bien que, contrairement à notre mémoire, le bloc magique
ne puisse reproduire du dedans l'écriture une fois dissipée, son intérêt
illustratif est de donner une image des rapports entre Inconscient et
perception-conscience conforme aux variations d'investissement (du
surinvestissement de la conscience au retrait d'investissement, cette dis-
continuitéfondant la constitution de la représentationdu temps). L'expé-
rience analytique, surtout avec les enfants, nous permet d'observer
cette constitution par la discontinuité (répétée) de la rencontre avec le
thérapeute, constitution de la catégorie du temps en même temps que
de l'espace, le temps et le lieu d'une rencontre périodique entre deux
personnes.
1218 Jacqueline Cosnier

On peut ajouter que l'écriture choisie comme analogie de l'inscription


mnésique intègre, entre le temps et l'espace, la vue, les souvenirs
acoustiques, et les mouvements de la main — ici des deux mains « si
on imagine que d'une main on couvre d'écriture la surface du bloc
magique et que de l'autre côté on détache périodiquement les feuillets
superficiels de la tablette de cire ». On ne peut imaginer davantage de
liaisons entre les « sensations » visuelles, motrices, et les pensées, dans
ce jeu qui manipule la table, et ses voiles, « fait couler d'une plume un
liquide sur une feuille de papier blanc » ou « piétine le corps de la terre
mère », réalisant le coït dans l'appropriation auto-érotique de la fonction
procréatrice. Comme le souligne Derrida, c'est dès la Traumdeutung
que Freud interpréta toutes les machineries compliquées apparues en
rêve comme représentation des organes génitaux. Nous sommes
confrontés dans la cure, lorsque le fonctionnementmental s'est constitué
dans une carence de représentance psychique (comportant à la fois
indissociablement le désinvestissement des représentations et des qua-
lités affectives), aux difficultés de reconstitution de la différenciation
et des rapports entre les modes de pensée, les « logiques », dont le fan-
tasme originaire de scène primitive est la condition d'existence. Le
terme d'originaire ne renvoie pas nécessairement à une origine dans le
temps mais à une origine du fonctionnement mental tel que Freud en
a décrit les caractéristiques à partir de la cure analytique et de son
auto-analyse. Ce qui marque l'enrichissement de la théorie à partir
de 1920, ce sont les recherches sur les conditions d'utilisation et de
pouvoir de transformation de l'interprétation-déchiffrement d'un texte
manifeste pour que la représentation de mot ne se réduise pas à une
deuxième inscription sans liens avec la première. C'est le corps même,
le tissu psychique nécessaire pour l'écriture, qui a besoin de se consti-
tuer. Le refoulement lui-même, puisqu'il porte sur les représentations
sexuelles ne devient le mécanisme de défense privilégié que si la « pul-
sion » telle qu'elle est décrite en 1915, avec ses oscillations dehors-
dedans et ses destins a pu s'organiser à partir d'une « expérience de
satisfaction », de la perte et de la retrouvaille d'un objet, du jeu de la
bobine, de la mise en latence des impressions réactualisant en les
transformant après coup les traces mnésiques, donc dans une dramati-
sation interpersonnelle qui peut s'intérioriser dans des rapports intra-
subjectifs.
L'écriture et sa temporalité spécifique sont présentes dans la décou-
verte de Freud indéfiniment créatrice de « rejetons » : écrire ses rêves est
un modèle de ce fonctionnement puisque le « laconisme » du rêve est sus-
La topique et le temps 1219

ceptible de produire des réseaux associatifs au fur et à mesure de son


écriture, grâce aux multiples rapports des mots et des choses ainsi créés,
mais supposant un sujet qui les accueille et les observe, et que l'amour
pour ces relations internes garrotte les mouvements de violence des-
tructrice des liens. L'amour pour les mots, pour le livre, nécessite que
l'amour pour les choses ait été suffisant... et relance indéfiniment les
désirs de leurs liaisons... Jubilation de l'enfant dans la découverte de la
nomination comme possession de la chose absente et celle de la surprise
de l'analyste et du patient par une perception surgie d'une retrouvaille
dans le présent d'une partie de soi oubliée (contact de la feuille enduite
de cire avec les inscriptions de la tablette, mais avec des conséquences
bien plus importantes de transformation par la connaissance, qui aug-
mente à chaque fois les capacités de transformations). Ce que le petit
appareil veut surtout figurer c'est la structure du travail psychique
qui comporte la différenciation et la mise en rapports d'une part de
l'individu avec son environnement humain, en même temps qu'entre
les « couches » d'inscription, de mémoire et d'oubli. Le contact perma-
nent des couches ou leur rupture détruit le système, alors que le fonc-
tionnement mental suppose la mobilité des oscillations entre investisse-
ment et retrait du système perception-conscience. On peut donc sup-
poser que cette oscillation n'est possible que si l'attention n'est pas
confisquée par une vigilance permanente vis-à-vis du monde extérieur,
et peut se relâcher au profit de cette oscillation même. La pensée et
son travail supposent non seulement l'investissement d'objets internes
(les objets internes peuvent être pétrifiés, mortifiés), mais surtout
l'investissement de leurs multiples rapports.

Mme Jacqueline COSNIER


9, avenue du Maréchal-Foch
69006 Lyon
DENISE BRAUNSCHWEIG et MICHEL FAIN

BLOC-NOTES ET LANTERNE MAGIQUES

N'existe-t-il pas chez le lecteur parvenu au terme du court article


inspiré à Freud par le bloc-notes magique une certaine déception ? Le
temps où la conception d'une conscience purifiée de tout signe de dégé-
nérescence représentait simultanément un idéal évolutif et un point de
vue fondamentalement antipsychanalytique s'est éloigné.
Le système perception-conscience n'a pas de mémoire, il est
« l'organe des sens de l'appareil mental ». En lettres capitales dans le
texte, il est écrit que cet organe fonctionne en lieu et place de l'espace
figuré où s'inscrivent les traces mnésiques. La littérature psychanaly-
tique mentionne fréquemment une seconde scène où s'entrechoquent les
pulsions inconscientes. Le bref commentaire de Freud sur le bloc-notes
magique n'en laisse qu'une. Si la perception est au moi ce que l'impul-
sion instinctuelle est au ça, ce dernier n'est pas — quoi qu'en dise l'opi-
nion publique — aveugle pour autant. Le moi doit occuper la scène s'il
veut percevoir autre chose que ce qu'y verrait le ça et ce qu'il perçoit
vient souvent d'une nécessité grosse de contraintes, voire de déceptions
amoureuses et sociales. Un tel investissement du système perception-
conscience, selon Freud, ne peut être que discontinu, sa répétition don-
nant le sentiment du temps qui passe. Ainsi, la scène-écran occupée sur
un mode intermittent par le système perception-conscience est le lieu
d'une grande circulation où cherchent à s'infiltrer des rejetons de l'in-
conscient déguisés par la censure.
Par définition une pensée mise en latence ne peut venir s'inscrire sur
un bloc-notesmagique, tout juste pourrait-elley trouver quelque cachette.
Aux confins du moi et du ça la pensée latente possède le pouvoir non
seulement de mobiliser les énergies du ça mais aussi de provoquer des
concaténations avec des représentations de choses inconscientes, autre-
ment dit, d'opérer une régression formelle dans laquelle dominera la
figurabilité.
Voilà alors le bloc-notes magique menacé de se métamorphoser en
Rev. franc. Psychanal., 5/1981
1222 D. Braunschweig et M. Fain

une lanterne non moins magique apte d'ailleurs à prendre l'allure d'une
vessie. Cet envahissement de la scène opéré au détriment du système
perception-conscience contraint le moi à bien des rationalisations.
Au cours du chapitre VII de L'interprétation des rêves, Freud signale
qu'entre le fonctionnement mental vigile et le nocturne, il n'existe en
fin de compte que des différences quantitatives.
Le problème posé par la figurabilité des contenus préconscients
verbaux (ou autrefois préconscients) tels qu'ils apparaissent dans les
rêves fut abordé à plusieurs reprises par Freud. Ce même processus tel
qu'il se manifeste durant la vie vigile en général n'a reçu par contre que
des explications implicites. Ainsi, la notion de distance décrite par
M. Bouvet en tant qu'aménagement de la relation d'objet impliquait
l'infiltration de la réalité par une représentation fantasmatiquedominant
économiquement les données fournies par la perception. Parler de pro-
jection ne résout nullement le problème : qui dit projection dit inter-
prétation verbale subversive des données de la perception, ce qui la
différencie des dramatisations hystérique ou obsessionnelle.
Freud, dès l'orée de son oeuvre, décrit des « transferts » activés par la
fréquentation vigile de certains personnages. N'est-ce pas un besoin de
maintenir une conception simplifiée du transfert qui fait que le point
essentiel du phénomène a été insuffisammentétudié : que devient en une
telle occurrence la réalité du personnage sur qui s'opère le transfert ?
Dans quelle mesure un processus de figurabilité issu d'une certaineforme
de régression activée par des pensées mises en latence ne donne-t-il pas
au personnage qui provoque le dit transfert ses propres traits, son vrai
faux visage ? Que restait-il du vrai Dr Breuer, celui qui prit la fuite,
quand Bertha Pappenheim innervait hystériquement un corps accou-
chant d'un enfant d'un autre Dr Breuer ?
Si, à plusieurs reprises, Freud insista sur l'analogie existant entre le
rêve et le symptôme, il n'apporta qu'indirectementdes précisions sur ce
problème de la déformation des données de la réalité par une certaine
figuration : la crise hystérique s'accompagnant d'une éclipse de la cons-
cience n'est qu'une figurabilité inscrite dans un circuit d'innervations
hystériques ; c'est au cours d'une éclipse de conscience de Berta Pappen-
heim que Breuer entend parler d'un personnage qui porte son nom :
n'y a-t-il pas là de quoi parler de « vapeurs hypnoïdes » ? Un pas de
plus et les vapeurs hypnoïdes deviennent « belle indifférence », belle
indifférence dont la conversion hystérique serait la gardienne ? N'est-ce
pas d'ailleurs à propos des crises hystériques et des troubles de conver-
sion que Freud va montrer une analogie qui confinera à l'identité entre
Bloc-notes et lanterne magiques 1223

le symptôme et le rêve ? Mais, différence essentielle, ce moi éclipsé,


bellement indifférent, ne peut être le lieu de l'interprétation du trouble
de conversion. Le mystère du saut de la psyché dans le soma ne peut être
que conservé par un moi éclipsé ou indifférent.
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, la différence de réaction du
moi (seconde topique) au symptôme selon sa nature, névrotique ou de
conversion, fut soulignée par Freud. Il peut être dit, grosso modo, que le
moi de l'individu affligé d'une conversion obéit aux exigences du prin-
cipe de constance, une censure identique à celle du rêve étant alors opé-
rante, tandis que la complexité née de la conceptiondela secondetopique,
conception qui attribue au moi des tâches qui ne vont nullement dans le
sens d'un principe de constance (qui tend alors à se transformer en
principe de Nirvana), donne aux symptômes névrotiques une allure plus
remaniée et mouvante que la conversion.
Au cours d'un article précédent1 nous avons été amenés à postuler
l'existence et l'efficience au sein du fonctionnement mental d'investis-
sements préconscients maintenus latents et dont la présence ne peut
être mise en évidence qu'à travers le repérage de rejetons provenant
de l'action conjuguée d'une tendance de ces investissements précons-
cients à se figurer et de l'activité imposant un travail d'atténuation à la
tendance précédente. Ce fait exige, tout comme dans le rêve, un contre-
travail pour aboutir à une interprétation qui comprend en conséquence
un certain pouvoir de « défiguration ». Ces investissements préconscients
mis en latence, s'ils peuvent provoquer des actes symptomatiques, pro-
voquent aussi certaines actions qui, à l'examen, paraissent tout aussi
symptomatiques qu'un acte manqué (par exemple le choix d'un objet
sexuel qui est la représentation par le contraire de l'objet oedipien). Cette
action d'une censure qui travaille alors sur le même modèle qu'au cours
d'un rêve n'est pas sans poser bien des problèmes. Au cours du sommeil,
son gardiennage est un but simple conforme aux instincts de conserva-
tion. Qu'en est-il au cours de la vie vigile ? Les mécanismes mentaux
dont dépend la régulation de l'estime de soi opèrent d'une façon toute
différente de la censure du rêve, et Freud a montré tout le comique et le
rire qui pouvaient naître de leur confrontation, cette confrontation qui se
retrouve d'ailleurs dans la cyclothymie quand, à la vérité du dire mélan-
colique, s'oppose la destruction du discours secondaire par les processus
primaires au cours de l'épisode maniaque qui y fait suite2. Dans l'exemple

1. D. BRAUNSCHWEIG, M. FAIN, Symptôme névrotique, symptôme de transfert (à paraître).


2. Le sentiment d'inquiétante étrangeté peut tout autant apparaître dans de telles conditions.
L'inquiétante étrangeté paraît quand la négation se trouve, pour une raison quelconque, entravée.
1224 D. Braunschweig et M. Fain

cité plus haut de l'individu dont le choix sexuel s'oriente vers une repré-
sentation par le contraire d'un de ses objets oedipiens, l'élaboration
secondaire qui justifiera ce goût éliminera apparemment le poids de
l'action de cette censure dont la présence, cependant, fait que ce choix
est en lui-même une réalisation hallucinatoire du désir. Nous sentons
qu'un tel point de vue qui sépare la réalisation hallucinatoire du désir
(résultat du retournement en son contraire) de la satisfaction sexuelle
obtenue avec un objet choisi soi-disant pour des raisons définissables se
rapproche de la description du clivage du moi, 1938. Dans la proposi-
tion : « Mon père est mort, pourquoi ne rentre-t-il pas ce soir ? », la
première partie obéit au principe de réalité (à un idéal), la seconde à un
souci d'atténuation de ladite réalité tout en satisfaisant, par son absur-
dité même, un désir. Cette seconde partie de la proposition est dominée
par une censure quasi identique à celle active dans le rêve. Le sujet qui
formule cette proposition ne perçoit pas le mot d'esprit cynique qu'elle
contient d'une part, et l'analogie dynamique avec celle qui gouverne la
cyclothymie d'autre part. Retenons après cette brève discussion que le
mécanisme décrit par Freud sous le nom de clivage du moi peut servir
à l'étude des problèmes posés par l'apparition d'un type de figurabilité
au cours de la vie vigile. La censure de la seconde partie de la proposi-
tion sus-mentionnée vise, en même temps qu'une réalisation halluci-
natoire, à masquer l'effroi hé à la perception d'un manque. Elle a un rôle
pare-excitations grâce à l'organisation d'une absurdité qui selon Freud
symbolise justement la mort du père.
En utilisant le terme clivage selon le mode kleinien, autrement dit,
tel qu'il a été introduit par Freud parlant du jugement d'attribution en
tant que système de pensée précédant la négation, il pourrait être avancé
que le rêve n'est qu'un cas particulier d'un fonctionnement plus général
dominé par ce jugement d'attribution. Tout un chacun régresse si facile-
ment à ce genre d'activité mentale qu'on peut effectivement se demander
à la suite de Freud si le haut et constant degré d'investissement qu'exige
l'objectivité est souvent atteint, ne serait-ce que brièvement. Dans
l'exercice du jugement d'attribution l'action d'une censure est évidente,
c'est là même la définition banale de la censure. Qu'il puisse se produire
au sein d'une pensée idéologiquement construite une infiltration par des
rejetons issus d'un investissement préconscient mis en latence et restant
attaché à l'objectivité lors de la régression vers l'idéologie, cela est évi-
dent car on en connaît le rejeton figuré : le bouc émissaire. Ce fait n'est
signalé que pour montrer qu'il ne nous échappe pas, combien il est
difficile de fixer les limites aux problèmes posés par la figurabilité.
Bloc-notes et lanterne magiques 1225

Il existe un autre mode d'abord des problèmes posés par la figura-


bilité dépendante d'investissements préconscients mis en latence : le
souvenir-écran. On pourrait dire que le souvenir-écran, si l'on tient
à le classer dans la psychopathologie de la vie quotidienne, est plutôt
porteur d'une solution ou d'une tentative de solution de cette psycho-
pathologie. A vrai dire, il y échoue quelquefois. Bien des symptômes
névrotiques proviennent d'un échec à organiser un souvenir-écran.
Un souvenir-écran qui a réussi dans sa fonction est caractérisé par
la force que conservent certaines des images qui le composent, par la
facilité avec laquelle il est mobilisé par la mémoire, enfin, par la convic-
tion qu'il entraîne chez l'individu qui l'a édifié, de refléter un événement
réel de l'enfance. Il peut se répéter fidèlement sans entraîner autre chose
que la constatation du maintien de la force des images qui le composent,
à l'opposé de la répétition du rêve de la névrose traumatique situé au-delà
du principe de plaisir. Le souvenir-écran vient d'ailleurs souvent
s'associer à des contenus oniriques, association qui est en fait une tenta-
tive de substitution. Ce n'est donc pas un mince mérite de Freud d'avoir
pressenti que ce souvenir vécu comme une juste appréhension d'une
scène réelle était en fait le résultat d'un travail identique à celui du rêve,
travail imposé par une censure et aboutissant à une figuration. Le sujet
qui raconte — une fois de plus — son souvenir-écran n'est nullement
conscient qu'il s'y niche une réalisation hallucinatoire du désir atténuée
et dissimulée par la conviction que le souvenir, tel qu'il se le remémore,
lui a été imposé de l'extérieur, autrement dit, qu'il occupe pleinement le
heu et la place du système perception-conscience.
La finalité du souvenir-écran retient l'attention : il réussit là où le
symptôme névrotique échoue. La hâte du névrosé, entreprenant une
cure psychanalytique, de retrouver des souvenirs ne serait-elle qu'une
aspiration à transformer ses symptômes en souvenirs-écrans ? Corréla-
tivement le souhait du psychanalyste n'est-il pas quelquefois analogue ?
Les auteurs sont d'autant plus enclins à considérer l'élaboration du
souvenir-écran comme une activité défensive permanente qu'ils ont
défini l'enfant du père comme un souvenir-écran,né en même temps que
le jour, des amours incestueuses de la mère avec son bébé de la nuit3.
L'assertion de Freud selon laquelle il ne saurait avoir existé de véritable
cure psychanalytique pour un sujet donné sans levée aussi totale que
possible de l'amnésie infantile ne devient-elle pas elle-même dans cette
perspective une affirmation susceptible d'interprétation ? En effet, le

3. D. BRAUNSCHWEIG,M. FAIN, La nuit, le jour, Paris, PUF, « Le Fil rouge », 1975.


1226 D. Braunschweig et M. Fain

mode interprétatif appliqué au récit du rêve au sein du cadre psychana-


lytique a pour but avoué la mise au jour des traces mnésiques d'époques
variées ; cet aveu ne serait-il pas alors un déni — thérapeutiquement
justifié — portant sur la réalité psychique — ou onirique — des rêves
de la mère où l'analysant a pu figurer les désirs oedipiens de cette der-
nière ? Cette interprétation tendancieuse replace le discours dans des
mots qui légalement ne viennent que du père. N'est-ce pas ce mouve-
ment qui a abouti à cette construction paradoxale affirmant que le
travail analytique devait porter sur le moi, aux dépens du sujet de l'in-
conscient, tout en donnant au personnage maternel une importance telle
que le père — tout comme le sujet de l'inconscient — n'est plus que
l'ombre de lui-même, bien qu'en tant qu'ombre il tombe sur ledit
« moi » en analyse. Nous voilà revenus à notre point de départ, cette
«
psychanalyse du moi » qui ne contient plus des rejetons modifiés et
travaillés n'est-elle pas organisée comme un souvenir-écran ? Cet
avant-propos vise pour le moins à attirer l'attention sur bien des énon-
ciations, à leur façon moins élaborées qu'un souvenir-écran réussi ;
alors que dans ce dernier seulement l'accentuation d'une impression
sensorielle signale l'existence de la persistance d'un investissement qui
ne parvient pas à la conscience, la passion qui enfle la voix de l'énoncia-
teur signale sans ambiguïté l'écran que contient son discours. Il est
nécessaire d'ajouter, dans cette perspectivede sensorialisation de l'affect,
que le souvenir-écran ne contient ni mot d'esprit, ni comique de situa-
tion, ni humour. Il vise à la banalité. S'il y réussit totalement, chose théo-
riquement concevable, il n'est plus repérable en tant que souvenir-
écran. Dans ce sens, nous pourrions dire que le souvenir-écran contient
une visée anti-artistique (l'art touche fréquemment à mobiliser la sen-
sation par une représentation plastique ou un écrit). Le souvenir-écran
ne contient pas non plus quelque tendance abstraite, il évoque par contre
la pensée dire « opératoire " décrite chez certains malades somatiques4.
Ces réflexions ne sont péjoratives qu'en apparence, elles s'appliquent
à un aspect nécessaire du travail psychanalytique — aspect reflétant les
modes divers de liaisons des représentations de mots et de choses. Pour
Freud, les associations d'idées formées à partir d'un souvenir-écran
obéissaient à un fonctionnement identique aux associations formées à
partir du récit d'un rêve. Autrement dit, l'interprétation de ces associa-
tions met en évidence des contenus latents qui lient des investissements
préconscients actuels à des souvenirs refoulés. Comment la censure

4. Voir SAMI ALI, DU banal, Paris, Payot, 1980.


Bloc-notes et lanterne magiques 1227

vigile a-t-elle travaillé cette liaison pour qu'elle s'exprime camouflée,


masquée dans le souvenir-écran ? Ce dernier, venons-nous de dire, est
beaucoup plus marqué par la banalité que par l'absurdité, caractéristique
de l'élaboration onirique. C'est l'intensité d'une ou de quelques sensa-
tions précises qui fixe le souvenir-écran et semble par ces caractères
spécifiques rendre inefficients d'autres aspects refoulés. Cette intensité
sensorielle persistante particulière évoque sans ambiguïté le « déplace-
ment de valeur » qui accompagne la formation de l'investissement féti-
chique au temps « ponctuel » (ou décrit comme tel classiquement) de la
découverte du manque de pénis chez la fille. Cet investissement féti-
chique établit un « rapport idéal » (locution utilisée par Freud pour
désigner un des modes de fonctionnement animiste de la pensée : la
liaison des représentations obéit alors à la pulsion et non pas à l'ordon-
nancement de la réalité) entre perception du manque et fétiche. Freud a
donné un exemple fameux de ce type de fonctionnement quand, à la
place du nom de Signorelli, s'imposa à lui un trou de mémoire. Ce der-
nier encadra alors, sur un mode sensoriellement accentué, le souvenir
visuel des oeuvres de ce peintre. Sans doute y a-t-il là une source de
l'ingratitude humaine, on ne se souvient jamais autant des travaux des
autres qu'en oubliant leur nom. Le roman familial n'oublie-t-il pas le
nom du père ? Mais, peut-on ajouter, ce roman familial n'est-il pas la
représentation par le contraire du souvenir-écran : « un jour j'étais
...
avec mon père et je regardais la mer... elle était d'un bleu intense... je
vis alors des marsouins qui dansaient sur les vagues... ». Le «j'étais avec
mon père » soutient l'existence du souvenir par l'existence du père. Cela
nous amène à nous poser des questions sur certains procédés courants
de la technique psychanalytique. Quand un psychanalyste propose à
son patient une reconstruction d'un événement passé, n'assure-t-il pas
d'une part l'expérience de sa présence, et d'autre part n'est-il pas con-
traint d'y glisser des mots ayant l'aptitude — qui serait à définir — de
fixer sensoriellement le roman selon lequel il aurait pu être l'autre ana-
lyste — celui qui a meilleure renommée que lui ?
Tous ces propos autour du souvenir-écran montrent la nécessité
de bien connaître le phénomène de figurabilité au cours de la vie
vigile. Peut-être n'est-ce finalement qu'une lapalissade de constater
que la pensée animiste persiste bien au-delà de la petite enfance et
qu'elle est quelquefois l'objet d'une tentative de maîtrise par la bana-
lisation5. Le souvenir-écran étudié par Freud au cours duquel en

5. En lieu et place de l'inquiétante étrangeté.


1228 D. Braunschweig et M. Fain

compagnie d'autres garçons il se voit arracher un bouquet de fleurs


de pissenlits à une petite fille, le tout se terminant par un goûter de
pain noir au goût délectable est marqué, d'une part, par la vivacité du
jaune des fleurs, d'autre part, par le goût du pain. Cet épisode de la
période de latence au souvenir si vif masque un autre épisode de la
période d'adolescence de Freud au cours duquel il désira déflorer
une jeune amie. Diachroniquement le désir adolescent précéda la
constitution du souvenir-écran qui se situe pendant la latence. Autre-
ment dit, c'est l'organisation spécifique de cette période qui succède
à la formation du surmoi qui est alors utilisée pour atténuer la force
du désir, voire pour imposer le deuil de l'objet de ce désir. Il s'agit
là de la description classique de la formation d'un symptôme : déception
dans la réalité, régression à une visée infantile qui, cependant, dans ce
cas précis, ne donne pas lieu à un symptôme, mais fait naître le souvenir-
écran sus-mentionné. Ce souvenir-écran a probablement reçu sa forme
définitive pendant l'auto-analyse de Freud. On retrouve dans ce
souvenir-écran, d'une part les deux temps classiques du symptôme
hystérique, la scène de défloration faisant largement allusion à la
séduction de l'enfant par l'adulte, d'autre part un système cohérent
de réassurances narcissiques composé : de l'addition du groupe des
garçons (« déflorer la petite compagne » est une action facilement
imaginée par une bande de garnements en plein narcissisme phallique)
et de l'attribution du pain par une adulte à tous ces enfants en vacances
(de parents). Economiquement parlant se distinguent : d'une part
la coexcitation sexuelle née de la douleur morale attachée au deuil de
l'objet, elle colorera durablement, sans usure, le jaune des pissenlits
et donnera un goût délectable au pain noir; d'autre part la série de
réassurances narcissiques assez typiques de la période de latence.
Dans une certaine mesure, le souvenir-écran est devenu le gardien
de ce système d'étayage narcissique, à condition bien entendu de ne pas
donner lieu à interprétation. Il y a d'ailleurs des souvenirs-écrans qui ne
réussissent nullement à assurer cette fonction, ils sont à la limite
d'être des symptômes. Ainsi peuvent être considérés certains céré-
moniaux du coucher. Il ne nous échappe pas que le souvenir-écran
ressemble alors curieusement à ce phénomène bien connu décrit sous
le nom de guérison (des symptômes névrotiques) par le transfert
d'affects et de sentiments opéré sur la personne du psychanalyste.
La disposition au transfert recoupe la disposition à produire des
souvenirs-écrans. Quelques moments de certaines séances vont laisser
des impressions impérissables. C'est pourquoi il est effectivement
Bloc-notes et lanterne magiques 1229

vraisemblable que bien des souvenirs-écrans ne se construisent qu'au


cours de cures psychanalytiques car la situation analytique va souvent
offrir la possibilité d'établir cet équilibre économique permettant
Péclosion d'une formation ayant pour fonction le gardiennage de cet
équilibre.
En fait, la description de l'équilibre économique obtenu par un
souvenir-écran n'a pas inclus le problème qui nous occupe, celui d'une
figurabilité d'éléments préconscients remaniés par une censure iden-
tique dans son fonctionnement à celle qui gère la constitution des
rêves. Là encore, c'est la situation analytique qui fait appel à la remé-
moration et la privilégie en quelque sorte. En lui accordant une valeur
positive, c'est elle qui masque le mieux, par l'idéalisation que ce privi-
lège comporte, l'effet d'atténuation de l'autre censure. Dans le souvenir-
écran la censure du rêve opère au sein du récit en imposant une liaison
étroite entre les mots et les choses, liaison qui entraîne une répétition
indéfinie du même récit. Cette répétition ne s'accommode pas d'une
mise en question de ce récit. Nous savons qu'il n'en est pas de même
ni du symptôme, apparemment en opposition avec le moi, ni du rêve
qui s'alimente de pensées latentes quotidiennement renouvelées. Le
récit du symptôme, plus encore que celui du rêve, contient une énigme,
ce qui n'est pas le cas du souvenir-écran. Par contre, à partir du moment
où on soupçonne l'organisation de ce dernier, que de doutes, que de
questions ! Voilà un système où coexistent résolution adéquate d'un
conflit (résolution témoignant de l'existence d'un moi fonctionnellement
satisfaisant) et action implacable de la compulsion de répétition. Pour
un psychanalyste il représente l'antitravail analytique dans sa perfection.
En outre, il est sûr que l'interprétation psychanalytique la plus adé-
quate dans son contenu et dans son moment peut servir, et l'analysant
cherchera à s'en servir ainsi, à construire un souvenir-écran. «... vous
vous souvenez de cette interprétation... ce jour où vous aviez une drôle
de voix... ».
Il est ainsi concevable qu'une analyse débouche sur la constitution
d'un stock de souvenirs-écrans illustrant un clivage entre un blocage
du processus psychanalytique et une réussite thérapeutique.
La censure qui aboutit au souvenir-écran, identique à celle du
rêve, est, selon nous, à l'origine, essentiellement maternelle. Peut-être
serait-il plus approprié de parler de fonction d'abord maternelle, fonc-
tion suppléant à une acquisition incomplète des instincts de conser-
vation. La censure onirique se différencie quand la femme, objet du
désir paternel, se dépouille de sa fonction maternelle. Elle a donc
1230 D. Braunschweig et M. Fain

pour but de maintenir dans des limites « travaillables » l'excitation


venant de la scène primitive. Cette fonction de censure se sexualise6
à un plus ou moins grand degré suivant que la « mère-femme » reste
plus ou moins fixée à ses objets parentaux dont la charge libidinale
s'est transférée sur la représentation « enfant ». Autrement dit, les soins
maternels constituent toujours une source importante de souvenirs-
écrans. L'aspect vigile de la manifestation de la fonction de censure
réside dans la série de messages donnés à l'enfant concernant la menace
de castration. Cette inquiétude maternelle se déplace du pénis vers la
conservation du potentiel d'aptitudes de l'enfant.
Nous avons souligné7 que le message de menace de castration n'a
jamais cette pureté. La représentation de chose « enfant » porteuse
de significations incestueuses est rejetée dans l'inconscient quand la
fonction de censure reprend à son compte la sexualisation à l'oeuvre
dans le rêve, cette reprise ayant alors le sens d'un inceste avec la mère.
Ce vécu de la perte de l'enfant au sein du sommeil entraîne après l'éveil
une distorsion de l'instinct de conservation de la mère qui vise plus
alors à conserver la représentation de chose « enfant — tenant lieu
d'objet incestueux » que l'enfant réel. Il peut s'ensuivre une pression
inconsciente de cette mère, imposant des mesures modifiant la figu-
rabilité dont pour elle cet enfant est porteur. Par exemple — pour
rester dans une perspective du souvenir-écran analysé par Freud —,
une mère peut nourrir abusivement son bébé, l'acte de nourrir, alors
destiné avant tout à dissimuler la visée incestueuse sous-jacente, perd
sa véritable valeur d'acte nourricier. L'enfant figurant le pénis du père
de la mère vient écraser l'enfant du père réel, le nom de ce dernier
s'en réduit à la valeur d'un souvenir-écran. On peut même affirmer
qu'une telle mère insistera sur la ressemblance de cet enfant à son
père réel, insistance s'appuyant plus sur une élaboration secondaire
que sur une reconnaissance. « Je suis le pénis du père de ma mère.
Je suis l'enfant de mon père » est un double énoncé qui se trouve
sans doute à l'origine du clivage du moi, tout en étant admis que la
première proposition puisse servir à édifier des bénéfices secondaires,
entre autres une disposition au fétichisme.
Ainsi, la donneuse de pain à laquelle restera attachée la sensation
du goût délectable peut, par son action, actualiser, outre le souhait
de bien nourrir le petit Freud, une pression destinée à faire disparaître

6. D. BRAUNSCHWEIG, M. FAIN, La nuit, le jour, op. cit.


7. D. BRAUNSCHWEIG, M. FAIN, Réflexions introductives à l'étude de quelques facteurs
actifs dans le contre-transfert, Revue française de Psychanalyse, XL, 3/1976.
Bloc-notes et lanterne magiques 1231

la scène à laquelle elle vient d'assister, pression doublement motivée :


d'une part, d'une façon qu'on peut qualifier d'altruiste, elle réitère
de façon inquiète le message de menace de castration afin que cesse
cette scène avec la petite fille ; d'autre part, elle cherche à contre-
investir sa propre tendance, égoïste celle-là, à se laisser aller à des
manifestations hystériques qui l'identifieraient érotiquement aux pro-
tagonistes d'une scène de défloration. Quand apparaîtra envers une
partenaire éventuelle et désirable le souhait de la déflorer, souhait
mis en latence pour des raisons non précisées par Freud, on comprend
que ce souvenir ancien, rendu en raison de la puberté et de ses boule-
versements, innocent, puisse servir de représentation apte à maintenir
« innocent » le souhait en question. Il s'agit en quelque sorte d'un
« après-coup » s'appuyant sur un souvenir qui devient l'antithèse
oppositionnelle de la réminiscence hystérique.
Il est donc possible d'affirmer que la reprise postpubertaire d'un
souvenir diachroniquement situé pendant la période de latence, afin
d'en faire un souvenir-écran, vise à annuler un événement apte à
constituer le deuxième temps de l'éclosion d'un symptôme hystérique
(ou de la résurgence de troubles obsessionnels s'il y a déjà eu chez un
individu donné une tendance à traiter régressivement des manifestations
hystériques comme des matières fécales).
Nous avons entrepris l'étude du souvenir-écran afin de mieux
préciser le problème posé par l'apparition au cours de la vie vigile de
manifestations de figurabilité réglées par une censure de type onirique.
Il nous serait possible de fournir des exemples qui montreraient que
bien des symptômes sont des souvenirs-écrans ratés. Déjà, dans La nuit,
le jour, une conclusion identique s'était imposée à nous en ce qui
concerne la phobie : la situation phobogène, à l'origine, avait été choisie
afin d'écarter l'angoisse et c'était justement l'échec de cette tentative
et la déception qui s'ensuivait qui fixaient l'angoisse.
Grâce à ses caractéristiques le souvenir-écran, en maintenant
éloigné de la conscience un autre fait qui conserve ainsi sa fraîcheur
et sa force, échappe à l'oubli. Il existe certains rêves qui, apparemment,
s'élaborent en usant des mêmes moyens que le souvenir-écran. Ces
rêves mettent en scène une époque passée qui fut pour le rêveur un
temps difficile, par exemple celui de l'occupation allemande. Le rêveur
se retrouve dans les situations de persécution qui caractérisaient cette
époque, et en dépit du fait que quelques allusions au temps présent
s'y trouvent mêlées le rêveur est persuadé de se retrouver au temps
de l'occupation. Il est rare qu'il cherche à se rassurer comme cela se
1232 D. Braunschweig et M. Fain

produit au cours des rêves d'examen en se disant " pourtant la guerre


est finie ». On pourrait à propos de tels rêves — non sans raison —
soulever l'argument traumatique : l'existence dans ces rêves d'une
tendance à la répétition se situant « au-delà du principe de plaisir »
est une éventualité qui ne peut être éliminée. Si cet argument est
valable pour les personnes qui ont subi des sévices physiques ou
moraux violents au cours de ce temps, il ne l'est pas pour ceux qui ont
réussi à s'en tirer. Pour eux, les exigences impératives qui découlaient
de la gravité des événements historiques leur imposaient une grande
partie de leur activité mentale à la recherche d'un comportement
adéquat, d'une stratégie. L'analyse de ces rêves montre chaque fois
l'influence d'événements se situant à la fois dans l'après- et l'avant-
guerre. Dans L'interprétation des rêves, S. Freud consacre une étude
à ce type de contenu onirique et, après en avoir souligné la parenté
avec le rêve d'examen, il les rattache à des rêves d'auto-punition.
Cette dernière ferait suite à des pensées orgueilleuses survenues le
jour précédent. Freud cite à ce propos des rêves dans lesquels il se
retrouvait dans des laboratoires (d'analyses) de chimie — époque
sombre de son histoire. Dans une note ajoutée en 1923, il fait allusion
à une satisfaction accordée au surmoi, note en contradiction avec son
article de 1924 sur le problème économique du masochisme au cours
duquel sont décrits le masochisme moral et la névrose d'échec. Cette
dernière — qui se figure dans la vie sous la forme d'un implacable
destin — n'est pas sans analogie avec le contenu de tels rêves qui
surviennent après que dans la journée précédente la sensation orgueil-
leuse de pleine réussite ait été vécue. Or, dans la névrose d'échec,
Freud dit que le surmoi est perverti par les provocations masochiques
du moi.
Ces rêves sont également à rapprocher d'autres décrits dans L'inter-
prétation des rêves : les rêves absurdes. L'exemple d'absurdité choisi
par Freud attire l'attention : l'apparition au cours du rêve de la repré-
sentation d'un personnage décédé, notamment le père. Le sens latent
serait alors en rapport avec certaines idées diurnes communiquées au
rêveur et que celui-ci par son rêve qualifie ainsi d'absurdes. Il est
vrai que l'homme qui découvrit l'origine du totémisme et, en consé-
quence, de la religion en tant que conséquence d'un meurtre d'un chef
de horde — meurtre qui valut à ce dernier postérieurement le titre de
père primitif — puis qui se posa des questions sur L'avenir d'une
illusion ne pouvait trouver qu'absurde toute résurrection des morts,
ne fût-elle qu'onirique. Ultérieurement, Freud souligna l'importance
Bloc-notes et lanterne magiques 1233

de la trace laissée par ce meurtre dans la constitution du surmoi.


C'est pourquoi la note de 1923 sur les rêves dits d'auto-punition
permet de les ranger à côté, d'une part des rêves d'examen, d'autre
part des rêves visant à démontrer l'absurdité de certaines affirmations.
L'orgueil de Freud, satisfait des fruits de son génie, se nourrissait
d'idoles renversées, idoles auxquelles il lui avait fallu se soumettre
pour passer les examens en répétant les absurdités enseignées. La
nuit venue ces idoles ressuscitées venaient le rejeter sur la paillasse
des laboratoires de chimie lui faisant connaître les amères jouissances
de la névrose d'échec. Il en est de même quand la Wermacht du
IIIe Reich revient la nuit, réarmée de pied en cap. Renverser des
idoles constitue à coup sûr la violation d'un tabou et comprend toujours
une atteinte à la représentation du père. Tout père — qui mérite le
nom de père — développe grâce à ses enfants un fantasme d'immor-
talité lié certes au patronyme et à son maintien, mais aussi à la gloire
et à la vertu qui peuvent venir l'orner. Tout individu qui réussit,
perçoit à travers sa réussite une visée mettant en question ce fantasme
paternel et ce d'autant plus si elle comporte quelque iconoclasie. Il
n'est donc pas étonnant de voir revenir dans un rêve, vivante et avec
toute son absurdité, la représentation du père.
La croyance à l'existence du souvenir-écran contient-elle également
une absurdité ? Certainement dans un premier temps pour l'individu
qui, par la psychanalyse, bousculant ce souvenir en perçoit le soubasse-
ment ; beaucoup moins dans un second temps quand il y voit le fruit
de l'inquiétude d'une mère de le voir livré à son excitation. Enfin,
quand un athée affirme la non-existence de Dieu, s'il en fait une pro-
fession de foi, est-il ou n'est-il pas absurde si l'on découvre qu'il
tente ainsi de démontrer l'inexistence du surmoi et par là même l'irréalité
du complexe de castration ?
Ces propos n'ont guère éclairé le problème posé par la figurabilité
des pensées mises en latence par un investissement préconscient
particulier. Tout juste venons-nous de préciser que des pensées qui,
vigilement, ont valeur d'iconoclasie, se figurent la nuit suivante en
rendant vie à des idoles dépassées, idoles porteuses alors de la panoplie
du sadique pervers. Ce sado-masochisme onirique soulève avec acuité
le problème de la qualité du sadisme du surmoi. Provenant, selon
Freud, de la surcharge de cette instance en instinct de mort, surcharge
liée à la déliaison instinctuelle qui a transformé une partie de la libido
érotique en libido narcissique secondaire, il est impossible que ce
sadisme ainsi défini puisse se figurer hallucinatoirement sans se retrans-
RFP 41
1234 D. Braunschweig et M. Fain

former en sadisme érotique pour ce faire. Il en est de même dès que


le surmoi se refigure, que ce soit dans la névrose d'échec où il se méta-
morphose en destin, ou dans la névrose obsessionnelle quand, repré-
senté par un mort vivant, aussi absurde que celui dont il fut question
plus haut, il tourmente un moi qui y trouve son compte. L'absurdité
du rêve, du symptôme névrotique, convient à une censure de type
onirique mais non au surmoi ni aux formations idéales qui découlent
de ses exigences. Autrement dit, l'action du surmoi s'exerce contre
l'absurdité et certains mots d'esprit montrent que cette dernière aime
le prendre en défaut. Le surmoi exige l'unicité du sens et ce, en accord
avec l'opinion de M. Neyraut sur ce sujet, au-delà quelquefois du bon
sens. Le deuil des objets oedipiens dont le surmoi, via le complexe
de castration, est le garant, reste compensé économiquement à la fois
par la tendresse postoedipienne et par l'existence du fantasme d'immor-
talité des parents. Le deuil, réactivé quand survient la perte d'un
tenant lieu d'objet de la pulsion, met momentanément en suspens
cette tendresse postoedipienne et les fantasmes d'immortalité des
parents. Le travail du deuil est sous-tendu par un commandement
implicite, commandement qui provient de la mutation complexe
subie par l'objet de la pulsion, devenu à sa façon un objet narcissique
dont la fonction est une sévère régulation de l'estime de soi. Cette
régulation devient tributaire des corollaires du commandement impli-
cite principal : reconnaître dans la réalité la disparition du tenant lieu
d'objet. L'exécution des tâches qu'exige la conjoncture définie par la
perception du manque qu'a laissé en disparaissant l'objet fait que
cette exigence appartient en fait à l' « ombre de l'objet ». Cette méta-
phore de l'ombre contient l'un des commandements en question :
l'ombre est la représentation par le contraire d'une autre représentation
qui permettrait à la pulsion, par un déplacement, de dénier la disparition
de l'objet. Il s'agit là d'un renforcement d'une exigence surmoïque,
celle qui contraint un sens à contre-investir le double sens ou, autre-
ment dit, l'identification narcissique secondaire à l'ex-objet de la
pulsion doit s'opposer à toute partie du moi, qui, par le biais de la
régression, chercherait à dénier le deuil. Or le deuil est à l'origine d'au
moins deux sources d'excitation : la douleur morale d'une part, le
sentiment inconscient de culpabilité d'autre part8. La clinique des
hystériques montre avec quelle facilité ces patients transforment
la douleur morale du deuil en coexcitation sexuelle et combien ils

8. La nuit, le jour, op. cit.


Bloc-notes et lanterne magiques 1235

n'acquiescent pas à l'adage selon lequel la douleur est muette. Cette


mutation de l'excitation, envisagée dans un article précédent, alimente
également le rêve qui reste ainsi en dehors des effets du travail du
deuil. Ce dernier voudrait en quelque sorte qu'il y ait sommeil puisqu'il
le faut, mais point de rêve, activité de déni avec hallucination de
plaisir. L'affirmation de Freud selon laquelle l'activité mentale incons-
ciente acquiert une relative indépendance par rapport à l'activité
consciente va, semble-t-il, dans ce sens. Il n'est toutefois pas impos-
sible que le travail du deuil envahisse plus ou moins le sommeil et
altère alors la fonction onirique. Ce fait est observable dans certains
deuils pathologiques qui ne sont pas à proprement parler des états
dépressifs9.
Quoi qu'il en soit, travail du deuil et élaboration du rêve se situent
dans des registres antagonistes tout en étant non seulement contraints
de coexister, mais aussi de s'équilibrer. Le souvenir d'un rêve, l'attention
qu'il éveille, l'aptitude à en faire le récit, aptitude non dominée par
une obligation à le faire marque la fin du travail du deuil. Cela revient
à dire que les souvenirs passés auxquels l'objet perdu fut mêlé ont
remplacé le narcissisme particulier au travail du deuil : se souvenir
d'un rêve pour en faire le récit implique le passage au-dessus d'un
deuil qui ne fait plus sentir sa pression. Ce fait nous intéresse en ce
qui concerne la figurabilité : si le travail du deuil affrontait le travail
du rêve, il exigerait la vérité, c'est-à-dire une interprétation exacte du
rêve, interprétation déjouant les procédés de figurabilité et rétablissant
alors la réalité du manque de l'objet. Cette conception d'un double
fonctionnement mental ne correspond pas à la division habituelle en
processus primaires et secondaires, même si elle en découle. Dans la
mesure où le surmoi, héritier du complexe d'OEdipe certes, mais non
moins en deuil que tout héritier, exige toute la vérité rien que la vérité,
le refus de reconnaître cette dernière peut, en la mettant en latence,
la contraindre à ne plus apparaître que sous la forme de rejetons rema-
niés par une censure de type onirique. Est-ce à dire que les processus
secondaires s'organisent au moins partiellement à la façon des sou-
venirs-écrans ? Certainement, mais seulement dans la mesure où ils
ne prêtent ni à rire ni à faire surgir un sentiment d'étrangeté, autrement
dit en respectant apparemment l'action du surmoi. Ainsi conçu, le
processus secondaire n'est pas simplement celui qui impose une

9. Les exigences de l'objet disparu de la pulsion reprennent en fiait le message de danger


de castration par la mère assumant en conséquence le rôle des instincts de conservation : le
sujet de la pulsion doit survivre.
1236 D. Braunschweig et M. Fain

certaine organisation au principe de plaisir pour que plaisir il y ait.


Il est aussi conservateur d'un conflit fondamental qui fait de la recherche
de la vérité quelque chose d'aussi inconcevable et plein d'attrait que
le mystère chrétien : la vérité, qui ne devrait être en dernière analyse
qu'un certain agencement des mots et des choses, n'est plus conçue
que sous les formes figurées qui résultent de sa mise en latence, autre-
ment dit elle n'est plus investie que préconsciemment et de ce fait
exclue de la pensée consciente. Ainsi, une fonction principale des
processus secondaires est de conserver les processus primaires, ce qui,
dans une certaine mesure, est une lapalissade : n'est-il pas sous-entendu
qu'ils sont également au service du plaisir ? Sans doute l'asservissement
complet de la vérité au principe de plaisir est impossible. Il est d'ailleurs
probable qu'au-delà d'une certaine limite cet asservissement fait que
la conservation de l'espèce ne va plus de pair avec la conservation de la
culture10. Ainsi conçue, la vérité n'est plus que sexuelle : l'homme a
besoin pour survivre de maintenir sur la spécificité de sa sexualité,
un secret absolu. A vrai dire, ces considérations d'allure philosophique
n'intéressent que modérément le psychanalyste dans la fonction qui
lui est propre. Elles l'intéressent dans la mesure où elles situent la
recherche de Freud dans un domaine qui était strictement vierge et
où elles peuvent expliquer le pessimisme marquant la fin de l'oeuvre
de Freud : le scientisme de Freud, que ce dernier croyait au début
au service du principe de plaisir, déboucha sur un « au-delà de ce
principe » qui remettait en cause la nature de l'action de la cure psycha-
nalytique. Il semble que l'étude entreprise présentement sur la figu-
rabilité, disposition du psychisme humain essentiellement au service
d'une resexualisation remaniée par la censure (censure qui, quand elle
fonctionne bien, transforme cette activité sexualisée en un fonctionne-
ment mental qui se range tout naturellement dans les processus
secondaires) concoure, en montrant combien la censure ne se soumet
pas forcément à l'action du surmoi, à une meilleure compréhension
de la visée pratique d'une cure psychanalytique.
La description précédente, qui concernait un fonctionnementmental
liant intimement, tout en les opposant conflictuellement, processus pri-
maires et processus secondaires, évoque la description faite par Freud
(1917) de l'origine du symbolisme tel qu'il apparaît dans les rêves et les
symptômes névrotiques. Ce symbolisme, selon lui, échappe à la censure

10. Il ne nous échappe pas que nous venons de traiter de la métaphore en particulier et des
procédés de langage en général.
Bloc-notes et lanterne magiques 1237

du rêve, une autre censure, originaire en quelque sorte, ayant fixé dans
des figurations les reliquats d'une langue fondamentale,locution emprun-
tée à Schreber. Grâce à ce symbolisme, cette langue serait restée
« vivante ». Créée, selon Freud, par un
souci d'atténuer la détresse
qu'entraînaient les actions imposées par la nécessité, elle n'y parvint
qu'en donnant à ces tâches des appellations erotiques. Une lecture dou-
blement légère de cette hypothèse lui confère un aspect quasi grivois :
« Faisons vite la chose pour aller ensuite la refaire. » La détresse, conjointe
à la nécessité, porte atteinte à l'animisme de la pensée en imposant la
réalité qui exige non seulement une action, mais aussi la conservation
d'un modèle d'action. L'apparition du double sens ainsi décrit pose la
question : « L'existence de l'expression erotique n'a-t-elle pas été fixée
simultanément par la rigueurde l'action codifiée exigée par la nécessité ? »
Avant que ne se manifeste la pression de la nécessité, n'importe quel
enchaînement pulsionnel de représentations sensori-motrices pouvait
faire l'affaire. L'action codifiée, symbolisée, enseignable s'impose là où
l'animisme de la pensée s'ouvre sur une béance révélant le réel : la réalité
comprend donc un code inscrivant les moyens de résoudre l'état de détresse.
Une conception double de la sexualité s'ensuit : l'une soutenue par la
nécessité de conserver l'espèce, elle se trouve liée étroitement aux moyens
de réduire l'état de détresse, pouvant par exemple s'exacerber quand la
dureté des temps menace par trop l'espèce ; l'autre vise par tous les
moyens à dénier le deuil imposé par l'établissement du code — y compris
celui qui vise à préserver l'espèce. Ce déni comporte systématiquement
une visée de destruction de l'utile par le plaisir. Ainsi exposé, il est évi-
dent que peut s'entrevoir l'abandondu mythede la langue fondamentale :
cette sexualité qui a besoin du code de conservation, ne serait-ce qu'afin
d'y trouver le matériau pour recréer un objet imaginaire (c'est-à-dire
délivré du code), est tout simplement la sexualité infantile, celle dont les
manifestations figurées et remaniées sont repérables au cours des cures
psychanalytiques. Le message maternel de menace de castration par le
père, prodigué sous de plus ou moins multiples formes contient, ainsi
résumée, toute la culture attachée aux instincts de conservation de
l'espèce. Si, subjectivement, il met en place un des principaux éléments
du conflit oedipien, objectivement, il assure la conservation d'une autre
culture, celle de l'inconscient, liée à une toute différente conception du
plaisir. C'est au mythe de la langue fondamentale que semble se rat-
tacher l'opinion selon laquelle chacun reçoit son propre message de
l'autre selon un mode inversé. Cette formulation qui contient l'évocation
d'une exacerbation de l'auto-érotisme en réponse au message maternel
1238 D. Braunschweig et M. Fain

de menace de castration par le père semble n'être vraie qu'entre les


deux temps de la menace de castration et corrélativement ne pas tenir
compte qu'entre un sujet et un autre s'établit un modus vivendi conte-
nant une acceptation implicite d'un double sens caché qui fait du contre-
transfert une manifestation complice d'une non-verbalisation de toute
manifestation de transfert. L'étude du souvenir-écran réussi montre à
ce propos l'importance de la liaison d'une sensation à certaines représen-
tations de mots et de choses. Ces sensations qui furent à l'origine affé-
rentes à d'autres représentations circulent facilement non seulement
selon un circuit intrasystémique, mais également entre les individus. Il
ne s'agit donc pas de « préverbal » mais bien au contraire de « post-
verbal ». Elles sont donc facilement porteuses d'un contrat de plaisir
entre un psychanalyste et son patient, contrat rejetant l'autre, celui qui
détermine strictement le cadre psychanalytique. De telles sensations
sont donc en fait des pensées latentes d'un certain type qui seraient plus
spécialement à l'origine d'un symbolisme onirique commun à l'espèce
humaine. Ce symbolisme contiendrait ainsi en lui-même une régression
temporelle : se replacer entre les deux temps du complexe de castration.
L'échange de sensations entre individus nous paraît donc permettre,
grâce à un certain court-circuitage du préconscient, l'édification d'une
illusion commune de régression temporelle à une époque où le message
de menace de castration, entendu dans sa formulation, réduit à une exci-
tation telle qu'elle put naître, à d'autres moments, de l'incompréhension
du discours désexualisé adulte, venait renforcer l'auto-érotisme des
sujets en présence. Ainsi, la couleur jaune des fleurs de pissenlit, sensa-
tion probablement esthétique, n'était-elle en dernière analyse qu'une
transformation d'un vécu angoissant. Se pose de cette façon le problème
de la régression de l'angoisse signal d'alarme (au service du moi), en
sensation d'angoisse. Cette dernière est alors un substitut auto-érotique,
symptôme de l'hystérie d'angoisse. II a été dit plus haut à propos du
message maternel de menace de castration qu'il pouvait être plus ou
moins bien formulé. Le fait que la sensation liée à la couleur jaune ait pu
se substituer à l'angoisse montre que le déplacement de ce vécu déplai-
sant sur une impression somme toute agréable provient encore de la
solidité de l'environnement originaire : la sensation jaune ne fait pas
passer le goût du pain. La variété du travail imposé par la censure enri-
chit processus primaire et secondaire.
Il vient d'être évoqué la possibilité d'échange de sensations entre
individus, possibilité qui, grâce à un effet de court-circuitage du pré-
conscient, produit l'illusion d'une régression temporelle à l'entre-deux-
Bloc-notes et lanterne magiques 1239

temps du complexe de castration. Il ne s'agit pas d'un mode préverbal


de relation mais d'une régression où la complicité, au moins temporaire
entre le contre-transfert du psychanalyste et le transfert de l'analysant,
s'établit dans un non-dit sensible (contrat de plaisir). Que cette compli-
cité, temporairement, soit efficiente et nécessaire sur la symptomatologie
morbide ne fait guère de doute. Faciliter l'illusion de régression tempo-
relle au temps prétraumatique d'avant la perception de la différence des
sexes comporte sans aucun doute une possibilité de réactivation de
traces mnésiques anciennes, traces constituantes de l'érogénéité du corps
de l'enfant, en fonction de sensations qui se sont inscrites au contact du
corps sensible de sa mère qui, dans les mêmes moments, lui adressait un
discours formant pour lui une chaîne de phonèmes excitants11. Il y a
plus, dans ces cas où un non-dit sur le transfert pourrait — un temps —
se justifier, l'hypothèse d'une malfaçon du refoulement primaire, puis
secondaire, conséquence d'une insuffisance du cadre dans la fourniture
des contre-investissements nécessaires à l'inscription adéquate des
traces (rappelons l'opposition enfants heureux - enfants malheureux que
nous avons schématisée dans un article précédent)12, cette hypothèse
donc tend à développer chez l'analyste un comportement favorisant,
consciemment ou non, l'illusion de régression temporelle à l'intérieur
d'un cadre — illusoirement peut-être — réparé. Pourtant, si c'est surtout
la sensation qui contribue à fixer avec intensité l'écran d'un souvenir et
qui, se passant du préconscient, ne se prête ni à élaboration, ni à rema-
niement, ce redoublement de l'illusion régressive ne peut, en principe,
donner lieu qu'à une réparation illusoire. L'hypothèse avancée d'un
autre côté de l'association d'un sentiment esthétique à la couleur jaune
des fleurs va dans le sens de cette mise en question. L'observation la
plus banale de contenus manifestes exprimés par un petit enfant montre
à l'envi que son jugement d'attribution s'exerce en deçà de toute objec-
tivité : pour lui, sa mère représente le prototype de la beauté (comme
pour elle, affectivement, il fut le plus beau bébé du monde). Certes il
s'agit d'expressions verbales, contemporaines du deuxième temps du
complexe de castration, et postérieures à lui, compensatrices du trau-
matisme, et qui participent de ce fait à une structuration déjà fétichique
« normale » de l'investissementlibidinal. Autrement dit, parmi les consé-
quences du vécu traumatique de la confirmation dans la réalité d'un
avertissement qui avait comporté, dans le climat et dans la forme où il

11. Cf. La nuit, le jour.


12. D. BRAUNSCHWEIG, M. FAIN, Un aspect de la constitution de la source pulsionnelle
Revue française de psychanalyse, I, 1981.
1240 D. Braunschweig et M. Fain

fut transmis, une atténuation de ce vécu, pourrait-on compter une apti-


tude à l'échange de sensations, indépendamment désormais d'un contact
physique avec le tenant lieu d'objet. Cette aptitude, apparentée à l'iden-
tification hystérique qui implique la participation du préconscient et le
champ ouvert au désir paternel, s'ouvre aussi sur une forme sublimée :
l'éprouver de l'émotion esthétique13.
Quoi qu'il en soit, nous y insistons, il dépend de la qualité de la
censure, de la stabilité et de la richesse du cadre, qu'une régression du
moi — celui de l'angoisse signal d'alarme — permette, entre autres issues
libidinales, l'accès à la jouissance et non pas seulement à l'angoisse,
substitut auto-érotique, ou aux formations réactionnelles que celle-ci
suscite. Les facteurs précédents conditionnent en effet les capacités
mentales acquises à l'âge animiste de la pensée. Or, si la stabilité et la
richesse du cadre sont en rapport avec de multiples éléments, celui,
primordial, qui confère à la fonction de censure sa qualité dépend sur-
tout de la mère. C'est chez elle d'abord que le souhait adulte, puis la
réalisation, de l'enfantement va se doubler d'une réalisation hallucina-
toire — sensoriellement fondée — de son désir incestueux de petite
fille. Son abandon provisoire à cette régression est utile à plus d'un titre :
il concourt d'une part à l'érogénéisation du corps de l'enfant, érogénéi-
sation travaillée sous l'égide d'une double censure : celle propre à
l'organisation psychique de la mère à laquelle s'ajoute la couverture des
soins maternels ; d'autre part, informé du sens de cette régression quand
se re-présente le désir sexuel du père de l'enfant (information transmise
par l'intermédiaire des pensées latentes), le surmoi paternel de la mère
va déclencher son inquiétude pour l'enfant réel. Elle sent bien en effet sa
responsabilité — en liaison avec ses propres traces mnésiques oedipiennes
de petite fille — dans la stimulation des activités auto-érotiques de ce
dernier. C'est en redevenant femme que, conflictuellement, elle devient
mère.
L'identification hystérique de l'enfant au désir sexuel des parents
— désir dont les assises inconscientes sont marquées par la structure
oedipienne (donc symbolique) — ne peut s'organiser que contre-investie
et travaillée. Si en lieu et place de l'inquiétude pour la sauvegarde totale
de son enfant, inquiétude mobilisée par la vigilance de son surmoi
paternel et verbalisable sous la forme de messages rappelant le danger de

13. Ainsi le sentiment du beau comporterait également dans ses soubassementsl'idéalisation


sexuelle du pénis paternel et, par suite de l'identificationhystérique de l'enfant aux oscillations
et aux déplacements des fantasmes de désir de sa mère (« bébé de la nuit » incestueux — pénis
du père réel), l'investissement du moi idéal. Cf. article sur le contre-transfert.
Bloc-notes et lanterne magiques 1241

castration par le père réel de l'enfant, seule apparaissait l'angoisse de


castration, substitut auto-érotique et fantasme incestueux féminin, nous
nous trouverions dans les conditions déjà décrites dans les antécédents
d'un futur mélancolique.
De fait, il persiste longtemps, peut-être toujours, une oscillation dans
l'investissementlibidinal d'une mère entre son « bébé de la nuit » et son
enfant du jour, situé, lui, dans la ligne de la filiation. Au mieux cette
oscillation tendra à se cantonner, au fur et à mesure que la différencia-
tion nuit-jour s'installera chez un enfant « bien encadré », au niveau du
système : pensées latentes, rêve, récit du rêve ; et toutes ces oscillations
qui se correspondentrépondent aussi aux oscillations des représentations
de mots et des représentations de choses. Inutile de nous répéter une fois
encore, si ce n'est pour souligner l'identité entre la mère, culturellement
définie — dans un ordre symbolique —, et la messagère de la menace de
castration. Ce point nous ramène d'ailleurs aux propos tenus dès le
début de cet article sur le mythe de la langue fondamentale. L'avertis-
sement du danger de castration, dans le temps où il demeure interpré-
tation anticipatrice et non reçue dans son sens précis de l'évidence du
caractère incestueux prohibé du fantasme, reste tout à la fois langage
erotique et transmission culturelle visant l'éducation des instincts de conser-
vation. La fonction de ce message est donc d'inscrire chez l'individu
l'histoire oedipienne, qui comporte à la fois une réalisation incestueuse,
censurée et figurée dans de multiples déplacements avec la participation
des innervations hystériques somato-psychiques (figuration et animisme
tels que nous les avons évoqués), et un interdit dont la sanction appa-
raîtra un jour dans la réalité, comme traumatisme certes, mais atténué.
Le bloc-notes magique, quoi qu'on y inscrive, reste sans couleur, sans
odeur. Le celluloïde tiré reste transparent, les mots invisibles bien que
toujours tracés ne venant pas faire de figuration pendant ce temps de
suspens où il n'est plus un substitut de mémoire.
La lanterne magique encadre dans un écran une image que l'on peut
toujours retrouver. Elle a du caractère.
Bien sûr, cela n'explique pas l'étrange phénomène qu'est le rêve en
lui-même, ce morceau de vie bigarrée et étrange qui creuse de lumière
l'opacité du sommeil. Il est vrai que tout le monde estime que cela va
de soi.

Dr Denise BRAUNSCHWEIG Dr Michel FAIN


22, rue d'Arcueil 32, rue Caumartin
75014 Paris 75009 Paris
RUTH HAYWARD

COMMENTAIRES SUR LE BLOC MAGIQUE

En 1925, Freud, deux ans après la parution du Moi et du Ça,


l'oeuvre monumentale qui jeta les bases de sa théorie structurale et
réexamina en détail sa théorie topographique, publia, avec une élégante
concision (cinq pages) la « Notice sur le Bloc magique ». Dans cette note,
il décrit presque graphiquement sa conception des systèmes mentaux
de base, qu'il avait déjà présentée, en détail, dans le chapitre VII de
L'interprétation des rêves et élaborée ensuite dans Au-delà du principe
de plaisir1.
Si l'on considère seulement cette « Notice », comme le résumé par
lequel Freud illustre tant les systèmes préconscient et conscient que le
système perception-conscience qui contient le « noyau » du Moi en
développement et possède la capacité de traiter la réalité2, nous sommes
amenés à nous demander si cette « Notice » ne serait pas susceptible de
constituer un point de départ utile, pour l'examen de ces concepts,
à la lumière de plus d'un demi-siècle d'efforts sur la voie brillamment
ouverte par Freud.
Le Bloc magique est un curieux dispositif d'écriture, généralement
de la taille de l'ardoise utilisée autrefois par les écoliers. De couleur
brun foncé, il est recouvert d'une double feuille, l'une de celluloïd
et l'autre de papier imprégné de cire et il faut seulement un stylet pour
y écrire. Tant que ces feuilles n'ont pas été soulevées, les traces de
stylet sont visibles sur la surface de celluloïd brillante. Dans le cas
contraire, l'écriture disparaît et on peut réutiliser le bloc. Freud eut
quelques difficultés à décrire l'action des parties constitutives de ce

1. S. FREUD, L'interprétation des rêves, SE, vol. V, p. 536-540 (éd. franc., p. 455-460) et
Au-delà du principe de plaisir, SE, vol. XVIII, p. 27, et A Note upon the Mystic Writing
Pad (1925), SE, vol. XIX.
2. « Un individu se compose ainsi pour nous d'un ça psychique inconnu et inconscient
auquel se superpose le moi superficiel, émanant du système P comme d'un noyau... ".
« Le moi est une partie du ça ayant subi des modifications sous l'influence directe du monde
extérieur et par l'intermédiaire de la conscience-perception », Essais de psychanalyse, " Le Moi et
le Ça », Petite BibliothèquePayot, p. 192 et 193, trad. JANKÉLÉVITCH, SE, vol. XIX, p. 24 et 25.
Rev. franç. Psychanal., 5/1981
1244 Ruth Hayward

« Bloc magique », afin qu'elles puissent servir à illustrer les fonctions


de l'appareil psychique des systèmes Cs, P-Cs et Pcpt-Cs :
Le Bloc magique L'Appareil psychique
I. La couche transparente de cellu- Le système perceptif (Pcpt) reçoit
loïd reçoit la pointe du stylet, proté- et filtre les stimuli du monde exté-
geant mais aussi transmettant la pres- rieur et les transmet pour activer...
sion à...
2. Une feuille sous-jacente mince, — la conscience des stimuli dans le
transparente et imprégnée de cire. système Pcpt-Cs qui est en contact
Cette feuille adhère à une troisième avec le système mnésique sous-
surface inférieure, un bloc dur, de jacent. La conscience des stimuli
cire brune qui devient invisible là persiste jusqu'à ce que...
où le stylet a pressé (à travers les
deux feuilles transparentes) jusqu'à
ce que...
3. Les deux feuilles supérieures — les stimuli cessent ou soient retirés
soient soulevées de la surface du de la conscience. A ce moment, le
bloc brun. Lorsqu'on les remet en système Pcpt-Cs est investi et
place, elles redeviennent transpa- prêt à recevoir de nouveaux
rentes et prêtes à recevoir de nou- stimuli ;
velles impressions de stylet.
4. La tablette brune, alors qu'elle — les traces de mémoire des stimuli
reçoit de nouvelles impressions, con- antérieurs, conservés dans le sys-
serve également les traces perma- tème mnésique, peuvent être à la
nentes de toutes celles qui ont été disposition du préconscient ou
effectuées auparavant. On peut les sont refoulés dans l'inconscient
voir grâce à un éclairage approprié. (Ics).
Ainsi, le Bloc magique illustre la façon dont ces systèmes peuvent
filtrer, recevoir et répartir les stimuli sans cesse ; l'investissement et le
désinvestissement rapide de ces systèmes étaient, selon Freud, à la
base du développement du sens du temps3. Il est significatif de noter
l'expérience consécutive4 : l'analyse des phases de développement et
des troubles de ce système montre qu'ils sont accompagnés de modes
caractéristiques d'appréciation de la temporalité. Nous nous étendrons
plus longuement sur ce point dans la suite de cet article.
En raison de ses limites d'ordre mécanique, la métaphore du Bloc
magique présentait deux défauts. D'abord, elle n'offrait rien d'analogue
au système préconscient, curieusement négligé par Freud dans sa
« Notice », ensuite — et Freud souligna ce point — elle ne
pouvait pas

3. Dans cet ordre d'idées, il faut noter que FREUD ne rattache pas ce débat sur le temps à la
fonction du Pcs, ainsi qu'il le faisait dans son article sur « L'inconscient», SE, vol. XIV, p. 188,
et en fait il ne situe pas de manière explicite le Pcs dans son analogie du Bloc magique.
4. Voir, par exemple, D. MELTZER et al., Explorations dans le monde de l'autisme, London,
Cluney Press, 1975.
Commentaires sur le bloc magique 1245

« reproduire », « de l'intérieur », les expériences antérieures, les traces


de stylet. Elle ne pouvait pas montrer comment les traces de mémoire
et les sentiments, venant de l'intérieur du corps, pouvaient apparaître
dans le système Pcpt-Cs et y devenir des perceptions « internes ».
On peut dire que cette capacité réellement « magique » de l'appareil
psychique intrigua Freud et ne cessa d'obséder ses successeurs.
La psychanalyse, en général, ne s'est jamais écartée de la propo-
sition de Freud, selon laquelle le système perceptuel est l'origine et la
source du développement du Moi.
Toutefois, le Bloc magique représente ces systèmes à l'état d'achè-
vement ou à celui de développement. Il ne rend compte ni du long
combat qui se déroule au cours de leur développement, dès le premier
jour de la vie, ni des relations complexes de ces systèmes avec la vie
émotionnelle et ses vicissitudes. Le travail de Freud jeta les bases des
découvertes psychanalytiques ultérieures, dans une même perspective.
Mais Freud n'alla jamais au-delà de présumer que ces systèmes psy-
chiques de base sont à l'oeuvre chez tous, sauf chez les psychotiques5
et les mélancoliques, ces derniers par manque de représentations de
mots adéquats pour effectuer le travail du deuil6. De la même manière,
Freud, lorsqu'il disait7 :
« Les représentations verbales sont des traces mnésiques : elles furent
jadis des perceptions et peuvent comme toutes les traces mnésiques redevenir
conscientes »,
ne reconnaissait pas qu'un travail psychique était en général nécessaire
à la transmutation des traces mnésiques en représentations de mots.
Cet article mettra l'accent sur ce qui semble être l'aspect central
des découvertes psychanalytiques ultérieures, sur le développement
des systèmes psychiques de base, plus précisément sur le développement
de l'objet internalisé et des relations d'objet. Nous prendrons comme
point de départ la description fondamentale faite par Melanie Klein
et Donald Meltzer, concernant le premier clivage et l'idéalisation et,
en conséquence, les réalisations considérables et précoces du Moi
primitif qui devraient se produire si les systèmes psychiques fonction-
naient comme Freud l'avait envisagé8. En outre, en décrivant les interac-

5. FREUD, « Les deux principes de fonctionnement psychique », SE, XII.


6. « Deuil et mélancolie », SE, vol. XIV.
7. « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse,p. 188.
8. Voir Paula HEIMANN, « Certaines fonctions de l'introjection et de la projection dans la
première enfance ", dans Développementsde la psychanalyse,p. 136-1375 et James GAMMIL., L'en-
fant de trois à six ans : pour préparer un véritable âge de latence. Quelques considérationspsycha-
nalytiques, 1980.
1246 Ruth Hayward

tions dynamiques, dans les relations d'objet précoces, M. Klein montra


le développement simultané du Moi et du Surmoi qui évoluent graduel-
lement, s'organisent et s'intègrent normalement, au cours des identifi-
cations secondaires du Moi et des identifications plus matures du Surmoi,
qui constituent le résultat final du long processus conduisant à la
résolution du complexe d'OEdipe.
Le système perceptif, qui constitue le noyau du Moi, se développe
en conjonction avec le Moi, les deux systèmes se nourrissant l'un l'autre.
La fonction essentielle que le système perceptif doit développer est le
jugement, fonction que Freud décrivit, un an après cette « Notice »,
dans son article sur la « Négation »9. Cependant, on verra que cette
fonction qu'il décrivit en termes résolument mécanistes, « intro-
duire ceci en moi et exclure cela de moi », s'ajuste de plus en plus à la
complexité humaine dans les travaux analytiques ultérieurs. Le système
perceptif devient un système, l'interaction vivante, à travers lequel
peuvent s'effectuer l'introjection et la projection nécessaires au clivage,
à l'idéalisation et à l'internalisation du bon objet — bon objet qui
détermine, à son tour, la force du moi (cf. les recherches de Bion,
Bick et Meltzer). Chez le bébé, le stade primitif précoce des relations
d'objet se poursuit, non par l'introjection de l'objet, mais plutôt par
l'introjection d'un objet qui remplit la fonction de contenant des sentiments
du bébé. C'est en particulier durant la période symbiotique que la mère
communique sa rêverie au bébé, qu'elle ressent intimement les senti-
ments qu'il projette, et qu'elle les lui renvoie sous une forme modulée,
tolérable10. Une fonction de « peau psychique » prend forme, au cours
de ce processus — séparant l'interne de l'externe. Meltzer a nommé
« bi-dimensionnel » le fonctionnement psychique à ce stade11. L'inter-
nalisation de ces fonctions de contenant et l'identification à ces mêmes
fonctions donnent naissance au fantasme d'espace interne et externe.
Ce développement ouvrit la voie à la « tri-dimensionnalité » — création
d'un espace psychique qui peut recevoir un objet internalisé qui est
absent.
Ce développement est fondamental en ce qui concerne la capacité
du Moi à se renforcer. Le bébé suit ce développement, il accepte la
dépendance primaire à l'objet et peut, par conséquent, internaliser
l'objet absent et établir une capacité interne de dialogue avec soi-

9. S. FREUD, SE, vol. XIX, « Négation », p. 235-239.


10. W. BION, Second Thoughts, New York, p. 116.
II. E. BICK, The Expérience of the Skin in Early Object Relations, Int. F. Psych.-Anal.,
49, 484-486.
Commentaires sur le bloc magique 1247

même. Le bébé a alors acquis un contenant interne capable d'accomplir


« la fonction alpha » à laquelle la mère subvenait, au cours de sa rêverie,
ainsi que Bion l'a décrit.
Selon Bion, le rôle de la fonction alpha est de participer à la construc-
tion de la « barrière de contact «, qui peut évoquer l'image du « Bloc
magique » et de sa membrane transparente, avec toutefois une différence
importante : la surface du « Bloc magique » sert seulement de bouclier
protecteur, tandis que la barrière de contact a un rôle dynamique
fonctionnel, analogue à la membrane d'une cellule vivante, séparant
l'inconscient du conscient12. Cette barrière est réalisée par le travail
cumulatif des éléments alpha, qui, chez le petit bébé, est en relation
avec sa capacité constitutionnelle de supporter les frustrations — la
douleur psychique initiale liée au « non-sein », aussi bien qu'à l'effi-
cacité de la mère à suppléer par sa rêverie au fonctionnement alpha.
Le bébé doit être capable de projeter ses expériences non assi-
milées et non assimilables, ce que Bion a appelé les « éléments bêta »,
dans la mère. Celle-ci, grâce à sa fonction de contenant, son activité
d'assimilation psychique, peut les transformer en éléments alpha
susceptibles d'être utilisés pour la pensée et pour le stockage dans la
mémoire. Telle est la somme considérable de travail psychique « cachée »
dans le « Bloc magique » !
Dès les premiers instants de la vie, la barrière de contact est en
butte aux attaques de l'expérience non assimilée, en particulier l'envie
primaire du bébé et la crainte que le sein puisse disparaître ou soit
détruit par sa rage envieuse. Si les attaques envieuses ou une expé-
rience traumatique écrasante pèsent trop sur la barrière de contact,
elle se troue et perd alors sa capacité de différencier l'externe de l'interne,
le conscient de l'inconscient, diminue ses fonctions de sélection et de
combinaison des messages venant des deux directions, écrase le Moi
sous la confusion et le mensonge, perturbe la pensée et empoisonne
le psychisme au lieu de le nourrir.
C'est pourquoi, si le fantasme d'espace interne et externe est, à
certains égards, limité, si au cours de la dépendance primaire à l'objet,
la confiance n'est pas établie, le Moi peut alors, en réaction, créer ce
qu'on a appelé une « seconde peau », une nouvelle barrière protégeant
des stimuli qui ne peuvent pas être contenus dans une organisation
mentale de type bi-dimensionnel qui expulse et projette ce qu'elle
ressent en elle et dont elle ne sait que faire ; la possibilité de prendre

12. Geneviève HAAG, Introduction, MELTZER et al., Explorations dans le monde de l'autisme.
1248 Ruth Hayward

en soi une expérience et d'apprendre à partir de cette expérience est


limitée et déformée.
L'étude du matériel clinique montrera qu'un développement aussi
défectueux des relations d'objet, de la dépendance primaire de l'espace
psychique et la médiocre internalisation d'objet interfèrent avec le
développement normal de la personnalité névrotique ; par ailleurs,
cette étude vient en illustration de l'appareil psychique, tel qu'on peut
le conceptualiser aujourd'hui13. On montrera également qu'un déve-
loppement aussi défectueux peut donner naissance à un système élaboré
de défenses qui, au cours du développement ultérieur, peuvent le
dissimuler en partie ou l'assigner en une région du psychisme. Il se
manifestera seulement dans le cabinet de l'analyste; là, le patient
— en temps normal, une personne charmante, aux dons intellectuels
manifestes — revient à des processus de fragmentation et de projection
de la pensée, caractéristiques de la bi-dimensionnalité, mêlée à une
tri-dimensionnalité insuffisante.

ANAMNESE

Billy commença son. traitement psychanalytique à 4 ans 1/2, une année


avant d'entrer à l'école. Il souffrait d'une névrose obsessionnelle.
Il n'avait pas été à l'école maternelle, car ses parents étaient des musiciens
réputés et il les avait toujours accompagnés dans leurs tournées. Leur pro-
fesseur d'harmonie, femme sensible et fort appréciée d'eux, leur fit part de sa
préoccupation au sujet du développement aussi bien psychique que musical
de l'enfant. Elle avait observé qu'il semblait bloqué dans son travail individuel
avec elle, ainsi que dans le groupe de la classe de musique où il se montrait
tantôt indifférent ou rêveur et tantôt agressif envers les autres enfants. Il pleu-
rait aussi en se collant contre elle chaque fois que sa mère le quittait. Le direc-
teur de l'école qu'il devait fréquenter avait également indiqué qu'il manquait
de maturité et d'assurance.
Après avoir vu Billy, je communiquai aux parents mon sentiment qu'une
intervention thérapeutique était souhaitable avant qu'il ne commence ses
études, pour lui permettre un meilleur démarrage scolaire. Ceci consterna
et surprit les parents ; ils étaient persuadés d'avoir toujours été des parents
affectueux, heureux d'avoir cet enfant qu'ils n'avaient jamais quitté depuis
sa naissance.
Les parents appartenaient à une famille de cinq générations d'artistes
réputés et ils espéraient que Billy serait le digne représentant de la sixième.
Billy, quant à lui, semblait tout disposé à devenir musicien. Quand je fis sa
connaissance il avait déjà commencé à étudier un instrument difficile : le
violon. Dès l'âge de 4 ans, il avait désiré être initié au même instrument que

13. James GAMMIL et Ruth HAYWARD, Névrose infantile et position dépressive. Revue
française de Psychanalyse, 5-6/1980.
Commentaires sur le bloc magique 1249

son père. La musique était toujours présente dans sa vie. Pendant son allaite-
ment on lui passait des disques de Fauré et de Debussy et, toutes les nuits,
il était bercé au son des quatuors à cordes.
Les parents décrivaient comme idéaux la grossesse, l'accouchement et la
naissance de cet enfant tant désiré. Ils prirent la peine de trouver un médecin
et un hôpital qui permettent au père d'assister à la naissance. Ils apportèrent
à l'hôpital un électrophone de telle sorte qu'ils puissent pendant l'accouche-
ment entendre la symphonie pastorale de Beethoven.
Après une délivrance normale, il fut posé sur le ventre de sa mère pendant
trois heures durant lesquelles celle-ci somnolait en écoutant cette musique.
Pour une raison inexplicable, dans cette clinique rien n'était prévu pour que le
bébé reste auprès de sa mère et Billy alla tout droit à la nurserie. Ensuite,
il n'eut plus de contacts réguliers avec sa mère ; ce n'est que dix-huit heures
plus tard que l'allaitement commença. La mère raconte qu'il prit tout de suite
le sein avec beaucoup d'enthousiasme. Six semaines après sa naissance, les
parents entreprirent une tournée de concerts et pendant un jour la mère
n'eut pas de lait. Billy prit alors le biberon sans protester. La mère se souvient
avoir éprouvé le besoin d'écouter de la musique pendant qu'elle l'allaitait
(elle me fit penser à l'histoire de Clara Schumann qui nourrissait ses bébés
entre deux rappels). Le sevrage fut précipité lorsque, six mois plus tard,
la mère eut l'occasion de jouer dans un festival de grand prestige. Pendant
qu'elle préparait le concert, son lait diminua et Billy fut nourri au biberon ;
il le prit sans protester. Elle se souvint avoir éprouvé du dépit à l'idée que
Billy semblait avoir oublié les moments importants qu'ils avaient passés
ensemble tous les deux. Elle repoussa ce sentiment : il devait être le plus sage
de tous les bébés car il ne pleurait pas. En y réfléchissant, la mère raconta
qu'il avait toujours été un bébé raisonnable que l'on pouvait aisémentpersuader
et que, par conséquent, les châtiments corporels n'avaient pas été nécessaires.
Compte tenu qu'il avait parlé très précocement, il semblait naturel de tout lui
expliquer.
Comme ils n'envisageaient pas d'avoir d'autres enfants, à cause des exi-
gences de leur profession, les parents consacraient beaucoup de temps à Billy
et à lire des livres sur le développement des enfants. Ils furent blessés de
découvrir que Billy paraissait mal à l'aise, pleurait et protestait qu'il ne voulait
pas aller à l'école. La mère affronta sa déception et s'arrangea pour écourter
ses tournées musicales. Ceci impliqua de longues et dures séparations d'avec
son mari bien-aimé pour donner à Billy une chance de « se trouver ».
Elle resta fidèle à cette décision qu'elle garda avec autant de fermeté qu'elle
en mettait à affronter ses responsabilités artistiques. Du point de vue d'une
situation de holding optimal, elle amena Billy régulièrement, cinq fois par
semaine durant tout le temps de son analyse.
Au cours des entretiens préliminaires, le plus significatif fut l'impuissance
des parents concernés à élaborer tout malaise ou souffrance liés à leurs propres
difficultés dans leur enfance ; enfance qui, en fait, s'était déroulée de
manièreplus désordonnée et irrégulière que celle de Billy. Quand on demandait
à cette petite famille ce qu'ils pensaient du sentiment d'insécurité associé à
cette vie itinérante, ils répondaient en choeur : « Mais nous adorons vraiment
cela. » Billy ajoutait, avec enthousiasme : « J'en suis fou. »
A la naissance de Billy, ses parents continuèrent à éprouver des difficultés
à accepter la douleur liée à la dépression. Ils cachèrent leurs angoisses derrière
une conception « hyper-idéalisée » de la naissance — conception qui excluait
la douleur liée à la dépression. En s'identifiant profondément à la souffrance
de Billy, à sa naissance, ils ne pouvaient pas représenter un contenant adéquat
1250 Ruth Hayward

pour ses communications primitives sous la forme de projections. La mère


débordée par cette naissance s'était retirée dans un état de « vide mental »
représentatif du plaisir uni-sensoriel (Meltzer) de « somnoler en écoutant de la
musique ». Elle se comportait comme un bébé pré-génital, replié dans une
fusion narcissique avec l'objet idéalisé. Elle ne pouvait donc offrir à Billy
une relation au sein précoce et attentive avec une participation suffisante de
sa part. Cet état de choses fut exacerbé par leurs séparations, d'abord dans la
salle de travail (il ne fut pas mis au sein), puis au cours des dix-huit heures
suivantes. Nous voyons ainsi que les aménagements minutieux adoptés pour
le travail d'accouchement et la naissance ne s'étendaient pas à la manière
dont elle s'occuperait du bébé et le nourrirait. Qui plus est, elle n'élaborait
pas clairement ce qu'elle ressentait le jour de la naissance, pendant leur longue
séparation, ce qui provoqua en moi une certaine perplexité et de la confusion.
Ainsi, je compris un peu ce que Billy éprouvait quand il recevait ces « faibles
signaux ». Dans sa décision de faire suivre un traitement à Billy, il y eut un
même manque d'élaboration de sa part de la déception d'avoir à interrompre
sa carrière et se séparer de son mari, ce qui confirma qu'elle-même et sa
famille avaient tendance à éviter de violentes réactions de colère ou de dépres-
sion. Ceci conduisit Billy, dès le début, à cliver sa douleur psychique et sa
rage et à manifester ce que j'ai appelé son « habitude bi-dimensionnelle ».
Chaque fois qu'il entrait en contact avec cette partie non désirée de lui-même,
il se précipitait vers le miroir (qui représentait les yeux et le visage de sa mère)
afin qu'il lui renvoie le reflet d'un self beau et non violent. La partie violente
et non élaborée était clivée et contribuait, pour une part, à son self public
sous son aspect habile et hypocrite. Pour une part, il était projeté ou évacué
chez les autres et dans un « vague ailleurs », ce qui rendait certains lieux déplai-
sants ou effrayants. Cette dimensionnalité devint aussi le reflet de son propre
self idéalisé.
Cette caractéristique, à la « Dorian Gray », s'opposait à l'approfondisse-
ment de sa personnalité et menaçait sa capacité d'aimer et d'être aimé, capacité
en relation avec le développement du Moi et du système perceptuel dont il
dépend. Son Moi fragile ne disposait pas d'une force suffisante, dans la lutte
menée pour résoudre le conflit oedipien; il eut recours à la manoeuvre de
devenir un " violoniste comme papa » (ce qui, dans un certain nombre de cas,
explique le développement des musiciens prodiges).
Billy, incapable de prendre en lui et d'introjecter, de manière stable et
permanente, son bon objet, développe, comme défense, une tendance à
prendre du plaisir à s'opposer et à dire toujours non.
Il devint clair, au début du traitement de Billy, que son langage précoce
et ses connaissances musicales servaient de barrières, l'empêchant de penser,
plutôt que de moyens de communication pour apprendre et se développer.
Comme on l'avait raisonné de telle sorte qu'il renonce à ses sentiments, je
réalisai qu'il avait besoin d'apprendre à exprimer, de manière authentique, ses
sentiments, et à les reconnaître peu à peu. J'ai donc été amenée à agir avec
modération, ne donnant des interprétations ni trop rapides, ni trop nombreuses,
afin de permettre aux sentiments de Billy d'émerger en leur temps.

Trois séances, tirées du matériel des cinq premières années d'ana-


lyse, illustrent les mécanismes mentaux utilisés par ce patient pour
éviter la souffrance psychique et l'angoisse dépressive. Je présente
ce matériel pour montrer :
Commentaires sur le bloc magique 1251

1) comment, à partir de l'attention que j'ai portée à ses activités au


cours des séances, s'est développée la ligne de ma pensée analytique ;
et
2) suivant celle-ci, j'ai voulu montrer comment des interprétations
dispensées délibérément de façon économique — afin de lui fournir
un espace où il puisse réaliser et développer ses propres émotions —
étaient tirées du cours de mon activité de penser analytique, et
utilisées pour l'empêcher de bloquer ce processus même en ses
points stratégiques.

Pour Billy (il réagissait pour tuer ma pensée), il était particulière-


ment important qu'il se rende compte qu'il ne pouvait pas me faire
cela, que ma fonction alpha utilisée à son profit ne faillirait pas, et que,
ainsi, il pourrait peu à peu considérer que penser est une activité qui
découle d'un objet capable de soutenir ses projections violentes et,
en fin de compte, remplacer son agir. Le matériel tiré des trois séances
qui vont être présentées illustrera le genre de travail dont je viens de
parler; le « cours de ma pensée analytique » sera transcrit entre
parenthèses.

Première séance

La première séance révèle immédiatement que Billy et sa mère


ont une grande difficulté à se séparer l'un de l'autre. La mère refuse
de le laisser entrer dans la salle de thérapie avec son manteau et ils
tirent dessus chacun de leur côté jusqu'à ce que la mère dise d'une
voix irritée : « Tu rentres et tout de suite ! » Billy la regarde dans les
yeux. « Tu ne vas pas perdre tout ton temps sur la terre : tu es un
grand garçon. » Il lui tapote la main et fait une grimace. Il saisit son
écharpe et fait un bond dans la salle de thérapie. (Ici, d'une manière
fusionnelle, Billy et sa mère se servirent du manteau pour se lier l'un
à l'autre. La tolérance de la mère pour cet état de bébé se réduit à
mesure que diminue sa capacité de « holding ». Elle veut qu'il soit
grand et fort. Il sait qu'elle a besoin de réassurance — le tapotement
sur la main — et en grimaçant il montre qu'il s'identifie à la douleur
de sa mère d'être laissée. Il saisit l'écharpe pour compenser le manque
de « holding » qu'il ressent et tente d'étirer la peau entre eux. Il veut
faire un pont entre eux pour éviter le sentiment catastrophique d'un
abîme au moment où ils se séparent.) Il tripote le bord de l'écharpe
(comme s'il exprimait le sentiment d'être lui-même décousu). Il se
1252 Ruth Hayward

rue contre le mur et s'y colle. (En se sentant non contenu il éprouve
la pièce comme un espace illimité dans lequel il pourrait tomber
— le
grand bond, aussi. On peut le comparer au sentiment d'un astronaute
jeté dans l'espace sans son costume spatial (Bick). Il le ressent aussi
comme si c'était dans une relation de surface avec le corps de sa mère
et non pas comme un bébé solidement tenu.) D'un autre grand bond
il ouvre la boîte de jouets et saisit un cube qu'il agrippe avec la main
tandis qu'il retourne en courant se coller contre le mur. (Quand le
manteau et l'écharpe échouent à maintenir le sentiment d'être tenu,
le cube devient alors son « centre ».) Il touche le sol du doigt et revient
vers la boîte de jouets où il ressort plusieurs fois le cube. (Avec son
doigt, il explore le sens de contenant. A-t-il un fond ? Le cube représente
son sentiment d'être tantôt tenu tantôt non tenu. Il ressent son objet
comme instable à l'intérieur de lui. Il pourrait aussi éprouver une
confusion entre lui et son objet. De toute façon, qui a réellement le
problème de se séparer ?) Il trouve alors un bout de ficelle et l'entoure
autour de son cou (comme le manteau, l'écharpe et le cube n'arrivent
pas à le tenir, la ficelle le pourrait : et aussi la ficelle autour de son cou
peut l'aider à maintenir ses angoisses hors de sa tête). Il jette la poupée-
papa sur le sol (l'analyste est maintenant associé à « se mettre entre
sa mère et lui »). Quelques secondes plus tard, il regarde le miroir
sur le mur et s'en approche avec un grand sourire. (Ici Billy commence
à utiliser le miroir comme représentant les yeux et le visage de sa mère
qui réfléchit un self beau et non violent après qu'il eut jeté la poupée-
papa par terre. Ceci est devenu une métaphore au cours des années de
travail ensemble.) Puis il gomme le miroir et dessine dessus avec son
doigt, un cercle et un point au centre. (Après son attaque fantasmatique
contre le papa il veut effacer sa violence des yeux de sa mère. Le point
veut dire que lui seul doit être dans la pensée de sa mère.) Il sort alors
deux cubes et les jette sur le sol et il fait comme s'il était étranglé.
(Quand il fait l'expérience de la fonction contenante représentée par
les deux cubes-seins, il doit dénier son besoin d'un objet de dépendance
introjective, lequel dans son fantasme menace de l'étrangler.) Puis il
sort un bus — jouet à deux étages sans toit et me demande ce qui est
arrivé aux escaliers et au toit. (Il craint, s'il trouvait l'objet dont
il a besoin, de devoir affronter sa violence inexprimée. Ceci peut
aussi se rattacher à la réaction de sa mère à ce qu'elle avait éprouvé
avoir été un premier allaitement dans l'enthousiasme mais qui fut
vécu par Billy comme avide et provoquant la rage. Ceci peut provoquer
une confusion entre la partie avide de lui-même et celle qui a besoin
Commentaires sur le bloc magique 1253

et gêne sa capacité de jouir pleinement d'être nourri par son objet.)


Il joue ensuite à être le chef d'orchestre ainsi que tous les musiciens.
(Ceci peut être une protestation contre le développement d'une dépen-
dance envers moi. Ici, il fait tout le travail et il donne à manger !
Egalement, la réalité intérieure et la réalité extérieure sont peu différen-
ciées et en même temps il confond les capacités de l'adulte avec celles de
l'enfant.) Il devient désorienté juste avant la fin de la séance et court
en rond plusieurs fois. (L'heure lui rappelle la séparation et il désire
stopper la marche du temps en entourant de cercles son angoisse de
séparation.)

Deuxième séance
(après l'interruption du premier week-end)

Il revient dans un état terrible. Il crie et sa mère doit l'arracher


d'elle et le pousser physiquement dans la pièce de thérapie. Il semble
à la fois angoissé et malheureux. Dans la salle de thérapie, il se colle
au mur et puis trouve le rouleau de scotch et commence un recollage
répétitif de tous les trous réels et imaginaires qu'il peut trouver dans
la pièce et dans le mobilier. Il se met à souffler violemment. (La réac-
tion somatique et le recollage des trous sont reliés au sentiment éprouvé
qu'il endommageait l'analyste pendant le week-end. Il se sent arraché
des seins et il ressent aussi qu'il les a arrachés.) Il vient vers moi pour
attacher mon corsage et se met ensuite la main sur le ventre et me dit
qu'il a un terrible mal au ventre. (Il a peur de m'avoir blessée et il est
si concret que quand il sent qu'il arrache les mamelons en les mordant,
il attrape mal au ventre !)
Alors il va en courant vers le miroir et pointe vers lui un doigt
critique (comme pour dire : « Vous voyez ce qui arrive quand vous me
laissez ? cela provoque en moi une rage terrible »). Il remarque la
montre et essaie de me donner des coups de pied. Il chantonne zéro-
un-zéro-un plusieurs fois. (Il veut ramener le temps à un non-change-
ment zéro.) Ensuite, il déchire un morceau de papier dans une rage
folle de frustration. (Il trouve intolérable de devoir recourir à un usage
circulaire du temps qui l'empêche toujours de progresser et de se
développer.) Lorsque je dis quelques mots à propos de son sentiment
d'être blessé parce que je l'ai abandonné pendant le week-end il se
précipite pour déchirer davantage de papier. Puis, il se met à le réparer
avec le rouleau de scotch. (Il déchire en deux mon interprétation et
il la répare et raccommode les deux morceaux de nous-mêmes par
1254 Ruth Hayward

lui-même dans une réparation omnipotente maniaque.) Il met un


peu de pâte à modeler sous la porte juste avant de m'attaquer à nouveau
de toute sa puissance physique. (Est-ce qu'il est en train de sauver
juste un petit morceau de notre relation au moment où il est submergé
par sa violence ?) Ensuite, il se précipite vers le miroir et l'embrasse
amoureusement et dit : « Mon petit chéri, mon petit chéri ! » (Qui est
violent ? certainement pas Billy ! Billy est un petit chéri !) Puis il
dessine une oreille et ensuite un soleil dont les rayons partent de
l'intérieur. Il déchire ensuite l'image-oreille et va vers le miroir pour
se regarder. (Il aimerait entendre ce que j'ai à dire mais s'il le faisait
il perdrait l'illusion d'être le centre de l'univers.) Puis il me tapote la
joue. (Dans une identificationnarcissique il se sent la grande personne.
La mère dit : « C'est mon bon garçon chéri ».) Lorsque la séance se
termine après bon nombre d'éclats violents, et de regards dans le
miroir, il dit à sa mère à la porte : « Hello, beauté ! »

Troisième séance
(environ seize mois plus tard ; Billy a commencé l'école et nous avons
eu une interruption de cinq jours pour un congé)
Maintenant la mère de Billy le laisse emporter avec lui son manteau
dans la salle de thérapie, mais elle se plaint que la chaise de ma salle
d'attente soit cassée. Il entre dans la pièce et donne un coup de pied
à la corbeille à papier. Ensuite il met la poupée-garçon dans la baignoire
(l'analyste est une poubelle. Les mères analystes sont là pour recevoir
toutes les saletés du bébé et les nettoyer. Est-ce qu'à présent il est en
train de cliver le sein nourricier pour ne pas l'abîmer avec ses mau-
vaises intentions ? L'analyste n'est qu'un cabinet maintenant). Il me
dit : « Vous savez, ma mère, elle est belle ! » (Les objets extérieurs sont
maintenant les bons introjets.) Puis il jette les jouets sur le sol. Je relève
qu'il pense que je dois tout nettoyer et que je ne suis pour lui qu'une
poubelle. Il va vers le miroir et sourit d'une manière railleuse. (Il
remet ses bonnes intentions dans le miroir.) Un peu plus tard dans la
séance, il marche en se pavanant comme un « dur » et me crie des ordres.
Puis il déchire du papier en morceaux et fait des trous dedans.
(Billy montre ici qu'il a développé le type d'organisation « seconde
peau » dominé par l'identification projective. La partie « dure » reflète
la peau de l'objet à l'intérieur de laquelle il vivait tandis que le papier
déchiré en morceaux avec des trous était des parties de lui-même à
l'intérieur de son objet impénétrable.) A un autre moment, il me dit
Commentaires sur le bloc magique 1255

que j'ai l'air très très mince. Ceci le jette dans des éclats de rire et
ensuite de moquerie envers moi. (Il recouvre son angoisse d'avoir
beaucoup trop pris de moi puisqu'il a passé de bonnes vacances et
qu'il découvre qu'aller à l'école est beaucoup plus facile et agréable
après un démarrage très difficile.) Il coupe ensuite les coins de ses
papiers et je souligne qu'en revenant je lui coupe les ailes et fais qu'il
se sent humilié.
(Il craint de ne pas pouvoir progresser et grandir et se développer
s'il abîme toujours mes interprétations-caca au lieu des interprétations-
bon lait.) Il revient au garçon dans la baignoire en pâte à modeler et
dit qu'il fait pipi partout et puis il piétine la poupée-fille. Les filles
ont des seins qu'elles peuvent emporter partout avec elles mais les
garçons sans sein ne peuvent pas être nettoyés comme il faut quand
ils sont abandonnés par leurs mères. Le rire peut indiquer qu'il sent
qu'il n'y a pas une couche suffisamment grande pour contenir toute
sa moquerie. (Son pipi est un flot de bêta-éléments évacués !)
Il dessine alors sept fleurs que j'interprète comme étant son désir
que nous n'aurions jamais à nous séparer. Plus tard, les fleurs deviennent
des points dentelés et ensuite des étincelles (sous la forme du déman-
tèlement il tente de contrôler sa rage provoquée par la jalousie oedi-
pienne ainsi que par la douleur de la séparation). Je mentionne la
plante dans notre pièce, il ressentait qu'elle avait reçu un bon arrosage
tandis que je l'abandonnais au désert. Il dessine alors un triangle
pointe en haut, des marches d'escalier montant à une fenêtre et ensuite
une petite croix avec un point au centre. (Oserais-je penser que d'une
façon très primitive il reconnaît qu'il y a des escaliers qui peuvent
monter à un sein-fenêtre, lequel peut le tenir rassemblé comme le
fait le petit point au centre de la croix ? Ceci pourrait-il être le début
d'une acceptation très primitive d'un couple uni à l'intérieur de lui ?)

DISCUSSION

Le matériel de ce cas nous aide à montrer ce qui caractérise les


systèmes mentaux de base tels qu'ils peuvent être conceptualisés de
nos jours ; il montre aussi comment ces systèmes se développent et
fonctionnent chez un individu du fait de l'évolution de l'internali-
sation de l'objet et des relations d'objet.
Bion le dit : si la mère n'a pas développé en elle une identification
avec un sein capable de rendre tolérables les expériences et les émotions
1256 Ruth Hayward

intolérables du bébé, elle ne peut pas répondre de façon spontanée et


créative aux projections de son bébé.
« Le bébé parvient à voir dans l'expression du visage et dans les
yeux de la mère certaines indications des effets de ses projections pri-
mitives ; il peut sentir comment le corps et la peau de sa mère réagissent
au sien propre. Ainsi, il est témoin de certaines transformations psy-
chiques opérées par la mère sur les communications primitives venant
de lui, mais aussi celui qui reçoit les réponses venant d'elle »14.
Billy se trouvait dans une telle insécurité quant à ses propres senti-
ments que souvent, pour les trouver, il ne pouvait avoir recours qu'au
miroir. Il était souhaitable que l'analyste puisse fournir un « setting »
analytique : un espace qui contienne ce qu'il évacue de ses expériences
mentales primitives ; ceci l'aiderait à diminuer l'utilisation de ses
défenses du Moi actives ; celles-ci ne faisaient que renforcer la défi-
cience de la fonction du contenant et empêcher un développement
convenable. En contournant la lutte qui mène à la résolution du conflit
oedipien il évitait l'approche douloureuse de la position dépressive,
telle qu'elle a été décrite par Melanie Klein. Il développa une « fausse
peau » — ce qui se révélait par la précocité de son langage et de son
développement musical — mais au prix d'un appauvrissement de
sa capacité à développer ses réels dons innés. Il en résultait un appau-
vrissement de sa fonction alpha et du développement de son Moi.
Ce qui signifiait qu'au lieu d'avoir un objet capable de lui apprendre
quelque chose, il faisait de cet objet la cible incessante de ses identi-
fications projectives et l'introjectait concrètement.
Susanna Elmhirst Issacs a écrit que la façon dont un analyste se
sent concerné par son patient enfant et l'attention qu'il lui porte
pouvaient être considérées comme analogues au rôle d'une mère exer-
çant sa fonction alpha. La « peau » du psychanalyste est analogue au
modèle qui se développe dans un travail quotidien et hebdomadaire
entre le patient et l'analyste.
L'aspect contenant de l'analyse correspond aux horaires réguliers
des séances et au comportement cohérent de l'analyste : les interpré-
tations sont là pour lier l'expérience émotionnelle. Son idée est que
l'enfant prend confiance en un objet capable d'accepter ses états de
non-intégration.
L'analyste doit les contenir et les rendre à l'enfant sous une forme

14. James GAMMIL, Some Reflections on Analytic Listening and the Dream Screen,
Int. F. Psycho-Anal.(1980), 61, p. 379. Réflexions sur l'écoute psychanalytique et l'écran du
rêve, Revue française de Psychanalyse, 1/1981, p. 700.
Commentaires sur le bloc magique 1257

assimilable de telle sorte qu'il puisse finalement penser lui-même à


propos de lui-même. C'est ce que la mère fait dans son activité de
« rêverie » où elle utilise sa fonction alpha.
Elle met ultérieurement l'accent sur la façon très concrète dont
les angoisses sont vécues par l'enfant, ce qui empêche ce dernier
de distinguer l'analyste de son « objet fantasmatique archaïque »
(Strachey, 1934) tant que l'analyste n'est pas suffisamment investi
de confiance pour recevoir le chaos qu'il projette et le lui retourner
sous une forme moins intense. Autrement le petit patient n'est pas
capable de développer l'étape suivante qui consiste à utiliser une
interprétation pour lier l'expérience immédiate avec l'expérience
antérieure d'une mère objet-partiel.
Les progrès lents de Billy continuèrent dans cette direction;
après avoir fait la croix avec un petit point au milieu et m'avoir apporté
un rêve après quelques années d'analyse, il commença à devenir moins
violent. Ceci illustre une autre face du fonctionnement mental qui
peut être construit dans l'analyse lentement, grâce à un « écran de
rêve utilisable et significatif » (Gammil). Normalement, un aspect
essentiel du dialogue précoce du bébé avec un bon sein internalisé se
traduit par l'apparition de pensées oniriques ; Bion les considère
comme liées de très près aux éléments alpha qui transforment l'expé-
rience émotionnelle en activité de penser capable de nourrir le Moi.
Durant le sommeil, le rêveur exprime ce dialogue dans un langage
visuel régressif sur l'écran du rêve ; Lewin postule que ce dernier est un
sein internalisé rendu par une membrane15.
Tandis que le processus analytique met en route le fonctionnement
alpha du patient, un écran de rêve capable de contenir le « travail du
rêve » apparaît, et ceci est illustré dans le rêve apporté par Billy.
Billy rêva que tandis qu'il se rendait à l'école il était attaqué par
un chien fou. Il retourna chez lui en courant et trouva la porte fermée
à clef. Il dit : « Alors, tout ce que je pouvais faire était de courir, courir,
courir. C'était terrible ! » D'abord j'interprétai certains aspects du
transfert : aller à l'école est comme venir aux séances, et le chien fou
représente l'analyste. Mais plus tard, je suggérai : quand il s'est séparé
de sa mère, il a commencé à ne plus se sentir tenu — le chemin de
la maison à l'école. Quand il s'est senti ainsi tout seul, il s'est senti
menacé par une rage qu'il ne pouvait pas tolérer seul — le chien fou.

15. B. D. LEWIN, Sleep the Mouth and the Dream Screen, Psycho-Anal. Q. (1945)1 15,
p. 419-434 ; Dream Psychology and the Analytic Situation, Psycho-Anal. Q. (1955)5 74,
p. 169-199.
1258 Ruth Hayward

Mais quand il est retourné vers sa mère, il a trouvé qu'il était


bloqué par papa — la porte close. Alors il est envahi de rage. Il doit
courir, courir, courir loin de ses mauvais parents qui le poursuivent
maintenant et représentent ceux qui l'excluent. J'ajoutai que la raison
pour laquelle il devint si furieux lorsque je parlai des parents ensemble
tenait au fait qu'il mélangeait son sentiment de ne pas être tenu et
celui d'être exclu. S'il pouvait permettre qu'on le tienne et qu'on prenne
soin de lui, il pourrait mieux tolérer l'idée que ses parents soient
seuls et forment un couple de temps en temps. Ceci fit qu'il rapprocha
le pouce de son index, tout près, et dit : « Bien, peut-être un tout petit
peu, un tout petit peu seuls, mais pas beaucoup ! »
Vers la fin de l'analyse, il m'apporta une petite fleur qui représentait
une partie fragile de lui-même, plantée maintenant et ayant des racines
pour grandir. Cela représente aussi des liens vivants avec la terre
mère, où le père est senti comme ayant la fonction de donner la vie en
envoyant la pluie et la lumière du soleil. L'eau et le soleil représentent
aussi souvent la nourriture et la chaleur maternelles.
Le matériel de ce cas illustre la façon dont les systèmes mentaux,
dans leurs parties principales, sont en interrelation et ont un impact
les uns sur les autres. Par exemple, les traces mnésiques non méta-
bolisées de Billy et ses sentiments qui répondent à l'analyste sont là
comme des manoeuvres répétitives : ainsi sa perception dans le miroir
d'un self idéalisé, perception qui, en revenant sur lui, appauvrit son
Moi. Sa conduite montre comment les traces mnésiques issues d'un
préconscient qui n'a pas suffisamment travaillé et digéré au moyen de
la fonction alpha ces traces mnésiques, ne peuvent pas être utilisées
par le Moi pour organiser la mémoire, et la tisser de signification et
d'émotion. Le système perceptif est inondé d'éléments bêta qui entra-
vent son fonctionnement, sur le mode que Freud décrit. C'est un sys-
tème qui doit être libre de recevoir l'information dont le Moi a besoin
pour renforcer son emprise sur la réalité, un système qui « ne possède
aucune sorte de mémoire »... et dont les éléments « pourraient diffi-
cilement remplir leur fonction si un reste d'association antérieure
devait entraver la nouvelle perception »16. Ainsi, la qualité de l'attention
décrite par Bion, qualité dont l'analyste doit faire preuve en séance,

16. S. FREUD, L'interprétation des rêves, p. 457 ; la traduction française est beaucoup moins
emphatique que la version anglaise (SE, vol. V, p. 539) : « The perceptual System «... has no
memory whatsoever... » and its «... clements would be intolerably obstructed in performing
their function if the remnant of an earlier connection were to exercise an influence on fresh
perceptions ». »
Commentaires sur le bloc magique 1259

sans qu'elle soit encombrée de « mémoire ou de désir », est précisé-


ment la description de l'état qui doit être obtenu lorsque le système
perceptif fonctionne bien.
Nous verrons que ce n'est que très lentement que Billy put avoir
confiance dans la capacité qu'avait son analyste de le contenir ; ainsi il
commença à associer ses traces mnésiques aux jouets et aux mots uti-
lisés en tant que symboles plutôt que comme moyens d'évacuation,
et il montra avec évidence le développement d'un préconscient fonc-
tionnant comme organe du Moi17, particulièrement dans la production
du travail du rêve et de pensées semblables aux pensées oniriques. A
partir de ce développement, Billy fut capable de commencer à tolérer
un objet combiné et la base de liens inconscients nécessaires au déve-
loppement du Moi.
On peut reconnaître que le modèle en quelque sorte physique
que Freud utilise pour décrire le système mnésique se « tenant derrière »
le système perceptifs'est développé en un modèle dynamique, humain,
où l'objet est présent. Freud, dans L'interprétation des rêves, dit que
« nous devrions nous représenter l'instrument
qui sert aux productions
psychiques comme une sorte de microscope compliqué » et que « la
même excitation, transmise par les éléments préconscients, se trouve
fixée de façons différentes »18; il semble que cette formulationantérieure
soit plus riche et plus profonde que celle du « Bloc magique », parce
que les travaux de Bion sur la « vision binoculaire » et les « multiples
vertex »19 de la vie psychique s'y trouvent déjà.

Mme Ruth HAYWARD


22, rue La Fontaine
75016 Paris

Note bibliographique :
Pour la bibliographie, on peut se reporter à celle qui figure dans l'article de J. GAMMIL.
et R. HAYWARD, Névrose infantile et position dépressive, Revue française de Psychanalyse,
5-6/1980.
Voir aussi :
Les premiers articles de FREUD sur « L'inconscient » (1914), " Le narcissisme " (1914) et
" La régression » (1915), SE, vol. XIV.
D. MELTZER, The Psycho-Analytical Process, London, Heinemann, 1967.

17. S. FREUD, Métapsychologie, SE, vol. XIV.


18. S. FREUD, L'interprétation des rêves, p. 455 et 458.
19. W. BION, Learning from Experience, London, Heineman, 1962; Transformations, New
York, Basic Books, 1965.
1260 Ruth Hayward

M. KLEIN, « A Contribution to the Psycho-Genesis of Manic Depressive States » (1935) ;


« Symbol Formation " (1930); et
Mourning » (1940); « the Oedipus Complex (1938,1945),
in Love, Guilt and Reparations and Other Works, 1921-1945, London, Hogarth, 1975.
S. ISSACS ELMHIRST, Time and the Pre-verbal Transference, Int. F. Psycho-Anal., 59,
p. 173-180.
J. STRACHEY, The Nature of the Therapeutic Action of Psycho-Analysis, Int. F. Psycho-Anal,
50, p. 277-292.
JEAN GILLIBERT

DE LA TABLE, DU BLOC, DE L'APPAREIL :


QUAND PSYCHÉ EST MAGIQUE

Voici ce qui annonçait cette conférence sur appareil psychique et trans-


mission de pensée1 :
D'une part : les inventions de Freud quant à l'appareil psychique — une
fiction théorique, disait-il, mais étant cependant le résultat d'une évolution
historique de l'arc réflexe : tout prendre, tout restituer, même le trauma;
ces inventions cernant le travail métapsychologique de la fonction désirante
régulent en fait le temps et l'espace où l'on voit déjà jouer le rôle d'excitateur
masochique de l'appareil et la provocation masochique du désir (de la pensée
désirante) qui n'a pas besoin d'espérance pour se voir « réalisé » comme il en
est dans la détresse onirique.
Ce qui s'appelle voeu, désir, pensée, transgresse toute durée comme tout
espace : au diable la fiction!
D'autre part (mais non sans rapport avec ce qui précède) : une réserve
dite occulte (occultisme) que la pensée idéique intempestive ou simplement
intempérante, réduit en signes familiers et étrangers ; par la « télépathie »
l'esprit des morts parle à la pensée ; tout devient « esprit ». Bien sûr, ce n'est
pas encore « penser », de la pensée interrogeante et méditante!

Comment mieux comprendre les phénomènes illuminants ou altérants


des fusions triomphales entre sujet et objet (identifications projectives), les
rêveries médiummiques des hystériques, les ravages idéiques de l'obsession,
l' « automatisme mental » des psychoses (vol et rupture de la pensée), les
délires d'interprétation ou les « pensées paradoxales du normal », ou encore
l'écriture automatique des surréalistes, etc. ?
Avec la notion d'appareil psychique, Freud s'est mis au coeur d'un débat
gigantesque mais son positivisme demeure ambigu bien que nécessaire. Il faut
rouvrir ce débat, devenu trop vite assurance dogmatique, et différencierdésir,
raison, pensée, afin de mieux comprendre l'illusion de l'esprit dans la pensée.

I. Cet article est un remaniement du texte prononcé à la séance scientifique de la SPP du


21 octobre 1980. Avec deux articles : « La pulsiond'emprise » et « La généalogiede la destruction »,
il préfigure une introduction à un travail en cours, Délivrance de la folie.

Rev. franç. Psychanal., 5/1981


1262 Jean Gillibert

Si Freud, avec d'autres, nous a aidés à déjouer les pièges du « je pense »,


il nous a cependant moins mis en garde contre les illusions du « ça pense »
(Clérambault) ou du « ça parle » (Lacan) de cette pensée dite verbale qui
nous permet de dire et de penser : « Ce que je ne peux pas penser, je peux
tout de même le dire ! »
S'il y a bien une métaphore de la pensée psychique (et du psychisme de la
pensée), il me paraît douteux qu'on puisse relever cette métaphore par un
appareil à penser les pensées (Bion).
C'est donc vers la notion d'Inconscient qu'il faut alors se tourner, d'avant
ses séparations d'avec le conscient (refoulement), d'avec le pré-conscient
(langage, censure) ; un inconscient pré-animique est à penser, au-delà de la
pulsion de mort, car ce qui est au-delà du principe de plaisir n'est encore
qu'un mouvement rationnel et passionnel, donc spéculatif, donc n'est pas
encore « penser ».

Ce qui donne l'illusion de la transmission de pensée est tout ce qui s'oppose


au « penser ». La toute-puissance de la pensée (désir, voeu) n'est que la raison
totalisante du principe de plaisir qui, croyant faire un pas en avant et découvrir
la vérité de la pensée d'autrui, ne fait qu'un pas en arrière et retrouve non ce
qui était perdu, mais un fondement possessif de l'objet (« je devine tout ce
que tu penses »).
La raison du plaisir et non sa fonction est de nier le monde et l'autrui ou
encore d'arraisonner (mais n'est-ce pas la même chose ?) le langage dans ses
signes (signifiant).

Une autre « folie » de la pensée, communicante et transmissible — celle


qui renonce au savoir pour faire place à la foi — entre le créateur et sa créature
(omniscience de Dieu), dans la sublimation religieuse des religions révélées,
nous aide peut-être à saisir ce qu'il y a de vrai et pourtant de trop convenu
dans l'opposition traditionnelle foi/pensée.

Si la pensée est bien le substitut de la satisfaction hallucinatoire du désir,


donc de la croyance en l'accompli, elle n'en est pas l'otage : « Je pense à toi »
n'est pas « je pense pour toi » bien que « je pensais justement à toi » est encore
« je pense bien que tu ne cessais de penser à moi ».
Il faut donc revaloriser l'acte de penser qui traverse la sexualité infantile
Quand Psyché est magique 1263

au moment de la connaissance de la séparation des sexes, du monde et de soi,


de leur deuil dans le mouvement oedipien, comme au moment, trop souvent
oublié, pas toujours contemporain du premier moment, du « don » du monde
et d'autrui, de leur image... Don et non-réconciliation, dans l'art et la religion
non séparés de la vie, comme Freud l'a cru avec trop d'amertume.
C'est là, dans ces moments, conjoints, disjoints, que l'appareil psychique
joue un rôle d'excitateur masochique et quelquefois de provocateur maso-
chique par anticipation du voeu réalisé (transmission de pensée par nostalgie
impérieuse de fusion). De fiction idéale du désir, l'appareil devient le grand
mécanisme de la transmission.
Dans tous nos achoppements devant la sexualité, la mort, nous avons
tendance alors à penser l'Inconscient comme une technique, une métaphore
de néant, un signe d'interprétation. Nous préférons vivre selon les catégories
dans lesquelles nous pensons et non penser dans les catégories dans lesquelles
nous vivons.

L'exposé commençait par l'évocation de l'étonnant exemple de sublimation


poétique des « tables parlantes » de Victor Hugo.
Qu'en est-il alors de la « transmission de pensée » quand l'appareil cède
le pas à la table (de la loi) à la table d'école... à la « tabula rasa »..., à la table
(ardoise-bloc) magique ?
Si l'époque contemporaine tend à déconstituer l'image de l'homme, elle
n'en a pas cependant terminé, comme elle le croit, avec l'anthropologie de la
possession.
Il faudrait encore déconstituer les fatalités linguistiques ou biologiques
et dépasser la fausse opposition synchronie-diachronie.Le mythe de la pulsion
de mort inventé par Freud ne nous délivre pas des questions pourtant évi-
dentes :
— Y a-t-il une matière inanimée ?
— Qu'est-ce que ce souffle de Psyché qui insuffle la vie à cet inanimé ?
— Qu'est-ce qu'après la division de la matière par le souffle de vie psy-
chique, la réunion par Eros en vue d'un retour à cet inanimé ?
Les physiciens de Princeton posent une vraie question : Comment la
matière répond ? par l'esprit ?
La matière et l'esprit ne sont pas antinomiques, comme l'âme et la machine,
comme l'animé et l'inanimé. Des différences mais non des oppositions.
La transmission de pensée n'est pas encore « penser », mais c'est déjà, in statu
nascendi, l'envergure de l'appareil psychique, magique, quand il est entendu
dans sa totalité. C'est tout l'appareil qui entretient une relation magique
avec le monde et pas seulement l'inconscient qui, en son originaire, est pré-
animique, hylozoïque selon l'expression de Freud lui-même.
Toute communication est déjà transmission de pensée et pas seulement
1264 Jean Gillibert

du fait de ce qui serait une nature de la pensée. L'appareil psychique inventé


par Freud est le médiateur inapparent de toute transmission de la pensée.
L'appareil psychique est une « fiction théorique » (sic Freud) ce qui veut
dire que sa fonctionnalité est son but mais que sa finalité est la communication
magique.
On peut connaître ses propres processus psychiques du fonctionnement
de l'appareil et on a affaire alors au phénomène de l' « inquiétante étrangeté »
mais ce qui est appareil ne peut pas être pensé psychiquement : c'est l'impensé
de tout psychique.
La grande métaphore « magique » se matérialise comme Freud l'exemplifie
avec son « bloc magique » et ses tables magiques d'inscription mais aussi
comme les tables « parlantes » de la pathologie collective (?), les tables magiques
des religions (tables de la loi mosaïque, trépied grec oraculaire), ou encore,
laïcisées par l'esprit philosophique : la tabula rasa (Descartes), la table des
Idées (Platon), la table des catégories (Kant).
Entre l'écriture (l'inscription) et la parole, s'il y a une contradiction,
exagérément dénoncée par les Modernes, c'est qu'il y a énigme, voile, donc
révélation quand le voile se lève de la parole de Dieu à l'écriture de l'homme.
La mutation du sens religieux, sacré, en sens commun de signe, quand
l'homme ne privilégie plus le langage même si le langage reste le lieu où s'exa-
cerbe la pensée.
L'homme ne fabrique le non-être que par le langage et ne préfère penser
tout ce qui n'est plus que dans la finalité du néant.
Pour Freud, penser est une substitution à la satisfaction hallucinatoire du
désir (du voeu), c'est un délai d'inhibition entre l'image accomplie et l'acte
moteur, volontaire.
Penser a une valeuranticipatrice et protectrice contre le déplaisir. A moindres
frais, le monde extérieur est appréhendé.
La toute-puissance de la pensée (du voeu) attachée au narcissisme, à l'infan-
tile, au primitif n'est qu'une surestimation psychique des processus psychiques,
une magie interne au fonctionnalisme de l'appareil, une fiction qui de régula-
trice comme toute fiction se voit emportée par un triomphe sur la mort et sur
l'inanimé.
Mais ce triomphe animique, un triomphe magique-narcissique, retourne
au pré-animisme du départ, à savoir la naissance de l'inconscient; quand
l'inconscient « naît » (voir en cela les descriptions qu'en donne Freud dans la
métapsychologie) c'est qu'il prête à tout (humain, animal, végétal, inanimé)
ce par quoi tout se confond avec lui, il prête une même « âme » à tout.
« Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres » (G. de Nerval).
La séparation de l'humain de tout ce qui n'est pas lui, et aussi de l'autre
en lui, est l'oubli d'un « don » réciproque comme s'il n'y avait pas eu autre
chose entre l'homme et l'animal, le végétal, l'inanimé, que des rapports de
domination.
Quand Psyché est magique 1265

L'inconscient appartient à cette séparation, à ce mouvement de cette


séparation ; c'est toujours un mouvement dynamique même s'il détient son
propre système.
On pourrait me reprocher un trop grand accent sur le « magisme psychique »
mais je pense que cette accentuation est nécessaire avant de décider d'une
coupure épistémologique (?) que Freud aurait apportée avec l'inconscient.
Il faudrait quand même en finir avec ce bavardage journalistique de l'intelli-
gentsia parisienne.
Je pose ces questions d'abord :
— Le principe de plaisir (déplaisir) n'a-t-il pas un prince qui le gouverne,
une raison d'être ? Est-ce son propre principe (appelons-lele néant, le nirvâna,
le degré zéro, etc.) ? Il y a toujours un prince et une raison.
— La douleur est sans raison, sans logos, d'où l'abondance des raisons,
l'ambiguïté de la victoire narcissique sur le monde par la douleur, et le plus
ambigu encore « masochisme érogène ».
Et si penser va du plaisir « fou » à la douleur folle, comment peut-on séparer
le fait de penser, l'acte de penser, des «pensées » ? Comment cela est-il possible
et à quel prix ? Quel prix est à payer pour que « ça pense » (Lacan), pour que
l' « hallucination » pense (Clérambault) ou qu'il y ait un penseur sans pensées
(Bion) ?
Comment enfin reprendre le problème de la transmission de pensée, de
l'occultisme, de la télépathie dont Freud n'a jamais dit qu'ils étaient une
« boue noire » mais dont la seule réponse dans son article sur l'occultisme
fut non liquet. L'appareil psychique, fiction théorique inventée par Freud
et matérialisée en bloc magique peut seul nous conduire à la compréhension
du phénomène de la « table parlante » (V. Hugo), du « ça pense », de la magie
pensante, de la transmission de pensée.
Transmission de pensée, appareil psychique, bloc magique sont mêmes
choses pour dire non pas la magie de psyché, la magie de l'inconscient, mais
la nécessité magique de tout le système (Ics-Pcs-Cs).
Si tout, au départ, est inconscient, comme Freud le formulait, cela voulait
dire aussi que tout le système se préfigurait dans une dynamique vitale et
évolutive avant d'être structurale.
La sottise — grave — du lacanisme est d'avoir réifié l'inconscient, occulté
ce problème; le lacanisme a confondu la coupure de l'inconscient avec le
retrait de l'inconscient comme dynamique évolutive. Evidemment ça dérange
quant au problème de la « Connaissance». Quel secret triomphe sur autrui
de dire qu'on ne saura jamais tout ce qui est à savoir!
La coupure de l'inconscient n'est pas d'essence ni de structure.
L'appareil psychique, le bloc magique sont là pour témoigner de l'invention
freudienne que cette coupure a une histoire, une existence même.
Ce qui nous sépare du monde (et non seulement le sujet) ce n'est pas le
système de l'inconscient, mais que l'inconscient est entré dans toute la logique

RFP—42
1266 Jean Gillibert

du système de l'appareil psychique. Ce qui sépare la réalité psychique de la


réalité extérieure c'est, avec l'inconscient, la logique de l'accomplissement
(du désir inconscient, du refoulement dynamique) — cet accomplissement
soit-il aussi illusoire, insatisfaisant, dé-réalisant qu'on le veuille!...
Ou Freud s'est trompé en donnant un « prince » à la réalité — un maître —,
principe de réalité, ou il a eu raison de faire dériver le principe de réalité du
principe de plaisir. Il a eu raison en ce sens que s'il y a un au-delà de l'épreuve
de réalité, un au-delà du principe de plaisir, il n'y a pas d'au-delà du principe
de réalité (Lacan).
Mais donnons quelques éléments apparemment digressifs sur l'occultisme.
L'occultisme a hanté l'époque de Freud et en suivant Schelling on pourrait
dire avec lui : « Rien n'est plus irrationnel que de vouloir rationaliser ce qui
se donne comme irrationnel. »
Devant la réserve « hermétique » de l'occultisme, on serait donc livré à
plusieurs choix :
I) Avec Jung, une adéquation du sexe à la pensée au niveau de l'archétype.
2) Avec Lacan, une non-adéquation radicale du sexe à la pensée : « La
radicale inadéquation de la pensée au sexe à laquelle il faut se tenir, sous
peine d'être victime de ce dont Freud menaçait Jung, à savoir le flot de fange
de l'occultisme » (Lacan, sic). Admirons le style policier! Ici, le sexe comme
l'inconscient figurent la séparation radicale — mais demeure la pensée d'une
unité de la sexualité infantile qui, elle, divise cette unité. Cela reste à penser.
3) Le troisième choix ressortit aux incertitudes de Freud et de la psycha-
nalyse sur la question.
Voici un fragment de lettre de Freud à Ferenczi (158.F) : « Jung écrit
que nous devrions conquérir l'occultisme et demande la permission de tenter
cette expédition dans le royaume de la mystique. Je vois qu'on ne peut vous
retenir ni l'un ni l'autre ; procédez au moins en accord mutuel, ce sont des
expéditions dangereuses et je ne veux pas vous y suivre. »
Bien! Mais il n'empêche que Ferenczi fait une conférence — non publiée —
à l'Association viennoise (nov. 1903) et que Freud et Ferenczi, ensemble,
rendirent visite le Ier octobre de la même année à une voyante (information
d'Anna Freud) et que Freud, dans une lettre plus tardive au même Ferenczi
(1937) écrive ceci à propos de la transmission de pensée : « Je crains (sic)
que vous ne soyez en train de commencer à découvrir quelque chose de
grand. »
— Et ce quelque chose de grand, c'était bien une « psychogenèse de la
mécanique »!
Freud écrit ultérieurement un article sur l'occultisme. Nous le connais-
sons : « Rêve et occultisme ».
Freud y range dans la même rubrique : superstitions, prophéties, appari-
tions, foi aux miracles, séduction par la dé-raison... il faudrait ajouter « résur-
rection des morts ». En bon positiviste postcartésien, il pense que nos percep-
Quand Psyché est magique 1267

tions sensorielles doivent être absolument soupçonnées... si nous ne voulons


pas avoir accès au sur-naturel (sic).
Retenons cependant sa définition de la télépathie : l'effet (et la réceptivité)
d'un événement survenu à un moment déterminé qui peut être connu au
même moment par une personne spatialement éloignée, sans le concours des
moyens d'information ordinaire.
La coïncidence dans le temps est donc liée à une spatialité. Cette spatio-
temporalité se retrouve, ou se trouve, dans la description de l'appareil psy-
chique comme dans celle du bloc magique.
Il y a cependant des conditions tacites à l'effet de télépathie ; elles sont
évidemment capitales :
— Un attachement libidinal (amour ou haine) à une personne qui... vient
de mourir et dont la mort se transmet par effet télépathique. Le « mécanisme »
de la mort, en fait, devient absolument mécanique, donc compréhensibledans
l'immédiat donné. Avec la transmission de pensée on sait ce qu'est la mort
(en fait on occulte le souhait de mort). Freud va lui-même écrire : « La trans-
mission des pensées en particulier semble favoriser l'extension du mode de
penser scientifique — les adversaires disent mécanique — au monde spirituel
si difficilement saisissable. »
« Mécanisme » : hantise scientifique de Freud : déjouer le mécanisme et
pourtant sauvegarde positiviste (et idéaliste en son fond) que seul le « méca-
nisme » est scientifique.
Toutes les questions sur le mécanisme, posées par Freud, sont sans cesse
déportées, déplacées, témoin cette ultime « explication » du phénomène hallu-
cinatoire ; s'il y a une régression topique dans le rêve, les régressions ne
suffisent pas à expliquer l'hallucination. La question du mécanisme de la
genèse de l'hallucination est alors déportée vers la question de la genèse de
la régression. Le mécanismetoujours posé est toujours dépassé car la réalisation
(du voeu) n'épuise pas le réel, elle est le tout du voeu mais l'excès d'espérance
du voeu désirant la déborde de toutes parts.
Dans la transmission de pensée où l'espérance s'arrête à la réalisation du
voeu, il y a un effet de coïncidence entre la réalisation du voeu et le voeu même
de la réalisation.
Ceci n'est pas que mots : Freud dit lui-même que le non-optatif (sic) de
l'hallucination signe un non-devenir. Seule la temporalité en demeurant ce
qu'elle est change en ce qu'elle n'est plus.
Freud lui aussi est pris dans la difficulté de différencier le devenir de
l'être. L'appareil psychique est nécessaire à la permanence du système écono-
mique de l'être. Mais dans la prise onirique de conscience, hors système, dans
l'hallucination, l'appareil est dépassé, la fiction de cet appareil, transgressée.
C'est pourquoi le prototype de l'hallucination est décrit par Freud comme
étant négatif. L'hallucination négative fait croire que ce qui est là n'est pas là
mais ce qu'il faut bien comprendre, contrairement aux versions apophatiques
1268 Jean Gillibert

de l'hallucination (Green, par exemple, qui donne à l'hallucination négative


la force d'une représentation de l'absence de représentation), c'est que la
méconnaissance est toujours seconde. Dans le refoulement, la croyance en la
réalité du refoulé est maintenue. Il n'y a pas de refoulement de la croyance
— ce qui d'ailleurs n'aurait aucun sens.
La méconnaissance est toujours seconde : ce n'est qu'une pauvre connais-
sance, une forme pauvre de la connaissance et non l'inverse ou le négatif
d'une croyance.
La pensée, par l'esprit, plonge dans l'inconscient, sinon comment com-
prendre avec Freud, le Witz, le mot d'esprit, le trait d'esprit ? Le mot d'esprit
s'oppose au rêve, la magie des mots supplée au négatif de l'hallucination.
Dans le positif du jeu de mots, dans l'acquisition de plaisir, opposé au
négatif du rêve, à la fuite du déplaisir, il faut un tiers, une socialisation (l'ins-
tinct social du langage). Une défaillance subite (un saut de la mort) précède
toujours l'irruption du trait d'esprit. Avec le mot d'esprit, le mort n'était
pas mort : les mots célèbrent sa résurrection.
Quand même, la manière dont le lacanisme interprète Freud est parsemée
d'oublis significatifs. Les surdéterminations sémantiques opèrent aussi à
partir d'un mécanisme de l'oubli normal, non tendancieux. « Ce ne sont pas
les mots, dit Freud, qui sont traités comme les choses par les processus pri-
maires, mais les voies associatives à partir des mots, comme les voies asso-
ciatives à partir des choses. »
Ce n'est pas l'homophonie, qui fait croire à la polysémie, mais la polyphonie
qui fait admettre l'homosémie.
Le non-être est fabriqué par le langage au nom de l'absence et non pas,
le langage naît de l'au-delà de la mort, le non-être. Mon adversité à la position
fondamentale du lacanisme est irréductible. Cet irréductible s'appuie sur
l'aphorisme freudien : « Si on se laisse entraîner dans l'inconscient par la
technique, on ne trouve que le néant. »
Le tiers est donc la nécessaire différence sympathique ; sans tiers, nous
sombronsdans l'intropathie,l'identificationprojective, la transmission de pensée.
Le tiers est-il l'Autre ? Ne vaut-il pas mieux dire que dans le retrait du
tiers, de l'Autre, le « mécanisme » primaire de la racine sympathique, de
l'inconscient, de la magie sympathique, se déchaîne ? Ce retrait du tiers est
méconnaissancedans le jeu de mots dans l'a-socialité du rêve.
Le pré-animisme, l'hylozoïsme réapparaissent dans la notion sectaire de
l'inconscient ; l'inconscient sectorisé y redevient un objet partiel avec la marque
du néfaste comme tout ce qui a été refoulé et surmonté.
Il y a dans le jeu d'esprit une transmission de pensée par économie de la
pensée mimétique, représentative. Le mot y fait « magiquement » l'économie
du mouvement.
D'où sa différence d'avec le comique qui nécessite dans son expression
des mouvements « inutiles » qui valent comme expiation et exorcisme.
Quand Psyché est magique 1269

Dans le mot d'esprit, la mort est conjurée parce que la mort a parlé. Les
témoins-vivants ont eu l'art de la faire parler.
La transmission de pensée illusionne cette présence de la mort, mais sans
humour... et rétablissant le climat du nefas, du funeste, des terreurs psycho-
logiques.
Mais on peut toujours penser que la culpabilité par angoisse de mort est
de la métaphysique pour imbéciles.
Je ne rappellerai ici que ce que j'avais longuement développé au sujet des
tables parlantes de V. Hugo 2. Nous connaissons par le « Livre des tables »
le compte rendu des protocoles des expériences à Jersey des tables tournantes.
« Ça a parlé » ; « Ça a pensé » en termes strictement hugoliens, en logomachie
de signifiants. Mais la vérité extrême de l'histoire est que dans un climat
d'exil, de catastrophe, de haute tension coupable, de vengeance et d'expiation,
la fille morte des Hugo s'est mise à « parler » et elle dit en substance : « Souffrir
pour l'autre monde », c'est-à-dire expier. Le texte des tables lors de l'apparition
de Léopoldine est admirable de compréhension sur l'animé-inanimé.
Par exemple : « Pourquoi plaignez-vous ce qui est gracieux dans la souf-
france et ne plaignez-vous pas ce qui est difforme dans l'expiation ? Pourquoi
avez-vous de la pitié pour la matière organisée et non pour la matière brute ?
L'une et l'autre sont à plaindre. Vous plaignez Socrate, plaignez aussi la ciguë.
Vous plaignez Jésus-Christ, plaignez aussi la croix, etc. »
Evidemment ceci n'est pas pour les « positivistes » car ils ne comprendront
jamais le dialogue avec les morts, car le positivisme (le néo-positivisme du
signifiant en est encore le témoignage) a déjà détourné le funeste (vite, des
jeux de mots ! mais vite !), il a déjà apaisé toute vengeance, détourné toute haine,
mais les morts qui reviennent hanter les vivants, qu'en font-ils ? L'esprit
des morts qui est en nous, ce « malaise » des civilisations, par quoi se carac-
térise-t-il le plus ; que devient-il ?
Ce qui est admirable dans l'histoire des tables parlantes de Victor Hugo,
c'est que si tous les participants à ces séances ont cru, dans une hypnose
collective, que c'était bien Léopoldine qui leur parlait, Hugo, seul, a cru que
c'était l'esprit de Léopoldine qui parlait. D'esprit à esprit : dans cette commu-
nication « spirituelle », le don poétique d'Hugo se ressourça. Il s'identifia à
l'esprit de la morte chérie.
Dans ce rêve collectif où l'appareil devint table, seul Hugo sut dépasser
cette « fin du monde » de la paranoïa. Cette finalité du monde que le rêve trace
ou déterre. La finalité du monde est que l'homme rêve et devient « poète »
(s'il le peut), que l'homme rêve pour saisir s'il le peut le sens de sa séparation
d'avec le monde (cette séparation est d'abord, avec le désinvestissement
objectai, un deuil narcissique, un deuil d'identité).
L'analogie de la transmission de pensée (rêve collectif au moins à deux)

2. Ceci a fait l'objet de plusieurs conférences, aux MuséesVictor-Hugo de Paris et de Mexico.


1270 Jean Gillibert

avec le rêve individuel n'est pas immédiate ; il y a cependant dans le rêve un


adieu (un deuil) à la vie éveillée, aux objets de la veille... et à tout le reste du
monde. Il y a là une fin du monde, une finalité du rêve qui rejoint la fin du
monde car si on connaissait cette finalité du rêve, on ne s'endormirait pas...
La pathologie commence quand cette finalité du sommeil qu'est le rêve (le
but du sommeil est de dormir, mais la finalité du sommeil est de rêver) coïncide
avec la finalité du monde, la fin du monde prise comme but : l'ultime persé-
cution de la paranoïa, ou l'ultime défi au monde de l'extase amoureuse.
C'est encore là, la naissance de l'inconscient pré-animique, qui admet
l'animé dans tout fragment avant toute totalisation.
Freud appartient aussi à cette littérature de doctrine dite « romantique »
mais qu'il a ouvertement rationalisée. Il n'a pas compris le surréalisme dont
pourtant il était cousin germain. Lui aussi, bien que rationnel et non ratio-
naliste, a su admettre l'homme comme à la fois indubitable et ailleurs qu'en
lui-même, qu'il y avait incompétence du savoir objectif dans l'ordre des fins,
que la connaissance de la causalité naturelle et sociale ne peut pas dicter à
l'humanité les fins de sa conduite et que le but n'est pas la fin. Le but n'est
pas la fin parce que la fin est bien loin de venir à la fin ; lui aussi comme les
« romantiques » et les néo-romantiques que sont les surréalistes, il n'a pas
entamé l'avenir par l'idée de perfection que dogmatiquement toute spécula-
tion déchaîne.
Le rêve au sens de l'avenir ne révèle rien — de déjà su.
Le but du rêve est bien la revitalisation d'une image du passé ; mais alors
la finalité du rêve n'est plus le passé, mais son image (et les psychanalystes
ne veulent pas comprendre cela). L'image en tant que telle n'appartient
pas au passé, elle n'est pas une « représentation-but», sinon pourquoi y aurait-il
la croyance (en toute bonne foi) en l'hallucination toujours désirante, mais d'un
autre désir, malgré l'accompli ?
La croyance en l'accompli (hallucination) est une satisfaction insatisfai-
sante : de cette satisfaction malgré la rubrique « satisfaction hallucinatoire du
désir », naissent les catégories de l'espérance et de la liberté que le roman-
tisme a ressaisies, ayant fait entrer la liberté dans la foi.
Espérance et liberté ont des assises érotiques, car si le rêve réalise l'accompli,
l'appareil psychique en tant qu'appareil a une fonction érogène masochique
qui relance l'au-delà de la réalisation. La fiction théorique, idéalisante, est
ici nécessaire mais non une fin.
Le positivisme idéaliste a bien senti cet enjeu, mais l'a théorisé d'une
façon pragmatique insupportable, que ce soit la « chose en soi » de Kant-
Bion, l'état prénatal de Melanie Klein, l'archétype de Jung, le désir autarcique
de Lacan.
Il y a un fantôme de l'esprit qui est un fantasme non originaire, l'en-deçà
et non l'au-delà de l'hallucination.
Il y a des oeuvres destinées aux vivants qui parlent aux siècles et aux vivants,
Quand Psyché est magique 1271

la langue qu'ils comprennent en tenant compte de l'imbécillité humaine


(croire en ses rêves, croire à la transmission de pensée des tables, de toutes
les tables (des religions)). Dans l'oeuvre du fantôme, les idées n'ont plus
visage humain, et ces idées sont tenues pour infiniment supérieures, ce
qu'avait déjà enseigné Platon, peut-être parce que ces « esprits-fantômes »
sont capables de détruire la puissance destructrice du « ça » ou du
narcissisme.
C'est l'ambiguïté, infra- et supra-structurale, des sublimations. L'oeuvre
de la psychanalyse est en contact direct avec la nudité du réel. Elle suppose
toujours que quelque chose est arrivé, pour pouvoir dire que dans l'inconscient,
rien ne passe, rien ne finit, rien n'est oublié.
Puisque le surréalisme a été cité, comme magnifiant, la voyance et la trans-
mission de pensée, rappelons que la psychanalyse, en France, a été introduite
par l'entrée de ces médiums.
Encore une fois, la toute-puissance du voeu (de la pensée) totalise sa réali-
sation et ne fait rien d'autre, mais cette provocation masochique ou désillu-
sionne l'espérance du voeu au-delà de l'accompli... ou l'illusionne.
Ce qui était perdu — non seulement l'objet mais toute la promesse narcis-
sique de complétude — fait place, en même temps, ou à un désir de posses-
sivité (pulsion d'emprise) ou à un... « pardon ».
D'un côté, la « pensée » comme substitut de la satisfaction hallucinatoire
du désir se « transmet » et réduit les « sujets » à être des otages... ou la « pensée »
reste dans l'espérance et la liberté.
L'auto-destruction est un mythe d'idéalisme pratique : quand Freud dit
que dans la schizophrénie, l'inconscient se met à la place de la réalité exté-
rieure qui se met à fonctionner, comme l'inconscient, par absence de régression
topique, il nous rappelle qu'avec les « schizo » la destruction de psyché (la
mort psychique) n'est pas liée seulement à l'auto-destruction (pulsion de
mort) mais à la volonté idéaliste (esprit du mort, fantôme d'esprit, possessi-
vité, etc.) de tuer la cause de l'auto-destruction. C'est comme si, dans la
schizophrénie, l'espoir de mort était perdu, l'immanence de la mort ne pouvait
pas être pensée, le sich in spiegel meinen.
La généalogie de la destruction passe autant du masochisme érogène au
masochisme moral que du masochisme moral (triomphe narcissique) au maso-
chisme érogène.
L'appareil psychique, comme espace fictif d'un mouvement « sensible »,
donc régulateur, maintient l'objet « individu » dans le masochisme érogène.
Le masochisme moral en renforçantl'esprit de la topique la porte à sa dérision
et, en fait, la nie.
Dans les régressions dites psychotiques, ce n'est pas tant de la destruction
des processus de liaison qu'il s'agit que de l'auto-destructiondes images motrices
et cénesthésiques.
L'appareil psychique est une image motrice et cénesthésique, bien qu'appa-
1272 Jean Gillibert

remment cette image n'est qu'une fiction théorique, et que stricto sensu elle
ne bouge pas.
Mais ne faut-il pas admettre, contre Freud et surtout avec lui, contre tout
l'esprit de la neuro-physiologieclassique et pourtant avec elle, que le « sensible »
c'est déjà du mouvement.
C'est d'ailleurs l'historique de l'appareil psychique et partant de la notion
d'appareil qui le confirmerait. L'appareil psychique en son mouvement historique.
C'est une « invention » de Freud, sub-déterminée par la notion de l'arc
réflexe (sensible, mouvement actif).
Pour Freud, il lui fallait résoudre la contradiction entre le mécanisme et
l'énergétisme (d'où l'influence de Helmholtz).
L'appareil permet de supposer un état du monde réel, tel qu'il existe,
non connaissable, mais existant.
Freud prolonge l'invention kantienne mais il dit aussi que supposer que
le monde extérieur n'existe pas c'est déjà être malade. Etre existant et être
connaissable sont deux choses fort différentes. Mais l'appareil est partie
intégrante de l'homme et non du monde, bien qu'avec le monde il entretienne,
par sa face « sensible », un rapport net, brut, à nu... (cf. en cela, Freud et ses
descriptions).
Contact direct du sensible ne veut pas dire communication directe. Le
moi est séparé du monde parce qu'en contact avec le monde, y compris contact
topologique.
Voyons ce qu'écrit, d'une part Heisenberg, La nature de la physique contem-
poraine : « Dans l'avenir les nombreux appareils techniques seront peut-être
aussi inséparables de l'homme que la coquille de l'escargot ou la toile de
l'araignée mais même en ce cas, ces appareils seraient des parties de l'orga-
nisme humain, plutôt que des parties de la nature environnante. » D'autre
part, Ferenczi, dans La psychogenèse de la mécanique (se référant à Mach) :
« Je ne puis enfin passer sous silence le libre esprit animiste qui imprègne
l'oeuvre de ce remarquable connaisseur de l'univers physique. Mach n'hésite
pas à admettre qu'un mécanisme en lui-même devrait être immobile, car
seule l'énergie peut introduire le mouvement dans un système mécanique et
comme Leibniz l'a déjà fort bien formulé : l'énergie a quelque chose de
commun avec la psyché. »
Ces deux citations situent bien l'enjeu d'une vérité mal comprise par la
pensée dite occidentale — enjeu et débat entre le mécanisme et l'énergétisme
autour du premier moteur immobile d'Aristote :
— mécanisme disant toujours le mouvement perpétuel d'immobilité ;
— énergétisme lançant le mouvement du premier moteur ;
— oubli que le sensible est déjà mouvementet que le repos n'est pas l'immobilité.
Il faut bien comprendre la notion fictive d'appareil psychique comme suite
et fin de l'arc réflexe mais aussi comme effet de dédoublement fictif des organes
Quand Psyché est magique 1273

des sens. Psyché double le sensoriel chez Freud et cela fait singulièrement
question!
Quand nous nous débarrassons de nos organes sensoriels et moteurs,
nous retombons sur leur doublet psychique dont le fonctionnement est tout
autre que la physiologie des sens ou motrice.
Faire de la psyché l'âme troublée des sens, il n'y a qu'un pas ; ou l' « âme »
troublant les sens et, partant, la raison, le pas est le même.
Il y a Course de Freud autour de cette question : qu'est-ce que le mécanisme ?
Cette course se repère surtout dans L'Esquisse, Les lettres à Fliess, L'inter-
prétation des rêves, La formulation des deux principes, La métapsychologie, L'au-
delà du principe de plaisir, L'abrégé de psychanalyse, et... Le « bloc magique »...
On pourrait donner comme première conclusion à cette course : « Psyché
est étendue mais elle n'en sait rien » (sic Freud).
Il faut faire ici quelques remarques :
1° L'appareil psychique est une symbolisation de l'appareil génital (mas-
culin, phallique), parce que la sexualité de la reproduction dépasse et le monde
et l'espèce humaine elle-même. Il faut payer ce dépassement par le masochisme
érogène. Il n'y a pas de plaisir « pur ».
2° C'est tout le système de l'appareil qui est magique, parce que c'est
une logique de système et non seulement l'inconscient qui en son origine est
une fragmentation pré-animique, hylozoïque (sic Freud).
3° Toutes les maladies sont des dysfonctionnementsde l'appareil — hormis
l'hallucination, il n'y a pas de « destruction » de l'appareil ; dans l'hallucination,
l'appareil ne sert plus à rien.
4° L'appareil ne peut pas être pensé « psychiquement ».
5° L'appareil est une fiction théorique au même titre que les processus
primaires.
6° L'appareil est développé à partir du modèle des organes sensoriels. Il
est en analogie duplicative.
7° La table magique confirme, par une matérialisation, la kinesthésie de
l'inscription, la magie blanche du temps dans le principe d'alternance (cf. Le
« bloc magique » de Freud), c'est-à-dire que si l'hallucination n'est plus une
inscription, l'appareil ne peut plus penser ce par quoi a commencé l'Inconscient
(le pré-animisme) et la machine désirante triomphe de toutes les difficultés
mais ne dit rien.
L'appareil psychique est bien une invention de Freud à partir de cette
histoire de la notion d'arc réflexe (voir en cela La formation du concept de
réflexe de Georges Canguilhem dont je me suis beaucoup servi).
Il a toujours existé des contradictions permanentes entre vitalisme éner-
gétique et mécanisme ; certes si la position vitaliste est moins paresseuse et
si le mouvement est aussi signe de sensibilité, on n'a jamais inversé la question,
à savoir que le sensible c'est déjà du mouvement et que l'action n'éteint pas
tout le sensible mais le change en autre chose que lui-même qui prend la
1274 Jean Gillibert

figure du néant, de l'inerte, du non-vivant (voir la notion de décharge ou de


nirvâna chez Freud).
Si la physiologie de l'automatisme est plus facile à faire que la physiologie
de l'autonomie, c'est que la liberté échappe à la foi ; mais elle conduit aussi
à cette volonté libre d'elle-même, libre d'être volonté de volonté et non plus
volonté de représentation (Schopenhauer), c'est-à-dire que l'essence de la
dignité (Sur-moi/idéal du moi), c'est de commander, de dominer, de vouloir :
c'est là la vérité de l'autonomie (de Nietzsche à Sartre) dont Freud a montré
par le « moi inconscient » l'illusion érotique de ce vouloir.
C'est bien sûr avec Descartes que l'affaire commence. Descartes n'a pas
vu ce qu'Harvey avait vu : la circulation sanguine. Il ne croit qu'à l'automa-
tisme musculaire ; il élabore une théorie générale du mouvement involontaire
purement mécanique d'où sort un concept de réflexe qui de la périphérie
retourne à la périphérie en passant par un centre. Passage par le centre mais
sans siège central à proprement parler. Le modèle du rayon lumineux impose
une homogénéité entre le mouvement incident et le mouvement réflexe. La
physiologie optique géométrique de Descartes conduit à la glande pinéale,
aux esprits animaux (hors réflexe), aux automates, sans aucune pensée, au
cogito : « Je cherche quel je suis, moi que je connais être. »
A l'opposé de Descartes, le médecin Willis qui avait compris Harvey,
et mis en avant plus la chaleur que la lumière, pressent l'énergétique. Les
esprits sont des corps en mouvement, rien en puissance. Il y a une âme animale...
parce que la contraction musculaire dégage de la chaleur.
Avec Willis l'histoire du jeu énergétique reprend (explosion de la poudre
à canon) ; l'âme ignée, le véhicule luciforme, l'expansif du jeu, le jeu de psyché
(Freud), le jeu devenu esprit, anti-pesant et pensant (Bachelard) reviennent
en force. Les problèmes mêmes de la thermo-dynamique sont liés à la problé-
matique du jeu ; souffle et feu de vie animent l'inerte, l'inorganique, l'inanimé
de l'entropie.
Si le mécanisme centralise la tension-motricité, l'énergétisme la dé-cen-
tralise au nom de la puissance du jeu (ou du souffle). La volonté de volonté
qui est la volonté de puissancenietzschéenne va de pair avec la machine méca-
nique de l'éternel retour de l'identique. La pensée n'est qu'une machine à
pensée ; il y aura un appareil à penser les pensées, disjonctif de la pensée
elle-même (Bion). Pascal n'avait-il pas déjà fortement critiqué cette pensée
sans expérience de la pensée ? N'acceptons-nous pas, trop facilement, d'être
mécanisés, avec hypnose ? ou avec des signifiants ?
L'invention de Freud — celle de l'appareil psychique — est de garder en
bonne distance, mécanisme et énergétique ; mais il ne comprend pas la conver-
sion hystérique. Le saut du psychique dans le somatique. Si l'Inconscient = X,
c'est au nom d'une dé-centralisation, en fait d'appartenance énergétique.
Freud garde encore l'antique notion, orphico-pythagoricienne, du corps-
sépulcre (soma-sêma). Il y a des fantômes d'esprit enfermés dans un caveau
Quand Psyché est magique 1275

somatique ; mais on peut les faire revivre par la pensée, par le voeu. Comme dit
Hegel : « A la facilité avec laquelle l'esprit se satisfait se mesure l'étendue de
sa perte. » Et quant au principe de plaisir régulé par l'appareil (du moins le
plaisir)... il ne faut pas en confondre le principe et le plaisir. Le principe est
un principe mortuaire qui gouverne mais c'est une sanction « morale » dont la
laïcité cache la moralité.
Si dans le rêve et tout onirisme, toute fantaisie, il y a deuil du monde,
rappelons que dans le deuil narcissique de l'esprit de l'objet (méconnaissance
de la perte objectale de la mélancolie), si le sur-moi est une pure culture
d'instinct de mort, le désinvestissement d'une absence existe et ne peut être
confondu avec le non-être.
Dans le rêve, l'appareilpsychique va fonctionner comme excitateur masochique
afin de garder un certain investissement de l'absence (au monde)...
Toute construction onirique déguise la détresse de la perte en détresse
absolue de la séparation ou plutôt en séparation absolue comme si celle-ci
était possible. C'est là où se greffent toutes les métaphysiques idéalistes de la
détresse (Melanie Klein, Lacan). La détresse est liée à la perte, à la chute et
à l'espoir : Dante nous le rappellerait.
L'Occident a toujours eu trop tendance à sacraliser l'infortune d'être
un homme ou à nier cette infortune par la domination de la volonté.
Le but ultime de la fonction de l'appareil psychique, au-delà du principe
de plaisir, est pour Freud la pulsion d'emprise (la passion de la possessivité,
la puissance maîtrisante, la bemächtigung( macht = puissance)), mais il ne le
dit qu'à moitié. Il préfère parler de la pulsion de mort, car cette pulsion de
mort est encore la façon de dire, le nihilisme, la détresse de ne pas connaître
la détresse.
La « matière » avait, soudain, parlé à Freud : entendons, l'esprit de la
matière. Au moment où il remaniait la fonctionnalité de l'appareil psychique,
il y eut « transmission de pensée » entre l'esprit de la matière et l'esprit de
Freud : cela s'appelle, comme Freud le dit lui-même, spéculation.
Freud liait, de ce fait, étroitement, pulsion de mort et hallucination,
liait et assemblait l'excitation masochique du voeu à la structure irréelle de la
réalisation de ce voeu.
L'hallucination est l'ultime provocation masochique de la matière en
figuration sensorielle. L'esprit de la pensée est tenu en otage, occulté dans
l'image (régression de la pensée à l'image). Sinon, comment comprendre :
1) Ce qu'écrit Freud : « La pensée est vraisemblablement, à l'origine,
inconsciente, dans la mesure où elle se borne à s'élever au-dessus de la pure
activité de représentation en se tournant vers les relations entre les impressions
laissées par les objets ; elle n'acquiert, par la suite, des qualités perceptibles
à la conscience, que par la liaison aux restes verbaux. » Si il y a déjà investisse-
ment de l'absence par les « relations », c'est déjà une réponse à un deuil ; c'est
à la fois laisser être la réserve et à la fois peser. Penser c'est peser (les relations).
1276 Jean Gillibert

2) Que si, dans un rêve de mort, il n'est pas rappelé que le mort est mort,
c'est que le rêveur rêve de sa propre mort mais qu'il nie (occulte) qu'il s'agisse
de lui. La sensorialité de notre propre mort n'aurait pas alors d'image, hormis
l'identification à un mort, notre propre mort n'étant jamais survenue. Pourtant,
cet événementiel-là, impensable pour Freud, n'est-il pas possible par les
récentes techniques de l'hologramme où le relief déjoue les lois de la pers-
pective, vraie hallucination positive, mécanisme vital, au-delà du bloc magique,
et ce que cherchait peut-être Freud avec le bloc magique quand il déclarait
sa matérialisation impuissante devant la toute-puissance magique éclairante
de l'illumination de la mémoire qui vient à la perception.
« Tu dois mourir pour que tu te souviennes » de la pensée juive hante
Freud, bien qu'il veuille se débarrasser de cette pensée-là.
3) L'opposé de la satisfaction hallucinatoire du désir est l'expérience
d'effroi, d'épouvante, de terreur. Cette violence du monde appartient-elle
plus à l'inanimé qui s'anime ou à l'animé qui se désanime ?
Il semble que l'animé qui se désanime conduise au comique, au fou-rire
mais sous le rire l'angoisse terrifiante n'est-elle pas encore plus grande ?
Devant l'hallucination, l'appareil s'effondre : le but de son fonctionnement
est de conjurer la terreur, l'épouvante, par excitation masochique (maso-
chisme érogène). Il n'y a pas de différence fondamentaleentre plaisir et déplaisir ;
ni l'un ni l'autre ne sont « purs » ; ils appartiennent tous deux au masochisme
érogène, ce qui n'est pas le cas de l'effroi, de l'épouvante, ni de la douleur.
La répétition lie par l'angoisse, le traumatisme ; le pont entre animé,
inanimé est sauvegardé ; le désagréable se répète mais la douleur et l'épouvante
en leur fond d'événement ne se répètent pas en dehors de l'affect désagréable
devenu angoisse.
La pensée (ou plutôt « penser ») est bien le substitut (et quelquefois l'otage)
de la satisfaction hallucinatoire du désir, mais a-topique, puisqu'elle franchit
les distances ou plutôt elle retrouve le contact direct, sans communication,
entre le sensoriel (superficie de l'appareil psychique) et le monde extérieur.
Il y a là l'esprit d'un « jugement » dernier, antérieur à la condamnation du
refoulement et à l'esprit de fuite (refoulement = fuite et condamnation)...,
antérieur et antécédent. Le « jugement » dernier doit peser, juger, penser. Car,
comme dit Freud : « La pensée doit s'intéresser aux voies de communication
entre les représentations sans se laisser détourner par leur intensité. » Pensée-
Juge impartial. Dieu du jugement!
La pensée inconsciente, métaphore du psychisme inconscient, est donc
a-topique, elle est le fondement infondé de la temporalité, d'où sa traversée
des espaces possibles... Dans la « transmission de pensée », il y a coïncidence
de deux voeux, par a-topie de la pensée jugeantequi fait croire à un inconscient
collectif, à un inconscient pour deux.
Il n'y a pas un inconscient pour deux mais un appareil psychique pour
deux, c'est-à-dire une fiction d'existence partagée.
Quand Psyché est magique 1277

« Je veux que tu penses toujours à moi. »


« Il (elle) me prend ma pensée : je ne veux plus penser à il
(elle). »
L'effet de coïncidence et de dédoublement devient scission en vue du voeu
de fusion de toutes les possessions d'extinction (inceste, parricide, canni-
balisme).

Si Freud invente l'appareil psychique au nom du droit de la fiction théo-


rique (et idéalisante), c'est que la fiction n'est pas dispensée du principe de
réalité : elle en est partie intégrante.
La fiction sert, comme feinte, à dire le monde comme s'il existait déjà
pour le faire entendre comme s'il n'existait pas ou pas encore.
Dans ce pas ou pas encore, la pensée s'exerce à l'aise. Le vide est le lieu
d'élection de la pensée. Freud lui-même a senti cela : « Dans la fiction, bien
des choses ne sont pas étrangement inquiétantes et qui le seraient dans la vie
et que, dans la fiction, il existe bien des moyens de provoquer des effets d'inquié-
tante étrangeté. » Cette provocation est d'ordre masochique, bien entendu.
Par le vide, par la pensée, une âme peut aller dans un autre corps (consé-
quence de tout hylozoïsme).
Cette fiction de l'appareil se perd et c'est un deuil, le plus pathologique
peut-être ; il fait partie, ce deuil, de ce que j'ai appelé la « manie prototypique ».
C'est le deuil du devenir dans l'être avant leur figuration platonicienne. Cette
généalogie de la destruction passe par le saut de la mort, le pur vide qui n'est
pas du ressort de la pulsion de mort.
L'inanimé n'est encore qu'un accompli puisque, pour Freud, on y revient
toujours. C'est une métaphore passionnelle et rationnelle du nihilisme idéaliste.
Si le ça, lui aussi, est selon l'Abrégé en contact direct avec le monde exté-
rieur, mais non en communication directe, il dit le principe d'absence qui fie
de cette apposition et non encore la communication indirecte de l'opposition
(moi-monde) par la transmission de pensée.
Le masochismeérogène éveille la pensée à continuer cette relation d'absence
de contact direct (le vide). Le masochismemoral transforme la pensée en spé-
culation sur le vide, le manque.
C'est par le masochisme moral que la psychanalyse se perdra car, comme
disait férocement Karl Kraus, un contemporain viennois de Freud : « La
psychanalyse est une maladie mentale qui se considère elle-même comme son
propre remède. »
On écrit sur un bloc magique ; l'inscription n'a de sens que si l'opposition
mémoire-perception cède la place à quelque chose de plus grand qu'elle, à
savoir « en lieu et place, la perception apparaît là où la mémoire disparaît ».
En lieu et place est la façon de dire le vide (du temps).
Si « l'inconscient développe des tentacules vers le monde extérieur, retirées
aussitôt, après en avoir goûté les stimulations »... on est loin de la fameuse
1278 Jean Gillibert

coupure épistémologique et plus près d'une vraie discontinuité. Il n'y a pas


de levée du contact direct entre ça et monde extérieur mais la discontinuité
d'une inexcitabilité périodique. Cette inexcitabilité périodique « constitue
la représentation du temps » (sic Freud).
La transmission de pensée défie la fiction de l'appareil : au diable, la
fiction! On constitue une « table » pour faire parler la mort. La diachronie de
la douleur est jouée, ce qui est propre à toutes les conversions.

On ne peut envisager une réflexion sur l'appareil psychique avec tous ses
remaniements dans la pensée de Freud sans approfondir la question du temps, de
l'espace, de l'être. Freud, aussi, quoi qu'il en eût, a ressenti la soif ontologique.
La conversion de la métaphysique en métapsychologie n'est qu'une nouvelle
mouture de la conversion du somatique en psychique, du fictif en réel matériel.
Cette conversion épistémologique intègre la coupure avec sa récurrence.
Lorsque Kant fait muter la métaphysique aristotélicienne en philosophie
transcendantale, l'intentionalité se dégageait au niveau même des conditions
de possibilité. La révolution copernicienne, kantienne, préfigurant celle de
Freud, donnera jour aux deux courants actuels, frères rivaux mais non moins
frères quand même, à savoir existentialisme et structuralisme. C'est la suite
logique de l'épuisement du cogito.
Kant, c'est d'abord ceci : unifier les représentations à partir de la visée
préalable de l'unité préalable de l'a-perception (priorité de la constitution).
La pensée de l'objet devient le fond de la pensée elle-même. Avec la copule
« est » l'esprit sort tout d'un coup de la sphère de ses représentations pour
être déporté vers l'objet représenté. Le pouvoir penser n'est pas encore le
pouvoir de penser. C'est cela la « crise » kantienne, dont nous vivons encore,
Freud le premier. La condition de penser n'est pas encore penser mais elle
est sa possibilité. C'est avec cette pensée kantienne que Bion s'est battu et
qu'il n'a pas très bien comprise.
C'est vrai que la liquidation du sujet substantialiste est en route avec
Kant, avec le « je pense », avec l'effet de la double absence — du sujet en soi,
de la chose en soi.
Kant est alors obligé d'établir une table des sans sujet : ceci est l'horizon
ontologique de la pensée kantienne mais ouvert sur une anthropologie car
ce qui est donné n'est pas encore posé. Ici Freud ne cesse de résonner à Kant.
Dans la violence de l'interprétation que fait Heidegger de Kant, il faut
non seulement retenir la disparition de la philosophie comme épuisement
de la « crise », mais au bout de l'épuisement du cogito : « la chose pense »
(et non pas « ça pense »), car elle tient en réserve, elle rassemble dans rien
qui lui est propre. La pensée c'est une écoute qui aperçoit. Autrement dit :
l'homme qui souffre est toujours visionnaire. Freud a été celui-là avec la
« vision » de la pulsion de mort. Vision insuffisante, pour moi, car la pudeur
Quand Psyché est magique 1279

de Freud refuse de parler de la souffrance autrement qu'en objectivité. La


souffrance est une « chose » comme une autre... mais pour penser, dire, écrire
cela, que de souffrance tue, surmontée, ou oubliée...
En fin de compte, si avec la notion d'appareil psychique, de bloc magique,
le monde extérieur et l'inconscient (en analogie sympathique avec le monde
extérieur — et cette « sympathie » pré-animique, magique, fait que l'Inconscient
est moins inconnaissable que le monde extérieur) demeurent inconnaissables,
c'est parce que non seulement il y a des choses que nous ne pouvons pas
connaître, mais parce que, d'abord et avant tout, nous ne pouvons pas connaître
la position d'existence ou d'inexistence de ces choses (animé-inanimé).
C'est ceci — le plus important — qui fait que l'opposition sujet-système,
est une fausse opposition, un faux problème, inventé autant par Kierkegaard
que par le structuralisme. Il nous reste à comprendre pourquoi, nous étant
retirés de l'impérialisme magique des débuts, nous le gardons dans l'inconscient
systémique, pour continuer à nous dominer les uns les autres.
Quand le sujet est condamné au nom de l'éternel retour (Nietzsche),
c'est que le grand mécanisme s'appuie sur une fiction (et non le contraire).
Cette fiction, c'est le sujet, c'est l'illusion substantialiste. Mais Nietzsche
est-il allé plus loin que Kant ? Certainement pas.
Freud oserait-il dire que le sujet (son illusion) c'est cette fiction qui oublie
ou pense trop à son désir d'être aimé ? Le narcissisme est-il une notion fran-
chement convaincante ? Notion opaque, trouble et troublante mais nécessaire
quand même. La foi au Credo quia absurdum que dénonçait Freud, ne lui a-t-elle
pas aussi donné le vertige, même s'il n'a cessé de problématiser l'enjeu ?
Dans le paradoxe de l'inconnaissable, l'acte de penser est encore une foi
rationnelle et n'est que cela. C'est toujours autour de la pensée d'une chose
existante que « ça » gravite. Mais de la pensée d'une chose existante à l'existence
de chose... il y a un pas, que Freud comme Kant ont appelé «inconnaissable».
La foi non rationnelle veut-elle des tables, des inscriptions sur des table,
des prophéties, des incarnations du temps ? La foi est un désordre parce que
révélation (transmission de pensée événementielle ?). Dans la révélation
hébraïque (théophanie du buisson ardent), il y a révélation parce qu'il y a
une sortie de Dieu hors de soi, un exil de Dieu d'où... les tables (magiques)
et le décalogue de l'interdit.
Dieu est vu et non représenté, même jusques et y compris le christianisme,qui
dialectise l'accompli. Dieu y restera « vu » même s'il est représenté. De toute
façon, il faut un a-pophatisme, un retrait de Dieu, un exil de Dieu à soi-même.
La foi rationnelle de l'animé-inanimé (Freud) ne peut s'entendre dans sa
force réductrice, que par rapport au désordre de la foi non rationnelle,mystique
en la figure du non-langage qui a pris Dieu et tous les dieux. « Je suis celui
qui suis » est cette figure du non-langage dans le langage.
Freud a positivé cette figure du non-langage, dans tous les mécanismes
qu'il a décrits. On a tout pris pour des tropismes du langage (métaphore,
1280 Jean Gillibert

métonymie). Mais comment peut-on expliquer que rien ne s'épuise de l'incons-


cient, du ça, de ce qui se déplace dans ce qui est déplacé, de ce qui se projette
dans ce qui est projeté ? Le quantitatif, le quantum, l'affect sont de faibles
réponses comme si cela n'était pas déjà, ces affects, de la pure représentation
avant de devenir des intensités. Pouvons-nousempêcherce désordrefondamental
de l'être propre à la « folie », qui est que nous pensons que si un enfant bossu a
une grippe, si nous le guérissons de sa grippe, il ne doit plus être bossu. C'est ça,
la transmissionde pensée.

Lacan, sur ce thème, n'a fait que reprendre la thèse de Berkeley de l'esse
est percipi. Il en est resté à l'image de soi dont l'autre vous habille. Que le
sujet qui fantasme (pense) mette en scène sa propre exclusion et que cette
exclusion répétée redouble la structure de la représentation... quoi de neuf,
sinon que le sujet est vraiment le sujet-Dieu ? La règle apophatique passe
du Dieu à l'homme, c'est tout. Bion, sur ce même thème, invente une proto-
pensée avec un appareil à penser les pensées. Le problème de la foi se convertit
en une « attitude » de penser : to be being (être été).
Penser l'absence sans être détruit ne nous délivre pas du non-être. Bion
finalise à l'excès l'expectative innée du sein. Il devient Bernardin de Saint-
Pierre. Pourtant quand il écrit : « Dans le duo, si l'un d'eux a une idée, on doit
se demander ce que l'autre a fait pour la lui suggérer », il approche de la vérité
du désordre de la foi.
Schreber appellera ce désordre un miracle et en fera un ordre universel,
d'où sa gnose délirante mais sa compréhension de la volupté.

Il n'y avait pas de relation directe entre la superficie (sensorielle) de l'appa-


reil psychique et le monde extérieur, mais il y avait un contact direct.
Il n'y a plus de relation directe entre les deux temps du « bloc magique »
— j'inscris, — j'efface, mais contact direct (en lieu et place) ; il y a magie pure
si le contact direct devient une relation directe et si le vide du temps est comblé
(transmission de pensée). La transgressionreligieuse, artistique, rachète ce vide
spatial du temps. La folie idem. L'appareil psychique, le bloc magique sont des
anti-folies, des fictions conservatrices. Rien d'autre.

Dr Jean GILLIBERT
12, avenue de la République
92340 Bourg-la-Reine

Le Directeur de la Publication : Jean GILLIBERT.

Imprimé en France, à Vendôme


Imprimerie des Presses Universitaires de France
ISBN 2 13037038 I — CPPAP n° 54219 — Imp. n° 27987
Dépôt légal : 2-1982
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