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MICHEL ZÉVACO

La Mien©» Su Nord

ÉDITIONS JULES TALLANDIER


75, Rue Dareau -:- PARIS (XIVe)
La Mignon du Wmû

CHAPITRE PREMIER

NUIT DE DRAME

Lille, cette nuit-là, était en fête ; ses rues mises en gaîtê


par des bandes d'étudiants ; ses brasseries ruisselantes de
rires ; son théâtre ouvert, s^s concerts regorgeant de spec-
tateurs... c'était la Noël.
Chez M. Lemercier de Champlieu, procureur de la
République près la Cour de Douai, en vacances à Lille,
il y avait grande réception enfantine, arbre de Noèl et
fête familiale, de neuf heures à minuit.,
Rue Royale, en plein quartier aristocratique, c'était un
de ces vieux hôtels flamands.
C'est là qu'habitait le procureur. Ou, du moins, c'est là
qu'il passait ses vacances. Il s'appelait Lemercier. Mais,
depuis son mariage avec l'héritière des Champlieu, il
signait : Lemercier de Champlieu. Le journal conservateur
de Douai, dans ses comptes rendus de Cour d'assises,
l'appelait : M. de Champlieu.
Hélène de Champlieu, sa jeune femme, demeurai* au
contraire toute l'année dans l'antique hôtel de la rue
Royale qu'elle avait apporté en dot au magistrat, sans
compter d'importants domaines dans le Cambrésis, et
sans compter, encore, trois millions placés en rente sur
l'État.
Hélène était orpheline. Sa mère était morte depuis dix
ans. Quant à son père, le marquis de Champlieu, il avait
succombé à une attaque d'apoplexie trois jours après
l'union d'Hélène avec Lemercier,
8 MARIE-ROSE

Comment Lemercïer, assez pauvre, sans talent, presque


laid, avait-il pu épouser l'unique héritière de la fortune
des Champlieu, cette jeune fille idéalement belle, si vrai-
ment belle que, dans les rues, elle laissait derrière elle
comme un sillage d'admiration ?
"Pourquoi les deux époux vivaient-ils séparés, ne se
voyant qu'à Noël, Pâques et grandes vacances ?
Tel était ce double problème que la haute bourgeoisie et
l'aristocratie lilloises s'étaient en vain efîorcées de
résoudre.
Seul peut-être le vieux marquis de Champlieu eût pu
donner la clef du mystère ; mais, s'il y avait un secret,
il l'avait emporté dans la tombe... Mort de désespoir,
disaient les uns ; tué par une honte ignorée, chuchotaient
d'autres qui allaient jusqu'à parler de suicide.
Le mariage de Lemercier et d'Hélène avait coïncidé avec
un double événement auquel la société lilloise n'avait
prêté d'ailleurs qu'une attention passagère, mais qu'il est
de notre devoir 'de rapporter ici.
La veille du jour où le vieux marquis de Champlieu
donna son consentement à cette union, était arrivée à
Lille une étrange et belle jeune fille de dix-sept ans
qui ne devait pas tarder à s'imposer aux maisons les plus
fermées.
Elle était remarquable, l'œil noir, la lèvre rouge, la che-
velure magnifique, d'un blond ardent. On la croyait Russe
ou Polonaise. Elle se faisait simplement appeler la com-
tesse Fanny. Elle vivait seule avec une gouvernante.
D'après le train qu'elle menait, elle devait être immensé-
ment riche.
Seule, jeune, sans famille, elle tenait les hommes à dis-
tance et avait acquis en peu de temps une réputation
d'étrangeté et aussi d'honnêteté scrupuleuse.
Voici maintenant le deuxième fait :
Huit jours après le mariage, disparut de Lille, sans qu'on
pût savoir ce qu'il était devenu, un jeune homme nommé
Pierre Latour.
C'était un peintre de grand talent, un artiste d'enver-
gure et espoir de la vieille cité qui, de tout temps, fut
l'amie et la généreuse protectrice des arts. Il venait
d'obtenir la deuxième médaille d'or au Salon.
Ainsi donc, l'arrivée de la comtesse Fanny — la belle
Fanny comme on l'appela vite — et la disparition sou-
daine, inexpliquée, de Pierre Latour, firent corps pour
Ï.A. MIGNON DU NORD 9

ainsi dire avec le mariage d'Hélène de Champlieu et du


procureur Lemercier. >
De ce mariage, sept mois après la cérémonie, naquit
avant terme une petite fille qui fut appelée Marie-Rose et
qu'Hélène de Champlieu se mit à adorer, non pas seule-
ment avec ces trésors d'amour qai sont réserve dans le
cœur des mères, mais avec une véritable passion, une
sorte d'emportement farouche et exclusif, comme si,
pour elle, il n'y eût plus d'autre affection possible.
C'est le quatrième anniversaire de Marie-Rose qu'en
cette nuit de Noël on célébrait en l'hôtel de la rue Royale.
Car l'enfant était née un 25 décembre.
Dans l'antique et somptueuse demeure des Champlieu,
tout ce que Lille comptait de familles notables par la for-
tune ou la situation s'était réuni.
L'hôtel ruisselait de lumières.
Onze heures.
La fête va bientôt finir. Car chaque famille, après acte
de présence chez le procureur, doit se retirer vers de plus
intimes fêtes de Noël, et il ne s'agit plus que d'une
grande distribution aux nombreuses petites amies de
Marie-Rose.
Traversons donc l'immense salon où une foule de bam-
bins et de fillettes se pressent autour d'un arbre de Noël
gigantesque et tout couvert de jouets. Et pénétrons dans le
cabinet de M. Lemercier de Champlieu, vaste pièce riche-
ment ornée d'une bibliothèque sévère, d'une table
incrustée de cuivres précieux et de tentures datant de
Louis XIV. »
Debout devant la table, le procureur considérait une
enveloppe sur laquelle son nom avait été tracé d'une
écriture fine et menue, toute en coups de griffe. -
A l'appel du timbre sur lequel il venait d'appuyer, son
valet de chambre parut.
•— Qui a apporté cette lettre ? demanda-t-il.
— Je l'ignore, monsieur, répondit le domestique.
— Comment est-elle ici? Est-ce vous quil'avez déposéelà?
-— Non, monsieur.
Sévèrement dressé, le valet de chambre répondait sans
se permettre une observation, mais il était évident que la
présence de cette lettre si mystérieusement arrivée sur
cette table lui causait un étonnement qui confinait à,
la terreur.
10 MARIE-ROSE

Un Signe le fit sortir.


Le procureur s'assit. Il saisit l'enveloppe et, les sourcils
contractés, la regarda fixement sans l'ouvrir.
Il était en habit. C'était un homme de quarante ans, de
haute taille, sec et anguleux, bilieux de teint, avec des
lèvres minces, un regard fuyant.
Il eut un haussement d'épaules, et violemment, déchira
l'enveloppe.
Un mince carré de bristol s'en échappa, sur lequel il lut
avidement quelques lignes tracées de cette même écriture
en coups^de griffe que nous avons signalée.
« Marie-Rose n'est pas votre fille. Marie-Rose est née à
o sept mois. Pour surprendre l'amant de votre femme,
« veillez ce soir après la fête. Il est inutile qu'on vous le
« désigne. Vous ne l'avez vu qu"une fois, mais en l'une de
n ces circonstances dont le souvenir demeure impéris-
« sable. »
Le magistrat fie poussa pas un cri, ne fit pas un geste.
Seulement son visage livide s'injecta de fiel.
Il lut une deuxième et une troisième fois, et machinale-
ment il défit sa cravate blanche, arracha le bouton qui
maintenait son col. Alors il respira, avec un long et
rauque soupir.
Une souffrance affreuse crispa les traits de son visage et
ses yeux généralement vitreux devinrent sanglants.
— C'est vrai ! gronda-l-il. Impossible que ce ne soit pas
vrai !... Enfer ! qu'ai-jo donc à tant souffrir ?... Est-ce que
je l'aime ?... Insensé ! Me suis-je donc mis à l'aimer ?...
Ah ! que je souffre !... Les tenir... tous deux..', là... sous ma
main ! Me venger 1 oh ! me venger !... Je veux... oh ! je
veux que ce soit effroyable !...
Brusquement, il fut debout, se regarda dans une glace.
Il lui semblait voir un personnage inconnu.
Par degrés, par un effort soutenu de toute sa volonté, il
se calma.
Alors, en vacillant, il passa dans son cabinet de toi-
lette, se rafraîchit à grande eau, répara le désordre de ses
vêtements, remit une cravate que, de ses doigts trem-
blants, il parvint à nouer, et il descendit au salon.
La plupart des invités étaient parlis.
Le procureur, s'arrêtant dans l'encadrement d'une por-
tière, arriva au moment où une jeune femme penchée sur
la'petite Marie-Rose l'embrassait en disant :
LA MIGNON DU NORD 11
— Quelle adorai)!e enfant... On dirait, à la voir a\cc
ses veux bleus, son teint un peu hâlé, ses longs cheveux
biuns, on dirait une petite Mignon... -
Hélène Lcmercier de Champlieu, la femme du procu-
reur, tressaillit ; un nuage voila son beau visage mélan-
colique et tendre. •
— Ah ! comtesse Fanny, s'écria-t-elle, que me dites-
vous là î Quelle épouvante si ma fille allait être destinée
à souffrir comme Mignon !... Si ce que vous dites allait
être un présage !„.. i
Et nerveusement, la mère serra dans ses bras la fillette,
comme pour la défendre.
A ce moment, la jeune femme qui venait d'efîraje,.-
M m e de Champlieu par cette comparaison théâtrale
aperçut le procureur qui contemplait ce groupe, et elle
eut un sourire aigu.
— Oh ! madame, fit-elle, ce n'est qu'une idée de jeune
fille romanesque... mais enfin, vous avez raison d'avoir
peur... Il y a si souvent de ces enlèvements d'enfants !...
Et tenez, ne signale-t-on pas justement des passages de
troupes bohémiennes venues du nord et qui s'enfoncent
dans l'intérieur de la France ?...
X Hélène frissonna et ce frisson étonna l'enfant.
- — Maman, ma petite maman chérie, qu'as-tu donc ?
murmura Marie-Rose en jetant ses d.eux bras au cou de sa
mère.
Celle qu'Hélène venait d'appeler « comtesse Fanny » jeta
un nouveau regard à la dérobée sur le procureur, et con-
tinua :
•— J'ai vu moi-même une de ces troupes, aujourd'hui,
sur la route de Seclin, à trois lieues environ, en revenant de
iaire ma quotidienne promenade à cheval... Ces gens
étaient arrêtés au rebord du fossé de la route... Ils étaient
hideux, je vous assure... -1
—• Mademoiselle... de grâce... supplia Hélène en étrei-
gnant sa fille.
Puis elle murmura :
— Suis-je folle !... Suis-je nerveuse de m'inquiélcr
ainsi !... EL pourtant !... '
La comtesse Fanny se pencha en riant sur Marie-Rose et
l'embrassa :
— Adieu, petite Mignon ! fit-elle.
» — Adieu, madame, iepoad.it gravement l'enfant. Vous
êtes méchante de iaire peur à maman.
12 MARIE-ROSE

Faruvy se releva en riant plus fort.


Elle prit congé de la femme du procureur. Mais au
moment où elle se .retirait, son regard se posa un instant
sur elle...
Ce regard était chargé de haine... une haine profonde,
lointaine, absolue...
Le procureur était entré dans le salon, causant aux uns,
souriant à d'autres, remplissant ses devoirs de maître avec
cette gravité froide, un peu hautaine, qu'on admirait en
lui.
Et son regard vague cherchait parmi ces gens l'in-
connu... l'amant !
Enfin, les derniers invités se retirèrent. Il était onze
heures et demie.
La petite Marie-Rose fut confiée, à demi sommeillant
déjà, à sa bonne qui l'emporta dans ses bras. Les deux
époux demeurèrent seuls en présence.
Hélène Lemerçier de Champlieu avait vingt-quatre ans.
Belle ? Ah ! certes... mais un voile de tristesse pesait sur
cette beauté qui eût dû sembler radieuse et qui paraissait
trop grave. On eût dit qu'elle était marquée pour quelque
affreuse destinée.
Il y avait sûrement une grande douleur dans cette exis-
tence.
Lorsqu'elle se vit seule avec le procureur, elle ne put se
défendre d'un léger frémissement.
Mais, avec cette froide politesse qu'il affectait vis-à-vis
d'elle, il s'inclina en disant :
— Madame, me permettrez-vous de me retirer à mon
tour... comme un simple invité ?
La sournoise ironie de ce mot la fit tressaillir.
— Je suis, poursuivit-il, un peu las des travaux
auxquels je me suis livré ces jours derniers... Il y a
tant de misérables à punir, de par le monde !... Et
vous le savez, madame, ma fonction est de décréter 13
châtiment... Donc, à moins que vous ne m'ordonniez de
vous tenir compagnie} je vais rejoindre ma chambre à
coucher...
Elle tremblait. Et ce fut dans un murmure qu'elle
répondit :
— Faites, monsieur...
Le procureur s'inclina une deuxième fois et sortit du
salon.
LA MIGNON DU NOKD 13

Elle demeura immobile, palpitante, écoutant son pas qui


montait un escalier.
Dix minutes se passèrent.
•- Un léger bruit, derrière elle, lui fit tourner la tête ; au
même instant, un homme d'une trentaine d'années entrait
par une porte dérobée, s'avançait jusqu'à elle et, à son
tour, s'inclinait, mais si bas qu'on eût dit qu'il allait
s'agenouiller.
Elle le vit sans surprise, sans colère, et murmura sim-
plement, d'un ton de doux reproche :
— Ami, songez-vous à ce qu'on pourrait penser si on
vous surprenait là, à pareille heure ?... Je vous ai vu tout
à l'heure parmi nos invités... je vous attendais... mais s'il
vous avait vu, s'il vous voyait, lui... mon mari !...
— Hélène, interrompit l'homme d'une voix ardente, j'ai
pris mes précautions. Entré ici avec les autres invités, on
me croit parti. Et quant à M. Lemercier, vous savez bien
qu'il ne me connaît pas, qu'il ne m'a jamais vu... Hélène,
il faut que je vous parle... Écoutez, demain je suis au
Havre, demain soir je quitte la France pour n'y jamais
revenir!...Accordez-moi la charité d'urtsuprême entretien...
— Pierre !... oh 1 Pierre !... "Vous^ si grand, si bon, si
généreux...
— Ah ! C'est que je souffre trop, voyez-vous !... Hélène,
ne me suis-je pas assez sacrifié ?... Vous savez bien que je
vous respecterai comme je vous ai toujours respectée...
comme une sœur... Hélène, je vous le dis, avant mon
départ, il faut que je vous parle... Oh ! rassurez-vous ! Je
ne vous dirai pas un mot de mon amour...
— Eh bien... parlez ! fit-elle, défaillante de l'effort
qu'elle faisait pour cacher la passion qu'elle éprouvait
elle-même.
— Ici ? oh ! non !... Ce que j'ai à vous dire est grave et
long... Chez vous, Hélène !... Pas ici !... Songez qu'on peut
nous surprendre... Hélène I il faut que je vous parle chez
vous !
— Pierre ! Pierre !... mon ami !...
— Hélène, écoutez !... Ce n'est pas de moi qu'il s'agit.
Près de cinq ans je me suis tu... Années d'angoisse et
d'agonie... Maintenant, l'heure est venue où je puis, où je
dois parler 1 Puis, je m'en irai, sinon heureux, du moins
tr an quille sur votre avenir... et j e disp ar aîtrai à tout j amais !
Une angoisse poignante bouleversa les traits de la jeune
femme.
14 MARIE-ROSE

' Puis, peu à peu, une sorte de sérénité s'étendit sur son,
visage. Elle laissa tomber un long regard sur le jeune
homme à demi prosterné devant elle, et dit :
•—• Pierre... il sera fait comme vous désirez... Je vous
attendrai... dans ma chambre... la chambre que j'habitais
quand j'étais jeune fille... quand je m'étais fiancée à vous...
Et, reculant à pas lents, il rentra dans la pièce d'où il
avait surgi...
• Hélène, repliée sur elle-même, comme écrasée s-ous le
poids de ses souvenirs, commença à monter l'escalier qui
conduisait à son appartement.
i Au bout de quelques minutes, deux domestiques entrè-
rent au salon, éteignirent les lustres, les flambeaux.
On entendit la porte d'en bas qui se verrouillait, puis les
derniers bruits s'épanouirent et tout parut dormir dans
l'hôtel.
Pierre rentra dans le salon et, avec d'infinies précautions,
glissant pas àpas dans les ténèbres, parvint ale traverser sans
avoir heurté ou renversé de meuble. Il est certain qu'il con-
naissait parfaitement l'hôtel et ses dispositions intérieures.
Il se trouvait alors au pied de l'escalier par où venait
de monter Hélène.
Il commença l'ascension, s'arrêtant à chaque marche, la
main sur son cœur pour en comprimer les battements : il
lui semblait que ces battements devaient s'entendre de loin.
Arrivé en haut, il respira. Il était inondé de sueur comme
après un travail de force.
Un léger rais de lumière glissant sous une porte le guida
alors. Il joignit les mains avec force, en murmurant :
— C'est là !... Là, dans un instant, ma vie va se décider...
Quand elle saura l'atroce vérité, il faudra bien... O
Hélène ! Hélène !...
Une angoisse de condamné l'étreignit. Il refoula le san-
glot qui voulait déborder de sa poitrine et, marchant vers
la porte, il étendit la main dans la direction du bouton.
A ce moment, le couloir dans lequel il se trouvait se
remplit de lumière.
Pierre demeura immobile, stupéfait, pétrifié, en proie à
une horreur sans nom. Sa main, comme soudain dessé-
chée, retomba lourdement.
Il tourna légèrement la tête et vit le mari d'Hélène qui,
une lampe dans la main gauche, un revolver dans la
droite, le contemplaiL de ses yeux exorbités.
— Lui ! murmura le procureur dans un souffle.
LA MIGNON DU NORD 15

II
CHEZ LE PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE

Le procureur leva son revolver et en plaça le canon à


deux doigts de la poitrine de Pierre.
Effroyablement pâle, celui-ci ne fit pas un geste, pas un
mouvement.
Sa suprême pensée fut pour Hélène ; il se maudit de
l'avoir perdue, déshonorée !
-— "Venez ! gronda le magistrat. \
' — Je vous suis ! dit Pierre, livide, résolu à se faire tuer.
M. Lemercier de Champlieu étendit le b'ras, ouvrit une
porte, fit signe au jeune d'homme d'entrer. Pierre obéit
c
comme un automate.
Le procureur entra à son tour, referma la porte à clef,
posa sa lampe sur une table.
Les deux hommes se considérèrent un instant.
, « Oh ! misérable que je suis ! songeait Pierre, j'ai désho-
noré celle que j'adore ! J'ai brisé sa vie !... Moi qui venais
pour la sauver !... »
Et le magistrat, livide, ses lèvres minces agitées d'un
tremblement, réfléchissait.
« Lui, d'abord ! Puis, la femme parjure !... Puis, l'en-
fant de l'adultère ! Ah ! je veux que ce soit atroce ! »
Il fit un violent effort, se contraignit à une sorte de
calme farouche, et, ayant assuré sa voix :
— Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire chez moi, à
cette heure ?
Le jeune homme trefsaillit.
Un imperceptible espoir se glissa dans son âme. Lemer-'
cier ne soupçonnait donc pas sa femme !...
Frémissant, il répondit :
— Tuez-moi, monsieur ! Je ne dirai rien !
•— Parlez plus bas, dit le procureur, vous pourriez
réveiller une femme qui dort, là, à côlé... et à votre air, à
votre costume, à vos manières, je veux supposer que vous
savez respecter une femme, si bas que vous soyez tombé...
16 MÂBIE-ROSE

L'espoir qui venait de l'effleurer grandit dans l'âme de


Pierre, l'inonda d'une -joie terrible, qui le fit pâlir plus
qu'il n'avait pâli sous le canon du revolver.
a Sauvée ! rugit-il, au fond de lui-même. Sauvée ! Il ne
la soupçonne pas !... »
Au dehors, la rafale mugissait alors dans toute sa vio-
lence, et, par instant, apportait des bouffées de la joie
populaire qui courait les rues en cette nuit de Noël.
— Je ne vous tuerai pas, reprit le procureur. Je veux
savoir ce que vous faites, dans mon hôtel.
Et, brusquement, avec une sorte de bonhomie :
— Allons, avouez donc, que diable 1 Cela vaut toujours
mieux. Vous veniez me voler, hein ?
« Sauvée ! répéta le jeune homme dans un cri de son
cœur. Sauvée !... »
Alors, son noble et loyal regard se posa sur l'œil vitreux
du procureur, et, d'une voix qui ne tremblait pas :
•—• Il me serait, en effet, trop difficile de nier... C'est
vrai, monsieur, je venais voler.
—• Peste ! plaisanta le procureur. Messieurs les voleurs
s'attaquent maintenant à ceux qui les poursuivent et les
condamnent ! Juste vengeance, après tout 1 D'ailleurs,
nous autres magistrats, nous sommes favorisés ; on se met
en habit pour nous piller !...
Et, changeant soudain de ton i
— Je vous arrête ! Dans votre intérêt, pas de résis-
tance, pas de tentative de fuite 1
— Je ne bouge pas, monsieur, dit Pierre, le cœur
inondé d'une joie surhumaine et d'une immense douleur.
Lemercier, rapidement, avait entr'ouvert une porte
dérobée qui donnait sur un cabinet.
Son valet de chambre, qu'il avait sans doute posté là
d'avan-e, parut.
— Allez me chercher M. le commissaire de police, dit
froidement le procureur. Qu'il vienne avec quatre agents.
Ne faites aucun bruit. Ne réveillez personne. Allez.
Le domestique, effaré, s'élança.
— Maintenant, jeune homme, dit alors le mari d'Hé-
lène, comment avez-vous fait pour entrer ici ?
Pierre demeura muet et frissonnant ; il n'avait pas
prévu la question î II fallait maintenant prouver qu'il était
un voleur.
— Vous avez fracturé la porte d'entrée ?
LA MIGNON DU NORD 17
Pierre eut un geste comme pour souffleter l'homme
qui lui parlait ainsi, geste instinctif qu'il réprima aussi-
tôt. Et, d'une voix haletante :
— Oui, monsieur, j'ai fracturé...
— Avec un instrument pareil à ceux-ci ?
Du doigt, le procureur montra deux ou trois pinces
d'acier rangées sur la table.
Pierre fit oui de la tête.
Il frémissait de honte, d'horreur et de dégoût, mais une
exaltation de sacrifice le transportait, le soulevait dans un
grand souffle d'héroïsme.
Lemercier hochait la tête. Comme sans y penser, il dé-
posa son revolver près des pinces.
Il n'adressa plus une parole au jeune homme. Se bor-
nant à lui faire ce signe de bienveillance que les magis-
trats accordent au coupable après l'aveu, il sortit en fer-2"
mant soigneusement la porte à clef.
La première pensée de Pierre fut de fuir. Mais il recon-
nut bientôt qu'il se trouvait dans une pièce sans fenêtre,
ayant pour toute autre issue la porte dérobée.
Les bras croisés, le sourcil froncé, sa tête penchée, il
attendit, dans le morne silence, que parfois balayaient
soudain les gémissements du vent d'hiver.
Le procureur était descendu.
D'un pas étouffé, rapide, de cette démarche souple que
doivent avoir les tigres dans les nuits d'affût, il avait gagné
la porte de la rue, l'ouvrit, sortit, referma la porte à clef.
Et alors, si quelqu'un était passé à ce moment, il eût
assisté à ce spectacle étrange, fantastique, d'un procureur
occupé à fracturer sa propre porte avec une rare habileté...
La porte fracturée, il rentra.
Le vestibule était, au fond, fermé par un vitrage commu-
niquant avec l'intérieur de la maison. Au moyen d'un
diamant qu'il portait au doigt, le procureur coupa une
vitre, la détacha, la posa sur le tapis, et, du talon, avec le
moins de bruit possible, il l'écrasa.
— Là ! grinça-t-il, avec un sourire effrayant. C'est le
bris maladroit de la vitre qui m'a prévenu qu'un voleur
était dans la maison... Maintenant, M. le commissaire
peut arriver. Nous tenons un cas complet : tentative de
vol avec effraction, la nuit, dans une maison habitée...
Cela peut aller dans les vingt ans de bagne î
Il redressa sa haute taille anguleuse.
18 MARIE-ROSE

Son masque livide de haine se creusa d'un rire silen-


cieux, effroyable.
Alors il alla se poster au dehors. Il était encore en habit
et nu-tête. La neige le souffletait. Un froid aigu le cinglait.
Le procureur ne s'en apercevait pas et aspirait avec délices
la rafale d'hiver.
/ A ce moment, dans la lueur vacillante du gaz qui éclai-
rait la rue, il vit arriver au pas de course un groupe de
cinq ou six personnes.
C'était le commissaire de police et les quatre agents
demandés.
Du doigt, le procureur leur montra la serrure.
•—• Effraction ? fit le commissaire.
— Oui. Tenez, j'allais me coucher : c'est cette vitre bri-
sée qui m'a prévenu. J'ai pris ma lampe, j'ai vu l'homme
""au moment où il allait pénétrer clans la salle à manger...
l'argenterie, vous comprenez ?... et je lui ai mis la main
au collet. Il est.là-haut... Venez.
La petite troupe monta, silencieuse. Le procureur ouvrit
une porte et dit : ^
— Là !...
Le commissaire eut un geste. Les quatre agents en-
trèrent d'un bond : dix secondes plus tard, sans bruit,
Pierre se retrouva, comme dans un atroce cauchemar,
bâillonné, les menottes aux poignets, les pieds entravés :
il se sentit soulevé, enlevé, emporté...
Ce fut une minute d'épouvante inexprimable... et alors
un cri, un nom adoré voulut faire explosion sur ses lèvres^
mais se traduisit par une plainte sourde... la plainte de la
bete qu'on égorge... deux larmes brûlantes jaillirent de ses
yeux... puis ce fut tout.
Pierre avait disparu, entraîné, emporté comme un fétu
par la tempête...
Au moment où, derrière ses agents, le commissaire allait
sortir, le procureur le toucha au bras :
-—• N'oubliez pas les instruments de travail de ce mon-
sieur... et son instrument de défense...
Avec un sourire livide, il désignait les pinces d'acier, le
revolver.*
Le commissaire s'en saisit et, courbé par les saluts, se
retira, s'évanouit dans la nuit...
Alors M. Lemercier de Champlicu respira longuement.
Ses narines minces se dilatèrent. Son regard terne jeta des
flammes. Il se mit à rire.
I A MIGNON DU NORD 19
Mais ce rire fut épouvantable, il résonna si étrangement
que le procureur s'arrêta soudain, se retourna, les cheveux
hérissés, et bégaya :
— Qui est là ! Qui est là ?...
Il n'y avait personne. Il n'y avait que lui.
Lui et sa conscience !...
Il se rassura, passa les deux mains sur son front, raffer-
mit ses pensées et ses attitudes, et, d'un pas qu'il ne cher-
chait plus à étouffer, marcha droit à l'appartement de sa
femme, se guidant à son tour sur le mince rais de lumière
qui avait guidé Pierre,
Et il ouvrit.
Hélène, debout près de la cheminée, retourna vivement
la tête.
En reconnaissant son mari, elle recula, les pupilles dila-
tées par l'effroi.
Le procureur s'était arrêté, les bras croisés, Il dit ;
•—• Ce n'est pas moi que vous attendiez ?...
La pauvre femme porta les deux mains à son front
comme pour empêcher sa raison de s'égarer.
D'une voix calme, nette, tranchante comme un coupe-
ret, il ajouta :
— Rassurez-vous. Je ne vous retiendrai pas longtemps.
Je voulais seulement vous prévenir... vous dire que je viens
d'arrêter dans notre maison un voleur, au moment où il
allait mettre la main dans l'argentier de la salle à manger.
Il me reste à vous dire le nom de ce voleur que les agents
viennent d'emmener, menottes aux poings : il s'appelle
Pierre Latour...
Un cri d'agonie, un cri sans expression humaine, déchira
le silence de l'hôtel, emporté par une rafale, et Hélène
Lemercier de Champlieu s'abattit sur ses genoux, puis se
renversa sur le tapis,, comme morte...
Le procureur contempla avec une sombre expression de
haine sa femme évanouie.
Il sortit .ensuite de la chambre qu'il ferma à clef, tra-
versa plusieurs pièces et arriva dans une chambre adora-
blement coquette, toute tendue de mousselines roses,
dans la lueur douce d'une veilleuse...
Là, se dressait un lit, un petit lit d'enfant, merveille de
grâce et d'élégance.
Dans ce lit dormait, de son sommeil paisible et innocent,
une délicieuse petite créature, ses yeux clos, ses mignonnes
lèvres souriantes... Marie-Rose !...
20 MARIE-ROSE

Et l'effroyable silhouette noire du procureur, lentement,


se pencha, se courba vers le petit être de pureté radieuse et
de grâce adorable...
Et son doigt sec, osseux, comme pour une condamna-
tion, vint se poser sur le front de l'enfant...
Marie-Rose tressaillit.
Ses grands beaux yeux bleus s'entr'ouvrirent.
La main rude et sèche du procureur descendit du front
de l'enfant jusqu'à sa gorge, les doigts s'ouvrirent comme
une redoutable pince d'acier...
Qui eût vu Lemercier dans cette tragique seconde eût
été épouvanté.
Quoi ! cet homme allait tuer 1...
Tuer qui ?... Cette exquise, cette adorable fillette...
Son enfant !...
Oui, le crime était dans l'âme du procureur !
Il ne savait ce qu'il faisait là ! Ni pourquoi il y était !
Tout ce qu'il savait, c'est qu'il éprouvait l'insurmontable
besoin de faire" du mal à cet être d'innocence !...
La tuer ! L'étrangler ! Sentir cette chair palpitante sous
l'étreinte de sa main I Oui, il en éprouva l'irrésistible
envie !...
Ses doigts se posèrent sur la gorge...
D'un geste brusque, il repoussa les couvertures...
Il allait serrer ! tuer ! étrangler !
A ce moment, Marie-Rose, à demi éveillée, ses grandsyeux
souriants levés sur son père, tendit ses petits bras, et, dans
ce tendre bégaiement de l'enfant qui se rendort, murmura :
•— Bonsoir, petit papa !...

III

MARIE-ROSE

Le procureur tressaillit violemment et se rejeta en


arrière d'un bond éperdu. Il râla :
— Je ne peux pas !...
Quoi ? Qu'est-ce qu'il ne pouvait pas ? Tuer son
enfant !... Non : Lemercier avait peur, voilà tout ! Peur du
bagne qu'il infligeait si souvent, peur de l'échafaud qu'il
réclamait pour d'autres avec tant d'âpreté l
LA MIGNON DU NORD 21
Le misérable tremblait de ce qu'il avait failli faire !...
— Oh ! gronda-t-il. Lâche que je suis ! J'ai frappé
l'amant ! J'ai frappé la femme adultère ! Et il faudra que
je garde près de moi cette fille... leur fille ! leur enfant !...
' Il me faudra sourire, la rage dans le cœur, il me faudra
poser mes lèvres sur ce front ! Et à mesure que grandira
l'enfant de leur amour, il faudra que je sente grandir en
moi la fureur et l'impuissance à la fois !...
L'enfant s'était rendormie et l'effroyable démon penché
sur elle cherchait le moyen de la tuer sans péril.
Tout à coup, il se frotta le front.
— Ce que disait cette femme... cette comtesse Fanny...
tout à l'heure, quand je suis entré au salon !... Ces bohé-
miens sur la route de Seclin !... Oui, oui !... Elle disparaî-
trait à jamais... je ne la verrais plus... et je n'aurais rien à
redouter, puisqu'elle serait vivante !...
Maintenant, il reprenait son sang-froid.
Avec un sourire livide, il ajouta :
— Et si par hasard, un jour prochain, elle mourait... eh
bien ! ce n'est pas moi qui l'aurais tuée !
Rapidement, il sortit de la chambre, gagna son apparte-
ment où le même valet que nous avons signalé attendait,
immobile, impassible.
— Faites atteler, ordonna-t-il. Ou plutôt non, attelez
vous-même, prenez le coupé... Faites vite t
— Faut-il réveiller le cocher ? demanda le domestique
sans manifester d'étonnement.
— Inutile, vous conduirez !... Allez : pas de bruit ; que
personne ne sache.
Le valet s'élança.
Le procureur revint alors dans la petite chambre où
dormait Marie-Rose.
Il la secoua, la réveilla, et se mit à l'habiller.
L'enfant s'étonnait.
— Il fait donc jour ? demanda-t-elle.
— Non ! répondit rudement le procureur.
— Alors, pourquoi est-ce qu'on m'habille ? Pourquoi
n'est-ce pas ma bonne ? Dis, papa ?...
— Tais-toi. Je vais te conduire à ta mère qui veut te
voir...
— Maman est donc malade ?
— Non. Tais-toi. Elle veut te voir, voilà tout !
— Mais pourquoi alors, dis, petit père ?
— Oh I te tairas-tu ?...
22 MARIE-ROSE
1
II y eut un tel grondement dans la voix rauque du pro-
cureur, ses yeux lancèrent de tels éclairs que l'enfant
demeura soudain silencieuse, prise d'une inexprimable
épouvante.
Marie-Rose connaissait à peine son père. .. •/
Sa mère lui parlait rarement de lui.
Mais toujours Hélène, lorsqu'elle prononçait le nom du
procureur, avait eu soin de déguiser devant l'enfant les
sentiments d'horreur que cet homme lui inspirait.
Quant à Lemercier, bien qu'il ne fût nullement porté
aux effusions, il s'était toujours présenté à la fillette les
» mains chargées de jouets, le sourire aux lèvres. Marie-
Rose, c'était un trait d'union entre lui et sa femme et il
tenait à ne pas l'effacer.
Il en résultait que l'enfant avait toujours vu son père
sans déplaisir aux vacances du procureur, et que, dans sa
petite âme généreuse, ouverte à toutes les impressions,
l'affection avait germé naturellement. '
Lorsque le procureur eut achevé de l'habiller, il l'enve-
loppa dans une couverture du lit, la prit dans ses bras et
s'élança au dehors.
— Oh ! s'écria la pauvre petite en passant devant la
porte bien connue de sa mère, tu ne me conduis donc pas
chez maman !...
•— Tais-toi ! gronda le procureur.
— Maman ! maman ! cria la fillette en se débattant,
•en proie à la terreur.
D'un bond, Lemercier étouffant d'une main les plaintes "
de Lenfant, gagna l'escalier qu'il descendit, puis la porte.
Le coupé était là tout attelé, son valet de chambre sur
le siège.
•— Où faut-il conduire Monsieur ? demanda l'homme.
•— Route de Seclin... j'arrêterai ! En route !... Vite !...
•— Maman ! maman ! cria une dernière fois Marie-Rose.
La voiture s'ébranla, rapidement enlevée, et roula à
fond de train sur les pavés.
L'enfant joignit les mains :
— Oh ! papa, mon petit papa, où me conduis-tu ?...
— Tu le sauras ! Allons, tais-toi... n'aie pas peur !
— Si !... J'ai peur !... Je yeux voir maman \.\. J'ai
peur !... Maman ! ma petite maman chérie, viens ! oh !
viens !...
D'un mouvement rude, le procureur rejeta la fillette
' dans un coin de la voiture.
LA. MIGNON DU NORD 23

— Petite malheureuse... Si tu ne te tais î...


Son poing se leva ! L'abominable tentation du meurtre
lui revenait, comme tout à l'heure ! Ses yeux s'injectèrent
de sang. Son souffle ardent brûla le front de l'enfant...
Marie-Rose se tut !...
Rapidement, la voiture roulait.
Le procureur essuya la sueur qui inondait son front.
D'un geste violent, il fit descendre la glace de la portière
et présenta sa tête brûlante aux souffles de la bise.
Il regardait au loin sur la route, essayant de percer
l'obscurité, interrogeant ardemment les ténèbres.
Soudain, Lemercicr se pencha, jeta un ordre : à cent pas
devant lui, il venait d'entrevoir de vagues lumières.
La voiture stoppa.
Le procureur sauta sur la chaussée. <
~— Descends ! dit-il au valet improvisé cocher.
Jamais il ne tutoyait son valet de chambre.
Cependant, il devait y avoir eu telles circonstances où il
avait sans doute employé le tutoiement, car le domestique
ne manifesta aucune surprise, et se hâta d'obéir.
. •—• Tu vas, reprit le procureur, prendre place dans le
coupé, près de l'enfant. Et tu m'attendras. As-tu com-
pris ?...
•— Je comprends que je dois surveiller la petite...
Lemercier fit un signe de tête approbatif et se mit à
marcher vers les lueurs qu'il avait aperçues.
A dix pas^ un grondement de chiens le prévint qu'il eût
à ne pas s'avancer davantage.
Là, sur la route solitaire, en pleine neige, il y avait deux
voitures dételées, deux misérables roulottes, les maigres
chevaux au piquet... C'était un campement de bohémiens.
Chacune d'elles était éclairée à l'intérieur par une mau-
vaise lampe.
• Pourquoi ces lumières n'étaient-elles pas éteintes
encore ?
Est-ce que les bohémiens attendaient quelque chose...1
ou quelqu'un ?
Lemercier allait appeler, lorsqu'une ombre, tout à coup,
se dressa près de lui et grommela : s
i — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous à pareille heure ?
' •—• Etes-vous le chef de ce campement ? demanda
Lemercier. Répondez !
— Je suis en règle ! fit le bohémien, dompté par
l'accent d'autorité, j'ai mes papiers.
24 MARIE-ROSE

— Etes-vous le chef ?
— Oui. Que voulez-vous ?
— Vous proposer une affaire. J'ai là dans ma poche
dix mille francs en billets de banque.
Le bohémien ne sourcilla pas. Qui sait s'il ne s'attendait
pas à cette ouverture ?...
-— Dix mille francs, dit-il, c'est une somme. Le tout est
de savoir ce qu'il faut faire pour la gagner. Je suis un
honnête homme, moi, tel que vous me voyez.
— Comment t'appelles-tu ? demanda brusquement le
procureur.
— Torquato, pour vous servir. Comme le grand et
illustre Torquato Tasso : on connaît les auteurs. Donc,
moi, Torquato. Ma femme, Torquata. Mes enfants, Tor-
quatelli. Voilà les noms, — noms de famille, noms mas-
culins et féminins, tout y est. Un nom honnête, comme
vous voyez...
•— D'où viens-tu ?
•— De là-bas !... Bruxelles, Cologne, Berlin, Vienne...
j'en ai vu des pays ! de plus loin encore ! Du fin fond du
monde...
-— Où vas-tu ?
— Là-bas ! Vers le sud... l'Italie ! Le soleil 1 Là où
il n'est pas besoin de charbon pour se chauffer I II fait
trop froid par ici...
•— Tu ne t'arrêteras pas en France ?
•— Non, monseigneur : mauvais pays, la France, pour les
oiseaux de passage !
— Jure-moi que tu ne reviendras pas en France.
— Pas avant une quinzaine d'années, c'est sûr et juré!
— Bon ! Veux-tu gagner les dix mille francs ?
— Une fortune !... Par tous les diables, je le veux!...
Que faut-il faire ?
-— J'ai recueilli une petite fille... comprends-moi bien...
Son père et sa mère sont morts... Elle est tombée entre les
mains de gens qui la tourmentent... Il s'agit de la leur
arracher... il faut qu'elle disparaisse, que jamais elle ne
revienne en France... et que, Asi jamais elle y revient, elle
ait complètement oublié... comprends-tu ?
— Ah ! la povera ! fit le bandit. Soyez tranquille, mon-
seigneur : je me charge de lui faire oublier ce pays ! Et
même, povera bambina...
— Achève ! gronda sourdement le procureur, qui frémit
au fond de lui-même.
LA MIGNON DU NORD 25
— Eh bien!... dans les conditions que vous dites... pour
l'enfant... Il vaudrait mieux qu'elle fût morte !... ah ! la
povera>: morte, voyez-vous... eh bien! elle n'aurait plus
rien à craindre !...
A ce moment, de la voiture arrêtée là-bas, dans la neige,
arriva un cri plaintif.
Le mari d'Hélène courba les épaules comme s'il eût
senti peser sur sa nuque la poigne du bourreau.
•— La petite s'impatiente ! ricana Torquato. Dans dix
minutes, j'attelle... demain, à la pointe du jour, nous
serons à cinq lieues... dans trois mois, nous serons en
Italie, et jamais plus vous ne reverrez ni moi ni l'enfant !
En un geste rapide, les dix mille francs passèrent de la
poche de Lemercier aux griffes du bohémien.
Puis, d'un élan .furieux, le magistrat courut à la voiture.
Alors il entendit les plaintes de Marie-Rose, ses cris de
terreur...
Il n'osa pas ouvrir la portière, et appela, à demi-voix :
— Jean Lannoy !... Jean!... •
Le domestique apparut aussitôt. Il tenait dans ses bras
la pauvre petite toute raidie dans une crise de larmes.
Lemercier ne prêta aucune attention à ce détail, mais il
était évident que Jean Lannoy avait deviné le dessein de
son maître, puisqu'il descendit de voiture avec l'enfant.
Le procureur se saisit de Marie-Rose.
— Père ! père !... Grâce ! oh ! laisse-moi... Maman !... Je
veux qu'on me ramène à maman !...
Hagard, fou, la sueur du crime au front, Lemercier se
rua vers le bohémien Torquato, qui l'attendait près des
roulottes.
— Au secours ! à moi ! criait la pauvre toute petite, si
gracieuse et si désespérée qu'un tigre en aurait eu pitié.
Et, se raidissant dans un dernier spasme d'épouvante,
elle appuya ses deux petites mains sur la poitrine de son
père, et jeta ce cri d'agonie :
— Ah ! vous n'êtes pas mon père !...
Un rugissement terrible gonfla la poitrine de Lemercier.
D'un dernier bond, il atteignit le bohémien, jeta dans ses
bras la petite évanouie, et haleta :
— Pars ! pars ! Et que jamais on ne te revoie !...
— C'est bon ! gronda le bohémien. Holà ! La Torquata !
Les Torquatelli. Tout le monde debout ! Qu'on attelle,
et en route !...
Déjà le procureur fuyait vers sa voiture.
%
26 MARIE-KOSE

Il s'y jeta, et se laissa tomber sur la banquette en fai-


sant un signe.
Un instant plus tard, le coupé reprenait à fond de train
la direction de Lille...
Le crime était consommé !...
, Le bohémien Torquato avait remis Marie-Rose sans con-
naissance aux mains de la hideuse mégère qu'il appelait la
Torquata et qui était apparue à ses cris.
Impassible, indifférente, habituée peut-être à des scènes
semblables, la Torquata avait emporté l'enfant dans l'inté-
rieur de la roulotte et l'avait rudement déposée sur une
sorte de mauvaise paillasse, comme un pauvre paquet de
linge.
Lorsque la voiture qui emportait Lemercier eut disparu
dans les ténèbres, une forme se dessina sur le bord du
fossé le long duquel étaient rangées les deux roulottes.
Sans doute, Torquato reconnut cette silhouette, car il
s'avança, se découvrit, s'inclina et murmura avec une
sorte de respect :
— C'est fait, signora !
— Oui j'ai tout vu, tout entendu.
— Bon ! Que dois-je faire à présent ?
•— Obéir. Vous avez reçu dix mille francs pour emporter
la petite : emportez-la. Maintenant, voici les dix mille que
je vous ai promis de mon côté...
— Diable, signora ! Puisque vous avez tout entendu,
vous avez sans doute compris que ce... digne seigneur
espère... la mort prochaine de la petite ?
— Et moi, je vous paie pour que vous me donniez la
nouvelle de cette mort... quand elle arrivera. "Vous com-
prenez ?... Tous les soirs, envoyèz-moi une lettre à
l'adresse que je vous ai indiquée, à Lille. Dans ces lettres,
vous me tiendrez au courant de ce que dit, fait et pense la
petite... et surtout — comprenez-moi bien — de l'état
de sa santé ..
— Très bien, signora !
•x— N'oubliez pas, mon cher monsieur Torquato, que si,
par hasard, il vous arrivait de ne pas tenir vos engage-
ments, je saurai toujours où vous retrouver... et j'en sais
assez long sur votre compte pour...
— Ne craignez rien, madame ! dit le bohémien d'un Ion
ferme. Ce qui csl dit est dit !
Et il saisit la liasse de billets de banque que lui tendait
l'inconnue.
LA MIGNON DU NORD 27
Celle-ci sauta alors, avec une habileté d'amazone con-
sommée, sur un cheval qui était attaché par le bridon der-
rière la deuxième roulotte, et, à son tour, elle reprit le
chemin de Lille.
Cette femme, c'était la comtesse Fanny ! '
Torquato demeura seul, pens'if, sur la route, dans les
tourbillons de neige.
— Dix et dix font vingt, murmura-t-il. Vingt mille
francs, c'est joli... mais ce n'est pas la fortune... Je ne
sais si je me trompe, mais si je suis habile, ces vingt
billets ne seront que le commencement de ce qui doit
suivre... ' t
Il s'interrompit et se retourna vers les roulottes qu'on
achevait d'atteler. ,
— Nous sommes parés 1 cria-t-il.
— Tout est prêt !
— Eh bien !.». En route !...
Les fouets claquèrent, les deux roulotte? s'ébranlèrent.

IV
LA MÈRB

Lorsque Hélène revint à elle, après un long évanouisse-


ment, elle se redressa péniblement, chercha à se rappeler
pourquoi elle était là, sur ce tapis, passant et repassant les
mains sur son front comme pour en écarter de confuses
pensées de terreux.
Tout à coup, la mémoire lui revint ; elle reconstitua
l'aiîreuse scène et bondit.
— Pierre ! murmura-t-elle, tandis que les sanglots soule-
vaient son sein, Pierre, mon ami ! Le frère de mon^nfance,
le consolateur de ma jeunesse, l'élu de mon cœur, le fiancé
de ma vie ! Pierre, un voleur ! Pierre, accusé de cette chose
infâme 1 Oh ! cela ne sera pas ! Je le sauverai, dussé-je me
perdre et me déshonorer moi-même !... Je vais aller
trouver l'homme abominable qui s'est emparé de mon
existence et qui a fait de moi une martyre. Je lui dirai que
les apparences l'ont trompé... que Pierre n'était pas à
28 MARIE-ROSE

l'hôtel pour voler... qu'il devait partir demain pour


l'Amérique... qu'il m'aime... qu'il a voulu me revoir une
dernière fois'!... Je lui dirai... oh! il faudra bien qu'il
m'écoute ! Dans une heure, Pierre sera libre !
Elle courut à la porte et voulut l'ouvrir.
La porte était fermée à clef...
-— Oh ! qu'est-ce que cela veut dire ? fit-elle en frisson-
nant. Il m'a enfermée !... Pourquoi ?... Pourquoi ?...
Soudain, elle entendit le bruit d'une voiture qui rentrait
dans la cour des remises située sur la droite de l'hôtel.
Elle demeura immobile, pantelante, en proie à une ter-
reur folle.
e
U n pas monta l'escalier, s'approcha dans le couloir.
La porte s'ouvrit.
Hélène étouffa un cri... Son mari était devant elle.
Elle ne remarqua ni sa pâleur livide, ni l'éclat funeste
de son regard. Seulement, elle joignit les mains dans un
geste de suprême supplication, cherchant les paroles qui
devaient convaincre le redoutable procureur, la perdre
peut-être, mais sauver Pierre !...
Et, tout de suite, ce fut Lemercier qui commença
l'attaque.
Il avait soigneusement refermé la porte, et s'était croisé
les bras sur la poitrine.
— Peut-être •> vous attendiez-vous à ma visite ?
demanda-t-il avec une sinistre ironie.
La pauvre femme, tout à sa pensée de sacrifice et
d'héroïsme, fit deux pas vers lui et baissa la tête. Une
rougeur ardente empourpra son beau visage. D'une voix
basse, étranglée par l'angoisse, elle murmura :
— Monsieur, vous êtes sur le point de commettre une
atroce erreur judiciaire... Ce jeune homme... que vous avez
fait arrêter...
•— Le nommé Pierre Latour ? Son cas" est grave. Cela ira
dans les vingt ans de bagne„Mais rassurez-vous : il ne peut
plus revenir. A l'heure qu'il est, il est enfermé au fond de
quelque cellule, dont rien ne pourrait le tirer...
•—• Ce jeune homme... Pierre Latour...
— Eh bien ?...
— Ce n'est pas un voleur !...
— Ah bah !... Qu'est-ce donc ?... Parlez sans crainte,
madame ! Pour rien au monde, je ne voudrais avoir sur la
conscience la condamnation d'un innocent... Donc, vous
disiez... Pierre Latour n'est pas un voleur... Soit ! Que fai-
LA MIGNON DU NORD 29
sait-il, alors, dans l'hôtel, à pareille heure ? Je ne demande
pas mieux que de vous croire, moi... mais, vous com-
prenez, il faut des preuves !... D'autant plus que lui-même
a avoué, que dis-je ! il a proclamé que, s'il s'était introduit,
dans l'hôtel, c'était pour voler !...
— Ah ! mon noble ami ! murmura ardemment Hélène.
Cœur généreux, je te reconnais là 1... Et j'hésitais, moi !
« Monsieur, continua-t-elle à haute voix, ce jeune
homme était là pour moi 1 II venait me voir ! Je vais
vous dire, vous expliquer...
Un terrible éclat de rire du procureur l'interrompit. Il
saisit le poignet de la malheureuse qu'il serra comme dans
un étau, et il gronda :
— Vous voyez bien que Pierre Latour est un voleur î
Hélène tomba à genoux, tendit les bras.
— Monsieur ! cria-t-elle, dans un élan de désespoir,
par ce que j'ai 4e plus sacré au monde, par mon père
mort et par ma fille, je vous jure que Pierre Latour n'est
pas ce que vous croyez... Écoutez-moi ! Ne vous reculez
pas ! Il m'aime ! Oui, il m'aime ! Il m'a toujours aimée J
Demain il devait s'éloigner à jamais... il venait me faire
ses adieux...
— Allons donc ! tonna le procureur. La scène des larmes,
à présent. La scène du serment ! L'éternelle comédie de
l'adultère ! Il m'aimait, mais il m'a respectée comme une
sœur,/c'est cela, n'est-ce pas ?
« Tenez, madame, je vous aimerais mieux encore
cynique de franchise qu'hypocrite et fourbe comme vous
l'êtes en ce moment...
— Oh ! cela est atroce > abominable ! sanglota l'infor-
tunée qui se releva, les yeux hagards. Monsieur, sur la tête
de ma fille, entendez-vous... votre enfant I... notre Marie-
Rose... sur la tête de cette innocente, je...
— Votre fille ? rugit le procureur. Ah ! pardieu, vous
faites bien d'en parler ! Elle est la preuve vivante de mon
déshonneur et de votre infamie ! Rappelez-vous la date de
sa naissance, madame !...
— Que voulez-vous dire ?... balbutia Hélène, affolée.
Ah ! oui !... Marie-Rose est née sept mois après notre
mariage... Oh I l'infâme ! qu'ose-t-il soupçonner !...
« Qh 1 pardonnez-moi... je ne sais plus ce que je dis...
Mais vous savez bien, voyons, que Marie-Rose est née
avant terme ! Vous savez bien que les médecins ont craint
des complications pour moi à cause même de cela ! Vous
30 MARIE-KOSE

savez bien que nous avons dû nourrir l'enfant d'une façon


spéciale pendant deux mois ! Vous savez bien que, pendant
la première année, j'ai tremblé pour cette frêle existence!
— Vous m'avez toujours haï, j'ai toujours été pour vous
un objet d'horreur... Si vous avez tremblé, c'est que
l'enfant n'était pas ma fille ! Assez, madame ! assez de
comédie !... Votre amant est en prison. Je vous jure,
moi, qu'il est sur la route du bagne I
— Misérable I éclata Hélène. Osez donc le faire traduire
devant un tribunal ! Et je vous jure, moi, que les juges me
verront apparaître pour leur crier que Pierre Latour venait
dans ma chambre au moment où vous l'avez arrêté ! Choi-
sissez donc entre votre vengeance et le déshonneur
public !
Sous les outrages répétés, elle s'était redressée, hale-
tante, superbe d'indignation, poussée au paroxysme de
l'audace par le paroxysme du désespoir.
Et alors, el!e> acheva :
' — Vous serez donc écrasé, comme une vipère qui
cherche à mordre ! J'aurai perdu ce que le monde appelle
l'honneur d'une femme ! Mais il me restera pour me
consoler de tous les mépris cette enfant que j'adore,
bien-qu'elle soit votre fille!...
— Ta fille ? rugit le procureur écumant de rage, ta fille ?
Va donc dès à présent te consoler avec elle ! Car, dès cette
heure, c'est ton calvaire qui commence, — et le calvaire
de ton amant !...
A ces mots, il ouvrit la porte.
E t il apparut si livide, avec une telle expression de
haine et de méchanceté, qu'Hélène, défaillante, bégaya :
— Ma fille ! Que veut-il dire ?... Qu'a-t-il fait ?...
— Ce que j'ai fait ? gronda Lemercier ; je me suis vengé
de l'amant, de la maîtresse et de l'enfant de l'adultère d'un
seul coup !... Va voir !...
. — Ma fille ! cria Hélène avec ce rugissement de douleur
qu'ont les mères. Ma fille ! Marie-Rose ! Mon enfant !
Es-tu là ? Réponds-moi !... Marie-Rose !...
Elle entra, vacillante. La veilleuse brûlait toujours.
Le lit était vide !... "
Un effroyable cri de détresse monta dans l'hôtel.
— Ma fille ! ma fille ! ma fille !... '
.î Elle était d'une pâleur de morte. Ses mains tremblaient
convulsivement. Elle ne pleurait pas. Une fièvre intense
brillait dans ses yeux.
CA. MIGNON DU NORD 31

D'une voix infiniment triste, pareille à un chant


d'agonie, elle bégayait :
— Oh ! je la "retrouverai !... Elle ne peut être loin...
Marie-Rose !... Voyons... où es-tu, méchante ?... "Voyons,
tu te caches, dis ?... Veux-tu bien me répondre ?...
Maçie-Rose... ma chérie... mon ange... réponds à ta
mère !...
v Lemercier, pétrifié sur le pas de la porte où il s'étaif
arrêté, la regardait, l'écoutait comme le génie de la haine,
et une sombre lueur de joie illuminait le fond de ses yeux
sanglants.
La mère, la pauvre mère douloureuse, ne le voyait plus.
Avec des gestes fébriles, marchant à pas saccadés, elle
parcourait la chambre, cherchant, fouillant.
Cela dura une dizaine de minutes.
Et, brusquement, avec une de ces clameurs qui ressem-
blent au dernier cri d'agonie de la bête qu'on égorge, elle
s'abattit tout d'une pièce...
Le procureur se pencha, la souleva dans ses bras,
l'emporta dans la chambre à coucher, la jeta sur le lit.
Hélène délirait... elle se débattait, criait, suppliait,
menaçait...
Un instant le procureur se dit qu'il n'avait qu'à laisser
faire la nature... Il voyait clairement qu'un transport au
cerveau se déclarait chez la malheureuse. Eh bien! qu'il se
tût, que personne ne vînt la soigner... qu'aucune tentative
ne fût faite pour la sauver... et en quelques heures, tout
serait fini...
Hélène serait morte î...
Mais quelques domestiques réveillés par les cris accou-
raient.
La femme de chambre entrait.
Lemercier eut un geste de rage.
•— Qu'on aille chercher le docteur Montigny ! dit-il.
Un quart d'heure plus tard, le médecin arrivait et exa-
minait l'infortunée.
Quand il eut terminé son examen, il se retourna vers le
procureur.
—• Du courage ! dit-il.
— Ah ! docteur, fit Lemercier en portant son mouchoir
à ses yeux, que me dites-vous là ?...
— Je dis que 3e ferai l'impossible pour sauver M m s de
Champlieu... mais...
— Mais ?... haleta le procureur.
32 MARIE-ROSE

— Il y a un épanchement cérébral, voilà ! Vous êtes


fort, mon cher procureur. J'aime mieux vous dire la
vérité, si terrible qu'elle soit... D'ailleurs, je ne désespère
pas...
— Ah ! s'écria Lemercier en se laissant tomber dans
un fauteuil. Qu'ai-je donc fait au ciel pour être si cruelle-
ment frappé ?... Si jeune, si belle, tout à l'heure encore si
pleine de santé !... Elle riait, docteur, elle plaisantait avec
moi au moment où cette abominable crise s'est déclarée...
Quel coup terrible !... Elle s'est abattue en une seconde... je
n'ai eu que le temps de la saisir dans mes bras... Je suis
bouleversé... la tête me tourne...
— Allons ! allons ! du courage, que diable ! C'est ter-
rible, je ne dis pas non, mais on en revient... M m e de Cham-
plieu est une belle et vigoureuse nature... Je ne réponds
de rien, mais croyez-moi, le moment de désespérer n'est
pas venu encore...
— Misérable ! grommela Lemercier entre ses dents.
Est-ce qu'il va ia sauver ?...
Le docteur Montigny s'installa au chevet d'Hélène, et
y passa la nuit.
Quand il se retira au matin, il paraissait triste et abattu :
Lemercier respira !
Dans cette matinée, le procureur régla les comptes du
personnel de la maison. Une heure plus tard, tous les
valets et les femmes de service étaient partis.
Jean Lannoy seul restait.
Le soir, de nouveaux domestiques, mais en nombre res-
treint, furent installés dans l'hôtel par le valet de con-
fiance.
Alors, à toutes les visites de condoléance qu'il reçut, le
procureur put répondre que sa femme avait été terrassée
par une congestion à la suite de la fête de Noël.
E t il ajoutait que, pour toute la durée de la maladie, il
avait envoyé Marie-Rose chez ses parents, au Cateau, près
Cambrai. -'
Huit jours après la nuit terrible, le médecin, ayant
examiné pour la centième fois la malheureuse Hélène,
se releva, pensif et assombri.
M. Montigny était seul.
Mais si Lemercier se fût trouvé près de lui à ce moment,
il l'eût entendu murmurer :
— Voilà qui est vraiment singulier... Le délire devrait
avoir cessé.,, nous devrions en être à la phase d'abatte-
LA. MIGNON DU NORD 33

ment... la fièvre persiste, aussi intense... Ah çà !... est-ce


que, par hasard, on oublierait d'exécuter mes ordon-
nances ?...
Et, sans aucun doute, si Lemercier avait pu entendre ces
paroles, s'il avait pu lire dans la pensée du docteur
Montigny, il eût frissonné d'épouvante...

V
LÀ DOMPTEUSE D'HOMMES

Revenons pour quelques instants à cette étrange fille


que, dans Lille, on appelait la comtesse Fanny, et dont
plusieurs personnes de la haute société lilloise pourraient
encore aujourd'hui, si on les interrogeait, attester l'extra- *
ordinaire impression qu'elle produisait.
La comtesse Fanny habitait à deux cents pas de l'hôtel
Lemercier de Champlieu.
C'est là qu'elle rentra après son entrevue avec le bohé-
mien Torquato. Elle ne semblait nullement fatiguée.
Aucune émotion ne se manifestait sur cette physionomie
qui avait la beauté d'un marbre antique, mais aussi sa
dureté.
Tout dormait dans la maison : il y avait tout lieu de
croire qu'elle était sortie secrètement.
Sans faire de bruit, elle conduisit elle-même son cheval
à l'écurie, le couvrit d'une couverture de laine et, quelques
instants, "le flatta sur l'encolure.
Puis elle monta chez elle sans allumer aucune lumière,
et se coucha fort tranquille, en'murmurant :
— Tout est en bon train. Fortune et vengeance, j'attein-
drai les deux du même coup I... Allons, dormons paisible...
écartons toute inquiétude... car demain, il va me falloir
rudement travailler... j'ai besoin de toutes mes forces...
Il était neuf heures quand elle se réveilla.
Une femme de chambre lui apporta son déjeuner et
ouvrit les persiennes. Fanny, quelques minutes, contempla
les richesses, fausses ou vraies, qui l'entouraient.
— Il est temps, grand temps ! murmura Fanny. Il faut
que dès demain je puisse agir... Qui sait si, dans huit
2
34 MABIE-ROSE

jours, les créanciers ne vont pas s'abattre sur cet hôtel


comme une bande de vautours?... Qui sait si je ne vais pas
m'effondrer?... Et alois, je suis démasquée ! Alors, adieu
vengeance 1 adieu fortune !... Oh ! mais je veux lutter !...
Ah ! Pierre Latour, et toi, Hélène, vous êtes les premiers
frappés... Mais ce n'est pas tout !... Allons ! allons ! pas de
paresse ! pas d'hésitation... à l'oeuvre 1 II faut dès aujour-
d'hui que je fasse parler cet imbécile... et après, nous
verrons !
Elle sauta de son lit en rejetant d'un geste brusque la
courtepointe de soie rouge feu.
, C'était une fille magnifique.
Les nudités qu'on entrevoyait d'elle à ce moment
eussent fait l'admiration et le désespoir d'un peintre ou
d"un sculpteur. Des bras superbement modelés, des seins
de neige sous lesquels on n'eût pas deviné la moindre
palpitation, des mains et des pieds d'une perfection de
modelé vraiment rare, tel était l'admirable ensemble de
cette statue.
Elle revêtit son costume favori, c'est-à-dire une ama-
zone à longue jupe, à corsage moulé, et posa crânement
sur sa superbe chevelure, nouée en épaisses torsades, un
chapeau d'homme.
Bientôt, elle se trouva en selle.
Comme dans la nuit qui venait de s'écouler, elle prit la
route de Seclin. Mais dès qu'elle eut franchi la porte, elle
poussa vivement le trot de sa monture.
Au delà de Seclin, elle bifurqua à gauche, gagna le vil-
lage d'Attiches, puis Wahagnies, et alors, tournant fran-
chement à droite par des sentiers qui couraient à travers
les terres à peine ondulées, elle piqua sur les bois que tra-
verse la ligne de chemin de fer du Nord,
i Il était à présent midi et demi, et elle avait fait une
vingtaine de kilomètres.
Lorsqu'elle eut atteint le bois, elle se remit au pas, et
parut se consulter. Cependant, elle n'hésitait pas sur le
chemin à suivre.
Au bout d'une demi-heure, la voie ferrée lui apparut.
Alors, elle redescendit cette voie dans la direction de
Douai et, comme elle arrivait à la lisière du bois, elle
s'arrêta, mit pied à terre, attacha sa bête à un tronc de
bouleau, rele\a dans sa main gauche la traîne de son
amazone et fit quelques pas en avant.

f>
LA. MIGNON DU NORD 35
A cent pas du point où le chemin de fer quittait le bois,
se dressait une maisonnette basse, exigué, brique et
ardoise, flanquée d'une sorte de potager pris sur les ter-
rains en bordure de la voie ferrée. Tout cela, pour le
moment, disparaissait sous un uniforme rideau de neige.
Cette maisonnette, c'était le logis du garde-barrière
numéro 172.
Une mince fumée grise, qui sur le fond de neige parais-
sait presque noire, montait droit dans le ciel bas et
sombre. •
Rien ne remuait. Seuls quelques craquements de
Dranches qui éclataient sous le froid et des croassements
lointains de corneilles interrompaient le silence de ces
plaines...
— C'est là ! murmura Fanny. Voyons s'il se décidera
aujourd'hui à parler. Il le faut ! oh ! il le faut !...
D'un pas décidé, elle se dirigea sur la maisonnette,
marcha vers la porte qu'entouraient les branches nues
et sèches d'une vigne, et> sans frapper, elle entra en
disant :
— Bonjour, Jacques Maing I...
Un homme de trente à trente-cinq ans était assis près
d'une cheminée dans laquelle brûlaient des fagots ramassés
s
dans le bois.
Il portait de hautes guêtres et, sur un feston de tricot,
la blouse bleue marquée au col rabattu d'un N ro-uge.
C'était un beau gars, avec des yeux d'un bleu clair et
doux, et une barbe blonde.
i l était à demi penché vers le foyer, un coude sur son
genou, le menton dans la main, et paraissait en proie à
une sombre rêverie.
Au bruit de la porte qui s'ouvrait, au son de cette voix,
il bondit...
— Vous !... balbutia-t-il.
Sa figure s'était illuminée. Une ardente rougeur était
montée à son front.
— Est-ce que je vous fais peur ? demanda Fanny d'une
voix infiniment douce et caressante.
Il baissa la tête un moment, puis, la relevant et fixant
sur la jeune femme son regard devenu soudain craintif, il
répondit :
— Oui !... /
Fanny éclata de rire — un joli rire clair qui acheva de
boule-*, erser celui qu'elle avait appelé Jacques Maing.
36 MARIE-ROSE

— Oui, continua-t-il en serrant ses mains l'une dans


l'autre par un geste machinal, oui, c'est ainsi... Par trois
fois, vous m'êtes apparue telle que je vous vois... et à
chaque fois, j'ai éprouvé cette même impression qui est
presque de la terreur...
—• Eh bien, soit ! dit Fanny avec une soudaine gravité,
puisque je vous fais peur, je m'en vais... adieu t
Jacques Maing se jeta entre elle et la porte.
— Oh ! non, vous ne vous en irez pas ainsi !... Écoutez-
morff. Ce que je vous ai dit il y a plus de six mois, c'est
toujours vrai !...
— Que m'avez-vous donc dit, mon cher ?... que je vous
causais de l'horreur ?...
— Non ! vous le savez bien ! Je vous ai dit que je passe
les jours et les nuits à rêver de vous, que je ne "vis plus 1...
Je sais bien que tout nous sépare ! Je sais bien que je suis
fou d'oser vous aimer... mais cela est, et pour m'arracher
cet amour, c't,st le cœur qu'il faudrait m'arracher 1... Que
de fois j'ai pensé à quitter ce pauvre poste, à venir à Lille
pour vous retrouver, vous apercevoir, ne fût-ce que de
loin, ne fût-ce qu'une seconde I... Ah ! je suis bien malheu-
reux...
— Eh bien ! dit Fanny, avec un sourire enchanteur,
pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?...
— Madame !... oh ! que dites-vous là ?... haleta
l'homme.
— Qui vous prouve que moi-même je n'ai pas espéré
que vous viendriez 1...
— Ah ! prenez garde ! "Vous allez me rendre fou... Vous
allez me faire croire...
— Que je vous aime ? fit-elle d'une voix mourante. E t
quand cela serait ?...
Il devint livide. Ses yeux se troublèrent. Il étendit
vaguement les bras et s'avança vers elle, tandis qu'elle
continuait à sourire et qu'elle le magnétisait pour ainsi dire.
A ce moment, un long coup de sifflet déchira le silence
au loin...
—• Le train d'une heure trente-sept 1 murmura Jacques
Maing.
Et l'instinct de discipline le reprenant tout entier, le
sens des terribles responsabilités s'empara de lui. Il
s'arrêta, haletant, secoua rudement la tête et, saisissant
un drapeau rouge enroulé autour d'une courte hampe, il
se rua à son poste.
LA MIGNON DU NORD 37
Il était temps : le train passa dans un sourd fracas, dans
un grand souffle éperdu, et disparut vers le nord.
Fanny avait eu un haussement d'épaules et un fronce-
ment de sourcils.
Jacques rentra dans la maisonnette. Il avait repris son
sang-froid.
— Vous le voyez, dit-il, non sgns amertume, je ne suis
qu'un pauvre employé, de la plus infime catégorie, — une
sorte de machine chargée à certaines minutes de faire un
signal. Voilà tout... Vous êtes, vous, une grande dame...
et j'ai fait un rêve de fou 1
•—• En effet, dit froidement Fanny, l'emploi n'est pas
brillant...
—• Encore n'en suis-je pas le titulaire. Ce poste a été
donné à ma mère en récompense des trente ans de ser-
vice de mon père, mort il y a sept ans, écrasé par une
locomotive en manœuvre...
Fanny sentait que le garde-barrière Jacques Maing lui
échappait. Il fallait se hâter.
— Votre mère est donc absente ? demanda-t-elle en
gardant la même froideur.
— Elle a eu affaire au bourg. Elle va rentrer... Dans
dix minutes, elle sera ici.
— Alors, comme cela, c'est vous qui la remplacez quand
elle s'absente 1
— Oui.
—• Et c'est là tout votre travail ?... Pour un homme
jeune, vigoureux...
— Je chasse... J'aime mieux encore cette demi-indé-
pendance...
— Oui, vous aimez la chasse... vous braconnez quelque
peu... et puis cela vous permet de surveiller les bois...
d'empêcher qu'on ne rôde autour de certains taillis...
Jacques Maing bondit.
Il devint livide et se mit à trembler convulsivement.
— Que voulez-vous dire ?... bégaya-t-il. Voilà la qua-
trième visite que vous me faites. E t voilà la quatrième
fois que vous me dites cela !... Parlez !... Oh ! cette fois,
vous parlerez !...
— E t toi aussi, tu parleras ! gronda Fanny en elle-
même.
Elle saisit les deux mains que Jacques, d'un geste fou,
tendait vers elle, et tout à coup, à voix basse, elle pro-
nonça- :
38 MARIE-ROSE

— Est-ce que vous n'aviez pas une sœur, il y a cinq


ans ?... Une belle, une adorable fillette de seize à dix-sept
ans... qui se nommait Jeanne ?... Voyons, on m'en a
parlé... qu'est-elle devenue ?...
Jacques Maing poussa un sourd gémissement.
Ses yeux s'exorbitèrent, convulsés par l'épouvante.
Mais il se raidit, d'un violent effort, et murmura :
— Jeanne était malade... très malade... Nous l'avons
envoyée dans le midi... du côté de Nice...
— Et votre mère^e sait ?... Sans aucun doute, n'est-ce
pas ?... Mais comment a-t-elle consenti ?...
•— Elle n'eût jamais consenti à se séparer de Jeanne...
Un jour, je conduisis ma sœur à Douai, je la recommandai
au chef de train, qui était de mes amis, et elle partit...
Ma mère pleura beaucoup... mais elle se résigna en son-
geant que la santé de sa fille était en jeu... D'ailleurs, nous
recevons des lettres... Tenez, nous en avons reçu une, il y
a un mois... Voulez-vous que je vous la montre ?...
Fébrilement, Jacques Maing se mit à fouiller un tiroir...
— Inutile I dit Fanny. Cette lettre est un faux. Comme
toutes les lettres que reçoit votre mère... Et vous, Jacques
Maing, vous le savez aussi bien que moi... puisque vous
savez que votre sœur Jeanne est morte î
Cette fois, Jacques jeta un cri terrible.
Il recula, comme dans un vertige d'horreur.
Fanny marcha sur lui, et, de nouveau, saisit Ses deux
mains.
Elle plongea son regard dans les yeux de l'homme.
•— Regardez-moi, dit-elle d'une voix basse et ardente
Regardez-moi bien, et dites si vous voyez en moi une
ennemie...
« Non, Jacques... Je ne suis pas votre ennemie... Pour-
quoi me forcez-vous à parler la première ?... Pourquoi me
forcez-vous à rougir ?... Vous ne voyez donc pas ?...
« Qu'est-ce que cela me fait, à moi, que vous ayez eu une
sœur, et qu'elle soit morte !... Par pitié filiale, vous avez
inventé le départ de^Jeanne... Pour ne pas tuer votre mère,
vous avez inventé les lettres... ou, plutôt, un autre s'en est
chargé... Qu'est-ce que tout cela me fait ?...
« J'ai appris ces détails bien malgré moi... et si je les
ai appris, c'est que je me suis occupée de vous, de vous
seul, entendez-vous !... Oh ! il ne veut pas comprendre !...
Faut-il donc que l'aveu s'échappe de ma bouche ?..,
Faut-il vous dire que je vous aime ?.,.
LA MIGNON DU NORD1 W

Jacques sentait sa raison lui échapper.


Il ne voyait plus que Fanny. Il aspirait avec délices son
baleine tiède et parfumée. Il défaillait d'amour.
Brusquement, elle jeta ses deux bras autour de son cou.
E t elle lui tendit ses lèvres. %
Extasié, délirant, ivre de passion, Jacques appuya ses
lèvres sur cette boucha vermeille qu'on lui tendait.
Et lorsque, après un long baiser, elle recula doucement
la tête, il était faible comme un enfant, sans force, trem-
blant, éperdu...
Il voulut la ressaisir.
La passion l'emportait. Il n'y eut plus en lui qu'une idée
fixe : posséder cette femme, s'enivrer de son amour,
l'avoir à lui tout entière...
— Ta mère va venir ! balbutia-t-elle, les yeux mourants,
la taille cambrée. Tu viendras à Lille...
— Oui, oui ! Oh ! oui !...
— Jacques ! mon Jacques ! Je t'aime !... Je veux être à
toi !... Tu viendras, n'est-ce pas ?...
— Oh ! dès ce soir I haleta-t-il.
— Non... je te ferai savoir le jour... Mais dès mainte-
nant, sache que je suis à toi... Et toi ?... dis 1...
— Oh ! à toi ! Tout entier î Corps et âme !...
— Alors... tu comprends... pas de secrets entre nous...
n'est-ce pas ?...
— Non, non ! Parle... interroge..'.
— Viens... tu vas me montrer...
— Quoi ? bégaya Jacques dans une lueur de lucidité.
* — La tombe ! murmura Fanny en l'enlaçant étroite-
ment.
Il eut une seconde d'hésitation suprême.
Elle colla ses lèvres sur sa bouche, se serra contre lui,
l'étreignit de ses deux bras.
Et vaincu, frissonnant, éperdu, dompté, il murmura
dans un souffle ;
— Oui !...
Fanny, lentement, se détacha de lui. Elle l'embrasait de
son sourire. Elle l'affolait de toutes les promesses d'amour
insensé, de passion et de volupté, que contenait son
regard.
— Je vais vous attendre à la lisière du bois, reprit-elle.
Il frémit.
— C'est dit, n'est-ce pas ?... poursuivit la jeune femme.
Je vous attends une demi-heure. Pas plus. Si vous me
40 MARIE-ROSE

rejoignez, c'est que vous m'aimez... Et alors je vous


indique le jour... la nuit... où je vous attendrai à Lille...
Si vous ne venez pas, vous ne me reverrez jamais !...
.Je ne veux aimer que l'homme qui m'aimera assez pour
me donner son corps et son âme !
— J'irai ! dit-il, électrisé, d'un accent d'indomptable
résolution.
La comtesse Fanny s'élança au dehors et disparut,
légère comme un sylphe.

VI
LA TOMBE DANS LES BOIS

Une dizaine de minutes plus tard, Jacques Maing la


rejoignit.
— Allons ! venez !... dit-il. Puisque telle est votre
volonté, vous allez voir !...
•— Voir et savoir ! murmura Fanny d'une voix qui était
tout un poème d'amoureuses promesses.
Ils marchèrent silencieusement pendant un quart
d'heure.
Ils avaient quitté tout sentier tracé.
Jacques s'enfonçait dans le bois, suivant un chemin
qu'il devait parfaitement connaître, car il n'avait pas une
hésitation. Sans doute, il était souvent venu là.
Fanny faisait des remarques, prenait des points de
repère.
Tout à coup, Jacques s'arrêta.
Il tremblait violemment, claquait des dents et était
blanc comme un mort.
— C'est là ! dit-il sourdement.
_ Ils étaient arrivés à une sorte de clairière entourée de
sapins dont les branches noires ployaient,sous la neige.
A l'extrémité de cette clairière se dressait un vieux hêtre
au tronc lisse, mais aux branches grimaçantes dans un
dessin étrange d'entrelacement.
— C'est là ! répéta Jacques en étendant le bras vers le
pied de ce hêtre.
Fanny regarda.
Rien ne pouvait révéler qu'il y eût là une tombe.
LA MIGNON DU NORD 41
La neige étalait son uniforme manteau sur un terrain
où aucune proéminence, si légère fût-elle, ne se montrait.
•— Ainsi, dit lentement Fanny, si on creusait au pied de
ce hêtre...
— Oh ! taisez-vous ! taisez-vous !... grelotta Jacques.
— Si on creusait, continua Fanny, on trouverait...
•— Silence, par pitié ! supplia le jeune homme en jetant
autour de lui des regards pleins d'épouvante.
— Les ossements de Jeanne Maing ! acheva Fanny,
impitoyable... de votre sœur !...
— Oh ! madame, râla le jeune homme, vous êtes cruelle !
Eh bien! oui... que votre terrible curiosité soit satisfaite !...
C'est là ! c'est bien là que dort la pauvre petite !... Et
maintenant, partons, allons-nous en ! Je ne sais si je
pourrais demeurer plus longtemps à cette place...
Et il fit un niouvement comme pour fuir.
Fanny le saisit par le bras et le maintint avec une
vigueur qui, en d'autres circonstances,-l'eût assurément
étonné.
— Ah çà ! dit-elle d'une voix changée, glaciale et mena-
çante, mais on dirait, mon cher, que vous avez peur !...
•— Peur, moi ?... Allons donc !...
— Mais oui ! reprit Fanny. Est-ce qu'on frissonne ainsi
quand on a la conscience nette '?... Moi aussi, j'ai une peMte
sœur enterrée là-bas, à Paris, au Père-Lachaise. Et je vous
assure que, sur sa tombe, je ne ressens qu'une bienfai-
sante et douce émotion... Je n'éprouve aucune horreur à
m'y arrêter... Au contraire, toutes les fois que j ' y vais
porter un souvenir fleuri, je m'en arrache à regret... Et
vous, vous, Jacques... vous voulez fuir !...
— Ah ! gronda le malheureux, c'est que vous ne savez
pas...
— Quoi donc ? interrogea ardemment Fanny.
— Non ! non ! je ne dirai rien ! C'est déjà trop que de
vous avoir conduite ici ! Que me voulez-vous, madame ?
Quelle fascination exercez-vous sur moi ?... Allons-nous-
en 1 Partons !...
— A votre aise, mon cher... Partez, moi je reste... ou
plutôt...
— Par le Ciel ! que voulez-vous faire ? haleta Jacques.
•— Simplement prévenir la justice. Je connais très bien
le procureur de la République de Douai, M. Lemercier de
Champlieu...
— Lui ?... Lui ?... rugit le jeune homme.
42 MARIE-ROSE
j ,

— Mais oui... Qu'y a-t-il là d'étonnant ? C'est un digne


magistrat qui, comme moi, s'étonnera de cette tombe
secrète, honteuse, cachée au fond des bois, sans une croix,
sans un signe... qui, comme moi, se demandera si Jeanne
Maing n'a pas été assassinée... puisqu'on cache son
cadavre... — - (>
— Grâce!... gémit Jacques. v' ' •
— Qui, enfin, comme moi, se demandera si vous, le
frère de la victime, vous n'en êtes pas l'assassin...
!
, ', — Horreur ! horreur !... ?
— Ou, tout au moins, si vous n'avez pas été complice de
l'assassinat... ,
% — Assez !... Grâce !... Je vous dirai tout !...
— Je crois que c'est ce que vous avez de mieux à faire... \
Allons/relevez-vous... Enfant ! vous êtes un véritable
enfant !..'. Comment ! je viens à vous, attirée par votre air
' de franchise et de loyauté... je hasarde une démarche dont
je devrais rougir... je vous fais l'aveu d'un sentiment que
j'aurais dû cachet au plus profond de mon cœur... et, en
revanche, je ne trou've en vous que défiance...
1
— Je parlerai ! dit Jacques en se relevant. Aussi bien cet
horrible secret me pèse et me torture !
, « Venez donc !... A deux cents pas d'ici, il y a une cabane
de charbonniers. Nous y serons à l'abri...
„ Jacques se mit à marcher à grands pas, comme s'il eût
eu hâte de s'éloigner de la tombe solitaire.
En quelques instants, le jeune homme atteignit la hutte
et y entra.
Il y avait dans cette hutte des fagots de bois, un bancs
"une mauvaise cheminée.
Jacques jeta un fagot dans l'âtre et y mit le feu.
Fanny s'assit sur le banc et se prépara à écouter.
— Peut-être, commença Jacques, avez-vous remarque,
à une centaine de toises des dernières chaumières de
Wahagnies, entre le village et les bois, une grande maison
de belle apparence, tout en briques et pierres blanches,
quelque chose comme un petit château ?
' — Une maison qui a maintenant l'air d'un tombeau, dit
Fanny, une maison qui semble pleurer et se plaindre,
affreusement triste avec toutes ses fenêtres fermées, ses
murs couverts de mousse, sa cour envahie par les herbes,
ses persiènnes disjointes, enfin cet air d'abandon et de tris-
tesse qui semble dire au passant ; « Ici, un crime s'est
commis ! s •'
LA MIGNON DU NORD 43

- — C'est bien cela... murmura Jacques en frissonnant, et


vous avez une terrible façon de dépeindre les choses.
« Eh bien! cette maison, si triste aujourd'hui, était, il y
a cinq ans, la demeure la plus gaie, la plus bruyante.
« Au temps des chasses d'automne, on y entendait les
éclats de rire de la société qui s'y réunissait, les abois des
chiens ; le soir, tout s'éclairait ; dans le grand salon, les
invités dansaient au piano... Enfin, il n'y avait là que
richesse et bonheur...
«Cette maison appartenait à M. le marquis de Champlicu...
— Bah !... Vous dites : le marquis de Champlieu ?
Jacques fit un signe de tête amrmatif.
•— Celui-là même dont la fille a épousé mon ami Lemer-
cier, le procureur-de Lille?
— Oui ! celui-là... ••*
— Et qui est mort trois jours après le mariage de celle
qu'on appelle la belle Hélène ? Continuez, mon cher,
votre histoire promet d'être très intéressante. Vous disiez
donc que cette maison... ce château '?...
— Eh bien! c'était un rendez-vous de chasse. Le mar-
quis de Champlieu avait loué la totalité des bois et acheté
quelques hectares sur le terroir de Wahagnies. Puis il
avait fait bâtir le petit château. Et chaque automne, il y
venait avec une nombreuse et brillante société. Lorsque la
marquise mourut, il continua à y venir, mais, dès lors, ce
fut sa fille Hélène qui fit les honneurs... Les choses mar-
chèrent ainsi jusqu'à l'année dont je vous parle. Moi,
j'étais à Douai, homme d'équipe à la gare, A Mon père x
était mort depuis deux ans. Cette année-là, l'année du
crime, je demandai et obtins un congé de deux mois,
car je me sentais souffrant, et vins m'installer dans la
petite maisonnette près de ma mère et de ma sœur...
Or, je n'étais pas dans le pays depuis quinze jours que
je connaissais tous les bruits qui circulaient autour du
château de Champlieu... on disait que le marquis de
Champlieu était un grand coureur de filles, un pas grand'
chose qui avait fait mourir sa femme de chagrin. Je ne
tardai pas à constater la vérité de cette rumeur et plus
d'une fois, en parcourant les bois et la plaine, je surpris
le vieux marquis en train d'enjôler quelque pauvre
petite paysanne... Il se Jâchait vraiment quand une fille
lui résistait... Avec cela, dur aux pauvres, et n'ayant
au fond qu'un sentiment sincère et pur : l'amour qu'il
portait à M u e Hélène...
44 MARIE-ROSE

« Ah ! il l'aimait, par exemple ! Et c'est justement grâce


à cette affection absolue, passionnée, que M u e Hélène pou-
vait obtenir bien des choses pour les malheureux du pays ;
car elle était, elle, la bonté même... et belle avec cela ! belle
comme une de ces statues qu'on voit dans les églises...
—• Est-ce que vous en seriez amoureux, mon cher ?
interrompit Fanny avec une si lugubre ironie que Jacques
Maing pâlit et tressaillit.
— Oh ! dit-il, je révérais M l l e Hélène comme tout le
monde dans le pays. On disait que la fille du marquis
de Champlieu, M u e Hélène, devait bientôt se marier avec
un jeune homme qui avait pour ainsi dire été élevé avec
elle...
« On les voyait toujours ensemble, partout où il y avait
du bien à faire, une misère à soulager, un deuil à con-
soler... On l'appelait « le fiancé de mademoiselle ». Et par-
tout où il installait son chevalet pour faire de la peintures
on était sûr de retrouver la fille du marquis...
— C'était donc un peintre ? dit Fanny en toussant légè-
rement.
— Oui. On ne savait s'il était riche ou pauvre. Mais on
assurait que ses tableaux avaient une grande valeur
puisque la ville de Lille lui avait fait une commande pour
son musée ; on disait qu'il gagnait beaucoup d'argent,
et, bien qu'il fût tout jeune, il portait le ruban rouge à sa
boutonnière.
« Enfin, bref, il était avéré que le vieux marquis, après
bien des résistances, et sans doute décidé par l'affection
qu'il portait à sa fille, avait consenti au mariage de
M u e Hélène avec ce jeune homme...
— Comment s'appelait-il ? demanda sourdement
Fanny.
•— Pierre Latour, répondit Jacques.
Fanny ferma les yeux. Elle pâlit et frissonna, comme si
elle ne se fût pas attendue à ce nom.
Un frémissement convulsif — rage, haine ou amour —
l'agita.
— Continue^, dit-elle, lorsqu'elle fut arrivée à dompter
cette émotion qui échappa à Jacques, trop préoccupé de
ses propres pensées.
— Voilà donc ce que j'appris : d'une part, la scandaleuse
conduite du marquis ; d'autre part, l'amour et le prochain
mariage de Pierre Latour et d'Hélène de Champlieu...
LA MIGNON DU NORD 45

« Or, cette année-là, parmi les nombreux invités du mar-


quis, se trouvait le procureur de la République, M. Lemer-
cier.
« Dans la brillante société de chasseurs venus de Lille^
de Douai, de Valenciennes et de Cambrai, où les Cham-
plieu possédaient de vastes domaines, dans cette société
élégante, dis-je, le procureur passait complètement ina-
perçu, et je n'eusse jamais su son nom, si tout à coup le
malheur n'eût mêlé cet homme à mon existence de la
tragique manière que je vais vous dire... Mais il me reste
d'abord à vous parler de la pauvre petite qui dort de son
dernier sommeil, là-bas, sous la neige, oubliée de tous...
excepté de ma mère qui compte les jours pour la revoir...
hélas I et de moi !... moi dont elle hante les sommeils
troublés... moi sur qui elle se penche parfois, la nuit,
dans mes rêves, pour me crier : « Jacques, tu es un
lâche 1... » 0
Jacques Maing porta à ses yeux sa main crispée, et deux
larmes glissèrent entre ses doigts.
Il reprit au bout de quelques instants de douloureuse
songerie :
— Jeanne, à cette époque, allait sur ses dix-sept ans.
Elle était jolie, gracieuse et plus instruite que ne le sont
d'habitude les filles de nos campagnes. Elle avait de doux
yeux bleus. Plus d'un beau garçon lui faisait la cour.
Mais, tout en riant, elle savait tenir les galants à distance.
Elle adorait notre vieille mère, et lorsque mon père était
mort, elle avait juré de se consacrer à la pauvre veuve et
de ne se marier que plus tard, lorsque celle-ci pourrait
quitter son emploi et venir habiter avec elle.
« Inutile de vous dire qu'elle était la passion de ma
mère... Quant à moi, je l'aimais bien aussi... mais que vous
dirai-je, madame 1... j'étais au fond un peu jaloux de voir
qu'elle avait toujours été la préférée... Il faut ici que je
vous dise quelques mots de moi-même, si pénible que cela
soit...
— Je vous écoute, Jacques... vous ne pouvez vous
douter avec quelle sympathie... interrompit Fanny.
Et, en effet, elle jetait sur le jeune homme un regard
de sombre satisfaction.
— Puissé-je être maudit ! reprit Jacques Maing.
Maudit ? je crois bien que je le suis 1... Enfin... voici ce
que j'étais à cette époque : je gagnais trois francs"» cin-
quante par jour, et j'eusse voulu en gagner vingt, cin-
46 MARIE-ROSE

quante !... J'étais un misérable employé, et j'eusse voulu


être riche... J'enviais ces gens que je voyais parader
aux chasses du marquis... je m'exerçais à copier leurs-
attitudes... je me rongeais dans ma pauvreté... -
« Voilà ce que j'étais, madame ! aussi vrai que vous êtes
là, devant moi, et que je vous aime comme un insensé...
l'insensé que j'ai toujours été... M'avez-vous bien suivi ?
reprit le jeune homme. Comprenez-vous bien la situation
telle que j'ai essayé de la résumer en tous ses détails ?
— Je la comprends parfaitement.
•— Le drame ! dit alors Jacques Maing d'une voix hale-
tante et rapide, le drame, le voici !...
« Un soir... c'était le 30 octobre... voilà cinq ans et deux
mois écoules... et il me semble que c'est d'hier !... Il y avait ,
un mois que j'étais dans le pays. J'avais encore une tren-
taine de jours de congé; mais j'étais décidé à n'en pas
profiler, et à reprendre le chemin de Douai dès le lende-
main ou le surlendemain. En effet, la vue de tout ce beau
monde qui paradait dans nos bois m'exaspérait ; j'aimais
mieux m'en aller !...
« Ce 30 oeî obre, j'avais été au bourg. Avant de reprendre
le train, j'avais voulu acheter un bonnet blanc pour ma
mère, et un fichu de laine pour Jeannette qui toussait...
toussait !... Mais par la même occasion, j'avais rencontré
des camarades d'enfance à qui je voulus dire au revoir...
« Il était neuf heures du soir quand, étant parti de
Wahagnies, j'atteignis les bois qu'il me fallait traverser
pour gagner le passage à niveau. La tête me tournait. Peu
habitué à ces mélanges de chopes et de petits verres, à ces
tasses de café à l'alcool, je me sentais lourd, le sens des
choses m'échappait, et l'habitude de la route me guidait
seule.
« A un moment donné, malgré ma connaissance du bois,
je compris que j'étais égaré... Il faisait nuit noire, de
ïomds nuages rasaient la cime des arbres ; pas un rayon
de lune pour m'éclairer... Je m'assis au pied d'un sapin,
résolu à attendre que le malaise qui me paralysait fût
passé... Brusquement, je m'endormis...
« Combien de temps dura ce sommeil ? Je ne l'ai jamais
su... Je me souviens seulement que je faisais un rêve ter-
rible dans lequel j'entendais les cris de quelqu'un qui se
sauv*e... Ces cris me réveillèrent... et je vis alors que mon
rêve répondait à une réalité sinistre...
LA MIGNON DU NORD 47

« Là, à dix pas de moi, un groupe informe se débattait


dans les ténèbres... J'entendis un appel déchirant, et cette
lois, je reconnus que c'était une voix de femme qui appe-
lait au secours...
« Je voulus me lever... je retombai lourdement... Je
voulus m'élancer... et j'étais comme stupéfié par l'horreur
autant que par l'ivresse...
« Les cris cessèrent... je n'entendis plus que des râles...
A demi redressé sur mes poings, les cheveux hérissés, fou
d'épouvante, je cherchais à distinguer ce qui se passait...
« Tout à coup, d'un fourré voisin, une lumière jaillit...
la lumière d'une lanterne sourde... et deux hommes s'élan-
cèrent... De ces deux hommes, l'un était le procureur de
Douai, Lemercier... l'autre, un domestique au service du
marquis de Champlieu... un nommé Jean Lannoy... sorte
de valet de confiance que le marquis emmenait souvent
avec lui dam ses expéditions de chasse... chasse au gibier...
chasse à la fille...
— Savez-vous ce qu'est devenu ce Jean Lannoy 2
demanda alors Fanny.
— Oui : à la mort du marquis, il est passé au service du
procureur. Ces deux hommes ne peuvent plus se quitter.
Ils sont rivés l'un à l'autre par la chaîne du crime...
— Du crime ? s'écria Fanny. Ah ça ï les deux hommes
qui sortaient du fourré avec leur lanterne sourde n'accou-
raient donc pas au secours de la victime ?
— Vous allez voir ! reprit Jacques Maing avec un sou-
rire livide. Dans le jet de lumière, je vis toute la scène :
une femme se débattait sous l'étreinte d'un homme. La
femme, je ne la vis pas tout de suite, mais l'homme je le
reconnus : c'était le marquis de Champlieu...
« Je compris !... L'abominable marquis avait violé la
malheureuse...
« Celle-ci lui avait sans doute échappé... Le marquis
l'avait poursuivie, atteinte, renversée...
« Je ne vis sa figure tournée vers moi qu'une seconde ;
mais jamais je ne l'oublierai... Il était hideux... les yeux
lui sortaient de la tête... et d'une voix qui grondait comme
celle d'un dogue furieux, il répétait : « Ah ! tu veux me
dénoncer ! Ah ! tu veux me déshonorer ! Ah ! tu menaces
d'ameuter le pays contre moi ! Attends, petite misérable î
attends !...
« Il tenait la femme à la gorge... Ses dix doigts s'étaient
incrustés dans la chair... Il ecumait... La malheureuse pan-
48 MARIE-ROSE

telait, se débattait... Oui ! oui ! voilà ce que je vis comme


un éclair, dans cette infernale seconde ! Devant ce spec-
tacle, l'ivresse se dissipa, et j'allais m'élancer, quand
je vis le procureur et Jean Lannoy se ruer hors du fourré..
Je crus comme vous qu'ils volaient au secours de la
victime... je retombai à ma place... Alors se passa une
scène épouvantable, une de ces choses comme on en
voit dans le délire des cauchemars...
« Je vis le procureur lever un gourdin et le laisser
retomber de toutes ses forces, non sur l'infâme assassin,
mais sur la victime !... Je vis Jean Lannoy tenir les pieds
de la malheureuse, de façon qu'elle ne pût faire un mou-
vement !... En effet, elle se tint toute raide, immobile...
« Le marquis s'était relevé d'un bond, avait poussé une
clameur sinistre, et avait voulu s'élancer pour fuir... Le
procureur lui saisit rudement le bras... Il demeura hébété,
tremblant, stupide de terreur et râla : « Grâce ! grâce I... »
Alors... oh ! c'est monstrueux !... j'entendis, oui, j'entendis
Lemercier dire d'une voix rapide : « Avouez, marquis, que
nous arrivons à temps 1 Sans nous, cette femme vous
échappait 1 Sans nous, elle vous dénonçait 1... Et j'étais,
moi, procureur, obligé de vous arrêter !... C'était le bagne 1
l'échafaud peut-être !... Heureusement, je veillais sur vous,
et vous voilà sauvé !... » Le marquis fixa des yeux hagards
sur le procureur. Il vit sans doute qu'il parlait sérieuse-
ment. Car son visage se détendit... un demi-sourire crispa
ses lèvres I... Tout cela, vous comprenez, n'avait duré en
tout que quelques secondes... Lorsque j'entendis le pro-
cureur parler comme il avait fait, lorsque je vis là, trois
hommes se pencher sur la victime, lorsque j'entendis Jean
Lannoy s'écrier : « Plus de danger qu'elle parle... elle est
morte !... » alors, je me relevai comme un fou, je ramassai
mon bâton, et je m'élançai sur le groupe hideux des trois
assassins... En me voyant, ils demeurèrent pétrifiés...
« Le frère ! le frère ! » râla le marquis avec un gémisse-
ment que j'ai encore dans l'oreille... Fou d'horreur, je jetai
alors un coup d'œil sur la victime... et je reconnus
Jeanne !... ma sœur !... je ne sais comment vous expliquer
la chose... c'est si horrible... eh bien I je compris à cette
seconde effroyable que je n'aimais pas Jeanne... que je
ne l'avais jamais aimée, que je l'avais toujours jalousée...
que cela datait des temps lointains où mon père ne me
donnait que des taloches et réservait pour elle toutes
ses caresses !... Je compris la monstruosité de mon cœur...
LA MIGNON DU NORD 49
je n'étais pas un frère pour Jeanne... j'étais Caïn !...
Je ne dirai pas que j'éprouvai de la joie à la voir morte !
Non ! mais ce que je dois dire, c'est que je n'éprouvai
pas non plus la douleur que j'attendais !... Je la regardai,
je fis un mouvement... Sans doute, l'œil implacable du
procureur avait saisi dans ce regard et dans ce mouvement
le sens qui m'échappait à moi-même... Quoi qu'il en soit, je
poussai un cri de rage plutôt que de douleur, et je me
ruai sur les assassins... Ils n'étaient pas armés : sans quoi,
il est certain que je serais maintenant étendu près de
Jeanne ! L'instant d'après, je me trouvai acculé à un arbre,
frappant, rugissant, et appelant au secours...
« — Il va fuir ! Nous sommes perdus ! haleta le marquis.
s — j e vais le tuer ! dit Jean Lannoy...
« Tout à coup, je me sentis solidement saisi par les deux
bras...
« C'était le procureur qui me maintenait, et qui me disait
d'une voix féroce, la face dans la face :
« — Jacques Maing, moi, procureur de la République, je
t'arrête ! Tu es un monstre. Tu as violé et assassiné ta
propre sœur !... >
« Je demeurai comme assommé. Le procureur continua
aussitôt :
« — Nous sommes trois témoins, nous t'avons vu ! Tu
seras guillotiné î
« — C'est faux ! hurlai-je. Les assassins, c'est vous î
o — Qui le saura, misérable fou ? Penses-tu que ta
parole va pouvoir balancer la parole du marquis de Cham-
plieu et du procureur de la République ?
« La foudre tombant sur moi ne m'eût pas anéanti
comme ces paroles. En un instant, je mesurai la profon-
deur de l'abîme où j'étais poussé. Je vis le procureur qui
souriait tout à coup. Il me lâcha, et me dit :
« — Allons, Jacques Maing, je ne suis pas aussi méchant
que j'en ai l'air. Écoute, si tu parles, tu es un homme
perdu !
« Je claquai des dents. Déjà, j'étais dompté. Pourtant, je
comprenais vaguement que si je dénonçais ces hommes,
j'arriverais peut-être à établir la vérité... Sans doute le
procureur le croyait aussi.
« — Dites et faites ce que vous voudrez, m'écriai-je, je
vais vous dénoncer ! Et c'est vous, oui, c'est vous, qui irez
au bagne î
« Le procureur haussa les épaules x
50 MARIE-ROSE

« — Jacques Maing, dit-il froidement, la mort si tu


parles ; soixante mille francs comptés dans une heure si
x
tu te tais !
« Je laissai tomber mon bâton ; je baissai la tête, et me
mis à pleurer... Soixante mille francs 1... Moi qui gagnais
péniblement quatre francs par jour au moyen de besognes
supplémentaires !... La richesse I La fortune ! A moi qui
enviais la richesse ! A moi que le sentiment de la pauvreté
rongeait !... Et puis, cette assurance du procureur ! Cette
certitude qu'il avait de me faire passer pourl'assassin !...
Je fus lâche, et je tremblai devant le fantôme de la guil-
lotine ! Je fus ébloui, et je haletai devant le spectre de la
fortune !... Je ne dis rien... mais je détournai ma tête du
cadavre de Jeanne !...
« Le procureur comprit que j'acceptais... Jean Lannoy
s'était élancé vers la hutte où nous sommes en ce moment.
Il en revint avec une bêche. Il se mit à creuser au pied du
hêtre que je vous ai montré... Lorsque la fosse fut faite, le
procureur prit Jeanne par les épaules, le marquis par les
pieds... et bientôt, je vis les trois hommes qui piétinaient
la. terre... tout était'fini...
Jacques Maing poussa un soupir qui ressemblait à un
râle de damné.
Fanny savait maintenant ce qu'elle avait voulu savoir ;
le reste lui importait peu, sans doute.
Autour de la hutte, le vent d'hiver sifflait parmi les
branches mortes, et la neige continuait à tourbillonner
dans le ciel noir...
Il y eut quelques minutes de silence tragique.
— Quand ce fut fini, reprit Jacques d'une voix basse
et comme écrasée de honte, le marquis et le procureur
m'emmenèrent au château. On me fit entrer dans un
somptueux cabinet. Le procureur se mit à une table, et je
le vis qui écrivait. Le marquis ouvrit un coffre, en tira des
billets de banque et les compta sur la table. Hagard,
comme halluciné, je saisis la liasse et l'enfouis dans ma
poche de poitrine.
« — Signez le reçu ! me dit alors le procureur en me
tendant une plume et en me poussant le papier qu'il
venait d'écrire.
« Je signai sans même lire. Mais, bien que j'eusse la tête
perdue, je remarquai que le marquis de Champlieu avait
voulu saisir ce papier... Le procureur, froidement, le plia,
et le mit dans sa poche.
LA MIGNON DU NORD 51
« Le marquis était pâle comme un mort. Il se tourna
fébrilement vers moi, et me dit :
« — Va !... Tu peux t'en aller, maintenant î
« Mais le procureur me saisit le bras et me dit :
« — Un instant, l'ami ! Il faut que tu saches ce qu'est
devenue Jeanne. Il faut que ta mère le sache aussi !... Dans
la soirée, Jean Lannoy a été chercher ta sœur de la part
de M l l e Hélène. La petite s'est aussitôt mise en route. Elle
est arrivée ici. Et, pour son bien, pour sa santé, on l'a
décidée à partir pour les environs de Nice, où elle doit
passer plusieurs années. D'ailleurs tu étais là, et tu as
consenti. Tu t'es chargé d'expliquer la chose à ta mère, et
de lui dire que le coup était concerté depuis quelques
jours par la générosité de M l l e Hélène, que Jeanne s'en
allait de la poitrine, que ce voyage était nécessaire, et que,
de concert avec M u e Hélène, tu as employé un subterfuge
afin que ta mère ne s'opposât pas au départ... Ta mère ne
pourra pas interroger M l l e Hélène qui va partir d'ici
demain matin, et n'y reviendra plus. As-tu bien compris ?...
« Voilà ce que me dit le procureur. Et le marquis
approuva. Mais moi, j'objectai :
« — Ma mère s'étonnera de ne pas recevoir/de lettres...
« — Ta mère sait-elle lire ?
a — Non !
s — Eh bien! rassure-toi ; elle recevra tous les mois une
lettre de sa fille. Va, maintenant !
« Je me retirai. Je me sauvai comme un voleur. Il était
près de deux heures du matin. Avant de rentrer à la mai-
son, j'enfouis mon trésor sous une pierre du puits, que je
dérangeai et que je remis ensuite en place. Puis j'entrai.
Je trouvai ma mère tout en larmes et désespérée. Jean
Lannoy était venu, en effet, chercher Jeanne vers six
heures. Elle était partie. Elle avait même passé la soirée
au château où elle avait réellement aidé M u e Hélène à je
ne sais quel travail. Je sus tout cela plus tard. Et c'est
sans doute à son départ du château que le vieux marquis
s'était mis à la suivre à travers bois... guetté lui-même
par le procureur Lemercier... J'ai pu reconstituer tous
ces détails de l'abominable drame... »
Jacques Maing se tut.
Fanny le regarda.
Le malheureux était verdâtre et suait à grosses gouttes.
-— Et votre mère, interrogea-t-elle, n'a jamais eu la
pensée de faire le voyage de Nice ?...
52 MARIE-ROSE

•— Par six fois, elle a demandé un « permis ». A chaque


fois, le permis lui a été accordé... mais c'est moi qui le
recevais... et je le brûlais ! Alors, depuis deux ans, elle
économise sou par sou le prix du voyage... Et quand elle
l'aura... ce sera terrible !... Quant à moi, je demandais
et obtins un congé renouvelable. Et je m'installai ici à
surveiller à la fois la tombe... ma mère... et mon trésor î
La tombe, autour de laquelle j'ai monté des^ factions
effroyables... ma mère qu'il m'a fallu mille fois convaincre...
le trésor, le maudit trésor dont jusqu'à cette heure, je
n'ai pas osé toucher un centime !...
« Je vis comme un forçat... je tremble dès que je vois
quelqu'un entrer dans le bois... je dors dans le grenier sur
du foin, et je me renferme, de crainte que la mère ne
surprenne quelque parole échappée à mon sommeil...
Oh ! si je pouvais...
— Quoi ? demanda Fanny.
•— Me venger ! répondit sourdement Jacques Maing.
>Le vieux marquis est mort !... Jean Lannoy n'est qu'un
•misérable comparse... mais ce Lemercier... ce procureur !...
Si je pouvais !... oh ! je le hais, voyez-vous ! Depuis la nuit
terrible, la haine est entrée peu à peu dans mon cœur...
je donnerais ma vie pour lui faire souffrir la moitié de ce
que j'ai souffert !."..
Fanny se leva, saisit la main de Jacques.
•— Et qui vous a dit, murmura-t-elle d'une voix ardente,
que cette vengeance... je ne suis pas venue vous l'offrir ?...
-— Oh ! si cela était !... gronda Jacques Maing en ser-
rant convulsivement les poings.
— Vengeance, amour, je t'apporte tout cela ! reprit
Fanny. Sois homme ! Sois fort t Aie confiance en moi I...
— Oui ! oh ! oui !...
— Voyons, reprit-elle en s'asseyant et en paraissant
refouler son émotion, parlons donc de ce Lemercier, puis-
que vous le voulez... Vous n'êtes pas sans l'avoir revu...
ne fût-ce qu'une fois ?...
— Eh bien, oui ! je l'ai revu !...
— Et que îaisait-il ? que disait-il ? demanda avidement
la comtesse Fanny, songez-y, Jacques, pour vos projets de
vengeance... et même d'amour... cela est plus important que
vous ne pouvez croire. Rappelez donc bien tous vos sou-
venirs... le moindre mot, le moindre geste... n'oubliez rien !
— Non, je n'oublierai rien, dit Jacques Maing d'une
voix sombre. Et comment pourrais-je oublier le moindre
1 A MIGNON DU BORD 53
détail de tout ce qui se rapporte au drame qui fait de moi
le dernier des misérables et des lâches ! le complice de
l'assassinat de ma propre sceur !... Ecoutez donc !...
Jacques Maing alla jeter un coup d'oeil à l'entrée de la
cabane.
— Il neige toujours 1 murmura-t-il en revenant à la
comtess-e Fanny.
En réalité, il avait été s'assurer encore que personne
ne rôdait aux alentours. '
— Ainsi que je vous l'ai dit, reprit-il alors, je demandai
uri congé renouvelable, et demeurai dans le pays. J'étais
riche à présent !... Il me fallait trouver l'emploi de ma
richesse... et pourtant, il me semblait que tout le monde
m'accuserait du jour où je toucherais cet argent... Je
passe... L'hiver vint... Ce fut pour moi un bon prétexte
à ne plus sortir de la maisonnette ; car je n'osais plus
pénétrer dans le bois... Puis, le printemps se mit à fleurir...
le bois se chargea de feuillage, les ronces poussèrent, les
fourrés redevinrent impénétrables...
« Si je vous donne ces détails, fit Jacques Maing en
secouant la tête, c'est qu'ils sont nécessaires. En effet, du
jour où je vis le bois reprendre un aspect moins sinistre,
"j'osai m'y aventurer de nouveau. J'évitais avec soin le
hêtre au pied duquel,.. Mais j'avais beau faire, j ' y étais
toujours ramené comme par une force invincible.
o Un soir, c'était à la fin d'avril, j'avais, comme tous les
jours, fait des tours et détours dans le bois, armé de mon
fusil, et, comme toujours, mes pas me ramenèrent vers la
tombe... J'étais à trente pas du hêtre, lorsque je vis un
homme arrêté... Il semblait considérer la terre à l'endroit
même où elle avait été creusée... Je me sentis devenir tout
pâle... J'armai mon fusil en le chargeant de gros plomb.,
et je me mis à ramper vers l'homme... J'étais décidé à le
tuer si je m'apercevais qu'il savait !... Mais je n'eus pas
à faire feu !... Lorsque je fus à quelques pas de l'homme,
je reconnus le vieux marquis de Champiieu ! Sans doute
il y était attiré par cette même force qui me poussait...
Je le voyais distinctement. Il avait beaucoup vieilli.
Son visage était comme ravagé. Il contemplait fixement
la terre qui couvrait Jeanne... Parfois ses lèvres re-
muaient... peut-être demandait-il pardon... Il poussa un
profond soupir...
« Tout à coup, des pas se firent entendre, le marquis fit
un mouvement, comme pour se cacher dans le fourré où
54 MARIE-ROSE

j'étais moi-même, mais il était trop tard !... Un homme


apparaissait... et cet homme criait :
« — N'ayez pas peur, monsieur le marquis, ce n'est que
moi !...
« C'était le procureur !... C'était Lemercier !...
« Le marquis était devenu blême, il grelottait comme
s'il eût fait grand froid.
« •— Voilà deux heures que je vous cherche, mon cher
marquis, reprit Lemercier ; j'ai parcouru les bois, et j'al-
lais me retirer lorsque le hasard a fait que je vous ai
aperçu là, plongé dans une pénible méditation.
« — Vous me cherchiez ? Vous avez donc à me parler ?
c
« — Oui, monsieur le marquis !...
« — Rentrons, alors 1 dit fébrilement le marquis en
faisant deux pas.
« Mais le procureur le retint par un bras et lui dit :
« •—• Pour ce que j'ai à vous demander, il vaut mieux
que nous restions ici... L'endroit est solitaire tout autant
que votre cabinet...
« — Soit !... Parlez... Qu'avez-vous à me demander ?
« Le procureur garda un moment le silence.
« Puis, d'une voix qu'il essayait de rendre mélanco-
lique, il dit :
« — Monsieur le marquis, j'ai eu hier trente-sept ans.
J'ai une fort jolie situation. L'avenir s'ouvre devant moi
plein de flatteuses promesses ; je suis bien noté en haut
lieu ; je passe pour un procureur de talent ; en un mot,
je crois que je puis tout espérer... Malgré cela, je suis
triste, inquiet... Je n'ai pas de famille, je m'ennuie dans la
vie... excepté les jours où j'ai une tête à demander au
Jury !...
« Le marquis devint blanc comme un mort.
« — Je réussis presque toujours, monsieur le marquis...
J'ai une habileté spéciale pour reconstituer un crime ;
sous ma parole évocatrice, je vois les convictions entrer
peu à peu dans l'esprit des jurés... et lorsque je requiers
la peine de mort, on peut dire que le coupable, si haut
placé, si riche qu'il soit, appartient dès lors au bourreau..;
« Le marquis laissa échapper un sourd gémissement et,
machinalement, voulut s'éloigner de la tombe qui conte-
nait la victime... mais Lemercier le retint encore. Il conti-
nua en souriant :
« — Comme je vous le disais, ces jours-là, je m'amuse...
Malheureusement, ces aubaines sont'rares, et le reste du
LA MIGNON DU NORD 55

temps, je m'ennuie... Alors... j'ai songé à me marier...


Aussi, Monsieur le marquis, j'ai l'honneur de vous
demander la main de Mademoiselle votre fille !
« Le procureur venait de parler d'une voix subitement
assourdie, mais pleine de menaces.
« — Etes-vous fou, monsieur ? s'écria le vieux Champ-
lieu... Pardon, reprit-il plus doucement. Je ne conteste pas
votre talent, ni votre avenir. Je crois, comme vous, que
vous pouvez prétendre à bien des choses... mais... j'ai
disposé de ma fille... Je regrette, croyez bien... si je n'avais
engagé ma parole, j'examinerais avec considération la
demande imprévue que vous me faites l'honneur de
m'adresser... *
« Lemercier se redressa. Son regard devint sombre. Il se
croisa les bras, et d'une voix soudain devenue dure :
« — Monsieur le marquis, nous ne nous entendons
pas !... Vous n'avez engagé votre parole à personne...
o — Monsieur ! Oseriez-vous douter ?...
« — Je ne doute de rien. Je vous demande en mariage
votre fille.
« — E t si je refuse ? haleta le marquis.
« — Alors, dès aujourd'hui, je lancerai un mandat
d*amener...
« — Contre moi ? bégaya le vieux Champlieu.
« — Allons donc !... Et de quoi pourrait-on vous accu-
ser ?... Non, pas contre vous : contre le nommé Jacques
Maing... l'assassin de Jeanne Maing, sa propre sœur !...
Je fais fouiller la terre... ici même... là où vous êtes, marquis !
« Champlieu s'écarta avec un mouvement d'indicible
terreur.
« — Alors, continua le procureur, on exhume le cada-
vre, on arrête le plus aisément du monde l'assassin, on
l'interroge... et...
a — Et ?... interrogea le marquis palpitant.
« — Il se défend, parbleu !... Il raconte qu'il n'est qu'un
vulgaire complice... Il donne le nom du principal cou-
pable !...
« — On ne le croira pas ! rugit le marquis en jetant
autour de lui un regard sanglant.
« — C'est vrai. Mais alors, il dit qu'il a reçu soixante
mille francs pour se taire... qu'il a signé un reçu... On
recherche ce papier qui établit en termes effroyablement
clairs la culpabilité du marquis de Champlieu...
a — Misérable ! oh ! misérable !...
56 MARIE-ROSE

« — Et on le trouve ! termina le procureur. Car ce


papier... eh bien! il est dans un tiroir de mon secrétaire !...
« Le marquis s'abattit à genoux, comme assommé sur
le coup. >•
« — Grâce ! murmura-t-il.
« — Relevez-vous, monsieur, dit rapidement le procu-
reur, si on vous voyait... si on vous entendait... on pour-
rait penser que vous avez un crime sur la conscience !...
o M. de Champlieu se releva d'un bond.
a — Mais la preuve que vous n'avez rien à vous repro-
cher, continua Lemercier, c'est que le procureur entre
dans votre famille 1 Qui donc osera dès lors vous suspec-
ter I... Et puis, même si vous étiez soupçonné, comment
pourrait-on jamais établir votre culpabilité, puisque le
soir même de mon mariage...
« Le marquis eut un nouveau gémissement.
« — Je vous remets le papier, le reçu, le fatal papier qui
vous dénonce, vous accuse, vous condamne... et vous le
brûlez !...
« Quelques minutes de silence s'écoulèrent. M. de
Champlieu tremblait comme une feuille. Il était affaissé,
écrasé. ,
« Lemercier souriait. Tout à coup, d'une voix caressantes
humble presque, il reprit :
« — Monsieur le marquis, voulez-vous me faire l'honneur
de m'accorder la main de M110 Hélène de Champlieu, votre
fille ?...
« Et alors, le marquis, dans un souffle de terreur et *
d'agonie, répondit oui !...
« — C'est bien, dit le procureur. Rentrons donc au châ-
teau où, séance tenante, nous échangerons nos signatures
et établirons les bases de notre traité !...
« Et il prit le marquis de Champlieu par le bras.
« Il l'entraîna dans la direction du petit château... du
rendez-vous de chasse... Bientôt, ils disparurent... »
Jacques Maing, après .ce récit, demeura quelques mi-
nutes tout pâle, comme si la scène qu'il venait de retracer
se fût déroulée le jour même. Enfin, il releva la tête et
ajouta simplement :
— Le 23 mai suivant, le mariage de M. Lemercier et
d'Hélène de Champlieu fut célébré en grande pompe, ainsi
que je l'appris quelques jours plus tard...
Fanny avait écouté en silence, le front dans la main,
comme pour recueillir et graver dans sa tête les moindres
LA MIGNON DU NORD 57
détails du drame et surtout de l'entrevue du marquis de
Champlieu avec le procureur.
Jacques la contemplait avec un sombre regard.
— Madame, reprit-il d'une voix tremblante, vous savez
maintenant qui je suis ! Vous me connaissez tout entier...
— Eh Lien ? fit-elle, ne comprenant pas.
— Eh bien ! voulez-vous me dire comment vous me
jugez ?...
IL se rapprocha, s'inclina, s'agenouilla.
— Oui, continua-t-il d'une voix ardente, je vous ai parlé
comme je n'aurais pas parlé à un juge, comme j'eusse à
peine osé me parler à moi-même, alors que, dans le silence
des nuits, je suis seul, face à face avec ma conscience !...
Que voulez-vous faire ? Peu m'importe I Quel intérêt avez-
vous à percer le mystère dont s'enveloppe le passé du pro-
cureur ? Je ne veux pas le savoir ! Je veux ignorer à quel
but vous marchez !... Mais, ce que j'ai le droit de vous
demander, c'est l'opinion que vous avez de moi... main-
tenant !... Tout à l'heure, là-bas, vous m'avez dit... vous
m'avez laissé espérer...
— Tout à l'heure, je vous prenais pour un malheureux
garçon, et si j'admirais votre beauté, j'avais pitié de votre
faiblesse... Maintenant, je vous vois tel que je vous sou-
haitais, l'âme forte et bien trempée... digne de l'étrange
femme que je suis... digne de mon amour...
Jacques Maing jeta un cri.
— Relevez-vous, dit Fanny. Plus un mot de tout cela.
Je vous en ai assez dit, je pense. Songez seulement que je
vous attends à Lille...
Brusquement, comme si elle eût cédé à un irrésistible
mouvement de passion, elle le saisit à pleins bras et déposa
sur ses lèvres un baiser brûlant qui acheva de l'affoler,
qui le laissa tout palpitant, étourdi, presque défaillant.

VII
I A PRISON D E LOOS

Huit jours après cette scène, un matin, le procureur


Lemercier était seul dans son cabinet.' Le docteur Monti-
gny venait de faire sa visite à Hélène qui, à son étonne-
58 MARIE-ROSE

ment et presque â sa terreur, se trouvait toujours dans


le même état : crises enrayantes de fièvre et de délire,
suivies de longues prostrations.
- Il avait fait part de ses craintes au procureur qui, levant
les bras au ciel, avait répondu :
— Docleur... si un malheur arrivait... eh bien ! je crois
que j'en mourrais !...
Et d'un geste brusque, il avait essuyé ses paupières
rougies.
Dans son cabinet, Lemercier, reprenant son visage im-
passible, s'était mis à compulser un dossier qu'il préparait
pour sa rentrée à Douai.
A ce moment, son valet entra, lui remit une carte et dit :
•— Cette personne insiste pour être introduite auprès de
Monsieur...
Lemercier jeta un regard indifférent sur la carte,~ et
murmura :
— La comtesse Fanny !... Que peut-elle me vouloir ?...
Il se défiait instinctivement de cette femme. Sans qu'il
sût au juste pourquoi, il avait contre elle des soupçons.
Dans tout procureur, il y a du policier. Le train de maison
de la jeune femme, ses airs romanesques, certains regards
qu'il avait surpris, l'absence de famille, le passé mysté-"
rieux, tout contribuait à pousser Lemercier à une sorte
d'enquête. Il s'était promis de déchiffrer l'énigme.
L'occasion s'en présentait.
Il ordonna de faire entrer aussitôt la comtesse.
Son premier mot, prononcé dans un sourire, après
qu'elle se fut assise dans le fauteuil que lui désignait le
procureur, fut :
— Je viens, cher monsieur, vous demander un léger ser-
vice : l'autorisation de voir dans sa prison M. Pierre
Latour, que vous avez fait arrêter comme voleur et qui
n'a jamais rien volé, ainsi que vous le savez parfaitement.
Devant l'attaque violente, imprévue, inouïe de cette
femme, le procureur devint brusquement très pâle.
Son masque d'honnête et profond procureur tomba. Ses
dents se 'mirent à claquer.
•— Remettez-vous donc, cher monsieur, reprit Fanny,
toujours souriante ; on pourrait croire, si on vous voyait...
que sais-je !... que vous n'en êtes pas à votre premier
crime... car c'est un crime, monsieur le procureur, que
l'arrestation d'un innocent !...
LA MIGNON DU NORD 59
— Madame, bégaya enfin Lemercier, je vous écoute... et
je me demande si vous jouissez de votre bon sens !... Oser
me tenir un pareil langage... à moi !...
— Je vois qu'il faut que je vous prouve que je suis bien
renseignée : Pierre Latour n'est pas un voleur. C'est sim-
plement l'amant de M m e Lemercier de Champlieu.
Le procureur crispa les poings. Son visage s'injecta de
fiel. Il fit un geste comme pour frapper sur le timbre,
appeler, faire jeter cette femme dehors...
Mais tout à coup il se toucha le front :
•— Oh ! murmura-t-il, écrasé, j ' y suis !g» Vous êtes
l'auteur de la dénonciation que j'ai reçue !...
— Oui, mon cher monsieur, dit simplement Fanny.
D'un puissant effort, Lemercier retrouva son sang-
froid : Il savait maintenant, à qui il avait affaire.
— Et pourquoi m'avez-vous écrit ? demanda-t-il. Pour
vous venger ?
— Oui ! articula nettement Fanny.
— De... M m e Lemercier de Champlieu ?...
— Non : de lui !... Je plains de tout mon cœur la pauvre
femme qui, dans tout cela, n'est qu'une victime. Mais lui,
je le hais !...
Le procureur respira.
La comtesse était désormais son alliée, et non son enne-
mie, comme il l'avait redouté.
•— Que vous a-t-il fait ?... inlerrogea-t-il. Est-ce que vous
l'aimez ?...
•— Je le connais à peine... Non, je ne l'aime pas... mais
il m'a fait une de ces insultes qu'une femme de mon tem-
pérament ne peut pardonner...
Le procureur demeura un moment pensif.
— Ah çà ! demanda-t-il tout à coup, comment avez-
vous su... les relations de cet homme avec M m e Lemer-
cier ?...
— C'est bien simple... Il y a cinq ans environ... tenez,
c'était à peu près dix jours avant votre mariage... je venais
de recevoir de cet homme le sanglant affront qui m'a faite
son ennemie... Je le surveillais donc, je le suivais pas à
pas... Un jour, il se rendit à Wahagnies... Il entra dans les
bois, et bientôt il fut rejoint par une jeune fille que je ne
connaissais pas alors... et qui était M u e Hélène de
Champlieu...
Le procureur tressaillit,
(
60 MARIE-ROSE

— Je pus assister à l'entrevue ; je vis combien ils s'ado-


raient ; et, dès lors, je songeai que peut-être je tenais là
ma vengeance... En effet, ma haine reçut un commence-
ment de satisfaction... Car, en même temps que moi,
comptant leurs baisers, étudiant leurs attitudes, la figure
bouleversée par la jalousie, je vis un homme qui les épiait...
et cet homme, c'était vous !... Je n'ai pas besoin de vous
dire que je formai les vœux les plus ardents pour vous. Et,
lorsque votre mariage se fit, personne, pas même vous,
ne s'en réjouit autant que moi.
Fanny eu^un sourire-terrible en prononçant ces mots.
•— Dès lors, poursuivit-elle, je surveillai plus étroite-
ment que jamais mon homme. J'acquis la conviction, la
certitude qu'avant de se donner à vous, M l l e de Champlieu
s'était donnée à lui... et j'attendis patiemment une occa-
sion propice... Cette occasion est venue, je m'en suis
servie, voilà toute l'histoire !...
La comtesse éclata de rire. ?
Le procureur demeurait atterré du sang-froid souriant
et aisé de cette femme.
— E t que voulez-vous lui dire, dans sa prison 1 deman-
da-t-il brusquement.
— Rien, ou presque, Deux mots. Le temps de le voir
seule à seul. Et de lui rappeler l'insulte qu'il m'a faite.
Ce sera pour moi une petite partie de plaisir, voilà
tout !...
Cette fois, le procureur tressaillit de joie. Cette visite
que recevrait le prisonnier, n'était-ce pas une nouvelle
humiliation ?... Oui, cette comtesse Fanny devenait pour
lui une précieuse alliée !... Mais il la ferait surveiller 1 II
jetterait sur elle les meilleurs limiers de la Sûreté ! Il
saurait qui elle était I...
Tout en méditant ainsi, il avait rapidement écrit
quelques lignes.
•—• Tenez, dit-il, voici un mot pour le juge d'instruction
qui, seul, a qualité pour lever le secret et vous donner
l'autorisation que vous demandez... Quant au reste... je
veux l'oublier... je -veux ignorer ce que vous savez, ce
que vous avez surpris...
— Et moi-même, à partir de ce moment, je l'oublie !
dit Fanny en prenant la lettre.
En même temps, elle salua le procureur avec sa grâce
aisée, comme si rien de grave ne s'était dit, et elle se
retira, le laissant étourdi, sombre et se demandant avec
LA MIGNON DU NORD 61
angoisse s'il ne venait pas de prendre contact avec un
redoutable adversaire.
Dans l'après-midi de ce même jour, munie de l'autori-
sation nécessaire, la comtesse Fanny franchit la porte et
le faubourg de Béthune, et fit arrêter son coupé devant
la prison de Loos.
Le directeur de la vaste prison la reçut avec les hon-
neurs dus à l'une des célébrités féminines de Lille, et, sur le
vu d'un papier signé par le juge d'instruction, il eut la
galanterie de conduire lui-même la visiteuse à travers les
longs et tristes couloirs.
Il s'arrêta enfin devant une cellule qu'il fit ouvrir par un
gardien, puis, faisant signe au geôlier de demeurer devant
la porte en sentinelle, il se retira discrètement.
Fanny entra.
Le prisonnier, à la vue de cette femme qui, l'épaisse
voilette baissée sur le visage, s'avançait vers lui, se leva.
Fanny tressaillit en voyant ces traits amaigris, ces yeux
rouges qui révélaient les nuits sans sommeil et les larmes.
Fanny, après s'être assurée que le gardien avait discrè-
tement repoussé la porte, releva sa voilette.
Une sourde exclamation expira sur les lèvres de Pierre
Latour. Il devint très pâle.
— Je vois que vous me reconnaissez, dit Fanny.
— Oui. Que voulez-vous ?
— Vous voir ! Vous parler ! Vous sauver, peut-être !...
— Vous !... Et comment me sauveriez-vous ?...
— Je connais très bien M. Lemercier de Champlieu...
— Oui... je vous ai aperçue à cette fatale soirée de
Noël... Et quand je vous ai vue... je me suis dit que le
malheur rôdait autour de moi... Je ne m'étais pas trompé !
— Pierre, dit Fanny d'une voix émue, vous êtes injuste.
Vous l'avez toujours été pour moi. Est-ce ma faute, si...
mais comment avez-vous pu descendre à pénétrer dans une
maison... pour... voler !
Le malheureux crispa ses poings... Il devint livide,
comme toutes les fois que ce mot le souffletait.
•— Je comprends, hélas !... reprit Fanny, vous vous êtes
lancé dans des dépenses exagérées... peut-être avez-vous
joué... perdu !... Bruxelles est tout près de Lille... et quand
on est à Bruxelles, la distance est bien courte pour aller
à Spa... ou à Ostende... au tapis vert !... Et alors, affolé.,.
C'est cela, n'est-ce pas ?,,.
62 MARIE-ROSE

— C'est cela ! répéta le jeune homme d'une voix glacée.


— Eh bien! comme je vous le disais, je connais le pro-
cureur... je puis obtenir de lui... qu'il retire sa plainte...
Une lueur d'espoir descendit dans l'âme de Pierre
Latoufl
Il pourrait donc être sauvé sans révéler la vérité qui
devait déshonorer Hélène !
Fanny surprit ce mouvement de joie instinctive.
•— Pierre, dit-elle d'une voix ardente, le monde va vous
condamner, vous êtes voué au mépris... Regardez-moi.
Seule je vous plains ! Seule je ne vous méprise pas !
Décidée à tout braver pour vous sauver, et si je ne puis
vous sauver, vous suivre... jusqu'au bagne, s'il le faut !...
— Madame...
•— Non ! laissez-moi parler ! Je vous aime ! Je devrais
mourir de honte à vous répéter ce mot, à vous qui m'avez
toujours repoussée !... Eh bien ! je vous le répète !... Je vous
aime !... Est-ce que je ne vous en donne pas la preuve ?
Que vous ai-jo fait ?... Pourquoi me haïssez-vous ?...
Elle était sincère... Sa voix tremblait. Il y avait des
larmes dans ses yeux.
. •— Où trouverez-vous un dévouement pareil au mien ?
continua-t-elle. Mon Dieu, je le sais... Je ne suis pas une
jeune fille... J'ai eu des amants... Voilà ce qui vous éloigne
de moi... Mais l'amour, Pierre, l'amour sincère que vous
m'avez inspiré ne peut-il me régénérer ?... Me voici donc
encore près de vous, comme il y a cinq ans ! Oui ! cinq
ans écoulés !... Et toujours je vous aime comme alors !...
Ah ! Pierre... aimée de vous... que n'eussé-je pas fait pour
vous plaire et vous rendre la vie heureuse ?... Cinq ans de
détresse et de larmes n'ont pu effacer le sentiment que
j'avais au cœur, pas plus qu'ils n'ont effacé ma beauté...
car je suis belle... Tous les yeux me le disent !... Et
vous ?... Vous vous taisez... vous ne me donnerez pas un
regard de pitié.,, pas" un mot de consolation ?...
Pierre, en effet, avait écouté ces paroles sans un fré-
missement.
Tout ce qu'il pouvait faire pour cette femme était de ne
pas lui montrer son horreur.
Et elle, la fière Fanny, pleurait maintenant à chaudes
larmes.
Mais bientôt, son orgueil reprit le dessus. Elle essuya
ses yeux.
LA MIGNON DU NORD 63

• — Ainsi, reprit-elle, vous ne me direz seulement pas la


cause de votre... antipathie, pour ne pas dire votre haine.
— Ne la savez-vous pas ? murmura enfin sourdement le>
jeune homme.
— Non ! Je vous le jure !...
— Eh bien!... apprenez-la donc, dût ma franchise me
faire de vous une ennemie redoutable...
Fanny avait tressailli.
Elle aurait voulu maintenant empêcher Pierre de
parler... mais il était trop tard.
—• Sachez donc, dit le jeune homme, que j'ai appris...
que je sais d'une façon certaine, indéniable...
— Quoi donc ? bégaya faiblement Fanny. Que savez-
vous ?
— Que vous avez été la maîtresse de mon frère ! dit
simplement et douloureusement Pierre Latour.
Elle esquissa d'abord un geste de dénégation. Puis,
voyant une inébranlable conviction sur le visage du jeune
homme, elle pâlit, baissa la tête.
— Mais ce n'est pas tout... acheva alors Pierre Latour.
Cela serait suffisant pour m'écarter de vous, mais non
pour provoquer non pas la haine... mais l'horreur que
vous m'inspirez... Apprenez donc toute la vérité... Avant
de se tuer, avant de se décharger son revolver dans la
tête, mon pauvre frère m'a écrit une lettre que j'ai relue
mille fois, que je pourrais vous réciter... Je me contente
de vou/dire que je sais la triste vérité : mon frère s'est
tué pour vous... c'est vous qui l'avez poussé au suicide...
« Pardonnez-moi, madame, de vous parler avec une
franchise qui ressemble à de la brutalité !... Ce que je pou-
vais faire,pour vous, je l'ai fait : c'est-à-dire que j'ai
tâché de vous oublier... Ce que je vous demande, c'est
d'être également oublié de vous... Entre vous et moi, il y a
le sang de ce malheureux enfant plein de vie, plein
d'espoir... Il m'aimait tendrement... et moi, je l'aimais
comme j'eusse aimé un fils... puisque c'est moi qui l'avais
élevé...
A ces souvenirs, Pierre Latour ne put retenir une larme
qui roula sur ses joues pâlies...
Fanny, sous l'accusation, avait courbé la tête.
Elle fut comme frappée de vertige. Un instant, elle eut
la pensée de nier, d'accumuler les mensonges pour
prouver que Pierre se trompait. Mais elle comprit que tout
effort en ce sens eûL été vain. /
64 MARIE-ROSE

' Elle se sentit irrémédiablement condamnée par cet


homme — le seul qu'elle eût aimé ! le seul qu'elle aimât
encore ! » Et alors, une sorte de fureur s'empara d'elle.
Honteusement repoussée, elle chercha la vengeance. Et
elle voulut faire souffrir à Pierre tout ce qu'elle souffrait
elle-même.
— J'avoue, dit-elle en essayant de sourire ; oui, j'avoue i
Votre frère m'aimait, et je ne l'aimais pas... Ce fut un
grand malheur... pour lui et pour moi... Il vous plaît de
me rendre responsable de sa mort. Soit ! Franchise pour
franchise... J'étais venue ici en amie... en amante,
plutôt !...
-—• Et vous allez vous en aller en ennemie ?...
— Non pas !... Mais je vais tâcher de rendre oubli pour
oubli... Ne croyez pas cependant que je sois complètement
dupe de votre explication... Vous me repoussez parce que
votre frère s'est tué... mais vous me dédaignez surtout
parce que vous en aimez une autre !...
•— Que voulez-vous dire ? gronda le jeune homme.
Prenez garde !...
•— Je veux dire que je vous ai vu, il y a cinq ans, dans
les bois de Wahagnies au bras d'une jeune et noble demoi-
selle... Eh bien ! mon cher, apprenez encore qu'un autre
vous a vu aussi, ce jour-là ! Et cet autre s'appelle
M. Lemercier de Champlieu... Voyez maintenant si vous
avez une grâce à espérer de cet homme !... Adieu : vous
me chassez ?... Vous ne me reverrez jamais !..A
A ces mots, en effet, elle se leva et sortit rapidement de
la cellule.
Pierre entendit la porte se refermer.
Il demeura atterré, livide... Ainsi, ie procureur con-
naissait son amour pour Hélène !...
Une aveuglante lumière se fit dans son cerveau.
Il comprit tout !...
Lemercier ne le croyait pas coupable d'une tentative de
vol... Lemercier le soupçonnait d'être l'amant de sa
femme !... Et s'il l'avait fait arrêter, s'il s'apprêtait à le
faire condamner, c'était par la plus odieuse et la plus
lâche des vengeances !...
— Et elle ?... balbutia le jeune homme. Elle !... Oh !
mais... s'il en est ainsi, que va-t-il faire contre elle !... Que
va-t-il lui faire souffrir !... Oh ! il faut que je me défende !
Il faut que je sois libre î... Pour la protéger !...
LA MIGNON DU NOKD 65

VIII

LA PETITE MIGNON

Dès le premier instant, Marie-Rose avait été dépouillée


de son habillement — cette coquette et jolie robe toute
garnie de dentelles et de fanfreluches.
La femme du bohémien — la Torquata — l'avait
revêtue de loques ignobles. On ne la laissait pas descendre
de la roulotte. -
La bohémienne, poussant la précaution jusqu'à lui bar-
bouiller le visage de suie, la tenait à l'œil au fond de la
deuxième voiture.
La pauvre enfant, terrorisée, ne disait pas un mot, ne
jetait pas une plainte.
Seulement, de temps à autre, elle murmurait tout bas ;
— Maman... ma pauvre maman chérie... où es-tu ?...
Elle tâchait d'étouffer ces quelques rares paroles dans un
pli de sa méchante robe.
En effet, la bohémienne, lui montrant une corde à
nœuds terminée par une lanière, lui avait dit :
•— Écoute, petite... Pendant deux ou trois jours, tu ne
parleras pas, tu ne pleureras pas, enfin tu ne diras rien.
Surtout s'il entrait quelqu'un dans la voiture ! Ou sans ça !
Pour chaque larme, pour chaque cri, ce sera un coup de
lanière... Ainsi, tiens-toi tranquille.
Et la malheureuse enfant, en effet, se tenait bien tran-
quille.
De Saint-Amand, la troupe de bohémiens marcha droit
à la frontière par la route de Mons.
La frontière une fois franchie, la bohémienne secoua la
petite qui s'était endormie d'un lourd sommeil fiévreux, la
remit sur pied d'un geste brutal et s'écria :
— Tu peux pleurnicher à ton aise, maintenant, made-
moiselle Chiffon !
La pauvre petite ne songeait guère ni à pleurer ni à se
lamenter. Elle vivait dans une sorte de stupeur terrifiée,
la fièvre la travaillait^ un abattement morbide brisait ses
petits membres endoloris.
3
66 MARIE-ROSE

— Qu'as-tu à faire ta mijaurée ? gronda la bohémienne.


Allons ! rends-toi utile ! Travaille, fainéante ! Prends-moi
ces torchons et lave-moi le plancher de la voiture !
— Vas-tu laisser cette petite-là tranquille ? dit Tor-
quato en apparaissant.
•— Hein ? Pourquoi donc ?
— Parce que ça me plaît ! D'abord, elle ne s'appelle pas
Chiffon, comme tu dis !
— Bon ! Et comment s'appelle-t-elle, au fait ?
— Elle s'appelle Zita. Tu entends ? Zita ! Elle n'a pas
d'autre nom !
— Zita ! Soit, je veux bien, moi ! ricana la bohémienne.
Mais pourquoi dois-je la laisser tranquille ? Pourquoi ne
travaillerait-elle pas ?...
— D'abord parce qu'il y a des gendarmes ici comme en
France, tu entends, femme !
— Explique-moi ce que je dois faire de cette princesse à
laquelle il ne m'est pas permis de toucher. Qui est-elle ?
D'où vient-elle ?
— Tout cela, c'est mes affaires, dit le bohémien. Mais
enfin, voici : cette petite m'a été confiée par des gens, com-
prends-tu ?... Il faut que pendant deux ou trois ans elle no
reparaisse pas en France...
— Et après ?
— Après, je dois la ramener en bon état. On ne veut pas
que la petite soit malheureuse. Donc, femme, défense d'y
toucher. C'est mon intérêt. Si je la ramène en bonne santé,
il y a une grosse somme à toucher.
Comme on le voit, Torquato mentait effrontément à sa
digne moitié.
En effet, pendant la longue marche qu'il venait a'exé-
cuter, le bohémien avait échafaudé tout un plan de for-
tune.
— Deux personnes au moins sont intéressées à la dispa-
rition de la petite, se disait Torquato. D'abord la femme
qui m'a remis dix mille francs, puis l'homme qui m'a fait
le même cadeau : total, vingt mille pour enlever et
emporter une gosscline de quatre ans... Je ne sais pas le
nom de la femme, ni le nom de l'homme. Mais je sais que
l'homme est procureur. Avec cela, je puis retrouver le
reste... Voici donc ce qu'il y a à faire : puisqu'on m'a
donné vingt mille francs pour faire voyager-l'enfant, on
peut bien m'en donner autant, sinon plus, pour l'empêcher
de revenir .. Bon. Je 'file jusqu'au fin fond de l'Italie.
LA MIGNON DU NORD 67

Dans cinq ou six mois, je lâche la smala, et je rentre"en


France avec la petite... Et alors, nous verrons bien !...
Tels étaient les projets de Torquato.
En somme, il préparait un chantage sous sa forme la
plus rudimentaire et la plus violente.
Mais pour faire aboutir ce chantage, la présence de
l'enfant était indispensable.
De là, l'ordre donné à la bohémienne de respecter la
petite.
Quant aux vingt mille francs qu'il avait reçus, le bandit
les gardait sur lui, dans une sorte de sacoche en toile qu'il
portait suspendue autour du cou, par-dessous ses vête-
ments.
La Torquata, habituée à l'obéissance passive, non seule-
ment ne toucha plus à Marie-Rose, — à Zita, comme elle
disait, — mais encore ne lui parla plus.
Seulement, elle la regardait de travers, et, peu à peu, il
lui venait une sorte de haine contre cette petite étrangère
introduite dans sa famille sans qu'elle en tirât personnelle-
ment le moindre profit.
La Torquata était à cette époque une femme d'une qua-
rantaine d'années. Elle avait dû, dans sa jeunesse, être
assez belle., Mais les marches au soleil et la pluie, le défaut
de soins, la misère l'avaient lentement déformée, enlaidie.
Elle était grande, sèche, avec des cheveux déjà grison-
nants, un visage durement accentué ; il n'y avait en
somme de remarquable en elle que ses yeux, qui étaient
d'un noir profond et jetaient parfois des flammes, lors-
qu'un sentiment violent animait cette femme.
Elle redoutait le bohémien. Mais elle n'avait en lui
aucune confiance, et demeurait persuadée que Torquato la
trompait et qu'il avait dû recevoir une grosse somme
d'argent, — mille francs peut-être î

Deux mois s'étaient écoulés depuis la nuit de Noël où


Marie-Rose avait été remise au bohémien par son propre
père, — le procureur Lemercier de Champlieu.
Un événement allait s'accomplir qui devait avoir une
influence décisive sur la destinée de cette enfant, dont nous
avons entrepris de raconter la véridique histoire.
En effet, — et il est temps de le dire, — l'aventure de
Marie-Rose est vraie d'un bout à l'autre. Elle a en son
68 MARIE-ROSE ;

temps défrayé la chronique des faits divers,- qui nous ont


servi à la reconstituer en partie. Nous devons ajouter
aussi que des recherches personnelles nous ont permis de
compléter ce qui nous manquait. Enfin, il est à peine
utile de dire que nous avons dû modifier les noms des
personnages, et même, pour quelques-uns, comme Pierre
Latour, leur véritable situation sociale. Mais nous garan
tissons la vérité du fond de l'histoire et des épisodes
qu'elle comporte. Et si des réclamations se produisaient,
nous pourrions indiquer à quelles sources nous avons puisé
nos renseignements.
Cela dit pour n'y plus revenir et pour prévenir le lec-
teur que ceci n'est pas un simple roman, bien que nous
ayons de préférence adopté ce titre, poursuivons notre
récit.
Vers Ja fin de février, la troupe de bohémiens se trou-
vait au pied du Simplon.
Il fallait traverser le massif coûte que coûte.
En effet, Torquato sentait qu'il n'aurait de tranquillité
réelle qu'au jour où il toucherait enfin l'Italie.
Pendant ces deux longs mois de souffrance dans le froid,
dans la neige, sur les routes balayées par le vent et les
pluies glaciales, Marie-Rose avait été très malade. Une
sorte de langueur s'était emparée d'elle. Comme nous
l'avons dit, au bout de quelques jours, elle avait cessé
d'appeler sa maman à son secours. Elle se tenait presque
continuellement couchée sur un tas de linges qui lui ser-
vaient de couchette et de couverture à la fois. Elle grelot-
tait de fièvre et de froid. Sa pensée, lentement, se glaçait.
Elle en arrivait à ne plus songer à sa mère que comme à
un être chéri disparu depuis des années. Chose étrange,
l'image de son père demeurait au contraire d'une extra-
ordinaire netteté dans son imagination. Elle avait gardé
dans l'oreille l'intonation de sa dernière parole, et il lui
arrivait parfois de se cacher, épouvantée, croyant
l'entendre encore.
La nature l'emporta sur le mal.
Bien qu'elle n'eût été nullement soignée, elle revint à la
santé. «
Elle s'habitua peu à peu à s'entendre appeler « Zita », et
peut-être que si on l'eût tout à coup appelée Marie-Rose,
elle en eût été fort étonnée.
De même, elle s'habitua à marcher pieds nus sur les
routes.
LA MIGNON DU NORD GO
Les pauvres petits pieds reçurent plus d'une entaille aux
cailloux tranchants, mais bientôt elle fut pareille aux
autres enfants de la troupe.
Elle marchait donc maintenant, le long des routes, pen-
sive, ni triste, ni gaie ; seulement une sorte de pli sé\ ère
s'était creusé sur son front d'ange ; elle ne riait, ne son-
jiait jamais ; il est vrai qu'elle ne pleurait pas non plus...
On eût dit que la pensée était absente de ce petit corps.
Elle était indifférente à tout ce qui se passait autour
d'elle.
Mais la Torquata lui inspirait une terreur chaque jour
grandissante.
Confusément, et par instinct, elle sentait que le danger
était du côté de cette femme.
En effet, Torquato n'avait qu'une passion : l'argent.
Pour l'argent, il pouvait être mauvais ou feindre la bonté,
selon ses intérêts.
Mais la Torquata, elle, avait des sentiments...
Et le sentiment qui s'emparait d'elle, auquel elle se lais-
sait aller avec une âpre joie soigneusement dissimulée pour
l'instant, ce sentiment, c'était la haine *
Donc, les bohémiens, ayant traversé la Suisse, étaient
arrivés au pied du Simplon. Torquato, par deux ou trois
fois déjà, en d'autres voyages, en avait étudié les sentiers
et l'avait passé. Mais toutes ces traversées antérieures
s'étaient faites dans la bonne saison.
Pour le moment, le Simplon n'était pas praticable, sur-
tout avec deux voitures.
Le bohémien dut donc se résigner et attendre.
Enfin, dès qu'il vit arriver la fonte des neiges., il se
résolut à entreprendre la traversée.
Le 5 mai de grand matin, le camp fut levé bien avant
l'aube et la troupe se mit en marche. Toute la journée, par
des chemins à peine indiqués, les bohémiens, tantôt tirant
la bride des chevaux, tantôt poussant aux roues, se his-
sèrent le long des rampes escarpées de la montagne.
Torquato était un habile homme et en eût remontré à
plus d'un guide.
Il parvint à gagner le col, passa la nuit dans ces régions
désolées, et le lendemain franchit enfin le passage. Le plus
difficile était fait. La troupe commença à descendre.
Vers midi, Torquato se trouva engagé dans im étroit
chemin qui côtoyait un abîme. „
70 MARIE-BOSE

Il arrêta ses chevaux et partit en avant, tout seul, pour


sonder le terrain.
La Torquata le regardait faire, de loin, et suivait avec
attention tous ses mouvements...
Tout à coup, elle poussa un grand cri : le bohémien
venait de tomber dans une crevasse !... Sans un mot
d'appel, sans un geste, il avait plongé pour ainsi dire,-
et la disparition avait été instantanée, foudroyante...
Toute la journée, la troupe demeura au même endroit,
poussant des cris, appelant le père, le chef...
Tout fut inutile : sans aucun doute, le corps de Torquato
s'était brisé sur les rochers et roulait maintenant parmi
les tourbillons du torrent...
La Torquata, le lendemain matin, se résigna à partir.
Lorsqu'elle fut arrivée au .pied de la montagne, elle fit sa
déclaration, et supplia qu'on envoyât au secours du bohé-
mien... Mais, d'après les explications qu'elle avait don-
nées, on avait reconnu le gouffre où Torquato était tombé,
et on lui répondit qu'il était sans exemple que le Trou
d'Enfer eût rendu une seule de ses victimes.
Toutefois, des guides partirent avec des cordes, des lan-
ternes, des cordiaux...
Mais ils revinrent seuls... Pas de Torquato.
Une fois qu'il fut bien constaté que Torquato était mort,
la bohémienne se tourna vers la petite Marie-Rose, et,
crispant les poings, elle dit : ,
— C'est de ta faute !... Toi, tu me le paieras !... C'est toi
qui nous as porté malheur ! Gare à toi, Zita-Chiffon !...
Et la troupe reprit son voyage interrompu, comme si
rien ne s'était passé.
Au bout de quelques jours, elle tomba dans la vallée de
l'Adige et se mit à suivre le grand fleuve jusqu'à Vérone.
De Vérone, la Torquata se rendit à Mantoue.
Et de Mantoue, elle prit définitivement le chemin de
Rome et de Naples, où la bohémienne espérait trouver des
gens de sa race capables de l'aider. °
Lorsque les bohémiens, au commencement de sep-
tembre, atteignirent Naples, nul n'eût pu reconnaître la
si jolie et gracieuse enfant d'Hélène de Champlieu, la
ravissante créature qui s'appelait Marie-Rose.
Il n'y avait plus de Marie-Rose !
Elle-même avait à peu près oublié son nom.
Les circonstances de son enlèvement se brouillaient dans
sa pauvre .petite tête. Elle commençait à croire qu'elle
LA MIGNON DU NORD 71

avait dû rêver jadis, et qu'en réalité, elle était une petite


bohémienne... la petite Zita!...
Elle avait maigri. Son visage était hâlé, bruni par le
soleil, gercé par le froid des nuits.
C'était elle qui faisait la quête à la suite de chaque
représentation donnée sur un carrefour de village. Et ses
quêtes étaient toujours fructueuses, tant elle paraissait
jolie et touchante lorsqu'elle levait ses grands yeux bleus
tout pleins de douleur vague...
La Torquata, d'ailleurs, tenait parole !
Elle se vengeait sur cette enfant de la mort du bohé-
mien. Les coups pleuvaient sur elle. La malheureuse avait
„ les épaules marbrées de noir et de bleu. Elle ne se plaignait
pas... elle finit par s'accoutumer aux coups, aux injures,
aux griffes, à la misère, à toute cette vie abominable
devenue sa vie... à elle !... pauvre chère mignonne qui,
jusqu'à la nuit fatale de Noël, n'avait connu que les
caresses et les baisers de sa mère !.,.

IX
X.E DOCTEUR MONÏIGNY '

Il ïaut maintenant que nous revenions à M i e , rue


Royale, dans le vieil hôtel des Champlieu.
C'est une quinzaine de jours après la violente crise qui a
terrassé Hélène, la mère de la pauvre petite disparue.
Hélène est dans son lit. Toujours même état. Il n'y a ni
régression ni progression dans le mal. C'est toujours la
même série de crises délirantes et de périodes comateuses.
Prodigieusement intéressé, le docteur Montigny, penché
sur la malade, prend sa température.
Puis, lorsqu'il a examiné le thermomètre, il secoue la
tête et murmure :
— Le cas est curieux... très curieux... trop curieux !..„
Ah çà ! est-ce que par hasard il y aurait un assassin dans
la maison de M. le procureur de la République.
E t il tressaille, il pâlit.
Ce terrible soupçon s'est déjà présenté à son esprit, mais
jamais avec autant de netteté. Toujours, il a essayé de le
72 MARIE-ROSE

repousser avec horreur, mais, cette fois, il faut qu'il choi-


sisse, il est acculé à ce dilemme :
Ou il s'est abominablement trompé dans son diagnostic
et il a fait suivre à la malheureuse un traitement qui la
tue ! Ou bien il a vu juste, — et alors, il y a quelqu'un
dans la maison qui paralyse les efforts de la science !
Ce n'était pas une banale figure que celle du docteur
Montigny.
Il était alors âgé de quarante-cinq ans j mais il parais-
sait beaucoup plus vieux que son âge ; il portait les che-
veux coupés en brosse, et ces cheveux étaient tout blancs ;
i) était toujours sanglé dans une redingote gris de fer, et
il y avait un peu de l'officier retraité dans ses attitudes.
Irréprochablement vêtu, toujours ganté de frais, il était
la correction même. Il avait une de ces physionomies qui,
au premier abord, ne disent pas grand'chose ; mais bien-
tôt l'observateur était frappé de l'incroyable jeunesse
de ses yeux noirs, de la profondeur et de la rayonnante
clarté de son regard. C'était un véritable savant. Il
s'occupait à cette époque de travaux importants sur les
maladies du cerveau, et ses communications faisaient
autorité dans les journaux de médecine ; cependant, en
raison même de sa science et de l'envergure de ses idées
en pathologie, les grands charlatans des hautes coteries,
les « officiels » de l'Académie, le tenaient soigneusement
à l'écart. Et il en riait.
Au portrait que nous en traçons là, sans aucun doute, il
sera reconnu de quelques notabilités lilloises qui ont fré-
quenté ce digne homme.
Le docteur Montigny, parmi les qualités qui le recom-
mandaient à l'estime et pour ainsi dire à la vénération de
ses concitoyens, en avait une, qui est des plus précieuses
pour un médecin : il savait promptement se décider. Il
résolut donc de demeurer jour et nuit près de la malade.

Deux jours s'écoulèrent, pendant lesquels le médecin


demeura presque constamment penche sur la malade, lut-
tant pied ft pied avec le mal.
Dès le soir du deuxième jour, le mieux se manifesta
d'une façon presque subite.
Après avoir ouvert les yeux et essayé de prononcer
quelques mots, Hélène s'endormit, mais telle lois, tl un
sommeil réparateur et naturel, sinon paisible.
LA MIGNON DU NORD 73

— C'est bien ce que j'avais pensé ! sourit le docteur


triomphant. Nous avons la victoire !...
Alors, pour la première fois depuis qu'il s'était installé
dans cette chambre, il songea à prendre lui-même un
repos dont il avait grand besoin.
Il commença par glisser entre les lèvres de la malade
une cuillerée d'une potion calmante, écouta longuement
sa respiration, s'assura qu'elle était endormie pour plu- ,
sieurs heures-, et, enfin, se jeta tout habillé sur le petit lit
pliant qu'on avait placé entre le pied du grand lit et la
fenêtre. Le docteur pouvait, de cette place, surveiller
la porte de la chambre.
Il ne tarda pas à éteindre la lampe.
La pièce demeura éclairée seulement par la pâle clarté
d'une veilleuse.
Combien de temps le docteur dormit-il ?... Quelle heure
pouvait-il être ?...
Le timbre de la pendule venait de l'éveiller en sursaut,
sonnant une demie...
Il entr'ouvrit les yeux, vaguement... et, à ce moment, il
vît la porte de la chambre s'ouvrir.
Le docteur n'était pas assez éveillé pour se rendre un
compte exact de ce qui se passait. Il l'était assez cependant
pour suivre dans ses évolutions l'homme qui venait d'ap-
paraître et qui, avec des précautions de fantôme, s'avan-
çait dans la chambre.
Il le reconnut aussitôt.
C'était le procureur !...
M. Montigny fut sur le point de faire un geste, de se
soulever : une étrange curiosité le retint.
En somme, il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que
Lemercier pénétrât dans la chambre pour s'assurer que ls$
malade reposait paisiblement, le contraire eût été étonnant.
Et pourtant, une irrésistible sensation de malaise
s'empara du docteur.
Lemercier s'était approché du lit d'Hélène.
Il parut la contempler quelques instants, puis, avec des
précautions infinies, il se glissa vers le lit pliant où Mon-
tigny était étendu tout habillé.
Quelques secondes s'écoulèrent... puis une minute,,„
puis deux...
Il sentit que Lemercier, penché sur lui, se redressait
lentement... A des craquements du parquet, il comprit que
le procureur se retirait... Il entr'ouvrit les yeux...
74 MARIE-EOSE

EL il le vit qui marchait à reculons vers la porte... qui


s'effaçait doucement dans la pénombre... Fut-ce une illu-
sion ?... Il lui sembla que le procureur était horriblement
pâle...
Et au moment où il ouvrait la porte — encore une illu-
sion, peut-être ! — le docteur crut voir qu'il tenait dans
la main quelque chose d'aigu et de luisant... couteau ou
poignard !...
Puis la vision se dissipa Vcomplètement.
Pendant deux heures, Montigny demeura immobile, la
sueur au front, les cheveux hérissés, non pas tant de ce
qu'il avait vu... ou cru voir... que des horribles pensées qui
l'assaillaient...
Le jour vint enfin... Et avec le jour commencèrent à se
dissiper ce que Montigny appelait des hallucinations...
•— C'est insensé ! se dit le docteur, lorsque la pleine
lumière eut chassé les idées lugubres de la nuit, j'ai rêvé
à moitié... j'ai eu le cauchemar... et j'ai osé penser...
Folie ! folie !...

Le procureur, avec les mêmes précautions, gagna sa


propre chambre, tira les verrous, et s'approcha d'une
table. Sur cette table, il déposa deux objets :
L'un était un poignard acéré, l'autre une fiole minus-
cule, — du poison !
Le poison était pour Hélène ! Le poignard pour Mon-
tigny !...
Lernercier était d'une pâleur cadavérique. Il se laissa
tomber sur une chaise, mit sa tête dans ses deux mains,
et ses yeux vitreux se fixèrent sur la lame luisante et sur
le flacon.
— Je n'ai pas osé ! murmura-t-il, tandis que ses dents
s'entre-choquaient. Lâcheté stupide !... Qui m'a arrêté ?
Qui m'a retenu ?... Je n'avais qu'à verser le contenu de
cette fiole sur les lèvres ouvertes !... Et l'autre... je n'avais
qu'un geste à faire !... Je n'ai pas osé !...
. Il eut une longue méditation.
— C'est la décision qui me maifque, poursuivit-il. Ce
soir, j'oserai !... Oui,, ce soir !... Je me sens déjà plus
aguerri, plus fort, plus décidé... Allons... cette première
excursion m'aura du moins démontré combien la chose est
facile... Ce sera pour ce soir !... 11 le faut... sans quoi, je
suis perdu, moi 1... Il faut que cette femme meure sans
LA MIGNON Dtf NORD 73

avoir pu parler... Notre contrat de mariage est en règle :


tout au dernier survivant !... Elle morte, je suis riche de
plusieurs millions, je donne ma démission, je me lance dans
la politique, et dans quelques années, je suis garde des
sceaux... en attendant mieux !... Si elle ne meurt pas, elle
me dénonce. En admettant que je ne sois pas poursuivi
pour la disparition de l'enfant, je suis couvert de honte
et d'opprobre... je suis réduit à néant !... Il faut qu'elle
meure !... Et comme le terrible et stupide docteur crierait
par-dessus les toits que M m e Lemercier de Champlieu est
morte empoisonnée, il faut qu'il meure aussi !... Ce soir,
j'oserai !...
Il eut encore un long silence qui, dans sa pensée n'avait
duré que quelques minutes, mais qui, en réalité, se pro-
longea des heures...
Il s'était levé, et se promenait sans bruit, de long en
large, parfois précipitant sa marche, parfois au contraire
s'arrêtant, immobile, la tête penchée, les bras croisés.
Il arrangeait, combinait la scène du double meurtre,
et toujours, il en revenait à ces mots :
•— Ce soir, j'oserai !...
Et comme, pour la centième fois, il venait de s'affirmer
qu'il oserait, il eut soudain un brusque mouvement de rage :
— Non ! je n'oserai pas ! gronda-t-il. Je le sais !... J'ai
peur !... Peur de quoi, voyons ! Tâchons de voir clair en
moi-même... Peur.de ces deux cadavres ?... Allons donc !
Peur du remords ? De la conscience ? La conscience
n'est qu'un mot, et le remords une machine de guerre à
l'usage des procureurs!... Non, non ! tout cela est néant 1
J'ai peur... peur du bourreau !...
A ce moment, on frappa à la porte.
Le procureur eut un bond terrible. Il saisit le poignard,
et, les yeux exorbités, la bouche écumante, il hurla' :
— Qui est là ? Que me veut-on ?...
— Mais c'est moi, monsieur ! fit une voix.
— Jean Lannoy ! murmura le procureur en passant les
mains sur son front ruisselant, Jean Lannoy !...
Il respira bruyamment. Alors, il regarda autour de lui,
et il s'aperçut qu'il faisait grand jour !...
Rapidement, il éteignit la lampe.
Et comme il allait ouvrir, il tressaillit violemment,
s'arrêta comme si une pensée soudaine eût jeté dans les
ténèbres de son esprit quelque lueur aveuglante et livide...
— Jean Lannoy !... murmura-t-il encore.
;
78 MARIE-ROSE

Alors, il jeta quelques papiers sur la table et alla ouvrir.


Jean Lannoy entra. C'était un homme trapu, massif,
large d'épaules, avec une forte encolure. Mais la longue
habitude de la livrée dans laquelle il se sanglait à outrance
avait fini par atténuer ces grossières apparences. De plus,
au service du marquis de Champlieu, dans cette maison
de noblesse provinciale où les vieilles traditions étaient
gardées encore, il avait acquis cette froide correction du
geste, cette raideur de lî-attitude et cette immobilité du
visage entièrement rasé qui constituent ce qu'on pourrait
appeler l'élégance du laquais.
Ce n'était pas un méchant homme ; car la méchanceté
suppose des mouvements de l'âme. C'était simplement une
de ces natures primitives où l'humanité perce à peine sous
la bestialité. Jean Lannoy n'avait pas de pensée : il rumi-
nait.
Au début de sa vie, Jean Lannoy s'était dit :
— Le monde est plein de canailles et d'imbéciles. Du
côté des imbéciles, il n'y a que misère. La richesse est du
côté des canailles. Sans richesse, pas moyen d'être heureux
au monde. Donc, j'irai vers les canailles. Je tâcherai de
surprendre un où deux secrets. J'en ferai de l'or. Et puis,
j'irai planter mes choux en bon propriétaire. Je me sens
une âme de propriétaire, moi !...
Il n'avait pas tout a fait tort... dans cette dernière
exclamation.
— J'allais justement vous appeler, dit le procureur. J'ai
passé la nuit à travailler...
•— Monsieur voudra bien m'excuser, fit Jean Lannoy,
j'ai frappé un peu plus tôt que d'habitude... Cependant,
si Monsieur le désire, je vais lui apporter son déjeuner
avant l'heure...
— Non, non, je n'ai pas faim... Et puis, j'ai à te parler.
En ce moment, ce n'est pas au laquais que je parle,
c'est au complice...
— J'avais précisément à vous parler aussi. C'est pour-
quoi je me suis permis de vous déranger...
Le procureur considéra fixement Jean Lannoy.
— Qu'as-tu à me dire ?... Parle. E t surtout, sois clair.
Jean Lannoy fit un signe d'assentiment, comme pour
dire que lui aussi prisait fort la clarté.
— Monsieur, commença-t-il, vous n'ignorez pas que je
suis une paisible créature, et que mon vœu le plus cher
• serait de me retirer au plus tôt des affaires, et d'aller vivre
I A MIGNON DU NORD 77

à Pommereuil... Pommereuil, c'est mon village natal, entre


Le Cateau et Landrecies, à peu de distance des bois de
Fontaine-au-Bois. J'y ai connu, dans mon enfance, un
brave homme qui avait vendu de la quincaillerie à Paris
pendant quarante ans. Il avait une belle maison en bri-
ques, entourée d'un grand jardin. Eh bien ! monsieur,
cette maison de briques, ce jardin, me sont restés dans la
tête. Je me suis toujours dit qu'un jour ou l'autre j'aurais
tout cela. J'ai calculé qu'il me fallait trois cent mille
francs tout net ; deux cent cinquante mille qui, placés
à quatre du cent, me donneront une rente annuelle de
dix mille francs, ce qui fera de moi le milord de Pomme-
reuil et probablement son maire... Je ne sais si vous me
suivez bien, monsieur...
— Admirablement, dit le procureur. Tu parles et tu
calcules avec une précision que je t'envie.
— Sur ces trois cent mille francs, j'en ai la moitié
tout juste.
— C'est-à-dire que tu me demandes cent cinquante
mille francs ?...
— Oui, monsieur, dit Jean Lannoy du ton le plus tran-
quille ; et, je le répète, c'est en raison de circonstances
difficiles...
— Quelles circonstances ? balbutia Lemercier en blêmis-
sant.
— Dame, monsieur... Si le docteur Montigny m'interro-
geait... s'il me demandait pourquoi les potions qui devaient
sauver madame n'ont pas été administrées...
— Tais-toi 1 tais-toi !...
•— S'il me fallait dire quelle est la personne qui, toutes
les nuits, vide les flacons...
— Ecoute ! fit brusquement le procureur en saisissant la
main de Jean Lannoy, veux-tu, d'un seul coup, arrondir,
comme tu dis, non pas les deux cent mille, mais les trois
cent mille dont tu as besoin ?... v
Jean Lannoy demeura ferme. Seulement il pâlit un
peu.
— Que faut-il faire ? demanda-t-il à voix basse.
D'un coup d'œil, le procureur lui montra la porte. Jean
Lannoy alla s'assurer que nul n'était aux écoutes, puis,
repoussant les verrous, il revint à Lemercier.
Le procureur avait écarté les papiers qu'il avait jetés sur
la table ; la fiole et le poignard apparaissaient.
78 MARIE-ROSE

Ces deux objets frappèrent aussitôt les yeux du laquais;


Mais il ne manifesta aucune surprise.
Alors Lemercier passa son bras autour du cou de Jean
Lannoy, le courba vers la table, et, livide, approchant sa
bouche de l'oreille du valet, il murmura d'une voix à
peine perceptible :
— Tu vois ? '
— Un poignard et du poison, oui ! Pour qui le poi-
gnard '?...
—• Pour le misérable docteur...
— Ah ! ah !... je comprends alors pour qui est le poi-
son !...
— Tu veux ?...
•— Oui, mais c'est l'échafaud, si je reste en France !..,
fit Jean Lannoy aussi paisiblement que s'il eût parlé
d'une partie de plaisir.
•— Tu fuiras !... Je te ferai chercher vers la Belgique,
et toi, tu fuiras vers l'Italie, murmura Lemercier
haletant.
•— Ce sera m'expatrier !... Et Pommereuil ?...
— Avec trois "cent mille francs, on est heureux
partout i
— C'est vrai !...
•— Tu acceptes ?
— Oui. Quand faut-il opérer ?...
— Ce soir !... Tu entreras dans la chambre... Ecoute
bien... Ne perds pas un mot.
— J'écoute, dit froidement Jean Lannoy.
— Tu entreras un peu après minuit, reprit Lemercier
frissonnant, tu iras droit au lit pliant. Et tu frapperas,..
— Bon ! Et le poison ?...
— Cela me regarde !... Ne t'en inquiète pas !... Ecoute...
Après avoir frappé, tu t'essuieras les mains avec ton mou-
choir... As-tu des mouchoirs marqués à ton nom ?...
— Oui. Je comprends... J'oublierai le mouchoir, pour
qu'on sache que c'est moi qui ai fait le coup...
— C'est cela !... Do même, dans l'écurie où Lu te seras
rendu... après l'affaire... tu oublieras quelque chose... tu
comprends ?... et tu sorliras par la porte de l'écurie en
oubliant de la refermer... Si le concierge pouvait te voir
au moment où tu sors...
— Je m'en charge 1
LA MIGNON DU NORD 79
— Très bien. La chose ne sera découverte que vers les
neuf heures du matin. Il y a un express pour Paris à huit
heures quarante. Tu es à Paris vers midi, tu sautes dans
le train de Marseille, et, après-demain, tu franchis la
frontière italienne pendant .que je lance la police à
Bruxelles...
— Et l'argent ?
— La chose accomplie, je te rejoindrai dans l'écurie, et
je te remettrai ce qui est convenu... Et maintenant, va,
laisse-moi, j'ai besoin de réfléchir...
Jean Lannoy se retira aussitôt.

La journée se passa tout à fait calme et tranquille. Le


procureur travailla à divers dossiers d'affaires, sur les-
quelles il devait parler à sa rentrée à Douai.
Le soir vint.
— Le moment approche ! pensa-t-il.
Il se leva de sa table de travail. Longuement, devant la
glace, il s'ingénia à se composer un visage serein, et il y
parvint enfin. Malgré tout, il ne put adoucir l'éclat métal-
lique de son regard... Il en serait quitte pour se frotter
violemment les yeux et dire qu'il avait beaucoup pleuré, si
le docteur remarquait cet éclat.
Vers huit heures et demie, après son dîner qu'il parut
manger avec son appétit ordinaire, le procureur, selon son
habitude, alla paisiblement fumer un cigare au fumoir-
billarc}, tout en lisant les journaux.
Il parla à plusieurs domestiques, et il établit d'une façon
rigoureusement évidente qu'il se trouvait dans son état
le plus normal.
Cependant, il se disait :
— Je ne suis pas entré dans la chambre de toute la
journée... N'a-t-dn pas pu le remarquer ?... Oui, sans
doute... Il faut qu'on me voie et qu'on m'entende !... Il le
faut !... Allons !... Marche !... Encore ce petit effort, et ce
sera fini !...
Il ruisselait de sueur.
L a pensée de voir ses victimes, de parler de sang-froid
à cet homme qui allait être assassiné, de s'apitoyer sur
cette femme à laquelle il allait lui-même verser le poison,
cette idée lui était insupportable...
Il le fallait pourtant !...
11 se dirigea vers la chambre de sa femme...
80 MARIE-ROSE

Dans le couloir, il rencontra deux domestiques.


•— Vous direz à Jean qu'il allume du feu chez moi, dit-il.
Je veux me coucher de bonne heure... Le temps de m'en-
quêter auprès du docteur de la santé de Madame...
Les deux domestiques se précipitèrent, et Lemercier
frappa à la porte de la chambre de sa femme.

La minute qui suivit fut une des plus terribles assuré-


ment que cet homme ait connues.
A peine fut-il entré qu'il aperçut une femme installée
dans un fauteuil près du lit.
Cette femme, âgée d'une cinquantaine d'années, forte,
vigoureuse, la taille et l'allure de ce qu'on appelle une
femme-gendarme, tricotait paisiblement et ne leva même
pas la tête quand le procureur entra.
Le docteur Montigny s'avança vers lui, souriant, la
main tendue.
Frémissant, mais conservant toutes les apparences du
calme, Lemercier, d'un geste; interrogateur, lui désigna
l'étrangère.
— Ah ! oui ! fit le docteur comme s'il eût oublié. C'est
l'excellente M> e Gertrude...
— M m e Gertrude ? balbutia le procureur avec une
sourde inquiétude.
— La meilleure garde-malade que je connaisse !
Le docteur se mit à rire.
—- Ce que vous m'avez dit touchant les convenances
m'a frappé... Alors, j'ai envoyé chercher cette bonne
Gertrude...
— Ah !... Et elle va... passer... la nuit ici ?...
— Cette nuit... et la suivante... et toutes les nuits
jusqu'à la guérison complète.
Le procureur demeurait hébété... Tout son plan si
laborieusement échafaudé s'écroulait d'un coup.
—• Mais, docteur, murmura enfin Lemercier, pour-f
quoi... puisque vous êtes là... en permanence ?...
— Pourquoi ? D'abord pour prendre un peu de repos
Et ensuite... figurez-vous... je viens de me découvrir un
peu de neurasthénie... Ne riez pas : la nuit dernière, j'ai eu
des hallucinations... des folies, enfin... J'ai cru voir
entrer un homme armé d'un poignard qui se penchait
LA MIGNON DU NORD 81
sur moi... Est-ce assez fou ? La présence de Gertrude
suffira pour écarter... toute hallucination nouvelle.
Le procureur se mit à rire du bout des dents.
Mais ce rire était effrayanL.
Et déjà Lemercier combinait dans sa tête la possibilité
d'entrer brusquement, à l'improviste, dans la chambre et
d'assommer la garde-malade, tandis que Jean Lannoy
ferait le reste...
Mais le docteur, à ce moment, marchait à la porte, et
de sa voix tranquille, sans ironie, il ajoutait :
— Figurez-vous, mon cher ami, que la présence de
M m e Gertrude ne m'a pas paru suffisante, tant l'hallucina-
tion a été précise... C'est bête ; mais j'ai eu peur !... Alors...
pour compléter fia précaution, je me suis permis de faire
venir aujourd'hui un serrurier... et... voyez...
Du bout du doigt, comme en se jouant, Montigny faisait
aller et venir un énorme verrou.
—• Il faudra, acheva-t-il, que le fantôme y mette vrai-
ment de la bonne volonté pour nous surprendre à présent 1.
Au surplus, si tout cela vous gêne, il y a un moyen bien
simple d'en finir : c'est de transporter immédiatement
jyjme , j e Champlieu dans une maison de santé...
Atterré, mais toujours maître de lui, Lemercier, gri-
maça un sourire de damné.
— Non, non, dit-il, ce que vous faites est bien... je vous
ai trop de reconnaissance de votre dévouement pour
m'étonner de ces précautions... qui, en un autre moment...
pourraient me sembler... étranges... Bonsoir, docteur.,
dormez bien et n'ayez pas d'hallucinations...
Il sortit brusquement, sans regarder la malade qui,
plongée dans un assoupissement comateux, n'avait pas
conscience de ce qui se passait autour d'elle...
Le docteur demeura pensif.
— Ce qui est de la folie, murmura-t-il, ce qui est de
l'hallucination, c'est de supposer... c'est d'avoir de ces
soupçons insensés... mais enfin, comme dit l'autre, la
défiance est mère de la sûreté...
Quant à Lemercier, il rentra dans son cabinet et tomba,
presque évanoui, dans un fauteuil.
Il était réduit à l'impuissance !
Il n'avait plus qu'à attendre les événements...
Et si ces événements surgissaient tels qu'il les prévoyait,
c'était le suicide !..
82 MARIE-ROSE

LES ASSISES

Lemercier avait raison de trembler. A partir de ce jour,


en effet, Hélène marcha rapidement vers la guérison. Le
mal, enrayé net, demeura d'abord sLationnairc, puis
rétrograda. Au bout d'un mois, M m e de Ghamplieu put se
lever ; elle aurait pu sortir et se livrer à toutes les occu-
pations de la vie normale.
Mais, par suite d'un phénomène qui, sans effrayer le
docteur, ne l'en étonna pas moins, l'intelligence de la
pauvre femme paraissait avoir subi une profonde atteinte.
Sans aucun doute ce phénomène physiologique s'était
accompli pendant la période où les potions ne lui furent
pas administrées.
Ce n'est pas à dire qu'elle fût ïolle. Rien dans ses atti-
tudes ou dans son regard ne pouvait laisser supposer une
aussi affreuse solution. Le regard était triste, mais clair ;
les attitudes, naturelles.
Seulement, sur certains points, la mémoire paraissait
abolie.
A la fin de janvier, le docteur Montigny quitta enfin
l'hôtel de la rue Royale.
Rien d'anormal ne s'y était passé depuis la nuit où il
avait cru voir le procureur entrer dans la chambre, un cou-
teau à la main. Il finit par ne plus penser à cet incident
et jugea ridicules les précautions qu'il avait cru devoir
prendre.
Tous les matins, cependant, il passait à l'hôtel et cons-
tatait la marche rapide de la guérison.
Hélène parlait fort peu. Les quelques paroles qui lui
échappaient, elle les prononçait difficilement. Il n'y avait
pas paralysie de la langue, mais il y avait sûrement aboli-
tion partielle de la mémoire.
A cette époque, le procureur Lemercier ayant constaté
qu'il n'y avait rien à redouter du côté de sa femme, pour
le moment, du^moins, alla reprendre son poste à Douai.
Hélène demeura seule dans l'antique hôtel.
LA MIGNON DU NORD 83

C'est sans étonnement qu'elle constata les divers chan-


gements qui s'étaient faits dans la maison, tels que le
renouvellement de toute la domesticité. Ou plutôt, elle n'y
prêta aucune attention.
Sa mémoire ne lui représentait que certains aspects de
sa vie passée. Il y avait pour ainsi dire, paralysie partielle
du souvenir.
Des jours et des semaines se passèrent.
Aucun changement ne se produisait dans l'état de
M me de Champlieu.

Le 14 mars, les journaux de Lille publièrent l'infor-


mation suivante :
« C'est demain que passe aux assises de Douai ce jeune
, « peintre dont nous avons raconté en son temps la triste
« aventure.
« Rappelons brièvement les faits : Dans la nuit du
« 25 décembre dernier, M. Lemercier de Champlieu, le pro-
« cureur de la République, après une fête donnée en son
« hôtel de la rue Royale, s'apppêtait à se coucher, lorsqu'il
« crut entendre un bruit de vitres brisées dans la salle à
« manger. Supposant une maladresse de quelque domes-
« tique, il s'y rendit aussitôt, et se trouva en présence d'un
« cambrioleur armé d'un revolver et de quelques pinces
« avec lesquelles il allait fracturer l'argentier où se trouve
« renfermée une collection de vieilles vaisselles d'argent et
« d'or d'une inestimable valeur. On cite notamment une
« aiguière qui à elle seule vaut une centaine de mille
« francs et que les experts d'art font remonter à l'époque
« de Bcnvenuto Cellini.
« M. Lemercier de Champlieu, qui est très vigoureux, se
« précipita sur le voleur, bien qu'il n'eût aucune arme et
« que l'inconnu, au contraire, le menaçât d'un revolver. Il
« l'entraîna dans son cabinet, l'y enferma, envoya cher-
« cher des agents, et bientôt on emmenait le cambrioleur
« qui, frappé de stupeur, n'opposait aucune résistance.
« Jusqu'ici, l'affaire est assez banale. Voici où elle prend
« un intérêt exceptionnel : ce voleur, ce cambrioleur, n'est
« autre que M. Pierre Latour, le même qui a eu récemment
« la médaille d'or au Salon et à qui notre municipalité a
« fait, il y a quelques années, d'importantes commandes.
« On avait espéré d'abord qu'on se trouvait en présence
« d'un cas de kleptomanie, et il faut dire que la victime,
84 MARIE-ROSE

« M. Lemercier de Ghamplieu, avec un tact dont on ne


« saurait tr6"p le louer, a tout lait pour étouffer cette sin-
« gulière et pénible affaire.
« Malheureusement, les aveux complets et circonstanciés
« de l'accusé ne laissent aucun doute sur sa culpabilité. Il
« s'agit bel et bien d'un vol à main armée tenté la nuit
« dans un lieu habité, avec effraction.
« Pierre Latour a même avoué que, s'il avait pu garder
« sa présence d'esprit, il aurait fait feu. Et on frémit en
« songeant aux malheurs qui eussent pu attrister notre
o ville. Heureusement, il n'en était qu'à son premier vol,
« et le cœur lui a manqué. Nous voulons espérer que les
« jurés lui tiendront compte de cette circonstance atté-
« nuante.
« Quant aux motifs invoqués par le voleur, c'est, hélas !
« l'éternelle histoire de ceux qui dépensent plus qu'ils ne
« gagnent ! Pierre Latour, qui gagnait bon an mal an
« trente mille francs, en dépensait le double. Il s'est trouvé
« acculé. Le jeu l'a tenté. Il a perdu. Alors, la pensée du
« vol s'est présentée à lui. On sait le reste...
« C'est cette affaire qui viendra demain aux assises de
« Douai et qui attirera une véritable foule sélect venue de
« Lille, de Valenciennes, de Cambrai et des environs. En
« effet, non seulement le nom du voleur est bien connu
« dans la région, mais encore la victime est une de nos
« plus hautes personnalités. Il en résulte que M. le prési-
« dent Clary de Sainte-Foi est assailli de demandes.
« C'est M. le substitut Picard qui occupera le siège du
e ministère public.
« L'accusé ayant refusé de choisir un avocat, la tâche
« délicate de^sa défense a été confiée d'office à M e Legay,
« une de nos futures célébrités, qui va, dit-on, faire un
« début retentissant.
« Il va sans dire que nous donnerons un compte rendu
« détaillé de cette affaire sensationnelle qui passionne Lille
a et toute la région du Nord. Dès que le verdict nous aura
e été télégraphié par notre sympathique rédacteur judi-
« ciaire, qui est parti dès ce matin pour Douai, nous le
« publierons dans une édition spéciale. » r
Le jour où les feuilles de Lille publièrent l'information
qu'on vient de lire, pas un journal ne pénétra dans l'hôtel
de la rue Royale. Le procureur avait, depuis deux jours,
écrit à Jean Lannoy, demeuré en surveillance à Lille, des
ordres formels à cet égard,
LA MIGNON DU NORD 85
Vers trois heures de l'après-midi, Hélène reçut une
visite : non seulement le docteur Montigny autorisait les
visites, mais encore il les recommandait, à condition
qu'elles fussent brèves.
La visite se passa comme toutes celles que recevait la
malheureuse jeune femme.
C'est-à-dire que la visiteuse demeura dix minutes assise
dans un fauteuil, causa chiffons et dentelles sans que la
malade parût seulement la reconnaître, puis elle se retira...
Seulement, en s'en allant, elle laissa tomber sur le'tapis,
aux pieds d'Hélène, un numéro de journal...
Cette visiteuse, c'était la comtesse Fanny !...

Lorsqu'elle se retrouva seule, Hélène de Champlieu


aperçut ce journal qui traînait à ses pieds. Elle le ramassa,
et machinalement se mit à le lire, comme elle lisait d'habi-
tude, c'est-à-dire sans prêter aucun intérêt aux articles ou
aux nouvelles qu'elle parcourait...
Ce fut ainsi qu'elle en arriva à lire l'information qui
concernait l'infortuné Pierre Latour.
Lorsqu'elle eut fini la dernière ligne, elle s'arrêta, pen-
sive, et mit sa tête dans ses deux mains.
— Pierre Latour !... murmura-t-elle en elle-même, car
ses lèvres étaient inaptes à reproduire sa pensée, il me
semble que je connais ce nom ?... Pierre Latour !... Pierre 1
Voyons... j'ai entendu parler de ce jeune homme.
Elle reprit son journal, qu'elle avait posé sur ses genoux,
et recommença la lecture qu'elle venait de faire.
Cette fois, il y eut dans son esprit ce qu'on pourrait
appeler des tressaillements avant-coureurs, pareils aux
tressaillements des secousses volcaniques dont parlait le
docteur.
— Oui, continua-t-elle, je l'ai connu !... Je le connais !...
Mais d'où vient que je m'intéresse tant à lui ?... Qui est-il?...
Et pourquoi suis-je triste de savoir qu'il va être jugé ?...
'Elle eut un éclat de rire nerveux et rejeta le journal.
— Qu'est-ce que cela peut me faire, au bout du compte ?
•Cet homme n'est pas des miens... ce n'est ni mon frère...
ni mon ami... ni... mon...
A mesure qu'elle parlait, ou plutôt, qu'elle pensait ainsi,
elle se soulevait, se redressai!, ses yeux s'agrandissaient,
son visage se Lirait... Un prodigieux effort s'accomplissait
en elle...
86 MARIE-ROSE

•— Ni... quoi ?... voyons ?... que voulais-je dire ?... oh I...
j ' y suis !... Je voulais dire... ni... mon fiancé !...
Ce dernier mot jaillit pour ainsi dire de son cerveau,
avec une violence inouïe.
Elle tomba, livide, sur son fauteuil. Un tremblement
furieux l'agitait des pieds à la tête.
— Mon fiancé!... répéta-t-elle. Pierre! Mon fiancé!..,
Et elle redisait ces mots comme si clic eût craint que la
pensée qu'elle essayait d'étreindre ne lui échappât.
Tout à coup, elle bondit, se releva, passa les deux mains
sur son front.
— Mon fiancé ?... Oh ! mais... je vais donc me marier ?..„
Où est mon père ?... Me marier ?... moi ?... Ah !...
'Un cri déchirant expira dans sa gorge, et elle l'étouffa
en tamponnant sa bouche avec son mouchoir.
•—/Mon père ?... Mort ! Mort !... Mariée ?... Mais je le
suis !... Mon mari s'appelle... Lemercier !... Je suis
mariée !... Oh ! que m'est-il arrivé ? Que m'arrive-t-il ?...
Est-ce que j'ai été folle ? Est-ce que je le deviens ?...
Pierre! Pierre!... Mon ami!... Mon fiancé!...
A ce moment, quelque chose comme un large éclair
déchira les ténèbres qui s'étaient épaissies sur ce cerveau.
D'une main fébrile, elle saisit de nouveau le journal, par-
courut avidement l'information judiciaire, et, avec un ter-
rible sanglot, s'abattit, sans connaissance !...
Cette fois, elle se rappelait !...

Lorsque la femme de chambre entra chez M m e de Cham-


plieu, elle la trouva assise comme d'habitude dans sa
chaise longue, auprès du feu.
Rien d'anormal ne paraissait s'être accompli en elle.
Elle gardait toujours son même mutisme effrayant. Et
lorsque la femme de chambre, en allant et venant, la regar-
dait, elle fermait les yeux.
Seulement, lorsqu'elle les rouvrait, il y avait dans ses
yeux quelque chose qui n'y était pas deux heures aupara-
vant : une tristesse morne, un désespoir infini... La tris-
tesse, le désespoir, c'était l'intelligence !. c'était la
mémoire !...
Peut-être pas toute la mémoire encore...
Mais, du moins en ce qui concernait Pierre Latour, la
malheureuse jeune femme avait reconstitué tout le
drame !...
LA MIGNON DU NORD 87
La soirée s'acheva. Hélène se surveilla étroitement pour
qu'il ne lui échappât pas un geste, pas un regard qui pût
indiquer le bouleversement qui venait de se produire en
elle.
A huit heures du soir, comme d'habitude, et selon la
recommandation du médecin, on la coucha ; elle se laissa
faire avec son extraordinaire docilité ; puis on éteignit
la lampe ; la chambre ne fut plus éclairée que par la
veilleuse.
A dix heures et demie, tout dormait ; tout était fermé...
Alors, avec des précautions infinies, elle se leva et
s'habilla de ses vêtements de ville, une toilette sobre de
couleurs et de lignes, comme elle avait coutume de les
porter.
Lorsqu'elle eut posé son chapeau sur sa tête et ganté ses
mains par une machinale habitude, lorsqu'elle se trouva
prête, elle eut une soudaine défaillance de la mémoire.
( — Mais je vais donc en visite ?... murmura-t-eile. A
cette heure ?... Pourquoi me suis-jc habillée ?... Oh ! oui,
oui!... Pierre! Les assises! Douai!... Je veux aller à
Douai ! Je veux le sauver !... Je le sauverai !...

Les journaux n'avaient pas exagéré, en qualifiant de


sensationnelle la cause qui se jugeait ce matin-là aux
assises de Douai. La salle élait bondée d'un public élégant
venu un peu de partout. Toute la presse régionale était à
son banc, se serrant pour faire plaee aux envoyés spéciaux
des feuilles parisiennes.
La cour fit son entrée ; puis, après les opérations prélimi-
naires de la constitution du jury, prit définitivement place
aux trois sièges derrière lesquels un certain nombre de
notabilités purent se caser tant bien que mal.
M. Lemercier avait obtenu de ne pas comparaître en
qualité de témoin. Il avait écrit et signé sa déposition, ce
qui pouvait suffire à la rigueur. Et chacun s'accordait à
louer le tact du procureur absent...
Absent ?... En cherchant bien, peut-être l'eût-on trouvé
au dernier rang des invités de marque placés derrière la
cour... Oui ! il était là, cachant son visage dans son mou-
choir... fixant un regard ardent sur la petite porte par où
Pierre Latour devait entrer et s'asseoir au banc des
accusés entre deux gendarmes...
On introduisit l'accusé.
88 MARIE-ROSE

Le président donna la parole à l'accusateur, M. le subs-


titut Picard, tandis que le jeune avocat d'office pâlissait de
terreur à la pensée de défendre un accusé qui ne voulait
pas être défendu...
A ce moment se produisit l'incident d'audience qui fut
relaté par tous les journaux de l'époque.
Le substitut venait de se lever ; il étalait sous ses yeux
les feuilles du réquisitoire qu'avait écrit le procureur
Lemercier, et, retroussant sa manche, d'un geste à la fois
élégant et majestueux, il allait commencer l'attaque, lors-
qu'un huissier entra tout à coup, se dirigea vers le prési-
dent et lui remit une lettre...
M. Clary la décacheta avec une sage lenteur.
Le substitut, qui déjà ouvrait la bouche, retint le
solennel « Messieurs les jurés » qu'il s'apprêtait à lancer.
Un profond silence régna dans le public.
Le président, cependant, fit un geste de surprise et
déclara qi^un témoin qui ne se nommait pas demandait à
être entendu !...
A cette minute, une sorte de gémissement se fit entendre
parmi les invités qui se trouvaient derrière les trois sièges,
mais dans les murmures de curiosité qui s'élevèrent, nul
n'y fit attention.
Déjà l'avocat, M e Legay, réclamait l'audition de ce
témoin, flairant une aubaine, tout au moins un incident
qui lui permettrait d'étayer sa plaidoirie. Le président,
sans quitter l'audience, conféra avec ses assesseurs, et
bientôt, ordonna l'introduction du témoin.
La porte s'ouvrit.
Et une sorte de frisson parcourut alors l'assemblée,
depuis le public jusqu'aux jurés. Ce témoin, c'était une
femme. Et cette femme c'était M m e Lemercier de Cham-
plieu !... Tous la reconnurent !...
Pierre Latour s'écroula sur son banc, «devint livide.
— La malheureuse ! Elle vient me sauver ! Et se
perdre !...
Derrière le président, ce même gémissement que tout à
l'heure éclata, mais cette fois, chacun put l'entendre 1 Et
chacun put voir le procureur, décomposé, hagard, agité
d'un tremblement convulsif se lever, se reculer à mesure
que sa femme avançait... Et il alla s'effondrer sur une
chaise, à demi évanoui, en balbutiant :
—• Je suis perdu !,..
I A MIGNON DU NORD 89
Hélène s'était avancée jusqu'à la barre des témoins,
contre laquelle elle s'appuya. Elle était très pâle. Elle
tremblait. A diverses reprises, elle pressa son front dans
sa main.
Vit-elle Pierre Latour ? Ce n'est pas probable.
Le jeune homme dardait sur elle un regard insensé...
a Que va-t-elle dire !... Et que vais-je répondre ?... »
— Madame, dit alors le président, vous avez demandé à
être entendue comme témoin. La cour a fait droit à votre
demande... Mais je vois que vous êtes émue, madame...
Veuillez vous remettre... Madame Lemercier de Cham-
phéu, l'épouse de l'éloquent et digne procureur de la Répu-
blique, peut se considérer ici au centre de toutes les sym-
pathies et de toutes les estimes...
Ces paroles provoquèrent un murmure d'applaudisse-
ments discrets...
•—• Madame, reprit alors le président, veuillez lever la
main droite et jurer de dire la vérité, rien que la vérité...
Je me dispense des coutumieres recommandations : c'est
un témoin entièrement digne de foi qui est à cette barre...
A l'étonnement général, la main 'd'Hélène ne se leva
pas...
Là-bas, tout au fond, le procureur, pareil à un spectre,
la considérait avec une terreur voisine de la folie...
— Eh bien! madame? insista le président. J'attends,
pour vous interroger, que vous ayez accompli l'indispen-
sable formalité...
Même immobilité d'Hélène !...
Elle haletait maintenant !...
Son sein oppressé se soulevait... Dans un geste vague,
soudain, son bras se leva, et elle balbutia quelques con-
fuses paroles.
Le président, qui croyait simplement à une émotion
inexplicable mais violente, s'empressa de tenir le geste et
les paroles pour valables.
Il reprit alors :
— Veuillez, madame, dire à messieurs les jurés ce que
vous savez...
Hélène ouvrit la bouche pour parler... et elle ne laissa
échapper qu'une sorte de son guttural comme en ont les
muets '. . Que se passait-il en elle ?...
Un éclair d'espoir, à ce moment, passa sur le visage du
procureur Lemercier...
90 MARIE-ROSE

Cependant, l'assistance, étonnée, demeurait haletante,


pressentant confusément un drame abominable...
Ce qui se passait chez la malheureuse ?...,
Il se passait qu'à cet instant suprême, la mémoire
s'enfuyait de nouveau !...
Où était-elle ? Que faisait-elle là ? Que devait-elle dire ?
Qui étaient ces gens rassemblés et qui la regardaient ?
Elle ne savait pas !... Elle ne savait plus !...
Seulement, elle éprouvait au cœur une poignante dou-
leur !
Elle sentait qu'il fallait qu'elle parlât !...
Pourquoi ? Pour qui ?...
Elle ne savait plus !
— Madame, reprit le président, d'une voix où perçait du
mécontentement, une dernière fois, je vous prie de dire ce
que vous savez. Vous avez demandé à être entendue t...
Eh bien !... Parlez !...
Hélène presse son front dans ses deux mains.
Le même son guttural que tout à l'heure jaillit de ses
lèvres...
Oh ! parler ! Oui ! parler ! Il le fallait !... Et... elle ne
pouvait pas !.. Les mots lui échappaient !... Elle n'arrivait
même pas à faire comprendre qu'elle avait quelque chose
à dire !... C'était atroce !...
Le président fit un geste découragé, se pencha vers les
assesseurs... Lemercier lentement, s'était levé...
Rapidement, il avait écrit quelques mots au crayon sur
sa carte qu'il faisait passer au président...
Hélène se tordait les mains...
Maintenant, elle sanglotait.».
Puis, brusquement, elle éclata de rire !...
Et ce fut à ce moment que le président lut sur la carte
du procureur ces mots, tracés d'une écriture tremblante :
« Depuis la scène du vol, M m 0 Lemercier a éprouvé une
« commotion cérébrale... Elle ne peut rien dire !... Plai-
e gnez-la... et plaignez-moi !... »
Le président hocha la tête et fit lire la carte aux asses-
seurs...
—• Madame, dit-il doucement à Hélène, vous pouvez
vous retirer...
Un murmure se déchaînait à ce moment dans l'audi-
toire : l'accusé Pierre Latour, venait de s'évanouir î
LA. MIGNON DU NORD ôl
En même temps, Lemercier s'approchait de sa femme,
vacillant, une terrible angoisse à l'âme...
« Si elle me reconnaît, je suis perdu !... »
Non !... Elle ne le reconnut pas !... L'infortunée, main-
tenant, continuait à rire... Puis, parfois, elle essayait à
nouveau de chercher, de trouver, de bégayer un mot !...
un seul !...
-— Venez, madame, venez, murmura le procureur.
Et il prit le b'-as d'Hélène.
Elle résistait !... Les dernières lueurs de sa raison prête
à s'éteindre se ravivaient...
v
Elle voulait parler !...
•— Venez ! reprit sourdement le procureur. Venez !... Je
vais vous conduire auprès de votre fille... auprès de
Marie-Rose !...
Une secousse électrique galvanisa la malheureuse.
Et, cette fois, elle se laissa entraîner. Le procureur la
soutenait... Et dans la loule qui s'écartait avec respect, il
n'était personne qui ne plaignît cet homme si pâle et si
triste !...
Car l'histoire de M m e Lemercier s'était aussitôt
répandue, et maintenant on savait la vérité...
En venant aux assises, elle avait obéi à une impulsion
de la folie !...

Lorsque Pierre Latour revint a lui, dans la chambre des


témoins où on l'avait transporté, son premier mot, tout
instinctif, fut pour demander ce qu'était devenue « la
dame ».
— M m e de Champlieu ? Elle est partie au bras de son
mari...
Pierre Latour eut un sourire effrayant : elle était
sauvée !... il était perdu 1...
Il fut ramené dans la salle d'audience. Le substitut pro-
nonça un réquisitoire qu'on s'accorda à qualifier de magis-
tral. L'avocat se contenta d'implorer la pitié des jurés...
— Vous n'avez rien à ajouter pour votre défense ?
demanda le président.
Pierre secoua la tête.
C'était fini !...
Le jury se retira, discuta cinq minutes et revint, appor
tant un verdict de culpabilité. A l'unanimité, Pierre
Latour était déclaré convaincu d'une tentative de vol,
92 MARIE-KOSE

avec effraction, la nuit, dans une maison habitée, et à


main armée...
Dix minutes plus tard, le malheureux était entraîné par
les gendarmes, et la foule s'écoulait, commentant ce qu'on
appelait le curieux incident de folie de M m e de Champlieu,
et n'accordant en somme qu'une faible part de ses com-
mentaires à la condamnation qui venait de frapper
l'accusé...
Cette condamnation était terrible...
Pierre Latour était condamné à quinze ans de travaux
forcés !...

XI
DE QUATRE HEURES VINGT-SIX
A QUATRE HEURES CINQUANTE-HUIT

•— Allons retrouver votre fille ! avait murmuré le pro-


cureur. / '
Et il avait noté l'impression extraordinaire que ces mots
avaient produite sur la jeune femme.
Une fois hors du Palais de Justice, il remarqua de même
'qu'Hélène le suivait avec une docilité passive. Elle trem-
blait de tous ses membres, et, parfois, une secousse plus
violente l'agitait. Mais elle marchait, pareille à un auto-
mate.
Il était trois heures et demie.
Lemercier, tenant sa femme étroitement serrée contre
lui par le bras, se dirigea vers la gare. Il réfléchissait
profondément à sa situation.
Il venait d'éprouver coup sur coup ce que les joueurs
appellent la « déveine » et la « veine ».
Par une fatalité qui l'avait presque acculé au suicide, le
coup qu'il avait préparé avec Jean Lannoy avait avorté :
grâce aux incroyables précautions du docteur Montigny,
Jean Lannoy n'avait pu pénétrer dans la chambre
d'Hélène et accomplir sa sinistre besogne.
Ce soir-là, le procureur avait manipulé pendant deux
heures son revolver. Et s'il n'avait pas appuyé le canon
sur sa tempe, s'il n'avait pas pressé la détente, c'est qu'il
avait peur de la mort.
Ï A MIGNON D U NORD 93

Non pas qu'il redoutât la sentence d'un juge hypothé-


tique ! L'invention du Dieu vengeur, qui faisait très bien
dans ses réquisitoires, le laissait très froid. Mais la mort,
c'était la disparition, le renoncement à toutes les jouis-
sances entrevues, la fin de ce rêve dont il poursuivait
âprement la réalisation.
Dans la journée qui venait de s'écouler, Lemercier avait,
au contraire, éprouvé la chance dans ce qu'elle a de plus
inouï : la soudaine apparition d'Hélène aux assises de
Douai lui avait brusquement donné le vertige d'un abîme
s'ouvrant sous ses pieds. Pendant quelques minuLes, il
avait ressenti une de ces effroyables émotions comme doit
les ressentir le condamné à mort à l'instant où il voit luire
le couperet de la guillotine. Et voilà que le hasard le ser-
vait d'une façon pour ainsi dire miraculeuse. Hélène, dans
un retour agressif de son mal, provoqué sans doute par
l'émotion même de sa démarche aux assises, demeurait
impuissante !...
Et cette démarche, qui devait le perdre, le sauvait !...
Car, aux yeux de tous, maintenant, Hélène était folle !...
Oui !... Mais dans six mois, dans un an, lorsqu'elle serait
entièrement remise, est-ce qu'elle ne parlerait pas alors ?...
Est-ce qu'elle ne réclamerait pas sa fille ?... Est-ce qu'elle
ne crierait pas l'innocence de Pierre Latour ?... Ce serait
donc toujours à recommencer ! Il lui faudrait donc vivre
sous cette perpétuelle menace !...
— Il faut qu'elle meure avant qu'elle puisse parler !..,
Telle fut la conclusion de Lemercier au moment où il
arrivait à la gare de Douai.
Il était quatre heures.
L'express passait à quatre heures vingt-cinq, pour
repartir aussitôt.
Dans le cabinet du chef de gare, où, par déférence pour
le procureur et par naturelle compassion pour sa jeune
femme, on venait de les laisser seuls, Lemercier tourna un
regard torve sur Hélène, assise dans un fauteuil.
Puis ce regard se fixa sur un train qui partait, dans un
grand bruit de ferraille.
— Ce serait si simple ! murmura-t-il. Le train est lancé
à toute vitesse... Une portière s'ouvre... Une femme tombe
sur la voie... Elle est morte !... Oui, mais qui a ouvert la
^portière ? Qui a poussé la femme ? Celui-là seul qui
l'accompagnait... moi!... Ten-eur et malédiction! Je
retombe donc toujours dans la même impasse !..
94 MARIE-ROSE

Tout à coup, un sourire détendit ses lèvres crispées...


•— Mais non !... C'est la femme elle-même qui a ouvert la
portière !... Elle a profité d'une seconde d'inattention de
son mari pour se précipiter !... Car elle est folle ! Tout le
monde le sait !... Et tout le monde va constater qu'elle
est dans un étal d'exaltation dangereuse au moment où
elle monte dans le train !...
Il eut un rauque soupir...
Il sentait que ce n'était pas encore « cela », qu'il man-
quait quelque chose à son plan.
Ce sourire que nous avons signalé devint alors plus aigu.
— Et si cela étail vrai ? rugit-il au fond de lui-même. Si
vraiment elle ouvrait elle-même la portière ? Si elle se
jetait sans que je la pousse ?... Que faudrait-il pour
cela ?... Exaspérer ses nerfs, la pousser un peu, si peu
maintenant !... Elle est au bord de la folie... quelques
adroites paroles peuvent l'y précipiter et déchaîner la
crise... pendant que le train est^en marche !... Il faudrait
un témoin,.. Il faudrait quelqu'un dans le compartiment,
qui certifie que M m e de Champiieu s'est suicidée clans un
accès de folie'...
A ce momcnl, son regard tomba sur un homme qui,
debout sur le quai, semblait attendre le passage d'un train.
— Lui ? gronda le procureur en tressaillant violemment.
Et pourquoi pas ?... Oui !... Voilà le témoin qu'il me^faut !
Témoin muel, impassible ! Témoin dont on dirige la cons-
cience aussi sûrement que ce mécanicien va diriger sa
locomotive !... Je suis sauvé !... A l'œuvre !...
Il se tourna alors vers Hélène, cessant de regarder à
travers la porte vitrée.
La jeune femme semblait maintenant insensible à tout
ce qui se passait autour d'elle.
Son esprit dormait.
Après les secousses qu'elle venait d'éprouver, il se pro-
duisait une de ces détentes qui la laissaient dans une
sorte de prostration.
Elle ne tremblait plus. Il n'y avait plus d'effort en elle.
Le procureur s'assit devant elle, lui prit les deux mains
et les serra fortement.
Elle le regarda avec un doux étonnement et ne sembla
pas le reconnaître. Cette lucidité qui lui avait permis de 9
sortir de chez elle dans la nuit et de se diriger jusqu'à
Douai, avait disparu.
LA MIGNON DU NORD 95
— Hélène, dit tout à coup le procureur, savez-vous ce
qu'est devenue votre fille ?
Aucune flamme d'intelligence ne s'éveilla dans les yeux
de la jeune femme.
-— Votre fille ! reprit le procureur en la secouant rude-
ment, Marie-Rose !... Votre petite Marie-Rose !... Vous
êtes donc une mère sans cœur, puisque vous ne voulez pas
savoir où est votre fille !... Je le sais, moi ! continua-t-il
âprement en constatant que le regard d'Hélène se fixait
sur lui avec plus d'attention. Je sais où est Marie-Rose !...
Entendez-vous ?... Elle pleure ! Elle vous appelle ! Elle est
bien malheureuse ! Et vous, misérable mère, vous ne volez
pas à son secours!... Vous êtes un monstre!... Oh! la
pauvre petite Marie-Rose qui n'a pas de mère !...
Cette lois, Lemercier vit qu'il avait touché juste.
Hélène se trouva violemment ramenée à cet état où il
l'avait vue, lorsque, appuyée à la barre des témoins, elle
luttait pour arriver à rassembler ses idées et à prononcer
quelques mots.
Les yeux de la malheureuse se gonflaient comme
lorsque les larmes ne peuvent pas jaillir. Elle se débattait,
dans un effort de tout son être, contre la paralysie de la
langue et les ténèbres de l'esprit.
— Votre fille ! continua ardemment le procureur.
Voulez-vous que nous allions chercher votre petite Marie-
Rose ?...
Un douloureux ravissement illumina le visage de la
mère.
Et, réussissant enfin à briser les liens de la parole, elle
parvint à murmurer, en joignant les mains :
— Ma fille!...
A ce moment, la porte s'ouvrit... L'express de Lille était
en gare.
Lemercier saisit le bras d'Hélène et l'entraîna vivement
vers un compartiment dont un employé lui tenait la por-
tière ouverte.
D'un rapide regard, il cherchait en même temps
l'homme qu'il avait aperçu tout à l'heure : et il le vit qui se
dirigeait vers la tête du train. Lemercier fit monter
Hélène, pria l'employé de demeurer une minute en sur-
veillance à cette place, et courut derrière l'homme.
Il le rattrapa, lui mit la main sur l'épaule et lui dit :
— Montez donc avec moi... Je voudrais vous dire
deux mots...
96 MARIE-ROSE

L'homme devint très pâle en reconnaissant Lcmercier.


11 eut un instant d'hésitation. Puis, se remettant, il mur-
mura :
— Je vous suis !...
Quelques instants plus tard, Lemercier était installé
dans son compartiment, devant sa femme. Et l'homme
qu'il avait invité à monter avec lui s'asseyait à l'autre
bout, près de la glace.
Cet homme, c'était Jacques Maing.
Le train se mit en marche, et, bientôt, fila à toute
vapeur.
Alors le procureur, de son rapide coup d'oeil habitué
à voir vite et bien, inspecta Jacques Maing. Il était vêtu
avec une élégante rccherclje, et nul n'eût reconnu en lui
le braconnier des bois de Wahignies, le pauvre employé
qui poussait des wagons...
— Il achève ses soixante mille francs, songea le procu-
reur ; il doit être au bout. Vous allez à Lille ? reprit-il tout
haut.
— Oui, monsieur le procureur, répondit Jacques Maing
avec une froideur où il sembla à Lemercier qu'il y avait
comme une sourde menace.
•— Je vous ai prié de prendre place dans mon compar-
timent, parce que...
— Parce que M m e de Champlieu est... malade, je le
sais... J'étais tout à l'heure à l'audience.
— Ah ! fit Lemercier, étourdi... Alors, vous comprenez...
au cas où il arriverait... quelque accident...
— Oui, il vaut mieux être à deux !
— C'est cela !... Vous m'aideriez... Dans une circons-
tance pareille, il fait bon avoir un ami près de soi... et vous
êtes un ami !... Veuillez donc, je vous prie, vous tenir prêt
à m'aider, le cas échéant... J'espère toutefois qu'il n'arri-
vera rien... et cependant, voyez comme elle s'agite...
Mon Dieu ! que je suis donc malheureux !...
En effet, Hélène semblait prise d'une fièvre ardente.
Elle parlait, maintenant ! Elle prononçait avec volubi-
lité des mots confus, que le bourdonnement du train lancé
à toute vitesse empêchait d'entendre... Mais, comme s'il
l'eût comprise, Lemercier lui criait :
— Oui ! Votre fille ! Votre petite Marie-Rose ! Nous
allons la retrouver !...
Avidement, il suivait l'effet produit par ces paroles sur
Hélène. Et un éclair de joie funeste passait dans ses yeux.
LA MIGNON DU NORD 97

Car une excitation plus fébrile, plus violente, s'emparait


de la jeune femme, toutes les fois que le procureur, domi-
nant le tumulte du train, jetait ce nom :
•— Marie-Rose !...
Enfin, la crise qu'il préparait avec un art infernal depuis
sa sortie de l'audience de Douai se déclara, foudroyante.
Hélène, pendant quelques minutes se tordit en un
spasme d'effrayants sanglots.
Le procureur tira sa montre et la consulta ;
•— Quatre heures trente-cinq 1...
Dans une vingtaine de minutes, le train serait en gare
de Lille.
i Alors, il jeta un regard oblique sur Jacques Maing, qui,
à ce moment, faisait le mouvement de se rapprocher de
lui...
Le procureur le contint d'un geste.
— Pas encore ! lui cria-t-il. Je suffis encore à moi tout
seul !
Jacques Maing se rassit à sa place.
Le procureur se pencha sur Hélène, qui, à cet instant,
se levait en criant :
— Ma fille !... Je veux ma fille !..„
Il la maintint, haletante, pantelante...
— Croyez-vous que je suis assez malheureux ! cria-t-il à
Jacques Maing, qui eut alors un étrange sourire.
Mais, en même temps, le procureur s'était appuyé à la
tige qui, de l'intérieur, permettait d'ouvrir la portière. Et,
tout en paraissant occupé uniquement à contenir sa
femme, il retenait la portière encore fermée en tirant sur
la bande d'étoffe qui sert à relever ou à baisser la glace.
Le train était à toute vitesse.
Rapidement, avec la suprême lucidité qui précède les
actes définitifs, il fit son plan :
Il se renverserait sur le coussin, comme si Hélène eût
été un instant plus forte que lui. Alors, sans doute, Jacques
Maing se lèverait pour lui prêter secours. Il lâcherait
Hélène, qui, debout contre la portière, s'y appuierait fata-
lement, et elle tomberait sur la voie, tuée net, sans aucun
doute !... Alors, il s'écrierait :
— Oh! la malheureuse ! Elle a ouvert la portière !,..
Et il se précipiterait sur le bouton de la sonnette
d'alarme... /

4
98 MABIE-ROSE

— C'est le moment ! se dit Lemercier avec une effroyable


palpitation de cœur.
En même temps, il saisit Hélène par les deux bras, et, se
renversant en arrière, l'attira à lui 1...
Hélène se trouva debout !...
Il allait la lâcher !...
A cette seconde, le train jeta dans l'espace deux coups
de sifflet stridents et ralentit sa marche si brusquement
que la secousse remit Hélène à sa place ; du même coup,
le procureur se trouva debout.
Le train venait de stopper !...
Le coup était manqué !...
Livide de rage, Lemercier eut pourtant la présence
d'esprit de refermer rapidement la portière et de baisser la
glace en s'écriant :
— Que se passe-t-il ?...
Jacques Maing, de son côté, se penchait à sa portière...
Et il devint affreusement pâle...
Il se passait tout simplement que le train venait de
s'arrêter au passage de Wahignies parce que la garde ne
faisait pas le signe que la voie était libre 1...
Et si la garde ne faisait pas ce signe, c'est qu'elle n'était
pas là !... Il n'y avait personne à la barrière t...
— Un malheur est arrivé à ma mère ! gronda Jacques
Maing, qui, en même temps, sauta sur la voie et se pré-
cipita dans la maisonnette.
Le conducteur du train y était déjà !...
Au milieu de la pièce, Annette Maing, la garde, était
étendue sans vie !...
Quelques instants plus tard, le train reprenait sa
marche. Lemercier se retrouvait seul dans le comparti-
ment avec Hélène. Une fureur atroce bouleversait le pro-
cureur. Les yeux exorbités, les lèvres blanches, il se pencha
sur Hélène avec la tentation d'en finir coûte que coûte,
de lui planter ses dix doigts dans la gorge !... \
Mais, à cet instant, un sourire infernal se joua sur ses
lèvres comme un éclair...
Hélène ne donnait plus signe de vie !...
Évanouie ?...
Non I... Non !... Ces yeux entr'ouverts et légèrement
vitreux, ce nez qui se pinçait, ces narines d'une blancheur
de cire, ce bras qu'il soulevait et qui retombait avec une
sorte de raideur... non ! ce n'étaient pas là les signes d'une
simple syncope !..,
LA MIGNON DU NORD 99
— Oh ! rugit le procureur. Si cela était ! Oh ! une glace !
avoir une glace !...
Hagard, il chercha autour de lui. Il ne trouvait rien !...
— La montre ! gronda-t-il. Le verre de montre !...
Il approcha la montre, du côté du verre, sur la bouche
d'Hélène et l'y maintint quelques secondes ; puis, vive-
ment, l'examinant au reflet du jour, il tressaillit d'une joie
puissante, folle, terrible... Le verre n'était pas terni !...
Alors, il défit le corsage, colla son oreille sur le sein...
Rien ! Pas un battement !...
Il déganta fébrilement une main d'Hélène : les doigts
étaient glacés et déjà se raidissaient...
Alors, le procureur Lemcrcicr se laissa retomber sur
les coussins avec un effroyable soupir, et murmura :
— Mortel...
Succombant sans doute aux commotions successives
qu'elle avait éprouvées depuis la veille, Hélène était
morte !... Morte sans crime !... Car qui donc oserait
imputer à crime les paroles du procureur parlant à la jeune
femme de leur petite fille qu'ils aimaient tant tous les
deux !...
Morte de mort naturelle ! Triste fin, soit î Mais pas de
crime! Il était riche et tranquille!... Tout était fini!
L'amant était en route pour le bagne ! La fille de l'adultère
ne reviendrait jamais en France ! Et la femme, morte !...
Le train siffla, stoppa, s'arrêta en gare de Lille...

XII

LE CAVEAU FUNÉEAIR8

Un des premiers accourus à l'hôtel de la rue Royale fut •


le docteur Montigny. Le matin, il s'était présenté pour son
ordinaire visite et avait trouvé l'hôtel en révolution :
Madame avait disparu ! On avait trouvé la porte ouverte.
On avait constaté l'absence de Madame.
Il apprit en même temps la singulière démarche
d'Hélène aux assises de Douai, son attitude, le retour du
procureur et la fin étrange de la malheureuse jeune femme,
100 MÂBÏJE-ROSE

Il courut d'abord à l'hôtel, où le procureur en larmes


lui raconta l a terrible journée, depuis l'apparition d'Hélène
à l'audience j u s q u ' a u x circonstances du v o y a g e : la
crise terrible qui s'était déclarée, l'arrêt du train au
moment où il avait toutes les peines à contenir la malade,
puis, tout à coup, il l ' a v a i t vue s'affaisser sur les cous-
sins... elle était morte !...
Le docteur avait écouté le récit avec une attention sou-
tenue. Il trouvait seulement que, pour un homme si évi-
demment frappé de douleur, Lemercier avait accumulé les
détails avec un sang-froid vraiment merveilleux.
— Docteur, dit Lemercier en terminant, j'ai maintenant
un triste service à réclamer de vous... Ma pauvre Hélène !...
mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur !...
Le procureur, après quelques minutes pendant lesquelles
il parvint à" se rendre maître de ses sanglots, reprit :
—• Écoutez, docteur, j'ai peur qu'on n'abîme cette
pauvre enfant... Quand je pense que, si belle, elle va être
livrée au scalpel des médecins légistes !... Je voudrais que
vous puissiez... obtenir...1 d'être chargé...
— D e l'autopsie ?... J ' y pensais ! s'écria le docteur.
•— Vous me le promettez, n'est-ce pas, docteur ? repre-
nait Lemercier. ~~~
— Je vous le promets ! dit Montigny.
Il se retira et se rendit tout droit chez le médecin
accrédité auprès des tribunaux.
Le docteur Montigny obtint sans aucune peine de faire h
lui tout seul l'autopsie réglementaire.
Avait-il des soupçons ?...
En effet, Lemercier lui avait raconté — ce qui était d'ail-
leurs la vérité — qu'il avait constaté la mort par le rai-
dissement presque soudain des bras. Or, le raidissement
ne survient qu'assez longtemps après la cessation complète
de la vie, et se fait avec une lenteur progressive dans les
membres. Il fallait donc qu'il y eût dans la mort d'Hélène
un cas exceptionnel.
Mais nous devons ajouter que ces soupçons, Montigny
s'efforçait de les rejeter...
Quelle vraisemblance, quelle probabilité y avait-il que
Lemercier fût un assassin ?...
A quel mobile eùt-il'obéi ?
hA MIGNON D U NORD 101
Il était près de onze heures du soir lorsque le docteur
pénétra dans l'amphithéâtre où le corps d'Hélène avait été
déposé. Il était accompagné d'un aide et d'un garçon de
laboratoire portant les accessoires nécessaires à sa funèbre
besogne.
Le corps était placé sur une table de marbre, sous la
lumière jaune du gaz.
Le médecin alluma, par surcroît, une lampe munie d'un
puissant réflecteur.
Puis, s'approchant du cadavre, il le contempla quelques
instants, en proie à une indicible émotion. Deux larmes
vinrent mouiller ses paupières. Comme tous ceux qui
l'avaient approchée, il avait une profonde affection pour
cette-jeune femme, si charmante de relations, si douce de
caractère, et si attentive à ne froisser aucune susceptibilité.
Il étala sur une table voisine sa collection d'instruments
et de scalpels.
Et, de nouveau, s'étant enveloppé d'un immense tablier,
les manches de sa chemise retroussées, il s'approcha du
corps, Se pencha sur la tête, et, du doigt, souleva une
paupière...
Il tressaillit soudain...
La lampe à réflecteur à la main, il inspecta de nouveau
les yeux de la morte...
Et alors il devint très pâle...
Tout son effort, à ce moment terrible, fut de cacher
son émotion aux deux témoins qui, à moitié endormis
d'ailleurs, le regardaient faire, sans intérêt, blasés depuis
longtemps sur ces scènes angoissantes...
Enfin, le docteur, soigneusement, referma la paupière
qu'il avait soulevée, alla placer la lampe assez Join de la
table de marbre, et, se tournant vers le garçon de labo-
ratoire, du ton le plus naturel ;
•— Allez dormir, mon ami... je n'ai pas besoin de vous...
Le garçon poussa un soupir de satisfaction, et, de
crainte que l'opérateur ne se ravisât, se hâta de sortir.
Le docteur s'était penché sur ses instruments et les ran-
geait en sifflotant...
— Dites donc, reprit-il tout à coup en s'adressant à
l'interne qui devait l'aider, si le coeur vous en dit auisi...
vous pouvez vous retirer...
L'interne remercia vivement, salua, et se retira.
Le docteur demeura seul dans l'amphithéâtre...
102 MARIE-ROSE

Alors, sa physionomie perdit cette apparence de plaisan-


terie qui lui avait coûté tant d'efïorts ; il se rapprocha
vivement du corps d'Hélène, examina de nouveau les deux
yeux l'un après l'autre, fit exécuter aux bras et à la tête
divers mouvements... et lorsque, au bout d'une heure de
cet examen, il se redressa en sueur, comme après un tra-
vail de force, il murmura, si bas qu'à peine il s'entendit
lui-même :
•— Catalepsie !...

Hélène de Champlieu n'était pas morte !...


Aisément, le docteur reconstitua alors la genèse physio-
logique de l'accident. La malade avait dû subir une com-
motion foudroyante qui, au lieu de déterminer une crise
de larmes ou un accès de fièvre cérébrale, avait brusque-
ment changé de tactique et causé une catalepsie ayant
rigoureusement les apparences de la mort... Car les mala-
dies, qui semblent obéir à de véritables calculs d'intelli-
gence, ont leur tactique d'attaque et de défense...
Oui... mais qui avait provoqué cette commotion, cause
première de l'accès de catalepsie ?
Une émotion violente ?... Soit !... Mais cette émotion
elle-même devait avoir une cause !...
4 Le voyage à Douai ? L'incident de l'audience S... C'était
suffisant!.^ /
, Le docteur s'était assis près de la table de marbre.
* Accoudé au rebord, il contemplait cette belle tête si fine
et semblait lui demander son secret. Peu à peu, à force
d'interrogations et de réponses, en éliminant l'une après
l'autre les causes qui lui semblaient accessoires, en se
répétant le récit très circonstancié du procureur, il en
arrivait à circonscrire le drame dans son véritable cadre
et posait cette conclusion :
— La commotion cérébrale s'est produite dans le train
même, au moment où Lemercier parlait à sa femme ! Ce
sont donc les paroles elles-mêmes du procureur qui ont
déterminé la catalepsie... ce sont ces paroles qui auraient
pu déterminer la mort !...
Le docteur tressaillit violemment.
Alors, il se rappela avec une intensité de détails extraor-
dinaire cette nuit où le procureur était entré dans la
châmi>re de la malade... Il se rappela le trouble et la
LA MIGNON DU NOBD 103
pâleur de Lemercier lorsqu'il avait constaté* la présence
d'une garde et les verrous sur la porte.., Il se rappela
enfin que, dans les débuts, les potions n'étaient pas
administrées...
Un éclair traversa son esprit... fl
Il voulait la tuer !... Et me tuer aussi pour supprimer le
témoin !...
Dès lors, la sinistre vérité lui apparut avec une aveu-
glante clarté :
- Lemercjer savait qu'il pouvait tuer sa femme en déter-
minant cette émotion !...
Alors !... C'était lui qui s'était arrangé pour qu'elle vînt
à Douai... Il avait voulu provoquer peut-être la commo-
tion mortelle en faisant assister sa femme affaiblie, sa
femme à peine remise, à un affreux drame de Cour
d'assises... Et, comme il n'avait réussi qu'à moitié, dans
le train, il avait parlé à la malheureuse de façon à la tuer...
Ainsi, le docteur avait presque entièrement reconstitué
la vérité, sauf sur un point insignifiant .— le voyage à
Douai.
Pour un liomme habitué à penser, c'est-à-dire à diriger
le travail cérébral, ces sortes de reconstitutions ne sont
pas plus étonnantes que celles du chimiste établissant
une synthèse après avoir fait une analyse, celle du natu-
raliste refaisant un animal d'après un fragment de sque-
lette...
L'irréfragable conclusion se posait donc nettement ;
— Il y a crime !... mais crime qui échappe à la loi !...
Le garde-champêtre met sa main au collet du vagabond
qui vole une pomme, mais rien au monde ne peut atteindre
le criminel qui détermine une commotion d'esprit capable
d'entraîner la mort !... Donc, Lemercier échappe à la
loi !... Donc, il est inutile et dangereux de révéler le
crime !... Je vais, par les procédés ordinaires, réveiller
M me de Champlieu... Elle sera transportée à son domicile
légal... et... demain, dans huit jours, à la première occa-
sion, le criminel fera une nouvelle tentative d'assassinat,
•— et, cette fois, il réussira !... Que dois-je faire, moi,
médecin ? moi, homme ?...
La question était effrayante parce qu'elle n'admettait
aucune solution régulière...
Que faire ? Que faire ?
Abandonner cette malheureuse ?... S'installer chez elle,
encore ?... Impossible '... Dire au mari qu'il avait deviné
104 MAEIE-ROSE

l'horrible vérité ?... Le mari crierait à la folie, à la calom-


nie !... Et des preuves ? Où sont les preuves ?...
Que faire ? Que faire ?
Montigny 5'était levé. Il arpentait à grands pas l'amphi-
théâtre. Il se sentait impuissant. Il comprenait que nul
ne le croirait s'il confiait sa pensée à qui que ce fût...
Tout à coup, il s'arrêta, comme frappé d'un coup de
foudre...
— Oh ! murmura-t-il... d'où me vient cette pensée ?...
Sauver M m e de Champlieu !... L'arracher à tout jamais à
l'assassin !... Par un tel moyen ?... Mais puisqu'il n'en est
pas d'autre, puisque la rendre à son mari, c'est la tuer.
Eh bien ! arrive qu'arrive ! Risquons le moyen !...
Alors, dans une boîte qu'il avait apportée, il choisit
un flacon, et en versa quelques gouttes sur les lèvres
d'Hélène.
•— Maintenant, murmura-t-il, la catalepsie durera huit
jours. Pendant huit jours, ce corps aura toutes les appa-
rences de la mort. Pendant huit jours, il n'aura à accom-
plir aucune des fonctions de la vie... et pourtant, il sera
vivant I... Huit jours ! C'est plus de temps qu'il ne m'en
faut !... Et maintenant, il faut que le procureur voie bien
que l'autopsie a été faite !...
Alors, étroitement, il entoura la tête et surtout le front
de bandages serrés qui passaient ensuite sous le cou
comme pour maintenir en place la boîte crânienne.
De même, il entoura de linges toute la partie de
l'estomac.
Ainsi, le corps paraissait avoir été travaillé au cerveau
et à l'estomac...
Cela fait, le docteur attendit le jour.
Alors, sans quitter l'amphithéâtre, il envoya chercher
Lemercier.
— Je me doute de ce que vous me voulez, dit le procu-
reur en entrant avec trois ou quatre témoins. Il faut que je
reconnaisse le cadavre avant la mise en bière, n'est-ce
pas ?...
— Oui : les règlements le veulent ainsi !...
-— Ma pauvre amie ! Ma pauvre amie !... sanglota le pro-
cureur... J'ai fait apporter une bière que j'ai commandée
hier... docteur, je veux assister à cette opération... je veux
la voir jusqu'au dernier instant... Où est-elle ?...
Le docteur conduisit Lemercier jusqu'à la table de
marbre.
LA MIGNON DU NORD 105

ïl souleva le drap qu'il avait rejeté jusque sur la tête.


Lemercier, son mouchoir sur les yeux, jeta un rapide
coup d'œil sur sa femme et vit que sa tête était enveloppée
de linges.
— Vous la reconnaissez ? demanda le docteur.
— Oui, hélas ! fit Lemercier, qui paraissait prêt à s'év.a-
nouir.
Le docteur, alors, ramena le drap.
A ce moment, on apporta une bière en chêne, tendue
intérieurement de satin blanc.
Le corps y fut déposé...
Le couvercle, rapidement, fut vissé...
Quelques moments plus tard, la bière contenant son
funèbre dépôt était transportée dans un fourgon qui pre-
nait au grand trot le chemin de l'hôtel de la rue Royale.
Le surlendemain eurent lieu les funérailles de
M m e Lemercier de Champlieu. Le corps fut transporté à
Wahagnies.
C'est là, dans le pauvre petit cimetière du village, que
le marquis de Champlieu s'était fait jadis élever un caveau
de famille, prétendant qu'il voulait, même après sa mort,
demeurer sur ses domaines de chasse.
C'est là qu'il avait été placé. E t c'est là que le procureur
avait résolu d'ensevelir sa femme, décidé d'ailleurs à se
débarrasser au plus tôt du domaine de Wahagnies...
Au moment où huit employés allaient soulever la civière,
le maire de Wahagnies s'approcha du procureur, et d'une
voix tremblante d'émotion, mais assez haut pour être
entendu des assistants, il dit :
—• Monsieur, la population de Wahagnies vient, par ma
voix, vous demander une faveur bien triste, mais qui lui
sera bien précieuse. C'est la coutume, dans ce pays, que
les morts soient portés à leur dernière demeure, non par
des gens qu'on paie, mais par leurs proches et leurs amis...
M m e de Champlieu était notre arnie à tous ; c'était notre
demoiselle... c'était notre bon ange... Pardonnez-moi de ne
pouvoir célébrer dignement ses vertus et son inépuisable
douceur... mais nous voudrions du moins lui donner une
marque suprême de notre affection... Tous les hommes
valides du pays ont réclamé l'honneur de porter la* chère
défunte... nous avons dû procéder à un tirage au sort...
Cependant, les porteurs volontaires, divisés en trois
escouades de huit hommes chacune, s'étaient approchés
du cercueil.
106 MAHIE-ROSE

.' La première escouade souleva la civière, et on se mit


en route.
Or, à ce moment même, de la petite maisonnette de la
garde-barrière sortait une autre civière sur laquelle se
trouvait un autre cercueil...
Et c'était la pauvre vieille Annette Maing qu'on empor-
taiL aussi au cimetière.
Jacques Maing avait repris pour la circonstance sa
blouse bleue sur le collet de laquelle se détachait une N,
•— la blouse d'employé de la Compagnie du Nord.
Il marchait nu-tête derrière le cercueil de sa mère,
escorté d'une cinquantaine de femmes qui avaient connu
et aimé la mère de Jeanne. Quant aux hommes, le carac-
tère assombri de Jacques, ses manières orgueilleuses les
avaient depuis longtemps écartés de lui.
Le cortège de la garde-barrière venait à deux cents pas
derrière celui d'Hélène.
Jacques Maing jetait un sombre regard sur la foule qui
marchait aux côtés du procureur.
— Voilà, songeait-il, voilà des privilégiés de la richesse î
Jusque dans la mort, on flatte le riche, on méprise le
pauvre !...
En cette circonstance, du moins, Jacques Maing se trom-
pait : la population de Wahagnies était sincère dans ses
regrets unanimes, et ne songeait guère à faire sa cour à
ce procureur, étranger au pays, et qu'elle détestait d'ins-
tinct.
Si donc nous signalons la réflexion de Jacques, c'est pour
noter seulement l'état d'esprit de cet homme qui, au fond,
aimait sa mère, mais qui, même en ce moment, était tor-
turé par l'ejivie...
Ainsi, Jacques Maing ne .songeait même pas à se
demander pourquoi et de quoi sa vieille mère était morte,
elle qui portait si superbement sa verte vieillesse I
Peut-être évitait-il de se poser ces questions !
Peut-être redoutait-il d'y trouver un nouveau remords î
Le médecin avait prononcé : embolie au cœur.
Et cela suffisait à Jacques. Ou du moins il s'efforçait
de se"contenter de l'explication...
Mais nous aurons, nous, à dire quelle avait été la véri-
table cause de cette mort...
Car là encore nous retrouverons la main de l'infernale
comtesse Fanuy î...
LÀ MIGNON DU NORD 10?

Les deux cortèges pénétrèrent l'un après l'autre dans le


petit cimetière.
Annette fut déposée dans sa fosse, que surmonta une
croix de bois noir, avec une pauvre couronne en perles de
jais. En effet, Jacques s'était dit que s'il faisait la moindre
dépense, on se demanderait sans doute d'où lui venait
l'argent... Et maintenant, la question eût été terrible pour
lui ! Car il avait enfin touché aux soixante mille francs
enfouis depuis cinq ans sous une pierre de la margelle du
puits !...
La bière qui contenait Hélène fut placée dans le caveau
du marquis de Champlieu.
Des maçons devaient, le lendemain, cimenter la plaque.
Et tout serait fini !...
Après la cérémonie, le procureur s'éloigna rapidement,
toujours accompagné du docteur. Ils remontèrent dans le
train spécial qui les avait amenés et, bientôt, ils étalent
de retour à Lille.
Depuis cette époque, on ne revit jamais plus le procu-
reur à Wahagnies.
Moins de six mois plus tard, les domaines furent
d'ailleurs vendus par lots.
Le petit château qui avait servi de rendez. »ous de chasse
fut acheté par une personne mystérieuse qui ne vint pas
l'habiter, car les volets des fenêtres demeurèrent toujours
clos, et l'herbe poussa à l'aventure dans le «jardin.

Comme nous l'avons vu, le docteur Montigny avait


escorté le procureur jusqu'à Lille.
Lorsqu'ils se séparèrent, Lemercier lui tendit la mair
en disant :
— Docteur, vous avez été pour moi, en cette pénible
circonstance, plus qu'un ami : un frère ! Vous avez tenu
jusqu'au bout à m'assister dans ma douleur, vous avez
tout vu... Jamais je ne l'oublierai...
Le docteur prit sans hésitation la main qui lui était
tendue. Qu'il y eût une ironie ou une menace cachée dans
les paroles du procureur, il n'en doutait pas...
Mais il était résolu à lutter corps à corps avec ce formi-
• dable adversaire. '
La bataille était engagée : il irait jusqu'au bout !..'.
Il rentra donc chez lui et attendit la nuit...
108 MARIE-ROSE

Vers neuf heures, il s'habilla d'un vêtement chaud et


commode en velours de chasse, jeta des instruments et des
couvertures de laine dans le cabriolet, attela et sortit en
disant à sa gouvernante qu'il allait visiter un ouvrier de
Fives qui avait eu la main droite prise dans un engre-
nage de machine.
Il ajouta que l'amputation du bras serait peut-être
nécessaire et que, sans aucun doute, il ne rentrerait pas
de la nuit.
Montigny sortit en effet de Lille par la porte de Valen-
ciennes et ne manqua pas de s'arrêter en route pour dire
quelques mots à deux ou trois amis qu'il rencontra.
Mais, une fois hors des fortifications, il alla contourner
le clfamp de manœuvres et gagna la route de Seclin.
Vers onze heures, son cabriolet s'arrêtait à cent pas du
cimetière de Wahagnies...
Quelques instants plus tard, il parvenait au caveau
des Champlieu.
La simple dalle de marbre avait été déplacée dans la
journée. Une échelle devait, le lendemain, servir aux
maçons" pour cimenter la plaque sur le cercueil d'Hélène.
Le docteur, avec un long frisson, commença à descendre
l'échelle qui s'enfonçait dans le sol. Quand il eut disparu,
il alluma une lanterne sourde, et, avec un soupir d'infini
soulagement, constata que la plaque n'était pas cimentée.
Elle était simplement posée devant le cercueil et main-
tenue provisoirement par quelques clous.
Puis, ayant arraché ces clous qu'il mit dans sa poche,
il déplaça la plaque et la laissa glisser tout debout au
fond du caveau... Le cercueil lui apparut...
L'une après l'autre, les vis sortirent de leurs trous,
et il les plaça dans une de ses poches...
Enfin, il put soulever le couvercle, et, sans regarder le
corps, il descendit ce couvercle debout près de la plaque.
Alors, il eut le courage de relever légèrement le drap.
La tête d'Hélène lui apparut, telle qu'il l'avait lui-même
enveloppée de bandages. Les traits gardaient cette rigidité
cataleptique qui leur donnait l'apparence de la mort.
L'instinct du savant reprit le dessus. Comme là-bas à
l'amphithéâtre,, il souleva une paupière, dirigea sur l'œil
le jet de sa lan .terne, et, à demi penché, les pieds incrustés
sur les échelons qui le supportaient, il examina ce regard
de morte...
Au clocter de Wahagnies, minuit sonna..,
LA MIGNON DU NORD 109
Au-dessus de la tête du docteur passaient les rafales
de mars qui hurlaient dans les sapins.
Et pour quiconque se fût penché à ce moment sur
l'ouverture béante de ce caveau funéraire, c'eût été un
terrible et fantastique spectacle : celui de cet homme,
immobile, pensif, cramponné à son échelle, qui contem-
plait un cadavre... *
Bientôt, le docteur s'arracha à cette sorte de rêverie
qui s'était emparée de lui.
11 était ferme, à présent, plein de force et de courage.
Doucement, il attira encore à lui, hors de l'alvéole, le
cercueil d'Hélène, jusqu'à ce qu'enfin il pût le faire
basculer.
Le corps oscilla, et tout à coup, roula, dans sa raideur
cataleptique.
D'un bras puissant, Montigny le contint, en même
temps que, de l'autre main, il repoussait le cercueil à sa
place...
Alors, chargé de son funèbre fardeau, il commença à
remonter... Sa tête livide apparut au-dessus de l'orifice
du caveau, puis son corps tout entier, tenant dans ses
bras une forme blanche enveloppée d'un drap...
Vivement, il enveloppa le corps dans les couvertures de
laine qu'il avait apportées, de façon que pas un pouce du
visage ne fût exposé à l'air.
Alors, il poussa un profond soupir, et entreprit aussitôt
la dernière partie de son travail...
Un sac de maçon traînait sur le sol : il le remplit de
terre, et, redescendant par le même chemin, vida
cette terre dans le cercueil qui, dès lors, eut son poids
normal...
Puis il revissa le couvercle, disposa la bière exactement
comme il l'avait trouvée, et, enfin, replaçant la plaque,
enfonça les clous aux» endroits mêmes d'où il les avait
retirés...
Alors, il remonta, secoua soigneusement le sac, le rejeta
là où il l'avait ramassé, effaça avec la main la trace de ses
piétinements, et, soulevant le corps enveloppé de sa cou-
verture de laine, s'élança vers le cabriolet, y disposa
Hélène de façon qu'elle fût à l'abri du vent et de la pluie,
ralluma ses lanternes, puis, reprenant sa place, il fouetta
le cheval, qui s'élança d'un bon trot dans la direction de
Lille...
v
110 MARIE-ROSE

XIII
LE CONDAMNÉ

Il y avait donc dix mois que Pierre avait été condamné...


Un soir, on le poussa dans une vaste chambre ou se
trouvaient une vingtaine de prisonniers comme lui, vêtus
comme lui, — figures bestiales, physionomies déformées
par le vice, ou peut-être par la misère...
Ces malheureux chantaient, riaient et proféraient d'hor-
ribles blasphèmes.
Aux conversations qu'ils tenaient entre eux, Pierre
comprit tout... Il allait faire partie d'un transport de
forçats...
Il eut un long frémissement, comme s'il eût vaguement
espéré, jusqu'ici, qu'il n'irait pas jusqu'au bagne... Mais
bientôt il se remit : le bagne, c'était le travail en plein
air... c'était cette possibilité d'évasion qu'il avait entrevue,
et qui le soutenait.
Car l'évasion, c'était le retour à Hélène...
Enfin, le 16 mars, presque le jour anniversaire de sa
condamnation, il monta, avec une cinquantaine de con-
damnés comme lui, dans un bateau qui, dix minutes plus
tard, accostait un énorme navire... véritable forteresse
flottante.
C'était le transport La Seine qui devait conduire au
bagne neuf cents lorçats.
Deux heures plus tard, la sirène du transport fit
entendre son cri sinistre.
Et alors, avec une lenteur de convoi funèbre, le trans-
port, ayant abaissé son pavillon, se mit en route...
Pierre Latour était sur le chemin du bagne...

— Dans un an, je serai de retour en France ! s'était


dit Pierre.
Au bout d'une longue navigation, le transport La Seine
débarqua sa cargaison de maudits. Le forçat Pierre Latour
fut affecté à l'un des nombreux ateliers où les damnés de
l'enfer social peinent nuit et jour.
LA MIGNON DU NORD 111

L'année se passa... et Pierre Latour ne s'était pas évadé.


Cependant, l'espoir, le soutenait encore. Il se rendait
compte, maintenant, des insurmontables difficultés dont
une évasion se hérisse. Mais il veillait, il guettait, ne se
laissait pas abattre...
Pierre travaillait sans murmurer, sans lever les yeux.
Il faisait d'incroyables efforts pour arriver à persuader
à ses gardiens qu'il était résigne à son sort : ils le pensaient
peut-être ! Mais la surveillance ne se relâchait pas pour
cela!
Une deuxième année s'écoula... Puis une autre...
_ Les jours succédaient aux jours, tous pareils, mais de
plus en plus mornes et désespérés...
Peu à peu, Pierre cessa de compter les jours, les mois et
les années.
Il ne vivait plus : il végétait.
Un jour, à l'heure du repos de midi, il s'était assis au
bord de la mer sur des madriers : son chantier était occupé
à porter à bras ces madriers qui devaient servir à des
constructions.
Pierre, non dans un espoir quelconque, mais pour
occuper sa pensée, fit le calcul du temps qui s'était écoulé
depuis qu'il était au bagne, et trouva qu'il y était juste
depuis dix ans.
Il y avait donc onze ans qu'il avait été condamné.
Quel homme était-il à cette époque ? Il le savait à peine.
Il constatait seulement que ses forces, dans les durs tra-
vaux auxquels il était soumis, s'étaient décuplées.
II se sentait agile, solidement découplé...
Mais les forces de l'âme avaient baissé d'autant. Il n'y
avait même plus de désespoir en lui, comme pendant les
premières années, comme un jour où il avait essayé de
s'évader, ce qui lui avait valu une condamnation supplé-
mentaire de cinq ans, pour avoir frappé le gardien qui
l'arrêtait...
Il calcula donc qu'il avait encore dix ans à faire...
Et comme une sorte de tristesse plus pesante lui broyait
le cœur, ce jour-là, il résolut d'en finir, c'est-à-dire de
se tuer...
Dès qu'il eut pris cette résolution, il se sentit comme
soulagé...
11 se mit donc à passer en revue les différents modes de
suicide dont il pou-sait disposer, et trouva que le plus
112 MAKIE-ROSB

simple, c'était encore de se jeter à l'eau et de se laisser


couler à fond...
Il réfléchissait à ces choses sombres avec un esprit
calme. Il n'y avait plus en lui de ces secousses d'espoir et
de désespoir comme il en avait éprouvé jadis...
Au moment où il venait de prendre la résolution de se
tuer, un forçat couché près de lui sur un madrier souleva
la tête, s'assura qu'on ne le regardait pas, et prononça à
voix basse :
— Veux-tu te sauver ?...
Pierre,- d'abord, ne comprit pas. Il était déjà loin de la
vie, déjà dans le rêve de la mort.
Le forçat reprit :
— J'ai tout préparé pour une fuite-à travers les forêts.
Mais il faut être deux. J'ai besoin d'un compagnon. Si tu
veux, ce sera toi. Je n'ai pas confiance dans les autres.
Parle. Veux-tu ?
— Ton nom ?
—• Tu tiens à le savoir ? ricana le forçat, sinistre
physionomie de bandit. Cela n'avancera à rien. Mais,
en somme, si cela peut te faire plaisir... je m'appelle
Torquato...
— Torquato ?... Tu es Italien ?...
— Ou autre chose, peu importe... Je ne sais pas trop
où je suis né. Je suis ce qu'en France on appelle un
bohémien. Pourtant j'ai vécu en Italie plus que partout
ailleurs...
— Ton histoire ?...
— Pas gaie ! fit le bandit avec un geste vague. Des
voyages à travers l'Europe, à travers le monde, les longues
routes sous la pluie ou le soleil... la misère... Cela a duré
ainsi pendant des années et des années... Un jour j'ai cru
rencontrer la chance...
— Oui : quelque bon crime à commettre ?...
— Pas du tout. Vous n'y êtes pas, mon maître ! La forte
somme qui me tombadu ciel, tout à coup, sans que j'eusse
rien fait pour l'avoir !... Vingt mille francs qui me furent
donnés pour accomplir... une bonne action !
— Eh bien ! avec Vingt mille francs, on se tire d'affaire !
Comment es-tu au bagne ?...
— Ah !... Voilà... La chance ne dura pas longtemps : en
traversant les Alpes, un jour, en des circonstances trop
longues à raconter... Je fis un faux pas, ou plutôt, je ne vis
LA MIGNON DU NOB.D 113
pas un trou que cachait la neige : je tombai... Le trou était
un précipice... je roulai au fond... Comment ne me suis-ie
pas tué ? Voilà ce que j'ignore... Je crois que j'ai dû
m'accrocher en tombant à une touffe de lentisques et
que cela a dû amortir la chute... Toujours est-il que je
m'éveillai de mon étourdissement au bout de ne je sais
plus combien d'heures, mourant de soif, dévoré de fièvre,
et presque incapable de faire un mouvement... Je me
trouvais vers un torrent qui coulait par là et je bus,
puis je m'évanouis de nouveau... Ça vous intéresse ?...
— Oui... continue...
— Eh bien! pour abréger, sachez que je vécus dans ce
trou du diable pendant près de douze jours, me nourris-
sant de baies sauvages, juste de quoi ne pas mourir
de faim, buvant l'eau du torrent... Par bonheur, je
n*avais rien de cassé ! J'étais simplement contusionné,
courbaturé... Au bout de huit jours, je pouvais aller,
marcher...
— Eh bien ?... Il fallait vous en aller, alors... Avec vos
\ingf mille francs, vous pouviez...
— Ah ! fit le forçat a\ec un tressaillement de rage, cet
argent était maudit, peut-être !... Car là commence mon
malheur... J'avais placé les vingt mille francs dans une
sacoche de cuir que je portais suspendue autour du cou.
Mon premier geste, lorsque je revins à moi, fut de me
tàter : la sacoche avait disparu !...
—• On vous avait volé ?...
— Oh ! non... Il était impossible de descendre dans ce
trou... La sacoche a dû se détacher au moment où je rou-
lais !... Où était-elle ?... Le fliable seul peut le savoir ! Je
cherchai avec rage, avec fureur, avec frénésie... Je ne
laissai pas un coin inexploré... Lorsque je fus remis, je
passai des heures entières dans le torrent... à soulever les
pierres, à gratter le sable... Rien !... Tant qu'il y eut des
baies pour me soutenir à peu près, je demeurai là... Vers
le treizième jour, je ne trouvai plus rien à manger... La
faim me prit... je résistai... et enfin, lorsque je compris
que j'allais mourir d'inanition, je poussai une dernière
malédiction de rage et cherchai un chemin pour m'en
aller... Ce chemin, je le trouvai en suivant le cours du
torrent ; mais il mo fallut encore cent îois risquer ma vie
avant d'atteindre un hameau où je passai trois mois
entre la vie et la mort...
— Et alors ?...
114 MARIE-ROSE

— Alors, je regagnai la France... J'étais décidé à aller


trouver les personnes qui m'avaient enrichi... à leur
demander de l'argent... Peut-être, alors, serais-je revenu
faire de nouvelles recherches dans le Trou-d'Enfer... ce
précipice où j'étais tombé... Mais le diable mon patron
avait autrement disposé de ma destinée... A Lyon, je
m'arrêtai quelques jours..." Je renouai connaissance avec
d'anciens camarades... Il y avait un beau coup à faire...
je me laissai tenter... Pendant l'expédition, j'eus le
malheur de donner un coup de couteau à quelqu'un dont
je ne sais plus même le nom... Que voulez-vous, j'ai tou-
jours eu la main leste !
— Et le résultat ?
— Je fus arrêté au moment même où je frappais... Cet
inconnu me joua le mauvais tour de mourir de son coup
de couteau. Je passai aux assises, et fus condamné à per-
pétuité...
Le bandit demeura quelques instants songeur.
Puis, relevant tout à coup la tête :
— Voilà mon histoire, aussi vrai que le soleil nous
éclaire. Maintenant, dites-moi la vôtre !
— Elle tient à deux mots, dit Pierre avec un calme ter-
rible : j'ai été condamné à quinze ans de bagne pour vol
avec eflraction à main armée la nuit dans une maison
habitée. J'ai voulu me sauver, j'ai bousculé un gardien ;
j'ai été pour ce nouveau crime condamné à cinq ans.
Voilà.
— Oui, voilà ! fit Torquato eji hochant la tête. C'est
\ rai, ou ça n'est pas vrai, peu importe ! Je crois deviner
dans votre vie quelque chose" de plus effrayant que ce que
vous dites. Mais ce n'est pas mon affaire. L'essentiel est
que j'ai confiance en vous, et que vous ne me trahirez pas.
Je vous répète donc ma question : Voulez-vous vous
sauver ?...
— Oui ! dit Pierre Latour, les dents serrées.
— Bon ! fit le bandit. En ce cas, tenez-vous prêt.
— Pour quand est-ce ?
— Pour ce soir !... fit Torquato.
A ce moment retentit le coup de siiflet qui indiquait la
fin du repos... Les forçats, sous le bâton des gardes-
chiourme qui allaient et venaient le revolver en bandou-
lière, reprirent leur travail...
t A MIGNON DU NORD 115

XIV
JACQUES MAING

On a vu que, le jour où s'était déroulé le procès de Pierre


Latour devant la cour d'assises de Douai, Jacques Maing
s'était rendu à l'audience : il y avait été envoyé par la
comtesse Fanny.
Les jours qui venaient de s'écouler avaient été pour
Jacques Maing à la fois un rêve et une torture.
Après la scène qui s'était passée dans la hutte des bois
de Wahagnies et où il avait fait à Fanny le récit de la
mort de sa sœur Jeanne, il était rentré dans la maison-
nette de garde-barrière qu'habitait sa mère, la vieille
Annette, laissant la comtesse regagner Lille où, on se le
rappelle, elle lui avait donné rendez-vous.
Jacques Maing trouva sa mère assise au coin de l'âtre,
les mains sur les genoux, les yeux à demi fermés, dans
celte attitude morne qui lui était habituelle tout le temps
que le service de la voie ferrée ou les soins du ménage ne
l'occupaient pas.
A l'entrée de son fils, elle tourna légèrement la tête.
— Comme tu es pâle ! dit-elle avec inquiétude. Serais-
tu malade ?
—> Non... c'est le froid. Il neige, il vente du nord, un
temps de tous les diables...
Jacques se rapprocha du feu et tendit ses mains glacées.
Alors, avec une volubilité ;qui surprit la vieille, car il était
de caractère silencieux et fermé, il se mit à raconter sa
course dans les bois, les traces qu'il avait relevées... Il y
avait par là du gros gibier... un de ces jours, on ferait
rôtir un cuissot de chevreuil...
Sa mère l'écoutait en souriant tristement.
Et comme il finissait par se taire, elle reprit :
— Pas de lettre de Jeanne !... Que peut-elle avoir ?...
•— La lettre viendra... allons, tranquillisez-vous... Si
Jeanne était malade, elle aurait écrit plus vite, au con-
traire...
116 MARIE-ROSE

Annette poussa un soupir. Elle en avait gros sur le cœur.


Mais elle n'osait parler. Il lui semblait que son fils éprou-
vait une sorte de répugnance à parler de l'absente...
Pourtant, elle ne put s'empêcher de murmurer :
— Cinq ans !... Cinq ans que ma fille est partie !...
Jacques, il y a quelque chose...
— Rien, la mère !... Que voulez-vous qu'il y ait ?...
Jeanne est installée là-bas dans un beau pays, bien soi-
gnée, en train de se guérir d'une maladie qui depuis
longtemps l'aurait tuée si elle était restée ici...
La vieille secoua la tête et se leva pour préparer le dîner.
' Mais en elle-même elle songea :
— Il y a quelque chose !... J'en suis sûre ! Et ce quelque
chose qu'on me cache, je le saurai bientôt !...

Plusieurs jours passèrent. La lettre tant attendue


arriva enfin.
Annette ne savait pas lire. Ce fut Jacques qui lut la
lettre, comme d'habitude. La vieille l'écouta, les lèvres
serrées, le front plissé.
Bien qu'elle fût illettrée, elle 5e rendait compte que sa
fille, dans ses lettres, employait d'étranges expressions.
Elle n'écrivait pas tout à fait comme une fille de cam-
pagne. Elle refaisait des descriptions du pays qu'elle habi-
tait, et Annette sentait que le cœur de sa fille était absent
de ces lettres...
Une idée terrible rongeait depuis longtemps la pauvre
vieille.
A force de retourner les suppositions l'une après l'autre,
elle avait fini par s'imaginer que son enfant avait mal
tourné, qu'elle était partie avec un homme, et que
Jacques le savait...
Mais elle gardait pour elle ces suppositions. Instinctive-
ment, elle se défiait de son fils...
Ce fut dans cette période que Jacques Maing se rendit
à Lille, au jour de rendez-vous que lui avait fixé Fanny.
Une nuit, il descendit du grenier où il couchait, et,
s'approchant du puits, descella enfin la pierre derrière
laquelle il avait cimenté son trésor. 11 le trouva intact...
soixante billets de mille francs... le prix de son silence !...
Cette fois, il n'éprouva aucun trouble à manier ces bil-
lets : la passion était plus forte que le remords 1
LA MIGNON DU NORD 117

Jacques remit la pierre à sa place, la cimenta à nou-


veau, frotta de terre les jointures pour que sa mère ne
s'aperçut pas du travail qu'il avait exécuté, puis, le jour
venu, se mit en route pour Lille après avoir embrassé la
vieille Annette.
Son premier soin en arrivant à Lille fut de chercher un
gîte qui lui convînt, c'est-à-dire assez près de la rue
Royale, où demeurait Fanny, assez modeste et pourtant
convenable.
A un guichet de la gare il avait échangé un billet.
Rue de ta Barre, il trouva une chambre garnie qui était
banalement meublée, mais qui lui parut d'abord d'un luxe
effrayant. Elle était précédée d'une sorte de cabinet de tra-
vail, à demi salon, et les deux pièces avaient leur entrée
spéciale sur le palier du troisième étage.
Il arrêta ce logis et paya trois mois d'avance.
Le reste de sa journée se passa en courses dans des
magasins de confection, des chemiseries. Le soir venu,
Jacques rangea soigneusement ses effets d'ouvrier au
fond d'une armoire et s'habilla de pied en cap.
A défaut de ce qu'on appelle le goût, Jacques Maing
possédait l'instinct qui le remplace. Les deux costumes
qu'il avait choisis, le linge, les cravates, tout cela était
sobre. Il était naturellement élégant, malgré une certaine*
lourdeur dans la démarche, dont, d'ailleurs, il se défit
rapidement. Lorsqu'il fut tout habillé, il trouva qu'il
ressemblait à quelque employé très aisé, et qu'en somme
il n'avait pas mauvaise tournure. Il ne se trompait pas.
Malgré tout, il considérait comme une redoutable
épreuve d'avoir à paraître ainsi transformé devant Fanny.
— Peut-être lui paraîtrai-je ridicule... Habituée à ne fré-
quenter que des gens du monde, elle va découvrir du pre-
mier coup les défauts de mon inexpérience .. Je pouvais -i
être à ses yeux un braconnier intéressant au milieu des
bois... que serai-je dans la ville '?... Mais patience ! Avec
mon argent, j'arriverai bien à prendre tournure...
Soixante mille francs étaient en effet dans son esprit un
trésor inépuisable.
Ce fut donc en tremblant qu'il sonna à la porte du
magnifique hôtel de la comtesse Fanny.
Il fut introduit dans un boudoir qui acheva de l'éblouir
et de le griser.
A sa grande surprise, et aussi à sa joie intime, Fanny
ne prêta aucune attention à son changement de toilette.
118 MARIE-ROSE

Elle lui tendit ses deux mains que Jacques saisiten


frémissant.
•— Vous voilà, ami... Fidèle au rendez-vous...
— Pourrait-il en être autrement ? fit Jacques d'une
voix ardente. Peut-on vous oublier quand une fois on vous
a vue ? Et moi ! moi surtout ! pouvais-je oublier ce que
vous m'avez dit là-bas... clans la hutte !... Ah ! cette heure
passée ensemble dans ce terrible décor, sous les arbres
noirs chargés de neige...
Il parlait avec une éloquence naturelle ; les mots lui
venaient sans effort... »
Fanny le contemplait avec une sombre satisfaction...
Elle l'admirait... Vigoureux, bien découplé, passionné,
capable de tout entreprendre, il était bien l'homme qu'elle
avait rêvé...
Elle l'avait bien deviné, bien jugé du premier coup i
il serait l'esclave prêt à tout... même au crime !...
— Ainsi, vous m'aimez ? reprit-elle en chargeant son
regard d'effluves magnétiques.
— Je vous appartiens corps et âme, dit gravement
Jacques Maing. Disposez de moi comme vous l'entendez...
Ces paroles répondaient si bien à la secrète pensée de
Fanny qu'elle ne put s'empêcher de tressaillir.
— Eh bien ! oui, dit-elle, comme si elle eût été en proie à
une soudaine agitation, l'homme que j'aimerai devra
m'appartenir corps et âme. Il faudra que réellement je
puisse disposer de lui selon ma volonté, mettez selon mon
caprice si vous voulez !... J'ai des ennemis... De puissants
ennemis !... Un jour, je vous dirai tout, Jacques ! J'ai
entrepris une lutte qui peut devenir mortelle pour moi
et pour ceux qui seront à moi... Seule, faible femme,
je ne puis rien... je serai sûrement écrasée... Mais si
j'avais près de moi un homme brave, jeune, énergique,
et surtout docile... ah ! que n'entreprendrais-je pas ?... A
cet homme, je dirai tous mes secrets. Je lui montrerai ce
qu'il y a sous ce luxe qui m'entoure. Je lui dirai ma vie
passée et mes espérances iutures... Enfin, je serai ù lui
comme il sera à moi : corps et âme ! Jacques, voulez-vous
être cet homme ?
Jacques tomba à genoux et couvrit-de baisers les .mains
que lui abandonnait Fanny.
Lorsqu'il se retira, il était enivré, extasié.
Et pourtant, la comtesse Fanny ne lui avait encore fait
que des promesses. Elle n'avait livré aucun de ses secrets.
LA MIGNON DU NORD 119

Elle ne lui avait laissé prendre que quelques baisers qui le


grisaient...
Dès lors, Jacques Maing mena une vie en partie double.
Deux ou trois jours par semaine, il était à Wahagnies,
cl alors il reprenait son costume d'ouvrier.
Le reste du temps, il le passait à Lille.
Et lorsque, pour des raisons qui lui demeuraient mysté-
rieuses, il n'était pas admis auprès de Fanny, il rôdait
autour de l'hôtel, passant des nuits en surveillance...
mais jamais rien de suspect ne vint lui porter ombrage.
11 fut bientôt convaincu que Fanny était la pureté
même.
Sa passion prenait en lui des proportions étranges. Il
rêvait parfois de mourir dans les bras de Fanny. Il passait
quelquefois des heures sur son lit, les yeux fermes, à
évoquer son image et à lui parler.
Fanny dosait avec un art admirable ses caresses, tantôt
paraissant prête à succomber, tantôt se reprenant et pré-
cipitant le malheureux du haut du bonheur qu'elle lui
laissait entrevoir.
Au bout de quelques mois, Jacques était réellement ce
que Fanny avait voulu qu'il devînt : un esclave.
Pourtant, entre elle et lui, se dressait encore un obs-
tacle : c'était la vieille Annette.
Jacques avait pour sa mère une sorte de vénération. Par
moment, le remords l'étonirait. Alors, il accourait à
Wahagnies, et cherchait à consoler la pauvre vieille de
l'abandon où elle se trouvait.
Le mois de mars arriva ainsi.
Fanny connut le jour où Pierre Latour devait passer
en jugement. Elle éprouva de terribles angoisses, tantôt
voulant arracher celui qu'elle aimait à l'inévitable con-
damnation, tantôt reprise par cette jalousie farouche
qui s'était changée en haine.
La veille du jugement, Jacques Maing se rendit auprès
de sa mère ; il y avait six jours qu'il n'avait été reçu par
Fanny, et, mortellement triste, ignorant que Fanny, à
cette heure même, se débattait dans une véritable crise
de désespoir, il s'en allait chercher dans l'humble maison-
nette ce qu'il y trouvait toujours : le calme et le repos.
— Je t'attendais avec impatience, lui dit Annette.
Depuis quelques mois tu me délaisses, mon fils...
Jacques balbutia de vagues explications, et comme il
considérait sa mère, il s'aperçut tout a coup que la pauvre
120 MARIE-ROSB

vieille était radieuse, son visage ridé tout rose, ses yeux
brillants...
— Qu'avez-vous, mère ? fit-il. Vous paraissez toute
contente ?...
— Je le suis, en effet...
—• Vous avez reçu une lettre ? demanda Jacques avec
inquiétude.
Elle secoua la tête, et reprit :
— Voici pourquoi je t'attendais. Tu vas, pendant
quinze jours, prendre ma place ici...
Jacques tressaillit... Quinze jours loin de Fanny !...
C'était impossible !...
— Tu sais, reprit la vieille, que j'ai souvent demandé un
permis pour aller à Nice... on me l'a toujours refusé, je ne
sais pourquoi... alors... je me suis mise à économiser sou
par sou le prix du voyage, aller et retour...
— Eh bien ? demanda Jacques, devenu très pâle.
— Eh bien ! mon fils/depuis hier, la somme est com-
plète !...
Jacques demeurait atterré... Il eut la sensation aiguë
d'une catastrophe prochaine... Sa mère arrivant à Nice, et
ne trouvant pas sa fille !... Affolée, elle reviendrait... Il
l'entendait lui crier :
— Tu as menti ! Jeanne n'a jamais été à Nice !...
Qu'est-elle devenue ?... Qu'as-tu fait de ma fille ?...
Alors, il songea à Fanny. Sans trop savoir pourquoi, il
se dit qu'elle trouverait bien un moyen de détourner la
catastrophe...
— Mère, dit-il tout à coup, vous ne pouvez partir
demain^., car demain il faut que je sois à Lille...
— Après-demain, alors ?...
— Soit : après-demain. C'est entendu. Je viendrai vous
remplacer ici, et vous pourrez partir !...
Dans la même soirée, Jacques Maing fut de retour à
Lille et se présenta à l'hôtel de la comtesse Fanny, où, à
son joyeux étonnement, il fut aussitôt reçu.
Il trouva la comtesse abattue, pâlie...
— J'ai été fort malade, dit-elle pour répondre à la
question qu'elle lisait dans ses yeux. J'ai un service à
vous demander, mon ami...
— Parlez...
— Je voudrais que demain vous puissiez assister aux
assises de Douai... On juge un... nommé ...Pierre Latour...
LA MIGNON DU NORD 121

J'ai intérêt à savoir exactement ce qui va se passer à


l'audience...
— J'irai, dit Jacques. Et vous serez renseignée comme si
vous aviez tout vu par vous-même...
Fanny, toute à ses sombres pensées, fit un geste de
remerciement qui voulait être aussi un geste de congé.
Mais Jacques ne s'en allait pas, et la comtesse finit par
remarquer son air préoccupé.
•— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
-— Quelque chose d'affreux, dit Jacques, et je venais
justement vous exposer le cas.
-— Parlez, mon ami, dit Fanny de cette voix affectueuse
qui pénétrait Jacques Maing jusqu'à l'âme.
•— Vous savez qu'aux yeux de ma mère, la... morte...
ma pauvre Jeanne... est à Nice...
— Malade, fit la comtesse... Et elle lui envoie régulière-
ment une lettre tous les mois. Cela est ?
•— Oui. Eh bien ! voici que ma mère veut aller à Nice
voir sa fille ! Elle veut partir demain !...
— Ceci est grave, en effet, dit Fanny. Grave pour cette
pauvre vieille femme, qui va éprouver une terrible
secousse... A son âge, c'est dangereux... grave surtout
pour vous, à qui elle demandera des explications...
Fanny se mit à réfléchir.
Au bout de quelques minutes, un de ces mauvais sou-
rires qui parfois se jouaient sur ses lèvres vint donner à
sa physionomie cette expression d'implacable volonté» que
nous avons signalée déjà.
— Quand votre mère veut-elle partir 1
— J'ai obtenu qu'elle attendît jusqu'à après-demain...
•— C'est bien ; allez demain à Douai. A votre retour,
venez me voir... D'ici là, j'aurai peut-être trouvé un
moyen d'empêcher cette pauvre femme de partir... et
ce sera lui rendre un grand service !...
•— Ah ! vous êtes bonne ! murmura ardemment Jacques
Maing.
Quelques instants plus tard, il se retirait, persuadé que
Fanny arrangerait la situation.
Ce fut donc avec une certaine liberté d'esprit que, le
lendemain, pour lui obéir, il se rendit aux assises de Douai.

En même temps que Jacques Maing prenait le train de


Douai, la comtesse Fanny sortait de Lille à cheval, selon
122 MARIE-ROSE

son habitude, et gagnait Wahagnies. Alors, elle se dirigea


vers la ligne du chemin de fer, et, parvenue aux environs
du passage à niveau, se mit au petit pas, comme une per-
sonne qui examine le pays en artiste.
Devant la maisonnette toute garnie de chèvrefeuille que
mars fleurissait déjà, elle s'arrêta, et comme la garde-
barrière apparaissait pour ouvrir :
— Madame, dit-elle, je voudrais aller à Carvin. Suis-je
sur la bonne route ? '
—• Ça ! fit la vieille Annette, par une locution familière
au pays. Vous n'avez qu'à finir de traverser le bois en
tirant sur votre droite...
La comtesse Fanny, en même temps, mettait pied à
terre et attachait son cheval au tourniquet d'un contrevent.
— Je vais me reposer dix minutes... Vous permettez,
ma bonne dame ?
— En ce cas, entrez... Entrez, je vous prie.,.
Après avoir résisté juste le temps nécessaire, Fanny
obéit à la cordiale invitation. Déjà, la vieille Annette met-
tait sur la table de bois blanc un bol de faïence bleue qui
faisait paraître plus blanc et plus éclatant le lait qu'elle
contenait...
— Vous êtes vraiment trop aimable, dit Fanny... Mais,
dites-moi, vous-vivez seule, ainsi, dans cette maison, loin
de tout, sans personne pour vous tenir compagnie ?...
— J'ai un fils... répondit la bonne vieille.
—r Ah !... un fils... E t il vous aide, sans doute ?...
— Oui... mais en ce moment, il a des occupations...
à Lille...
Et elle poussa un soupir.
Fanny la considérait de son œil clair et perçant. Elle
constatait les ravages que les chagrins avaient faits sur
cette robuste nature de paysanne... Elle analysait l'enflure
des veines des tempes, déjà durcies en frêles arbores-
cences toutes raides...
— Il ne faudrait qu'un souffle pour éteindre cette vie,
songea-t-elle.
— J'ai aussi une fille, reprenait à ce moment Annette,
dont le visage s'éclaira soudain d'une auréole de tendresse.
— Oh ! alors, je ne vous plains pas, dit Fanny avec une
admirable mélancolie. Moi, madame, je suis mariée depuis
six ans, et ce serait pour moi un bien grjmd bonheur que
d'avoir une fille... mais hélas !...
— Pauvre dame ! murmura Annette.
'J>

LA. MIGNON DU NORD 123

— Ce doit être si bon, continua F'auny, de choyer et de


caresser une fillette, de natter ses cheveux blonds... Et
quand elles sont toutes petites, ont-elles de ces réflexions
mignonnes et qui vous rendent folles de joie !...
La vieille mère avait joint les mains et écoutait, extasiée.
— Voilà, dit-elle d'une voix profonde, ce que j'éprou-
vais quand ma Jeanne était toute enfant... Comme vous
en parlez bien, madame !...
— Tiens ! fit gaiement Fanny, elle s'appelle Jeanne ?...
Comme moi !...
Le regard d'Annette devint plus sympathique encore et
plus tendre. Elle admirait cette belle dame si peu fière, et
elle éprouvait pour elle, qui lui parlait de sa fille, un
sentiment où il y avait de la tendresse maternelle...
— Et plus tard ! reprit Fanny, quand elles sont gran-
dettes, et qu'elles s'occupent des soins du ménage...
— C'est tout à fait le portrait de ma Jeanne ! s'écria la
mère ravie, qui, d'un mouvement machinal, rapprocha sa
chaise de celle de Fanny. Figurez-vous, madame, qu'à cinq
ans, elle voulait absolument m'aider à essuyer la vais-
selle... Et c'est qu'elle ne cassait rien !... Ah ! c'est une
fille soigneuse, et belle, et sage... vous pouvez demander
à tous ceux qui l'ont connue.
— Oh ! mais... vous me donnez envie de la connaître
aussi, s'écria Fanny. Si vous le permettez, je vais attendre
qu'elle rentre... Je suis si heureuse quand je vois une mère
heureuse !...
Les yeux de la vieille s'humectèrent de larmes.
— Elle n'est pas ici, fit-elle d'une voix basse et étran-
glée. Elle est loin, bien loin...
— Ah ! mon Dieu !„. Et moi qui vous parle ainsi
étourdiment... Je vous ai chagrinée, sans doute...
— Oh ! non, madame... je ne suis jamais aussi contente
que lorsque je parle de mon enfant... Et puis, je vais la
revoir... je pars après-demain pour Nice !...
— Nice ?... Tiens, mais je connais Nice, moi !... J'y
étais encore cet hiver...
. — Oh ! madame !... qui sait si vous ne l'avez pas vue !...
' — Cela se peut bien... mais... excusez ma curiosité...
que fait-elle à Nice... si loin de vous ?...
— C'est une belle et bonne personne qui l'a emmenée
là-^as, parce que... la pauvre petite... s'en allait de la
poitrine...
Annette éclata en sanglots.
©

124 MARIE-ROSE

— Àh ! ]'ai eu bien du chagrin, allez !... J'en ai versé,


des larmes !... Que de fois je me suis révoltée !... Mais alors
je songeais que j'étais égoïste et je me soumettais...
J'aime encore jnieux que ma fille vive loin de moi,
pourvu qu'elle vive !... Et alors, madame, c'est donc vrai
que le climat de ce pays-là est bon pour les maladies de
poitrine ?
— Excellent, dit Fanny. Pauvre demoiselle !... Et il y a
peut-être bien longtemps qu'elle est partie ?... Peut-être
plusieurs mois ?... Ah ! comme je vous plains !...
, — Plusieurs mois !... s'écria Annette. Plus de cinq ans,
madame !...
Fanny eut un geste de stupéfaction douloureuse*
•— Cinq ans ! fit-elle sourdement. Mais, en cinq ans, une
maladie de poitrine est guérie... ou bien alors...
— Que voulez-vous dire, madame ?... balbutia la vieille
mère.
•— Rien... non... rien... Je suis une étourdie...
Fanny remarqua à ce moment que la vieille garde-
barrière était devenue toute pâle ; puis, soudain, d'un
rouge ardent, qui bientôt tourna au violet, tandis que
les veines des tempes s'enflaient...
Cela dura dix minutes, pendant lesquelles Annette
reprit peu à peu sa physionomie normale.
•— Ah ! madame, dit-elle alors d'une voix tremblante,
si je n'avais encore reçu une lettre d'elle voici quelques
jours, je croirais qu'elle est morte !...
•— Allons, allons... vous voyez bien que vous vous
trompez, puisqu'elle vous a écrit...
•— J'ai toutes ses lettres... Voici sa dernière... fit la
vieille en tirant une enveloppe de son sein.
—• Ce doit être pour vous une grande consolation
que ces lettres ! dit Fanny avec un accent de profonde
sympathie. Je suis sûre que vous passez vos soirées à
les relire... "^
— Hélas ! madame, dit Annette en hochant la tête,
cette consolation même me manque... Je ne sais pas lire...
—• Mais qui vous les lit, alors ?...
—• Mon fils... et quand il n'est pas là, une fillette qui va
à l'école et qui vient ici deux ou trois fois par mois... Par
malheur, elle lit mal... J'aime mieux que ce soit mon fils...
Mais, tenez, madame, puisque vous paraissez me plaindre,
cela me donne confiance pour vous demander quelque
chose...
LA MIGNON DU NORD 125
— Demandez, ma bonne dame ! fit la comtesse en répri-
mant un sourire,
•—• C'est bien hardi, sans doute... Je voudrais que vous
soyez assez bonne... pour me relire... cette lettre.
— Oh ! de grand cœur ! s'écria Fanny.
Elle saisit la lettre, et, du premier coup d'œil, reconnut
l'écriture de Lemercier.
— Est-ce que votre fille sait écrire ? demanda-t-elle
tout à coup.
— Elle ? fit la vieille en joignant les mains dans un geste
d'admiration et d'orgueil. Mais, madame, à quinze ans,
elle a eu son brevet !... Et si elle avait voulu, elle aurait
pris son brevet supérieur pour être institutrice... Seule-
ment, elle a préféré rentrer près de nous,la<brave enfant !...
Et Annette s'accota sur sa chaise, à demi penchée pour
mieux entendre la lecture.
Mais la belle étrangère ne lisait pas !... Elle tournait et
retournait cette lettre„en'tous sens...
— Voyons ! fit tout à coup Fanny, écoutez-moi bien,
madame. Je ne vous connais pas. Cependant, j'ai rarement
vu une personne pour m'inspirer ainsi du premier coup la
sympathie que j'ai pour vous... Il me semble, tenez, que
je parle à ma mère...
— Ah ! madame, j'ai bien vu du premier coup combien
vous êtes bonne !...
—• Eh bien ! continua Fanny nettement, je ne voudrais
pas que l'on trompe une aussi digne femme que vous !...
Annette se redressa toute droite.
Comme tout à l'heure, son visage devint d'une blan-
cheur de cire, puis tout rouge, d'un rouge violet, puis
bleuâtre... Elle retomba à demi affaissée sur sa chaise..
La comtesse Fanny ne la perdait pas de vue...
Cette fois, ce ne fut qu'au bout de "dix minutes que cette
sorte de crise s'atténua et qu'Annette put parler.
•— Pardonnez-moi, dit-elle d'une voix haletante, j'ai
souvent des étouffements... Mais vous disiez... ah !»
madame, ce sont des idées terribles qui me passent par
la tête...
— Voyons, ne vous effrayez pas... Écoutez... Je connais
Nice parfaitement... Voulez-vous me dire où demeure
votre fille ?... Et d'abord, avant tout, qui lui écrit ?...
— Mon fils, balbutia la pauvre vieille.
— Et c'est lui qui met vos lettres à la poste ?...
— Oui madame.., Mais.., Seigneur !... ces questions...
126 MARIE-ROSE

— Voyons, dites-moi à quelle adresse sont expédiées


vos lettres ?
— Rue Dumont, numéro 8, à Nice...
— Vous dites ?...
— Je dis : rue Dumont...
— Eh bien ! ma pauvre dame, je ne sais ce qui se passe
autour de vous, mais je considère comme un devoir de
vous dire qu'il n'y a pas de rue Dumont à Nice !...
La vieille jeta un cri terrible. Ses yeux agrandis mon-
trèrent à Fanny l'épouvante qui s'emparait d'elle.
— Pas de rue... Dumont ?... Mais... alors... où vont mes
lettres ?... parvint à bégayer la malheureuse mère.
—- Chez qui est votre fille ? Quelle est la personne
qui l'a emmenée ?...
— ]\Iue... Hélène de Champlicu... qui s'est mariée...
— Au procureur Lemercier ?
— Oui ! fit Annette dans un souffle.
— Et vous croyez que M m e Lemercier de Champlieu
habite Nice depuis cinq ans ?...
•— Oui ! .répéta l'infortunée.
— Eh bien! écoutez : je connais très bien M m e de Cham-
plieu ; depuis cinq ans, elle n'a pas quitté Lille S...
Les yeux de la vieille devinrent hagards. Ses lèvres se
tuméfièrent. Ses dents s'entre-choquèrent. Son visage
reprit cette teinte violacée qui indique la crise d'apo-
plexie imminente. Elle lit un efîort pour prononcer
quelques mots, mais n'y parvint pas.
Fanny s'était levée, et, comme si elle n'eût pas remarqué
l'état alarmant de la pauvre Annette, froidement, elle
ajouta :
— Cette lettre, madame, ne vient pas de votre fille. Elle
a été sûrement écrite par un homme... C'est une écriture
d'homme qu'on s'est donné la peine de dissimuler sur
l'en\eloppe, mais non sur la lettre...
Annette râlait... Se_s yeux se convulsaient... L'effrayante
» vérité lui apparaissait...
— Et tenez, madame, acheva Fanny, j e vais peut-être vous
causer du chagrin... mais je ne veux pas qu'une brave femme
comme vous soit trompée... A mon avis, depuis longtemps...
votre fille... votre Jeanne... eh bien !... elle est morte !...
La vieille mère de Jeanne et de Jacques fit un dernier
effort pour jeter un cri... Aucun son ne sortit de ses
lèvres... Elle essaya de se lever, et, brusquement, tomba
sur le carreau.,.
IA MIGNON DU NORD 127
Fanny la contempla froidement durant quelques
minutes, puis, simplement, murmura :
— Je crois qu'elle aura bien du mal à s'en remettre !...
Alors elle s'élança au dehors, sauta sur son cheval, et,
comme elle l'avait dit, se mit à galoper sur la route de
Carvin. Il y avait quelques instants à peine qu'elle s'était
éloignée, lorsqu'un coup de sifflet strident déchira l'espace.
— L'express 1 murmura-t-elle. Il était temps !...
De Carvin, la comtesse Fanny gagna Seclin, puis se
dirigea sur Lille.
Toute la soirée et les deux jours suivants, elle attendit
vainement Jacques Maing...
— La vieille est très malade, songea-t-elle.
Le soir du troisième jour, Jacques se présenta enfin à
l'hôtel : il était vêtu de noir... Quelle que fût sa puissance
sur elle-même, Fanny tressaillit. Elle eut le courage de
murmurer :
— Je crois, mon ami, avoir trouvé un moyen d'empêcher
votre mère de partir...
— Ma mère est morte ! dit Jacques.
Et une grosse larme roula dans ses yeux,,*

XV
MAITRESSE ET FIANCÉE

Un soir de septembre, Fanny était assise à une table de


sa chambre à coucher, la tête dans sa main gauche, tandis
que la droite alignait sur une grande feuille de papier
des colonnes de chiffres.
A quelques pas d'elle, Jacques Maing, assis dans un
fauteuil, la contemplait silencieusement.
Il portait un costume élégant de coupe et d'allure, mais
effacé et presque modeste de tonalité, — quelque chose
comme le costume d'un secrétaire intime ou d'un inten-
dant de grande maison.
Quant à Fanny, elle était vêtue d'un de ces merveilleux
déshabillés qui la faisaient si belle et si désirable.
Tout à coup, elle rejeta la plume, se renversa en arrière
sur le dossier de son fauteuil, tourna à demi la tête vers
Jacques et eut un sourire aigu.
128 MARIE-ROSE

— Eh bien ? demanda le jeune homme avec une sorte


d'anxiété.
—• Eh bien ! mon cher, c'est bien ce que je te disais :
je suis ruinée.
Jacques tressaillit, se mordit les lèvres ; puis, en hési-
tant :
— Mais... je t'ai remis... il y a moins de six mois .. cin-
quante-cinq mille francs... tout ce que j'avais !
Fanny haussa les épaules.
•— Pauvre garçon ! fit-elle avec une pitié dédaigneuse.
Tu ne te déferas donc jamais de tes idées de l'autre
monde... du monde où l'on souffre, où l'on peine pour
gagner quelques francs_en un jour de labeur... Jacques,
mon ami, prends-y bien garde !... Tu es le secrétaire de la
comtesse Fanny S Tu n'es plus le misérable petit employé
qui pousse des wagons... Tu dois commencer à savoir
que cinquante mille francs ne sont pas une somme...
Si tu ne le sais pas, il faut faire comme si tu le savais,
et quitter ces étonnements perpétuels...
— Vous êtes- cruelle, Fanny I murmura Jacques.
•— Parce que, d'une main énergique, j'arrache de ton
esprit les mauvaises herbes ! Parce que je veux faire de
toi un homme vraiment fort, capable d'envisager toutes les
situations ! Parce que je veux t'élever au-dessus de toi-
même ! Parce que je t'aime, enfin !...
Jacques frissonna.
Il se leva, s'approcha de Fanny, s'assit à ses pieds sur
un coussin, posa sa tête sur ses genoux, et balbutia ;
— Tu m'aimes ?...
— Enfant !... Ne t'en ai-je donc pas donné la preuve ?...
Ne suis-je pas à toi tout entière depuis près de six
mois ?... N'ai-je pas commis l'imprudence de t'introduire
dans cet hôtel, sous prétexte que J'avais besoin d'un
secrétaire ?...
— Personne ne le sait !... J'y vis plus claustré qu'un
moine au fond de son couvent ; je ne sors que rarement, et
jamais que la nuit...
— Il n'importe !... Il y a tant de gens que la curiosité
exaspère ! Il y a des yeux qui percent les murailles les
plus épaisses, Jacques... Mais'pour toi, j'ai tout bravé.,
mon honneur et ma vie, je te les ai remis... je ne sais
quel fatal ascendant tu exerces sur moi, mais dès l'instant
que je t'ai vu, j'ai compris que j'étais à toi...
LA MIGNON BU NORD 129

— Oui, tu m'aimes ! s'écria Jacques, enivré. Tu m'aimes,


rna belle, ma divine maîtresse I... C'est bien vrai I Et par-
fois, je me demande si je ne fais pas un rêve étrange, et si
je ne vais pas me réveiller en présence d'une réalité
sinistre !... Car si tu m'aimes... que dirai-je de moi ?...
Quand je suis une demi-journée sans te voir, il me semble
que le soleil s'éteint... Sais-tu quelles sont mes nuits
d'angoisse et de torture lorsqu'il m'arrive... oh ! je ne t'en
fais pas le reproche... de trouver la porte de ta chambre
verrouillée ?... Tu paries de l'ascendant que j'ai sur toi...
Mais tu ne sais donc pas que, sur un de tes regards, sur
un signe de toi, je bouleverserais le monde... je...
— Eh bien ? fit la sirène d'une voix suave, en entourant
de ses deux bras la tête de son amant. Pourquoi t'arrêtes-
tu ?...
— Parce que je sais bien que tu connais mon cœur... Tu
me sais capable de tout pour te conserver... même d'un
crime !...
— Un crime, Jacques î Que dis-tu là ?...
•— La vérité, sur mon âme î
Elle se pencha, l'étreignit davantage, et, tout bas ;
— Ainsi, Jacques... si je te donnais un ordre ?.,.
— Je l'exécuterais !... quel qu'il fût I...
— Si je te disais... de... -voler I...
— Je volerais î
— De... tuer !..„
— Je tuerais ! répondit Jacques en serrant les poings,
— O mon cher bien-aimé !... Te voilà donc comme je te
voulais ! s'écria Fanny. Oui, je le vois bien... tu es bien
à moi, tout entier, corps et âme...
— Corps et âme I répéta Jacques. Crois-tu donc que je
puisse oublier le pacte d'amour qui nous lie ?
— Non, non !... Tu es capable de tout, même d'un effort
héroïque, mon cher amant i... Car c'est cela que je vais te
demander... Des crimes ? Des vois ? Des meurtres ?...
Allons donc, mon Jacques, c'est bon pour les natures
vulgaires I Quand une femme comme moi est ruinée,
quand elle est à la veille de la catastrophe, quand le
léger édifice qu'elle a élevé menace de s'écrouler... eh bien!
Jacques, elle ne vole pas I elle ne tue pas !... elle se marie !
Jacques Maing bondit et se remit debout. Puis, saisis-
sant les mains de sa maîtresse :
— Tu ne m'aimes plus ! bégaya-t-il.
— Qui te parle de cela ?...
8
130 HARIE-RGSH

— Tu veux me quitter I
— Jamais !.,.
Et en elle-même, eîîe ajouta ;
— J'ai eu trop de mal à le conquérir pour lâcher l'ins-
trument à l'heure où il va me servir I
— Pourtant, reprit Jacques d'une voix haletante,
j'ai compris, j'ai bien entendu, tu as bien parié de te
marier !...
— Eh bien ?... Est-ce une raisoa pour ne plus t'aimer
et te quitter ?...
Jacques frémit d'épouvante...
 deux ou trois reprises, depuis qu'il connaissait cette
femme, il avait cru deviner en elle des abîmes... Cette fois,
elle se révélait tout entière, avec une suprême tranquillité.
Elle reprit, en commençant à se déshabiller :
— Il se fait tard, mon Jacques,., je suis fatiguée, je vais
me coucher... tu veux bien î... Qu'est-ce que nous
disions ?... Ah ! oui... Eh bien î non seulement je veux me
marier, mais encore tu vas m'aider... j'ai compté sur toi...
— Cet homme I... Cet homme que tu as choisi !...
Malheur à lui, Fanny î... Je lai arracherai le cœur, et
je viendrai le jeter à tes pieds !...
Fanny éclata de rire.
— Fou 1 s'écria-t-elle, ce n'est pas soa eœa^ qu'il faut
jeter à mes pieds, c'est sa fortune S...
— Sa fortune ?... bégaya l'homme gaas mime savoir ce
qu'il disait. 11 est donc riche ?,..
Fanny laissa tomber les derniers toiles qui cachaient sa
nudité, et apparut dans sa splendide impudeur. D'un mou-
vement brusque, elle rejeta i'une après l'autre les mules
de satin qui emprisonnaient ses pieds d'enfaaî et se Jeta
en travers du lit...
— Riche ? fit-elle alors. Sans doet® 3 Est-ce que je me
marierais, sans cela ?... '
— Qui est-ce ? Qui esl-ce ? gronda Jacques, dont !es
yeux vacillants s'emplissaient du spectacle de cette beauté
qui s'offrait à lui...
— Tu le sauras tout à l'heure, dit Fanny, quand tu seras
plus calme... quand tu auras bien compris mon plan...
Mais tu t'exaltes... tu ne veux pas voir que dans six mois,
dans un an au plus tard, il n'y aura plus rien ici à moi,
que mes dernières ressources sent épuisées...
— Je travaillerai i dit Jacques.
hk MiQNON BÏJ NORD 3131

•~ A pousser des wagons ? Quelques francs par jour !


Une chaumière et un cœur 1 Merci : je garde ton cœur,
mais je ne veux pas de la chaumière i
Jacques grinça des dents...
— Je volerai !...
— Qui ?... Quoi l..'l Comment ?... Ah l naïf ! tu crois
donc qu'on s'improvise voleur ?... Tu partiras donc un
beau soir pour pénétrer quelque part avec escalade et
effraction... tu seras pris sur ie fait, ou le lendemain...
et je te perdrai !... Et, en mettant les choses au mieux,
ton acte imbécile t'aura rapporté dix, quinze ou vingt
mille francs... à moins que ce ne soit dix, quinze ou vingt
louis !... Mais songe donc, malheureux, qu'il m© faut
six cent mille francs rien que pour payer mes dettes S...
Songe que j'ai six mois pour trouver cela I...
Jacques, dans us mouvement de rage, tordit ses mains.
Eclatante de beauté dans sa nudité, exagérant avec un
art consommé l'impudeur de ses poses, Fanny le regardait
avec un sourire de séduction provocatrice.
— Ecoute, reprit le malheureux, cela ne peut pas être...
cela ne sera pas... Il y a un moyen de tout arranger... tu
peux vendre tes bijoux... il y en a ici pour plus de cent
mille francs...
— Trois cent mille, rectifia tranquillement Fanny.
— Bon ! fit-il d'une voix rauque. Une fois cette somme
réalisée, nous fuyons, nous partons, nous allons vivre à
l'étranger, dans quoique beau pays... en Italie, si tu veux...
— Et alors ?... Dans un an, dans deux ans, ce sera à
recommencer ! Je rae trouverai en présence ds la misère...
—• Tiois cent mïlla francs en deux ans ?... gronda
Jacques.
— Oui... Ma vie, à mol, c'est îe luxe I le taxe effréné ! le
luxe inou'rt J'ai besoin d'être admirée î J'ai l'horreur des
choses pauvres et l'adoration des choses riches ! Il me
semble que je ne seiais pas vêtue si la chemise de batiste
que je porte valait moins de dix louis... sans les dentelles...
Que veux-tu ? Je suis ainsi... <
Elle s'assit brusquement sur îe bord du lit et ajouta :
— Tu ne sais donc pas que j'ai dévoré des millions 1...
Elle montrait ses petites dents aiguës, et ses yeux pro-
fonds avaient alors une clarté funeste...
— Des millions ? murmura Jacques.
Pour la première fois, l'éclair rapide d'-un soupçon*
traversa son esprit.
\odà MARÎE-ROSB

— Des millions ? répéta-t-iî. Où les as-tu pris 1


— Des héritages que j'ai faits, dit-elle en bâillant... des
parents que j'avais là-bas... en Russie...,mais qu'importe !
Ce qui importe, mon Jacques, c'est que je veux être heu-
reuse et te voir heureux. Or, il n'est pas de bonheur pos-
sible sans richesse. Le bonheur, Jacques, c'est la jouissance
de la vie, de toute la vie... Et comme tout se paie, comme
tout s'achète, il faut de l'argent, beaucoup d'argent pour
être heureux !...
Jacques, à demi courbé, haletant, la sueur au fronts
se repaissait de ces effrayantes théories.
Mais la passion de la jalousie était déchaînée en lui.
Il eut un geste violent et répéta :
— Jamais ! Jamais !... Je te tuerai ! Et je me tuerai !...
Elle haussa les épaules avec une indulgente pitié, et
reprit :
— J'ai mis des années â conquérir ici la situation que
j'ai acquise. J'y ai engagé tout mon capital. L'heure est
venue où je dois... où je veux récolter le produit de mes
efforts !... Ecoute !... Je t'ai rencontré un peu tard... Moi
aussi, jadis, quand j'étais une toute petite fille inexpéri-
mentée, j'ai rêvé de tout sacrifier à un homme que
j'aimerais...
Ses yeux se perdaient dans le vide, comme si elle eût
évoqué des images lointaines... Peut-être, à ce rnoments
avait-elle oublié Jacques !...
•— Oui, continua-t-elle, si j'avais alors rencontré cet
homme, s'il m'avait aimée comme je l'eusse aimé... avec
quelle joie j'eusse renoncé à la vie de plaisirs et de luxe
que je me suis créée !... avec quel indicible bonheur j'eusse
donné mon âme !... J'eusse arrangé mon existence pour lui
plaire... S'il lui avait convenu de vivre dans quelque cam-
pagne solitaire, il y eût vécu... et moi, j'eusse été là pour
le soigner, pour rafraîchir son front de mes baisers, pour
le délasser de ses nobles travaux, pour l'envelopper de ma
tendresse...
Ces derniers mots n'avaient été qu'un murmure indis-
tinct... Et Jacques, en proie à une violente émotion, vit
jaillir deux larmes brillantes de ces yeux qu'il ne croyait
pas faits pour pleurer... ïl s'avança vers elle, et tombant
à genoux :
— Il n'est pas trop tard ! dit-il d'une voix ardente. Cet
homme que tu cherchais, le voici, puisque je suis à tes
pieds !...
LA MIGNON DU NOS» 133

Fanny tressaillit, comme s! elle eût été arrachée à un


rêve. Elle ramena son regard sur Jacques Maing, et, se
renversant en arrière sur le lit, éclata d'un rire nerveux,
qui résonna, funèbre et sinistre, dans le silence.
Jacques se releva... Il était pareil à ces damnés de la
légende devant lesquels se referme brusquement la porte
du paradis entrevu.
— Toi ! s'écriait Fanny. Non, mon Jacques ! Tu ne te
connais pas !... Tu n'es pas l'homme de ces sottises... je
veux dire de ces tendresses champêtres et virginales...
Heureusement, je te connais, moi ! Tu es l'homme de la
passion I l'homme de la violence !... Et c'est pourquoi je
t'aime I... Et c'est pourquoi tu vas m'aider à assurer notre
bonheur à tous deux !...
Il secoua rudement la tête.
Elle fronça les sourcils et, par un rapide coup d'œil,
s'assura que son revolver était à portée de sa main.
— Ainsi, dit-elle, tu refuses ?
— Je refuse le partage, la honte, le supplice ! Tout ce
que tu voudras, hormis cela !
Elle sauta du lit, courut à la porte qu'elle ouvrit, et
revint prendre sa place. Et alors, elle dit :
— Ecoute, Jacques I Je t'aime bien, c'est vrai. Je suis
capable de bien des sacrifices pour toi, c'est vrai !... Riais
sache-le, en me donnant à toi, j'avais compté sur ta
vigueur, ton énergie et ton dévouement... Je vois que je me
suis trompée... Adieu donc, Jacques !... Va, mon ami, le
chemin est libre !.,. Va... j'agirai seule... \
— Tu me chasses ? rugit-il.
— Oui, fit-elle nettement.
— Et moi, je ne m'en vais pas î... Tu es à moi, je te
garde 1...
Il s'avança, la figure convulsée par la passion, l'haleine
rauque...
Fanny saisit le revolver, et, d'une voix calme :
— Un pas de plus, mon Jacques, et tu es mort...
Il s'arrêta subitement. Non qu'il eût peur de mourir...
Mais renoncer à elle !... renoncer à cette beauté qui
s'offrait à lui, à l'ivresse brûlante de ces nuits d'amour !...
A cette idée, il vacillait... Ses yeux, avidement, détail-
laient l'harmonieuse et puissante nudité de Fanny.
Il baissa la tête...
Brusquement, il éclata en sanglots et bégaya :
— Tu me tuerais ?...
134 MASIE-KOSa

— Choisis, répondit-elle : cette porte, ce revolver ou


moi !...
Il s'écroula sur les genoux, tendit ses bras... Fanny
rejeta le revolver, et, sa physionomie se transformant
aussitôt, la dompteuse d'hommes, d'une voix qui exalta
Jacques, murmura :
— Allons, enfant... va fermer la porte... mets les ver-
rous, qu'on ne nous dérange pas... et viens... viens... je
t'aime !... \
Quelles furent alors les propositions que Fanny déve-
loppa à l'oreille de Jacques, désormais vaincu ? Quel plan
lui exposa-t-elle ?
C'est ce que nous allons savoir en nous transportant
dans le salon du procureur Lemercier de Champlieu...
Procureur ? Il ne Test plus : il a donné sa démission de
magistrat, prétextant l'immense chagrin que lui a causé
la mort de sa femme. Maintenant, il vit à Lille, fort retiré,
menant une existence sévère, s'absentant parfois ostensi-
blement pour aller voir sa fille, dit-il. Cette Mlle, d'ailleurs,
il en parle de moins en moins... On commence à l'oublier
autour de lui...
Environ dix mois après la mort d'Hélène, M. de Cham-
plieu, donc, se promenait à pas lents dans son cabinet de
travail, fumant un excellent cigare après son déjeuner,
lorsqu'on vint lui annoncer une visite : celle de la comtesse
Fanny.
— Faites entrer au salon, dit-ii.
Cette femme qui connaissait une partie de ses secrets,
dans l'ivresse du triomphe il l'avait oubliée !,..
Que lui voulait-elle ?... Rien de mal, sans doute !...
Riche comme elle était, jeune, belle, adulée, ce ne pouvait,
en somme, être une ennemie dont il eût quelque chose a
redouter...
Lemercier jeta son cigare, et passa au salon.
Fanny se souleva à demi et lui tendit les deux mains.
— On dirait que c'est elle qui me reçoit ! grommela
Lemercier en lui-même. Etrange créature î
— Cher monsieur Lemercier, disait Fanny, je vous ai
sans doute dérangé...
— En effet, madame... je travaille en ce moment à un
grand ouvrage sur la réorganisation de la répression des
crimes et délits... Excusez-moj... ce sont là des mots bien
barbares pour être prononcés devant une jolie femme..
hh MISNON BU NOBS 135

— Mais pas du tout, chef monsieur Lemercier.,. je me


suis fort occupée de crimes et délits ! Mon Dieu, oui, telle
que vous me voyez, avec mes apparences fantasques, j'ai
fait de ces études-là, moi !... D'ailleurs, quoi de plus émou-
vant qu'un beau crime ? Quoi de plus passionnant qu'un
criminel qui cherche à dérouter la justice et qui y parvient
souvent ?... Mais de quoi vais-je parler là ?...
— Je vous assure que vous m'intéressez vivement, dit
Lemercier en tressaillant.
-— Oui, mais moi, je ne veux pas abuser de votre poli-
tesse, et vous arracher à vos travaux sur la réorganisation
de la répression,.. Sujet magnifique, monsieur Lemer-
cier !...
ïl lui jeta un regard incisif.
C'était la troisième fois qu'elle l'appelait a Lemercier ss,
alors que tout le monde, à Lille, l'appelait n, de Champ-
lieu ».
— J'étais venue, reprit Fanny en ouvrant un élégant
carnet qu'elle tenait à la main, j'étais venue pour vous
intéresser à nos pauvres... Vous savez que j'ai dû accepter
la présidenc® de l'Œuvre des Petits Métallurgistes de
Fives.
— Œuvre philanthropique, dit Lemercier rassuré, et
bien digne de l'intérêt de tous les gens de bien...
— N'est-ce pas ?... Enfin, voici r avec ces dames, nous
organisons une grande vente, qui aura lieu au théâtre.
— Vente de charité...
— Sans doute ! j'aurai, dans cette vente, mon petit
magasin, comme toutes ces dames. Mais il m'est venu
une idée. Devinez. Ah ! dame, je ne dis pas que cela
ne fera pas un peu crier... mais, pour nos chers pauvres,
que ne ferions-nous pas ?...
— Ma foi, je vous avoue que je ne vois pas trop...1
— Faites un petit effort...
•— Un beau tableau, peut-être ?
— Vous n'y êtes pas i
— Quelque magnifique statue ?...
— Vous y êtes !... Eh bien! oui, c'est une statue que
j'exposerai à ma petite vente... Au plus offrant et dernier
enchérisseur 1... Et, vous le voyez, je cfierche déjà les
enchérisseurs pour les inscrire sur mon carnet...
•— Alors, madame, inscrivez-moi... Je suis décidé à
triompher : quelle est la dernière enchère ?...
— Un million, dit tranquillement ta^ny.
138 MASIK-ROSa

Lemercier bondit et jeta sur l'étrange visiteuse un


regard de stupéfaction.
•— Donc, reprit Fanny, vous enchérissez ?... De com-
bien ?
Et elle se tenait prête à écrire, souriante, son crayon
à la main.
— Un million !.., reprit Lemercier. C'est une plai-
santerie...
•— Mais non, mon cher monsieur... Je vous assure que
la statue vaut davantage...
— C'est donc un merveilleux chef-d'œuvre inconnu ?...
•— C'est une statue vivante... dit paisiblement Fanny,
et cette statue...
— Eh bien ?... bégaya Lemercier abasourdi, presque
avec de la terreur.
— Eh bien 1 vous l'avez devant vous... Cette statue,
c'est moi !
L'ex-procureur fut pris d'un rire nerveux. Fanny
demeura sérieuse, le considérant de son œil de sphinx.
— Ah I par ma foi, c'est fort drôle ! s'écria Lemercier.
On m'avait bien assuré que vous étiez romanesque...
— Mais vous ne pensiez pas que je pousserais la fan-
taisie jusqu'à me mettre à l'encan ?
Ceci fut dit avec une telle netteté, avec une si effrayante
expression de cynisme que Lemercier se demanda s'il
avait affaire à une folie, ou à une terrible intrigante.
Pour la première fois depuis qu'il la connaissait, il
songea à la regarder attentivement, il détailla la ligne
harmonieuse et ferme du corps moulé dans un impeccable
costume, la beauté réellement prestigieuse de la tête, îa
délicate finesse des mains... et il frémit...
Quelque chose comme l'aube d'un désir s'éveilla en lui...
— Vous examinez la statue ? dit railleusement Fanny.
Et vous vous demandez si elle vaut le million ?...
Elle avait surpris cet imperceptible frémissement de
passion naissante chez Lemercier, et elle se sentait forte ,
désormais... Elle jouait avec lui comme une chatte avec
la souris.
— Mademoiselle, balbutia l'homme, croyez bien... que la
plaisanterie... énorme... q ue vous venez de faire... ne saurait...
— Vous exciter à me manquer de respect ? interrompit
brutalement Fanny. Je le regrette !
Une flamme, cette fois, s'alluma au fond du regard de
Lemercier.
Ï.A MIGNON DU NORD 137

Cette fille splendide qui s'offrait avec une si superbe


impudence devait être un rare instrument d'amour...
Sa tête s'embrasait, sa langue s'embarrassait...'C'était 1B
coup de passion foudroyante qui, chez certaines natures,
se déchaîne avec une impétuosité de tempête. Il entrevit
des délices étranges. Des mots cyniques bourdonnèrent
dans son esprit sans qu'il osât les formuler...
Il allait se lever, affolé, étendre les bras... il haletait...,
Et ce fut à ce moment que Fanny, d'un ton glacial,
prononça :
— J'ose espérer, monsieur de Champîieu, que vous
n'avez pas pris mes folies au sérieux... Que voulez-vous ?...
je suis restée gamine. Seule, sans affection, sans amour,
ne connaissait rien de ce que savent toutes les jeunes
filles de mon âge, mes nerfs s'exaspèrent quelquefois...
et alors, je m'amuse...
— Cruellement I dit Lemercier à voix basse.
— Allons, reprit-elle en rougissant sans effort, revenons
aux choses sérieuses... Pour combien faut-il vous ins-
crire ? Je vous préviens que mon crayon se refuse à écrire
moins de cinq louis...
— Mettez cinquante, dit Lemercier avec emphase.
— Très bien : mille francs. Vous êtes généreux, mon-
sieur de Champîieu... Adieu... et merci... pour nos pauvres
petits métallurgistes...
Elle se retirait. Lemercier s'avança rapidement vers elle,
— Est-ce bien adieu ? murmura-t-il ardemment.
— Au revoir, si vous voulez, répondit-elle.
Et elle partit en riant gentiment...
Lemercier, à quarante-trois ans, n'avait encore éprouvé
ni amour ni affection. Le seul mouvement de passion qu'il
eût eu jusqu'alors, avait été une furieuse jalousie lorsqu'il
avait appris que sa femme — la pauvre Hélène, si pure, si
noble, hélas ! — le trompait... Mais, là même, il n'y avait
eu que de l'orgueil froissé.
En réalité, Lemercier n'avait jamais eu le temps
d'aimer.
Son cœur était parfaitement incapable de ce sentiment
tout de douceur et de dévouement qui s'appelle l'Amour.
Mais son esprit même était demeuré vierge, tout entier
aux calculs d'une ambition effrénée...
Lorsque Fanny fut partie, il passa les mains sur son
front brûlant. Il oublia alors que cette Fanny l'avait
menacé, qu'elle détenait une partie de ses secrets, il oublia
138 MASSSB-HOSB

l'anormale situation qu'elle occupait à Lille, et que lui-


même, alors qu'il était procureur, l'avait lait surveiller...
Cette surveillance n'avait d'ailleurs servi qu'à prouver
Jusqu'à l'évidence la rigoureuse honnêteté de Fanny I Et
de cela, il se souvenait très bien.
— Mystérieuse fille 1 se dit-il. Elle parie comme n'ose-
rait pas parler la plus vile intrigante, et, sûrement, elle est
honnête !... Si elle ne l'était pas, d'ailleurs, oserait-elle se
livrer à des plaisanteries aussi scabreuses ?... Un peu
folle, trop romanesque... mais si belle !... Ah çà ! qu'est-ce
que j'ai donc, moi ?... Allons, allons, n'y pensons plus !...
Et il n'y pensa plus !
Ou du moins, il crut qu'il n'y pensait plus...
Seulement, huit jours plus tard, il sonnait à l'hôtel de
la comtesse Fanny.
Il fut introduit dans un magnifique salon dont, rapide-
ment, il évalua les richesses.
Non, non !... L a femme-qui habitait là ne pouvait être
une intrigante.
Au bout de dix minutes pendant lesquelles il se sentit
peu à peu pénétré par les parfums capiteux épandus dans
cette atmosphère, une dame âgée, de visage calme sans
sévérité, physionomie éminemment respectable, entra
dans le salon.
Elle s'enquit de ce qui amenait la visite de M. de
Champlieu. Et celui-ci, pris de court, se mit à balbutier...
Il passait... il avait voulu présenter ses hommages à la
comtesse...
— Mon Dieu, monsieur, s'écria îa vieille dame respec-
table, je ne sais comment vous dire... vous expliquer... Ma
pupille sera flattée de cet honneur... mais c'est une si folle
enfant, monsieur !... ajouta-t-elle en soupirant, et sa posi-
tion est si délicate... Enfin, jamais nous jie recevons à
l'hôtel... que les soirs de gala... et ma pupille n'invite que
ces dames de la société lilloise, trop heureuse, d'ailleurs,
qu'elles soient alors accompagnées de leurs maris...
Lemercier s'excusait, se confondait en salutations et
voulut se retirer. Mais la vieille dame le retint, parla de la
France, puis de la Russie, de Pétersbourg et de Moscou,
donna des détails sur la grande société russe...
Enfin, l'ancien procureur se retira, étourdi, enchanté au
fond de pouvoir se dire ;
•— Tiens, tiens... elle ne reçoit pas les hommes seuls...
mais elle est pleine de boa sen.ss cette petits folle I...
i
LA MIGNON SU NORD 139

Il ne la revit plus qu'à la fête de charité qui fut donnée


au théâtre.
Le surlendemain, Lemercier la rencontra au bois de Bou-
logne, et la salua en faisant mine de s'arrêter. Mais elle
répondit par un gracieux sourire et passa.
•— Il faut que je la voie, que je lui parle i pensa dès
lors Lemercier.
' E t il se donna à lui-même comme prétexte qu'il avait
besoin de percer le mystère qui entourait cette jeune fille.
Elle connaissait Pierre Latour ! Elle savait que le forçat
était innocent 1 II est vrai que c'était déjà une vieille his-
toire... Il est vrai que Fanny paraissait l'avoir complète-
ment oubliée... Il est vrai enfin que la mort d'Hélène avait
supprimé le principal danger... Et d'ailleurs, Pierre Latour
ne s'était-il pas reconnu coupable ? Même en supposant
que Fanny révélât son innocence, l'ancien procureur
savait avec quelles difïicultés presque insurmontables on
arrive à mettre la justice en mouvement quand il s'agit
d'innocenter un condamné... Tout le rassurait donc.
Au fond, ce qui l'inquiétait le plus, c'était de savoir
quelles avaient été les relations de Fanny et de Pierre
Latour... Elle avait dit que cet homme l'avait mortelle-
ment insultée... mais quelle était cette insulte ? De quoi
avait-elle eu à se venger ?... Et derrière toutes ces ques-
tions, Lemercier devinait une jalousie...
Lui, jaloux ?... De Fanny ?... De Pierre Latour ?...
Allons donc ! Il haussa les épaules...
Un matin, il sortit à cheval. Ce n'était pas un brillant
cavalier, mais, enfin, il se tenait suffisamment.
Depuis quelque temps, l'idée lui était venue tout à coup
d'apprendre l'équitation. Et il ne voulait pas s'avouer que
c'était à cause de Fanny qui, tous les matins, faisait sa
promenade en amazone consommée. Tous les matins,
donc, depuis une quinzaine, Lemercier montait à cheval,
mais jusqu'ici la chance ne l'avait pas favorisé...
Ce matin-là, comme il longeait la rue Solférino pour se
rendre au champ de manœuvres où il s'exerçait dans l'art
des voltes, des demi-voltes et des changements de main,
il tressaillit tout à coup : à cent pas devant lui, par le
boulevard des Ecoles, une amazone débouchait sur la rue
de Douai... C'était Fanny !...
Il se mit à la suivre, les tempes sourdement battues. Elle
sortit par la porte de Douai, et bientôt il constata qu'elle
prenait la route de Seclin.
140 HAKis-Eosa
Un instant, Lemercier eut la pensée de faire demi-tour.
Cette route de Seclin lui rappelait trop de souvenirs... C'est
là qu'il avait livré la pauvre petite innocente... Marie-
Rose... Où était-elle maintenant !... Que devenait-elle !...
Morte, peut-être î...
Une angoisse étreignit le misérable à la gorge. Il pâlit...
Mais la silhouette de Fanny semblait le fasciner, l'attirer
invinciblement... Il continua !... trottant quand elle trot-
tait, passant au pas quand elle reprenait cette allure !...
Une fois tés faubourgs franchis et les dernières maisons
du Petit-Ronchin dépassées, Fanny se mit au galop.
Lemercier l'imita... Il frémissait maintenant... Tous les
détails de l'horrible nuit de Noël lui revenaient avec une
implacable précision... il se revoyait au fond de son coupé,
aspirant l'air froid, par la glace baissée... il revoyait la
petite dans son coin, terrorisée, osant à peine sangloter...
il reconnaissait les détails de la route...
Et brusquement, l'endroit précis lui apparut, où le
hideux crime s'était accompli... l'endroit où stationnaient
les deux misérables roulottes.
Non ! il n'irait pas plus loin !... Il ne pouvait pas 1...
Et tout en se criant cela en lui-même, il continuait à
galoper, les yeux fixés sur cette femme qui semblait
l'entraîner et lui dire :
— Viens !... Qu'importe un vain souvenir ! Qu'importe
un crime de plus ou de moins ! Tu es immensément
riche... Jouis de la richesse, de la vie !... Et n'ouùlle pas que
parmi les privilèges de la richesse, l'amour tient la pre-
mière place... et que l'amour s'achète... comme tout le
reste !...
Il espérait que Fanny franchirait au galop l'endroit
fatal... et lui-même, il enfonça ses éperons dans les flancs
de sa monture pour passer plus vite... Il en serait quitte
pour tourner la tête de l'autre côté.
A ce moment, Fanny s'arrêta brusquement... Entraîné
par l'élan, Lemercier fut sur elle en quelques foulées de r
galop... et il s'arrêta, lui aussi ! Il jeta autour de lui des
yeux hagards et se sentit pâlir... C'était juste à l'endroit \...
Quel caprice, ou quel hasard terrible, avait voulu que'
Fanny s'arrêtât là et non plus loin ?... Il eut à peine le
temps de se le demander.
' — Tiens ! s'écria la comtesse, monsieur de Champlieu î
Quelle heureuse rencontre t... Vous allez me tenir com-
pagnie 1...
h& MIGNON DU NOBB 141

— Tout le boafeeur est pour moi, fit l'ancien procureur


en faisant un effort psur se remettre.
— Mais vous me suiviez donc ?... Avouez-le î Mon Dieu,
vous n'êtes pas le premier, allez l
— Eh bien! oui: je vous suivais!... Mais... est-ce que
nous n'avançons pas ?
— Tout à l'heure, répondit Fanny en sautant légère-
ment à terre.
Force fut à Lemercier de mettre également pied à terre.
— Cette route est charmante, balbutia Lemercier... j'en
aime la mélancolie... j'aime ces paysages gris, à peine
ondulés, ces champs à perte de vue...
— Je vois que nous avons les mêmes goûts, monsieur de
Champlieu, dit Fanny. Seulement, moi, ce n'est pas de
la mélancolie que je trouve à cette route... c'est de la tris-
tesse... une pesante tristesse... Vous savez combien j'adore
les choses sombres et compliquées...eh bien! il me semble...
ne riez pas... il me semble voir des choses terribles, et
que de là vient l'impression d'accablante tristesse qu'ils
ont conservée...
— Quelle folie !... Ah ! je vois que vous aimez la plai-
santerie... Seulement, vous changez selon les jours...
Aujourd'hui vous avez la plaisanterie funèbre...
— Tandis que le jour de la statue aux enchères, j'avais
la plaisanterie cynique, n'est-ce pas ?... Vous aimiez mieux
cela. Moi aussi, du reste !
Lemercier se mordit les lèvres. Tout l'étourdissait dans
cette fille étrange. Chacune de ses paroles était un coup
droit porté à son cœur, à ses sens, à son imagination,
éveillant tantôt la passion, et tantôt la terreur.
Il se souvint alors des défiances qu'elle lui avait inspi-
rées lors de sa première visite. Il comprit qu'un duel allait
s'engager entre elle et lui... Il entrevit qu'elle savait peut-
être bien des choses...
Il résolut de lui arracher ses secrets, d'être le plus
fort... de la terrasser !...
La dompteuse d'hommes, calme, souriante, l'étudiait
de son œil clair et profond.
Elle aussi avait résolu de lutter... et, daas la lutte
entreprise depuis près de quatre mois, de triompher c©
jour même !
— Tenez, reprit-elle, mettez-vous ici, à ma place.» et /
regardez !... Que voyez-vous ?...
142 MÀare-Kosa
— Je Vois, dit ironiquement Lenercier, un champ où
poussent les betteraves destinées à la sucrerie que
nous apercevons îà-bas... J'avoue que c'est à donner le
frisson...
Il essaya de rire.
— Et moi, dît Fanny, je vois une route que couvre îa
neige, des arbres qui se tordent sous les rafales de l'hiver...
Et ce rebord de fossé... je suis sûre qu'on y a tué quel-
qu'un !...
•— Allons donc ! gronda le procureur. On ne tue pas ainsi
à notre époque i ïl n'y a plus de mystères ! Il n'y a plus
de romans i... Et quand il y a un mystère quelque part,
ïa justice le découvre î Et quand une personne cherche à
s'envelopper d'obscurité et joue les énigmes vivantes, il se
trouve toujours un juge d'instruction ou un policier
quelconque pour arracher les masques, soulever les
voiles...
— Heureusement ! dit Fanny. S'il n'en était pas ainsi,
où irions-nous, grands dieux ! Si tous les gredins qui ont
jeté sur leur visage le masque sévère de l'honnêteté pou-
vaient se promener impunément, ïa vie ne serait plus
tenable !... Tenez, par exemple, lo nideur scélérat qui a
accompli, son crime ici même,,.
-— Vous y tenez î...
— Eh bien î poursuivit Fanny, ii n'aurait qu'à
se déguiser en honnête îiourgeoi<s, en policier, en
procureur, en juge, au besoin, pour être tranquille !...
Heureusement, comme vous l'avez dit, la justice veille !,..
Malheur au criminel I Son masqaej tôt ou tard, lui sera
arraché !...
— Ah çà ! fit-il d'un ton rai que, mais on dirait vrai-
ment que vous avez découvert un crime ici î...
— Ah ! vous y venez J s'écria Fanny en battant des
mains et en éclatant de rire. Je vous ai fait peur !...
— Moi ? moi ?... rugit l'ancien procureur. De quoi
aurais-je peur ?...
— Mais du crime impuni I... Vous n'allez pas, je pense,
vous imaginer que je vous accuse ?... que je vous tiens
pour le criminel ?... Allons donc, mon cher, si j'avais â®
ces pensées, est-cs que je serais là !...
— Et quand même ! haleta alors Lemercisr dont îa tête
s'égarait. Quand même il y aurait eu un criais commis
ici ! Quand même j'en scraic Fauteur !... Malheur à qui ose-
LA MÏSlNOK DU NORD 143
fait me soupçonner et m'accuser î... Car, sachez-le, il y a
crime et crime !... 11 y a des crimes qui méritent le bagne
parce que le scélérat est un Imbécile qui a fait tcut ce qu'il
fallait pour Être pris... comme, tenez, comme M. Pierre
Latour !...
Ce fut au tour âa Fanny de pâlir»
Un frisson convulsiî l'agita.
« Je l'ai écrasée ! s pensa Leinercîer.
Et il redressa sa taille... Il était l'homme ! Le mâle !...
Celui auquel nul ne s'attaque impunément 2
Ce commencement d'amour, il l'oubliait... ïl se voyait
plus en Fanny que l'ennemie armée de redoutables secrets
qu'il fallait dompter d'un seul coup ....
Il reprit avec une menaçant® froideur :
— Vous voyez donc bien, mademoiselle, que votre ima-
gination romanesque vous a emportée... ïl n'y a pas eu de
crime ici... Mais comme, au bout du compte, vous pour-
riez bien avoir raison...
Il se remit en selle» et, alors, 11 ajouta .
— Je rentre de c© pas à Lille, et je vais trouver en d®
mes amis qui me doit tout... qui ne pense et n'agit que
par moi... Et comme il est juge d'instruction, je vais sim-
plement le prier de s'occuper de vous... de vous interroger
un peu... afin de savoir quel crime s'est commis ici, et qui
est le criminel... on la criminelle !...
Fanny releva la tête et eut un tel éclat de rirs qu©
Lemercier en fut comme étourdi.
— Rentrez à Lille, cher monsieur de Champlleu, dit-elle
en continuant de rire... mais voyez ma mauvaise chance I
J'avais espéré que vous seriez aujourd'hui mon chevalier...
que vous m'escorteriez... Enfan, tant pis î... J'irai seule,
malgré la superstitieuse terreur que j'éprouve sous
bois...
— Sous bois ! gronda l'ancien procureur. ïl n'y a
pas de bois par ici !
— C'est vrai, dit Fanny en sautant sur sa bête... mais
D y en a à "Wahagnics... Et c'est là que je vais !... Adieu !...
Et elle se lança à fond de train.
Lemercier demeura foudroyé sur place.,.
— Allons ! murmurait Fanny en galopant éperdument9
me voici fiancée à M. Lcmerciej de Champlieu I...
144 MABIE-KOSH

XVÏ
LA FIN D'UN VETÏVAG8

Quelques instants plus tard, Lemercier se jetait à la


poursuite de Fanny. Celle-ci ne tournait même pas la tête,
sûre qu'elle était d'être suivie et de conduire cet homme
jusqu'où il lui plairait d'aller.
Il vit Fanny entrer dans Wahagnies, puis franchir le
bourg, se lancer enfin dans la direction des bois.
Mais tout à coup elle s'arrêta et mit pied à terre. Dix
secondes plus tard, Lemercier arrivait sur elle et sautait
également à bas de son cheval. Il eut alors un geste de
surprise violente : Fanny s'était arrêtée devant le petit
château abandonné... l'ancien rendez-vous de chasse du
marquis de Champlieu !...
— Tiens ! vous voilà ? s'écria Fanny en riant. Je croyais
que vous retourniez à Lille...
•— Je vous ai suivie, dit Lemercier avec une rage con-
centrée, parce que je veux savoir pourquoi vous m'avez
parlé des bois de Wahagnies...
— Je vois que la conversation va continuer, ricana
Fanny. Ecoutez, les entretiens philosophiques au bord des
routes ne vous réussissent pas. Entrons ici... peut-être
y serez-vous plus à votre aise...
— Ici ? gronda Lemercier avec un geste de terreur.
— Et pourquoi pas ?... Ne connaissez-vous pas cette
maison ?... On y est très bien !...
— Mais, balbutia-t-il, elle n'est plus â moi... Je l'ai
vendue... et elle paraît inhabitée...
Fanny introduisit une clef dans la serrure de la grille,
entra, et, se retournant :
— Monsieur de Champlieu, faites-moi donc le plaisir de
vous reposer un instant chez moi...
— Chez vous ?...
— Oui. Mais vous êtes donc tout aux étonnements,
aujourd'hui ! Quoi de plus simple, pourtant ? Vous avez
divisé le domaine de Wahagnies en lots à vendre. J'ai
acheté celui-ci, c'est-à-dire la maison...
— C'est vous... qui avez... acquis ?...
t A MIGNON DU NOS© 145

— Oh ! mon Dieu, oui. D'ailleurs, je ne la garderai pas


longtemps, cette maison. Elle me déplaît. On dirait qu'elle
pleure... J'ai heureusement trouvé un acquéreur, un de
vos amis... le docteur Montigny ..
En même temps, Fanny avait tiré de son corsage un
petit sifflet d'argent et jeté un appel. D'un pavillon voisin,
un homme accourut et saisit les deux chevaux par la bride.
Tout entier à ses sombres pensées, Lemercier ne fit pas
attention „à cet homme.
— Jacques, dit Fsnny, vous aurez bien soin du cheval
de M. de Champlieu... c'est une bête de prix...
L'homme vêtu en valet d'écurie était très pâîe. H
échangea un rapide regard avec la comtesse et disparut,
emmenant les deux chevaux...
Lemercier suivit machinalement Fanny, qui pénétrait
dans la maison. Elle marchait légèrement de pièce en pièce,
semblant fasciner, attirer sur ses pas l'ancien procureur.
— Comme vous voyez, dit-elle, je n'ai rien changé à
l'ara -ublement et aux tentures de ces appartements...
Tenez, entrons ici... c'est l'ancien cabinet du marquis de
Champlieu...
Elle entra et se laissa tomber dans un fauteuil. Pendant
que Lemercier se raidissait contre les terribles souvenirs
qui l'envahissaient, Fanny le regardait, souriante, jouant
avec sa cravache...
— Ainsi, reprit alors Fanny, vous vous êtes étonné, mon
cher monsieur, que l'envie m'ait prise de faire une prome-
nade sous bois ?... Mais c'est une promenade que je fais
bien souvent. Je connais parfaitement les bois de Waha-
gnies et je pourrais vous indiquer la place des arbres les
plus remarquables...
— Des arbres ?... ïî y en a donc de remarquables ?...
— Oui. Des hêtres, par exemple. Il y en a un surtout,
avec son tronc énorme, tout lisse, bleuâtre, puis ses
branches qui se tordent, s'enchevêtrent comme une cheve-
lure faite de serpents... Mais qu'avez-vous ? On dirait
que vous pâlissez... que vous allez tomber... Asseyez-vous
donc là... dans ce fauteuil... c'était la place favorite du
marquis...
Lemercier eut un long frémissement.
Un instant, il eut la tentation de fuir... mais il se
dompta, s'assit à la place même qui lui était indiquée, et,
regardant Fanny bien en lace, d'une voix sourde, mena-
v
çante, il dit ;
146 MÂHÏB-HGSS

—- Je sais maintenant pourquoi vous m'avez fait arrêter


sur la route de Seclin... Je sais pourquoi vous me parlez
du bois de "Wahagnies et de ses hêtres !... Vous possédez
là de redoutables secrets... mais prenez garde de vous
blesser, de vous tuer en jouant avec de telles armes... Vous
voyez que je suis franc. Soyez-le aussi : que voulez-vous?...
Fanny parut tout à coup devenir très sérieuse, et, après
quelques instants de réflexion, demanda brusquement :
— Monsieur de Champlieu, savez-vous quelle opinion
Ton a de moi, à Lille ?...
— Oui, fit-il avec un geste de rage, je sais qu'on a pour
vous la plus grande estime, et que chacun s'accorde à
louer le tact de votre vie solitaire ; vous avea su éviter tous
les dangers... Et, enfin, si vous me dénonciez, iî est pro-
bable que l'on prendrait vos paroles en considération.
Est-ce là ce que vous voulez dire ?...
— Non,.. D'abord, je n'ai rien à dénoncer... Mais, dites-
moi, savez-vous que plusieurs jeunes gens de Lille, et des
plus riches, m'ont demandé ma iaain î...
— Je le sais. Après ?...
— Trouvez-vous que je ferais une maîtresse d© maisoa
convenable et que je suis assez intelligente pour faire hon-
neur sous tous les rapports à l'homme qui m'épouserait ?
— Je vous dirais le contraire que vous ne m© croiriez
pas. Où voulez-vous en venir ?...
— Simplement à ceci, monsieur de Champlieu ; Je n"ai
voulu jusqu'ici d'aucun de ceux qui m'offraient leur cœur
et leur fortune, parce que je me réservais pour un homme
que j'avais choisi... Je dois vous dire que je l'ai choisi pour
deux motifs : d'abord, il est immensément riche, m qui
m'assurera une existence de bien-être telle que je la con-
çois ; ensuite, c'est un homme tel que je les aime, moi
qui suis romanesque : un fort, un violent qui fonce tête
basse dans la vie et supprime hardiment tout obstacle...
— Et cet homme ? demanda Lemercier en tressaillant.
— C'est vous ! répondit Fanny.
Lemercier, depuis un instant, avait vu venir la réponse
'et s'y était préparé. Il la reçut sans surprise apparente.
•— Ainsi, dit-il, vous voulez que j® vous épous§ ?
— Vous l'avez dit.
Ces derniers mots s'étaient échangés avec la rapidité da
deux décharges de foudre.
> Ils se regardèrent un peu pâles.
hh MIGNON DU N0RO 147

Lemercier comprenait que s'il faiblissait un instant,


il était perdu... et appartenait à cette femme qui mainte-
nant lui apparaissait comme une redoutable ennemie.
Quant à Fanny, elle comprenait que si elle ne s'emparait
pas de cet homme à cette heure suprême, il lui échappait
pour toujours-
Ce fut Lemercier qui reprit l'attaque :
— Ne vous croyez pas, dit-il, plus forte que vous n'êtes
en réalité. Vous m'avez deviné, soit I Sous l'homme du
monde vous avez trouvé le bandit. Soit î Sous le masque
d'honnête homme qui a conquis l'estime publique et que
rien ne peut atteindre, vous avez découvert le scélérat... ou
du moins, ajouta-t-il avec un livide sourire, ce que la
société appelle un scélérat... Et puis après ? Vous savez
tout et rien ! Vous ne pouvez rien pour me nuire, au cas
où je refuserais de vous associer à ma fortune...
— Aussi, dit Fanny, n'ai-je pas l'intention de vous inti-
mider et de vous mettre un marché dans la main. Si vous
me refusez pour femme, j'aurai subi une des plus cruelles
déceptions de ma vie, qui en compte déjà quelques-unes...
mais c'est tout !... Si je vous ai laissé entrevoir que j'ai
deviné bien des choses, c'est simplement pour vous mon-
trer que je suis la femme qui vous convient,., la seule,
peut-être î...
Lemercier étonné de la terrible simplicité avec laquelle
Fanny parlait de ces choses monstrueuses, ne savait plus
s'il devait l'admirer ou la redouter.
Mais déjà il îa craignait moins.
Les dernières paroles ds Fanny constituaient une recu-
lade.
— Elle ne sait rien 3 peasa-t-O. Elle a seulement de
vagues soupçons !...
Dès l'instant où il se crut à l'abri des coups de Fanny
dès la seconde où il cessa de îa redoater, il la considéra
d'un œil plus complaisant.
La passion qui sommeillait en lui se réveillait.
ïl la trouvait admirablement belle... et il ne se trompait
pas.
— Ma femme ? gronda-t-il en lui-même. Non !... mais
ma maîtresse !... Ma femme ? Jamais i... Mais il faut
qu'elle soit à moi î...
« Ecoutez, reprit-iî à haute voix... Vous voulez entrer
dans ma vie, c'est-à-dire que vous avez entrepris de par-
tager avec moi le produit de mon courage et de mon
148 MASIE-ROSS

audace... Eh bien i moi, je ne veux pas partager. Ni avec


vous, ni avec d'autres !... L'homme qui se dédouble perd
une partie de sa force. Et moi je veux rester fort... Mais...
si vous vouliez... Vous dites que vous êtes ruinée... eh
bien! nul ne s'en apercevrait! vous pourriez continuer à
vivre comme par le passé... Si vous vouliez...
Il haletait. Il n'osait parler, lu! qui se prétendait
audacieux et fort,
— Si je consentais à devenir votre maîtresse ? dit
tranquillement Fanny.
Il fit oui de la tête, et,- vaguement, tendit les bras.
Elle se leva tout à coup, et prononça d'une vois devenue
presque rauque :
— Vous me faites pitié. Vous ne voulez pas partager
avec moi les quelques pauvres millions que vous avez
volés. Eh bien ! écoutez-moi : je ne veux pas vous les laisser.
Pour un jour, je me transforme en justicière, et je venge à
la fois Jeanne Maing, Hélène, Pierre Latour ei la marquis
de Champlieu...
Elle se dirigea vers la porte.
Lemcrcier, un instant atterré, anéanti, retrouva aussitôt
ses forces pour se jeter au-devant d'elle et repousser vio-
lemment la porte contre laquelle il s'adossa.
•— Eh bien, soit ! ru gît-il, à la liste funèbre que vous
venez d'énumérer, il faudra joindre un nom.
— "Le mien ? demanda Fanny en reculant.
— Oui, le vôtre ! Car vous ne sortirez pas d'ici vivante î
— Vous voulez me tuer ? dit-elle en reculant toujours,
tandis qu'il avançait.
— Vous étrangler !...
En prononçant ces mots, Lemercier bondit sur elle...
Fanny, prompte comme la foudre, se jeta derrière un
fauteuil et, au moment où il croyait la saisir, il se trouva
devant le canon d'un revolver braqué sur lui...
Fanny éclata de rire.
Lemercier reculait maintenant.
Au même instant, tirant de son corsage le sifflet dont
elle s'était déjà servi, Fanny fit entendre un appel stri-
dent...
Dans la même seconde, comme si .ce signal eût été
attendu, la porte s'ouvrit, un homme apparut, et le procu-
reur se laissa tomber dans un fauteuil en balbutiant :
— Jacques Maing !,..
Il était atterré.
%h MIGNON DU NORD 149

Jacques Maing ! C'est-à-dire celui qui avait assisté à


l'assassinat de la malheureuse Jeanne 1
Il comprit dès lors la force de la comtesse Fanny.
— C'est bien, dit celle-ci au bout de quelques instants,
vous pouvez vous retirer ; je voulais simplement m'assurer
que vous étiez à portée de m'entendre...
Jacques Maing n'avait pas jeté un regard sur Lemercier.
Car ce regard eût sans doute trahi tout ce qu'il souf-
frait à ce moment.
Oui, il avait accepté le mariage ! Oui, il avait accepté de
jouer un rôle dans la hideuse comédie préparée par
Fanny. Mais celle-ci, du premier coup d'oeil, se rendit
compte que tous les démons de la jalousie se déchaînaient
dans le cœur du jeune homme.
Elle fronça le sourcil, se mordit la lèvre et fit un signe
d'autorité sous lequel se courba Jacques. ïl sortit à recu-
lons, à bout de forces, luttant contre la folie de meurtre
qui s'emparait de lui.
Mai l'effet qu'avait voulu Fanny était produit.
Elle vit Lemercier effondré, et, de sa voix calme, reprit
alors :
— Ceci, mon cher monsieur de Champlieu, est la répé-
tition d'une scène que vous connaissez. Ici même, dans ce
cabinet, huit jours après votre mariage avec Hélène, vous
avez forcé le marquis à signer un contrat qui vous faisait
maître de sa fortune après sa mort. Le marquis a obéi...
mais le désespoir et la rage de se trouver à votre merci
l'ont poussé...
Lemercier frémit.
— A se tuer... acheva Fanny. Tout ce que vous avez dit
au marquis de Champlieu, je vous le répète. Mais je serai
plus généreuse que vous. Vous aviez donné deux jours de
réflexion au marquis : je vous laisse un mois...
Elle se leva et, d'une voix nette, tranchante :
— Dans un mois, jour pour jour, nos bans seront publiés.
Et s'ils ne le sont pas, le soir même je me rends auprès
de votre successeur... Voyez ce que vous avez à faire...
Lemercier se leva à son tour et se dirigea vers la porte
en vacillant.
— Un dernier mot, acheva Fanny. Vous venez de voir
que je suis ici bien gardée. Je crois ne rien vous apprendre
de nouveau en vous disant que je le suis encore mieux
dans mon hôtel de Lille...
Lemercier esquissa un geste vague.
150 HAKïE-aOSS

— Cependant, comme 0 faut tout prévoir, je dois vous


dire que, s'il m'arrivait quelque accident, une heure après
ma mort, M. le procureur serait nanti de papiers qui don-
nent un récic exact et détaillé de l'histoire de votre
mariage...
Un mois après cette scène, les bans étaient publiés.
Trois semaines plus tard eut lieu devant tout ce que
Lille comptait de notabilités le mariage de M. Lemercier
de Champlieu et de la comtesse Fanny.
Chacun s'accorda à trouver que Lemercier était décidé
ment un homme d'esprit, et surtout un homme heureux...
Et ceci se passait à l'époque où Pierre Latour s'embar-
quait pour le bagne.

XVII
hA FAUTE DU DOCTBUB

Nous prierons maintenant le lecteur de nous accompa-


gner en cette même maison de Wahagnies où vient de se
passer la scène que nous avcras racontée, — mais à cinq
ans de distance.
C'est par une soirée d'hiver.
Dans le salon du petit château, trois personnages sont
réunis : deux femmes et un homme.
Des deux femmes, l'une est belle, jeune, mais avec ces
traits étranges et comme immobilisés, ces yeux vides,
hagards, ces gestes incertains que donne îa folie.
C'est Hélène de Champlieu.
L'autre est cette garde que nous avons entrevue un soir
dans l'hôtel de la rue Royale, forte,«solide, avec un visage
d'une inaltérable sérénité... C'est la vieille Gertrude, la
confidente du docteur Montigny.
Et l'homme, c'est le docteur lui-même.
Il suit d'un regard patient et attentif ies moindres gestes
de la folle.
Parfois, il lui parle.
Et alors Hélène prend les mains du docteur dans ses
mains, elle lui sourit, elle répond, — et pour qui ne serait
pas_prévenu, ses paroles et ses gestes seraient ceux d'une
personne jouissant de toute sa raison.
1 4 MIGNON DTJ NOSB 151
— Allons, mon enfant, dit le docteur, il est temps de
vous retirer... Gertrude va vous accompagner st vous
aider à vous coucher...
Après le départ des deux femmes, le docteur s'était assis
au coin du feu et feuilletait un carnet où il notait au Joiw
le jour les phases de la maladie.
Au dehors, c'était l'hiver.
Le vent hurlait dans les branches mortes fies arbres.
Lorsqu'il se taisait, par intervalles, le silence paraissait
plus profond.
Gertrude rentra bientôt, et le docteur l'interrogea du
regard.
— Toujours rien, dit la vieille femme ; elle s'est
endormie, heureuse et souriant© comme à l'ordinaire...
Voulez-vous votre thé, monsieur ?...
•— Oui, ma bonne, fit le docteur, qui, pensif, se mit à
arranger machinalement l'édifice embrasé des tisons.
Et c'était ainsi tous les soirs.
Cette servante était, à la longue, devenue l'amie du doc-
teur. Elle servait, il est vrai, mais elle mangeait à table,
et, toul naturellement, prenait place au coin du feu, le soir,
en sorte que, n'eût été sa mise modeste et surtout son
visage respirant la bonté, mais dont les traits étaient en
vérité trop masculins, on l'eût prise pour l'épouse qui
tient sa place au foyer.
Elle avait d'ailleurs pour le docteur un dévouement de
chien fidèle, une sorte de culi e qui faisait que tous les ins-
tants de sa vie étaient employés au bien-être du vieux
célibataire...
Et lui, dans «ne familiarité où il, retrouvait comme une
ombre de la vie familiale, dans cette affection sans bornes
qui remplaçait toutes les affections, se laissait aller au
charme d'être soigné comme il l'eût été par une mère.
Un jour, il y avait de cela des années, il avait dit k Ger-
trude, en riant :
— Tu sais que tu es couchée sur mon testament 1 Et
pour une coquette somme ?...
Le lendemain matin, Gertrude avait fait son paquet el
avait présenté au docteur sa note de quinzaine.
Le docteur l'avait regardée, stupéfait. Et, avec un peu
de tremblement dans sa grosse voix, elle avait dit :
— J'aime mieux m'en aller, monsieur, que de vous
servir avec l'idée que vous pensez... que vous croyez...
enfin," que je veux hériter de vous i
152 MARIE-ROSB

Le docteur l'avait alors emorassée, et, devant elle,


avait déchiré son testament.
Gertrude était restée. Mais le docteur avait refait en
secret le testament. Seulement, il avait arrondi la somme
qu'il destinait à la vieille amie.
C'est à dater de cette époque que, peu à pe«, il l'avait
pour ainsi dire attirée dans son intimité, la forçant à
prendre place à la table et au foyer... Gertrude s'y était
habituée. Et elle n'eût pas échangé sa position de ser-
vante du docteur contre un empire.
Il y avait donc cinq ans que, Moutigny habitait l'ancien
rendez-vous de chasse du marquis de Champlieu. Il l'avait
acheté à la comtesse Fanny, qui, elle-même, l'avait acquis
à l'époque où Lemercier s'était défait du domaine de
Wahagnies, morcelé en lots.
Lorsque la comtesse Fanny eut épousé Lemercier, ni
l'un ni l'autre ne songèrent à se demander ce que le doc-
teur voulait faire du petit château. Ils apprirent simple-
ment que, commençant à vieillir, il voulait se retirer et
vivre en paix.
Au fond, peu leur importait.
Fanny connaissait à peine le docteur.
Et quant à Lemercier, il était enchanté de penser qu'il
ne le rencontrerait plus à Lille.
Dans les commencements de sa retraite, quelques rares
amis vinrent voir Montigny dans sa thébaïde, et s'étonnè-
rent qu'il laissât sa clientèle à un moment où elle était en
plein rapport. Mais le docteur les reçut assez mal et
répandit le bruit qu'il était venu étudier le pays pour y
fonder une maison de santé.
Peu à peu, on s'était habitué, à Lille, à penser que le
docteur Montigny voulait qu'on respectât sa solitude ; et
on l'avait respectée.
Le soir où nous retrouvons Hélène et Montigny, •— c'est-
à-dire cinq ans après le mariage de Fanny et de Lemer-
cier, — i le docteur et la vieille Gertrude étaient donc
assis au coin du feu, tandis qu'au dehors le vent faisait
rage.
"Le docteur feuilletait d'un air soucieux son carnet de
notes, et Gertrude tricotait son bas de laine.
Entre eux, la petite table supportant les deux tasses à
thé fumantes et parfumées.
— Ne le laissez pas refroidir, monsieur, murmura Ger-
trude.
LA MIGNON DU NORD 153
Et elle donna l'exemple en vidant sa tasse. Puis ses gros
doigts de débardeur ou de déménageur s'activèrent au
travail du tricot, les fines et longues aiguilles dansèrent
une valse effrénée.
Une rafale extérieure enveloppa la maison et fit
entendre un long gémissement.
Le docteur soupira, referma son carnet, but lentement
sa tasse de thé, puis, s'accoudant à la table, se mit à con-
templer le feu, qui sifflait comme pour tenir tête aux pro-
vocations du vent.
— Si elle en réchappe, si elle revient à la raison, elle
vous devra une fière chandelle...
•— De qui parles-tu, ma bonne Gertrude ? demanda
îe docteur en tressaillant.
— Mais... d'elle ! de M m e de Champlieu...
— Chut ! Je t'ai déjà dit de ne jamais prononcer son
nom à haute voix... La pauvre femme passe pour morte...
Et qui sait, au surplus, ajouta le docteur en soupirant, s'il
ne vaudrait pas mieux qu'elle le fût ! Qui sait si, au jour
prochain où elle recouvrera la raison, elle ne me maudira
pas de l'avoir arrachée au néant !... Enfin, je crois avoir
fait mon devoir, et, pour le reste, fions-nous au temps, qui
vient tout guérir...
— Oui, vous avez fait votre devoir, reprit Gertrude, au
bout d'une minute, pendant laquelle la valse des aiguilles
devint plus frénétique, plus que votre devoir. Cf>r, enfin,
vous ne gardez rien pour vous I Vous donnez tout aux
autres. Je ne parle pas des innombrables malades que
vous avez soignés pour rien. Mais que de fois vous vous
êtes dépouillé !
— C'est un vœu que j'ai fait, dit îe docteur,
— Et, en dernier lieu, qui vous obligeait tout de même à
abandonner la riche clientèle de Lille, qui vous rapportait
bon an mal an trente à quarante mille francs ?
— J'étais fatigué...
— Qui vous obligeait à acheter soixante mille francs
cette bicoque, uniquement pour y soigner cette personne ?
— Un vœu, te dis-je. Un pacte que j'ai fait... avec ma
conscience. Un jour, il y a longtemps de cela, je me suis
juré de faire autour de moi le plus de bien que je pour-
rais, d'arracher à la mort et à la misère le plus de malheu-
reux possible. Je me suis tenu parole. Et je ne sais pas si
tout cela compense..,
1M MAais-aos:
— Quoi donc ? demanda Gertrude, dont le bas de laine,
pour le coup, cessa de s'agiter.
— Rien !... fit sourdement îe docteur. N'en parlons
pas... Et pourtant !...
— Et pourtant, monsieur, vous avez un secret qui vous
étouffe... Oui, vous avez quelque chose à dire. Et je m'en
suis aperçue plus d'une fois. C'est, surtout par les soirs
d'hiver pareils à celui-ci que je vous vois devenir triste,
pensif, comme si quelque souvenir mauvais s'éveillait
en vous...
— Eh bien ! oui, Gertnide, J'ai, en effet, un mauvais sou-
venir dans mon existence... Tu es toute ma famille, à pré-
sent. Et je suis si seul dans îa vie que parfois je m'effraie...
Je voudrais avoir quelqu'un près de moi à qui je puisse
dire ce qui, selon ton mot, m'étouffe par les soirs pareils
à celui-ci... quelqu'un qui puisse juger si le peu de bien
que j'ai pu faire autour de moi compense le malheur dont
j'ai été cause...
— Vous ! cause d'un malheur S... A d'autresf mon-
sieur !... Je ne' vous crois pas...
— Cela est, cependant !... Sache donc qu'il y a seize ans
de cela, c'est-à-dire à l'époque où j'avais trente-trois ans,
j'essayais de me lancer à Paris comme médecin. J'étais
plein de jeunesse, d'ardeur et d'ambition. J'avais déjà
une belle clientèle, j'inspirais même, par mes travaux,
quelque ombrage aux pontifes de l'Académie, aux chefs
des hôpitaux. Seulement, à Paris, cela coûte horriblement
cher de lancer un médecin. Le pauvre diable qui n'a
que son diplôme et sa science et qui va s'installer dans
un quartier populaire pour faire la visite est sûr de mourir
de faim. Au contraire, celui qui a «ne cinquantaine de
mille francs à sa disposition, qui meuble luxueusement
un salon d'attente dans un quartier riche, celui-là est
sûr de faire fortune. C'est ainsi que j'avais procédé...
J'avais de l'ambition, te dis-je î et j'avais engagé jusqu'à
mon dernier sou dans cette sorte de spéculation sur
ïa stupidité du client... Je comptais me refaire par un
riche mariage, en attendant que îa clientèle vraiment
payante affluât chez moi... Je me défendais, comme
tout le monde, et je faisais bien. Seulement, voici où
les choses se gâtent dans ma conscience... car j'ai le
malheur d'avoir une conscience... Je m'étais mis au mieux
avec une jeune et jolie veuve qui pouvait mettre trois
cent mille francs dans sa corbeille de noces. J'avais
LA MIGNON DU NOilD 155
réussi à lui inspirer une certaine dose d'amour pour
moi... assez pour m'épouser. Quant à moi, j'éprou-
vais pour elle une réelle et vive affection, mais c'est tout.
Et, malgré cela, nous eussions été heureux si ce mariage
s'était fait... Mais il ne se fit pas. Un jour, je fus appelé
dans une pauvre maison de la rue Lepic, à Montmartre,
auprès d'une jeune fille atteinte d'une pleurésie... J'y
allai, je soignai la jeune fille, et je la guéris. Mais une fois
qu'elle fut guérie, je continuai mes visites... J'étais tombé
éperdument amoureux de Marie... elle s'appelait Marie.
Etait-elle belle, ou non ? Je n'en sais rien. Ce qui est sûr,
c'est que je l'aimais, et que c'était mon premier amour.
C'était une orpheline. Elle n'avait plus aucun parent et
vivait seuie dans son petit logement composé de deux
pièces, au cinquième.
— Et elle ? fit Gertrude, voyant que le docteur s'arrê-
tait, est-ce qu'elle vous aimait ?
— Hélas, oui !...
— Comment, hélas !...
— Tu vas voir, ma bonne Gertrude... Marie travaillait
chez elle à des travaux délicats pour les grandes maisons
de lingerie de Paris. Elle gagnait honorablement sa vie.
Elle était honnête et fière...
— Il fallait l'épouser, interrompit Gertrude de sa
grosse voix placide.
Le docleur tressaillit.
— Oui ! fit-il sourdement ; il fallait l'épouser ; là était
sans doute le bonheur ; là aussi était le devoir... car la
malheureuse enfant ne tarda pas à m'aimer comme je
l'aimais... Gonflante, sans même exiger de moi une pro-
messe, elle se donna à moi... Et alors... ce fut alors, Ger-
trude, que je commis le crime.
—• "Vous l'abandonnâtes ?
—• Hélas ! j'avais les idées que peut avoir un jeune
somme qui f-e lance à la conquête de la vie... oui, j'eus le
courage de l'abandonner ! Et je continuai à voir la jeune
veuve dont la dot devait assurer mon avenir... Le mariage
fut convenu... Quelques mois se passèrent... Une ving-
taine de jours me séparaient de l'époque où je devais
devenir riche. J'avais des remords, mais je les étouffais
de mon mieux... Un soir d'hiver, je reçus la visite d'une
femme qui habitait rue Lepic. Elle ne me fit pas de
reproches... mais elle me dit seulement que l'humble
ouvrière était accouchée d'un fils et qu'elle était déses-
156 HAKÎS-HOSH

pérée... Je passai trois jours mortels à lutter contre l'ambi-


tion et l'amour... Oui, même dans ce moment terrible,
j'hésitai I... Et lorsque je me rendis enfin rue Lepic, la
jeune mère était partie avec l'enfant... avec mon fils ! Je
trouvai vide cette chambre où j'avais été si heureux !...
Alors, Gertrude, j'eus horreur de moi-même. Je pleurai.
J'écrivis à ma fiancée une lettre de rupture... et j'appris
d'ailleurs plus tard qu'elle s'était rapidement consolée en
épousant ,un officier...
— Et la mère ? fit Gertrude en toussant. Et l'enfant ?..,
— Je les cherchai en vain. Je fis des annonces dans les
journaux, des déclarations à la Préfecture de police : tout
fut inutile... Sans doute la mère et l'enfant moururent, et
sans doute je porte le poids de la malédiction qu'elle dut
me jeter en mourant... car jamais je n'ai trouvé le
bonheur...
Un long silence suivit ces paroles.
— Tu ne dis pas ce que tu penses de mon histoire ?
reprit le docteur avec une sorle de timidité.
— Elle est triste, dit Gertrude. Triste comme toutes les
histoires d'amour... Je plains la mère, je plains encore plus
l'enfant, s'il a vécu...
Le docteur frémit.
— Ah 1 murmura-t-il, c'est là le grand chagrin et la
grande punition de ma vie de songer que peut-être ce fils
est vivant, qu'il pleure, qu'il est malheureux.,.
— Ce n'est pas probable, puisque vous avez fait toutes
les recherches sans les retrouver... Quant à vous, mon-
sieur, que voulez-vous que je vous dise ? Je crois que vous
avez assez souffert et assez expié pour votre part. Je crois
que votre faute a été compensée par tant de bienfaits, que
le plateau du mal est bien léger dans la balance. A votre
place,'je ne songerais plus à ces choses. Le mal est fait.
Il est irréparable. Ce'qui est sûr3 c'est que vous êtes le
meilleur des hommes...
Elle parlait avec son gros bon sens.
De sentiment plus affiné, plus délicat, le docteur
n'acceptait pas aussi aisément cette sorte d'absolution.
Et pourtant, il se sentait soulagé d'avoir parié, heureux
de voir que cet aveu ne diminuait en rien l'affection de la
vieille amie...
Il secoua la tête et se mit à arranger le feu.
Mais bientôt, obéissant à une nouvelle invitation de
Gertrude, il se leva et passa dans sa chambre à coucher,
%A MIGNON Btf N O S B 15?
où la vieille servante l'entendit longtemps encore aller
et venir lentement.
Puis les pas cessèrent, et Gertrade finit par s'endormir
en murmurant :
— ïl dort... Puisse le sommeil lui être léger S Puissent
ces mauvais souvenirs s'effacer de son esprit !...
Mais si, à ce moment même, la digne Gertrade eût
pénétré dans la chambre de Montigny, elle l'eût vu assis
à une table, la tête dans les deux mains, contemplant
uns photographie de jeune fille et pleurant silencieuse-
ment.

XVIII

Vers l'époque où se passait, â Wahagnies, la scène cpie


"nous venons de retracer, la Torquata vivait très malheu-
reuse au Tond de l'un des plus sordides quartiers de
Naples. Elle est bien vieillie, non par l'âge, mais par les
chagrins et la misère. Ses affaires n'ont point prospéré. De
ses quatre enfants, deux sont morts, et les deux autres
l'ont abandonnée pour s'engager dans des troupes plus
capables de leur assurer le pain quotidien. La Torquata n'a
plus auprès d'elle qu'une petite fille d'une dizaine
d'années, Zita, qu'elle rend responsable de tous ses
malheurs.
Ce jour-là, la bohémienne était sortis pour essayer de
vendre quelques hardes qui lui restaient encore.
Tous les trois ou quatre jours, maintenant, elle s'en
allait ainsi vendre pièce à pièce tout ce qui était vendable.
Et quand elle avait réussi à gagner de cette façon
quelques Irancs, elle commençait par acheter un litre ou
deux d'eau-de-vie. Alors, elle rentrait. Et quand Zita la
voyait avec les terribles bouteilles à la main, elle soupirait
et tremblait, sachant trop ce qui l'attendait : des coups de
griffe, et, au besoin, des coups de fouet. L'enfant se jetait
à genoux, pleurait, suppliait, appelait au secours, mais en
vain : la population voisine était habituée à ces cris ; des
scènes pareilles, du haut en bas de la maison, éslataient
à chaque instant.
158 KAHÏE-ROSB

Cent fois, Zita avait formé Se projet de se sauver. Mais


où aller '? Et puis, elle eût été vite ramenée à la mégère,
qui l'eût peut-être tuée dans un accès de rage.
Donc, ce jour-là, la Torquata était sortie avec un
vieux châle, autrefois volé, qu'elle allait essayer de vendre
à quelque brocanteuse du port. Zita, enfermée à clef dans le
galetas, s'occupait des fonctions qui lui étaient dévolues.
C'est-à-dire qu'elle balaya et lava le carreau, mit en
ordre les couvertures qui garnissaient la paillasse sur
laquelle couchait sa maîtresse, nettoya ou essuya les trois
ou quatre assiettes qui constituaient la vaisselle ; puis elle
s'assit dans un coin, sur un tabouret à demi dépaillé, exa-
minant avec effroi si quelque poussière avait échappé à sa
vigilance. Le misérable galetas était aussi propre qu'il
pouvait l'être.
Zita, alors, sortit du fond d'une armoire quelques
chiffons qu'elle se mit à recoudre.
fille était toute maigre et vêtue de haillons ; ses épaules
et son visage portaient îa trace des coups qu'elle avait
reçus. Pourtant, elle ne semblait pas triste ; sans doute,
cette existence avait fini par lui paraître naturelle. Mais,
de temps à autre, un gros soupir gonflait sa poitrine, et
une larme roulait sur son ouvrage. E l c'était terrible, cette
larme qui coulait sur ce visage immobile, où ne se lisait
aucune douleur apparente.
Bientôt, un pas lourd fit trembler l'escalier de bois.
Zita frissonna, baissa la tête et s'activa à son travail.
Dans sa hâte, elle se piqua le doigt, et la goutte de sang
rougit le linge qu'elle recousait.
La clef grinça dans la serrure, îa porte s'ouvrit : îa Tor-
quata parut brusquement et jeta un long regard autour
d'elle, dans l'espoir de prendre Zita en faute.
— C'est sale ! grommela-t-elle en refermant îa porte.
Ah çà ! tu n'as donc pas lavé, comme je t'avais dit ?...
— Oh 1 si î... répondit Zita en tressaillant de tous ses
membres ; voyez... c'est encore mouillé...
— Alors, c'est que tu n'as pas le courage d'essuyer pour
sécher...
— Ça sèche, bégaya l'enfant ; voyez. Seulement, il
faut le temps...
—• Alors, c'est donc que tu viens à peine de laver ; tu
t'es amusée avant de commencer ? Quelle fainéante. Elle
est folle, je vous dis ! Elle ne sait ni ce qu'elle dit, ni
ce qu'elle fait 1...
hà, MIGNON DU NOBD 159

La Torquata déposa sur la table quelques rogatons


et une bouteille d'eau-de-vie.
Elle se grattait la tête, cherchant ce qu'elle pourrait
bien faire à l'enfant, qui, toute pâle, attendait...
Soudain, la mégère aperçut la tache rouge sur le linge.
— Ah çà ! hurla-t-elle, voilà que tu t'amuses à tacher
mon linge, à présent î
.— Je me suis piquée au doigt, murmura l'enfant.
— Quand je te dis que tu es folle ! Attends î je vais
te faire passer tes nerfs, mademoiselle...
Elle remplit un verre d'eau-de-vie, l'avala d'un trait.
Ses joues s'enflammèrent. Ses yeux lancèrent des éclairs.
Elle se dirigea vers un fouet suspendu au mur, et que
Zita contemplait d'un regard désespéré.
L'enfant frémit, se ramassa sur elle-même, cacha sa
tête dans ses bras.
A ce moment, la porte s'ouvrit, et une femme parut,
jeta un regard dans cet intérieur, puis s'avança en disant :
— Bonjour, la Torquata...
* La sinistre mégère leva sa tête tremblante, jeta an
regard hébété sur la nouvelle venue, el répondit :
— Bonjour, Giovanna...
Giovanna était une femme d'une quarantaine d'années,
de taille moyenne, forte, avec une physionomie d'une
étrange froideur. Elle aperçut Zita toute secouée de san-
glots, dans un coin, et haussa les épaules, sans que la
moindre pitié parût dans son regaïd glacial. Seulement,
elle murmura entre les dents :
— S'il est permis d'abîmer ainsi d'aussi belle mar-
chandise !...
Elle s'assit et reprit 3
— Eh bien ! Torquata, tu as m'offres ries ? C'est ainsi
que tu reçois les amis ?...
— Plus rien ! grommela Torquata. C'est la faute,..
à cette souillon... qui me ruine... Mais patience I...
— Ainsi, fit Giovanna eo inspectant le taudis, tu n'as
plus rien ?...
— Rien !... C'est fini!..
— Et moi qui venais t'acheter quelque chose.,, sachant
que tu avais des effets à vendre... Tiens, en prévision du
marché, j'avais même apporté do l'argent...
Elle plaça rudement sur la table deux ou trois poignées
d'écus qu'elle remua...
160 MAKIE-ROSS

— Oh ! oh ! fit la Torquata en se dégrisant un peu


il y a là beaucoup d'argent...
— Cent francs !...
— Cent francs !... Est-ce possible ?...
— Compte toi-même...
De ses doigts tremblants, la Torquata fit le compte
tandis que Giovanna la surveillait du coin de l'œil.
— Il y a bien cent francs ! dit-elle avec un profond
soupir. De quoi manger et boire pendant deux mois
peut-être ! De quoi me remonter 1 De quoi essayer de
vivre encore 1... Mais je n'ai plus rien, Giovanna !...
Reprends cet argent... il me fait mal à voir...
Giovanna, loin de lui obéir, étala les écus sur la table et
les brassa.
— Ecoute, Giovanna, reprit tout à coup la Torquata, tu
es une amie, tu le disais tout à l'heure...
— Sans doute, dit froidement Giovanna, et puis
après ?...
— Eh bien !... prête-moi un de ces écus... je te le ren-
drai... je te le jure... Rien qu'un !... Et je suis sauvée...
— Tu sais bien que mon métier n'est pas de prêter !
dit Giovanna.
Et, pour le coup, elle rafla rapidement les écus et les
fit disparaître.
La Torquata baissa la tête : elle savait qu'il était inutile
d'insister. Giovanna se leva et se dirigea nonchalamment
vers la porte en disant :
— Alors, comme ça, tu n'as rien à nie vendre ?,.. Tant
pis, tant pis !... Je remporte mon argent...
— Plus rien ! gronda la Torquata avec un intraduisible
accent de désespoir.
— Eh bien 1 s'écria tout à coup Giovanna, tu te trompes.
Tu as encore quelque chose à vendre. Et si tu veux, je te
l'achète. Il ne sera pas dit que je serai montée chez toi
pour rien.
— Quoi donc ? fit îa Torquata en jetant autour d'elle
des yeux avides.
— Ça I dit Giovanna.
Elle désignait Zita, qui, ayant cessé de pleurer, tâchait
de se faire oublier et contemplait cette scène de ses
grands yeux profonds, pleins d'angoisse.
—- Mademoiselle Chiffon ? hoqueta la mégère.
— Chiffon ou Zita. Peu importe. Je te l'achète.
LA MIGNON DU NORD 161

— Jamais ! fit ia Torquata, en assenant un coup de


poing sur la table.
•— Tu dis jamais ? Prends garde î Tu ne retrouveras
pas de sitôt une occasion pareille.
— Jamais ! Elle m'est... trop nécessaire...
— Que veux-tu en faire ? Dis, pocharde ?...
— C'est mon affaire I fit sourdement la Torquata en
jetant un regard de haine sur Zita.
La pauvre petite assistait toute palpitante à cet abomi-
nable marché, dont elle était l'objet. D'ailleurs, elle ne le
trouvait pas étrange. Qu'on la vendît comme une vulgaire
marchandise, c'était là une chose au fond naturelle. Seu-
lement, elle s'étonnait que quelqu'un songeât à l'acheter...
Que pouvait-on bien faire d'elle ?... Avait-elle une valeur
quelconque ?... Valait-elle seulement l'une des mauvaises
nippes que la Torquata avait vendues ?...
— Donc, reprit Giovanna, tu refuses de me vendre la
petite ? Pourtant, j'ai l'argent... ta en as vu une partie...
— Une partie ? fit la Torquata en frémissant.
Giovanna rejeta sur la table les écus qu'elle avait fait
disparaître, s'assit et ne dit plus rien.
La Torquata avait fixé son sombre regard sur Zita et
murmurait de confuses paroles. Puis, comme malgré elle,
ce regard revenait invinciblement à l'argent étalé. Un ter-
rible combat se livrait en elle entre la haine et le désir de
posséder ces écus, qui représentaient tout ce qu'elle avait
dit... la vie assurée pendant de longs jours, la certitude de
vivre, de manger, et surtout de boire !...
Elle se leva soudain, et, sans tituber, alla Jusqu'à Zita s
qu'elle pinça violemment au bras.
Giovanna demeura impassible.
— Ça sera mon adieu... gronda la Torquata. J'aurais
mieux aimé te tuer petit à petit... Mais j'ai trop soif... Va,
misérable gueuse, ce sera le dernier tour que tu m'auras
joué...
Alors, elle revînt à Giovanna, et, d'une voix brève^
rauque :
— J'en veux trois cent cinquante francs. Je n'en
rabattrai pas un sou.
Giovanna, de sa poche, tira cinq pièces d'or, les aligna à
côté des écus et dit froidement :
— Voici deux cents francs, Torquata. Pas de discussion.
Est-ce non ? Je m'en vais. Est-ce oui ? Prends l'argent,
et moi, j'emporte la petite. Réponds.
s
162 MARIE-ROSE

La Torquata connaissait sans doute Giovanna. Car, les


yeux fixés sur l'or et l'argent, elle répondit dans un souffle :
•— C'est oui !...
En même temps, ses deux mains s'abattirent sur les écus
et les pièces d'or, qu'elle ramassa en un tas. Et elle
demeura ainsi immobile, frissonnante, jusqu'au moment
où elle entendit la porte s'ouvrir et se refermer. Alors,
elle regarda autour d'elle et vit que Zita avait disparu...

Giovanna, une fois le marché conclu, avait simplement


pris Zita par la main et l'avait entraînée.
Zita, en franchissant le seuil de cette chambre où elle
avait tant souffert, eut un dernier regard d'épouvante et
presque de pitié pour la Torquata. Et elle suivit sa nou-
velle maîtresse, sans dire un mot, sans s'étonner, se deman-
dant seulement si cette femme allait la battre autant que
la Torquata.
Elles traversèrent Naples, sortirent de la ville et attei-
gnirent une grande roulotte qui stationnait dans un ter-
rain vague.
Près de la roulotte, une jeune femme, sur un foyer où
flambait du bois, faisait cuire le repas du soir. Une autre,
devant un morceau de miroir, lissait et peignait ses che-
veux en fredonnant. Des hommes allaient et venaient, l'un
s'occupant de réparations à la roulotte, l'autre donnant
à manger à deux vigoureux chevaux.
C'était une troupe complète de nomades, dont Giovanna
était la directrice. Ces gens faisaient profession de saltim-
banques, dansaient sur la corde raide, luttaient, faisaient
des poids, jonglaient, enfin exerçaient les mille métiers du
cirque, excepté l'équitation. Ils allaient de ville en ville, de
village en village, faisaient une entrée triomphale au bmx
d'une grosse caisse, d'un tambour et d'un fifre, tendaient
une corde sur la place publique ; puis, tandis que Gio-
vanna tournait la manivelle d'un orgue de Barbarie, la
représentation commençait. Et enfin, on faisait la quête,
toujours fructueuse, en raison de la force véritable des
athlètes et de la science des danseuses.
Giovanna était une femme de tête. Elle menait son
monde au doigt et à l'œil. Elle n'était ni bonne ni
méchante : c'était une parfaite commerçante. 11 y avait
un mois qu'elle était arrivée à Naples, venant de Païenne
et se dirigeant sur Rome. Elle avait, en bonne ménagère
LA MIGNON DU NORD 163
qui connaît le prix de la marchandise, accordé un long
repos à'sa troupe, et avait résolu de la compléter par quelque
sujet intéressant, lorsqu'elle avait, sur le port, rencontré
la Torquata, qu'elle connaissait de longue date. La Tor-
quata tenait par la main une fillette d'une dizaine d'années.
Et, tout en causant avec la mégère, Giovanna avait exa-
miné la petite. Avec son œil connaisseur, elle avait vu tout
ce qu'il y avait de grâce, de beauté dans cette enfant, et
elle avait pensé :
— Quand elle aura trois ou quatre ans de plus, et qu'elle
saura iaire quelque chose, cette petite-là sera une fortune.
Et elle avait résolu d'acquérir l'enfant...
On a vu comment le marché s'était débattu.
Giovanna, directrice du Théâtre forain et cosmopolite,
était désormais la propriétaire de Zita !...
— Tiens ! une recrue ! fit l'un des hommes en apercevant
Zita, que Giovanna amenait par la main.
Les deux femmes tournèrent la tête avec nonchalance
vers la nouvelle venue.
•— Elle est gentille, dit l'une.
— Bien maigre et bien souffreteuse, dit l'autre.
Giovanna, sans rien dire, avait fait monter Zita dans la
roulotte. Là, elle la lava, la peigna, frotta d'huile aroma-
tique les ecchjmoses qui marbraient le corps de la pauvre
petite. Puis elle appela :
— Malvina !... "•>
La belle fille, qui lissait ses cheveux devant un fragment
de miroir, accourut.
— Madame ?...
— Malvina, mon enfant, cherche donc, parmi tes
nippes, de quoi faire un costume à cette petite, et tra-
vailles-y toute la journée avec Juana... Je veux que, ce
soir, cette enfant soit présentable. ,
Zita regardait et écoutait, effarée, se demandant si elle
rêvait. Malvina et Juana s'étaient mises aussitôt à l'œuvre,
taillant et cousant.
Giovanna, cependant, avait placé sur une table une
assiette, un couvert, une serviette... Elle sortit un moment,
puis revint en posant sur l'assiette un bol de bouillon.
Elle plaça la serviette autour du cou de Zita et dit :
— Mange, ma petite.
Zita éclata en sanglots et joignit ses petites mains;
— Oh ! madame, bégaya-t-elle, vous ne me battez
donc pas •?...
164 MARIE-ROSE

— Mais non... Pourquoi veux-tu que je te batte ?. .


•— Et vous voulez bien que je mange ?...
•—• Puisque je te le dis !...
L'enfaut pleurait. C'était si exorbitant, ce qui lui arri-
vait là ! Ne pas être battue ! Manger !... Giovanna lui
faisait avaler le bol de bouillon, puis un doigt de bon vin...
— Repose-toi, maintenant, dit-elle quand Zita eut
achevé ce repas. Dors, ma petite.
Et elle lui montrait une couchette au fond de la rou-
lotte, une couchette propre, avec un matelas, des draps
blancs...
Giovanna elle-mênr* mi retira les haillons sordides dont
elle était couverte. Puis elle la coucha, la borda dans le
petit lit, et presque aussitôt, Zita tomba dans un profond
sommeil, dont elle ne s'éveilla que le soir.
Elle jeta autour d'elle des regards effarés, cherchant la
Torquata... Puis, se rappelant tout à coup, elle se prit à
pleurer.
Comme Giovanna apparaissait, elle essuya vivement
ses yeux.
— Mais tu peux pleurer si tu en as envie, dit Giovanna
de sa voix froide. Je comprends cela, d'ailleurs. Une brute,
cette Torquata. Allons, viens que je t'habille, ma fille...
Et une fois que Zita fut habillée avec cette sorte d'élé-
gance un peu extravagante que les ballerines avaient cru
devoir donner à son costume, il se trouva que c'était la
plus gracieuse, la plus jolie enfant qu'il fût possible de
voir.
Giovanna tressaillit de joie.
— Une fortune ! pensa-t-elle, une vraie fortune !...
Ce soir-là, Zita prit place à la table commune, que pré-
sidait la directrice, coupant et versant à chacun sa part.
Ces gens se nourrissaient assez grossièrement, mais d'une
façon substantielle. Ils étaient d'ailleurs sobres de paroles
el de démonstrations. Ils vivaient dans une sorte d'indiffé-
rence passive. Ils faisaient leur travail presque mécanique-
ment. On les nourrissait, on les habillait ; à la fin de
chaque mois, Giovanna répartissait le boni, — c'est-à-dire
le gain qui restait, une fois les frais payés et ses bénéfices
assurés. Ce boni montait parfois à une quarantaine de
francs par artiste. Et les artistes mâles et femmes n'en
demandaient pas davantage.
Les trois femmes couchaient dans la roulotte
LA MIGNON DU NORD 165

Les deux hommes dormaient dans une sorte de large


caisse plate suspendue au-dessous de la voiture par quatre
crochets
Sur le toit de la roulotte on plaçait le matériel. Quant
aux repas, ils se prenaient en plein air quand il ne pleuvait
pas, et sur la terrasse de la roulotte quand il faisait mau-
vais temps. Cette terrasse était un assez large espace
agencé sur le devant du long véhicule, et garni d'une table
et de quelques pots de fleurs.
Pendant la nuit, la roulotte s'éloigna de Naples.
Et lorsque Zita se réveilla le lendemain matin, elle vit
qu'on côtoyait la mer. Elle s'habillE et, regardant autour
d'elle, demanda doucement à Giovanna :
— Que faut-il que je fasse, madame ?...
— Rien, ma petite... Plus tard on t'apprendra le
* métier... Pour le moment, songe seulement à bien manger,
bien dormii et bien t'amuser... Sais-tu t'amuser ?..,
— Non, madame...
•— Bon. Je t'achèterai une poupée...
Une poupée !... Zita n'avait aucune idée de ce que cela
pouvait être. Elle rêvait. Elle se demandait par quel boule-
versement inouï il pouvait se trouver au monde un être qui
ne la fouettait pas, qui lui disait de manger, de dormir et
de s'amuser !...
— Comment t'appelles-tu ? demanda Giovanna au bout
d'un moment de silence, pendant lequel elle s'occupait
activement à un travail de couture.
— Zita, madame.
— Zita ?... Et puis, comment encore ?...
— C'est tout... Zita, voilà mon nom.
Giovanna esquissa un geste qui signifiait qu'après tout
la chose n'avait pas d'importance.
— La Torquata... reprit-elle...
Zita frissonna ; une épouvante soudaine emplit ses
grands yeux candides.
— N'aie pas peur, dit Giovanna. Elle est loin, mainte-
nant. Et il est probable que tu ne la rencontreras jamais
plus... Mais, dis-moi, la Torquata, était-ce ta parente î.., 1
— Je ne sais pas... Je crois bien que oui...
— Enfin... ta mère.,, la connais-tu ?... Qui est-ce ?..*
— Ma mère ! murmura Zita avec une infinie douceur;
Puis secouant la tête :
— Je crois que je n'ai pas de mère... pas de père... Tout
ce que je me rappelle, c'est la Torquata,.. et les Torqua-3
166 M4.RIE-R0SE

telli qui étaient bien me chants,., mais je vous jure que ce


n'est pas ma faute s'ils sont morts...
Giovanna ne crut pas devoir pousser plus loin cet inter-
rogatoire.
Au bout d'un mois, les ecchymoses qui zébraient de bleu
et de noir le pauvre corps de la petite martyre avaient dis-
paru. Zita embellissait à vue d'œil. Sa pâleur s'en allait.
Le rose revenait à ses joues décolorées...
Ces choses durèrent six mois enviion... Au bout de ce
temps, un jour, Giovanna appela Malvina et lui dit ;
•—• Il est temps de commencer l'éducation de cette
petite.
— Que faut-il lui apprendre, madame ?
—• Tout ce que tu sais faire.
EL l'éducation de Zita commença le jour même.

XIX
LE NAUFRAGÉ

Sur la route de Gênes, de Vintimille et de France,


près de Livourne, la roulotte de Giovanna est arrêtée.
Le soir vient. Un crépuscule sinistre s'étend sur les flots
agités ; des nuages noirs courent rapidement au ciel ; le
vent siffle, la mer s'enfle..> une tempête se prépare...
Au loin, on aperçoit le port de Livourne qui allume ses
feux.
Assise sur le rivage, appuyée à une roche, indifférente
aux embruns qui viennent la fouetter et aux vagues qui
viennent écumer jusqu'à ses pieds, une jeune fille de
seize à dix-sept ans, le menton dans une main, contemple
les flots qui se soulèvent, et paraît se livrer à quelque
rêverie, comme un de ces oiseaux de mer qui, posés sur
les pointes des rocs, regardent venir l'orage.
Cette jeune fille est belle, — d'une étrange beauté.
Ses yeux d'un bleu intense paraissent trop grands,
trop profonds.
Et ils ont une expression de sauvagerie qui déconcerte.
Tantôt, ils paraissent d'une tristesse indicible qui émeut,
qui serre le cœur, et tantôt ils jettent des éclairs qui
étonnent, qui font peur...

Si
LA MIGNON DU NOED 167

Son visage aux lignes hardies semble immobilisé dans


une sorte de farouche indifférence.
Ses cheveux bruns, trop touffus, sont dénoués en cas-
cades sur ses épaules, et elle s'en envelopperait presque
entière, si elle voulait.
Elle est vêtue d'oripeaux pailletés à la façon des filles de
Bohême qui dansent sur les places publiques en Italie.
Svelte, fine, hardie, elle paraît aspirer avec délices les
souffles puissants des rafales chargées d'émanations
marines, et elle semble quelque fantasque génie de la mer
appelant la tempête...
Tous ses mouvements sont empreints d'une grâce de
jeune chatte inapprivoisée, qui exhale un charme extra-
ordinaire, malgré le vernis de grâce trop affectée que son
métier de ballerine lui a imprimé à la longue.
Elle mordille une algue qu'elle vient d'arracher toute
humide à la roche contre laquelle elle s'appuie, et fredonne
une chanson italienne.
— Zita, crie une voix, de la route.
Elle hausse les épaules avec impatience et ne répond pas.
- ^ Zita, reprend la voix, gare à l'orage !.., Rentre.
— Laisse-la, Malvina, dit alors une autre voix autori-
taire et froide, celle de Giovanna.
Pour Giovanna, en effet, tous les caprices de Zita sont
sacrés.
Ils sont arrivés à Livourne il y a huit jours. Et pendant
les huit représentations qui se sont succédé, c'est tou-
jours le même enthousiasme qu'a provoqué Zita.
Et, comme dans toutes les villes où elle a passé, l'admi-
ration a suivi la même progression. Giovanna, plus de
cent fois, a offert à Zita de monter un théâtre, un vrai
théâtre.
Elle ne "veut pas.
Elle veut vivre de la vie nomade, courir les routes,
dormir dans la roulotte...
Giovanna obéit aveuglément.
Aussi, lorsque, en plein triomphe, Zita a voulu quitter
Livourne, la roulotte est partie.
Et lorsque, à deux kilomètres de la ville, Zita a voulu
s'arrêter, la roulotte a été dételée.
Et maintenant, devant la tempête qui monte, gronde
et se déchaîne, à quoi pense la jolie bohémieime à la phy-
sionomie farouche, à la figure fine, hardie, flère et presque
violente ?...
168 MARIE-ROSB

Elle songe simplement que le Théâtre forain et cosmo-


polite se dirige vers la France.
Un jour, il y a bien longtemps, alors qu'elle entremêlait
encore des mots français au langage à demi-bohême, à
demi-italien qu'elle parlait, Giovanna lui avait dit :
— Tu dois être Française...
— Vous croyez ? avait dit Zita indifférente.
— Sans doute. D'où te viendraient ces termes français
que tu emploies ?... A moins que dans l'ancienne troupe de
la Torquata il n'y ait eu un Français ?
— C'est possible...
Zita n'en savait et n'en voulait pas savoir davantage.
Sa patrie, c'était la grande route. La vie libre, l'indépen-
dance, les surprises sans cesse renouvelées des paysages
qui enchantaient ses profonds instincts, la pluie, le beau
temps, de nouveaux visages tous les jours, des villes incon-
nues, des montagnes, des plaines, la mer, le monde à par-
courir... C'était là sa vie ; elle n'en concevait pas d'autre
possible.
Et pourtant, elle songeait que îa France pouvait être le
pays où elle était née. Elle y pensait avec une curiosité
irritée.
La France... Elle y allait. Qu'allait-elle y trouver ?
Vaguement, elle se disait qu'elle avait dû pourtant avoir
un père et une mère comme tout le monde. Mais qu'était-
ce, ce père, cette mère ? Elle se sentait de sourdes palpi-
tations, puis secouait la tête en se disant que c'étaient
là des idées folles...
Zita, en songeant à ces choses, considérait la mer qui
maintenant mugissait et déferlait avec fracas.
De larges éclairs déchiraient le ciel noir et, pour un
instant, illuminaient l'immensité... Ce fut à la lueur d'un
de ces éclairs qu'elle-aperçut un navire à deux mâts qui, à
sec de voiles, se laissait emporter par l'ouragan.
— Les malheureux ! cria Zita on se levant. Ils vont venir
se briser sur ces rochers !...
Elle courut à la roulotte, toute pâlie, haletante :
— Vite ! vite ! il faut allumer un feu sur la côte... II y a
un navire en perdition...
Les deux hommes examinèrent le large. Un nouvel éclair
leur montra le bâtiment qui faisait des efforts inouïs pour
se maintenir au large et qui avait arboré sa flamme de
détresse.
1 A MIGNON DU NORD 169

— Un feu est inutile, dit l'un d'eux. Ils voient parfaite-


ment la côte. Ils voient les fanaux du port !... Ah !...
Ce cri de terreur et de pitié signifiait que le brick,
impuissant à résister à la poussée du vent, venait de
mettre le cap droit sur la côte.
•— Ils sont perdus !...
A tout hasard, le feu fut allumé.
Toute la troupe du théâtre ambulant se tenait sur la
route. Zita, sa splendide chevelure au vent, s'était avancée
seule en avant, les mains jointes, répétant :
•— Oh ! les pauvres gens !...
Tout à coup, dans une large nappe de lumière livide
tombée du ciel, le navire apparut à trois encablures du
rivage. On entendit un fracas, des cris d'agonie lointains...
Deux secondes plus tard, dans un nouveau coup de
lumière, Zita, horrifiée devant ce spectacle, entrevit le
malheureux brick couché sur le flanc, qui tournoyait sur
lui-même et s'enfonçait... puis, plus rien !...
— C'est fini ! dit Paolo, l'un des deux athlètes du
théâtre.
•— Puisse Notre-Dame del Pio délia Grotta avoir pitié
de leurs âmes I répondit Gennaro, l'autre athlète, d'une
voix indifférente.
A ce moment, des cris retentirent à peu de distance du
rivage. Dans un éclair, deux hommes, deux marins du
brick sans doute, apparurent au-dessus des vagues,
nageant vigoureusement...
— Sauvons-les ! Sauvons-les î cria Zita.
Paolo et Gennaro s'élancèrent, saisirent dans la roulotte
la longue corde qui servait à faire le cercle, y attachèrent
une chaise et, se penchant sur la mer, la jetèrent aussi
loin qu'ils purent.
Sans doute, les deux intrépides nageurs aperçurent ces
gens qui essayaient de leur porter secours, car ils pous-
sèrent un grand dri et nagèrent en droite ligne vers le feu
allumé...
Quelques minutes pleines d'angoisse et d'horreur pour
Zita se passèrent.
Tout à coup, les spectateurs de cette scène fantastique
aperçurent deux corps qui roulaient sur la grève. S'élancer,
saisir les deux infortunés, les emporter jusqu'à la roulotte,
fut pour les athlètes l'affaire de quelques instants.
Les deux marins étaient évanouis.
170 MAKIE-ROSB
3
On les frictionna, on leur fit boire des cordiaux, on les
enveloppa de couvertures chaudes. Au bout d'une heure, î
ils revinrent à eux, et, faisant un geste de remerciement, '
ils s'endormirent, tandis que Malvina et Juana faisaient 1
sécher leurs vêtements. i

Avant l'aube, l'un des deux naufragés s'éveilla, et,


voyant ses vêtements près de lui, s'habilla.
C'était un homme aux traits durs et accentués ; une
barbe épaisse et grisonnante, mal soignée, des yeux faux
et sauvages, des traits déformés par les pensées de vice,
lui donnaient une physionomie repoussante.
Cet homme, dès son réveil, se jeta sur sa vareuse de
marin et la tâta avec anxiété.
Dans la poche intérieure soigneusement boutonnée, il-
sentit une forte bourse et poussa un soupir de soulagement
en grommelant :
— Bonne idée que j'ai eue d'entrer dans la chambre du
capitaine au moment du sauve-qui-peut !... Maintenant, il
s'agit de décamper... l'autre n'aurait qu'à vouloirpartager...
Il s'habilla rapidement, et se penchant sur son compa-
gnon encore endormi, le secoua, le réveilla.
— Adieu ! lui dit-il à voix basse.
— Vous partez ?... Sans remercier ces braves gens ?...
— A quoi bon ? ricana l'homme. Vous les remercierez
pour nous, vous qui avez du sentiment et de l'usage. Quant
à moi, je suis pressé. Vous savez que j'ai beaucoup à faire.
Je vais à Naples. Vous, tirez de votre côté... Un dernier
mot, compère...
— Parlez !
— C'est grâce à moi, et vous vous en souviendrez, je
l'espère, que vous êtes sorti de là-bas... C'est moi qui
vous ai fait traverser les forêts vierges... Et même en
Amérique, sans moi, vous ne vous fussiez jamais tiré
d'affaire... Donc, je compte que... si par hasard nous nous
rencontrions... vous auriez assez de reconnaissance pour...
ne pas me reconnaître !
Et l'homme se mit à rire comme s'il eût été enchanté
de son jeu de mots.
— Vous m'avez sauvé la liberté et la vie, dit gravement
l'autre marin ; je ne l'oublierai jamais. J'eusse voulu vous
sauver, à mon tour, vous arracher à la maudite existence
que vous allez entreprendre... restez avec moi...
LA MIGNON DU NOKD 171

— C'est bon, c'est bon !... Tout ça, c'est mon affaire...
N'en parlons pas. Songez à vos affaires, moi aux miennes.
Adieu, camarade...
— Adieu !
L'homme jeta un rapide regard autour de lui, comme s'il
eût éprouvé quelque chagrin à s'en aller les mains nettes.
Mais il sentait peser sur lui les yeux fixes de son compa-
gnon... et, s'assurant une dernière fois que la bourse qu'il
avait volée à bord était bien dans sa poche, il se glissa
hors de la roulotte, contourna silencieusement la tente qui
avait été élevée pour abriter les femmes cette nuit-là, et
s'élança dans la direction de Livourne en grondant :
— Pourvu que je retrouve la Torquata I... Pourvu
qu'elle n'ait pas eu l'idée de tuer la petite !...
L'autre naufragé, demeuré seul, s'habilla à son tour.
Puis, il s'assit pensif, la tête dans une main et attendit
le réveil de ses hôtes.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille
moyenne, vigoureux, avec des mouvements empreints de
force et de souplesse. Il avait l'œil doux et rêveur, bien que
parfois une flamme étrange s'éveillât dans son regard. Ses
traits exprimaient les longues souffrances qu'il avait dû
endurer, mais sa physionomie avait une sorte de noblesse
et d'intelligence qui la rendait sympathique au premier
coup d'oeil.
Il portait le costume sommaire des caboteurs de la côte,
mais peut-être y avait-il dans ses attitudes et ses gestes
plus d'élégance qu'il ne convient à un brave marin. Sa voix
était ferme, presque dure parfois, et pourtant, à de cer-
tains moments, on y devinait une sensibilité contenue...
Une heure après le lever du soleil, Giovanna pénétra
dans la roulotte. Le marin se leva, et, d'une voix émue :
— Vous et les vôtres, vous m'avez sauvé, madame...
Comment pourrai-je vous remercier ?
— Fallait-il vous laisser noyer, répondit froidement Gio-
vanna, alors qu'il n'en coûtait rien de vous tendre une
corde ?... Mais je ne vois pas votre compagnon...
— Il est parti, madame... veuillez l'excuser... il m'a
chargé...
— Bon, bon... interrompit Giovanna. Nous autres
nomades, nous n'avons pas beaucoup l'habitude
d'entraver la liberté des autres. Et vous, que comptez-
vous faire ?...
172 MARIE-ROSS

— Voulez-vous d'abord me permettre une question,


madame ?
— Faites... et si je puis vous répondre...
— De quel côté allez-vous ?...
— Vers la France : un caprice d'une de mes pen-
sionnaires...
Le marin tressaillit,, pâlit, hésita, puis :
— Eh bien ! madame, si vous allez vers la France,
voulez-vous me garder avec vous jusqu'à Marseille ?...
Là je trouverai sûrement à me tirer d'affaire... Mais d'ici
Marseille... je ne saurais vraiment comment trouver ma
subsistance .. Si vous pouviez m'employer, je suis fort,
et, en ma qualité de marin, apte un peu à tout ce que vous
faites...
— Comment vous appelez-vous ?
•— Jean Morel, fit le marin avec empressement. Voici
mon livret de matelot.
Giovanna prit le livret, l'examina avec attention, puis,
le rendant au naufragé :
— Ecoutez, dit-elle, nous sommes des ambulants pas
riches... mais si vous voulez vous contenter de ce que nous
mangeons et de vingt francs payés en arrivant à Marseille,
ie vous garde... Ça vous va-t-il ? Dame, ce n'est pas
la richesse, je sais bien...
J'accepte ! se hâta de dire le marin.
— Marché conclu, dit Giovanna. Paolo vous montrera
ce que vous aurez à faire.
Sur ces mots, Giovanna sortit de la roulotte, suivie de
son nouvel employé. Le moment de se mettre en route
était venu.
sa

Le compagnon de Jean Morel s'était élancé dans la


direction de Livourne, qu'il ne tarda pas à atteindre. Son
premier soin fut de se rendre chez un fripier et de troquer
son costume de matelot contre un habillement qui tenait
le milieu entre celui de l'ouvrier piémontais et celui de
l'employé. Un veston, un gilet et un pantalon de velours
à côtes firent son affaire, avec un chapeau mou. Ainsi
transformé, il se rendit dans un cabaret du port, qu'il
avait fréquenté autrefois.
— Avez-vous connu dans le temps, demanda-t-il au
patron, un certain Torquato qui s'est arrêté plusieurs fois
ici, à ce qu'il m'a dit ?
LA MIGNON DU NOKD 173
— Je l'ai si bien connu que si je le voyais, je îe recon-
naîtrais aussitôt.
— Et qu'est-il devenu ? fit l'homme en dissimulant
un sourire.
Le patron du cabaret esquissa un geste vague.
— On le dit mort... Mais qui sait ?... ïl y a plus de
douze ans qu'il n'est revenu à Livourne...
— Et sa femme ? La Torquata ? La connaissiez-vous
aussi ? Savez-vous si elle est en Italie ?
— Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il y a quelques
années, j'en ai eu des nouvelles. Elle se trouvait alors à
Naples dans une profonde misère ; son homme passait
pour mort... ses enfants étaient morts ou disparus... elle
se laissait mourir aussi peu à peu...
Le questionneur apprit ces détails sans émotion.
Il paya le maigre repas qu'il venait de faire et en
profita pour compter le contenu de la bourse qu'il
avait volée. Elle contenait un peu plus de douze cents
francs.
— Ce n'est pas la fortune, mais c'est toujours de quoi me
retourner... Voilà un coup de vent qui est arrivé à point.
Si cette tempête n'était pas survenue, je me trouvais rien
qu'avec ma misérable paie de matelot ; sans compter que
le damné capitaine semblait avoir des soupçons... Allons
à Naples !...
Une heure plus tard, il se trouvait dans le train de la
grande ligne péninsulaire, et, accoté dans un coin, dormait
profondement, comme un homme qui n'a que cela à,
faire.
A Naples, il commença aussitôt ses recherches. Au bout
de huit jours, à force d'interroger, il finit par apprendre
que la Torquata se trouvait fort malade dans une maison
qu'on lui désigna. Il y courut, pénétra dans un lamen-
table taudis qu'on lui indiqua, et vit une vieille femme
couchée sur une mauvaise paillasse, et couverte de lam-
beaux de couverture,
i- Il se pencha sur elle et lui prit la main.
1
— Vous êtes la Torquata ? demanda-t-il, étonné de ne
pas la reconnaître.
— Oui, répondit la femme d'une voix faible comme
un souffle. E t vous ?
L'homme la regardait avec une sombre expression. Cette
vieille, ridée, flétrie, cheveux blancSj le visage déformé paj
174 MASIE-KOSE

le vice, c'était celle qu'il avait aimée jadis... la fière et


jolie zingara qui était devenue la compagne de sa vie.
La Torquata le considérait d'un regard hébété.
D'une étroite fenêtre, un rayon de jour tombait en plein
sur le visage de l'homme, qui ne songeait pas d'ailleurs à
se cacher.
La vieille haletait. Elle faisait un effort de mémoire.
Cet homme, il lui semblait le reconnaître, par la voix
surtout.
— Tu me regardes ? reprit brusquement le visiteur.
Tu ne me reconnais donc pas ?...
— Torquato ! fit la vieille, qui alors retomba sur sa
paillasse.
Et elle ajouta avec une farouche indifférence :
•— Tu n'es donc pas mort ?... Tu n'es donc pas resté
dans le trou, là-bas ?.,. Eh bien !... je suis contente de
t'avoir revu... avant de mourir... car je vais mourir,
moi !...
— Tu ne mourras pas, Torquata... Allons, c'est la
misère qui te fait parler... Mais me voici, et...
— J'en ai pour une heure, dit la Torquata d'une
voix sifflante.
— Diable, pensa Torquato, hâtons-nous, alors î...
Voyons, la Torquata, reprit-il à haute voix, je suis content
de t'avoir revue, et, quoi que tu en dises, je te remettrai
sur pied... Mais je voudrais bien avoir des nouvelles de nos
enfants... on est père, que diable ! et, malgré mes airs
bourrus, j'aime ma famille... Allons, parle... qu'est devenu
mon aîné...
— Mort !...
—- Hum ! Comment, mort 1 J'en ai le cœur âéchiré...
et l'autre ?...
— Mort !...
— Aussi ?... Ah ! mais je vais pleurer tout à l'heure...
Heureusement la joie de te revoir compense un peu...
Et les fillettes ?...
— Parties, disparues...
— Comment ! les coquines t'ont laissée seule ? Je leur
revaudrai ça, sois en sûre !... Mais, dis-moi... outre nos
enfants, nous avions aussi une petite... je ne me souviens
plus de son nom...
La Torquata, depuis qu'elle avait reconnu son homme,
l'examinait avec une avide attention.
LA MIGNON DU NOED 175

Sans doute elle s'attendait à cette question, car elle


poussa un soupir, et un bizarre sourire crispa ses lèpres
blanches.
— Tu veux parler de Zita ? fit-elle en haletant.
— Zita !... C'est bien cela I... Elle ne t'a pas quittée,
elle, j'espère ?...
Le bandit cherchait à dissimuler son émotion^ mais
il n'y parvint pas.
— Elle ne m'a pas quittée, (lit la Torquata.
— Ah ! la bonne petite ! A la bonne heure !... Et elle
est là ?... Elle va venir, hein ?...
— Elle ne viendra pas, haleta la Torquata dont les
forces s'épuisaient.
— Elle ne viendra pas ? rugit l'homme, dont le visage
prit alors une expression de menace. Pourquoi ? Mais
parle donc I...
— Je vais le le dire... Ecoute... Baisse-toi, je n'ai
plus la force... je sens la mort qui vient...
— Dépêche-toi, alors ! gronda Torquato, qui s'age-
nouilla et rapprocha la tête de celle de la mourante.
— Tu tiens donc bien à savoir ce qu'elle est devenue ?..»
j/Et la Torquata enfonçait ses yeux dans les yeux de
Torquato.
— Oui, Y-y tiens ! répondit celui-ci.
•—• Explique-moi pourquoi !
— Que t'importe, femme 1 J'y tiens, voilà tout, Allons,
parte !
— Explique-moi pourquoi tu me défendais de la battre,
jadis...
•— Ah ça î es-tu folle ! Parleras-tu ?...
Le bandit leva ses deux poings formidables.
— Tu peux me tuer, dit la Torquata. Tu n'avanceras
ma mort que de quelques heures, de quelques instants,
peut-être. Mais tu ne sauras rien, je ne parlerai pas, si
tu ne réponds d'abord à mes questions...
— Soit, donc ! gronda Torquato en s'assurant par un
regard que la vieille était bien à sa dernière heure. Je te
défendais de battre la petite, parce que je voulais la con-
server ; je ne voulais pas que l'idée lui vienne de s'enfuir
ou même que tu la tues... Et si je voulais la conserver, si
je cours après elle en ce moment, c'est qu'il y a une grosse
somme à gagner...
176 MARIE-ROSB

— Combien ? demanda la Torquata, dont le regard


mourant s'illumina et qui parvint à se soulever sur son
coude.
•— Que sais-je ?... Peut-être cinquante mille francs...
peut-être cent mille !... Puisqu'on m'avait donné vingt
mille francs pour la faire disparaître, il doit y avoir
quelque pari une mère qui m'en donnerait le double
pour...
•— Vingt mille francs ? gronda la Torquata. Tu as reçu
vingt mille francs ? Ah t je comprends tout I... Tu as fait
semblant de tomber dans le troa pour te débarrasser de
nous et manger tranquillement cette fortune !...
Torquato vit qu'il avait fait une sottise. Il était trop
tard pour la réparer.
•— Tu es folle, dit-il. Je suis réellement tombé. J'ai
failli mourir. Les vingt mille francs, je les ai perdus.
Et mes années d'absence, je les ai passées au bagne.
C'est aussi vrai que je t'ai aimée jadis, quand tu avais
seize ans.
•— Je te crois, dit la Torquata en retombant sur sa pail-
lasse. Et alors, tu crois que tu vas gagner encore beau-
coup d'argent ?...
— Oui. A condition que je puisse ramener Zita intacte,
tu comprends ?...
— Oui, oui... Donc, si tu la retrouves, tu ne lui feras
aucun mal ?...
— Au contraire ! fit Torquato. Tu peux te tranquilliser
là-dessus. Allons, je vois ce qui en est : tu as fini par
l'attacher à la petite, et tu as peur que je ne veuille la
tourmenter. C'csc ça, hein ?...
— C'est bien cela, dit la Torquata.
•— Eli bien ! je te jure que j'aimerais mieux me couper
un dcigt que de lui arracher un cheveu. Diable î je tiens
trop a elle... elle a trop de valeur pour moi... Allons,
dis-moi où elle est...
La Torquata éclata de rire.
•— Hein ?... Qu'as-tu, femme ?...
— Imbécile !... Tu crois donc que je vais te la livrer
pour que tu la rendes à ses parents ?... Tu ne vois donc
pas que je la hais, cette enfant, comme jamais je n'ai
rien haï au monde ! Tu ne sais donc pas que si je meurs
avant l'âge, c'est un peu de misère, et beaucoup du cha-
grin de ne p'us l'avoir à tourmenter, à tuer à petit feu !...
LA MIGNON DU NORD 177

Idiot !... Je crèverais dans un coin, pendant que toi tu


t'enrichirais, et qu'elle... redeviendrait heureuse !,.. Veux-
tu savoir ce que j'en ai fait ?...
•— Parle ! dit Torquato d'une voix calme.
.— Je l'ai vendue !... Et c'est le regret qui me tue !...
•— A qui ?...
—- A quelqu'un qui ne connaît que son intérêt. Heureu-
sement ! Car je suis sûre qu'on la fait travailler dur, la
gueuse !... C'est toujours une consolation...
— A qui l'as-tu vendue ? répéta Torquato.
— Cherche ! fit la mourante, en éclatant d'un pire
sinistre.
Torquato se pencha, le visage convulsé.
Il posa sa large main sur la gorge décharnée de la
vieille.
— Allons, dit-il, parle donc... A qui as-tu vendu îa
petite ?...
— Non ! dit simplement la Torquata.
L'homme commença à serrer doucement ; puis les
doigts s'incrustèrent dans la gorge...
— Parle ! dit-il.
— Non !... f
Les doigts serrèrent davantage.
De livide qu'elle était, la mourante devint rouge,
puis violette...
Mais ses yeux, fixés sur le bandit, continuaient à dire i
— Non !... tu ne sauras rien !...
Torquato ne dit plus un mot. Il continua à serrer,
toujours plus fort. Un râle s'échappait des lèvres tumé-
fiées de la Torquata. Un spasme l'agita tout à coup,
dans une secousse suprême, puis elle ne bougea plus.
Alors Torquato desserra lentement l'étreinte de fer.
Il contempla longuement le cadavre.
— Morte î murmura-t-il. Ça t'apprendra, vieille
canaille î
Dix minutes encore, il demeura là, les yeux rivés sur les
yeux blancs de la morte. Une rêverie affreuse s'emparait
du misérable.
Tout à coup il frissonna.
— Ah oà ! gronda-t-il, qu'est-ce que je fais ici!... Par
l'enfer, j'ai de la besogne, maintenant !... En route !...
Il sortit tranquillement du galetas, puis de la maison...
178 HARIE-R0S2

Torquato, après s'être assuré qu'il ne serait nullement


inquiété pour ce nouveau crime, passa trois mois en
Italie, courut de ville en ville, interrogea tous les affiliés
de cette vaste mafia des bohémiens et des forains... Nu]
ne put lui dire ce qu'était devenue Zita.
Un beau jour, voyant que ses ressources s'épuisaient et
qu'il allait se trouver bientôt en présence de la famine, il
prit une grande résolution.
— Je n'ai plus la petite, se dit-il, mais je ferai comme si
je l'avais ' Il ne s'agit que d'avoir un peu d'audace et
de savoir mentir...
Dans la journée même, il monta dans un train qui se
dixigeait sur la France.
Quatre jours plus tard, Torquato débarquait a Lille..
DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LE FOUTRAIT

Lorsque le Théâtre forain et cosmopolite eut franchi la


frontière française, un mois s'était écoulé depuis le soir où
Jean Morel, jeté à la côte pat la tempête, s'était engagé
dans la troupe Giovanna.
Pendant ce mois, une sorte d'intimité s'était peu à peu
établie entre Jean Morel et Zita. La jeune bohémienne, de
caractère sauvage et taciturne, appréciait la sauvagerie et
le sombre mutisme du nouveau venu. Il y avait un com-
mencement d'apprivoisement. A diverses reprises, ils
avaient eu des entretiens où chacun avait essayé de percer
la tristesse do l'autre...
Un jour que Zita avait été plus que jamais applaudie,
Giovanna eut une idée de bonne commerçante : elle ferait
photographier Zita dans son costume de ballerine, ferait
reproduire, par l'impression, le cliché à un grand nombre
d'exemplaires et mettrait ces portraits en vente après
chaque représentation.
De cette petite combinazione, elle escompta un notable
bénéfice : de plus en plus, Zita, c'était la fortune.
Par malheur, Zita elle-même se refusa à cette opération.
Giovanna n'insista pas d'ailleurs.
Jean Morel avaifassisté à la scène.
180 MARIE-ROSE

Lorsqu'on se remit en route, il marcha près de Zita


— Pourquoi n'avez-vous pas voulu vous laisser photo-
graphier ? lui demanda-t-il.
— Parce que je ne veux pas qu'on me vende, répliqua-
t-elle vivement. J'aimerais mieux être battue comme jadis,
plutôt que de savoir que mon portrait va aller en toutes
sortes de mains étrangères. Et pourtant, ajouta alors
Zita avec un sourire, j'aurais bien voulu avoir mon por-
trait, mais pour moi toute seule... ou alors... pour le
donner à... quelqu'un,..
Ces derniers mots furent murmurés à voix si basse que
Jean Morel ne les entendit pas.
En même temps qu'elle les prononçait, Zita s'était
retournée et avait examiné d'un long regard la route
parcourue .-,
Au loin, un piéton marchait d'un pas leste, les yeux
fixés sur la roulotte...
Zita eut un nouveau sourire.
— Ainsi, reprit alors Jean Morel, qui n'avait rien vu de
ce manège, vous seriez contente d'avoir votre portrait ?,..
— Oui ! oh ! oui...
— Eh bien .. je vous le donnerai, moi...
— Vous ?... Vous êtes donc photographe ?...
— Non, fit Jean Morel après une courte hésitation
mais je puis faire votre portrait au moyen de couleurs..
— Une peinture ? Une vraie ?...
— Oui, ma chère Zita.
— Oh ! je serai si heureuse !...
•— Et moi aussi, dit Jean Morel. Je voudrais vous
laisser un souvenir, à vous à qui je dois la vie... Je ferai
de mon mieux...

A la ville prochaine où l'on s'arrêta, Giovanna, mise au


courant du nouveau caprice de Zita, acheta, sur les indi-
cations de Jean More], tout un attirail de peintre.
Les séances commencèrent aussitôt.
Dès que la voiture s'arrêtait, le long des routes, Zita
prenait la pose, et Jean Morel peignait, — au grand
ébahissement des autres artistes du théâtre cosmopolite.
Giovanna ne montrait aucune surprise, mais n'en pen-
sait pas moins.
Lorsqu'on arriva à Gênes, le portrait se trouvait tout
terminé. Zita était en extase et répétait ;
LA MIGNON DU NORD 181

- — Que c'est beau !... Comment peut-on faire d'aussi


belles choses avec un pinceau et un peu de couleur ?
Jean Morel remarqua que la bohémienne admirait sur-
tout la beauté de la peinture, et oubliait qu'il s'agissait
d'elle-même.
Le soir, Giovanna déclara qu'elle allait faire encadrer
la toile, générosité qui surprit tous les artistes.
Zita battit des mains. Jean Morel souriait de ce naïf
bonheur.
Giovanna partit donc avec la toile ; mais, au lieu
d'entrer chez un encadreur, elle pénétra dans la boutique
d'un juif marchand de tableaux.
— J'ai une peinture à vous vendre, dit-elle brusquement.
— Est-elle signée ?
— Non, mais il sera facile de réparer cet oubli, car
le peintre...
•—• Ce n'est pas ça que je vous demande, fit le marchand ;
je veux dire : est-elle d'un peintre connu ?
— Je ne sais pas, après tout, fit Giovanna, aussi subtile
que le juif ; voyez vous-même...
Le juif jeta un dédaigneux regard sur la toile. Mais à
peine l'avait-il vue, qu'il tressaillit et se mit à l'examiner
longuement.
— Qui a fait cela ? demarrâa-t-iL
— Je ne sais pas.
.— Comment avez-vous cette toile ?
•— C'est un de mes amis de Mantoue qui m'en a fait
J
cadeau...
— Et vous voulez la vendre ?...
— Oui. Qu'est-ce que ça vaut ?...
Le juif reprit son air dédaigneux et répondit :
— Je vous en donnerai cent francs ; ce n'est pas signé...
— C'est tout ce que je voulais savoir, murmura Gio-
vanna ; ça n'a pas de valeur...
En même temps, elle reprit la toile et fit mine de se
retirer.
Le juif la saisit par le bras. 11 fixait sur elle un regard
aigu, cherchant à savoir s'il avait affaire à une connais-
seuse qui cachait son jeu.
— Ecoutez, fit-il tout à coup, je vais vous dire le vrai
prix de cette peinture ; je vous en donne cinq cents francs.
Giovanna, cette fois, tressaillit, stupéfaite, mais ne
répondit pas.
— Mille ! fit le juif.
182 MABIE-KOSE

— Mais puisque ce n'est pas signé ! dit Giovanna pour


cacher son émotion.
Le juif sourit.
— Ne vous inquiétez pas de cela, dit-il. Les signatures...
on en met quand il n'y en a pas. Tenez, je mettrai au bas
de ce portrait une signature semblable à celle-ci...
Et le marchand désignait une grande toile qui représen-
tait une femme très belle et très élégante au moment où
elle achève de s'habiller pour aller à quelque soirée.
Giovanna déchiffra la signature.
Et cette signature, c'était : « Pierre Léttour »...
— Oui, continuait le juif, je mettrai ces quelques lettres
au bas de ce portrait de danseuse... et le propriétaire de
la signature, ajouta-t-il en ricanant, ne viendra jamais
réclamer... Allons, la femme, vous ne retrouverez pas
une occasion pareille... mille francs !...
— Non, décidément, je ne vendrai pas, dit Giovanna.
Le juif haussa les épaules. Giovanna sortit du magasin.
Mais elle n'avait pas fait vingt pas qu'une voix haletante
murmura à son oreille :
— Voyons, ne m'écorchez pas. Vous avez là un beau
Pierre Latour... mais enfin, que diable... tenez, je vous en
offre trois mille...
Giovanna fit non, de la tête, et se sauva précipitamment
pour résister à la tentation qui lui venait.
Trois mille francs !... Il y avait là un mystère qui la suf-
foquait. Mais, trop habile pour laisser voir son émotion et
ses soupçons, elle rejoignit la roulotte en disant qu'elle
n'avait pas trouvé un cadre digne du portrait, et que
cette opération se ferait en France.
En parlant ainsi, elle regardait fixement Jean Morel, qui
ne parut nullement troublé.
— Quel homme est-ce là ? pensa-t-elle. Nous verrons !,..
Au bout de huit jours, on quitta Gênes et on se dirigea
sur la France. La roulotte était toujours suivie-de loin par
le piéton qui marchait quand elle marchait, s'arrêtait
quand elle s'arrêtait.
Ce piéton, Giovanna l'avait remarqué depuis longtemps.
Jean Morel finit par le remarquer à son tour.
Pendant la route, comme il marchait près en Zita, cau-
sant et devisant avec elle selon son habitude, il lui
demanda tout à coup :
— Vous n'avez jamais fait attention que quelqu'un
nous suit ?...
LA MIGNON DU NORD 183
Zita se retourna vivement, aperçut le piéton dans le loin-
tain, rougit et ne répondit pas. Seulement, Jean More! vit
son beau visage s'illuminer d'un furtif sourire.
— En arrivant à Marseille, demanda-t-elle comme pour
détourner la conversation, vous allez nous quitter ?
—• Il le faudra bien, mon enfant, répondit Jean Morel
qui ne voulut pas insister sur la persévérance du mysté-
rieux piéton.
— Pourquoi ne restez-vous pas avec nous ? fit-elle
vivement.
Et comme Jean Morel secouail la tête :
— Oh ! pardon, reprit Zita. Je vous dis cela comme si
vous étiez un nomade, un bohème comme Paolo, Gen-
naro... ou moi... J'ai bien vu, allez, que vous n'appar-
tenez pas à notre monde...
— Sans doute, fit Jean Morel en souriant, puisque je
suis marin...
Elle lui jeta un profond regard, et, d'un ton sérieux :
—• Vous n'êtes pas plus marin que forain... Cela se
voit...
Jean Morel tressaillit. Une ombre d'inquiétude voila
son front. 11 ne put retenir un soupir.
— Voyez, fit Zita, comme vous êtes triste. Il doit y
avoir un grand chagrin dans votre vie... Si vous restiez
avec nous, je trouverais bien le moyen de vous consoler,
moi !... Qui vous êtes 1 Je ne sais. Mais il me semble
que j'ai plus confiance en vous que je ne puis en avoir
en qui que ce soit... E t je voudrais surtout connaître
la cause de ces tristesses qui vous absorbent si souvent...
— Je ne suis pas triste, mon enfant, dit Jean Morel en
contenant à peine son émotion. Mais, tenez, ne parlons
pas de moi... parlons de vous plutôt.,. Cette femme...
cette Giovanna... est-elle votre parente ?...
— Non... pas ma parente, mais ma maîtresse ; je lui
appartiens.
•— Comment, vous lui appartenez !,.. Vous voulez dire
que vous êtes engagée dans sa troupe ?...
— Non, non : je lui appartiens. Elle m'a achetée !...
— Achetée ?...
Argent comptant, devant moi I...
— Achetée I... Ces choses sont-elles possibles !,.. Mais,
mon enfant, ne vous croyez pas tenue de demeurer la vic-
time d'un aussi odieux marché. Il y a des lois qui...
184 MARIE-ROSE

— Des lois ? fit Zita en éclatant d'un rire amer qui fai-
sait mal à entendre. Bah ! est-ce que nous connaissons les
lois, nous autres ?... Si je me sauvais, on saurait bien nie
rattraper. Ou bien je retomberais dans les mains de
quelque affreuse sorcière qui me tuerait de coups... Non,
non... j'aime mieux rester avec Giovanna !... Pas de
caresses, pas un sourire, de la glace autour de moi, oui,
cela est vrai. Mais au moins on me laisse vivre à peu près
à ma guise, on ne me fouette pas...
— Pauvre enfant I... comme vous avez dû souffrir dans
votre enfance !...
— Ah ! oui, Seigneur !... Je peux dire que j'en ai reçu,
des coups de fouet, des coups de griffe... Plus d'une fois,
je suis tombée sur le carreau comme morte...
Zita, en parlant ainsi, frissonnait.
— Mais qui vous frappait ainsi ?... Et pourquoi ? reprit
Jean Morel bouleversé.
— Pourquoi j'étais battue ? Je ne l'ai jamais su. Pour
un regard ou pour ne pas regarder, pour un mot que je
disais ou ne disais pas, l'atroce femme se jqtait sur moi,
me tordait les poignets... Je tombais sur les genoux... quel-
quefois, elle me piétinait... Qui était cette femme ?... Peut-
être une de mes parentes... Sans doute, même, car aussi
loin que je remonte dans ma vie, je me vois avec elle... Je
me vois dans des pays lointains, où c'était la plaine, une
grande ville, avec un soleil plus doux que celui-ci... C'est
tout ce que je me rappelle... puis des voyages, de longs
voyages... puis des coups... la faim, la soif, la misère !...
Que de fois j'ai souhaité mourir 1
— Pauvre petite !... Comment cette parente était-elle
assez barbare... mais était-ce bien votre parente ?...
— Qui sait ? fit Zita. C'est fini, tout cela... Mais, voyez-
vous, même si je devenais heureuse, il me semble que je
ne pourrai jamais oublier tant de souffrance... Aujourd'hui
'encore, par moment, j'ai peur tout à coup qu'elle ne
revienne me prendre par la main, qu'elle ne m'emmène
pour m'arracher le cœur, comme elle disait.,. Et cela
m'arrivera !
— Non, non... ne craignez rien... on vous défendrait I...
Giovanna elle-même a trop d'intérêt à vous garder...
—• N'importe ! il me semble que quelqu'un rôde autour
.de moi, et que tout à coup, il va me saisir... Si ce n'est
elle... si ce n'est celle qui m'a tant battue, ce sera
l'homme, celui qui est tombé dans un trou...
LA MIGNON DU NORD 185

Zita pâlit soudain et regarda autour d'elle comme si


vraiment l'homme qu'elle évoquait lui fût apparu.
Jean Morel lui prit la main, et il sentit que cette petite
main de Zita était toute froide.
•— Rassurez-vous. Tant que je serai là, du moins, je vous
jure que vous n'avez rien à craindre...
—• Oui ! tant que vous serez là ! Mais après ?... J'ai
peur ! oh ! j'ai perfr î...
Jean Morel se taisait, violemment ému. Puis, cherchant
à fixer l'esprit de Zita sur d'autres sujets, il demanda :
— Mais comment se fait-il que vous parliez à moitié
français ?...
•— Ah !... qui sait ? fit Zita. Peut-être ai-je longtemps
habité la France. Nous autres, nous sommes tantôt dans
un pays, tantôt dans un autre. E t alors, nous parlons un
peu toutes les langues. Je comprends l'allemand, je parle
italien, je sais un peu d'espagnol...
Cette explication était très plausible. E t Zita, d'ailleurs,
disait la vérité. Bien qu'elle s'exprimât plus facilement en
italien, elle mélangeait plusieurs dialectes dans ses con-
versations.
Zita le regardait avec une sorte de curiosité.
•— Qui vous a appris à peindre ? demanda-t-elle brus-
quement.
Jean Morel pâlit.
— Mais je ne sais pas peindre, dit-il en essayant de plai-
santer. Voilà. Nous avions à bord un riche Anglais qui,
pour se désennuyer, faisait les portraits des matelots. Et
comme il avait remarqué que je m'intéressais beaucoup à
son travail, il voulut m'enseigner son art. C'est tout
au plus si je sais barbouiller une toile...
— Non, fit gravement Zita, le portrait que vous avez
fait est très beau. Vous n'êtes pas marin, vous n'êtes
pas nomade...
— Silence, malheureuse enfant ! fit sourdement Jean
Morel.
— Ah ! je vous ai fâché ?...
•—• Non, mon enfant... seulement, vous m'avez rappelé
des choses que je veux oublier... tenez, comme vous cher-
chez vous-même à oublier la misérable qui vous a marty-
risée... Eh bien 1 écoutez... c'est vrai... je ne suis pas
marin...
— Oh ! je vous ai fait de la peine !... Ne me dites rien...
taisez-vous...
186 MARIE-ROSE

— Si ! j'aime mieux vous le dire... C'est vrai, j'ai reçu


quelque éducation dans ma jeunesse... Et puis, à la suite
de grands malheurs, j'ai voulu quitter mon pays...
•— La France ?...
— Oui ! la France. J'ai beaucoup voyagé. Dans ces
voyages, j'ai perdu le peu de fortune que j'avais, et, en
dernier lieu, me trouvant sans ressources, j'ai dû m'enga-
ger comme matelot. Voilà mon histoire, Zita... mais...
— Oh I je n'en dirai rien à personne, allez... je vous
aime trop pour vous faire du chagrin...
•— Chère enfant !... Vous m'aimez donc un peu ?„. fit
Jean Morel avec une profonde émotion.
—- Oui, dit-elle. Je voudrais vous savoir heureux, très
heureux...
— Et moi, si j'avais une fille, je voudrais qu'elle fût
comme vous... qu'elle vous ressemblât par le cœur, sinon
par la beauté... Car il serait difficile d'être aussi belle que
vous l'êtes... Je puis vous dire cela, mon enfant... je
pourrais être votre père.
— C'est donc vrai que je suis belle ? fit naïvement Zita.
•— Oui, répondit Jean Morel en la regardant avec les
yeux d'un artiste.
Zita se retourna encore vers le piéton qui cheminait
là-bas, sur la route, conservant toujours sa distance.
EL elle sourit à la pensée qu'elle était vraiment belle.
Du moment que Jean Morel le lui affirmait, elle n'en
doutait pas.
Le lendemain la roulotte arriva à la frontière.
Les douaniers se présentèrent pour vérifier l'intérieur de
la voiture. Avec les douaniers, deux ou-trois gendarmes de
la brigade de Menton, qui examinaient d'un œil sévère ces
nomades pénétrant en France.
Pendant que Gennaro et Paolo s'empressaient d'ouvrir
caisses et paniers aux douaniers, Giovanna tenait son
regard fixé sur Jean Morel.
— Voyons s'il regardera les gendarmes, murmura-t-elle.
Jean Morel s'occupait avec une sorte d'activité tran-
quille à réparer un cordage.
Il tournait le dos aux gendarmes.
La visite se termina enfin, et la roulotte put continuer
son chemin.
•— Il ne les a pas regardés I se dit Giovanna avec un
singulier sourire.
Et, s'approchant de Jean Morel :
LA MIGNON DU NORD 187
— Comme vous êtes pâle ! dit-elle brusquement.
-— Moi ? fit Jean Morel en essayant de rire.
— Oui, vous. Et vous suez à grosses gouttes. Tenez,
rentrez donc dans la roulotte et buvez un verre de liqueur
forte. Cela vous remettra de votre émotion...
Jean Morel, agité d'un tremblement convulsif, lui jeta
un regard de détresse.
— Et puis, ajouta Giovanna à voix basse, nous avons à
causer... Montez, je vous rejoins...

II
LE VOYAGEUK

Giovanna et Jean Morel montèrent dans la roulotte.


Tous les « artistes » marchaient à pied, riant, causant,
chantant et fumant.
— Je pense, dit Giovanna en s'asseyant, qu'il jie vous
est pas désagréable que nous nous expliquions ?
— Ni agréable, ni désagréable, dit froidement Jean
Morel.
—• C'est tout ce qu'il me faut. J'ai diverses questions à
vous poser. Après quoi, j'aurai des propositions à vous
faire. Vous répondrez aux questions si cela vous convient.
Vous accepterez les propositions si elles voins plaisent.
Mais je veux d'abord vous dire une chose : c'est que si
vous ne me répondiez pas, si même, mis en défiance par
ma démarche, vous me quittiez tout de suite,eh Bien! vous
pourriez être tranquille pour l'avenir. Une tois paiti, je
vous oublie. Si vous restez et que vous ne me répondiez
pas, une fois descendue de cette roulotte, j'oublie que j'ai
eu des questions à vous soumettre. Qui suis-je, moi ? Une
commerçante. Ni plus, ni moins. Je parle et j'agis dans
l'intéiêt de mes affaires. Le reste ne me regarde pas.
•—• Voyons donc les questions ? fit Jean Morel. Je
répondrai si je puis.
— Bien. D'où venait le navire qui s'est brisé sur les
roches de Livourne ?
— De Buenos-Aires.
— Le marin qui vous accompagnait et qui a si subite-
ment disparu, le connaissiez-vous ?
-— Certes. Il était matelot comme moi.
188 MARIE-ROSE

— Je veux dire : connaissiez-vous son passé ?


Jean Morel tressaillit, mais demeura calme.
— Non, dit-il, je l'ai connu a Buenos-Aires où il a
été engagé..,
•— Ainsi, vous ne saviez pas d'où venait cet homme ?
•— Non Celait un de ces marins sans emploi comme
on en voit sur les quais de tous les ports du monde,
— Eh bien! moi, je vais vous dire d'où il venait,
— Ah ! fit Jean Morel en pâlissant légèrement.
— Il venait de la Guyane.
Jean Morel relâcha un peu la cravate qui lui seirait le
cou, et, d'une voix calme, répondit :
— C'est possible...
— Je vous répète, continua Giovanna après une minute
de silence, qu'il ne faut pas vous alarmer de mes ques-
tions. Passons donc à autre chose... Pourquoi, lorsque
nous avons ft-anchi la frontière, avez-vous tourné le dos
aux gendarmes ?
— Je n'y ai pas fait attention II eût pu se faire que ces
gens me vissent de face,
Il n'y avait pas un tremblement dans la voix de Jean
Morel. Seulement, ses mains se ciispaient sur ses genoux.
— Moi, dit Giovanna, j'ai pensé que vous ne vouliez
pas être vu,
— A quoi bon ?... Cela m'était indifférent.
— Je veux bien. Maintenant, une dernière question.
Vous avez fait le portrait de Zita. Où vous avez appris à
peindre, vous, un marin, peu importe : dites-moi seule-
ment, si vous pouvez, ce que vaut ce portrait d'après vous.
— Mais je ne sais pas. Peut-être, avec la toile.,, et les
couleurs... une vingtaine de francs...
— Bon ! Eh bien ! écoutez-moi. J'ai été, sous prétexte de
le faire encadrer, montrer cette peinture à un marchand
de tableaux de Gênes. Il m'en a fait un prix. Voulez-vous
que je vous le dise ?
— Si vous voulez, fit Jean Morel en essuyant son front.
— Trois mille francs,.,
— Ce marchand a dû se tromper...
— Je le crois comme vous, Ou plutôt, je crois qu'il a
essayé de me tromper Je crois que votre portrait vaut
le double de celte somme,.,
Jean Morel demeura immobile, comme s'il n'avait pas
entendu
LA MIGNON DU NORD 189

Giovanna, alors, d'une voix basse et lapide, continua :


— Je ne veux pas savoir qui vous êtes. Je vous en ai dit
assez maintenant, poui vous faire comprendre que je vous
ai deviné. Que vous veniez de la Guyane ou de Buenos-
Aires, peu importe pour moi. Que vous ayez peur ou
non de montrer votre visage aux gendarmes, cela encore
n'est rien. Ce qui est sûr, c'est que vous avez besoin
de vous cacher ; ce qui est sûr, c'est que vous n'êtes pas
plus marin que moi ; ce qui est sûr, c'est qu'il va être
extrêmement difficile d'échapper à ceux qui vous cher-
chent... si on vous cherche !... Eh bien! les questions sont
finies. Voici les propositions...
— Dites 1 fit Jean Morel en fermant à demi les yeux.
— Je vous piopose de rester avec moi aux conditions
suivantes. J'irai où vous voudrez, parce qu'il m'importe
peu d'aller au nord ou au sud. Moi, je suis une nomade.
Donc, s'il y a un point de la France vers lequel vous vouliez
vous diriger en toute sécurité, c'est là que j'irai. Je vous
établis un état civil. J'ai des papiers. Je réponds de vous,
Aucune autre méthode de voyage ne vous offrira les
garanties de sûreté que je puis vous donner, Cela vous
convient-il ?
— Oui, dit Jean Morel.
— Bien 1 fit Giovanna avec une visible satisfaction.
J'ajoute que vous me quitterez quand vous voudrez,
même sans me prévenir. Et je vous répète que, ce jour-là,
j'oublierai que je vous aie jamais rencontré. Cela vous
convient toujours ?
— Cela me convient...
— Vous êtes pauvre. Vous n'avez pas d'argent. Lorsque
vous serez arrivé au terme que vous vous proposez sans
doute, il vous en faudra. Je vous en donnerai. Je mettrai
à votre disposition une somme de huit mille francs,
Sommes-nous toujours d'accord ?
— Nous le sommes...
— Il reste à régler ce que vous devrez me donner en
échange de ces huit mille francs, qui peut-être ne sont rien
à vos yeux, mais aussi en échange de la sécurité que je
vous garantis et qui vaut cent mille francs... Aux yeux de
tous mes employés, vous continuerez à être l'homme de
peine que j'ai engagé moyennant la nourriture et quelques
sous.
— Bien ! fit Jean Morel en poussant un soupir de soula
"gement.
190 MARIE-ROSE

— Cela, d'ailleurs, est nécessaire pour dépister les curio-


sités. En cours de roate, vous vous amusez à faire de ces
peintures qui n'ont aucune valeui... Vous m'en faites six...
des portraits, des paysages, ce que vous voudrez : ce sera
là mon paiement. Aeceplez-vous tout cet arrangement,
auquel je crois que nous trouvons chacun notre compte ?
— Je l'accepte, dit simplement Jean Morel.
— Il me reste donc une dernière question à vous faire :
sur quel point de la France voulez-vous que nous allions ?
Ici, Jean Morel pâlit.
•— Notez bien, fit tranquillement Giovanna, que ma
question n'a aucune espèce d'intérêt pour moi... Je ne vais
pas quelque part-, moi !... Je vais, vola tout !... Moi,
voyez-vous, le sud, le nord, cela m'est égal, Lyon ou
Bordeaux, Marseille ou Lille...
— Lille ! prononça sourdement Jean Morel en se levant.
Giovanna se leva également, et dit :
—- C'est à Lille que vous allez ?
— Oui ! répondit Jean Morel dans un souffle.
— Soit ! reprit Giovanna. A Lille, donc. Je vous pré-
viens que nous en avons pour deux ou trois mois, car nous
ne prenons pas le chemin direct. Et i^uis, nous avons nos
représentations. Plus un mot sur tout cela. Pour moi, vous
êtes et vous iestez Jean Morel, employé du Théâtre forain
et cosmopolite...
Sur ces mots, Giovanna descendit de la roulotte.
Au bout de quelques minutes, Jean Morel descendit à
son tour et se mêla aux autres membres de la troupe
ambulante.
Zita tourna longuement autour de lui et finit par le
rejoindre.
—• Que vous a dit Giovanna ? demanda- t-elle. Si c'est
un secret, ne me le dites pas 1
— Elle m'a proposé de demeurer avec elle pendant
quelques mois. Vous voyez, mon enfant, que le secret
n'est pas terrible.
— Et vous avez accepté ?
— Oui. Cette existence ne me déplaît pas. Je reste.
Elle battit des mains et se sauva sur les bas-côtés de la
route pour faire un bouquet de fleurs sauvages, ou pour
cacher son émotion.
Jean Morel la contempla d'un œil troublé.
Machinalement, à ce moment, il se retourna et aperçut
au loin le piéton qui venait.
LA MIGNON DU NORD 191
Zita le regardait aussi, cet inconnu.,, et elle souriait, de
son sourire énigmatique.
— Il faut que je sache ce que c'est ! se dit Jean Morel.
Sans hésitation, il s'écarta de la troupe au moment où
on ne faisait pas attention à lui, se jeta dans les champs,
et alla s'abriter sous un bouquet de figuiers.
La roulotte continuait paisiblement son chemin sur la
route de Nice.
Bientôt elle disparut.
Au bout de dix minutes, le piéton passa, marchant d'un
pas alerte.
Jean Morel attendit quelques minutes encore ; alors, il
regagna la route et se mit à marcher rapidement dans la
direction du piéton.
11 était arrêté sur un pont jeté au-dessus d'un torrent
qui allait se perdre dans la Méditerranée.
L'inconnu était assis sur le parapet du pont. A un kilo-
mètre en avant du pont, la roulotte était arrêtée.
Il avait croisé un genou sur l'autre afin de soutenir
une guitare.
Et s'accompagnant de cette guitare dont il semblait
jouer avec infiniment de justesse et d'expression, il chan-
tait un refrain populaire français, •— une de ce*s chansons
sentimentales à outrance, romances de la rue que les
camelots des grandes villes mettent à la mode pour huit
jours... C'était :
Et quand reviendra la saison bénie,
l'on cœur, ô mignonne, me reviendra-t-il ?
Paroles blafardes. Musique d'orgue de Barbarie.
Mais la voix était si pure, si chaude et si juste, l'accom-
pagnement si ému, que ces choses insignifiantes prenaient
un sens profond d'amour jeune et vibrant...
Et c'était un spectacle étrange, fantastique et charmant :
sous le grand soleil, dans cette solitude, sur ce pont où
il n'y avait âme qui vive, ce jeune homme qui jouait
de la guitare et chantait... comme s'il eût voulu éveiller
dans Fâme d'une bien-aimée toutes les fibres de l'amour...
Jean Morel s'arrêta, stupéfait.
Le jeune homme, sans paraître le voir, sans s'inquiéter
de cet étranger, continuait sa mélopée avec cet accent
d'étrange sensibilité où se mêlait pourtant une ironie
voilée, comme s'il se fût un peu moqué de lui-même et
de sa musique.
Nous disons le jetyic Jjomme...
192 MARIE-ROSH

Cet inconnu, en efïet, paraissait au plus vingt-deux ans.


Il était grand, svelte, de belle carrure et de taille harmo-
nieuse.
Il portait avec grâce un costume de velours.
II avait le visage fin, distingué, des yeux d'une grande
douceur, la bouche délicate et tendre, de très beaux
cheveux bruns.
Enfin, après avoir plaqué quelques accords sonores sur
son instrument, il laissa retomber la guitare sur ses
genoux et jeta un furtif regard dans la direction de la
roulotte.
— Bravo, camarade I fit alors Jean Morel. Il paraît que
vous aimez la musique au point de ne pas vous soucier des
coups de soleil...
— Bah ! fit gaiement l'inconnu, le soleil est l'ami de
tout le monde en général et le mien en particulier. Je
l'aime. Et je crois qu'il m'aime assez pour ne pas vouloir
me faire du mal.
— Et comme cela, vous vous promenez par le monde
en jouant de la guitare ?...
— Comme vous dites, mon camarade ! Je me promène
par le monde !... Quant à ma guitare, ajouta-t-il en cares-
sant l'instrument de ses mains fines, c'est encore une
amie... elle me distrait, me console et m'amuse...
— Peut-être est-elle votre gagne-pain ?...
Le jeune homme secoua la tête et eut un rire franc
et .sonore.
— Non, fit-il, non ; elle est seulement mon amie... Quant
au pain quotidien, il est assuré par une petite pension
que je touche tous les mois...
Jean Morel s'assit près de l'inconnu,
•— Vous permettez ? fit-il en souriant.
— Pardieu, oui, mon camarade. Vous avez une figure
qui me revient. Et pour peu que cela vous plaise, nous
ferons route ensemble. Car, parfois, je me lasse de bavarder
avec moi-même...
— Ainsi, reprit Jean Morel sans relever l'invitation,
vous ne faites rien ? Vous voyagez pour votre plaisir ?
— Ce n'est pas tout à fait cela, dit l'inconnu en riant ;
je voyage pour étudier.
— Etudier quoi ?... ,
— La nature.
- — La nature ! reprit Jean Morel. Vous êtes botaniste ?
géologue ?..„
LA MIGNON DU NORD 193

— Non ! fit le jeune homme en riant de plus belle,


je veux être peintre.
.— Peintre ! s'exclama Jean Morel avec une sympathie
émue.
— Mon Dieu, oui !... Vous allez peut-être me dire que
j'aurais mieux fait d'entrer à l'école des Beaux-Arts ou
dans l'atelier d'un maître quelconque... mais j'aime
l'indépendance...
.— Non, non, je ne dirai pas cela... Vous avez pris le bon
moyen : voir, sentir, chercher à traduire une sensation,
tout l'art du peintre est là !
— Mais dites donc, camarade, vous en parlez en con-
naissance de cause, dirait-on ?...
Jean Morel éluda la réponse à cette question et reprit :
•— Je m'appelle Jean Morel. Voulez-vous me dire
votre nom ?
— Georges.
Et comme Jean Morel paraissait étonné :
— Oui : Georges, tout court. Je n'ai pas de nom de
famille. Mon père a oublié de me laisser le sien, et ma mère
est morte avant d'avoir pu me déclarer sous son nom.
L'étrange voyageur disait ces choses très simplement.
Il n'y avait ni honte ni amertume dans ses paroles ;
un peu de tristesse seulement voila son regard quand il
parla de sa mère.
— Pauvre enfant ! murmura Jean Morel.
— Vous me plaignez ? fit celui qui s'appelait Georges.
Vous avez tort. Je ne suis pas à plaindre, et je crois vrai-
ment que peu de gens sont aussi heureux que moi... Si
quelqu'un est à plaindre dans mon histoire, c'est la
pauvre femme qui m'a donné le jour... Je ne l'ai pas
connue, car j'avais trois mois à peine quand elle mourut,
et que je fus porté aux Enfants-Assistés... mais j'ai su
qu'elle avait souffert beaucoup... beaucoup... de son
abandon... puisqu'elle en est morte !...
Une minute de silence ému suivit cette confidence.
— Et vous n'avez jamais cherché à revoir votre père,
à le retrouver ?...
— A quoi bon ? fit Georges en haussant les épaules. Si je
le retrouvais, que pourrais-je dire à cet homme qui est
pour moi un étranger ? Des reproches ? Je suppose qu'il
s'en est fait à lui-même. Et alors les miens seraient inu-
tiles. Ou bien, il n'a eu aucun remords, et mes îeproches
7
194 MARIE-ROSE

l'atteindraient encore moins... D'ailleurs, mon véritable


père, c'est l'homme qui m'a adopté, élevé, qui a fait de
moi ce que je suis...
Le jeune voyageur s'attendrit soudain et du bout du
doigt écrasa une larme qui perlait à ses yeux.
•—• Pardonnez-moi... dit Jean Morel. Je viens de réveiller
des souvenirs pénibles, moi que vous ne connaissez pas !..,
•— C'est en effet un triste souvenir. Car ce grand hon-
nête homme est mort voici quatre ans. Mais cela n'a rien
de pénible J'aime à parler de lui tout%s les fois que je
puis .. C'était un Anglais, une sorte d'original tendre et
bourru. Il s'appelait William Johnson. Il détestait les
femmes et adorait les enfants. Avoir un enfant était son
rêve. Et pourtant il ne voulait pas se marier. Etabli en
France, il fit donc des démarches pour obtenir la garde de
l'un des enfants assistés. Il me vit. Il paraît que je lui
plus. Il m'éleva, me lit instruire, me laissa pousssr libre-
ment, ne m'imposa aucune obligation, et quand il mourut,
me laissa une rente viagère qu'il a eu soin de rendre
inaliénable et incessible. En sorte que ma vie est assurée
à perpétuité. J'en profite pour agir à ma guise. J'ai tou-
jours adoré le dessin et la peinture ; je me suis fait peintre.
Et comme je vous le disais, je parcours le monde à pied
pour mieux le voir et mieux le comprendre.
A ce moment, Georges, •— puisque tel était le nom de ce
bizarre voyageur, — Georges se leva, jeta un regard vers
la roulotte, s'assura qu'elle était encore à la même place,
et, revenant s'asseoir, il alluma une cigarette, et regarda
Jean Morel en souriant comme pour dire :
— Voilà mon histoire, camarade. Vous voyez que je ne
cache rien. Quant à la vôtre, je ne vous la demande pas,
mais je serais bien aise de la savoir...
Jean Morel comprit sans doute ce regard, mais il se
contenta de dire :
— Quant à moi, je suis employé dans 3a troupe foraine
dont vous voyez l'entre-sort arrêté là-bas.
Une émotion soudaine se manifesta dans l'attitude du
jeune homme.
Il se leva brusquement et examina Jean Morel avec
attention, mais sans la moindre défiance.
— On dirait que ce que je viens de vous dire vous
ennuie ? fit Jean Morel avec son sourire triste et un peu
amei.
LA MIGNON DU NOBD 195

— Moi ? Non. Mais.,, c'est que je ne vous ai jamais vu...


—• Comment ?...Mais vous connaissez donc les pension-
naires du Théâtre -forain et cosmopolite ?
— Ecoutez... voici trois mois que je suis pas à pas cette
voiture. Je l'ai rencontrée à Rome où j'avais été étudier
les antiques dans les musées...
•— Excellent exercice pour un vrai artiste.
— Oui. Et depuis Rome, paitout où va cette roulotte, je
vais. Où m'entraîne-t-elle ? Je ne veux pas le savoir. Et
vous ne pouvez croire tout ce qu'il y a de charmant à se
laisser aller ainsi, à ne pas savoir vers quelle ville on se
dirige... Lorsque la roulotte s'arrête, je m'arrête. Lors-
qu'elle se remet en route, je marche. Et voilà !...
Georges garda un instant un silence embarrassé, puis
reprit :
— Figurez-vous que je trouve très intéressants les exer-
cices de ces forains. Dès qu'ils tendent la corde pour un
spectacle en plein air, je m'approche : je suis à coup sûr
leur spectateur le plus fidèle et le plus assidu...
Il se mit à rire du bout des dents.
Puis une idée subite parut le frapper. Une inquiétude
voila son loyal regard.
— Ah çà ! s'écria-t-il, est-ce que les gens de la roulotte se
seraient aperçus de mon assiduité ?... Est-ce qu'on aurait
des défiances contre moi ?... Est-ce qu'on vous aurait
dépêché pour me dire ?...
—• Non, non, rassurez-vous, fit vivement Jean Morel.
D'abord, la route est libre pour tous, et chacun, autant
qu'il lui plaît, peut s'approcher d'un spectacle forain.
Ensuite, je ne me fusse pas chargé d'une pareille commis-
sion. Et enfin, même si je m'en étais chargé, maintenant
que je vous ai vu, maintenant que je connais tout ce qu'il
y a de franchise, de loyauté, de confiance... trop de con-
fiance même... en vous, je m'en voudrais de vous causer
le moindre chagrin...
Georges tendit ses deux mains. Jean Morel les serra.
La glace était rompue entre ces deux hommes.
— Laissez-moi vous dire toutefois, reprit alors Jean
Morel, qu'il y a dans la troupe une personne qui s'est
aperçue de votre assiduité...
•—• Laquelle ? demanda vivement Georges.
— Mais l'étoile de la troupe : M116 Zita ! fit Jean
Moiel d'un ton indifférent.
Georges pâlit et rougit coup sur coup.
196 MARIE-ROSE

— Ali ! reprit-il faiblement. Et sans doute.,. M U e Zita...


s'étonne et s'importune ?...
— Non, répondit gravement Jean Morel. Et tenez, je
vais vous dire la vérité.
— Dites ! s'écria Georges palpitant.
— Eh bien ! Zita n'est pas une fille de bohème comme les
autres... Elle n'est pas seulement remarquable par sa
beauté qui, comme vous, sans doute, m'avait fiappé au
premier coup d'œil... Son esprit est inculte, mais plus d'une
riche demoiselle soigneusement élevée dans les meilleurs
pensionnats pourrait lui envier son intelligence. Mais
cela n'est rien. Ce qui m'a surtout charmé en elle, ce
qui a fait que tout de suite, je l'ai aimée comme une
petite sœur ou comme une fille, c'est son étrange délica-
tesse de cœur, ce sont ses manières qui, sous la grâce
étudiée de la ballerine, apparaissent pleines de réelle
noblesse. Cette enfant-là, voyez-vous, a un cœur d'or
1
et possède au suprême degré cette distinction de l'esprit
qui ne s'acquiert pas... qu'on a en naissant. Alors, vous
comprenez que je me sois attaché profondément à cette
enfant. Au surplus, je dois vous déclarer que je ne suis
ni son parent ni son tuteur, que je n'ai aucun droit
sur elle, et que je la connais depuis bien peu de temps...
Mais il me semble maintenant que je la connais et que
je l'aime depuis des années... et je serais bien malheureux
s'il lui survenait un chagrin sérieux...
— Un chagrin ? s'écria Georges. Oh ! j'espère... je
souhaite de tout mon cœur... mais continuez, je vous prie...
— Je voulais simplement vous dire ceci : c'est que je n'ai
pas tardé, depuis Livourne, à m'apercevoir d'une chose..,
— Laquelle ? demanda Georges avec exaltation.
— C'est que Zita regarde bien souvent derrière elle sur
la route, jusqu'à ce qu'elle aperçoive certain voyageur...
•— Et que fait-elle alors ? fit Georges d'une voix
étranglée.
— Elle sourit, elle chante, cueille des fleurs... tandis
qu'elle devient toute morose quand le voyageur est trop
loin pour qu'elle puisse l'apercevoir...
Geoiges jeta un cri. Son loyal et charmant visage
s'empourpra. Il balbutia quelques mots confus que Morel
, n'entendit pas.
— Calmez-vous, fit Jean Morel en souriant. Je conclus
simplement de tout ceci que Zita vous a remarqué, qu'elle
LA MIGNON D U NORD 197
est préoccupée de vous... Et ayant été amené à cette con-
clusion, j'ai voulu connaître le voyageur tenace... J'ai fait
un crochet dans les champs, je vous ai laissé passer, je
vous ai rejoint... je viens de vous étudier... et...
Georges, tremblant, incapable de maîtriser son émotion,
saisit la main de Jean Morel.
•—• Achevez, je vous en supplie... dit-il d'une voix faible.
—• Et si Zita doit aimer, dit alors Jean Morel, eh bien !...
je souhaite de tout mon cœur que ce soit quelqu'un qui
vous ressemble. Car jamais je n'ai vu deux enfants aussi
dignes l'un de l'autre par la beauté, l'intelligence et le
cœur...
Georges ne dit rien. Seulement, il baissa la tête, et deux
larmes s'échappèrent de ses yeux.
•— Vous l'aimez donc bien ? dit Jean Morel avec une
profonde sympathie.
Georges leva son beau regaid tout rayonnant d'amour
pur.
— Je l'adore, dit-il. Je sens que ma vie est attachée à la
sienne. Je crois que si elle ne m'aime pas, je mourrai...
— Vous ne lui avez donc jamais parlé ?...
•—• Oh ! non ! répondit Georges avec la sublime naïveté
de l'amour véritable. Comment aurais-je osé ?... Une fois,
une seule fois, j'ai cru que j'oserais... Faut-il vous
raconter ?...
— Oui, mon enfant... laissez-moi vous donner ce nom...
car tout, dans vos paroles, dans vos attitudes, dans vos
pensées, rafraîchit ma pensée à moi, et apaise mon cœur...
Racontez donc... et soyez sûr que vos confidences tombe-
ront dans un cœur que vous avez ému... qui vous est tout
acquis...
— Par ma foi ! s'écria Georges avec un retour à cette
charmante gaieté qui faisait le fond de son caractère,
laissez-moi vous dire que moi aussi je vous aime bien !..„
Comme c'est drôle, hein ?... Il y a moins d'une heure nous
ne nous connaissions pas...
— Et nous voici amis ?...
— Oui, amis. Je ne sais pourquoi, je vois en vous une
sorte de grand frère.
•— Allons, racontez... vous voyez bien que j'attends
avec impatience.
— Oh ! c'est bien simple... En partant de Rome, la rou-
lotte de Zita a essayé de franchir les Apennins, puis, je,
198 MARIE-ROSE

ne sais pourquoi ni par quel caprice, elle est revenue sur


la côte occidentale qu'elle a suivie jusqu'à Livourne... Le
jour dont je vous parle, je la suivais de loin, comme
d'habitude, heureux de voir à un kilomètre devant moi
'cette voiture... Nous nous trouvions alors longer une sorte
'de ravine assez profonde, une façon de précipice, et je
marchais allègrement, lorsque je vis Zita à dix pas de
moi... Comment et pourquoi s'était-elle écartée de la
roulotte ?... Je ne sais...
Jean Morel eut un sourire que Georges ne remarqua pas.
— Je demeurai stupide, reprit celui-ci, ni plus ni moins
que si j'avais eu un crime à me reprocher... Je m'arrêtai
court, et, les yeux baissés, j'attendis... Ah ! oui, je dus lui
paraître bien stupide...
— Et elle ?... Que dit-elle ?... Que fit-elle ?...
— Elle était à demi penchée sur cette ravine dont je
vous ai parlé. Elle ne semblait pas me voir. Je crois bien
qu'elle ne m'avait pas vu. Seulement, comme je frémissais
de la voir si près de moi, je l'entendis qui disait à haute
voix :
« — Qh ! la belle fleur !... Mais comment l'atteindre ?...
« Alors, continua Georges, je m'approchai vivement du
bord et je vis une grosse anthémis, oui, une simple mar-
guerite, superbe, il est vrai... Je jetai bas mon bagage, et
je me mis à descendre vers la fleur... Je crois bien que j'ai
dû risquer un peu de me casser Je cou... Toujours est-il
que je remontai sain et sauf, et je lui tendis la fleur... Elle
était un peu pâle et ne leva pas les yeux sur moi... Elle prit
la marguerite... moi, je sentais que je tremblais, je cher-
chais quelque chose à dire... n'importe quoi... et quand je
trouvai enfin, je vis qu'elle était partie... elle courait légè-
rement pour rattraper la roulotte... Je crois que je pleurai
de ma bêtise... Voilà la seule occasion où j'ai failli lui
parler...
— Et depuis ?...
— Depuis, jamais une occasion pareille ne s'est repré-
sentée à moi... mais...
— Mais ?... Voyons, exposez-moi votre peine jusqu'au
bout.
— Oh ! ceci n'est pas une peine. Je voulais dire : je me
console en faisant son portrait de mémoire...
— Voyons... vous voulez bien que je voie ? Je vous
dirai franchement mon avis.
LA MIGNON DU NORD 199

Jean Morel était, en effet, ardemment curieux de voir ce


que savait faire cet inconnu qui avait si rapidement
conquis son amitié.
Georges eut un instant d'hésitation. Puis, se fouillant, iî
tira de son sein un médaillon de grande dimension et le
tendit à Jean Morel. Le médaillon était en or et incrusté
de pierres fines.
•—• C'est un souvenir du pauvre William Johnson, mon
père adoptif, fit Georges, croyant que Morel examinait la
monture.
•—• Ah ! fit Jean Morel, c'est une miniature...
Il l'examina avec une attention soutenue. Son visage
s'éclairait. Les soucis de l'homme disparaissaient. Il n'y
avait plus en lui que l'artiste. Et sous les fautes de détail
que son œil saisissait, il reconnaissait avec un indi-
cible bonheur la main d'un x peintre magnifiquement
doué. Pourtant, il se contenta de dire :
— C'est très joli, et très ressemblant.
Puis, machinalement, il retourna le médaillon, et alors
il vit une photographie sur le verre.
C'était le portrait d'une jeune femme de vingt ans,
blonde, frêle, délicate, une de ces fleurs fi agiles comme il
en pousse sur le pavé parisien.
— Ma mère, dit Georges. C'est tout ce que j'ai d'elle...
Jean Morel hocha la tête et rendit le médaillon à
Georges qui le remit dans son sein :
— Vous voyez, dit le jeune homme, ce médaillon con-
tient tout ce que j'ai pu aimer au monde : ma mère et...
celle que j'adore... Et maintenant que vous connaissez le
fond de mon cœur, ajouta-t-il avec une poignante émo»
tion, ne me direz-vous pas un mot d'espoir... puisque vous
avez le bonheur de la connaître... et de lui parler tous
les jours ?...
— Telle que je la connais, dit Jean Moreî après un ins-
tant de réflexion, je crois que Zita ne donnera son amour
qu'à l'homme dont elle pourra attendre un pur dévoue-,
ment... Elle est extrêmement sérieuse... mais s'il faut vous
dire ma pensée... je crois bien... oui, je ne crois pas me
tromper en disant que cet homme... ce sera vous !
A ces mots, Jean Morel serra vivement la main de
Georges haletant, ébloui.
Et il regagna à grands pas la roulotte qui, la halte finie,
se remettait en chemin.
MARIE-ROSE
200

III
UN PACTE DE BANDITS

Par un soir de novembre, un homme paraissant âgé de


quarante-cinq ans, mal vêtu, l'air fatigué par quelque
long voyage, entrait dans Lille, à pied.
Il était huit heures du soir, il faisait froid, il tombait
une petite pluie glaciale.
L'homme erra assez longuement dans les rues et par-
vint enfin à la rue Royale.
Là, il parut hésiter et s'arrêta,, appuyé sur son bâton,
devant un vieil hôtel de style flamand qu'habitait
M. de Champlieu.
L'inconnu parut se livrer à de profondes réflexions. Puis
il eut un mouvement comme s'il prenait une décision
suprême, traversa la rue et allongea la main vers la son-
nette électrique de la porte.
Mais il s'arrêta... Il ne sonna pas...
Et, ayant secoué la tête comme pour se signifier à lui-
même que la démarche résolue un instant serait inutile
ou dangereuse, il reprit sa route, se remit à errer et gagna
les quartiers populeux de la grande cité.
Il avisa un estaminet de bas étage, à la sombre devan-
ture, avec une enseigne sur laquelle on lisait : Au Cheval
rouge, — On loge à pied et à cheval.
Et il entra. L'hôtelier se leva vivement et s'avança :
— Que désire Monsieur ? dit-il en s'empressant. Une
bonne chambre ? Un excellent dîner ?... Est-ce que vous
ne mangerez pas un morceau ? reprit l'hôte.
— Si fait. J'ai faim. Du fromage et une chope, comme à
Monsieur. Et vous me servirez près de Monsieur, si toute-
fois Monsieur le permet... Pour ma part, je n'aime pas
être seul à table...
Le consommateur solitaire fit signe qu'il acceptait
volontiers la société qui lui était offerte.
C'était une sinistre figure de bandit, œil noir enfoncé
sous l'orbite, barbe grisonnante et touffue, épaulés tra-
1
pues.
Ce consommateur, c'était Torquato...
LA MIGNON DU NORD 201
Et l'homme qui venait de s'asseoir devant lui, c'était
Jean Lannoy... notre ancienne connaissance... le valet et
le complice de Lemercier.
— Vous permettez donc, monsieur ? fit Jean Lannoy en
s'mstallant et en commençant à manger.
— Si cela'peut vous faire plaisir, dit Torquato qui exa-
minait avec attention ce compagnon inattendu.
— Vous êtes étranger ?... Je comprends cela à votre
accent...
— Etranger, en effet.
— De passage à Lille ?
— J'y suis depuis plus de trois mois... mais je suis
forcé de m'en aller demain...
— Forcé de quitter Lille ? s'écrai Jean Lannoy. Et qui
diable vous y force ?...
— La nécessité de gagner ma vie...
— Ah ! ah !... je comprends... vous cherchez de
l'ouvrage, hein ?...
— Comme vous dites. J'ai pourtant bien cherché, je
vous jure... mais je n'ai pas trouvé...
— Et dans quelle partie travaillez-vous ? fit Jean
Lannoy en regardant fixement Torquato.
— Je fais un peu de tout ce qui se présente, dit Tor-
quato en rendant regard pour regard. Est-ce que vous
auriez de l'ouvrage à me proposer, par hasard ?...
— C'est bien possible... cela dépend... de ce que vous
savez faire.
— Je sais tout faire, dit Torquato.
Et négligemment, il se mit à jouer avec son couteau,
une large lame acérée, solide...
Jean Lannoy remarqua parfaitement cette mimique et
la comprit sans doute. Car il eut un sourire...
— Je verrai, reprit-il. Je viens justement à Lille pour
essayer de gagner honnêtement quelque argent... ou
plutôt d'en regagner. Car tel que vous me voyez, mon-
sieur, j'ai été riche dans le temps...
Jean Lannoy poussa un piofond soupir. Torquato crut
devoir soupirer de son côté, et répondit :
-— C'est comme moi, monsieur : j'ai été riche... pas pen-
dant longtemps, par exemple !
— Vous avez été îiche, vous ? fit Jean Lannoy avec son
ancien sourire goguenard de valet de chambre.
MARIE-ROSE
202
?
— Oui, dit Torquato. Je me suis vu dans les mains vingt
beaux billets de mille que j'ai perdus de la façon la plus
stupide...
— Tiens, mais c'est cdmme moi ! s'écria Jean Lannoy.
Moi aussi j'ai perdu ma fortune de la façon la plus imbé-
cile... Seulement, il y a cette différence entre Vous et moi
que j'étais réellement riche... j'avais trois cent mille francs.
Torquato jeta un rapide regard sur son compagnon et
vit qu'il parlait sérieusement.
— Trois cent mille francs ! murmura-t-il avec respect.
' *=: Oui : trois cent mille gagnés honnêtement clans lo
meilleur des commerces...
— Lequel ? fit avidement Torquato.
Jean Lannoy vit que le moment était venu de se
dévoiler. Il se pencha vers Torquato et murmura rapide-
ment :
— Je faisais chanter le pante...
Torquato ouvrit des yeux stupéfaits.
'— Ah ! oui, c'est juste ! reprit Jean Lannoy, vous ne
comprenez pas... Eh bien, ajouta-t-il en riant, mettez que
j'étais professeur de chant... de musique, si vous voulez...
Torquato comprit de moins en moins. Ce qu'il sentait
très bien, ce qu'il devinait, c'était que son nouveau
camarade avait dû voler cette grosse somme.
Dès lors, son respect pour Jean Lannoy devint visible.
Ce dernier s'était accoudé sur la table et murmurait :
,'— Oui, trois cent mille gagnés peu à peu, avec de rudes
efforts... et gaspillés jusqu'au dernier sou !... Dans les pre-
miers temps de ma fortune, j'aurais voulu aller m'établir
honnête homme et rentier chez moi, dans mon village.
Mais, au bout de trois mois, je me suis aperçu que jamais
je ne pourrais vivre parmi ces croquants... J'avais connu
la grande vie, je ne pouvais plus me défaire des habitudes
de bien-être, et surtout de la fréquentation des gens de la
haute... J'allai à Paris. Et là, moi qui m'étais toujours
défié des femmes comme de la peste, moi qui n'avais
jamais dépensé un sou pour elles, moi qui me croyais si
fort... tenez, quand j ' y pense, jç me donnerais de la tête
contre un mur...
^ — Ne faites pas cela, dit froidement Torquato.
— Non, je ne le ferai pas, soyez tranquille. Mais quand
je pense à cette gueuse qui m'a ensorcelé. Ah ! elle l'a
payé cher, par exemple !... Enfin, bref, au bout de trois
ans d'existence avec Emma... elle s'appelait Emma, la
LA MIGNON DU NORD 203
coquine !... une existence de milord, tous les soirs aux
Folies-Bergère ou bien un grand théâtre, voiture au mois,
bijoux, soupers fins)., je vous dis que j'étais idiot... enfin,
un beau jour, donc, je m'aperçus que deux cent mille
francs avaient filé dans cette vie... Je me îessaisis. Une
nuit, je fis un paquet de tous les bijoux que j'avais donnés
à Emma et je filai. Au moment où j'ouvrais la porte, voilà
qu'elle se réveille et qu'elle se met à hurler. Je bondis sur
elle, je l'empoigne à la gorge, et quand je vois qu'elle ne
dit plus rien, je file... Seulement, je crois que j'ai serré un
peu trop fort.
— C'était bien fait, dit Torquato.
— N'est-ce pas ?... Bon... Vous croyez que je me suis
tenu tranquille ? vous croyez que j'ai quitté Paris ?... Pas
du tout : j'ai voulu me refaire d'un coup. La Bourse était là
pour cela. Après bien des recherches, je finis par tomber
sur un agent de Bourse qui me jure qu'en six mois il aura
triplé mes fonds : au bout de deux mois, je n'avais plus
un sou.
— Et qu'avez-vous fait ?...
— J'ai d'abord réglé son compte à mon courtier qui a
été rejoindre Emma...
Torquato regarda Jean Lannoy avec admiration.
— Depuis, acheva celui-ci, j'ai vécu un peu de toutes
sortes de métiers. Et comme je meurs de faim, je me suis
résolu à reprendre mon ancien commerce...
— Ah ! oui... la musicfue 1 fit Torquato qui, peu au cou-
rant de certaines métaphores du inonde de la basse pègre,
ouvrait des yeux effarés.
— Justement, fit Jean Lannoy en clignant des yeux.
L'élève à qui j'apprenais le chant habite Lille... et je suis
revenu à Lille... Si vous voulez m'aider... il y a de l'or
à gagner. -
Torquato comprit alors que ce soi-disant commerce de
musique cachait un autre commerce plus à sa portée.
, — Ma foi, dit-il, je ne demande pas mieux que de gagner
ma vie dans la musique. Je joue un peu de tous les ins-
tiuments... et en particuliei très bien de cçlui-ci...
Il montra son couteau et son regard lança un éclair.
Jean Lannoy s'assura que le cabaretier était à demi
endormi près du poêle.
Alois il se pencha vers Torquato et murmura :
— Voyons, camarade, confidence pour confidence ;
204 MARIE-ROSE

qu'es-tu venu faire à Lille ?... Parle franchement, et je


pourrai te faire gagner de For...
Torquato frémit.
— Je te l'ai dit, compère, fit-il. J'ai eu autrefois vingt
mille francs. Je les ai perdus...
— Comme moi ?
•— Non ! plus bêtement encore ! Toi au moins tu as joui
de ton argent. Moi, j'ai perdu le mien, ce qui s'appelle
perdre... envolés, les billets, partis...
— Je comprends : on te les a subtilisés...
•— Non ! Je suis tombé dans un trou, là-bas, dans les
montagnes, et la sacoche y est restée...
Et Torquato eut un nouveau juron de fureur et de rage.
— Alors, reprit-il, je suis revenu à Lille pour retrouver
les personnes qui m'avaient donné ces vingt mille francs...
•—• Donné ?... Tu dis : donné ?...
— Oui, par tous les diables, et c'est ce qui me fait
enrager quand j ' y songe. Cet argent ne m'avait rien coûté.
Bien I Pas un geste ! Pas un risque !... Alors, je me suis
dit que je retrouverais peut-être l'homme et la femme...
— Ah 1 il y avait un homme et une femme ?
— Oui... Et qu'en les menaçant de raconter certaines
choses...
— Ils te redonneraient vingt mille francs.
— Oui ! fit Torquato.
Jean Lannoy éclata de rire.
— Mais dis donc, camarade, je crois qu'en fait de chant,
tu n'as nullement besoin de mes leçons !...
— C'est possible, fit Torquato sans comprendre. En tout
cas, voici bientôt quatre mois que je suis à Lille, que 3e
rôde, que je vais dans tous les coins... L'homme et la
femme ont disparu... et me voilà forcé de partir, car je
viens de manger mes derniers sous...
— Peut-être as-tu mal cherché... Je connais Lille, moi,
et à fond !... Je t'aiderai...
— Oh ! si jamais je remets la main sur eux !... Ecoute,
je te donne la moitié !
— Et moi de même, si tu m'aides...
•— Marché conclu !
— Bon ! reprit Jean Lannoy. Vois-tu, camarade, à
deux on se tire d'affaire. Voyons, où loges-tu ?
— A partir de ce soir : dans la rue.
Jean Lannoy appela le cabaretier qui se réveilla en
sursaut et qui s'approcha ï
LA MIGNON DU NORD 205

— Je me suis trompé tout à l'heure, dit-il. J'ai besoin


d'une chambre à deux lits. Conduisez-nous. Car je tombe
de sommeil. Et voici Monsieur à qui j'offre l'hospitalité et
qui vient de m'avouer que ses yeux se ferment tout seuls...
L'hôtelier prit une clef, un mauvais chandelier où brû-
lait une moitié de chandelle, ouvrit une porte qui donnait
sur une allée puante, monta un escalier de bois, et fina-
lement ouvrit un cabinet étroit, humide, ignoble, ou se
trouvaient deux couchettes de fer.
•—• Voici la chambre, dit-il en posant le chandelier
sur une table.
Jean Lannoy et Torquato s'installèrent et reprirent
leur conversation.
•— Voyons, maintenant que nous sommes seuls et que
nous pouvons causer à notre aise, fit Jean Lannoy, tâchons
de bien nous expliquer, de bien nous entendre. J'ai idée
que notre rencontre nous aura été favorable à nous deux.
—• C'est aussi ce que je pense, dit Torquato.
— Et d'abord, dis-moi qui tu es. Moi, je m'appelle
Jean Lannoy.
•—• Et moi, Torquato.
•—• Un nom difficile à retenir. Mais ça ne fait rien.
Voyons, combien de temps y a-t-il que tu as reçu les vingt
mille francs dont tu parlais tout à l'heure ?...
— Onze ans environ, fit Torquato qui aussitôt regretta
son aveu.
•—• Onze ans ? s'écriait en effet Jean Lannoy, et c'est
au bout de onze ans que tu reviens ?...
•— J'ai voyagé...
•— Où cela ?... fit Jean Lannoy avec un commencement
de soupçon. -,
•—• Loin... Au delà des mers, répondit évasivement
Torquato.
— Bon ! Je suis fixé maintenant. Au surplus, cela m'est
égal à moi, que tu reviennes de là ou d'ailleurs... Ce qui
est terrible dans ce que tu me dis, c'est qu'en onze ans, tes
deux bailleurs de fonds ont pu, ont dû disparaître. Je ne
m'étonne plus que tu ne les aies pas retrouvés. Comment
s'appellent-ils ?...
— Si je savais leurs noms, je ne serais pas ici ! dit
Torquato d'une voix sombre.
— Ah ! ah !... Mais cela devient intéressant. Des gei s
qui versent vingt mille francs et qui ne disent pas leur
206 MARIE-BOSE

nom... j'ai idée qu'il faut absolument retrouver ces deux


gaillards... Mais tu sais... part à deux ?
— C'est juré, dit Torquato.
— Voyons, tu n'as pas le moindre indice ? Tu ne peux
me dépeindre un peu ni l'homme ni la femme ?
— Je ne les ai vus que la nuit, ou plutôt, je ne les ai pas
vus du tout, tant il faisait noir...
— De plus en plus intéressant, observa Jean Lannoy
attentif.
— Je ne sais qu'une chose. Et c'est la femme qui me l'a
apprise... je ne sais trop dans quel intérêt...
— Dis toujours, fit vivement Jean Lannoy. Les femmes,
quand ça lâche une parole, quelquefois ça en dit plus long
qu'on ne croit...
—• Eh bien ! donc, par la femme, j'ai su que l'homme
était quelque chose comme magistrat... procureur...
•— Procureur ! s'écria Jean Lannoy en tressaillant.
Tu es bien sûr de ce détail ?
—• J'en suis sûr !
•— L'homme était procureur de la République ?
— C'est cela même... Tu comprends maintenant que je -
n'aie pas osé m'iniormei... Les procureurs et moi, nous ne
sommes pas amis... et puis, un gueux comme moi qui
demande après un procureur dont il ne sait pas le nom...
Bref, j'ai eu peur... et puis enfin, la femme avait peut-être
menti.
Jean. Lannoy, depuis quelques instants, étudiait plus
profondément la physionomie de Torquato.
S'il était ému, si une pensée soudaine le travaillait, il
n'en laissait rien paraître...
— Ecoute, reprit-il tout à coup, explique-moi bien d'une
façon précise pourquoi tu as reçu vingt mille francs, et je
crois que je pourrai te dire le nom de l'homme et de la
femme...
•— Si cela était possible ! gronda Torquato.
— C'est sûr !... Ou bien alors, c'est que tu auras menti.
— Non, ie ne mentirai pas. Puisque tu connais Lille
depuis longtemps, tu peux, en effet, retrouver ce nom.
Avec ce nom, je retrouve l'homme... Et alors,...
Torquato narra le récit de l'enlèvement de Zita.
Jean Lannoy avait écouté ce récit sans témoigner la
moindre émotion.
— Je te préviens, dit-il, que sans moi tu ne pourrais
rien. Ecoute ror.mtenant. L'homme qui t'a remis l'enfant
•hk MIGNON DU N 0 3 D 207

s'appelait Lemercier de Champlieu. La femme s'appelait la


comtesse Fanny. L'enfant s'appelait Marie-Rose.
L'homme s'appelle maintenant M. de Champlieu et n'est
plus procureur. La femme l'a épousé. C'est clans la nuit
du 23 décembre que l'enfant t'a été remise sur la route
de Seclin. Le procureur est venu en voiture. Il y avait un
cocher qui conduisait la voiture. Et ce cocher, c'était
moi !...
— Ah ! ah !... Toi !...
— Moi ! Apprends aussi que M. et M m e de Champlieu
demeurent rue Royale. J'ai vidé le fond* de mon sac. A
ton tour.
— Je serai aussi franc que toi. Car plus que jamais j'ai
besoin de toi. Comme toi, je comprends l'importance qu'il
y aurait à savoir ce qu'est devenue l'enfant... mais...
— Mais ? haleta Jean Lannoy.
— Je ne le sais pas !...
— Tu mens !...
— Je ne mens pas. Et tu le vois bien...
Jean Lannoy, en effet, ne pouvait s'y tromper : ior-
quato n'était que trop sincère ; il ignorait ce qu'était
devenue Marie-Rose !...
•— Mais alors, reprit-il, que venais-tu faire à Lille ?
— Ce que nous allons faire ensemble : aller trouver le
Champlieu et lui parler exactement comme si je savais très
bien ce qu'est devenue la petite...
Jean Lannoy se leva brusquement et tendit sa main à
Torquato.
—• Touche là, dit-il, tu es un homme... Tu es plus fait
que moi...
— Quand y allons-nous ? dit Torquato sans s'émouvoir.
— Dès demain...
— Pourquoi pas tout de suite ?...
— Tout de suite ? dit Jean Lannoy en réfléchissant.
Au fait... pourquoi pas ?
— Marchons, reprit rudement Torquato. Moi, j'aime les
situations claires et les affaires vite enlevées.
Jean Lannoy fit un signe approbatif et gronda :
— Au reste, ce bon M. Lemercier de Champlieu pour-
rait apprendic ma présence à Liile... Oui, décidément, il
vaut mieux frapper un grand coup tout de suite.
Les deux bandits sortirent aussitôt de la misérable
auberge et atteignirent la rue Roj ale comme dix heures
du soir venaient de sonner.
208 MARIE-ROSE

IV

L'ENTREVUE

Jean Lannoy appuya sur le bouton de la sonnette. H


n'éprouvait aucune émotion. Sûr de triompher, il se
demandait seulement comment il pourrait se débarrasser
de Torquato pour de nouveaux chantages.
Un laquais chamarré vint ouvrir, et, toisant les deux
hères, grommela brusquement :
— On ne demande pas la charité à pareille heure.
Allez plus loin.
Et il poussa la porte.
— Paidon, excuse, dit Jean Lannoy en retenant la poite
du pied, nous ne sommes pas des mendiants. Nous venons
faire une petite visite d'amitié à M. Lemercier de Chanv
plieu... annoncez-lui simplement M. Jean Lannoy... Allez,
mon brave... et songez qu'il pourrait vous en cuhe si
vous ne faisiez pas ma commission.
— C'est bon ! dit le laquais qui referma la porte.
Jean Lannoy et Torquato se mirent à faire les cent pas
devant la maison. Une demi-heure se passa.
— Il ne veut pas nous recevoir, dit Torquato.
— N'aie pas peur. Je connais l'oiseau. Il réfléchit sim-
plement à la somme qu'il doit me pioposer.
En effet, à peine Jean Lannoy finissait-il de parler que
la porte se rouvrit et que le même laquais leur fit signe
d'entrer. Jean Lannoy entra en vieille connaissance et
parut parfaitement reconnaître la maison. Quant à Tor-
quato, il était ébloui et jetait des yeux incandescents sur
toutes les richesses qui s'étalaient devant lui.
—• Si ces messieurs veulent attendre un instant ? fit le
valet en les introduisant dans un somptueux salon où
il les laissa seuls.
Ils s'assirent.
A ce moment la porte s'ouvrit. Les deux bandits tressail-
lirent. Quelqu'un entrait. Mais ce quelqu'un, ce n'était pas
celui qu'ils attendaient... C'était une femme... d'une
étrange beauté, magnifiquement vêtue d'un costume
d'intérieur.
LA MIGNON DU NORD 209
me
C'était Fanny... c'était M Lemercier de Champlieu !...
Elle s'avança en souriant vers les deux sacripants
ébahis, et prononça :
— Mon mari sera désolé, messieurs... il est absent...
mais s'il avait su qu'il aurait eu l'honneur de votre visite,
il serait certainement resté à la maison,., veuillez donc
l'excuser...
— Madame... balbutia Jean Lannoy, qui machinale-
ment avait pris l'attitude raide et correcte d'un valet
bien stylé.
— Asseyez-vous donc, mon cher monsieur Lannoy, dit
Fanny en prenant place elle-même dans un fauteuil ; et
vous, mon cher monsieur Torquato, prenez donc la peine
de vous asseoir aussi...
« Et comme cela, reprenait Fanny, vous êtes donc
revenus tous les deux à Lille ?... Et votre première visite
est pour nous, hein ?...
— Mon Dieu, oui, madame, fit Jean Lannoy, comme
vous dites : notre première visite...
— Ce que c'est que les bons souvenirs !... Eh bien !
voulez-vous que je vous dise ? Cette visite, je l'attendais...
— Diable ! murmura Jean Lannoy. Vous nous atten-
diez, madame ?... Je veux dire, vous nous faisiez l'hon-
neur...
— De vous attendre ? Mais oui. Je le disais souvent à
mon mari. Il prétendait que vous nous aviez oubliés. Mais
moi je lui soutenais que vous n'étiez pas capables d'oublier
de vieux amis, et qu'un jour ou l'autre, nous vous verrions
apparaître ici... Seulement, je n'espérais pas vous voir
ensemble... C'est trop de bonheur à la fois...
— Nous regrettons d'autant plus l'absence de M. Lemer-
cier, que mon ami avait une communication de la plus
haute importance à lui faire.
— Et laquelle ? dit Fanny en manœuvrant son éventail
comme si elle se fût trouvée au milieu de la plus élégante
société. Parlez, cher monsieur Torquato... vous ne dites
rien...
— Pardon, madame, fit Jean Lannoy, Torquato
s'exprime mal...
— Et c'est vous qui êtes son porte-parole ?
•—• Oui, madame. Et voici ce qu'il voulait dire à M. Le-
mercier : Marie-Rose, sa fille, est à Lille.
— Quelle fille ? Quelle Marie-Rose ? dit Fanny en
souriant»
210 MARIE-ROSE

— Celle qu'il a remise autrefois à Torquato pour la faire


mourir, dit Jean Lannoy.
— Oh ! mon Dieu... quelle histoire est-ce là ?...
— La petite fille dont vous-même, madame, désiriez
avoir des nouvelles, puisque, sur la route de Seclin, vous
avez remis dix mille francs à Torquato.
Fanny partit d'un grand éclat de rire.
Jean Lannoy pâlit.
Il croyait avoir écrasé l'adversaire... Et c'était l'adver-
saire qui l'écrasait !...
Fanny, toujours riant, appuya sur un timbre : une
femme de chambre parut.
— Madame a sonné ?...
— Oui, ma petite... voyez donc si Marie-Rose est
couchée...
— Non, madame. Je îe sais, parce qu'il y a cinq minutes
à peine, mademoiselle m'a demandé son ouvrage de tapis-
serie...
— Eh bien ! dites-lui donc de venir me dire bonsoir...
La femme de chambre sortit.
Jean Lannoy et Torquato étaient pétrifiés.
— Comment, reprit alors Fanny, vous en étiez encore à
croire que M. Lemercier de Champlieu avait livré sa fille ?
— La fille de M m e Hélène... balbutia Jean Lannoy.
— Mais c'est du roman, cela ! Ah ! vous avez de l'ima-
gination !... La vérité, c'est que M. Lemercier avait con-
duit sa fille à Cambrai, chez des parents, dans la nuit
même du 25 décembre... Ces dignes parents sont toujours
vivants, d'ailleurs, et se feraient un plaisir d'en témoi-
gner... Il y a quelques années, M. Lemercier a repris
notre chère Marie-Rose, dont j'ai moi-même achevé l'édu-
cation... mais la voici !...
Une grande belle fille de seize ans environ entrait
vivement...
— Bonsoir, ma chère Marie-Rose, dit Fanny.
— Bonsoir, maman, fit la jeune fille toute souriante, en
saluant gracieusement les deux bandits hébétés de stu-
péfaction. Savez-vous si papa rentrera ce soir ?...
— Non, mon enfant...
— Oh ! moi qui veillais pour l'embrasser avant de
me coucher !...
— Cela te fera du mal, mon enfant... Allons, vite, au
lit, mademoiselle ! D'autant plus que demain nous sortons
de bonne heure, tu sais...
LA MIGNON DU NORD 211
La jeune fille embrassa Fanny à diverses reprises et se
retira légèrement.
— Vous disiez donc ? reprit alors Fanny en s'adressant
à Jean Lannoy, vous disiez donc qu'un méchant homme
avait autrefois livré sa fille à ce digne Torquato, et que
vous aviez l'intention de le dénoncer ?... Racontez-moi
cela, j adore les histoires tristes.
— Nous sommes roulés ! murmura Jean Lannoy.
Mais, tout à coup, un éclair illumina ses yeux.
•— Non, madame, je ne disais pas cela du tout. J'ignore
complètement cette histoire de fille livrée..,
— Ah ! et que disiez-vous, alors ?...
— Je disais, madame, qu'il y a un cadavre dans les bois
de Waliagnies. Et que ce cadavre, je vais le déterrer. Et
que, quand je l'aurai déterré, j'irai cheicher le procureur
de la Republique... Viens, Torquato.
Toiquato se leva et suivit son acolyte qui fit quelques
pas.
En arrivant à la porte du salon, Jean Lannoy se
retourna vers Fanny.
— Ainsi, dit-il, Madame ne voit aucun inconvénient
à ce que j'aille faiie un tour dans les bois de Waliagnies ?
— Pourquoi me parlez-vous a la troisième personne,
mon cher monsieur ? Vous n'êtes plus laquais.
Jean Lannoy dissimula un geste de rage... Fanny ne se
donnait même pas la peine de îépondre à ses menaces!
•— J'ai bien l'honneur de vous saluer, madame, dit-il.
— Moi aussi, crut devoir dire Torquato.
•— Messieurs, mon mari sera toujours enchanté de vous
recevoir, dit Fanny avec son terrible sourire.
Jean Lannoy ouvrit la porte et vit dans l'antichambre
une demi-douzaine de laquais, vigoureux gaillards qui
semblaient attendre un mot, un signal, pour faire irrup-
tion dans le salon.
—• Je m'en doutais... elle était bien gardée ! grommeîa-
t-il.
Dans la rue, les deux bandits s'éloignèrent rapidement.
— Nous reviendrons, dit Torquato.
— Inutile. Nous sommes roulés... Il ne nous reste plus
qu'une ressource, et je vais te la dire.
•— Mais comment y a-t-il une Marie-Rose dans la
maison ? gronda Torquato encore tout étourdi de la
réception.
212 MARIE-ROSE

— Il y a, parbleu, que cette femme attendait depuis


longtemps ta visite et la mienne. Oh ! elle est forte, plus
forte que l'homme ! Il y a, qu'en prévision de ta visite, elle
a inventé une fausse Marie-Rose. Il y a que, maintenant,
tu pouirais crier par-dessus les toits l'histoire de la route
de Seclin, que personne ne te croirait, puisque Marie-Rose
existe en chair et en os dans l'hôtel de Champlieu !...
— Alors, je suis perdu, moi !...
— En effet. Mais je puis te tirer d'affaire. Et, de même
que tu as partagé ton secret avec moi, je vais partager
le mien avec toi.,.
— Dis plus simplement que tu as besoin de moi, fit
rudement Torquato.
•— C'est possible. En tout cas, voici... Il y a un cadavre
dans les bois de Wahagnies. Et, avec ce cadavre-là, nous
pouvons assommer l'homme, la femme, et défoncer le
coffre-fort !... A l'œuvre, Torquato I II faut que tu m'aides.
— Allons-y tout de suite.
— Oui, car j'ai fait la bêtise de parler des bois de Waha-
gnies à la femme qui, sans doute, répétera la chose à son
mari. Allons-y. C'est une mauvaise nuit à passer, mais
il le faut.
Ils atteignirent le bois de Wahignies vers cinq heures
du matin.
Jean Lannoy se dirigeait dans le bois sans hésitation.
Bientôt, ils atteignirentda hutte. Là, en effet, se trouvaient
divers outils à peu près hors d'usage.
Jean Lannoy se saisit d'une bêche encore solide.
-— Nous y sommes ! dit-il d'une voix rauque.
Et toujours suivi de Torquato, il se dirigea vers le hêtre
au pied duquel Jeanne Maing avait été enterrée.
•— Creuse-là ! dit-il.
Torquato s'était mis à l'ouvrage.
Toutes les dix minutes, Jean Lannoy allumait une
allumette de cire et inspectait avidement la fosse.
Une sueur froide, alors, coulait sur son visage.
— Rien ! murmurait-il.
— Eh bien ! demandait Torquato.
~ Creuse toujours !...
Torquato reprenait sa besogne. Un moment vint où la
fosse creusée se trouva plus profonde que celle qui avait
contenu le cadavre.
A ce moment, le jour se levait, triste, blafard, dans un
,ciel chargé de neige.
LA MIGNON DU NORD 213
— Eh bien ? demandait Torquato.
Jean Lannoy laissa échapper un juron.
— Roulés !... gronda-t-il. Il n'y a plus rien !,.. Ils ont
enlevé le cadavre !
•— Malédiction ! dit Torquato qui jeta sa bêche et sortit
de la fosse.

V
LA ROUTE DE SECLIN

Les deux associés reprirent en silence le chemin de


Wahagnics. Ils tombaient de fatigue. Dans le village, ils
trouvèrent un cabaret qui venait d'ouvrir, mangèrent un
morceau de pain et burent un verre d'eau-de-vie. Puis,
après un repos de deux heures pendant lequel ils sommeil-
lèrent, accoudés à une table, sans s'inquiéter de l'étonne-
ment de la cabaretière, ils sortirent.
•— Adieu, dit alors Torquato. J'en reviens à mon projet.
v Je vais tout doucement gagner Paris. Là, ie verrai. J'ai des
amis qui m'aideront.
•— Tu as tort, fit Jean Lannoy. Tu es fort, moi aussi. Je
suis intelligent, tu es rusé. A nous deux, nous pouvons
nous tirer d'affaire. Reste avec moi...
•—• C'est donc une association que tu me proposes ?
•—• Oui. On peut travailler à Lille comme à Paris. Et
tout n'est pas fini du côté de la rue Royale.
•— Que veux-tu dire ?...
— Tu ne comprends pas ?
•—• Si... Ce salon... Ces richesses... est-ce cela ?
•—• Oui. Puisqu'ils n'ont rien voulu donner de bonne
volonté...
— Nous prendrons de force ! dit Torquato.
Devant eux, à un kilomètre, marchait une roulotte
de forains.
Un quart d'heure plus tard, ils arrivaient à hauteur de
la roulotte, près de laquelle marchaient un jeune homme
et une jeune fille.
Torquato les dévisagea.
•— Je ne connais pas ces gens-là, grommela-t-il.
214 MARIE-KOSE

La jeune fille, très occupée de son entretien avec son


compagnon de route n'avait fait aucune attention à
Torquato et à Jean Lannoy.
Les deux bandits dépassèrent la roulotte et conti-
nuèrent, à marcher vers Lille.
— Eh bien ? fit Jean Lannoy, est-ce une de tes
anciennes guimbardes ?
Torquato haussa les épaules.
— Zita ! cria à ce moment une voix de femme de
l'intérieur de la roulotte. Zita, rentre... il fait trop froid
à marcher dehors.
— Voici Giovanna qui a peur que sa marchandise ne se
détériore, fit en riant la jeune fille.
Et elle remonta vivement dans la roulotte.
Torquato s'était arrêté.
Il était pâle...
— Qu'as-tu donc ? fit Jean Lannoy.
Torquato lui saisit la main.
—• Vois-tu cette voiture ?..„
•—• Oui... mais tu as dit...
— Sais-tu qui est la jeune fille que nous avons frôlée ?
•— J'attends que tu me le dises !...
•— Eh bien ? c'est la fille que Lemercier m'a remise !
— Marie-Rose ?...
•— Elle-même !...
— Tu es sûr ? gronda Jean Lannoy en pâlissant à
son tour d'espoir.
—• Aussi sûr qu'on peut l'être... mais dans dix minutes,
j'aurai une certitude absolue. Marche devant. Je te rejoin-
drai au Cheval louge.
•— Non, fit résolument Jean Lannoy ; je ne te lâche pas.
— De la défiance ?
— Comme toi hier.
•— Imbécile ! si j'avais voulu opérer seul, je ne t'eusse
rien dit !
•— C'est juste...
— J'ai besoin de toi, comme tu as besoin de moi. Nous
sommes associés. Va, te dis-je. Attends-moi là-bas, parce
qu'ici tu me gênerais. Et je viendrai te dire si je me suis
trompé ou si c'est bien réellement la fille de Lemeicier
qui se trouve dans cette roulotte.
Cette fois, Jean Lannoy ne fit plus d'objections et
s'élança dans la direction de Lille.
Torquato lalentit le pas.
LA MIGNON DU NORD 215

Lorsque la voiture fut à sa hauteur, il se remit à


marcher, un peu en arrière.
Comme il marchait assez piteusement, regrettant ce
mouvement de fausse joie qu'il avait eu, une femme des-
cendit de la voiture et se mit à suivre, comme une per-
sonne qui veut se donner du mouvement.
Torquato la dévisagea avidement.
— Où ai-je vu cette femme ? pensa-t-il. En Italie ?
peut-être. Il y a bien longtemps. C'est vague clans ma
mémoire. Mais pour l'avoir vue, j'en suis sûr !
Le bandit ruminait, tout en continuant à marcher.
-— Madame Giovanna, cria tout à coup de l'intérieur de
la roulotte une voix d'homme, est-ce qu'il faut préparer le
matériel ?... Voici que nous approchons d'une grande
ville.
— Nous verrons en arrivant, répondit celle qu'on
appelait M m e Giovanna.
— Giovanna ! gronda sourdement Torquato. J'y suis !...
Elle a fait fortune, la diablesse !... Sa roulotte est magni-
fique...
Alors, il s'approcha de la femme, fit quelques pas près
d'elle, et finit par dire :
— Mais... je ne me trompe pas ?..„ Vous êtes bien la
Giovanna ?
— Oui, dit froidement Giovanna en jetant un regard
perçant sur cet étranger. E t vous ?
— Quelle rencontre ! s'écria Torquato avec de grands
gestes, vous ne me reconnaissez pas ?... Bartolo... votre
voisin de Naples... Nous avons dansé ensemble cent
fois !...
— C'est possible. Et puis après ?...
— Et puis après ? fit Torquato ébahi de cette réception,
— Oui. Que me voulez-vous ?
— Rien, par ma foi... Je voyage pour mon agrément, et
je suis enchanté de rencontier une vieille connaissance,
voilà tout. Mais quelqu'un m'a parlé de vous lorsque
j'ai quitté Naples...
— Ah ! ah ! fit Giovanna en redevenant défiante.
—- Oui... Qui diable était-ce ?... Une femme, une pauvre
femme... je cherche à me rappeler son nom... Ah ! j ' y
suis... elle s'appelait Torquata !...
Giovanna tiessaillit. Torquato nota ce tressaillemçnt et
reprit :
216 MARIE-ROSE

— Elle demeurait dans la même maison que moi. Et elle


était si malheureuse que parfois, je lui montais quelques
provisions... Oui, c'est elle qui m'a parlé de vous...
— Ah ! et comment va-t-elle, cette brave Torquata, ?
Elle était bien mal quand j'ai quitté Naples.
Le bandit faillit bondir de joie...
Giovanna connaissait la Torquata !
•—• Je l'ai laissée très malade, reprit-il. Je crois bien
qu'elle doit être morte à cette heure. Pauvre femme, cela
vaut mieux pour elle.
— Et vous dites qu'elle vous a parlé de moi ?
— Oui... Elle a su que je devais traverser l'Italie et
toute la France à pied... pour mon plaisir, comme je
vous ai dit. Je ne suis pas pressé d'arriver...
— Et alors ?...
— Alors, attendez, que diable ? Elle a supposé que je
vous rencontrerais peut-être, à force de parcourir les
routes, et vous voyez, elle ne s'était pas trompée, puisque
je vous rencontre !...
— C'est vrai... Et alors ?
— Elle m'avait chargé de vous dire... de vous deman-
der... attendez que je me rappelle bien... de vous demander
comment se porte l'enfant qu'elle vous a vendue dans le
temps.
•—• L'enfant se porte bien, Dieu merci ! fit Giovanna.
Mieux qu'elle ne se portait chez elle. Si elle vit encore à
votre retour à Naples, vous lui direz cela... La sollicitude
lui vient un peu tard à la Torquata ! La pauvre Zita serait
morte depuis longtemps si je ne l'avais prise avec moi.
Torquato retint à grand'peine le rugissement de joie
qui grondait dans sa poitrine.
La Zita de Giovanna, c'était bien la Zita de la Tor-
quata !... c'est-à-dire Marie-Rose !...

Torquato, rentré dans Lille, se dirigea aussitôt vers le


Cheval Rouge.
•—• Ce n'était pas elle ? s'écria Jean Lannoy.
— C'est elle ! fit Torquato.
— Tu es sûr ? dit Jean Lannoy en pâlissant presque
de joie.
•— Très sûr !... La Marie-Rose qui se trouve à l'hôtel est
une fausse Marie-Rose. Nous savons à présent où se trouve
la vraie, et il ne s'agit plus que de l'enlever.
LA MIGNON DU NORD 217

— C'est grave, dit Jean Lannoy. Très grave. Nous


tenons peut-être une fortune. Il s'agit donc de ne pas
perdre la tête, et d'organiser sérieusement la chose. Tout
d'abord, voyons : s'arrête-t-elle à Lille ?
.— Oui, quelques jours.
•— Bien ! Avant de préparer l'enlèvement, il faut nous
procurer un peu d'argent. Torquato, il faut que nous opé-
rions à coup sûr, vois-tu... Calculons. Nous avons l'air de
deux brigands. Il faut nous transformer en honnêtes gens.
Séance tenante, il écrivit :
« Monsieur,
s C'est un de vos serviteurs qui vous écrit. J'ai eu l'hon-
» neur d'être reçu par Madame. Mais je n'ai pas osé lui
« formuler ma demande. Sorti de chez vous presque riche,
« ou du moins à l'aise, grâce à votre générosité, je me
« trouve aujourd'hui dans la misère. Le besoin me pousse
« à avoir le courage de demander. J'aurais besoin de mille
« francs pour me faire un petit fonds de colporteur, avec
« lequel je pourrai quitter Lille et regagner ma vie,
« j'espère. Vieilli, découragé, je ne me sens pas la force
« d'entreprendre un autre travail. Sans doute, monsieur,
o la somme vous paraîtra un peu forte. Mais j'ai confiance
« dans votre générosité, et c'est dans l'espoir que ma sup-
« plique sera favorablement accueillie par vous, que j'ai
« l'honneur de me dire toujours votre très humble et
« très fidèle serviteur.
Et il signa en toutes lettres :
s Jean Lannoy, hôtel du Cheval Rouge. »
•— Tu mets ton nom ? fit Torquato. Ce n'est pas prudent
pour l'avenir.
— Il faut bien risquer quelque chose et inspirer con-
fiance. Tu vas porter toi-même la lettre et attendre qu'on
te remette l'argent. Moi, j'attends ici.
Torquato partit, assez étonné de la confiance que lui
témoignait son associé.
Il se rendit tout droit à l'hôtel de la rue Royale, où il
fut aussitôt reçu, — probablement des ordres avaient été
donnés par Fanny. Mais, cette fois, au lieu d'être admis
dans le salon, il dut attendre à l'antichambre, où trois
grands gaillards de laquais stationnaient immobiles et
silencieux comme des valets de maison bien tenue.
218 MARIE-ROSE

Seulement, l'un d'eux, à un moment, se fouilla, et dans


le mouvement qu'il fit, sans y prendre garde, montra la
crosse d'un solide revolver.
« Bon ! pensa Torquato à qui rien n'échappait. J'a;
compris ! Il paraît qu'on nous attend de pied ferme
ici ! »
Il avait remis la lettre qui avait été aussitôt emportée.
Un quart d'heure se passa, et le bandit commençait à se
dire qu'on allait le renvoyer sans rien lui donner, lors-
qu'un homjtne entra. Sur un signe qu'il fit, les laquais dis-
parurent. L'homme paraissait trente-huit ans environ ; il
avait la physionomie, le costume et l'allure d'un secrétaire
ou d'une sorte d'intendant général. Son visage était dur
ses gestes brusques.
Cet homme, c'était Jacques Maing.
•— C'est vous, demanda-t-il, qui avez apporté la lettre de
Jean, l'ancien valet de chambre ?
— Oui, monsieur.
— Ï5t c'est à vous qu'on doit remettre la réponse ?
— Oui, monsieur, à moi son ami, son associé. Car nous
nous sommes associes pour le colportage.
— Vous comptez donc quitter Lille ensemble ?
•—• A u p l u s t ô t .
•—• C'est ce que vous avez de mieux à faire. D'autant
plus que la police pourrait peut-être s'inquiéter de ce
que vous faites à Lille... si vous y prolongiez votre séjour.
— Monsieur, dit Torquato avec fermeté, nous ne deman-
dons qu'à partir...
Jacques Maing garda un instant le silence, étudiant le
visage du bandit. Sans doute il crut y lire une sincérité
absolue, car il reprit alors :
— M. de Champlieu, mon maître, s'est beaucoup
intéressé autrefois à son valet de chambre, en raison
de son dévouement. Il a fait alors tout ce qu'il pouvait
faiie, et Jean n'a pas eu à se plaindre des libéralités de
M. de Champlieu. Peut-être ces libéralités ont-elles été
excessives, ce qui peut faire croire à Jean Lannoy qu'on
sera toujours disposé envers lui aux mêmes faiblesses.
Diles-lui qu'il se trompe, M. de Champlieu ne peut et lie
veut plus rien faire pour lui. Cependant, pour une fois
encore, et ce sera la dernière, M. de Champlieu consent à
tirer d'embarias son ancien valet, en raison de ce dévoue-
ment dont il fit preuve jadis...
LA MIGNON DU NORD 219

Jacques Maing se fouilla, tira de sa poche deux billets


de mille francs et les tendit à Toiquato stupéfait.
Le bandit s'inclina, saisit les billets bleus et les fit dis-
paraître à l'instant.
— Remettez cela à Jean Lannoy, dit Jacques Maing, et
dites-lui d'en accuser réception à M. de Champlieu.
Faites-lui bien comprendre surtout qu'il ne doit plus
compter sur rien... ici.
•— Jean Lannoy et moi, nous partirons ce soir pour
Paris. Là, nous monterons un matériel de colportage,
et nous filerons vers le midi. Vous pouvez donc dire à
II. de Champlieu qu'il n'entendra plus parler de nous.
Le secrétaire eut un geste de satisfaction, et Torquato
se retira.

VI
L'APPARITION

La roulotte de Giovanna s'était arrêtée sur la route de


Seclin. Pierre Latour, que nos lecteurs ont depuis long-
temps reconnu dans le personnage de Jean Morel, avait
formellement demandé cet arrêt à Giovanna. Il voulait
entrer seul dans Lille.
Giovanna, depuis Marseille, avait très bien remarqué
que, plus 'on montait vers le nord, plus le mystérieux
Morel devenait sombre.
De Marseille à Paris, aucun incident n'avait signalé le
voyage des nomades : mêmes arrêts dans les villes et les®
bourgs de quelque importance, mêmes représentations sur
les places publiques où Zita obtenait les mêmes succès.
Dans ce laps de temps, Jean Morel avait exécuté non
pas six tableaux comme le lui avait demandé Giovanna
dans son ignorance, mais une seule toile qui représentait
le campement au repos, toute la troupe, Zita. Giovanna,
Juana, Gennaro, dans des attitudes diverses, la roulotte,
la marmite suspendue au-dessus d'un feu clair...
Cette toile signée des initiales P. L., fut vendue dix-huit
mille francs chez un marchand de tableaux de la rue
Laffltte.
~t,

220 MARIE-ROSE

Dès lors, Giovanna se mit à chercher dans sa tête com-


ment elle pourrait s'attacher pour toujours un homme
dont les productions se vendaient un tel prix.
En attendant, Jean Morel fut un dieu pour elle.
Un peu plus haut que Paris, s'étant écarté un jour de
la roulotte avec Zita, il demeura trois heures absent.
Giovanna, sérieusement alarmée, commençait à se
demander si elle n'avait pas perdu du même coup son
peintre et sa danseuse, et se reprochait amèrement de
ne pas les avoir surveillés.
En effet, depuis deux mois, il arrivait assez souvent que
Jean Morel et Zita s'écartaient ainsi ensemble.
Où allaient-ils ? Que complotaient-ils ?
Souvent aussi, ils avaient à l'écart de longs concilia-
bules.
— Ils complotaient leur départ, se dit Giovanna le jour
dont nous parlons.
Tout à coup, elle les vit revenir et poussa un cri de joie.
Non qu'elle éprouvât pour eux la moindre affection ;
question de commerce.
Jean Morel et Zita étaient accompagnés d'un troisième
personnage, un jeune homme à la mine souriante que
Zita tenait par la main.
— Giovanna, dit Zita en arrivant, je vous présente
mon fiancé.
—- Ton fiancé ? dit Giovanna ébahie.
— Oui, répondit Zita tout naturellement, Georges.
Nous nous aimons depuis Rome. Et nous venons de
décider de nous marier. Voilà... Oh ! mais nous avons
le temps. Le mariage se fera quand nous reviendrons
sur Paris.
4 — Georges, ajouta Jean Morel, est un honnête garçon.
Je réponds de lui. Et puis, ajouta-t-il, c'est un peintre,
comme moi !
Ce fut ainsi que le jeune homme fut officiellement
admis dans l'intimité de la troupe foraine.
Il continua de vivre comme par le passé. Lorsque la rou-
lotte s'airêtait pour la nuit, il gagnait le village le plus
proche et dormait à l'auberge. Mais ses journées se pas-
saient près de Zita.
Il était ravi. Zita était parfaitement heureuse. Et Pierre
Latour se disait que, s'il lui arrivait malheur, la jeune fille
aurait dans Georges un protecteur naturel.
LA MIGNON DU NORD 221

Ce fut dans ces conditions qu'on atteignit Arras, puis


Douai, et qu'on marcha enfm sur Lille.
Sur cette route de Seclin qu'il connaissait sans doute,
Jean Morel manifesta une agitation qu'il chercha vaine-
ment à dissimuler. Enfin, il parvint à se rendre maître de
son émotion et demanda à Giovanna d'arrêter sa voiture.
Il était à ce moment trois heures de l'après-midi.
Le reste de la journée, Pierre Latour demeura enfermé
dans la roulotte.
Quelles sombres pensées s'agitaient dans sa tête à ce
moment ?
Il descendait en lui-même, s'interrogeait et trouvait
dans son cœur le même amour qu'autrefois.
Oui, il aimait toujours !...
L'image d'Hélène de Champlieu ne l'avait pas quitté une
heure pendant les longues années d'absence, pendant cet
effroyable martyre que lui avait valu son héroïque sacri-
fice.
Mais autrefois, lorsque des milliers de lieues le sépa-
raient de l'adorée, cette image se présentait à lui, confuse,
presque effacée... Maintenant, par un phénomène bien
connu, la vue des paysages familiers rendait toute sa
netteté et sa puissance à la chère vision...
Il souffrait affreusement.
Il se répétait que, pendant ces années de bagne, années
d'enfer volontairement consenties, pas un mot, pas un
souvenir d'Hélène n'était venu le consoler.
Il voulait savoir... savoir à tout prix... Dût-il en
mourir !
Le soir venu, il s'éloigna rapidement en disant à Zita
et à Georges qu'il ne tarderait pas à rentrer.
— Je vous accompagne, dit Georges, je vais chercher
un gîte à Lille...
Mais Pierre Latour le pria de rester, d'un ton si doux
et si étrange que Georges se dit en frissonnant :
— Je vais le laisser partir... et puis, je le suivrai...
Il irait à la mort qu'il ne m'eût pas parlé autrement.
Pierre Latour s'était élancé. Georges fit signe à Zita
de ne pas s'inquiéter, et se jeta sur ses traces.
Aux portes de Lille, Pierre s'arrêta.
Il tremblait sur ses jambes, et il était blanc comme
un mort.
— Ma destinée va s'accomplir, murmura-t-il. Dans
une heure, je saurai la vérité...
222 MARIE-ROSE

Depuis qu'il avait abordé à Livourne, plus d'une fois il


avait pensé à ce qu'il ferait s'il se trouvait en présence de
Lemercier et d'Hélène... si Hélène lui était demeurée
fidèle...
11 se décida à entrer dans la ville.
Là, chaque pas réveillait en lui d'anciens souvenirs de
douceur qui devenaient terribles.
Il marchait sans avoir conscience des rues qu'il tra-
versait. Tout à coup, il frissonna longuement. Il se trou-
vait devant l'hôtel de Champlieu !
Pierre, de ses yeux exorbités par la douleur et peut-être
par une secrète horreur, contemplait maintenant cet hôtel
dont trois ou quatre fenêtres étaient éclairées...
A un moment, une ombre se dessina sur les rideaux...
Une ombre de femme !...
Une terrible palpitation contracta le coeur du malheu-
reux... Si c'était elle... Hélène !... oh ! Hélène !...
Il passa une main sur son front, et, d'un effort éner-
gique, parvint à retrouver une partie de son sang-froid.
Une femme du peuple, à ce moment, passa près de lui.
— Pardon, madame, dit Pierre, un renseignement...
— Volontiers, monsieur. Que désirez-vous ?
— Savoir qui habite là... fit Pierre en étendant la
main vers l'hôtel.
— Mais... c'est M. de Champlieu...
— Vous voulez dire Lemercier de Champlieu, n'est-ce
pas ? reprit-il sourdement.
— Oui, monsieur, c'est bien cela ; M. Lemercier de
Champlieu...
— Qui est procureur, n'est-ce pas ?
— Qui l'a été... fit la passante étonnée de ces questions
et du ton dont elles étaient faites.
Et, voyant que l'inconnu ne lui disait plus rien, elle
voulut s'éloigner.
— Encore un mot, râla Pierre d'une voix suppliante
en lui saisissant le bras.
La femme, cette fois, eut peur et commença à trembler.
•— Parlez, balbutia-t-elle en regardant autour d'elle.
•— Excusez-moi, fit Pierre en la lâchant, je vous ai fait
peur... oh ! ne craignez rien... je suis à plaindre... non à
redouter...
— Je vous crois, dit la femme avec émotion.. Que
voulez-vous savoir encore ?...
LA MIGNON DU NORD 223
me
— Savez-vous... si... M Lemercier de Champlieu...
habite dans l'hôtel ?...
— Sans doute, monsieur ! Je suis sa blanchisseuse,
reprit la femme. Je l'ai encore aperçue avant-hier en
allant porter le linge à la femme de chambre.
— Vous l'avez vue ? gronda Pierre.
•— Bien sûr !
— Et... dites-moi.. avez-vous remarqué... enfin... a-t-
elle des chagrins ?... pouvez-vous me dire ?...
— Oh ! pour ça non ! fit la blanchisseuse. Madame
est très gaie, très bien portante, et...
Pierre n'en entendit pas davantage. Il s'enfuit, comme
fou...
Il erra longtemps à l'aventure, et finit par tomber
épuisé sur un banc.
Quelqu'un alors vint s'asseoir près de lui et lui prit la
main en lui disant d'une voix très douce :
— Venez, Jean, venez, rentrez avec moi... Vous souf-
frez, n'est-ce pas, mon ami !...
— Vous ? fit Pierre Latour en reconnaissant Georges.
— Oui, moi... moi qui vous ai suivi, moi que votre voix
et votre pâleur avaient effrayé, moi qui donnerais tout au
monde pour partager votre peine, puisque c'est a vous que
je dois tout mon bonheur... Venez, venez, Jean Morel...
— Je ne m'appelle pas Jean Morel, dit le malheureux en
jetant autour de lui des yeux sanglants comme s'il eût
voulu se dénoncer, je m'appelle Pierre Latour !
Et plus haut, ainsi qu'une malédiction, il cria son
nom :
— Pierre Latour! Pierre Latour !...
— Vous ? s'écria Georges avec une profonde émotion.
Vous de qui j'ai vu au Luxembourg une toile admirable !
Ce serait vous ? Ah ! que de fois, en vous voyant peindre,
ce nom m'est venu aux lèvres !,..
Pierre avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains.
Maintenant, il sanglotait...
Pendant une heure, sur ce banc, dans la nuit brumeuse,
il se débattit en proie à cette crise de désespoir...
Alors, en paroles brèves, hachées, il raconta son histoire
que le jeune-homme écoula en tremblant. Puis il tomba
dans une sorte de prostration dont Georges profita pour
l'entraîner dans un hôtel proche.
Alors, il l'aida à se déshabiller, à se coucher, lui fit
boire une tasse de thé bouillant.
224 MARIE-ROSE

Presque aussitôt la réaction se fit dans le corps abattu


de Pierre : il s'endormit d'un lourd sommeil...
Georges s'était jeté sur un canapé, accourant près du
lit dès que Pierre prononçait un mot.
-— C'est une grave maladie qui commence, songeait le
jeune homme desespéré.
Il se trompait...
Cette crise de'sanglots et de larmes sur le banc, ce som-
meil invincible qui l'avait terrassé avaient sauvé Pierre.
Il ne se réveilla que- le lendemain assez tard dans
l'après-midi.
Aussitôt, il se leva et s'habilla...
Son visage avait pris une sorte d'immobilité farouche.
Au leste, il semblait aussi vigoureux que les jours pré-
cédents.
Il serra la main de Goerges dans les siennes et lui dit :
•— Mon ami, vous allez retourner auprès de Zita.
—• Je ne vous quitterai pas !
— J'ai besoin d'être seul, dit Pierre d'une voix très
calme. J'ai quelques démarches à faire dans Lille. Puis je
vous rejoindrai. Et nous partirons ensemble... Allez, mon
ami... je le désire... je le veux !...
— Qu'il soit donc fait comme vous voulez ! dit Georges.
Pierre le serra dans ses bras.
Georges s'éloigna.
Mais, à vingt pas de l'hôtel, il se dissimula dans une
encoignure de porte et attendit.
Pierre ne tarda pas à sortir.
Il marchait fort paisible en apparence.
Il pouvait être à ce moment quatre heures, et, déjà,
la nuit venait...
Pierre marchait au hasard, ou, du moins, cela semblait
ainsi.
Au premier armurier qu'il rencontra, il s'arrêta, hésita
un instant, puis entra, et prenant un revolver de fort
calibre, il le fit armer, paya et sortit.
— Voilà un homme qui va tuer quelqu'un, murmura
l'armurier. Nous aurons demain un beau fait divers
dans les journaux.
Pierre avait repris sa marche à l'aventure. De temps en
temps, il faisait un brusque crochet : il se sentait entiaîné
vers la rue Royale... et il faisait un violent effort pour
s'en écarter.
LA MIGNON DU NOKD 225

Il se sentait la tête en feu. Ses tempes battaient sour-


dement. Une soif ardente le brûlait.
Il entra dans une brasserie aux abords du théâtre, et,
au garçon qui se précipitait, répondit :
•— De l'eau...
Le garçon, étonné, apporta une carafe, un verre, du
sucre et un flacon de fleur d'oranger. Pierre tendit une
pièce blanche et, d'un geste, repoussa la monnaie.
Coup sur coup, il but deux ou trois verres d'eau.
Et il allait se lever pour continuer sa lamentable pro-
menade, lorsque ces paroles prononcées près de lui le
clouèrent à sa place :
— Ce sera une fête magnifique...
•— Il n'y a que chez les Champlieu qu'on en donne de
pareilles...
C'étaient deux consommateurs qui, attablés devant un
jeu d'échecs, échangeaient de rares réflexions tout en
combinant leurs coups et en tirant de grosses bouffées
de leurs pipes.
—• Ah ! reprit l'un des joueurs, après dix minutes de
réflexions, quelle admirable metteuse en scène que
M me de Champlieu !
•— Oui, répondit l'autre, la belle comtesse Fanny
dépense royalement l'argent du ménage...
Les deux joueurs eurent un sourire discret.
Pierre était demeuré comme assommé. Ces deux noms,
« M m e de Champlieu et comtesse Fanny », s'unissaient
lugubrement dans son esprit.
Il ne comprenait pas. Des idées successives, pareilles à
des flèches flamboyantes, traversaient l'une après l'autre
son cerveau...
Pourquoi parlait-on à la fois de cette Fanny, cause pre-
mière de son malheur, et de M m e de Champlieu ?... Il eût
voulu interroger ces joueurs indifférents... il sentit qu'il
ne pourrait parler...
Un quart d'heure se passa pendant lequel il se remit
lentement.
L'un des joueurs avait sans doute ruminé pendant ce
temps ce qu'on appelle une rosserie, car ce fut en souriant
d'un sourire aigu qu'il reprit :
— Certainement, la fortune du vieux marquis est roya-
lement dépensée... depuis que sa fille n'est plus là pour
la défendre.
•S-
2% MARIE-ROSE 1

Pierre sentait sa tête éclater... Et brusquement, i\ '


tendit la main, toucha au bras ïe toueur qui venait de *"
parler.
L'homme regarda avec une sorte de stupéfaction ter- ~
rifiée cette tête hagarde qui se penchait vers lui.
•— Monsieur, dit Pierre d'une voix si sourde qu'à peine
on l'entendit, vous venez de dire...
Il s'arrêta... il étouffait...
—• ... Que la fille du marquis de Champlieu n'est
plus là, acheva-t-Jl.
—• Sans doute I fit le joueur mû par une sorte de
pitié confuse.
•—• Vous avez parlé de la comtesse Fanny... râla Pierre.
•—• Oui : la deuxième femme de M. Lemercier de Champ-
lieu...
— La deuxième femme ? balbutia Pierre, sachant à
peine ce qu'il disait. Mais alors... la fille du marquis de
Champlieu... est... séparée... divorcée ?...
— Non," monsieur : elle est morte il y a dix ans.

Comment Pierre se retrouva-t-il debout, marchant, sor-


tant de cette brasserie ? Il ne le sut jamais...
Dehors, il aspira à grands traits l'air froid et humide
de la soirée.
Il était incapable de rassembler ses idées, et, titubant,
se dirigeait au hasard.
Ce hasard, ou plutôt la conscience qui sommeillait sous
l'afireuse atonie de la pensée, le conduisit rue Royale,,
devant l'hôtel de Champlieu.
Là, il attendit... Quoi ?... Il ne savait pas.
Vaguement, il se disait que ces deux placides inconnus
avaient peut-être menti. Des idées de folie montaient en
lui. Il'se demandait si ces gens ne l'avaient pas reconnu et
s'ils n'avaient pas voulu lui causer cette douleur aiguë
qui le mordait à la cervelle...
Il y avait une heure que Pierre attendait devant cette
porte. Tout à coup, une iemme en sortit, — une domes-
r
tique. '
Il alla rapidement à cette femme, et lui dit :
— Un mot...
La femme demeura sur place, effrayée de cette physio-
nomie...
LA MIGNON DU NORD 227
i,

— Dites-moi s'il est vrai qu'Hélène de Champlieu est


morte !
Cette fois la femme s'enfuit, épouvantée de la voix de
Pierre.
— Malédiction ! gronda le malheureux.
— Je puis vous renseigner, fit tout à coup quelqu'un
qui surgit de l'ombre.
— Vous ?... Qui êtes-vous ?...
— Peu vous importe : un ancien valet de chambre
du procureur Lemercier, et je puis vous renseigner.,.
Cet homme, c'était Jean Lannoy qui rôdait autour de
l'hôtel.
Il avait vu arriver Pierre Latour, il avait remarqué
" l'obstination avec laquelle il examinait l'hôtel, il avait
vu sa figure bouleversée,xil avait entendu sa voix rauque
poser la question, et il s'était dit que cet homme pouvait
être, devait être celui-là qui jadis avait été l'amant
d'Hélène de Champlieu...
Dans quelle incention venait-il, sinon pour se venger ?...
C'était donc, à tout hasard, un homme qu'il fallait
exaspérer conlre Lemercier.
S'il se trompait, il n'y avait rien de frit, voilà tout.
— Je puis vous renseigner, dit-il en saisissant le
bras de Pierre : M m o Hélène de Champlieu est morte
le jour même où, aux assises de Douai, on a condamné
aux travaux forcés un certain Pierre Latour.
Pierre Latour n'eut pas un frémissement, pas un
geste, pas un cri.
•— Je me suis trompé î songea le bandit qui reprit ;
« Elle est morte malheureuse, maudissant son mari,
lequel s'est empressé d'épouser une gueuse, une vraie
gueuse, monsieur !...
Pierre demeura immobile.
On eût dit qu'il n'avait pas entendu,.»
Jean Lannoy le lâcha.
Alors, d'une voix très calme et très douce, Pierre
demanda :
— Savez-vous où on l'a enterrée ?... ^
— Dans le caveau de famille, au cimetière de Waha-
gnies...
Et Jean Lannoy s'éloigna, persuadé qu'il s'était
trompé... Vingt pas plus loin, il se retourna et vit l'homme
toujours à la même place...
228 MARIE-ROSE

Combien de temps Pierre demeura-t-il à cet endroit où


il semblait qu'il eût été foudroyé ?
Longtemps, sans doute. Car lorsqu'il regarda autour de
"lui, il s'aperçut que la rue était entièrement déserte.
Un long et terrible soupir souleva sa poitrine.
Et alors, d'un pas ferme, il se remit en marche.
Il avait pris une résolution.
Une demi-heure plus tard, Pierre sortait de Lille par
la route de Seclin.
Il marchait sans hâte et sans ralentir, d'un même pas
d'automate. Il ne pleurait pas... Au loin, minuit sonnait...
A trente pas derrière lui, ne le perdant pas de vue,
se glissait une ombre...
C'était Georges, qui l'avait suivi dans toutes ses marches
et contremarches.
— Bon ! se dit le jeune homme. Il revient à la roulotte.
Zita et moi, nous le consolerons, nous le sauverons !...
Pierre, en effet, atteignit bientôt l'endroit où stationnait
la roulotte de Giovanna.
Mais il ne s'arrêta pas.
De son même pas égal et raide, il passa outre, comme
s'il n'eût pas vu la voiture...
— Où va-t-il ?... se demanda Georges avec angoisse.
Pierre continua de marcher longtemps, longtemps
encore...
Un inexprimable attendrissement remplaçait en lui ce
désespoir farouche de la soirée,
Hélas ! l'homme est ainsi fait. Les meilleurs sont soumis
aux lois d'orgueil et d'égoïsme qui régissent le monde moial.
Pierre, cet honnête homme, ce courageux qui avait
poussé le dévouement d'amour jusqu'au plus terrible sacri-
fice ; Pierre, qui avait consenti le bagne pour sauver la
femme qu'il aimait, Pierre était moins désespéré delà
mort d'Hélène que de son oubli !
Tout l'amour de l'homme est là !
Etre aimé soi-même, ne pas être oublié... c'est ce que
l'homme appelle aimer.
Notre héros, qui s'était élevé au-dessus de l'humanité
tant qu'il s'é Lait cru aimé, rentrait dans l'humanité dès
l'instant où il se croyait oublié.
Si nous retracions un vulgaire récit romanesque où il
s'agit, avant tout, de satisfaire à la beauté convention-
nelle, nous eussions dissimulé cet état d'esprit. Mais nous
racontons un roman qui a été vécu...
LA MIGNON DU NORD 229

Pierre, donc, du moment où il crut Hélène morte, sortit


du désespoir pour entrer dans l'attendrissement.
Le fait qu'Hélène était morte le jour où il avait été con-
damné lui causait cette fierté dans la douleur qui est si
douce au cœur des amants.
Ainsi donc, elle était moite pour lui!... Morte d'amour!...
La douleur de Pierre fut immense.
Pendant cette étape qu'il accomplit sans verser une
larme, secoué seulement de rapides frissons convulsifs, il
s'examina, s'ausculta, si on peut dire, et reconnut
qu'Hélène étant morte il ne pouvait plus vivre.
L'idée de continuer à respirer, à penser, à vivre enfin,
alors qu'elle était étendue à jamais dans la tombe, lui fut
insupportable : il résolut de se tuer.
Il faisait encore nuit quand il atteignit Wahagnies.
Il connaissait parfaitement le village, et, en le traver-
sant, il souffrit atrocement des souvenirs que chacun de
ses pas réveillait en lui.
Il était venu là vingt fois avec Hélène...
Au temps où elle était vivante, au temps où, jeune fille,
heureuse, belle de sa jeunesse, belle de son bonheur, belle
de son amour, elle allait par les environs, entrant dans les
maisons des pauvres, consolant ici une veuve, laissant là
les quelques pièces d'or qui sauvent une situation, dans
ce temps-là, il l'accompagnait partout.
En pleine liberté, donc, Hélène et Pierre ne s'étaient
jamais dit un mot d'amour à cette époque-là.
Mais l'amour éclatait dans leurs gestes, dans leurs
attitudes, dans leur voix.
Chacun d'eux se savait adoré : cela suffisait...
C'était ces souvenirs qu'évoquait Pierre en traversant
Wahagnies.
En approchant du cimetière, il revit une scène qu'il
avait îevécue mille fois étant au bagne.
Un jour, il s'était installé au coin du vieux et paisible
cimetière, séduit par le calme mélancolique qui s'en déga-
geait ; et il s'était mis à prendre une rapide étude à
l'aquarelle pour la transformer ensuite en tableau.
C'était, au soleil couchant, les vieux chênes poussés là au
hasard, les tombes aux pierres moussues, la grande croix
de fer étendant ses bras comme pour une bénédiction,
toute sanglante de rouille...
Hélène, en costume blanc, toute rose sous son ombrelle
rose, était assise au coin d'un vieux mur effondré à demi,
230 MARIE-ROSE

mettant dans ce paysage humble la note si élégante de son


costume et de sa beauté...
E t lorsque l'étude avait été terminée, elle avait dit :
— J'aimerais vivre dans ce coin paisible de Wahagnies...
et lorsque je m'endormiiais pour toujours dans la sérénité
d'une vieillesse heureuse, j'aimerais savoir que je vais
reposer sous ces ombrages... Ne trouvez-vous pas, cher
ami, que les cimetières des villes, avec leurs allées, leurs
monuments où s'étale l'impudence de la réclame jusque
dans la mort, leurs bustes, leurs statues, leurs colonnes,
sont vraiment hideux ? C'est à donner la peur de mourir...
Ces cimetières de villages au contraire apparaissent comme
le dernier jardin de la vie, et il semble qu'au clair de lune
les morts doivent aimer se relever de leurs tombes pour
cueillir des coquelicots...
Ces paroles, Pierre les avait encore dans l'oreille...
Le dernier vœu d'Hélène avait été du moins accompli...
C'est dans ce cimetière qu'elle reposait...
En y entrant, il eut la sensation qu'il allait enfin pou-
voir pleurer et que les sanglots amassés dans sa poitrine
allaient éclater... mais ce ne fut qu'une illusion.
La terrible fièvre de la douleur sans espoir continua de
biûler ses yeux qu'aucune larme ne vint rafraîchir.
Alors, il se mit à errer de tombe en tombe...
Un monument d'une lourde simplicité finit par attirer
son regard.
Il était tout en marbre.
Pierre frotta une allumette en cire pour lire l'inscription
de la grande dalle.
Et, pour qui fût entré en ce moment dans le cimetière,
c'eût été un étrange et effrayant spectacle que celui de cet
homme livide, aux traits figés, qui, à la lueur tremblante
'de la cire, se penchait sui le monument funèbre.
D'un trait, il lut les deux inscriptions :
— Jean Hugues, marquis de Champlieu, décédé dans
sa soixante-quatrième année.
E t plus bas :
— Hélène Lemercier,' née de Champlieu, morte à
vingt-quatre ans.
Pierre fut secoué d'un long frémissement.
Et il demeura penché sur cette inscription, raide, immo-
bile, tandis que la petite lumière continuait à flamber
tristement.
, La flamme lui brûla les doigts... il ne s'en aperçut pas.
LA MIGNON OU NORD 231

Mais lorsque l'allumette s'éteignit soudain, lorsque la


mut l'enveloppa de nouveau, il se rejeta en arrière avec
une sorte de gémissement.
Il lui semblait qu'Hélène venait de mourir...
Jusque-là, il avait douté. Quelque chose comme un
vague espoir demeurait au fond de son âme, pareil à la
faible lueur de cette cire... et l'espoir venait de s'éteindre
en'même temps que la petite lueur falotte...
— Morte ! morte ! rugit-il sourdement en saisissant ses
cheveux à deux mains. Je ne la verrai plus ! C'est fini...
Pourquoi ne suis-je pas morl là-bas... avec la suprême
J
consolation qu'elle vivait heureuse... >- _; ,_ .
Ceux qui ont éprouvé ces enrayantes angoisses de
l'impuissance devant l'absolu, du désespoir devant le fait
irrévocable, de la douleur devant la mort de l'être aimé,
perdu pour toujours, pourront seuls se faire une idée de ce
que souffrit le malheureux dans cette minute sinistre.
Il en arrivait à oublier qu'il pouvait, d'un coup d'index
sur une gâchette, terminer sa souffrance...
Lorsqu'il revint au sentiment des choses, le jour s'était
levé. Alors, il sortit son revolver de sa poche. ti
Ce n'est pas dans un accès de folie qu'il se tuait.
Il raisonnait d'après la douleur qu'il venait d'éprouver,
et se voyait obligé d'admettre que la vie sans Hélène lui
devenait une impossibilité.
Il arma le revolver.
— Adieu, chère âme, murmura-t-il alors, adieu, amie
fidèle... Je t'avais voué ma vie... tu es partie la première...
je vais te suivre...
A ces mots, il leva l'arme pour l'appuyer confie sa
tempe.
Au même instant cette arme lui fut violemment arra-
chée des mains.
Et il vit Georges qui cachait le revolver dans une de
ses poches.
Le premier mouvement de Pierre tut une sorte de colère
furieuse contre celui qui se dressait entre lui et la mort.
Mais il vit le jeune homme si triste que son coeur se
fondit.
Il lui tendit la,main :
— Ami, dit-il sans reproche, sans colère, sans douleur,
pourqudi tentez-vous de prolonger mon agonie ? Pensez-
vous que je vais vivre parce que vous venez de m'enlever
le moyen de me tUT a l'instant ? Demain, ce soir, dans
232 MAEIE-ROSE

une^heure peut-être, j'aurai échappé à votre surveillance


fraternelle. Vous n'aurez donc fait que prolonger d'une
heure ou d'un jour une intolérable souffrance. E t si vous
vous rendiez compte de ce que je souffre, vous remettriez
cette arme dans mes mains...
•—• Vous ne mourrez pas, dit Georges en pleurant à
chaudes larmes.
— Figurez-vous que Zita est morte... dit Pierre. -
Le jeune homme pâlit et tressaillit.
— Figurez-vous qu'elle n'est plus, celle que vous
adorez... Je vous connais assez semblable à moi pour
savoir que la vie vous serait insupportable, et vous
n'auriez que colère contre celui qui viendrait vous dire :
« Tu ne mourras pas, tu continueras à souffrir !... Moi, ami,
je ne vous en veux pas... Voyez, je suis bien calme et bien
résigné... Si j'ai résolu de me tuer, c'est que la moit est
vraiment la seule issue à la situation où je me trouve...
— Venez, venez... balbutia Georges épouvanté de ce
calme même. Ne restez pas ici...
Et, obéissant à une impulsion soudaine de son cœur, il
se jeta dans les bras de Pierre en sanglotant :
— O mon ami, mon frère, mon père !... ô vous qui êtes
toute ma famille... ô vous qui m'avez uni à celle que
j'aime, vous qui avez arrangé le bonheur de ma vie... ne
m'abandonnez pas !...
— Georges !... mon enfant !...
— Oh ! ne m'abandonnez pas ! N'abandonnez pas
Zita î . . Que voulez-vous que nous devenions sans vous ?...
Non, cher ami, je ne veux pas prolonger votre agonie...
je veux vous faire comprendre que vous avez commencé
une œuvre... un beau tableau, si vous voulez... et que vous
ne devez pas vous en aller avant de l'avoir achevé
•— Georges ! Georges ! songe à ce que tu me demandes!...
— Je vous^ demande un sacrifice, à vous, l'homme du
dévouement, l'homme du sacrifice héroïque... Je vous
demande de vivre quelques jours encore... Accusez-moi
â'égoïsme... mais ne m'abandonnez pas avant d'avoir com-
plété votre œuvre... Un mois... je vous demande un mois...
•— Un mois ? fit Pierre d'une voix machinale.
— Un mois seulement ! s'écria Georges, comme si vrai-
ment il eût eu cet égoisme inconscient de demander à son
ami de prolonger son agonie afin que son bonheur à lui
fût assuré.
LA MIGNON DU NORD 233
Pierre vit près de son visage ce visage bouleversé.
Cette généreuse nature s'émut et se troubla.
— Au fait ! pensa-t-il, ai-je le droit de disparaître
avant d'avoir marié ces deux enfants ?
Et comme la raison d'intérêt personnel se mêle toujours
aux pensées les plus délicates :
-— Je mourrai peut-être plus paisible, si, avant de
m'enfoncer dans le, néant, je laisse un peu de bonheur
derrière moi. Soit ! ajouta-t-il à haute voix. Pour vous et
pour Zita, je vivrai, mon ami... non pas un mois, mais
aussi longtemps que la nature me laissera vivre.
Georges comprit très bien que Pierre le trompait et
que sa pensée de suicide n'était que reculée.
— Ah ! généreux ami, songea-t-il, vis un mois seule-
ment, et je me charge bien, moi, de te rattacher à la vie !...
A la réponse de Pierre, il jeta uri cri de joie, feignit de
croire qu'il avait renoncé au suicide, et chercha à l'entraî-
ner.
Pierre se tourna vers le funèbre monument.
— A bientôt ! murmura-t-'l au fond de l'âme.
Et il suivit Geoiges qui l'avait pris par le bras.
En soitant du cimetière, le jeune homme voulut lui faire
prendre aussitôt le chemin de Lille.
Mais Pierre se dirigea vers l'extrémité du village, dans
la direction des bois de Wahagnies.
Il se dirigea vers l'extrémité du village, dans la direc-
tion des bois de Wahagnies.
Où allait-il ? Que voulait-il ?...
Simplement revoir l'ancien rendez-vous de chasse du
marquis de Champlieu, cette maison où il avait eu l'illu-
sion du bonheur, où Hélène avait vécu... ce jardin où,
ensemble, ils avaient cueilli des fleurs !...
Georges le suivait, attentif, pas à pas...
Bientôt le petit château fut visible.
Pierre s'arrêta, la main crispée sur son cœur...
•— Cher ami, dit Georges doucement, je com-
prends... vous revoyez les lieux où vous avez aimé...
mais à quoi bon refaire ainsi les étapes de votre
calvaire ?...
•—• Georges, répondit sourdement Pierre, demandez à
ce paysan qui passe... si cette maison, là-bas,fest habitée...
Georges interrogea le passant.
— Qui habite là ?
— Personne...
234 MAHIB-KOSB

— Quoi ! îa maison est inhabitée ?


— Oui, depuis plus de dix ans...
Et le paysan continua son chemin.
— Vous avez entendu, ami ? dit Georges.
Pierre, sans répondre, se remit en marche vers le petit
château, et bientôt, il s'approcha de la grille.
Le jardin abandonné était envahi par les plantes para-
sites.
Les fenêtres étaient fermées.
C'était la solitude, la dévastation et la mort...
Dans le jour pâle du matin, ce coin prenait des allures
de cimetière. Il y avait là une infinie tristesse.
D'un long et lent regard, Pierre embiassa le jardin que,
si souvent,'il avait parcouru avec Hélène.
Georges, sans s'inquiéter de ce qu'il y avait derrière cette
grille, ne le perdait pas des yeux.
Pierre, après avoir longuement regardé le jardin,
où toutes les ronces poussaient au hasard, ramenait
ses yeux vers le perron. Du perron, il montait à l'étage
supérieur...
Et soudain une secousse électrique l'agita...
Il se cramponna des deux mains à la grille...
Il voulut jeter un cri, et sa gorge ne laissa passer qu'un
son rauque...
Là !... Une fenêtre venait de s'ouvrir î... Quelqu'un avait
entr'ouvert les volets !... Et ce quelqu'un, c'était une
femme I...
Une femme ?.„
Oh I une apparition, sans aucun doute !...
Une création du cerveau surmené de Pierre !...
Une hallucination !...
Car cette femme... c'était Hélène î...
Hélène vivante !... Hélène aussi jeune que jadis !... Plus
belle que jamais !...
L'apparition avait duré quelques secondes à peine...
les volets s'étaient aussitôt refermés, comme si le
fantôme eût été blfessé par l'éclat du jour, si livide
iût-il I... ou comme si la femme eût été" surprise
de voir cette tê'ce pâle collée aux barreaux de la
grille î...
— Pierre I Pierre 1 qu'avez-vous ? s'écriait Georges,
épouvante de l'affreuse décomposition du visage de son
ami.
I A MIGNON DU NORD 233
•— Là!... Là!... Â cette fenêtre!.,, Ne voyez-vous
rien ?... râla Pierre.
— Je ne vois que des volets qui doivent être fermés
depuis bien longtemps...
— N'avez-vous pas vu ?..»
— Non !... Rien !...
— Une femme !... Elle ?... Elle, te dis-je !...
— Cher ami... ^oh ! revenez à vous... votre raison
s'égare...
Pierre passa ses deux mains sur son front.
Il balbutiait des mots confus. }
— Venez, venez... fuyons, reprit Georges d'une voix
ardente.
— Oui, oui... fuyons... je sens, en effet, la folie m'en-
\ahir... Je viens d'avoir une terrible hallucination... j'ai
cru la revoir à cette fenêtre... où elle se mettait jadis...
pour me saluer de son sourire... quand j'arrivais...
Georges saisit Pierre par le bras et l'entraîna vio-
lemment.

— Docteur !... Monsieur !... Vite f... Madame se trouve


mal !...
Ce cri, c'était la vieille Gertrade qui le poussait, dans
l'intérieur de la mystérieuse maison, presque au moment
ou Georges, soutenant Pierre de son bras nerveux, s'éloi-
gnait rapidement.
La bonne dame, comme tous les matins à pareille heure,
venait d'entrer dans la chambre d'Hélène.
Elle l'avait vue étendue sans vie près de la fenêtre.
A ses cris, le docteur Montigny, qui venait de se lever, se
précipita vers la chambre d'Hélène.
— Quoi ? Qu'y a-t-il ? Evanouie ?,.. Qu'est-il arrivé ?...
Va me chercher de l'éther... sur la troisième tablette à
gauche, dans mon cabinet de travail...
Il s'agenouillait pendant que Gertrude courait chercher
le flacon demandé.
Hélène, habillée d'un peignoir en flanelle blanche, était
étendue toute raide, les dents serrées.
Gertrude reparut. Le docteur fit respirer le révulsif à
la malade.
Elle ouvrit les yeux, éclata en sanglotSj et chercha à se
iélever avec une hâte étrange...
Le doctesr l'aida^ la soutint...
236 MARIE-ROSE

Hélène se jeta sur la fenêtre dont elle repoussa les volets.


— Parti !... murmura-t-elle.
— Parti ? Qui donc ?... demanda Montigny. Voyons,
du calme...
— Lui, docteur !... Lui î Lui S
— Lui !... Oh ! est-ce que la folie revient ? songea dou-
loureusement le docteur. Calmez-vous, reprit-il à haute
voix, voyons, je le veux !... Que diable ! nous ne sommes
pas une enfant nerveuse.
Hélène claquait des dents.
Cramponnée à la fenêtre, elle tenait son regard fixé
sur la grille.
Montigny, brusquement, referma les volets, et força
Hélène à s'asseoir dans un fauteuil.
— Je l'aime ! bégaya-t-elle. C'est lui ! j'en suis sûre !...
— Qui, lui ?...
— Pierre !... Pierre !... Mon fiancé qui vient me -cher-
cher !...
— Vous avez vu M. Latour ?...
— Oui, docteur, mille fois oui ! Je lis dans vos yeux que
vous redoutez une rechute de mon mal... Non, je ne suis
pas folle !... Je l'ai vu, vous dis-je !...
— Calmez-vous, mon amie... Il le faut, je l'exige... Ger-
trude, va me chercher le flacon bleu sur la deuxième
tablette... Et vous, Hélène, pas un mot... pas une pensée,
s'il se peut !... Tout à l'heure, nous verrons...
Déjà Gertrude était de retour avec le flacon bleu.
Le docteur versa dix gouttes de son contenu dans un
verre à demi plein d'eau. *
Hélène but, et presque aussitôt s'endormit...
Ce sommeil factice dura deux heures, au bout des-
quelles elle se réveilla, un peu plus calme.
— Voyons, dit alors le docteur, racontez-moi votre
vision, mais posément...
— Ce n'est pas une vision3 docteur... J'ai réellement
vu !...
— Pierre Latour ?...
— Oui ! Combien maigri et pâli, le pauvre ami !... Oh !
c'est lui ! Je n'ai eu besoin que d'un coup d'œil pour le
reconnaître... Il s'appuyait à la grille... J'ai voulu ouvrir
un instant les volets... je l'ai vu... alors une sorte d'angoisse
m'a saisie, j'ai instinctivement refermé les volets... Ma
tête bourdonnait... Puis, quand j'ai voulu rouvrir, crier,
l'appeler, j'ai senti que le sol me manquait sous les pieds.
LA MIGNON DU NO ^D 237
je suis tombée à la renverse, et je me suis réveillée grâce
à vos soins...
•— Vous êtes bien sûre ?... Quelquefois, les rêves se pro-
longent jusque dans les premières minutes du réveil...
— Je suis sûre, docteur !... Et la preuve, c'est que j'ai vu
aussi quelqu'un qui l'accompagnait, un jeune homme qui
m'est inconnu... C'est lui !... c'est lui !... Docteur, il faut
le retrouver !...
•—• Eh bien ! oui, je le retrouverai !... ou plutôt... si c'est
lui, il reviendra, soyez-en bien certaine...
Doucement, Hélène pleurait...

VII
BANDITS DANS LA NUIT

C'est avec un serrement de cœur que Zita avait vu


Georges s'éloigner de la roulotte pour suivre celui qu'elle
appelait Jean Morel... Mais elle avait compris que son
grand ami était en proie à un mystérieux chagrin. D'un
signe, Georges lui avait fait entendre qu'il ne fallait pas
que Jean Morel demeurât seul...
Et elle s'était résignée. La nuit se passa paisiblement
dans la roulotte.
— Ils seront ici demain matin, se dit Zita en s'endor-
mant.
Mais, le matin venu, elle interrogea vainement la route ;
ni Georges ni Jean Morel n'apparurent.
Et toute la journée s'écoula sans amener leur retour.
Zita était dans des transes mortelles et de sombres
pressentiments l'assaillaient. »
Giovanna ne laissait pas d'être inquiète. Mais comme le
calcul commercial lui tenait lieu de cœur et de raison, elle
en vint à se consoler rapidement par le simple dilemne
suivant :
— Ou Jean Morel est parti avec ce Georges ; et, en ce
cas, je perds le produit des peintures qu'il doit faire... mais
je suis débarrassée de ce gênant fiancé tombé des nues, et
Zita me reste... Ou ils reviennent, et je perds Zita tôt ou
tard... mais alors j'oblige Jean Morel à m'enrichir avec
ses tableaux. J'en sais assez sur son compte pour me faiie
obéir...
238 MARIE-ROSE

Lorsque le soir tomba, Giovannia état donc consolée.


Quant aux autres membres de la troupe, ils étaient
assez indifférents à ces questions.
Mais Zita commença à être épouvantée lorsque la nuit
s'avança sans que ni Georges ni Jean Morel eussent
reparu.
Que se passait-il ? Que leur était-il arrivé ? Elle ima-
ginait des drames...
Des"heures s'écoulèrent.
Zita avait fini par s'assoupir sur une chaise.
Elle ne voulait pas s'endormir ; mais elle était dans cet
état de demi-rêve qui précède le sommeil.
Toiu\ à coup, elle crut entendre marcher sur la route.
Elle écouta. Son cœur battit plus fort.
— Ce sont les pas de Georges, pensa-t-elle.
Elle courut au petit escalier, et, en effet, entrevit une
silhouette qui, venant de Lille, venait de passer près de la
roulotte et s'éloignait dans la dhection de Seclin...
Elle regarda de tous ses yeux, et il lui sembla bien
reconnaître Georges.
— Mais non ! murmura-t-elle. Ça ne peut-être lui ! Il se
serait arrêté... Où irait-il ainsi ?
C'était Georges !...
Mais on a vu que, profondément attentif à tous les
faits et gestes de Pierre qui marchait devant lui, le jeune
homme ne s'était pas arrêté un instant près de la rou-
lotte...
•— Non î ce n'est pas lui ! pensa Zita. Et pourtant !...
En même temps, elle descendit rapidement et fit
quelques pas dans la direction de la silhouette confuse
qui s'effaçait déjà au fond de la nuit.
Un instant, Zita eut la pensée de crier, d'appeler...
Mais la conviction que ce ne pouvait être Georges lui
fit garder le silence.
Elle poussa un soupir et se retourna pour regagner la
roulotte...
Au même instant, deux ombres surgirent à ses côtés.

Une fois en possession des deux mille francs, « dernière


générosité de M. de Champlieu », Jean Lannoy et Tor-
quato avaient commencé par arrêter un logement situé
LA MIGNON DU NORD 239

au fond d'une cour, dans un pavillon qui se composait


de quatre pièces, d un couloir et d'un grenier.
Ce logement, ils l'avaient meublé d une façon plus que
sommaire.
Pourquoi trois lits de fer, puisqu'il n'étaient que deux ?
Pourquoi des ustensiles de cuisine, puisqu'ils allaient
manger dans une gai go te ?
Les deux forbans achevèrent leurs achats en se procu-
rant, dans une friperie, Torqualo un costume d'ouvrier
aisé, Jean Lannoy un habillement qu'il jugea distingué et
qui le faisait ressembler à un huissier récemment sorti de
maison centrale.
Ainsi parés et équipés, les deux sinistres associés atten-
dirent le moment opportun et Torquato, qui devait diriger
l'opération, décida que celle-ci aurait lieu après minuit.
Jean Lannoy profita de ce lépit pour aller rôder autour
de l'hôtel, un peu au hasard.
Il ne vit et n'entendit rien de nouveau.
Ce fut à ce moment qu'il donna des renseignements à un
homme qui l'interrogea...
Cet homme, on l'a vu, c'était Pierre La tour.
Vers minuit, les deux bandits sortirent de Lille et se
dirigèrent vers la loulotte de Giovanna.
Ils n'avaient pas l'intention d'agir immédiatement, mais
de se mettre en surveillance pour guetter la minute
propice.
— En effet, avait dit Torquato, répondant à une ques-
tion de Jean Lannoy, il ne faut pas songer à attaquer par
la force : il y a là deux gaillards tout à fait capables de
se défendre...
•— Alors, fit Jean Lannoy, je ne vois pas comment
nous pourrons...
—• Patience. Je connais les mœurs de ces coureurs de
route... Sûrement, "demain matin, nous trouverons une
occasion favorable pour agir sans risques...
Ils ne tardèrent pas à arriver au point où stationnait
la roulotte de Giovanna.
Ils se glissèrent le long du fossé de la route et se cou-
chèrent à plat ventre.
— La petite ! murmura sourdement Torquato, qui se
ramassa, prêt à bondir.
Jean Lannoy examina avidement la jeune fille... mais il
ne put distinguer ses traits...
240 MARIE-ROSE

D'ailleurs, à ce moment, Zita, ayant pour la centième


fois inspecté la route, rentrait et refeimait la porte.
-— Dire, murmura Jean Lannoy, que toute petite je l'ai
tenue dans mes bras, pendant que le père venait te causer.
Tiens, la voiture de Lemercier était arrêtée là-bas où tu
vois quelque chose de noir qui doit être un tas de cail-
loux. .
— Je me souviens, répondit Torquato. Il tremblait
en me parlant ; je voyais parfaitement la voituie...
—• Je te jure que la petite tremblait encore plus dans
mes bras...
Les deux bandits se tuient, songeurs... Le crime, lui
aussi, a sa rêverie...
Près d'une demi-heure se passa. Torquato et Jean
Lannoy, silencieux, immobiles, fixaient cette faible lueur
qui brillait derrière les caireaux de la roulotte.
Des pas, soudain, se firent entendre sur la route..,
— On vient ! murmma Jean Lannoy.
Torquato ne dit rien, mais se souleva sur ses coudes et
essaya de distinguer qui s'en venait à pareille heure sur
la route déserte, par un froid pareil...
Bientôt, il distingua quelqu'un qui marchait d'un pas
égal dans la direction de Seclin.
Puis, un peu après, un autre homme qui suivait...
Ils étaient pareils à deux fantômes...
Et l'idée vint à Torquato que ces deux inconnus allaient
peut-être accomplir un crime...
A ce moment, la porte de la roulotte se rouvrit à nou-
veau, et Zita parut.
Elle hésita quelques instants.
Puis, elle se mit à descendre...
Torquato frémit et poussa Jean Lannoy d'un coup de
coude.
— Je vois I souffla Jean Lannoy. Attention !...
— Si elle avance, nous sautons sur elle...
Zita, en effet, s'était mise à marcher dans la même
direction que les deux inconnus qui venaient de passer.
Elle dépassa de quelques pas l'endroit où les deux
foibans étaient couchés.
Alors, d'un même mouvement de félins, ils se rele-
vèrent, rampèrent vers elle...
Brusquement, ils bondirent...
LA MIGNON DU NORD 241
Zita n'eut pas le temps de jeter un cri : un large foulard
enveloppa sa tête et bâillonna sa bouche ouverte.
Au même instant, elle se sentit soulevée et emportée !...

Les deux bandits avaient empoigné la jeune fille chacun


par un bias, et s'étaient jetés en pleins champs, piquant
droit devant eux, perpendiculairement à la route. Ils por-
taient Zita. La malheureuse, folle d'épouvante, était d'ail-
leurs à demi évanouie...
Au bout de cinq cents pas d'une course furieuse, ils
s'arrêtèrent pour souffler un instant.
— C'est une chance, dit froidement Jean Lannoy.
— Oui, répondit Torquato ; le plus dur est fait.
Alors, soutenant la jeune fille, ils se mirent à marcher
de façon à rejoindre la route à un kilomètre à peu près
en avant de la voiture.
Ils écoutaient de temps en temps. Torquato tenait à la
main un large couteau ouvert. Mais personne n'était à
leur poursuite. Dans la roulotte, on ne s'était pas encore
aperçu de la disparition de Zita.
Bientôt, ils eurent rejoint la route et se dirigèrent sur
Lille aussi rapidement qu'ils pouvaient.
Aux portes de la ville, ils s'arrêtèrent et tinrent conseil.
Le résultat de ce conciliabule très bref fut que Torqiiato
enleva le foulard qui couviait la tête de Zita.
La pauvre petite regarda les deux bandits avec une
inexprimable terreur.
— Pouvez-vous marcher, mademoiselle ? demanda Jean
Lannoy.
Zita ne put répondre un mot. Ses dents claquaient, un
tremblement convulsif l'agitait.
— Ecoutez... reprit le forban. Il ne vous sera fait aucun
mal. Ça, je vous le jure. Ce n'est pas à vous qu'on en
veut. Mais faites bien attention à ce que je vais vous dire.
Nous allons traverser Lille, rencontrer des passants, des
agents. Vous marcherez bien sagement entre nous deux.
Vous ne pousserez pas un cri. Vous n'appellerez peisonne.
Vous ne ferez pas un geste... Est-ce compris ?...
— Sans ça... je tue ! dit Torquato en montrant son cou-
teau.
Zita ne put piononcer un mot. La pauvre petite était
terrorisée. Elle se voyait à jamais séparée de Georges ; elle
avait l'impression que ces deux êtres formidables, rauques,
242 MARIE-ROSE

ignobles, qui la Lenaienl, allaient lui faire subir quelque


martyre atroce, comme jadis la Torquata.
Mais pourquoi ? Qui étaient-ils ? Quel était.leur but ?
Ah ! sans doute elle ne le saurait jamais !...
Peut-être allait-elle être tuée...
•—Adieu, Georges ! murmura-L-elle au fond d'elle-même.
Déjà TorquaLo et Jean Lannoy l'entraînaient. Elle
marcha sans résistance...
On lui fit traverser des rues, des places désertes...
Enfin, ils arrivèrent à une rue étioite et sale, pèné-
tièrent dans une allée, traversèrent une cour et entreient
dans le pavillon.
Quelques instants plus tard, Zita se vit dans un cabinet
sans fenêtre où il y avait un lit de fer, une chaise et une
table. Zita se réfugia dans l'angle le plus éloigné du
cabinet.
Tous de,ux échangèrent un rapide regard.
•— Il ne faut pourlant pas qu'elle meure de peur ! grom-
mela Torquato à voix basse.
— Allons, mademoiselle, fit alors Jean Lannoy en cher-
chant à adoucir sa voix, ne tremblez pas ainsi, que diable.
Il ne vous sera fait aucun mal, et, si vous le voulez bien,
clans quelques jours, vous rejoindrez vos amis..
Ces paroles amenèrent une détente chez Zita.
Elle fondit en larmes et joignit les mains.
— Oh ! monsieur, balbutia-t-elle, laissez-moi retourner
près d'eux tout de suite... Si c'est de l'argent que vous
voulez, je vous en ferai donner...
— Rassurez-vous... Nous sommes d'honnêtes gens...
Vous reverrez bientôt les vôtres...
— Si, au moins, je pouvais prévenir Georges ! s'écria
naïvement Zita. Dans quelle inquiétude il va être !...
Et alors, se rappelant tout à coup que Georges et Jean
Morel n'étaient pas rentrés, elle vit une relation certaine
entre leur disparition et son propre enlèvement.
Elle couvrit son visage de ses deux mains et éclata en
sanglots. j
Elle entendit alors qu'on l'enfermait à double tour, el, à
demi folle de désespoir et d'épouvante, se jeta tout habillée
sur le lit où elle tomba bientôt dans une prostration
profonde.
LA MIGNON DU NORD 243

VIÏÎ
j

TORQUATO PARLE
i

Le lendemain matin, Jean Lannoy et Torquato eurent


un entretien sérieux*où ils établirent leur plan de cam-
pagne. Ce plan, nous allons le voir se développer.
Jean Lannoy commença par sortir, se rendit dans un
magasin de confection, el, suivi d'une demoiselle de
magasin porteuse de divers costumes féminins, revint à
la maison.
Zita, stylée au préalable par Torquato, attendait dans
la principale pièce du logement.
Contre la promesse formelle d'être ramenée au bout de
trois jours à Giovanna, elle avait, de son côté, promis de
ne pas ouvrir la bouche. La demoiselle de magasin put
donc la prendre pour la fille ou la parente d'un de ces
messieurs, et essaya les costumes qu'elle apportait, jus-
qu'à ce qu'elle en trouvât un qui allât à Zita.
Cette opération eut d'ailleurs pour résultat de rassurer
la jeune fille sur son propre sort.
Il lui parut évident que ces hommes étaient sincères en
lui disant qu'ils ne lui voulaient aucun mal.
Zita se trouva donc transformée de façon qu'elle pût
sortir dans la rue sans être remarquée.
Lorsque l'employée eut été payée et fut partie, la jeune
fille fut de nouveau enfermée dans le cabinet.
Une demi-heure plus tard, les deux associés pénétrèrent
dans cette pièce étroite, qui prenait jour sur les chambres
voisines par un carreau placé au-dessus de la porte.
Ils avaient apporté des chaises, et ils s'assirent.
Zita, devant ces préparatifs, ne put s'empêcher de
frissonner.
— A toi la parole, dit Jean Lannoy.
•—• Mademoiselle, fit alors Torquato, veuillez m'écouter
attentivement. Ce que j'ai à vous dire est grave. Avant
tout, sachez une chose, c'est que non seulement votre
liberté, mais encore tout votre bonheur à venir dépend
de vous seule.
244 MARIE-ROSE

— Je vous écoute, dit Zita avec une certaine fermeté.


— Bon! Et d'abord, regardez-moi bien. Je ne vous suis
pas inconnu. Vous m'avez vu jadis. Tâchez de vous
souvenir...
Zita regarda le bandit et secoua la tête. Elle ne le
reconnaissait pas.
Sa physionomie n'exprimait que la répulsion que lui
inspirait cette bestiale figure.
— Vous ne me reconnaissez pas ? reprit Torquato. Moi
je vous reconnais, rien qu'au regard que vous me jetez.
C'est bien le même regard de crainte et d'horreur qu'autre-
fois. Je vous pardonne. C'est tout naturel. Vous devez
noirs en vouloir à mon ami et à moi. Bref, puisque vous ne
reconnaissez pas mon visage, il faut que je vous dise mon
nom. Cela, du moins, vous n'avez pas dû l'oublier.
Et, prenant un temps, se plaçant de manière à être bien
vu de Zita, il ajouta :
— Je m'appelle Torquato...
Zita devint pâle et se mit à trembler. Elle eut un geste
de terreur indicible et se recula vivement.
•— Torquato ! balbutia-t-elle. La Torquata !... Naples !...
Le fouet... Les morsures... ah ! je suis perdue !...
Et son regard affolé sondait la porte comme si elle se
fût attendue à voir entrer la Torquata... la tourmenteuse 1
Torquato eut un sourire atroce.
— Il paraît que le nom fait de l'effet, dit-il. Alors, cette
digne Torquata, vous ne l'avez pas oubliée ?... Allons, je
vois qu'elle vous a laissé un souvenir durable. C'était une
méchante femme, mademoiselle. Elle n'avait ni cœur, ni
âme. Mais vous pouvez vous rassurer ; elle ne reviendra
plus vous tourmenter... elle est morte... morte dans mes
bras en vous demandant pardon du mal qu'elle vous avait
fait.
— Je lui pardonne, dit gravement Zita.
Et, malgré l'horreur que lui inspirait le souvenir de la
Torquata, une sorte de pitié se peignit sur son visage.
— Mais, reprit le bandit, ce n'est pas d'elle qu'il s'agit ;
c'est de vous et de moi. Commencez-vous maintenant à me
remettre ? La Torquata a dû souvent vous parler de moi...
— Oui, fit Zita en frissonnant. Ellenne disait que vous
étiez tombé dans un précipice...
— Eh bien, dit vivement Torquato, ne vous rappelez-
vous pas cette circonstance ?... Voyons, vous étiez gran-
delette déjà... la chose a dû vous frapper... Pour votre
LA MIGNON DU NORD 245
bonheur... pour celui de votre ami Georges, faites un
effort... souvenez-vous... C'était dans les montagnes de la
Suisse... vous étiez dans l'une des deux voitures...
— Oh ! attendez !... s'écria Zita. Je crois... il me
semble...
— Je marchais toujours en tête des chevaux... Il y
avait mes enfants... La Torquata, ma femme, voulait
vous battre, car déjà elle vous ^prenait en haine... mais
je l'en empêchais...
— Oui, fit Zita d'une voix lente, les yeux dans le vague,
nous allions sur des routes...
— C'est cela ! c'est cela !...
— J'avais froid, grand froid... j'étais dans une roulotte
pareille à celle de Giovanna... j'étais couchée sur des lam-
beaux de couvertures... je pleurais...
— Oui ! oui ! c'est bien cela !...
— Attendez !... Oh ! je crois maintenant me rappeler
votre visage... Seulement, vous étiez plus noir... vous me
faisiez peur, comme maintenant... mais d'une autre
manière... Oh ! je me rappelle... la montagne !...
— Là où je suis tombé ?...
— Oui, je me rappelle... la femme qui pleure... les
enfants qui crient... puis, nous sommes partis... Oh ! c'est
vous ! c'est bien vous ! ajouta Zita avec un cri de déses-
poir. Vous me reprenez... pour me faire du mal encore !...
— Rassurez-vous. Je vous jure que ces temps sont
passés. v.
— Et je suis là pour vous défendre ! ajouta Jean
Lannoy. Nous sommes d'honnêtes gens...
— Alois, que me voulez-vous ?
— Rien de mal ! Rien que votre bonheur ! fit Torquato.
— Ramenez-moi donc où vous m'avez prise, si vous
voulez mon bonheur !
— Malheureuse enfant ! s'écria Torquato qui eut une
inspiration de génie. Vous ne voulez donc pas revoir votre
mère ?...
Ces paroles produisirent un effet foudroyant.
Zita se releva d'un bond, les mains tendues en avant,
blanche comme une morte.
— Ma mère ?... dit-elle d'une voix étranglée.
— Bravo ! grommela Jean Lannoy, émerveillé de la
manœuvre.
— Oui ! votre mère ! fit Torquato. Je sais où elle est !
je sais qu'elle vous cherche !
246 MARIE-ROSE

•— Oh ! supplia Zita palpitante, à demi agenouillée,


ma mère î ma mère ! ma mère !...
— Il faut que je m'assure que je ne me trompe pas...
et je vous conduis près d'elle.
— Soyez béni, monsieur... soyez béni... Jamais, dans
ma vie, je n'ai éprouvé... un tel bonheur...
Zita, le visage ruisselant de larmes, demeura quelques
minutes sans pouvoir parler. Torquato laissa passer la
crise. Puis, quand il vit la jeune, fille un peu plus calme :
— Vous comprenez, dit-il, tout dépend de vous, main-
tenant.
— Vous avez vu ma mère ? reprenait Zita extasiée. Oh !
dites-moi comment elle est... où elle est... si elle m'attend...
si elle m'a cherchée... J'ai donc une mère !...
— Elle vous a cherchée et vous cherche encore. Elle n'est
pas bien loin de vous. Elle est dans cette ville où nous
sommes, à Lille... Tout dépend de vous, vous dis-je...
Voyons, tâchez de me répondre clairement.
— Parlez, parlez vite...
— Eh bien, il faut vous souvenir. Il faut remonter à
l'époque où je suis" tombé dans le précipice. Vous rap-
pelez-vous bien cela, maintenant ?
— Oui, oui, je me rappelle !... Après ? après ?.,.
— Voilà qui va bien !... Tâchez à présent de vous
rappeler ce qui vous est arrivé avant ce moment-là...
Zita prit son iront à deux mains.
— Je me rappelle... des routes... de longues routes...
des pays froids... div brouillard... de la neige...
— Oui... vous étiez avec moi et la Torquata... mais
depuis quand ?...
— Je ne sais pas... oh ! je ne puis me souvenir !...
— Il le faut !... Songez à votre mère !...
— Je ne sais pas ! je ne sais pas !...
— Voyons, reprit alors Torquato, vous veniez pourtant
yde quelque part ! Vous n'étiez ni ma fille, ni ma parente.
''Vous n'étiez pas née parmi nous... Vous rappelez-vous
avoir habité une ville... une grande ville ?... ^
— Oui ! oui ! je me souviens !... fit Zita haletante.
•— Savez-vous comment cette ville s'appelait ?...
— Non... je ne me souviens pas...
— Elle s'appelait Lille ! fit brusquement le bandit.
— Lille ?... La-ville où nous sommes ?... cria Zita, au
comble de l'émotion.
LA MIGNON DU NORD 247

— Oui, mademoiselle. C'est à Lille que "je vous ai


connue. Vous aviez quatre ou cinq ans. Je vous ai
emmenée... Vous savez le reste... Maintenant, il faut que
vous sachiez pourquoi et comment vous êtes venue parmi
nous, pourquoi je vous ai emmenée dans ma voiture...
Peut-être soupçonnez-vous que vous êtes une enfant
volée ?
Le silence de Zita et l'horreur qui se peignait sur son
visage indiquèrent que telle était en effet sa pensée.
•— Eh bien, vous vous trompez, dit Torquato. Vous
n'êtes pas une enfant volée. Vous êtes une enfant livrée !
•—• Livrée ? balbutia Zita qui, dans son passé, commença
à entrevoir des choses hideuses. Livrée ?... Par qui ?...
— Vous allez le savoir, dit Jean Lannoy. C'est à moi
de vous le dire.
— Qui êtes-vous donc ? fit Zita, qui tourna son regard
angoissé vers ce nouvel interlocuteur.
— Je suis, mademoiselle, un homme qui a parfaitement
connu vos parents et la maison où vous fûtes élevée. Je
m'appelle Jean Lannoy. Je suis l'ancien valet de chambre
de Monsieur votre père...
Zita tressaillit.
L'idée ne lui était pas venue qu'en retrouvant sa mère
elle pouvait aussi retrouver son père...
Elle frissonna de ne se sentir aucune émotion à la pensée
de revoir ce père que pourtant elle a\ait dû chérir à
l'égal de sa mère. Elle demeura muette.
— On dirait qu'elle se doute de ce qui s'esL passé!
grommela Jean Lannoy... Mademoiselle, continua-t-il à
haute voix, à l'époque où j'ai connu Monsieur votre père,
il habitait rue Royale... Ce nom de rue...
Zita fit uit 'effort de mémoire. Mais le nom ne précisa
aucun souvenir en elle.
— Votre chambre, reprit Jean Lannoy, donnait sur la
cour intérieure de l'hôtel. Et souvent, lorsque Monsieur
ou Madame prenaient la voiture, vous accouriez auprès
de la fenêtre pour voir les chevaux et agiter vos mains. La
chambre était tendue de brocatelle à fleurs roses. Votre
petit lit était en cuivre doré, avec des rideaux aussi à fleurs
roses. Il y avait près de votre "-lit deux petits fauteuils
pour vos deux poupées, deux fauteuils en osier... Une de
vos poupées s'appelait Blanchette, et l'autre Finette...
Zita avait fermé les yeux. Ses mains s'étaient étendues
comme pour éfreindre une vision.
248 MABIE-ROSE

Sans doute les souvenirs s'éveillaient dans son âme l'un


après l'autre, comme les fantômes qui, la nuit, sortent
de leurs tombes, dans les légendes, sans qu'on puisse les
saisir.
•—• Continuez ! oh ! par grâce, continuez ! râla-t-elle.
Jean Lannoy et Torquato échangèrent un regard
triomphant.
— Le soir, reprit alors Jean Lannoy, vous mangiez à
table près de votre maman dans la grande salle à manger
où il y avait des dressoirs en vieux chêne, des buffets
incrustés de cuivrerie, des plats qui reluisaient aux murs...
Puis, votre bonne vous prenait dans ses bras et allait vous
coucher. Et alors votre mère venait vous embrasser et
demeurait près de vous jusqu'à ce que vous fussiez
endormie... Quelquefois elle chantait doucement...
Zita, maintenant, pleurait... Les fantômes se préci-
saient, les souvenirs prenaient corps...
•—• Il me reste à vous dire trois choses, fit Jean Lannoy ;
d'abord le nom de vos parents ; puis votre nom à vous ;
puis comment et par qui vous avez été livrée à mon ami
Torquato, ici présent...
— Le nom de ma mère ! bégaya Zita.
— Votre père s'appelait M. Lemercier de Champlieu.
Ce nom ne produisit aucun effet sur la jeune fille.
— Votre mère, reprit Jean Lannoy, s'appelait M m o Hé-
lène de Champlieu...
— Hélène !... murmura ardemment Zita en joignant
les mains.
— Enfin, vous-même ne portiez pas le nom qui vous fut
donné ensuite par Torquato. Vous ne vous appelez pas
Zita... vous vous appeliez Marie-Rose...
Zita se leva toute droite, comme mue par une secousse
électrique.
Et elle tomba soudain à la renverse, évanouie.
— C'est fait ! gronda Jean Lannoy. Elle se rappelle
,tout, maintenant !... Son nom... ce nom qui était resté
au fond d'elle-même, ce nom qu'elle a entendu si souvent
prononcer a agi sur elle plus que tout le reste.
En parlant ainsi, Jean Lannoy, aidé de Torquato,
s'occupait de rappeler la jeune fille au sentiment.
— Peut-être vaudrait-il mieux la laisser se reposer
là-dessus, dit-il, sans d'ailleurs la moindre pitié.
— Non, non, fit vivement Torquato. Il faut, au con-
LA MIGNON DU NORD 249

traire, pendant qu'elle est sur la piste, la conduire jus-


qu'au bout.
•— Oui... mais si elle meurt ?... Ça se voit, ces choses-là...
Nous serions encore roulés, nous !
•— Bah ! pas de danger... Allons... la voici qui revient...
Marche, marche !...
En effet, à ce moment, Zita rouvrait ses yeux égarés
Son premier mot fut :
•— Marie-Rose ?... Vous dites que je m'appelle Marie-
Rose ?...
— Oui, mademoiselle, dit Jean Lannoy. Voyons, ne
tremblez pas ainsi. Tous vos chagrins vont finir... Mais,
pour cela, il faut bien vous rappeler certains détails...
— Oh 1 bien des choses d'autrefois renaissent dans mon
souvenir... C'est ainsi que je me souviens maintenant de
cette petite chambre dont vous avez parlé... Je la vois...
je vois le lit de cuivre, la fenêtre, les chevaux dans la
cour... et la dame... la belle dame qui se penche sur moi !...
•— Madame votre mère... M m e Lemercier de Champ-
lieu !...
— Ma mère !... murmura Marie-Rose dans une sorte
d'extase.
•—• Vous souvenez-vous comment était fait l'hôtel ?
demanda Jean Lannoy.
— L'hôtel ?... La maison ?... Je vois la grande chambre
de ma mère... un couloir, un escalier avec un tapis, par
où on descend dans une pièce immense... Attendez... oh !
je vois, je vois tout !... Dans une giande pièce, il y a des
tableaux dans de grands cadres d'or, des statues
blanches... de beaux fauteuils...
•— C'est le salon ! fit Jean Lannoy.
— Et puis, continua Marie-Rose, il y a une foule de
dames et de messieurs en habits noirs, des enfants, beau-
coup d'enfants autour d'un arbre sur les branches duquel
pendent des lanternes et des jouets...
— L'arbre de Noël !... Continuez, continuez, made-
moiselle Marie-Rose...
A son nom ainsi prononcé, la jeune fille tressaillit.
Elle parut faire encore un effort de mémoire, mais,
secouant la tête :
— Je ne sais plus !... A partir de là, je ne vois plus rien...
Les deux bandits se consultèrent du regard.
— Mademoiselle Marie-Rose, reprit alors Jean Lannoy,
je vais vous poser une question bien franche.
250 MARIE-ROSE

— Faites. Je répondrai, si je puis.


•—• Avez-vous confiance en nous, maintenant ? Croyez-
vous que nous voulons réellement vous faire retrouver
vos parents ?
•— Je ne sais quel pouvait être votre but en m'enlevarit
par violence ainsi que vous l'avez fait... je ne devine pas
ce que vous méditez... mais je crois que vous avez un
intérêt puissant à me ramener à ma mère...
Elle se tut un instant, pensive, puis reprit :
— Si c'est de l'argent que vous voulez, je suis sûre
que ma mère vous en donnera.
Les deux associés secouèrent la tête, comme des vic-
times calomniées... Eux ? de l'argent ?... Et Jean Lannoy,
avec un ricanement sinistre, grondait au fond de lui,
même':
— Ta mère ne peut plus en donner, de l'argent ! Il fau-
drait la réveiller au fond du tombeau de Wahagnies, et la
besogne serait dure. Mais ton père est là,., sois tranquille !
— Mademoiselle, reprit-il, vous vous méprenez sur nos
intentions. Nous avons, il est vrai, intérêt à vous ramener
à vos parents, mais ce n'est pas un intérêt d'argent. Au
surplus, peu importe. L'essentiel est que vous ayez con-
fiance en nous. Ecoutez-moi... Il est nécessaire que je vous
montre la ville... Vous sentez-vous le courage de ne pas
attirer l'attention sur vous par quelque cri ?...
—• Oui. Je garderai mes impressions pour moi, dit
ardemment la jeune fille. Conduisez-moi... Je suis prête !...
•—• Nous aussi ! fit Jean Lannoy en se levant.
La décisive expérience allait se faire.
A la fausse Marie-Rose qu'on leur avait montrée, il
fallait opposer la vraie.
Il fallait, surtout, que celle-ci fût capable de démontrer
qu'elle était bien la fille de Lemercier !...
Ils sortirent : Marie-Rose entre les deux bandits. •
La journée était triste, nébuleuse, chargée de neige.
Le temps était favorable aux projets' de l'association
Torquato-Lannoy, puisqu'il rappelait assez exactement
le temps des derniers jours que Marie-Rose avait passés
à Lille.
Le cœur de la pauvre petite battait bien fort.
Conduite dans les quartiers aristocratiques de la ville,
ses souvenirs s'éveillèrent l'un après l'autre. Jean Lannoy
les provoquait en l'interrogeant habilement.
LA MIGNON DU NORD 231

Au bout cte deux heures de cette promenade, il sembla


à Marie-Rose que tout son passé venait de renaître.
Alors, on la fit entrer dans la rue Royale, sans lui dire
où l'on allait.
Mais, arrivés devant l'antique hôtel du marquis de
Champlieu, Jean Lannoy arrêta Marie-Rose par le bras,
la plaça devant la façade flamande et lui dit :
•— Regardez bien...
Marie-Rose, palpitante, examina un instant l'hôtel, puis,
jetant un cri, elle voulut s'élancer. Ses deux conducteurs
la saisirent et l'entraînèrent.
•— C'est là ! murmurait Marie-Rose éperdue, c'est là !
—• Que voulez-vous dire ? demanda Torquato.
— C'est là que demeure ma mère !
— Elle y demeurait, dit rapidement Jean Lannoy ; mais
elle n'y est plus !... Tenez-vous bien, mademoiselle, car
voici qu'on vous regarde avec surprise...-et si nous étions
obligés de nous séparer, vous ne "pourriez certainement
retrouver votre mère !
Marie-Rose obéit et chercha à dominer l'émotion qui la
transportait.
— Et vous dites, fit-elle en tremblant, que ma mère ne
demeure plus là ?
— Non. Mais nous savons où elle est.
— Oh ! par grâce, messieurs, conduisez-moi...
— Je vous jure que vous y serez conduite... si vous nous
aidez, toutefois...
— Que vous faut-il ?... Parlez...
— Rentrons d'abord. Nous avons à achever cet entre-
tien...
Rapidement, ils regagnèrent le sinistre pavillon qui,
dans l'idée des deux bandits, devait servir de prison a
Marie-Rose.
Là, comme l'avait dit Jean Lannoy, ce qu'il appelait
l'entretien fut repris, c'est-à-dire que la malheureuse
jeune fille eut à subir une nouvelle torture de questions.
Cette lois, ce fut Torquato qui, de nouveau, attaqua.
•— Le plus difficile reste à faire, dit-il. C'est bien de vous
rappeler votre maison et votre nom. Mais ce n'est pas tout.
Vous m'avez été livrée par quelqu'un. Il faut que vous
sachiez par qui...
— Qu'importe, murmura la jeune fille, quel misérable
a commis ce forfait... puisque je vais retrouver ceux que
j'aime.
252 MARIE-ROSE

•— Ceux que vous aimez, mademoiselle ? fit Torquato


avec un singulier sourire. C'est-à-dire votre mère et
votre père ?
» — Oui, répondit avec hésitation Marie-Rose, ma mère
et mon père...
Et en elle-même, elle éprouvait un profond étonnement
que ce mot de père n'éveillât aucune vibration dans son
cœur, tandis qu'elle palpitait au souvenir de sa mère.
— C'est sans doute que je me rappelle ma mère, tandis
que j'ai complètement oublié mon père... pensa-t-elle.
Torquato fit un signe à Jean Lannoy, qui alors com-
mença :
— Comment et par qui vous avez été livrée, mademoi-
selle, je vais vous le dire, fit Jean. Et je puis vous en parler
puisque j'ai assisté à la chose... J'étais, comme je vous l'ai
dit, valet de chambre dans l'hôtel où demeuraient alors
vos parents. J'ai donc pu voir...
Marie-Rose était pour ainsi dire suspendue aux lèvres
de cet homme.
— Rappelez-vous donc, dit alors Jean Lannoy, le salon
tel que vous l'avez dépeint tout à l'heure, c'est-à-dire avec
sa foule d'invités, et les enfants qui battent des mains
autour de l'arbre de Noël... Vous étiez, parmi ces enfants,
la plus fêtée, puisque vous étiez la reine de cette petite
fête. Un moment vint où l'on commença à se" retirer...
Vous aviez sommeil... votre bonne vint vous prendre...
votre maman vous tint un moment dans ses bras...
— Oh ! je me rappelle !... Elle était triste... ses yeux
étaient voilés...
— Oui. Vous saurez plus tard pourquoi... Donc, votre
bonne vous emporta, vous coucha, et bientôt vous dor-
miez... Tout à coup, vous vous réveillez... vous voyez un
homme se pencher sur vous...
Marie-Rose tressaillit.
Jean Lannoy comprit que ce terrible souvenir s'éveil-
lait lui aussi...
— Cet homme, fit-il, le voyez-vous, maintenant ?...
— Oui... je le vois... penché sur moi... je le vois dis-
tinctement...
— Le reconnaîtriez-vous ?... C'est important, cela !
— Oui ! je crois que oui...
—• Bien, continuons. Cet homme, donc, vous réveille.
Il vous habille. Vous avez peur, vous pleurez...
LA MIGNON DU NORD 253

•— Je vois, je vois !... Je le suppliais de me conduire


à maman...
•—• Et il vous le promettait ?...
— Oui !... Il me prend dans ses bras... Je vois tout, vous
dis-je... il m'emporte en jetant sur moi une couverture...
il descend un escalier en courant, et me jette dans une voi-
ture qui part rapidement... court dans la nuit... oh !...
quelle terreur !... il me semble que j ' y suis encore... Je
veux parler... cet homme met sa main sur ma bouche... Il
fait froid, il fait noir, la voiture court sur une route et
s'arrête enfin...
— Alors, continua Jean Lannoy, cet homme vous saisit
et vous remet...
— A moi ! fit Torquato.
— Cet homme I cet homme ! haleta Marie-Rose. Qui
était-ce ?...
— Vous voulez le savoir ">
— Oui ! Qui est ce misérable ?
Jean Lannoy répondit froidement i
— Votre père, mademoiselle ! ,
Marie-Rose jeta un cri terrible et se couvrit le visage de
ses deux mains. Cette idée, depuis un instant, se présen-
tait à elle, mais elle l'avait repoussée avec horreur. C'était
son père qui l'avait livrée !...
— Pourquoi !... balbutia-t-elle. Pourquoi I... Qu'avais-
je fait à mon père !...
— Vous ? Rien !... Votre père se vengeait de sa femme...
de Madame votre mère, voilà tout !... Que pouvait-il avoir
à lui reprocher ? Je l'ignore I Ce qui est sûr, c'est qu'il
vous a anachée ainsi à l'affection de votre mère, et qu'elle
a bien pleuré.
— Pauvre maman ! sanglota Marie-Rose.
•— Maintenant, mademoiselle, reprit Jean Lannoy, il ne
me reste plus qu'un mot à ajouter pour clore dignement
cet entretien... Quand vous le voudrez, mon ami Torquato
et moi, nous vous reconduirons...
— Tout de suite ! s'écria Marie-Rose transportée, oh I
tout de suite, conduisez-moi à ma mère !...
— Vous ne m'avez pas laissé achever... j'allais juste-
ment vous dire que nous étions prêts à vous reconduire
séance tenante à Monsieur votre père.
— A mon père ? balbutia la jeune fille atterrée. Pour-
quoi pas à ma mère ?
254 MARIE-ROSB

— farce que, pour avouer la vérité, nous ignorons où se


trouve M m e Lemercier de Champlieu, depuis longtemps
séparée de son mari ; tandis que nous savons parfaitement
où trouver M. Lemercier : il habite l'hôtel de la rue Royale
que je vous ai montré tout à l'heure. Réfléchissez, made-
moiselle, et quand vous serez décidée à retourner près
de votre père, vous n'aurez qu'à nous le dire...
Sur ces mots, les deux associés sortirent.
Marie-Rose enlendit la porte se refermer à double tour.
Une terrible angoisse l'étreignit, et elle comprit devant
quelle effrayante situation elle se trouvait :
Si elle consentait à revoir ce père qui l'avait livrée à des
bohémiens — à la Torquata ! — elle se jetait dans quelque
nouvelle et abominable aventure au bout de laquelle elle
trouverait la mort. Si la terreur l'emportait en elle, et si
elle ne revoyait pas Lemercier, elle ne retrouverait jamais
sa mère.

IX
L'HÔTEL DE LA RUE ROYALE

Revenant à la soirée où Tprquato et Jean Lannoy


avaient été reçus par Fanny, nous pénétrons dans un
élégant boudoir où celle qui s'appelait maintenant
M m e Lemercier de Champlieu avait l'habitude de se tenir.
Fanny se trouvait en compagnie de l'ancien procureur.
Les années avaient passé sur elle sans presque la changer.
On eût même dit qu'elle était encore plus belle que jadis.
La sécurité absolue, la parfaite tranquillité d'une vie opu-
lente avaient ajouté à son visage une sérénité qui n'y
était pas quand elle était la comtesse Fanny,.
Mais Lemercier, lui, était bien changé. ,
Ses cheveux étaient gris ; ses yeux fiévreux s'enfon-
çaient profondément sous les orbites ; il avait cette allure
inquiète et tortueuse des personnes qui redoutent un
malheur imminent.
Quel était ce malheur ?...
Lemeicier connaissait-il donc enfin les ravages que le
remords peut exercer dans un esprit ?...
Non. Lemerciei ne songeait plus au passé !
LA MIGNON DU NORD 255

Pierre Latour était au bagne, et il y mourrait sans aucun


dotite.
Le marquis de Champlieu ? Hélène ? Jeanne Maing ?..
Des fantômes.
Lemercier n'avait pas peur des fantômes.
L'immense fortune du marquis de Champlieu, cette for-
tune audacieusement conquise, volée, Lemercier en jouis-
sait paisiblement, sûr que pas un spectre du passé ne
viendrait se dresser devant lui.
Mais Lemercier avait un tourment dans son existence...
Il était jaloux, — d'une jalousie atroce qui ne lui laissait
pas une minute de répit.
Lorsqu'il avait épousé Faimy, s'il la désirait, il ne
l'aimait pas, ou ne cro> ait pas l'aimer. Il n'avait fait ce
mariage que pour assurer sa tranquillité, en se disant qu'il
trouverait bien un moyen de se débarrasser de Fanny.
Son ambition était de se lancer dans la politique.
Avec sa fortune, il ne doutait pas de conquérir bientôt
un siège de député.
Et alors, rien ne l'empêcherait d'-entrer dans un minis-
tère. Il se sentait de vastes appétits, et le gouvernement
des hommes lui apparaissait, ainsi qu'à toutes les imagina-
tions qui portent le ver rongeur de l'ambition, comme le
plus beau et le plus digne couronnement de sa carrière.
Dès les premiers temps de son mariage, il ne tarda pas
à s'apercevoir qu'il éprouvait pour Fanny une passion
violente qu'il chercha d'abord à combattre.
Cet amour, il ne put l'étouffer : la passion grandit dans
son âme et fut plus forte que toutes les résolutions.
Alors, Lemercier espéra que cette sorte de flamme qui le
dévorait s'éteindrait d'elle-même.
Mais le temps, au contraire, sembla alimenter le feu.
D'année en année, de mois en mois, il découvrait en
Fanny de nouveaux attraits, qu'il ne soupçonnait pas,
avant, et qui l'attachaient plus fortement à elle.
Alors, il se dit que cet amour dont il n'était plus le
maître deviendrait un aiguillon de'plus dans sa vie
d'ambitieux, et qu'il serait plus âpre encore à la conquête
du pouvoir, puisque ce pouvoir devait le grandir aux
yeux de la femme aimée.
Mais, pour triompher dans la politique, il fallait aller
à Paris.
Or, le jour où Lemercier exposa ses rêves à Fanny et
lui demanda de s'occuper dès lors de l'achat d'un hôtel à
256 MÀRIE-ROSE

Paris où il voulait s'installer, Fanny lui dit tranquille


ment :
— Vous voulez donc vivre avec moi comme vous avez
vécu avec la première M m e Lemercier ?
•—• Pourquoi cela ?... Je ne comprends pas, avait dit
l'ancien procureur.
•— Parce que, avait alors répondu Fanny, je ne veux
pas habiter Paris, parce que Lille me plaît infiniment, et
que Paris me fait horreur... Je serai flère, à coup sûr, de
devenir femme de député ou de ministre, ce n'est pas là
sans doute un mince honneur... mais je pi étends demeurer
dans l'obscurité... Vous me viendrez voir aux vacances...
comme vous faisiez avec Hélène.
Pendant six mois, Lemercier lutta contre ce caprice.
Mais, enfin, il dut se rendre à l'évidence : sous le
caprice, il y avait une volonté indomptable.
Alors il lui fallut choisir entre Fanny ou Paris — entre
la passion de Ja politique ou la passion de l'amour.
Ce fut l'amour qui l'emporta. Ce fut Fanny qui
triompha.
Deux ou trois années passèrent.
L'hôtel de Champlieu était devenu le centre des belles
réunions de Lille.
Fanny pouvait se condisérer comme une sorte de reine
dans la haute société lilloise.
Elle était une incomparable maîtresse de maison, et
chacune des fêtes somptueuses qu'elle donnait ménageait
des surprises nouvelles et toujours attrayantes.
Peu à peu, Lemercier se laissa aller au charme de cette
existence de grand seigneur moderne.
Il finit par ne plus comprendre comment 31 avait pu
vouloir faire de la politique.
Chacun des nouveaux caprices de Fanny apportait dans
son existence de brusques changements qui le tenaient
en haleine et donnaient un intérêt plus puissant à sa vie.
Tantôt, c'était un gala resplendissant à préparer.
Puis, soudainement, un voyage jusqu'au fond de l'Inde
et du Japon.
Un jour, Fanny voulut visiter l'Italie et l'Espagne. Mais
elle voulut y aller par mer, sur un bateau à elle. Alors,
pendant six mois, Lemeicier vécut avec elle au Havre,
où l'on construisit le yacht.
Le navire construit, équipé, magnifiquement aménagé,
Fanny renonça à son voyage.
•LA MIGNON BU NORD v 257

Le yacht, qui s'appela la Mouette, fut amené à Dun-


Iceique; par la suite, il servit à quelques explorations
sur les côtes de France et d'Angleterre, au cours desquelles
Fanny offrit l'hospitalité à quelques jeunes gentlemen
de la société lilloise.
Car, toujours et partout, il lui fallait du monde autour
d'elle : des hommes surtout.
Mais sa conduite dememait impeccable. Les plus mau-
vaises langues étaient réduites au silence.
Malgré le soin extrême que Fanny prenait de sa répu-
tation, malgré tout ce qu'elle faisait pour ne jamais porter
ombrage à son mari, la jalousie de celui-ci s'éveilla brus-
quement un soir.
C'était pendant une fête donnée à l'hôtel de Champlieu.
Dans le grand salon, Lemercier, debout devant la che-
minée, causait tranquillement avec l'un de ses invités qui
se trouvait adossé à cette cheminée.
Lemercier avait donc devant lui la haute glace dans
laquelle il voyait se réfléchir tout ce qui se trouvait dans le
salon.
Machinalement, en causant, il regardait dans la glace.
Tout à coup, par une porte du fond large ouverte, il vit
arriver Fanny au bras d'un vieillard.
Un instant, elle s'arrêta dans l'encadrement de la porte3
et Lemercier la vit sourire à quelqu'un.
Ce sourire le fit pâlir...
Il le connaissait bien, ce sourire !... C'était celui qui
crispait les lèvres de Fanny lorsque la passion semblait se
déchaîner en elle...
A qui souriait-elle ainsi ?...
Lemercier suivit la direction du regard de Fanny, et
alors il vit un jeune homme qui lui rendait ce regard et ce
sourire... Presque aussitôt, Lemercier surveilla de près ce
jeune homme.
Mais il ne put rien découvrir.
D'ailleurs, celui qu'il soupçonnait partit de Lille...
Mais alors, d'autres incidents, futiles en apparence mais
ayant pour lui une signification profonde, l'obligèrent à
surveiller d'autres hommes.
Il est à noter que jamais Lemercier ne posa une ques-
tion à sa femme.
Il était trop habile pour se découvrir ainsi.
Il veilla, surveilla, espionna... et "ne put jamais acquérir
la preuve qu'il cherchait.
9
258 MARIE-ROSE

Mais, lentement, îa conviction se fortifiait en lui que


Fanny le trompait : con\iction qu'il démolissait lui-même
car il comprenait maintenant que la preuve tant cherchée
serait un désastie dans sa vie.
Il se rongeait donc intérieurement, passait des nuits
effrayantes à se prouver à lui-même que Fanny était
fidèle, et quand il avait bien accumulé ces raisonnements
il secouait la tête et murmurait :
-—• Et pourtant elle me trompe !...
Alors, ses poings se serraient. Une terrible douleur
l'étreignait à la goi-ge. Des idées sanglantes lut passaient
par la tête. Mais il suffisait que Fanny se suspendît à
son cou pour qu'il oubliât tout !...
Telle était la situation morale de Lemercier et de sa
femme, le soir où nous les retrouvons dans leur hôtel de
la rue Royale, c'est-à-dire le soir même où Torquato et
Jean Lannoy y furent reçus.
Fanny s'était mise au piano, magnifique instrument
dont la valeur technique se rehaussait de la valeur du
bois sculpté spécialement par un artiste. Elle en jouait en
parfaite musicienne, avec infiniment d'émotion, comme si
vraiment elle eût eu l'âme d'une passionnée d'art. Et
peut-être, après tout, éprouvait-elle les émotions qu'elle
traduisait.
Lemercier allait et venait, puis se jetait dans un fau-
teuil, puis reprenait sa marche fiévreuse.
Mais, assis ou debout, il ne cessait de regarder sa femme.
Ses yeux allaient à elle, comme attirés par un aimant.
Il l'admirait. Des flammes, parfois, embrasaient ses pru-
nelles. Il cherchait à découvrir un défaut dans sa beauté,
et il n'en trouvait pas. Elle était la beauté parfaite. Il la
désirait passionnément, avec plus d'ardeur qu'au pre-
mier jour...
Peu à peu, il s'approcha, le regard hypnotisé par la
nuque d'un blond doré.
A ce moment, la porte s'ouvril. Lemercier se retourna
Vivement et aperçut Jacques Maing.
Le secrétaire était livide.
•— Pourquoi cette pâleur ? se dit Lemercier.
Fanny avait haussé les épaules et, tout en laissant
courir ses doigts sur l'ivoire avait murmuré :
•— Voyez à quoi vous \ous exposez, mon cher... A
nous faire surprendre par un domestique comme des éco-
liers amoureux.,.
LÀ MIGNON DU NORD 259

Elle avait mis tant de dédain dans le mot domestique


et tant de douceur dans le mot amoureux, que le cœur de
Lemereier se dilata. Cette ombre de sourd malaise que la
pâleur de Jacques Maing avait Jetée en lui se dissipa
aussitôt.
•— Monsieur, dit le secrétaire en s'approchant, je vous
appoite les papiers demandés.
Fanny cessa de jouer et fit évoluer son tabouret tour-
nant, pour écouter ce qui allait se dire.
Lemereier se jeta dans un fauteuil et dit gaiement :
— Surtout, mon cher monsieur Maing, ne nous acca-
blez pas de vos chiflres. Dites-nous simplement les totaux.
— Voici donc, fit-il d'une voix d'employé rendant
compte d'un bilan, l'état comparatif de la situation au
mois de décembre dernier et au mois présent. L'an dernier,
tout compte fait, la fortune en rentes et immeubles s'éle-
vait à sept millions en chiffres ronds, non compris les
meubles et œuvres d'art de l'hôtel. Les placements divers,
fermages, etc., ont donné un rendement de deux cent
soixante mille francs.
•—• Maigre, très maigre, dit Fanny.
—• Mais prudent, chère amie, très prudent, fit Lemer-
eier. Continuez, monsieur Maing.
•— Au mois présent, l'avoir s'élève à six millions sept
cent mille francs, grâce à la suppression du domaine de
Bourlon qui a été aliéné pour trois cent mille francs et ne
peut plus figurer sur mes états.
Lemereier hocha la tête.
—• îl en résulte, dit-il, que, en onze mois, nous avons
dépensé deux cent soixante mille francs d'une part et trois
cent mille de l'autre. Ce qui donne un total de cinq cent
soixante mille francs.
•—• Les regretteriez-vous, par hasard ? dit Fanny.
•— Dieu m'en garde ! Je constate simplement. Et
j'ajoute que, de ce train-là, le capital ne tardera pas à
s'ébrécher assez pour nous obliger à réduire notre train
de maison, ce qui sera terrible pour moi, qui voudrais
mettre à vos pieds un million tous les ans...
« Mais nous n'en sommes pas là... Et la preuve que je
ne songe pas encore aux économies...
Lemereier se leva et passa vivement dans sa chambre.
Jacques Maing se pencha vers Fanny :
—- Je veux te voir ce soir... rnurmura-t-il ardemment.
— Demain, JHOH ami...
260 MARÎE-BOSE

— Ce soir ! fit Jacques Maing en serrant les poings.


— Soit. A minuit, dans ma chambre.
Lorsque Lemercier rentra, il trouva le secrétaire debout
à la même place, les yeux fixés sur un tableau, et Fanny
feuilletant une partition nouvelle qu'elle parcourait en
fredonnant.
— C'est tout ce que vous aviez à nous dire, monsieur
Maing ? demanda Lemercier.
— C'est tout, monsieur, dit Jacques Maing, qui se retira.
— Voyez, chère Fanny, fit alors Lemercier en ouvrant
un large écrin.
Fanny jeta un cri de joie et saisit dans ses mains trem-
blantes un magnifique collier de perles. Puis, quand, d'un
œil expert, elle l'eut examiné, elle l'agrafa à son cou et
courut s'admirer devant une glace.
Lemercier, heureux et souriant, contemplait toutes
ces évolutions.
Alors, Fanny revint à lui, se jeta à son cou, l'enlaça
étroitement et murmura :
— Vous êtes charmant, et je vous adore...
— Fanny ! balbutia Lemercier, enivré.
A cette minute, il oubliait tout : soucis naissants de for-
tune mal administrée, jalousie qui lui rongeait le cœur.
Ses tempes battaient. Son front s'empourprait. Il allait
prononcer les paroles de passion qui se pressaient à ses
lèvres.
A ce moment, on frappa à la porte.
Vivement, les deux époux se séparèrent. Et Lemercier,
après un geste de colère, cria d'entrer. Un valet de
chambre apparut et dit :
•— Deux hommes sont là qui prétendent être reçus par
Monsieur malgré mes observations. Us disent s'appeler
Jean Lannoy et Torquato.
Lemercier devint blême.
Deux noms ! Deux coups de foudre !...
Deux spectres du passé !...
Deux témoins ! Deux complices !...
11 demeurait atterré, la tête pleine en un instant de
suppositions sinistres. Et il ne savait quelle décision
prendre.
Mais déjà Fanny jetait un ordre :
•— Priez ces hommes d'attendre, dit-elle.
Le valet disparut.
XA MIGNON DU NORD 261

Lemercier, blême, tremblant, saisit les deux mains de


sa femme.
— Que peuvent-ils vouloir ? gronda-t-il. S'il n'y avait
que Jean Lannoy, avec quelque argent je m'en défen-
drais... Mais l'autre, ce Torquato ! Que veut-il ?...
•—-Vous ne le devinez pas ?... Il vous ramène votre fille...
votre chère Marie-Rose... la petite Mignon î...
Lemercier tressaillit violemment. '
Ah ! oui, il l'avait deviné i C'était bien sa pensée, que
Fanny venait d'exprimer.
— Que faire ? que faire ? balbutia-t-il en se promenant
fiévreusement.
Fanny cependant cherchait, un pli au front, son imagi-
nation en travail. \
•—• C'est moi qui vais les revecoir, dit-elle tout à coup.
Demeurez ici, mon ami. Laissez-moi faire... ou, plutôt,
suivez-moi...
Et, avant que Lemercier eût pu faire un geste d'assen-
timent ou de désapprobation, elle s'élança légèrement.
Lemercier la suivit. Fanny gagna sa chambre à coucher où
déjà une jeune et jolie soubrette disposait tout pour
la nuit.
— Finette, dit Fanny, nous allons jouer la comédie. Tu
m'as déjà aidée. Tu vas m'aider encore.
La soubrette demeura stupéfaite.
•—• Quoi, madame, à cette heure ?...
— Pas d'observations, ma fille. Tu as îe costume que je
t'ai donné il y a quinze jours î
— Oui, madame.
— C'est bien. Va le revêtir. Recoiffe-toi. Laisse tablier
et bonnet. Sois ici toute prête dans dix minutes.
Habituée à ces caprices de sa maîtresse, Finette
s'élança.
Dix minutes plus tard, elle revînt, transformée.
— Il y a des fautes grossières, dit Fanny en la lorgnant.
Mais, pour ces gens-là... Maintenant, écoute bien, Finette...
Tu t'appelles Marie-Rose. Tu es ma fille. Tu es la fille
de M. Lemercier. Tu comprends ?
— J'entends, madame.
— Bon. Dans quelques minutes, on va venir te chcrchef.
Tu entreras au salon. Tu ne regarderas pas les personnes,
qui s'y trouvent. Et tu me souhaiteras le bonsoir comme à
une gentille maman... Si tu joues bien ton rôle, mon bra-
celet à chaînette et à double diamant est à toi...
262 MARIE-ROSË

— Oh ! madame !... s'écria Finette, rouge de plaisir.


Lemercier avait écouté, tout étourdi des ressources
d'imagination de sa femme, ne sachant s'il devait sourire,
et se disant que peut-être l'heure de l'expiation allait
sonner pour lui.
Et c'était terrible, les sombres pensées de cet homme et
de cette femme, sous les airs de gaieté pris devant la ser-
vante qui, de son côté, pensait :
— Ça, ça m'a tout l'air d'être autre chose que de la
comédie... de la charade, comme dit Madame... Ça vaut
plus qu'un bracelet... Nous verrons 1

Nos lecteurs ont assisté à la scène au cours de laquelle,


Finette ayant joué son rôle dans la perfection, F'anny put
écraser les deux misérables maîtres-chanteurs qui, on l'a
vu, s'étaient retirés vaincus... pour le moment.
•— Nous voilà débarrassés de ces deux imbéciles, dit
Fanny lorsque Lemercier rentra dans le salon.
— J'ai tout entendu, tout vu... C'est admirable... vous
avez été sublime...
Fanny haussa les épaules.
— J'ai songé à vous défendre, voilà tout, dit-elle. Mais
]e vous avouerai que l'effort m'a tout de même fatiguée...
— Quoi vous voulez déjà vous retirer ? fit Lemercier,
suppliant.
— Oui... Je vous le répète, ces secousses me font du
mal. Je ne suis hardie qu'en apparence... A demain, mon
ami...
•— Fanny ! supplia Lemercier en la serrant dans ses bras.
Elle secoua la tête, s'arracha à l'étreinte, lui envoya un
baiser du bout des doigts, et disparut, vive, légère, gra-
cieuse.
Lemercier, longtemps encore, se promena à travers le
salon, tantôt songeant aux deux bandits qui reparais-
saient si soudainement clans son existence, tantôt rêvant
d'aller frapper à la porte de sa femme.
Il finit par regagner sa chambre et se mit à compulser
sérieusement les papiers que Jacques Maing avait déposés
sur une, table. Car, s'il feignait une insouciante générosité
devant ses gens, en réalité, lorsqu'il était seul, il éplu-
îhait les comptes de sa maison. Et, ce soir-là, par
moments, des sueurs froides pointèrent à son front.
Enfin, il se coucha.
LA MIGNON DU NORD 263
Peu à peu, tous les bruits s'éteignirent dans l'hôtel.
Fanny avait regagné sa chambre et avait mis les ver-
rous. Alors, au lieu de se coucher, elle s'était jetée dans
un fauteuil, en s'étirant de fatigue.
•— Ah ! gronda-t-elle, la comédie, la hideuse comédie ! Ce
n'est pas celle que j'ai jouée devant ces deux pauvres
diables ! C'est celle que tous les jours, depuis des années, je
joue devant cet homme !... La comédie de l'amour !... Il a
fallu qu'il se mette à m'aimer !... Oh ! mais je commence
à en avoir assez, moi !... Et l'autre qui va venir !... Que me
veut-il encore, celui-là !... Ah ! qu'ils prennent garde
tous les deux de me pousser à bout î...
Le temps s'écoula. Minuit sonna à la pendule.
Fanny se leva, alla tirer doucement les verrous et
entr'ouvrit la porte.
Jacques Maing était là qui attendait.
Il se glissa dans la chambre.
Fanny repoussa les verrous ; puis, suivie de Jacques
Maing, passa dans un somptueux cabinet de toilette atte-
nant à sa chambre, et qui avait été disposé de telle sorte
qu'on ne pût entendre du dehors ce qui s'y disait.
C'était le lieu ordinaire des rendez-vous de Jacques
Maing et de Fanny.
Elle se laissa tomber dans un fauteuil, tandis que
Jacques Maing restait debout.
— Que me veux-tu ? demanda-t-elle.
— Te dire que j'en ai assez, répondit nettement Jacques
Maing.
Elle se renveisa, leva la tête en clignant les yeux comme
pour contempler un phénomène.
— Serait-ce possible, mon Jacques ? fit-elle railleuse-
ment. Ainsi tu en as assez ? Tu reprends ta liberté et
tu me rends la mienne ? Viens que je t'embrasse pour
cette bonne nouvelle.
Jacques grinça des dents.
— Oui, gronda-t-il, je sais que ce serait là une bonne
nouvelle pour toi. Tu ne m'aimes plus... ou plutôt, tu
ne m'as jamais aimé...
Fanny se mit à bâiller.
— Bon ! fit-elle, voilà que nous retombons dans l'idyHe
larmoyante ! Change de ton, mon cher, il me faut de
l'inédit, à moi, n'en fût-il plus au monde.
— Tu ne m'as jamais aimé, continua Jacques comme s'iî1
n'eût pas entendu. Mais moi, je t'ai toujours-.aimée, et je,
264 MARIE ROSE

t'aime encore, plus que jamais. C'est pourquoi je viens te


dire que j'en ai assez. Je suis las de souffrir. Je suis fatigué
de ces nuits sans sommeil où la jalousie me ronge. J'en ai
assez de surveiller tantôt l'un, tantôt l'autre. J'ai admis le
mari. Je ne veux pas tolérer les amants.
— Je crois que vous devenez fou, dit Fanny qui le fou-
droya d'un regard.
— C'est possible, dit Jacques Marng, mais c'est vous qui
m'aurez rendu fou. En tout cas, je te le répète : j'en ai
assez. Je me révolte.-C'est une décision bien prise. Et cette
fois, il faudra que tu obéisses.
-— Et si je n'obéissais pas ? ricana Fanny.
— Je remettrais à M. Lemercier la liste de vos amants,
dit Jacques Maing d'une voix terriblement calme. Ils sont
quinze. Un peu plus d'un par année depuis le mariage. Je
les ai tous notés, depuis le premier jusqu'à celui qui règne
actuellement. Je n'ai pas noté les noms seulement. Pour
chacun d'eux, j'ai au moins une preuve.
Fanny hochait doucement la tête.
— Tu ferais cela, mon Jacques ? dit-elle.
—• Oui. Aussi vrai que je vous adore et que je ne veux
plus souffrir.
— Et que ferait mon mari, d'après toi ?
— Il vous tuerait.
— Hum !... Est-ce bien sûr ?...
— Très sûr. Je connais M. Lemercier. Il serait terrible.
— Sais-tu, mon Jacques bien-aimé, que tu es un fier
misérable ?
Jacques Maing ne tressaillit pas. Il demeura immobile,
les bras croisés, les dents serrées. Et c'était formidable, cet
étrange entretien de ces deux amants qui, d'une voix
paisible, se disaient des choses monstrueuses.
— Je sais, reprit Jacques au bout de quelques instants,
je sais que ma dénonciation me ravalerait au dernier rang
des misérables, comme tu le dis, Fanny. Mais je te dénon-
cerai. Je te donne deux jours pour signifier son congé à ton
amant actuel. Passé ces deux jours, si tu n'as pas obéi,
je remets ma petite liste à ton mari.
x — Tu me AS, Jacques ! dit tranquillement Fanny. Tu
ne remettras rien.
— Qui m'en empêchera ?
— Toi-même. Si tu avais résolu ma mort, tu me tuerais
toi-même : tu ne me ferais pas assassiner par mon mari.
LA MIGNON DU NORD 265
•— Tu te trompes, Fanny. J'ai bien songé à te tuer moi-
même. Plus de vingt fois j'ai été sur le point de te porter le
coup final. Je n'ai jamais pu. Ton mari n'hésitera pas,
lui!
Une fois encore, ils se turent, et cette fois se regardèrent
avec des yeux d'épouvante.
Fanny, lentement, ramena son regard vers un meuble.
Jacques suivait attentivement la direction de ce regard,
— A quoi songes-tu, Fanny ? demanda-t-il.
— Je réfléchis à ton petit ultimatum, mon bon
Jacques...
•— Tu mens, Fanny. Tu réfléchis que dans ce meuble
il y a un revolver. Et ce revolver, si tu l'avais dans les
mains, tu t'en servirais pour me tuer. Alors, tu te
demandes comment tu vas atteindre le meuble sans que
je m'y oppose...
Fanny haussa les épaules. Mais elle avait pâli.
— Tu vois que je te connais bien, reprit Jacques Maing.
— Tu délires. Il n'y a'pas de revolver dans ce meuble.
Jacques Maing marcha droit au petit imeuble, sorte de
chiffonnier en bois de rose.
Il était fermé... Jacques, de dessous son veston, sortit un
poignard solide et fit sauter la légère serrure. Alors il
ouvrit et, du chiffonnier, tira en effet un revolver d'assez
fort calibie.
Fanny, à cet instant, crut qu'elle allait mourir, et son
visage se décomposa.
Jacques s'approcha d'elle, et dit d'une voix très douce :
— Tu vois bien, Fanny, qu'il y avait un revolver dans
ie meuble... Le voici, Fanny... Si tu as envie de me tuer,
tue moi : ce sera tant mieux pour nous deux.
En même temps, il lui tendit le revolver.
Et le geste était si simple, si dénué d'artifice et si tra-
gique, que Fanny entrevit une effroyable douleur.
Ce geste avait plus fait pour Jacques Maing que toutes
les paroles d'amour et tout.es les menaces de haine.
— Sais-tu que tu es beau ?... dit Fanny palpitante.
Chez cette femme, en effet, chez cet être de passion
presque animale, le mépris de la mort, le coup de passion
qui, devant elle, sous ses yeux, acculait cet homme à
une sorte de suicide, prenaient des proportions grandioses.
Elle se leva brusquement, jeta ses bras au cou de
Jacques Maing et l'étreignit.
— Tu m'as vaincue ! murmura-t-elle.
266 ' MARIE-ROSE

— Tu seras toute à moi ? fit Jacques frémissant.


— Je te le jure !
— Tu ne me feras plus souffrir ? Tu ne m'infligeras
plus de jalousie ?
— Je te le jure !... A toi tout entière !... Et tu le sais
bien, que je n'ai jamais aimé que toi 1...

Vers trois heures du matin, Jacques Maing regagna


sa chambre.
Et lorsqu'elle se retrouva seule, ce mouvement de pas-
sion qui l'avait brusquement saisie s'étant apaisé, cette
sincérité d'amour que pour la première fois elle venait
d'éprouver ayant disparu, elle murmura :
— Décidément cet homme devient un danger dans mon
existence. Il faut qu'il meure.
Pendant ce temps, Jacques Maing songeait :
— Fanny ne m'a jamais aimé... mais je crois qu'elle
commence I...
Et il s'endormit plus heureux qu'il n'avait été depuis
bien des années.

X
1*B PÈRE ET LA FILLB

Quelques jours s'écoulèrent tranquillement dans l'hôtel


de la rue Royale. La démarche de Torquato, apportant la
lettre où Jean Lannoy mendiait un secours, rassura com-
plètement Lemercier et Fanny.
Jean Lannoy avait vu juste et agi en vrai philosophe.
Sa lettre fut un chef-d'œuvre d'habileté : humble et
digne à la fois, elle était d'une sincérité qui ne pouvait
laisser de doute. Aussi le sinistre assassin de Jeanne
Maing, le père hideux qui avait livré son enfant, Lemercier
n'eut-il pas de doute : pour lui, Jean Lannoy et Torquato,
après une inutile tentative de chantage, étaient bien
partis...
Cinq jours plus tard, le soir, vers huit heures, deux
hommes convenablement vêtus et enveloppés dans leur
pardessus, car le froid était violent et le brouillard intense,
se promenaient de long en large devant l'hôtel de la rue
Royale.
LA MIGNON DU NORD 26?

C'était Torquato et Lannoy.


Les deux compères ressemblaient vaguement à deux
agents de la Sûreté montant leur quart.
— Voici la troisième faction que nous faisons, grom-
melait Torquato.
— Patience ! Il faut bien se donner quelque mal pour
gagner sa vie, répondait Jean Lannoy.
•—• Et tu es sûr que l'homme sortira ?
— Si ce n'est ce soir, ce sera demain... ou un autre
jour. Ce n'est qu'une question de patience. Je me suis
renseigné au cercle, et je sais qu'il y va plusieurs fois
par mois.
— A pied ?...
—• Nous verrons bien. S'il est en voiture, nous avise-
rons...
Vers neuf heures, la porte cochère de l'hôtel s'ouvrit sou-
dain, et une voiture sortit. Aux reflets d'un bec de gaz,
Jean Lannoy put jeter un rapide coup d'œil dans le coupé
au moment où il passait devant lui.
Et il reconnut Lemercier, qui était seul.
— Là ! Je savais bien qu'il n'y avait qu'à attendre.
Allons au cercle.
— Courons-y, dit Torquato.
—- Au contraire, allons-y posément. Le cercle est place
du Théâtre. Nous y serons bientôt.
Lorsqu'ils arrivèrent devant ce cercle, Jean Lannoy
constata que le coupé de Lcmercicr se trouvait là, parmi
d'autres. \
— Il n'y a rien à faire pour ce soir, murmura-t-il.
L'homme s'en retournera en voiture.
—- A mon tour de te recommander la patience, fit
Torquato narquois.
Et cette fois, ce fut Torquato qui eut raison.
Vers dix heures et demie, en effet, Lemercier descendit
du cercle, accompagné d'un jeune homme.
— Firmin, cria-t-il au cocher, vous pouvez aller :
je rentre à pied.
Et il partit, accompagné du jeune homme avec qui
il semblait avoir un entretien sérieux.
Us marchaient lentement, s'arrêtaient parfois, puis
reprenaient leur route.
A deux cents pas de l'hôtel, ils firent une longue
station, causant à voix basse.
268 MAMK-EOSS

Et même Lemercier revint sur ses pas pendant une cen-


taine de mètres, comme pour accompagner le jeune
homme.
Il y eut alors un nouvel arrêt. Puis les deux interlocu-
teurs se séparèrent, et Lemercier, d'un pas rapide, se mit
à marcher vers l'hôtel.
Comme il n'en était plus qu'à une vingtaine de pas, deux
hommes qui, cinq mmutes avant, étaient passés Drès de
lui, l'accostèrent.
— Pardon, monsieur ! fit Jean Lannoy. ,
>— Faites excuse ! ajouta Torquato.
Lemercier reconnut à l'instant même son ancien valet
de chambre.
Il ne reconnut pas Torquato ; mais il présuma que
c'était lui.
Il jeta à droite et à gauche un rapide coup d'œil : la
rue était entièrement déserte.
iA ce moment, Jean Lannoy vit que Lemercier allait se
mettre à crier.
— Monsieur, dit-il froidement, vous ne voudrez pas
m'oblige?, en faisant du bruit, à tuer mon ancien maître.
En même temps, il exhiba un couteau-poignard large
de deux pouces, dont il mit la pointe sur la poitrine de
Lemercier.
•— Que voulez-vous 1 demanda celui-ci.
— Avoir avec vous un instant d'entretien.
— Parlez donc.
— Ici ? Non pas... Nous risquerions de nous enrhumer
tous les trois.
— Chez moi, alors ? fit Lemercier avec un éclair
d'espoir.
—'Nous avons eu l'honneur, mon ami Torquato et moi,
d'être reçus par Madame. Nous craindrions d'abuser en
nous présentant de nouveau. Veuillez donc nous suivre.
— Où cela ?
— Vous le verrez...
— Que voulez-vous ? répéta Lemercier que la terreur
commençait à envahir.
— Vous le savez, pardieu ! Ce que nous voulons ?... De
l'argent I Mais comme la somme est à débattre, il faut que
nous causions. Vous voyez que vous n'avez rien à craindre,'
puisque, vous mort, nous ne pourrions plus avoir ce que
nous voulons.
Ces paroles rassurèrent, en effet, Lemercier, qui dit ;
LA MIGNON DU NORD 269
— Je suis prêt à vous suivre.
— Merci de votre confiance, monsieur. Seulement je
dois vous prévenir que nous allons peut-être rencontrer du
monde, et que sans doute l'envie vous .prendra d'appeler à
l'aide. En ce cas, voici mon ami Torquato qui n'a pas son
pareil pour arrêter un cri dans une gorge, au moyen d'une
simple piqûre de son joujou.
Torquato montra un couteau pareil à celui de Jean
Lannoy.
-?- Je ne crierai pas, je n'appellerai pas. Marchons et
finissons-en, dit rudement Lemercier.
Ils se mirent en route, Lemercier entre Jean Lannoy et
Torquato.
Malgré la sécurité et le dédain qu'il affectait, Lemercier
tremblait.
Il avait vu Jean Lannoy à l'œuvre, jadis, et savait de
quoi son ancien valet de chambre était capable. Quant à
Torquato, c'était une telle figure de bandit qu'il n'y
avait pas moyen de se méprendre sur son compte.
Il ne se dissimulait pas que sa vie ne tenait qu'à un fil.
Lorsqu'ils arrivèrent dans le petit pavillon où Marie-
Rose était enfermée, les deux associés firent entrer
Lemercier.
— A vous l'honneur, mon maître, dit Jean Lannoy
en s'effaçant.
Lemercier se vit dans une chambre qu'éclairait une
lampe, et se laissa tomber sur la chaise que Torquato lui
avançait. Pourtant, il fit bonne contenance et parla le
premier :
— Il ne faut pas vous croire plus forts que vous n'êtes,
dit-il. M m e Lemercier de Champlieu, mon secrétaire, mes
domestiques savent que vous êtes à Lille. Nous n'avons
pas cru un instant à votre disparition. Donc, si je tarde
à rentrer à l'hôtel, l'alarme sera donnée ; la police mise
sur pied ne tardera pas à vous trouver.
— M m e Lemercier, dit Jean Lannoy, est trop intelligente
pour appeler la police à son aide.
— Pourquoi cela ? ,
— Parce qu'elle sait parfaitement que je vous tuerais.
•— Il est possible que je sois tué, dit Lemercier qui fris-
sonna, mais vous, alors, c'est l'échafaud qui vous attend.
Allons ! voyons : que demandez-vous ?
— Nous demandons... commença Torquato.
270 HARIE-K03B

— Tais-toi ! fit vivement Jean Lannoy. Monsieur, nous


ne demandons rien ; nous nous en remettons à votre
générosité.
— J'offre cinquante mille francs : vingt-cinq mille pour
chacun. Est-ce assez ?
— C'est trop, beaucoup trop... pour nous. Mais pour la
personne au nom de laquelle nous parlons, ce n'est peut-
être pas assez...
•— Vous parlez au nom de quelqu'un ? fit Lemercier
avec angoisse.
Et Jean Lannoy, avec l'aplomb qui le caractérisait,
d'une voix de vieux et honnête notaire défendant les.
intérêts d'un client, répondit tout simplement :
— Je parle au nom de M IIe Marie-Rose, votre fille.
"Lemercier frémit. Une nouvelle terreur se glissa en lui.
Une minute il demeura interloqué, ne sachant que penser
ni que dire. Mais Lemercier était au moins de la force
de son ancien complice.
Il se ressaisit donc promptement et haussa les épaules.
— Comment, dit-il, pouvez-vous parler au nom de
Marie-Rose, qui est en ce moment à l'hôtel ?
— Comment, monsieur 1 s'écria Jean Lannoy d'un air de
commisération et de stupeur, vous aussi vous nous servez
la fausse Marie-Rose que nous a exhibée Madame ?... C'est
grave, monsieur... Faux état civil ! En votre qualité
d'ancien procureur, vous devez savoir où cela peut
mener !
•— Cela peut vous mener d'où je viens ! murmura
sourdement Torquato.
Lemercier avait frissonné.
— Vous êtes fou, dit-il en essayant de se défendre. Votre
histoire de ma fille que j'aurais remise à un bohémien no
tient pas debout. Qui pourra jamais prouver que la vraie
Marie-Rose est entre vos mains et non chez moi ? Allons,
décidez-vous. Je vous ai offert une somme pour que \ous
me rendiez la liberté. Je vous l'offre encore. Dans cinq
minutes, il sera trop tard.
— Vous tentez là une diversion bien peu intéressante,
dit Jean Lannoy en souriant. Eh bien ! pour vous montrer
que nous sommes de bonne composition, je vais vous
suivre. Vous nous offrez cinquante mille francs pour \ous
relâcher. Moi, je vous relâche pour rien. Allez, monsieur,
vous êtes libre. Torquato, mon ami, ouvre la porte à
monsieur !
LA MIGNON DU NORD 271

Torquato se précipita et obéit, admirant en lui-même


l'audacieuse manœuvre de son associé.
•—• La porte est ouverte, dit-il.
— Je vous prierai de remarquer, ajouta alors Jean
Lannoy, qu'il y a un poste de police à cinquante pas d'ici.
Vous pouvez y aller tout droit, et nous dénoncer pour
menaces de mort, tentative d'extorsion de fonds, toute
la lyre ; dans cinq minutes, nous serons arrêtés. Allez,
monsieur.
Jean Lannoy, en parlant ainsi, avait fait un signe
imperceptible à Torquato.
Et il est certain que si Lemercier s'était levé pour
sortir, Torquato lui sautait à îa gorge.
Jean Lannoy tout simplement connaissait la théorie
et la pratique du bluff.
Sa manœuvre réussit, — elle devait réussir : Lemerciers
malgré la double invitation qui lui était faite, ne bougea
pas.
•— Je reste, dit-il froidement.
— Bien ! Torquato, referme la porte parce qu'il fait
froid... mais non à clef : Monsieur est libre de se retirer
quand il voudra.
Lemercier, dès lois, fut convaincu que Jean Lannoy
disposait d'irrécusables preuves.
•— Je reste, reprit-il, parce que j'aime mieux m'entendre
avec vous que de lutter. J'aime la tranquillité, moi. Vous
voyez que je suis franc. Voyons, parlez carrément, que
me demandez-vous ?...
•— Pour nous, rien !... Les deux mille francs que vous
avez daigné me faire remettre sont plus que suffisants
pour monter notre petit matériel de colporteurs.
— C'est entendu. Je connais votre désintéressement.
Mais pour... elle...
— Pour M»» Marie-Rose ?
— Oui : puisque vous êtes ses mandataires... que
demandez-vous pour elle ?
— Je vois que nous sommes sur le point de nous
entendre, dit Jean Lannoy en rapprochant familièrement
sa chaise. Veuillez donc m'écouter attentivement, mon-
sieur. Je vous ai aidé autrefois à commettre un crime.;»
Lemercier tressaillit et pâlit.
—• Je veux simplement parler de l'enlèvement de la
Sllette, rassurez-vous, fit Jean Lannoy goguenard. Donc,
Je w a s ai aidé à commettre ce crime d'arracher une fille à
272 MARIE-ROSE

sa mère. La mère en est probablement morte... Elle est


morte de cela ou d'autre chose, peu importe, cela ne me
regarde pas... Mais la fille a survécu, elle !... Or, voyez
comme c'est curieux, je me suis repenti ! Moi qui ne
regrette rien dans ma vie, je regrette cela !... Inutile de
vous dire que je pourrais, grâce à certaines précautions .
que je pris alors, démontrer mon crime, c'est-à-dire
l'enlèvement de la fillette... Les preuves abondent, notam-
ment et entre autres les effets de la petite soigneusement
gardés par ce diable de Torquato, son linge à votre
marque, un bijou portant votre nom, et enfin un médail-
lon, renfermant le portrait de la mère... Vous n'avez
pas songé à tout cela dans la nuit de Noël... Cela se
comprend, vous étiez pressé... Notez que nous avons
d'autres preuves à notre disposition...
— C'est possible, dit Lemercier, atterré... passez.
— Bon. Je vous disais que je me suis repenti. Mais mon
repentir n'est rien en comparaison du repentir du digne
Torquato que vous voyez ici...
Torquato opina de la tête et crut devoir écraser à son
œil une larme d'ailleurs absente.
— La petite, reprit Jean Lannoy, a beaucoup souffert.
Beaucoup trop. Mais enfm, elle n'est pas morte, et c'est là
l'essentiel. Nous avons donc calculé au plus juste l'indem-
nité qui lui revient pour ce qu'elle a souffert. Je pourrais
vous dire, monsieur, qu'elle a droit à votre fortune. Je
pourrais saisir les tribunaux de cette affaire. Je pourrais
enfin ramener simplement l'enfant chez vous : mais elle
ne veut pas...
— Elle ne veut pas ? balbutia Lemercier.
— Non : elle a peur de vous. Elle soutient que vous la
feriez mourir. Donc, nous garderons l'enfant... la jeune fille
plutôt... car c'est une grande et belle fille, monsieur. Et
nous la placerons dans une pension. Et nous lui constitue-
rons une dot. En calculant tout cela au plus juste, j'ai été
amené à rechercher le chiffre de votre fortune... Elle doit,
si je ne me trompe, monter à quelque chose comme cinq
millions... à moins que vous n'ayez trouvé le moyen de
doubler votre capital, ce qui ne m'étonnerait pas d'un
homme aussi habile que vous...
— Vous vous trompez, fit Lemercier, je ne„.
— Passons ! dit rudement Jean Lannoy. Si nous vou-
lions vous menacer et agir selon la justice, nous vous
Î.A MIGNON DU NOED 273

demanderions la moitié de votre fortune. Mais rassurez-


vous : un million suffira.
— Un million ! s'écria Lemercier suffoqué.
— Que vous ferez tenir par donation notariée à
l'enfant, sous un nom à choisir. Nous ne demandons
rien pour nous, rien que d'être nommés tuteurs de la
petite... voilà tout !
— Voilà tout ! balbutia machinalement Lemercier.
Il devint pourpre, puis très pâle, puis, nerveusement,
éclata de rire.
— Vous avez tort de rire, dit avec gravité Jean Lannoy,
qui, en même temps, d'un coup d'œil, recommanda à
Torquato de surveiller plus que jamais la porte.
— Vous êtes fou, reprit Lemercier. Un million ! Peste !...
Vous êtes devenu gourmand. Autrefois vous m'avez
extorqué deux cent cinquante mille francs. Tombé dans la
misère, c'est au million que vous visez !
— Pas pour moi !...
— Oui, c'est entendu : c'est pour cette pauvre jeune
fille qui a trop souffert !... Existe-t-elle seulement !...
— Je vous l'affirme, dit Jean Lannoy très sérieusement.
Et Lemercier, cette fois, sentit le doute se glisser en lui.
Il eut l'impression très nette que les deux forbans men-
taient.
Marie-Rose était morte depuis longtemps.
Ils essayaient le chantage à tout hasard et demandaient
la somme fabuleuse, pour arriver à un bon prix par
concessions et marchandage.
Le jeu lui apparut si clair qu'il se mit à hausser les
épaules.
— Je vais réfléchir à votre proposition, dit-il en se
levant. Et puisque je suis libre...
— Vous l'êtes... mais ne désirez-vous pas voir votre fille
avant de partir ?
— Ma fille ? fit Lemercier atterré. Elle est donc ici ?...
— Entrez ! répondit simplement Jean Lannoy en
ouvrant la porte du fond.
Une pièce étroite, une sorte de cabinet apparut à
Lemercier. Sur la table, il y avait une lampe. Et, assise
près de cette table, la tête dans la main, Zita, ou plutôt
Marie-Rose, s'était endormie.
Sa tête était éclairée en plein par la lampe.
Son sein, par moments, se soulevait convulsivement,
comme si elle eût fait quelque mauvais rêve.
274 MARIE-ROSB

Attiré par une invincible curiosité, persuadé qu'on allait


lui montrer une fille quelconque semblable à celle que
Fanny avait « exhibée », Lemercier avait marché jusqu'à
la porte. Son regard tomba droit sur Marie-Rose.
11 devint alors pâle comme la mort ; ses dents claqué
rent ; ses genoux se dérobèrent sous lui...
— Hélène ! murmura-t-il égaré, en proie à une indicible
terreur, c'est Hélène !...
— Non ! dit Jean Lannoy, ce n'est pas Madame !...
Madame est morte... Mais c'est sa fille ! Et vous-même
vous êtes obligé de reconnaître la ressemblance de la
mère et de la fille ! Toutes les personnes qui ont connu
M m e de Champlieu reconnaîtront sa fille Marie-Rose !...
Lemercier écoutait à peine.
Un prodigieux bouleversement s'opérait en lui.
Le doute était impossible : c'était bien Marie-Rose
qui était là...
Marie-Rbse qu'il supposait morte depuis bien long-
temps !..'. Marie-Rose vivante !...
Il alla à elle, comme mû par une force d'attraction mys-
térieuse... Il alla vers elle, comme jadis il avait marché au
petit lit où elle dormait !...
Il se pencha...
" Comme il s'était penché jadis...
Jean Lannoy et Torquato ne le perdaient pas de vue et
surveillaient tous ses mouvements, le supposant parfaite-
ment capable d'essayer de se débarrasser d'un coup de
la jeune fille...
Et au moment où Lemercier se pencha, cette impression
fut si nette que Jean Lannoy cria :
— Marie-Rose 1...
La jeune fille se réveilla en sursaut.
Elle vit, penchée sur elle, cette figure bouleversée par
l'angoisse...
Et elle jeta un cri terrible...
C'était la figure de ses mauvais rêves ! La même qui
jadis s'était penchée sur son lit d'enfant !...
•— Grâce, mon père, grâce... ne me tuez pas !...
Ces paroles lui échappèrent sans qu'elle en eût cons-
cience.
Au même instant, elle bondit vers Jean Lannoy :
— Protégez-moi 1 bégaya-t-elle affolée. C'est mon
père I... Il vient^pour me tuer !... C'est mon père I...
Î A MIGNON DU NORD 275
— Ne craignez rien, mademoiselle !... dit Jean Lannoy,
Monsieur votre père ne vous veut pas de mal... Au con-
traire 1
La minute fut effrayante.
Ce père et cettsjfille qui se retrouvaient après des années
de séparation efPqui s'inspiraient une mutuelle épou-
vante !
La fille convaincue que ce père voulait la tuer.
Le père convaincu que cette fille allait causer sa ruine
et son malheui !
Quoi qu'il en fût, Lemercier avait reconnu que cette
étrangère qui dormait sous ses yeux était bien Marie-Rose,
puisqu'il avait lui-même constaté son étonnante rcjbem-
blance avec Hélène de Champlieu. ™
Marie-Rose, appuyée à Jean Lanney — à ce bandit ! —
considérait son père avec une expression d'insurmon-
table horreur.
— J'ai peur, oh ! j'ai peur ! répéta-t-elle.
Et alors Lemercier éprouva comme une honte.
Quoi 1 c'est à un Jean Lannoy que Marie-Rose deman-
dait protection contre lui, le père I...
Et sourdement, il dit :
— Je vous jure que je ne suis pas venu ici pour vous
l'aire du mal.
Il y eut quelques instants de silence entre ces person-
nages.
Torquato et Jean Lannoy triomphaient : leur victoire
dépassait toutes leurs espérances.
Jean Lannoy flamboyant supputait déjà en lui-même
s'il avait assez demandé...
— Je voudrais vous parler, reprit Lemercier en s'adres-
sant à Marie-Rose.
Celle-ci, le premier instant de frayeur passé, reprenait
cette fermeté, dont souvent elle avait donné les preuves.
— Qu'avez-vous à me dire ? fit-elle.
' •— Ce que j'ai à vous dire ne supporte pas de témoins..,
La jeune fille se reprit à trembler.
•— Mademoiselle, dit Jean Lannoy, nous serons là, à
côté ; au premier cri, nous accourons...
Et vivement, U entraîna Torquato dans la pièce voisine,
en murmmant :
— Lemercier est en train de s'enferrer ; laissons-le faire.
Le père et la fille demeurèrent seuls en présence^ la
porte fermée
276 MARIE-R05B

— Je vous dois une explication, dit, alors Lemercier.


Tout votre passé, toute ma conduite, toute notre situa-
tion présente tiennent dans un seul mot : vous n'êtes
pas ma fille !
— Vous mentez, mon père î Je vous r e n n a i s . Je vous
ai reconnu au premier coup d'œil. Oh r j e me rappelle
maintenant, comme si c'était d'hier, la nuit fatale où
vous m'avez jetée dans la voiture. Je vous suppliais, et
vous me menaciez, vous !...
Lemercier frissonna.
Un trouble étrange s'emparait de lui.
— Vous me comprenez mal, dit-il d'une voix mal
assurée,. Les choses se sont bien passées comme vous dites.
C'est bien moi qui vous portais au bohémien Torquato,
mais je le répète, j'avais des excuses : vous n'étiez pas ma
fille !... Vous ne me comprenez pas ?... Celle qui portait
mon nom... votre mère... elle m'avait trahi... je n'étais
pas votre père ?
— O ma mère ! s'écria Marie-Rose avec exaltation, que
n'êtes-vous ici pour entendre de quelle affreuse calomnie
mon père essaie de couvrir son crime !... Ainsi vous avez
tenté de m'assassiner, et pour vous disculper, vous
inventez que ma mère fut coupable !... Est-ce là tout ce
que vous aviez à me dire ?...
— J'ai eu des preuves ! gronda sourdement Lemercier.
— Et moi, je vous dis que vous mentez i cria la jeune
fille avec une étrange véhémence. Ma mère ne vous avait
pas trahi ! Ma mère fut digne de son nom d'épousej
Je le sais ! A vos preuves j'oppose les miennes î...
Pourquoi parlait-elle ainsi ?
Elle ne le savait pas elle-même. C'était un cri d'indigna-
tion qui jaillissait.
Ce cri prenait îa forme d'une affirmation positive,
voilà tout.
Mais Lemercier fut convaincu que Marie-Rose — peut-
être par Jean Lannoy — avait été mise au courant, et
qu'elle savait bien des choses.
Une idée nouvelle se fit jour en lui, incertaine encore
comme une aube de lumière.
S'il s'était trompé !...
Si Hélène n'avait pas été coupable !...
Il considérait ardemment Marie-Rose. Il la trouvait
belle dans son indignation.
« Si c'était vraiment ma fille ! s pensa-t-iî.
LA MIGNON DU NORD 277

Et il éprouvait comme une sorte de vague fierté à l'idée


que cette enfant si belle, si harmonieuse, si touchante
dans son exaltation, pût être de son sang.
D'un effort violent, il s'arracha à ces pensées et secoua
rudement la tête.
— Je vous ai dit la vérité, fit-il. J'avait le droit de me
débarrasser de vous. E t vous, vous n'étiez pas à votre
place à mon foyer. J'ai fait ce que je devais faire. Mainte-
nant, écoutez-moi. Tout a un terme, même le désir de la
plus juste vengeance... Puisque vous vivez... puisque vous
êtes là... puisque la fatalité nous remet en présence,
je veux me souvenir qu'après tout vous portez mon nom...
et oublier le reste : voulez-vous rentrer chez moi ?...
— Jamais ! dit Marie-Rose.
— Je pourrais vous y forcer, dit Lemercier ; mais je
préfère agir au mieux de vos intérêts et des miens. Je
vais donc m'occuper d'assurer votre avenir...
— Mon avenir ?... Il ne dépend pas de vous. Je refuse
par avance tout ce que vous pourriez faire pour moi...
Allez, monsieur, séparons-nous là, et pour toujours...
Je crois que nous n'avons rien à nous dire. Je crois que
j'ai trop souffert par vous, que j'ai eu par vous une
enfance trop malheureuse pour qu'il me soit possible
de reconnaître en vous un père... Vous avez par violence
et méchanceté séparé mon existence de la vôtre. Ce qui
peut m'arriver de mieux dans le présent et dans l'avenir,
c'est que jamais je ne me retrouve en contact avec vous...
Où cette pauvre fille prenait-elle la force de penser et de
parler ainsi ?
D'où lui venait cette fermeté, cette dignité qui pro-
duisaient sur Lemercier un si prodigieux effet ?
Peut-être dans la conscience de son droit.
Peut-être dans la terreur que lui inspirait son père.
Lemercier fut comme dompté par l'attitude de souve-
rain mépris qui éclatait dans le geste et la voix de Marie-
Rose.
Il s'inclina, balbutia quelques confuses paroles, et
sortit, tandis que la jeune fille, tombant sur une chaise,
se prenait à sangloter.
Lemercier se retrouva en présence de Jean Lannoy et de
Torquato qui, l'oreille collée à la porte, n'avaient pas
perdu un mot de cette conversation.
— Messieurs, dit-il, vous aviez raison...
278 MARIE-ROSE

— Je savais que Monsieur nous rendrait justice, fit


Jean Lannoy.
—- La jeune fille qui est là est bien Marie-Rose, reprit
Lemercier.
— Parbleu ! fit Torquato. Elle m'a assez coûté de mal à
élever.
— Veuillez m'écouter, messieurs, dit Lemercier grave-
ment. Que je sois heureux ou malheureux de retrouver ma
fille, celle qui, légalement, est ma fille, cela est mon
affaire. Ce que je dois éviter, par un sentiment naturel
de pitié, de justice et d'humanité, c'est que cette enfant
ait à souffrir de la misère... Je veux donc assurer son
avenir...
— Ah ! ah ! s'écria Jean Lannoy radieux, nous sommes
bien près de nous entendre.
•— Asseyez-vous, donnez-vous la peine de vous asseoir,
dit Torquato en avançant une chaise.
Lemercier s'assit, en effet. Et il vit qu'il se trouvait
devant une table.
Il remarqua aussitôt que sur cette table il y avait une
plume, de l'encre et plusieurs feuilles de papier timbré.
— Parlons donc carrément, dit alors Jean Lannoy.
Voyons, que comptez-vous faire pour assurer le bonheur
de cette chère enfant ?
•— Je vais parler carrément, comme vous dites, fit
Lemercier. Veuillez don.c m'écouter sérieusement, car, mes
propositions une fois faites, je ne les modifierai pas. Tout
d'abord, pour vous indemniser l'un et l'autre de vos soins
et de vos peines, je vous offre à chacun vingt-cinq mille
francs.
— Mais nous avons déjà refusé ! s'écria violemment
Torquato.
—-_ Silence ! fit Jean Lannoy. Laissons-le parler jus-
qu'au bout.
— Vingt-cinq mille francs, reprit froidement Lemercier,
à condition que vous disparaissiez tous deux.
— Ensuite ?... dit Jean Lannoy.
— Le reste me regarde. Mais je veux bien vous indiquer
mes intentions. Je ferai à Marie-Rose une donation de
deux cent mille francs qui la mettra pour toujours à l'abri
du besoin : je prendrai mes précautions en conséquence.
— Ensuite ? répéta Jean Lannoy.
— C'est tout, dit Lemercier avec fermeté.
LA MIGNON^ DU NORD 279

— Bon ! A mon tour. Comme j'ai eu l'honneur de vous


l'affirmer, nous ne demandons rien pour nous, non, pas
un sou, pas un centime. On est désintéressé ou on ne l'est
pas que diable !
— Soit, fit tranquillement Lemercier, je retire donc
ma proposition des cinquante mille francs à partager
entre vous deux.
— Très juste, monsieur. Bien plus, j'irai jusqu'à dire
qu'en demandant un million pour notre pupille, nous
avons exagéré. Elle a des goûts simples et modestes. Hon-
nêtement et dignement élevée, une somme de cinq cent
mille francs lui suffira. Voici donc ma réponse, monsieur :
nous ne disparaîtrons pas ; nous restons les tuteurs de
Marie-Rose ; et c'est à nous, à nous seuls que les cinq
cent mille francs doivent être confiés. Voici du papier, de
l'encre, tout ce qu'il faut pour signer cinq reconnais-
sances de cent mille francs chacune, de trois en trois
mois. Vous voyez que nous sommes conciliants. Vous avez
dit votre dernier mot. Je viens de dire le mien : que
concluez-vous ?...
— Je conclus que vous êtes des misérables...
— La question n'est pas là ! dit Jean Lannoy.
— Et que vous voulez m'extorquer pour vous seuls
un demi-million !
— Puisqu'on vous dit que la question n'est pas là !
fit Torquato en souriant.
— Je n'écris rien, je ne signe rien !
— Oh ! ce n'est pas pressé ! riposta simplement Jean
Lannoy.
— Comment cela ? s'écria Lemercier avec un commen-
cement d'inquiétude.
— Eh ! non !... Si vous ne signez pas maintenant, vous
signerez demain... ou dans huit jours... quand vous
voudrez... Torquato, enlève plume, encre et papier :
Monsieur désire réfléchir quelques jours...
Lemercier comprit. 11 vit que les deux bandits étaient
résolus à le séquestrer.
Il jeta autour de lui un rapide regard. Et, profitant du
moment où Torquato enlevait les objets indiqués, il ren-
versa brusquement la table. La lampe tomba et s'éteignit.
Lemercier bondit vers la porte. Il l'atteignit. Il allait
la franchir.
Au même instant, il se sentit harponné à la nuque, vio-
lemment ramené en arrière, et il entendit la porte qui
280 MARIE-ROSB

se fermait à double tour, tandis que Jean Lannoy, de sa


voix la plus paisible, disait :
— Rallume donc la lampe, qu'on voie un peu à s'expli-
quer avec Monsieur !...
Rugissant de fureur, mais solidement maintenu par
Jean Lannoy, Lemercier se débattait.
Soudain, la lumière de la lampe éclaira de nouveau
cette scène, et Lemercier, blême de terreur, voyait Tor-
quato braquer sur lui le canon d'un revolver.
—• Monsieur, dit alors Jean Lannoy, vous faites trop
de bruit. Si vous continuez, je serai forcé de vous bâil-
lonner. Et si cela ne suffît pas, je vous mettrai gentimeflt
mes cinq doigts à la gorge, comme nous fîmes jadis
pour empêcher Jeanne Maing de crier...
Lemercier, écrasé, pantelant, se laissa tomber sur une
chaise en murmurant :
—• Je suis perdu !...
— Eh ! non, vous n'êtes pas perdu, s'écria le bandit. Ou
du moins cela ne dépend que de vous. Que diable, c'est de
la pure avarice I Signez et n'en parlons plus !
— Vous êtes stupide, fit Lemercier. Si je signe et qu'en
sortant d'ici j'aille vous dénoncer.
— Pas de danger ! ricana l'ancien valet. Nous serions
condamnés, c'est sûr. Mais vous savez bien que vous le
seriez comme nous. Non, mon maître, vous n'êtes pas
homme à risquer le bagne... ou Féchafaud !... Signez !
•— Et si je signe et que je ne paie pas ? gronda Lemer-
cier avec une rage concentrée.
— Vous paierez. Je me charge de vous obliger à faire
honneur à votre signature. Signez, allons !...
— Jamais ! Tuez-moi si vous voulez !
— On ne vous tuera pas, soyez tranquille, à moins que
vous ne fassiez du bruit...
— Qu'allez-vous donc faire de moi ? murmura Lemer-
cier.
— Tout simplement vous garder ici. Un mois, six
mois, un an s'il le faut... jusqu'à ce qu'il vous plaise
d'aller retrouver M m e Fanny Lemercier de Champlieu,
qui doit être bien inquiète de vous à l'heure qu'il est 1
Lemercier tressaillit.
Jusqu'ici, il ne s'était pas encore demandé ce que ferait
Fanny s'il disparaissait.
Les dernières paroles de Jean Lannoy le ramenèrent
en esprit à l'hôtel de Champlieu.
I
LA MIGNON DU NORD 281

Il revit Fanny l'attendant, s'inqiriétant...


Au fait, serait-elle si inquiète ?...
En quelques instants, toute sa jalousie revint le
mordre au cœur. Et, pourtant, lorsque Jean Lannoy, d'un
geste de brave homme, poussa devant lui les papiers à
signer, il les repoussa violemment.
Pour le moment, l'avarice était plus forte que la
jalousie !

XI
LA LETTRE DE JACQUES MAING

Deux jours s'étaient écoulés depuis cette scène. La dis-


parition de Lemerciei n'avait apporté aucun changement
dans les habitudes de l'hôtel de la rue Royale. Fanny avait
habilement répandu le bruit, parmi les domestiques, que
Monsieur était en voyage. Et l'explication était trop
naturelle, la tranquillité de Madame trop parfaite pour
qu'on songeât à s'étonner.
Le lendemain matin de la disparition, Jacques Maing,
mis au courant par Fanny, avait dit :
-— Je vais aller faire une déclaration à la police...
En même temps, il regardait Fanny dans les yeux
comme pour tâcher de deviner sa pensée.
— Une déclaration ? dit Fanny. Pourquoi faire ?....
— Mais... pour qu'on fasse des recherches... pour qu'on
le retrouve.
Fanny garda quelques moments le silence ; puis, négli-
gemment :
•— Croyez-vous donc qu'il soit perdu ?... Mon cher, je ne
crois pas que M. Lemercier tienne beaucoup à ce que la
police s'occupe de lui ; il a ce point de commun avec vous.
Jacques Maing pâlit.
Souvent Fanny lui décochait de ces mots qui le ter-
rorisaient.
•— Au surplus, reprit-elle, faites comme vous l'enten-
drez ; mais pas de bruit, n'est-ce pas ?... il est inutile
qu'on sache.
Fanny se retira, parfaitement sûre que Jacques'Maing
n'entreprendrait aucune démarche.
282 MARIE-ROSE ' .
\
Toute la journée et toute celle du lendemain, elle
attendit avec une fébrile impatience.
A mesure que les heures s'écoulaient, la joie montait
en elle.
D'instinct, elle avait tout de suite songé à Torquato et
à Jean Lannoy... Si ces deux hommes... oui... c'était pos-
sible !... par esprit de vengeance, un coup de poignard est
si vite donné !...
Cette idée — cet espoir ! — que Lemercier était mort
l'aflolait...
Libre ! Elle serait libre ! Et maîtresse d'une grosse for-
tune qu'elle pouvait doubler, tripler !...
Le soir du second jour, elle reçut, comme d'habitude,
plusieurs personnes qui vinrent lui faire visite.
D'une pièce voisine, par une porte entre-bâillée, dissi-
mulé dans l'ombre, Jacques Maing la surveillait.
Les visiteurs, l'un après l'autre, s'en allèrent.
Les trois derniers furent un groupe composé d'une
dame, de son mari et d'un jeune homme de vingt-cinq ans.
Jacques Maing remarqua que Fanny disait rapidement
quelques mots à voix basse au jeune homme, qui|sortit le
premier.
D'un bond, Jacques Maing, en faisant le tour de deux
pièces, se porta au couloir.
Il vit alors le jeune homme qui, au lieu d'entrer dans le
vestibule où se trouvaient les domestiques, montait rapi-
dement l'escalier dans la direction des appartements...
de la chambre de Fanny !...
Jacques Maing devint horriblement pâle.
A ce moment, Fanny reconduisait jusqu'au vestibule
la dame escortée de son mari.
Lorsqu'elle rentra dans le salon, elle vit Jacques
Maing qui marchait sur elle.
Du premier coup d'œil, elle comprit qu'il avait tout vu.
Il lui saisit les deux poignets, et, d'une voix basse,
rauque, ardente :
— Fanny, dit-il, je veux que tu me reçoives dans ta
chambre ce soir... '
— Vous êtes fou... dit-elle, un domestique peut entrer...
— Fanny, tu m'as juré d'être désormais fidèle...
— Je le suis. Allons, lâchez-moi...
— Fanny, il y a quelqu'un dans ta chambre !...
•— Vous perdez la tète, vous dis-je !...

4'
XA. MIGNON DU NORD 283
— Fanny, si tu ne le renvoies pas, je cours à ta chambre
et je le tue I...
— Et moi, si vous faites un pas, si vous dites un mot
plus haut que l'autre, j'appelle tous les domestiques, je
crie que vous m'avez insultée et je vous fais jeter dehors !
En même temps, d'un geste rude elle se dégagea et
repoussa violemment Jacques Maing.
Il demeura atterré, la tête pleine de bourdonnements...
Il eut une supplication des yeux et du geste.
— C'est trop fort, à la fin ! Et je me révolte, dit-elle.
Comment ! toi, l'homme intelligent, tu en es encore aux
basses jalousies imbéciles. Eh bien ! à ton aise, mon cher I
Assez .de drame, assez de mise en scène, assez de menaces,
assez de larmes !... Je veux être maîtresse de mon cœur
et de mon corps... Je t'aime, oui ! Mais je veux aimer
qui bon me semble... Lui, ce soir! Toi, demain, si tu
veux !.,. Cynisme, tant que tu voudras !... Choisis, mon
cher : ou la liberté pour moi, et mon amour quand je
voudrai... ou ton départ immédiat... Un mot, un seul :
Pars-tu ? Restes-tu ?...
— Je reste... dit Jacques Maing.
•— A la bonne heure, fit Fanny.
Elle s'approcha de lui, l'embrassa tout à coup sur les
lèvres, et se sauva légèrement.
— Cette fois, je l'ai dompté ! pensa-t-elle.
Jacques Maing se retira lentement dans la chambre qu'il
occupait en l'hôtel et se mit à marcher à pas lourds.
Parfois, des bouffées de sang montaient à son cerveau
et son visage devenait pourpre. A d'autres moments, il
pâlissait affreusement... A un moment, il saisit un revolver
qu'il portait toujours sur lui et appuya le canon sur
sa tempe.
Mais le revolver lui tomba des mains et roula sur le
tapis ; du pied, il le repoussa sous un meuble.
Il n'avait pas peur de mourir ; il avait peur d'être
séparé de Fanny.
Pour la même raison, pour cette terreur insensée qui
lui venait à l'idée qu'il ne la verrait plus, il résista jus-
qu'au bout à la tentation qui vingt fois l'assiégea de
courir à sa chambre, d'enfoncer la porte et de les tuer
tous les deux. Ce fut une nuit effroyable...
Vers cinq heures du, matin, Jacques Maing, le corps
brisé, le cerveau affolé, se jeta tout habillé sur son lit et
se força à fermer les yeux.
284> MARIE-BOSE

Mais non ! Le sommeil ne vint pas...


La torture, loin de s'apaiser, devenait plus aiguë.
il avait autour du crâne comme un cercle de feu qui le
brûlait. Il respirait difficilement.
Il cherchait une vengeance... Iî lui semblait que s'il
pouvait trouver un moyen de se venger, il ne souffrirait
plus.
Oui ! se venger... mais sans qu'il fût séparé de Fanny !
Demeurer attaché à elle ! L'obliger, par sa vengeance
même, à ne plus pouvoir le quitter !...
Au bout de deux heures de recherches, il sauta à bas de
son lit et reprit sa morne promenade.
L'hôtel commençait à s'éveiller.
Il entendait les domestiques aller et venir.
On lui apporta son déjeuner, et il le mangea de bon
appétit, sans probablement s'apercevoir de ce qu'il man-
geait.
Alors, machinalement, il se mit à son bureau.
C'était l'heure où, d'ordinaire, il écrivait les lettres que
M. Lemercier lui avait ordonné d'écrire et qu'il devait lui
porter à signer. Ce matin-là, Jacques Maing n'avait pas
de lettres à écrire.
Mais par habitude machinale, iî attira à lui du papier
à lettres et saisit la plume.
Puis, la tête dans la main, iî chercha à rassembler ses
idées.
Tout à coup, un tressaillement l'agita. Il demeura
quelques minutes comme effaré de la pensée qui lui venait.
Et alors, sans hâte, en cherchant les mots, il se mit à
écrire :
a Monsieur et maître,
s Je suis l'amant de votre femme.
« Ne vous récriez pas, ne croyez ni à une calomnie, ni
« à un coup de folie de ma part. t
« A l'heure où je vous écris, je suis très calme, bien que
EI je vienne de passer une nuit affreuse.
« Et c'est bien en sachant le mal que je vais faire, à
s vous, d'abord, à elle ensuite, que je vous écris ceci :
« Je suis l'amant de M m s Lemercier de Champlieu.
« Si vous aimez mieux : l'amant de Fanny.
« Je me décide à cette chose abjecte et hideuse, ayant
« conscience de ma hideur.
« Jugez par là de ce que j'ai dû souffrir et quelle peut
« être ma soif de vengeance.
LA MIGNON DU NORD 285

« Car j'ai à me venger de vous et d'elle, — d'elle surtout.


« J'ai à me venger de vous. Ne croyez pas que je fasse
« allusion à l'affaire du bois de Wahagnies. En cela, vous
« me faisiez horreur, sans doute, et bien des fois, depuis,
« j'ai eu envie de vous sauter à la gorge. Mais enfin, j'avais
a accepté la situation, et, en somme, j'arrivais assez faci-
« lement à oublier que vous étiez l'assassin de ma sœur
« Jeanne.
« Non, ce n'est pas là ce que je vous reproche.
« Ce n'est pas non plus la haine qui m'est venue au
« cœur peu à peu parce que vous m'avez mille fois devant
« elle insulté de votre bienveillante pitié. Vous aviez fait
« de moi une sorte de domestique. Il vous convenait de me
« parler en maître, de m'humilier, et cela aussi a fait que
« souvent votre vie n'a tenu qu'à un fil.
« Mais, je vous le répète, ce n'est pas de cela, que je me
a venge : j'avais fini au bout du compte par accepter
« l'humiliation, puisque cette humiliation me permettait
« de vivre près d'elle. Et, en somme, Fanny m'aimait
e tel que j'étais : domestique.
« Non, monsieur et maître : ma haine sérieuse contre
« vous vient de ce que vous aimez Fanny I Je vous dirai
s ensuite d'où vient ma haine contre Fanny.
« Il m'est impossible de vous pardonner votre insolent
a triomphe. J'ai compté les baisers qu'à la dérobée vous lui
« preniez alors que vous me croyiez loin, moi et les gens.
« Je ne vous dirai pas tout ce que j'ai souffert les nuits
« où Fanny vous ouvrait sa porte. Cela vous ferait trop
« de plaisir. Sachez seulement que si vous aviez pu
« compter les nuits où cette porte m'a été ouverte, vous
g auriez souffert autant que moi.
« Ceci vous étonne ? Ceci vous paraît insensé ?
« Lisez-moi attentivement et vous allez me comprendre.
s J'étais l'amant de Fanny avant que vous fussiez
s devenu son mari. Je lui avais pardonné son passé,
s — car elle a un passé. Demandez-vous pourquoi elle n'a
s jamais voulu habiter Paris. Demandez-vous pourquoi,
lorsque certaines personnalités parisiennes arrivaient à
« Lille et menaçaient de vous être présentées, Fanny vous
« entraînait en ces brusques départs ; en ces voyages sou-
« dains d'où elle ne revenait que lorsque je lui faisais
; savoir que le danger était passé.
« Oui, demandez vous tout cela, et vous saurez alors que
s Fanny, avant de se jeter sur Lille, a vécu à Paris ° h !
286 MARIE-ROSB

« je ne dis pas qu'elle ait fait partie du monde de 1^


« grande galanterie. Elle est trop intelligente pour cela,
« Mais, à force de lui arracher les mots, et peut-être aussi
« parce que, parfois, elle aimait à se vanter de son passé pour
« me flageller, j'ai pu compter que le nombre de ses amants
« à Paris lui a permis de dévorer plus de deux millions.
« Parmi ces personnes de Paris, je vous signale simple-
« ment le peintre Pierre Latour, dont elle a acculé le frère
« au suicide.
« Ce Pierre Latour est le seul dont j'aie été réellement
« jaloux. Car celui-là elle l'aimait ! Et pourtant il ne fut
« pas son amant.
« C'est pour se venger de ses dédains qu'elle vous a
« envoyé la lettre où elle vous dénonçait M. Latour^comme
« étant l'amant de feu M m e de Champlieu.
« Vous avez envoyé cet homme au bagne. Vous avez tué
« probablement votre fille.
« Que ceci soit pour vous un surcroît de souffrance :
« Pierre Latour n'a jamais été l'amant de la pauvre
« M m e Hélène.
« Votre fille était bien réellement votre fille.
« Ce sont donc deux vengeances à faux que vous avez
« exercées : deux crimes inutiles !
« Peut-être ne regretterez-vou%pas l'assassinat de Pierre
« Latour envoyé par vous au bagne, c'est-à-dire à la mort.
« Mais j'espère bien que la certitude d'avoir tué votre
* fille — votre propre fille, entendez-vous ? — ne sera pas
« sans vous infliger un surcroît de souffrance.
« Fanny le savait bien, elle, que la petite Marie-Rose
« était bien votre fille.
4 Car elle avait suivi pas à pas Pierre Latour.
« Et elle savait que, dans les quatre mois qui ont précédé
« votre mariage, le peintre vécut loin de Lille et de Waha-
o gnies.
« Donc, monsieur et maître, j'étais devenu l'amant de
i Fanny qui, peu à peu, m'a raconté ces choses.
« Un jour vint où Fanny se trouva ruinée.
« Elle entreprit de se faire épouser par vous. Nous eûmes
< à ce sujet une scène terrible. Mais, enfin, je consentis à
« ce que vous fussiez le mari de Fanny, lorsque celle-ci
« m'eut dit de*ux choses :
« La première, c'est qu'elle comptait devenir votre
« femme en vous terrorisant et non en vous inspirant de
« l'amour.
LA MIGNON DU NORD 287

« La deuxième, c'est qu'elle ne serait votre femme que


« de nom.
« Il s'agissait d'avoir votre fortune : je consentis..
« Le malheur a voulu que Fanny se soit mise à me
« tromper. Elle avait beau m'expliquer que chaque nuit
« qu'elle vous accordait vous coûtait un lambeau de votre
« fortune, je n'en étais pas moins jaloux.
« Je n'en souffrais pas moins horriblement. C'est pour-
« quoi j'ai résolu de me venger sur vous.
« Je sais que vous adorez Fanny. Je sais que votre pas-
« sion a été grandissante de jour en jour.
c Je sais enfin que vous ave/ des soupçons contre
s Fanny, vous n'en êtes pas moins convaincu qu'elle vous
s est fidèle.
« Ma lettre va détruire cette croyance.
« Vous allez souffrir, comme je vous connais, dans votre
a amour, dnns votre vanité, dans votre chair, dans votre
« avarice... ~>l est probable que vous en mourrez... et ceci
« constituera ma vengeance contre vous.
« Quant à ma vengeance contre elle, c'est vous qui allez
« vous en charger, je l'espère.
« Il faut donc, monsieur et maître, que j'achève cette
t. confession, cette dénonciation, cette délation si vous
« voulez.
« J'ai à vous dire encore ceci :
« C'est que j'avais fini par tolérer que Fanny me
s trompât avec vous.
a Notez que j'étais dans mon droit strict, en dehors des
R conventions sociales.
« C'est moi qui avais conquis Fanny.
« Je devais la garder. Elle était mon bien.
« Vous, vous n'étiez que l'intrus.
« Vous n'aviez qu'un droit : celui d apporter votre
« argent comme rançon de vos crimes, et votre nom*
a comme paiement du silence de Fanny. Quant à son
n amour et à ses caresses, vous n'y aviez aucun droit.
« Ici, vous allez connaître Fanny toute- entière.
« Si elle n'a pas jadis vécu dans le monde de la galan-
« tene, elle a l'âme d'une fille.
« Son atmosphère, c'est la trahison.
« A peine a-t-elle un amant depuis trois mois, qu'elle
s éprouve le besoin de le faire souffrir.
s Vous trouverez ci-jointe une notice vous donnant le
288 MARIE-ROSE

« nom des amants qu'elle a eus depuis qu'elle est votre


a femme, avec preuves à l'appui.
« Aujourd'hui celui-ci, demain un autre : voilà le sys-
a terne de Fanny.
« 11 y a trois jours, monsieur et maître, j'ai eu avec
o Fanny une scène à la suite de laquelle elle m'a juré que
o désormais elle ne trahirait plus ni vous ni moi.
« Or, ce soir, la trahison s'est répétée.
« Fanny, décidément, m'a annoncé sa volonté d'en faire
a à sa tête...
« Notez, monsieur et maître, qu'à l'heure où je vous
« écris, vous avez disparu de l'hôtel depuis deux jours.
« J'ai voulu faire commencer des recherches. Fanny
« m'en a empêché : ces jours d'absence sont pour elle des
« jours de liberté !
« Pour moi, ce seront des jours d'affreuse torture.
e Et je n'arrive à me calmer qu'à la pensée de la terrible
« vengeance que j'exerce. Car vous me vengerez en vous
c vengeant, j'en suis sûr !...
« C'est tout, monsieur et maître.
« Je n'ai plus rien à vous dire.
« Je garderai cette lettre pendant trois mois, si vous ne
e reparaissez pas.
« Dans trois mois, si vous n'êtes pas reparu, je la
« tuerai moi-même.
« Si vous revenez, au contraire, je vous remettrai cette
a lettre, puis je disparaîtrai.
« Il sera inutile, monsieur et maître, de me faire recher-
K cher. Car j'ai l'intention de me tuer dès que vous aurez
s vous-même tué la misérable à qui je dois mon malheur.
« Je souhaite, j'espère que vous reviendrez.
« Car je ne sais si j'aurais la force de l'exécuter : un
s regard d'elle me paralyse.
« Quant à vous, je suis tranquille : vous n'hésiterez pas.
« Adieu, monsieur et maître. Je n'ai pas besoin, je le
* sais, de vous jurer que j'ai écrit la vérité.
« Ma dernière pensée pour vous est une pensée de
s malédiction.
« Puissiez-vous souffrir dans les quelques dernières
« heures de votre vie ce que j'ai souffert depuis le jour où
t mon malheur vous a mis sur mon chemin.
o Votre secrétaire... votre domestique :
s Jacques MAING. »
I.A MIGNON DU NORD 289

XII
DANS LA PETITE MAISON MYSTÉRIEUSE

Pierre Latour et Georges avaient regagné la roulotte de


Giovanna sur la route de Seclin, — Georges, heureux
d'avoir pu empêcher le suicide de son ami, résolu à l'arra-
cher à ses pensées de mort, — Pierre Latour, très calme
en apparence.
— Quand il verra le bonheur que nous lui devons, Zita
et moi, se disait Georges, quand il aura vécu dans une
atmosphère paisible, quand il se sera remis à son arts
il faudra bien qu'il reprenne goût à l'existence.
Et pour commencer tout de suite cette œuvre de gué-
rison qu'il voulait entreprendre :
— Dites-moi, cher ami, fit-il en prenant le bras de
Pierre, lorsque je serai marié avec Zita, je pense que vous
viendrez demeurer avec nous ?... Nous aurons tant besoin
de vous pour nous conseiller, nous guider... moi surtout...
Pierre sourit tristement :
— Vous oubliez que je me suis accordé... que je vous
ai accordé un mois de ma vie ; après quoi, c'est la fin,
Georges.
— Ainsi, fit le jeune homme, vous pousseriez l'égoïsme
jusqu'à vous tuer et à m'abandonner ?... Que deviendrai-
je sans vous ?... Maintenant que vous m'avez fait com-
prendre tout ce qui me manque, qui donc m'enseignera les
secrets de notre art ?... Ne serez-vous pas heureux d'avoir
près de vous un bon élève, capable de vous comprendre?...
— Cher enfant I soupira le peintre, j'avoue, en effet, que
si quelque chose pouvait me rattacher à la vie, ce serait
le plaisir et la gloire de former un peintre tel que vous
serez un jour... Mais pour moi, l'art lui-même n'a plus
d'attraits...
— Et Zita !... Zita qui vous aime I... Voulez-vous donc
mettre ce deuil dans sa vie ?...
Pierre tressaillit, et Georges sentit qu'il était remué
jusqu'au fond du cœur.
— Bon I se dit-il joyeusement, je tiens la corde sen-
sible. Zita triomphera de la mort I...
10
290 MARIE-ROSB

En parlant de ces choses, ils approchaient de la roulotte.


-— Tiens ! fit Georges en l'apercevant de loin, que se
passe-t-il ?... Tous nos gens sont dehors... ïls gesticulent...
Ah ! voici Giovanna qui nous fait des signes... Mais je ne
vois pas Zita...
•—• Courons ! dit Pierre Latour.
— Zita ! Zita ! cria Georges en pâlissant.
Ils s'élancèrent au pas de course.
Giovanna accourait à leur rencontre. En quelques ins-
tants, ils la rejoignirent.
— Zita ? demanda Georges, haletant.
— Disparue ! répondit Giovanna. Ah ! diable... je dis ça
trop brusquement, moi... j'oubliais qu'il l'aimait, ce
garçon-là...
En effet, à ce mot « disparue », Georges était devenu
livide.
Il se mit à trembler ; son regard, comme chargé d'une
supplication, alla de Pierre à Giovanna.
Et tout à coup, il s'affaissa.
Pierre le saisit, l'emporta jusqu'à la roulotte où des soins
énergiques ne tardèrent pas à ranimer le malheureux
jeune homme.
Alors, des larmes commencèrent à couler àj flots pressés
de ses yeux.
En sorte que les deux hercules eux-mêmes se sentirent
érnus, et que les deux balleiines en oublièrent la sourde
jalousie qu'elles avaient contre Zita.
— Ah ! mon ami, sanglota Georges en saisissant la main
de Pierre, maintenant je comprends le suicide I
— Dans mon cas, oui ! dit froidement Pierre Latour. Car
il n'y a pas de remède contre la mort. Mais dans votre cas,
c'est différent... Zita a disparu, mais n'est pas morte. Il ne
s'agit que de la retrouver...
Ces paroles, prononcées avec fermeté, rendirent au
pauvre garçon toute son énergie.
— La retrouver ? Oui, dit-il, en se levant, je la retrou-
verai... quand je devrais bouleverser le monde...
—• Il s'agit d'abord de savoir quand et comment la
chose s'est faite, reprit Pierre Latour.
— Cette nuit, dit Giovanna. Cette nuit même. Voici ce
qui est arrivé... Nous étions couchés. Zita seule était restée
debout. Longtemps je la vis aller et venir. De temps à
autre, elle descendait sur la route... Je compris qu'elle vous
attendait.
LA MIGNON DU 2NORD 291'
— Zita ! ma chère Zita ! murmura Georges.
•— Enfin, reprit Giovanna, je finis par m'cndormir moi-
même. Je ne sais combien de temps je dormis. Mais
lorsque je me réveillai tout à coup, par suite de je ne sais
quelle préoccupation, je remarquai tout de suite que Zita
n'était pas là. J'attendis, la supposant sur la route. Enfin,
ne la \oyant pas rentrer, je me lève, je m'habille, je des-
cends, je l'appelle... pas de réponse... Voilà tout ce que
je sais...
— Et vous n'avez rien remarqué dans la soirée ?...
— Rien ! Absolument rien. Pas le moindre indice.
—• Et hier ?... reprit Pierre Latour.
— Rien non plus : nous vous attendions, voilà tout...
Ah !... s'écria tout à coup Giovanna.
—• Allons donc ! fil Pierre Latour.
— Avant-hier... un de nos compatriotes-... un homme
d'une cinquantaine d'années, barbe noire, épaisse, à peine
grisonnante... œil noir sous les sourcils touffus...
Pierre Latour tressaillit.
Tout de suite, l'image de Torquato se présenta à lui.
— Eh bien ! fit-il, cet homme ?...
— Il prétendait aller en Belgique. Il m'a parlé de Zita.
Il m'a parlé d'une femme avec qui Zita a demeuré, et à
laquelle j'ai arraché la pauvre petite... Cette femme
s'appelait la Torquata...
•—• C'est lui ! dit Pierre Latour à haute voix.
— Qui, lui ?... s'écria Georges.
Pierre Latour jeta autour de lui des yeux hagards.
Lui ! c'était son ancien compagnon de bagne !... Ce sou-
venir de Torquato ainsi présenté soudainement à son ima-
gination le ramenait avec violence aux sombres années de
torture, à l'existence d'enfer passée là-bas.
Et pourtant, ce n'était pas là ce qui le poignait au
cœur.
Là-bas, il avait souffert, oui !... Mais il avait l'espérance !
II songeait à Hélène, et ce seul souvenir suffisait à lui
faire prendre en patience les supplices physiques et
moraux.
Et c'était cela qu'il regrettait, le malheureux !...
Le nom de Torquato le ramenait au bagne... et l'époque
du bagne, c'était pour lui l'époque de l'espérance !...
— Je vous en supplie, s'écria Georges palpitant, si
vous savez quelque chose...
Ces paroles ramenèrent Pierre à la situation présente.
292 MABIE-KOSB

— Eh bien! oui, dit-il, Je sais... ou plutôt, j'ai des


soupçons qui sont presque des certitudes. Espérez, mon
ami. Si ce que je crois est vrai, nous retrouverons Zita
avant qu'il soit longtemps... Espérez !...
— Il faudrait, dit alors Giovanna le plus naturellement
du monde, il faudrait commencer par faire une déclaration
à la police de Lille...
— La police ! gronda sourdement Pierre Latour.
Et, par une brusque saute de son imagination, il se vit
devant un commissaire, faisant sa déclaration.
Le commissaire lui posait des questions.
Il y répondait avec embarras.
Alors, l'homme de la police le pressait, poussait son
interrogatoire, finissait par reconnaître en lui un forçat
évadé... On l'arrêtait... Le long calvaire recommençait...
il retournait là-bas...
Et Giovanna l'entendit qui murmurait :
Qui sait si ce ne serait pas une solution ? Autant
mourir là qu'ailleurs...
— Quelle solution ? fit-elle.
— Rien ! dit Pierre en tressaillant.
Et reprenant tout son sang-froid :
— Je ne ci ois pas, dit-il, qu'il faille avertir la police.
D'abord, la police est lente et impuissante quand il s'agit
de sauver quelqu'un. Ensuite, il ne faut pas donner l'éveil
à l'homme... si c'est celui que je crois... et toutes les proba-
bilités sont pour que ce soit lui !... Venez, Georges... nous
allons nous rendre à Lille à l'instant même, et là, nous
verrons à nous orienter.
Les deux hommes partirent aussitôt, tandis que Gio-
vanna se disait :
Décidément, il y a quelque chose dans la vie de cet
homme î

Nous conduirons maintenant le lecteur dans l'ancien


rendez-vous de chasse du marquis de Champlieu, devenu
un refuge pour le docteur Montigny et pour Hélène,
avec la bonne vieille Gertrude comme unique confidente
et compagne de cette existence presque cloîtrée.
Aux quelques paroles qui ont échappé à Hélène de
Champlieu, on a compris sans doute qu'elle est enfin
revenue à la raison.
Oui, Hélène a recouvré l'esprit.
v1-

hA. MIGNON DU NORD 293

Elle peut penser... Ce n'est plus un corps sans âme.


Mais, avec la raison, une double douleur est rentrée dans
cet esprit.
D'abord, la pensée de sa fille, Marie-Rose.
Ensuite le souvenir de Pierre Latour.
Pour le malheureux peintre, Hélène connaît l'horrible
réalite : Pierre a été arrêté comme voleur, condamné,
envoyé au bagne où, peut-être, il est mort...
Mort pour elle ! Mort pour la sauver !...
Et de quelle mort hideuse entre toutes !...
Voilà la pensée terrible qui accable Hélène depuis trois
mois que le docteur Montigny, à force de soins, de science
et de dévouement, a fait revivre en elle le souvenir, la
pensée, la raison enfin.
Mais, si triste que soit cette certitude, du moins, c'est
une certitude.
Et elle se dit qu'à cette épouvantable situation, il y aura
un terme. Dès que le docteur la croira assez forte pour
supporter l'épreuve, dès qu'il permettia, elle reviendia
dans la vie, elle reparaîtra comme un fantôme accusateur,
traînera le hideux Lemercier devant la justice, démon-
trera l'innocence de Pierre Latour et l'arrachera à son
enfer...
Mais pour sa fille !... Pour Marie-Rose î...
Là, plus de certitudes... Plus même de suppositions
vraisemblables...
Impossible de savoir ce que Lemercier en a fait et ce
qu'elle est devenue !...
Telle est la double douleur qui étreint le cœur d'Hélène
au moment où nous la retrouvons dans cette matinée où
elle a cru reconnaître Pierre Latour.
On conçoit donc avec quelle véritable angoisse d'affec-
tion et quelle curiosité passionnée de savant le docteur
Montigny, ce jour-là, étudia sa malade.
On a vu qu'il s'était empressé d'endormir Hélène au
moyen d'une potion soporifique et qu'à son réveil, il avait
affecté de croire lui aussi à un retour de Pierre Latour.
— S'il est revenu, avait-il ajoute, il est inutile de le
chercher : lui-même reviendra rôder par ici.
Mais Hélène insista tellement, elle donna des détails si
précis, elle répondit avec une telle lucidité à l'interroga-
toire très long et très minutieux du docteur, que celui-ci,
après avoir cru à quelque redoutable hallucination, dut
$>
294 MARIE-ROSE

constater — à sa grande joie, d'ailleurs — qu'Hélène était


en pleine possession de sa raison.
Elle avait vu quelqu'un : c'était incontestable.
Mais quelle apparence y avait-il que ce quelqu'un fût
Pierre Latour ?
Si c'était lui, n'avait-il pas vu Hélène comme il avait
été vu d'elle ?
Et alors, pourquoi n'était-il pas entré ?...
Cette situation — maintenant qu'Hélène n'était plus
•folle •—• présentait à l'esprit du docteur Montigny des
embarras inextricables.
En effet, Hélène de Champlieu passait pour morte.
Lcmercier avait épousé la comtesse Fanny.
Hélène ignorait que l'homme dont elle portait le nom
fût marié.
Lemercier, sans le savoir, se trouvait bigame.
En somme, aux yeux de la loi et même de la morale cou-
rante, Montigny avait eu une attitude terriblement hardie
en ne déclarant pas qu'Hélène était simplement endormie
quand tout le monde la croyait morte !
Et que dirait-elle elle-même* lorsqu'elle saurait que,
légalement, elle n'existait plus, qu'elle n'avait plus de
personnalité, qu'elle ne pouvait réclamer ni sa fortune,
ni sa fille !
Puisque des circonstances nouvelles se présentaient,
puisque Hélène paraissait forte et capable de résister à des
chocs puissants, le docteur résolut d'avoir avec elle une
explication définitive.
Le soir venu, après le dîner, le"docteur et la jeune femme
passèrent dans le salon et s'installèrent au coin du feu.
•—• Voyons, dit alors Montigny en examinant soigneuse-
ment Hélène, promettez-moi d'abord de ne pas trop vous
effrayer, de réagir avec force contre les faiblesses morales,
et surtout de me prévenir si, dans le courant de notre
entretien, vous vous sentiez dominée par les nerfs...
— Docteur, dit Hélène, j'ai eu ce matin une terrible
secousse... et, vous le voyez, je suis bien calme. Parlez
donc sans crainte. Car moi-même je ne pourrais supporter
davantage l'incertitude où vous me laissez depuis
que je suis guérie, surtout en ce qui concerne ma
fille... \
— Tout viendra en temps voulu. Patience, ma chère
Hélène. Je vais donc combler en quelques mots les lacunes
LA MIGNON DU KORB 295

qui peuvent exister dans votre esprit. Et d'abord, savez-


vous pendant combien de temps vous avez été malade ?
~ Folle, voulez-vous dire. Ne craignez pas de préciser,
mon ami. Vous m'avez guérie. Je me sens l'esprit solide...
Pour répondre à votre question, je crois pouvoir estimer à-
sept ou huit ans la triste période de ma folie.
— A quoi avez-vous pu juger ce laps de temps ?
demanda le docteur avec surprise.
— A deux phénomènes bien simples, mon ami : j'ai con-
servé un souvenir exact de ce que j'étais et de ce que vous
étiez vous-même jadis. J'ai vu les changements qui se sont
faits dans ma physionomie et dans la vôtre... et je ne crois
pas me tromper beaucoup en disant qu'il a fallu huit ans
environ pour amener ces changements.
— Juste ! très juste ! s'écria le docteur, enchanté de la
force de ce raisonnement qui lui prouvait la solidité de sa
malade. Et en effet, mon enfant, vous ne vous êtes pas
trompée de beaucoup, puisqu'il faut compter onze ans au
lieu de huit.
— Onze ans ! murmura Hélène.
— Cela ne fait qu'une différence de trois ans avec votre
calcul, se hâta de dire Montigny.
— Onze ans ! reprit Hélène. Onze années de ma vie
perdues ! Les plus belles...
— Bah ! vous êtes jeune encore, vous pouvez vous
refaire une existence de bonheur qui balancera le reste,
Hélène secoua la tête.
— Du bonheur, dit-elle, en est-iî encore de possible pour
moi ? Mariée, enchaînée à cet homme que je hais, qui
m'épouvante, qui a feint de m'oublier tant que j'ai été
malade parce que j'aurais été une gêne pour lui, mais qui,
me sachant guérie, m'emportera, m'emmènera... ne fût-ce
que pour pouvoir user de ma fortune !
— C'est là que je vous arrête, mon enfant. Vous n'avez
plus rien à redouter de M. Lemercier.
—. Comment cela ?... Est-ce qu'il serait...
— Quoi î
— Mort ?..„
Le docteur demeura sans voix. Ce qu'il y avait d'étrange
dans la situation d'Hélène lui apparut.
En somme, voici ce qu'il avait à répondre :
•— Lemercier est vivant : mais vous... c'est vous qui
êtes morte !
296 MARIE-ROSS

Et ne risquait-il pas d'ébranler encore le cerveau qui


avait reçu de si terribles secousses ?
— Ecoutez-moi bien, dit-il ; écoutez-moi avec attention.
Savez-vous dans quelles circonstances vous êtes tombée
malade ?
— Hélas ! fit Hélène qui ne put retenir ses larmes ; un
peu par mes souvenirs qui franchissent pour ainsi dire ce
mur de onze ans d'inconscience, et beaucoup par tout ce
que vous m'avez dit peu à peu depuis trois mois, voici ce
que je sais ; c'est la disparition inexplicable, inexpliquée,
de ma pauvre Marie-Rose qui me porta le premier coup.
Revenue à un semblant de santé au bout de quelque
temps, je perdis complètement la connaissance des choses
le jour où l'infortuné Pierre Latour fut condamné...
Ce jour-là, mon bon docteur, vous avez entrepris de
me guérir et vous m'avez amenée ici... Voilà ce que je
sais.
— Tout cela est exact, dit Montigny. Mais il est un évé-
nement que vous ignorez et qu'il est temps de vous
apprendre. Rassemblez donc tout votre courage pour
l'entendre de sang-froid...
— Ma fille ! balbutia Hélène. Vous voulez me parler
de ma fille !... Quelque affreux malheur...
— Non, non ! Rassurez-vous ! Aucun malheur n'a frappé
Marie-Rose, excepté celui de vous avoir été arrachée.
Non, l'événement étrange dont je veux vous parler vous
concerne seule...
— En ce cas, docteur, parlez hardiment. Car, après tout
ce qui m'est arrivé, je ne puis plus rien redouter pour moi.
— Voici donc la chose : le jour où votre mari vous a
ramenée des assises de Douai à Lille, pendant le trajet,
vous vous êtes évanouie dans le train...
— Oui, mon ami... et c'est à ce moment que s'arrêtent
mes souvenirs confus...
— Vous étiez donc évanouie, Hélène... mais d'une
façon spéciale...
— Vous voulez dire que j'étais... folle ?
— Non... Vous étiez vraiment privée de tout senti-
ment... vous étiez comme morte...
Le docteur étudia l'effet de ces paroles. Mais elles ne
parvinrent à Hélène que comme une comparaison.
— J'irai plus loin, continua alors Montigny : M. Lemer-
Cler put vous croire morte !
— Hélas I que ne suis-je morte en effet !...
LA MIGNON DU NORD 297

•— Morte, vous le paraissiez si bien, mon enfant...


qu'en rentrant à Lille... lorsqu'il vous eut fait porter chez
vous, M. Lemercier continua de croire que vous l'étiez
réellement... Appelé près de vous, moi-même, je m'y
trompai d'abord... Hélène, vous aviez toutes les appa-
rences de la mort... et pourtant vous viviez...
Cette fois, Hélène eut comme une appréhension
qu'elle allait apprendre quelque chose de terrible.
Une sorte d'horreur agrandit ses yeux, et ses lèvres
blêmirent.
— Calmez-vous, dit Montigny, et dites-vous bien que
tout danger est passé, puisque vous voilà ici, vivante et
bien vivante, je vous le jure. Car vous êtes maintenant
aussi robuste et saine qu'aux temps où vous vous prome-
niez, jeune fille, dans les bois que vous voyez de votre
fenêtre, là-haut... Hélène, vous aviez à tel point les appa-
rences de la mort, qu'une pensée me vint, à moi qui avais
deviné des choses effrayantes... De ces choses, je ne vous
dirai qu'une : si Lemercier ne vous avait pas crue morte, il
vous eût tuée...
— Et je porte le nom de cet homme I murmura Hélène.
Et il peut venir me reprendre !...
— Ceci est impossible, vous dis-je... Mais lorsque j'eus
acquis la conviction que Lemercier portait en lui une
pensée de crime, lorsque je fus certain que, vous rappeler
à la vie, c'était tôt ou tard vous livrer au poison... je
résolus de ne pas vous réveiller...
Hélène jeta un cri d'effroi.
Montigny, pour ménager les nerfs de la malade, omet-
tait la scène de l'amphithéâtre et ne disait que l'essentiel.
— Voilà la chose terrible que je voulais vous dire, con-
tinua-t-il. Vous étiez en catalepsie. Tout le monde vous
crut morte. Et on fit de vous ce que l'on fait des morts...
— Docteur ! docteur !...
— ïl me fallut un courage sans défaillance pour aller
jusqu'au bout de mon idée... pour vous laisser porter au
cimetière de Wahagnies, pour vous retirer ensuite de la
tombe... Voilà, Hélène 1... Gertrude m'a gardé le secret :
aux yeux du monde entier, vous êtes morte. Votre nom est
écrit sur une dalle du cimetière.
Le docteur s'attendait à une crise d'épouvante et il était
prêt à la combattre de tout son pouvoir.
Mais peut-être Hélène avait-elle depuis longtemps
298 MABIE-SOSS

dépassé les limites mêmes de l'effroi. Peut-être la maladie


avait-elle diminué en elle la conception de l'horreur.
Elle pâlit et frissonna. Mais la crise redoutée ne se
produisit pas.
Elle tendit ses deux mains h Montigny tout heureux
de l'issue de cette expérience.
— Je vous dois donc deux fois la vie, mon ami ! dit-
elle avec une affreuse émotion.
Ne parlons pas de cela. Mais dites-moi, mon enfant,
voyez-vous bien toutes les conséquences de la situation
que je viens de vous révéler ? Comprenez-vous bien tout
ce qu'il y a d'anormal et d'exceptionnel dans cette situa-
tion ?
— Certes î dit Hélène. Le premier résultat, c'est que je
n'existe plus pour cet homme... que je ne suis plus sa
femme... qu'il n'est plus mon mari... et cela, voyez-vous,
docteur, c'est une délivrance telle que ce n'est pas trop
cher la payer que d'y avoir perdu onze ans de ma vie...
— Cette délivrance, Hélène, vous la payez aussi d'autre
façon.
— Comment cela ?
— Vous étiez riche, vous êtes pauvre, puisque votre
contrat de mariage était en faveur du dernier survivant et
que, .légalement, Lemercier vous survit. Vous voyez que
vous me devez la pauvreté.
-r- Je vous dois la vie, mon ami, voilà tout. Quant â ma
richesse, je ne la regrette pas. Volontiers, je vous le jure,
je consentirais à vivre retirée dans ce coin, où je suis aussi
heureuse que je puis l'être.
— Et où la misère, en tout cas, ne vous atteindra
jamais, dit le docteur d'une voix émue, car j'ai arrangé
mon testament pour qu'à ma mort, le peu que j'ai vous
revienne sans que vous soyez obligée de révéler votre
vraie personnalité. Cependant, ne croyez pas que Lemer-
cier pourra garder toute votre fortune.
•—Ah ! docteur, je la lui laisse... pourvu qu'il m'ignore!...
— Et votre fille ?...
— Marie-Rose ?... C'est vrai !... Pauvre enfant... elle
sera donc dépouillée ?...
— Cela ne se peut pas, quelque retors que soit Lemer-
cier. Il faudra bien qu'au jour du mariage ou de la majo-
rité de Marie-Rose, son père lui rende des comptes ! Fiez-
vous à moi. Nous la retrouverons. J'ai un moyen...
LA MIGNON DU NORD 299

Hélène jeta un cri de joie, et ses mains tremblantes


saisirent les mains du docteur.
— Ceci m'amène, reprit celui-ci, à vous révéler un der-
nier fait qui ne vous intéressera que médiocrement en lui-
même, mais qu'il est bon que vous sachiez : Lemercier
s'est remarié...
Hélène eut un geste d'indifférence.
— Remarié, continua le docteur, avec une étrange fille
qu'on appelait la comtesse Fanny.
Cette fois, Hélène tressaillit violemment. De lointains v
souvenirs se précisèrent dans sa mémoire.
— Fanny !... répéta-t-elle sourdement.
— Oui. Et que m'avez-vous raconté, Hélène, quand la
première fois nous avons parlé de Marie-Rose ?... Vous
m'avez dit que, le soir de la disparition de l'enfant, cette
fille ttait chez vous, qu'elle vous avait tenu d'étranges
propos, qu'elle avait comparé Marie-Rose à une petite
Mignon, et enfin qu'elle avait parlé de troupes nomades
arrêtées sur la route de Seclin.
j — Oui, oui... je vous ai dit tout cela... Oh ! je vois ce
que vous pensez !... Oh ! la misérable !...
— Vous devinez, n'est-ce pas ? Cette fille avait dès lors
établi tout son plan : faire disparaître Marie-Rose et vous-
même, puis épouser Lemercier devenu riche par votre
mort.
— Oh ! l'infâme ! l'infâme î s'attaquer à la pauvre petite
innocente !...
— Pour moi, cela est clair : c'est cette femme qui peut
nous dire ce qu'est devenue Marie-Rose. Fiez-vous à moi
du soin de l'interroger, de lui arracher le secret... Je sais le
moyen de la faire parler... dès demain, j'irai la voir.
—• Docteur !... Cher ami !... s'écria Hélène avec effu-
sion. Il est donc dit que je vous devrai tout !...
— Y compris la pauvreté ! fit gaiement Montigny.
Quant à Pierre Latour, si j'avais su son histoire telle que
vous me l'avez racontée, il y a longtemps que j'aurais
obligé Lemercier à le tirer du bagne.
— Est-ce possible, docteur ?...
•—• Une revision du procès est toujours possible. Menacé
par moi de révélations scandaleuses, Lemercier n'eût pas
hésité à entreprendre les démarches nécessaires. Enfin,
pour avoir été retardée, l'heure de la justice n'en sonnera
pas moins pour ce malheureux. Sur ce point également,
fiez vous à moi. M. Latour sortira du bagne...
300 MARIE-ROSB

— Il en est sorti, docteur !...


— Votre... vision de ce matin ?...
— Ce n'est pas une vision ! C'est bien une réalité...
J'en suis sûre !
Hélène parlait avec une telle conviction que Montigny
se trouva ébranlé.
— Si c'esi\lui, finit-il par dire, s'il a réussi à s'évader,
soyez sûre qu'il reviendra. Car il vous a sûrement vue et
reconnue comme vous l'avez vu et reconnu...
Sur ces mots, le docteur exigea que chacun s'allât
coucher en paix.
Et cette nuit-là, la maison de Wahagnies,' si elle
n'abrita pas du bonheur, contint néanmoins de l'espé-
rance, et l'espérance ressemble fort au bonheur.

XIII
FANNV

Le lendemain, le docteur Montigny fit ses préparatifs


pour se rendre à Lille. Il comprenait qu'Hélène, mainte-
nant, ne pourrait plus supporter une heure de retard. Et il
avait eu toutes les peines du monde à lui persuader
qu'elle ne devait pas l'accompagner.
Cet honnête homme ne se demandait pas sans une
secrète terreur ce qu'il adviendrait si jamais Lemercier se
tiouvait en présence de sa femme qui passait pour morte.
Par une entreprise audacieuse, presque insensée, il avait
sauvé Hélène d'un assassinat certain. Du moins, en son
âme et conscience, il le croyait ainsi ; mais quelle preuve
existait-il des intentions criminelles de Lemercier ?
Aucune... Aucune preuve matérielle, si les preuves
morales abondaient.
Puis, ayant entrepris de ranimer la raison éteinte de~îa
jeune femme, il s'était d'abord passionné pour le cas mor-
bide simplement en savant ; et ensuite, il avait fini par
éprouver pour sa malade une profonde affection qui avait
tous les symptômes de ces affections paternelles que rien
n'effraie.
L& MIGNON DU NORD 301

De là ce renfoncement volontaire à l'existence en société.


De là ces longues années où il avait consenti à vivre
presque caché comme un malfaiteur, ne venant plus à
Lille que de loin en loin et bornant l'horizon de ses pro-
menades aux bois de Wahagnies.
Maintenant donc qu'un succès complet avait couronné
son œuvre, maintenant qu'Hélène était si bien considérée
comme morte, que son mari avait pu contracter un
deuxième mariage, maintenant enfin que la jeune femme
jouissait de tout son bon sens, il entrevoyait des complica-
tions auxquelles il n'avait jamais songé tant qu'il avait été
absorbé par le souci passionnant de la maladie combattue
pied à pied, minute par minute.
Et, pour commencer, voici que la malade guérie biffait
tout simplement de sa vie les années qui venaient de
s'écouler.
Cette morte ressuscitait et reprenait son existence au
moment précis où elle avait été couchée dans la tombe.
C'est-à-dire que deux préoccupations, en même temps
que la raison, venaient de faire irruption dans son esprit.
Un double amour se dessinait dans son cœur :
L'amour pour sa fille, et l'amour pour celui qu'elle
considérait toujours comme son fiancé.
Cette amante exigeait que l'homme aimé fût sauvé.
Cette mère réclamait âprement sa fille...
A cela, rien à objecter... Mais la situation sociale et
légale accumulait les objections, elle !
•—• J'aurais dû, songeait le docteur tandis qu'il s'habil-
lait soigneusement, car d'habitude il était vêtu en paysan
ou en chasseur, j'aurais dû songer à tout cela pendant les
années de sa folie. C'est alors qu'il fallait rechercher et
trouver Marie-Rose. C'est alors qu'il fallait savoir, et je
ne savais pas. Allons donc au plus pressé...
Bientôt un cabriolet frété dans le village par dame Ger-
trude s'arrêta devant la porte. Montigny descendit au
rez-de-chaussée.
— Si je venais avec vous, dit Hélène en lui prenant les
mains, je suis sûre que je trouverais les paroles qu'il faut
pour attendrir, émouvoii ces personnes. Mon ami, laissez-
moi venir...
— Halte-là ! Je ne veux vous dire qu'une chose : c'est?
que si vous venez, votre mari vous reconnaîtra. Et savez-
vous ce qu'il fera ? Dites. Vous doutez-vous de ce qu'il
pourra bien faire ?
302 SIABIE-ROSE

— Comment le saurais-je ! balbutia Hélène en fris-


sonnant.
— Eh bien, il s'en irait tout droit chez le procureur de la
République et me dénoncerait pour fausse déclaration...
faux en écritures publiques, ou quelque chose d'appro-
chant. Dites maintenant, mon enfant, si vous voulez que je
sois arrêté, que j'aie à répondre du faux que j'ai fait en
vous déclarant partie pour le séjour d'où légalement vous
n'avez plus le droit de revenir, déclaration qui a d'ailleurs •
entraîné le deuxième mariage de Lemercier... mariage à
annuler. Comment sortir de là ?... Qui croira, à part vous,
vous seule, à l'honnêteté de mes intentions ? Songez que
je vous ai .séquestrée onze ans 1
— Assez, docteur, assez î... Je ne suis qu'une petite
fille...
•— N'oubliez pas qu'on ne doit pas vous voir, même
dans le village...
— Allez, mon ami. Je vous obéirai de tout mon cœur.
« Bon ! songea le docteur en montant dans son cabriolet ;
je lui ai dit la seule chose qui pût l'empêcher de faire
des folies... que je ne redoutais pas quand elle était folle !
Maintenant, du courage, du sang-froid. Les méchants sont
généralement des imbéciles. ' Pourquoi ne triompherais-
je pas de ceux-là ? »
Ainsi pensait le digne savant pendant que sa voiture
courait vers Lille.
Bientôt un pli amer vint barrer son front, et un sourire
de tristesse crispa ses lèvres.
-— Oui, oui, fit-il en lui-même, tu joues au sauveur, mon
bonhomme, et, dans ton honnêteté, tu te dis que tu
n'auras pas de mal à vaincre les-pervers ! Te voilà parti à
la recherche de la petite fille 1... Est-ce que cela ne te rap-
pelle rien ? Est-ce que cela ne te ramène pas à l'époque où
tu cherchais le fils de la pauvre abandonnée... ton fils 1...
Il fit claquer son fouet et accéléra le trot de son cheval,
comme si, par la vitesse, il eût espéré échapper à ses
pensées.
Mais les remords vont vite.
. Quand une fois ils ont agrippé leur homme à la nuque,
il a beau se démener et se secouer : ils se mettent en
croupe du cheval qu'il lance à fond de train, ils montent
dans sa voiture, l'escortent à pied, s'asseyent à la même
table que lui, et quand il veut dormir, s'installent commn-
LA MIGNON DU NOBD 303
dément sur son lit, sur sa poitrine qu'ils cherchent à
étouffer.
Cette pensée de l'abandon, cette pensée de son fils qui
revenait au docteur dans les circonstances difficiles de sa
vie, il chercha vainement à la distancer : elle courut aussi
vite que lui, pas plus vite.
Et ce fut ainsi qu'il passa devant un campement arrêté
sur la route : une grande et belle roulotte sur laquelle on
lisait en lettres blanches : Théâtre forain et cosmopolite ;
près de la roulotte, deux hommes et deux femmes qui
semblaient inspecter avec attention la route dans la
direction de Lille.
Le docteur Montigny, absorbé par ses pensées, entrevit
à peine le spectacle de ce campement.
Il passa, déjà il était passé, il était loin, sans avoir
tourné la tête vers ces étrangers.
A Lille, Montigny s'arrêta dans un hôtel qu'il avait
connu jadis, fit remiser son cabriolet, et déjeuna de bon
appéLit.
Les idées qui l'avaient persécuté pendant la route ne le
tourmentaient plus.
Il songeait à Lemercier, à Fanny, à Maiie-Rose...
Quand il pensa pouvoir se présenter sans inconvénient,
il se dirigea vers la rue Royale, et ce ne fut pas sans une
secrète émotion qu'il s'approcha de cet hôtel qu'il con-
naissait bien.
En un instant, les mystérieux épisodes de la maladie
d'Hélène se présentèrent à son souvenir, et surtout la nuit
terrible où il avait cru voir Lemercier se pencher sur lui
un poignard à la main.
Il frémit à la pensée de se retrouver devant cet homme.
Et lorsqu'il eut sonné, lorsqu'un laquais lui eut dit que
s Monsieur était en voyage », il dit :
— En ce cas, veuillez dire à M m e Lemercier que le doc-
teur Montigny. ancien médecin de la famille, de passage à
Lille, lui demande un entretien.
Fanny avait autrefois connu le docteur comme tout le
monde à Lille le connaissait.
Sa visite inopinée la surprit, sans toutefois lui causer la
moindre inquiétude : elle donna l'ordre de faire entrer.
Montigny au salon, et, ayant vérifié sa toilette par un
coup d'ceil dans une grande glace, s'y rendit elle-même.
Elle vit Montigny debout près de la cheminée, son cha-
peau à la main, et, allant à lui la main tendue :
304 MARIE-ROSE

— Eh oui ! s'écria-t-elle gaiement, je ne voulais pas le


croire, mais c'est vraiment vous !... Pas changé... ou à
peine I Toujours jeune, alerte, dispos et l'œil clair...
Revenez-vous à Lille ? Vous installez-vous ici ?
Fanny, par habitude, commençait toujours par étourdir
les gens au moyen d'un insignifiant babil.
Le docteur avait pressé du bout des doigts les doigts
qu'on lui tendait, et s'était assis dans le fauteuil qu'on lui
désignait :
•— Mon Dieu, non, madame, dit-il, je ne m'installe pas à
Lille. Je n'y suis que de passage...
— Et vous nous avez réservé une de vos visites. Que
vous êtes aimable ! Et comme M. Lemercier sera désolé...
— Pourrais-je savoir s'il sera bientôt de retour ?
— Impossible, cher docteur ! M. Lemercier peut rentrer
dans une heure ou dans un mois : le voyage qu'il a entre-
pris est de ceux dont on ne peut prévoir la fin, à plusieurs
jours près.
Le docteur parut hésiter quelques instants.
Et maintenant qu'elle l'examinait mieux, Fanny lui
trouvait un air contraint qui n'était pas sans lui causer un
commencement d'inquiétude.
Cette femme se défiait de tous et de tout au monde.
Elle vivait dans le soupçon éternel qu'on pouvait l'avoir
devinée, et qu'on avait peut-être enquêté sur sa vie
passée...
Cette idée la frappa tout à coup.
— Mais vous-même, docteur, dit-elle en le fixant de ce
regard d'une si funeste clarté qui semblait jeter des lueurs
fauves, vous avez beaucoup voyagé, sans doute... séjourné
à Paiis, peut-être ?...
— Non, madame, non, fit Montigny, préoccupé de la
façon dont il commencerait l'attaque.
— Ce cher ami I fit Fanny rassurée. Vous êtes tout de
même bien gentil de nous avoir mis sur la liste des per-
sonnes que vous devez voir à Lille...
— Comment, madame, dit le docteur en saisissant
l'occasion, mais je n'ai pas de liste...
— C'est une façon de parler...
— Laissez-moi finir : M. Lemercier et vous, êtes les
seules personnes que je veuille voir.
— Ah ! voilà qui est vraiment aimable !
LA. MIGNON DÛ NORD 305

— Cet hôtel est la seule maison où je doive entrer pen-


dant mon séjour à Lille, et j'ajoute : je suis venu, madame,
tout exprès pour vous voir, vous et M. Lemercier...
Au ton, à l'attitude de Montigny, à cet imperceptible
tremblement de la voix qui présage de graves paroles,
Fanny sentit s'accroître cette vague inquiétude dont elle
venait de ressentir les premières atteintes.
— Et puisque M. Lemercier n'est pas là, continua Mon-
tigny, c'est à vous que j'aurai l'honneur d'exposer le
motif de ma visite.
•— Je vous écoute, dit Fanny qui, tout aussitôt, dans son
attitude et son accent, s'arma d'une hostilité agressive.
Elle en était sûre, maintenant ! Ce Montigny venait pour
lui causer tout au moins un désagrément grave.
— La question dont je veux vous entretenir et pour
laquelle je suis tout exprès venu à Lille, répondit le
docteur, est à la fois très simple et très grave. Pour
m'expliquer convenablement, vous me permettrez de
remonter à l'époque où M m e de Champlieu était la femme
de M. Lemercier.
— Pauvre femme, dit Fanny, morte si jeune... J'avais
pour elle une bien vive affection...
— Vous n'ignorez pas, madame, qu'elle tomba brus-
quement malade.
•— Vous voulez dire qu'elle devint folle.
— Soit. Elle devint donc folle en cette nuit de Noël où
l'on fêtait le cinquième anniversaire de sa fille.
— C'est-à-dire, interrompit Fanny, dans la nuit même
où fut arrêté ce voleur... cette façon d'assassin... j'ai
oublié son nom...
— Tl s'appelait Pierre Latour, dit le docteur avec le
plus grand calme.
Fanny frissonna au souvenir de l'homme qu'elle avait
aimé. Mais, secouant ses pensées, elle reprit :
— Il est à présumer que ce fut cette arrestation dans
l'hôtel qui amena la maladie... Qu'en pensez-vous ?... La
terreur, le saisissement... ou peut-être un sentiment plus
profond... Qui sait si la pauvre Hélène ne s'intéressait pas
un peu plus qu'il n'eût fallu à... ce voleur...
Fanny, du moment qu'elle eut la conviction que Mon-
tigny venait en ennemi, avait pris la décision de porter
les premiers coups. Le docteur lui parlait d'Hélène :
elle répondait par une insinuation.
308 MARIE-ROSE

Et cette insinuation, elle s'apprêtait â la préciser,


lorsque ces mots prononcés par Montigny lui assenèrent
un coup terrible :
— Je sais, madame, ce que vous voulez dire. Mais je sais
aussi, et vous le savez tout autant que moi, que Pierre
Latour n'était pas un voleur, encore moins un assassin,
encore moins l'amant d'Hélène.
Fanny se pencha en avant. Son regard sembla vouloir
fouiller l'âme du docteur.
•—• Pourquoi me parlez-vous de cela, à moi ? demanda-
t-clle d'une voix rauque.
•—• J'eusse mieux aimé en parler à M. Lemercier. Et je
ne fais que répondre aux paroles par lesquelles vous avez
tâché d'insinuer qu'Hélène était coupable.
— Oh ! oh ! dit Fanny en se redressant, savez-vous, mon
cher monsieur, que vous me parlez sur un singulier ton ?
•—• Vous serez assez bonne ou assez intelligente pour par-
donner les écarts de langage qui deviendraient nécessaires.
Mais, venu pour parler à M. Lemercier et à vous-même, il
faut que je parle. Ainsi, madame, si vous le voulez bien,
nous mettrons bas le masque, vous d'une feinte bienveil-
lance, moi d'une politesse qui ne ferait que nous embar-
rasser.
Fanny essaya de rire. Mais elle se sentait cette fois en
présence d'une force sur laquelle elle ne pouvait avoir de
prise, la force d'une conscience inattaquable.
— Docteur, fit-elle tout à coup, je vois que vous venez
procéder à une petite enquête...
—- Voilà justement le mot, madame.
— Et s'il me plaisait de ne pas vous répondre, cher doc-
teur '? S'il me plaisait, au contraire, de sonner un laquais et
de vous faire jeter à la porte comme insolent ou comme
fou?
En même temps, Fanny allongeait la main vers one son-
nette.
Mais ce geste, elle ne l'acheva pas... Son bras demeura
comme pétrifié...
En effet, avant qu'elle eût eu îe temps de saisir la
sonnette, Montigny avait prononcé :
— Aimez-vous mieux que l'enquête soit conduite par un
Juge d'instruction ? Parlez, madame : et je me rends de
ce pas chez îe procureur de la République.
Le visage de Fanny se convulsa. La haine jaillit par
éclairs de ses yeux dilatés.
LA MIGNON DXJ NORD 307
— Si je n'écrase pas cette vipère;, songea le docteur
je suis un homme mort I
— Vous avez une singulière façon de parler à une
pauvre îemme... haleta Fanny d'une voix plaintive.
—• C'est vous qui m'y forcez. "Voyons, consentez-vous
à l'enquête ? Dois-je en saisir la justice ?
•— Parlez ! dit la femme dans un grincement dé dents,
tandis que ses ongles acérés s'incrustaient dans les
paumes de ses mains.
— Je parle donc, dit Montigny toujours très calme. Je
vous demandais si vous vous souveniez dans quelles cir-
constances M m e de Champlieu est devenue folle...
— Et je vous répondais, gronda Fannj, que M m o Lemer-
cier devint folle parce qu'on arrêta son amant à la minute
même où il allait pénétrer vdans sa chambre... Je le
tiens de première source : du mari trompé î Mais pour-
quoi celle question, après tout ? Est-ce que tout cela
me regarde, moi ?
—- Peut-être. Mais je dois vous dire que vous êtes dans
l'erreur, et aussi M. Lemercier... Hélène de Champlieu
devint folle tout simplement parce que sa fille Marie-
Rose disparut en cette nuit à laquelle je vous ai priée de
reporter vos souvenirs...
—• Voilà du nouveau ! ricana Fanny.
En même temps, le frisson de la peur, la saisissant
aux cheveux, se glissait rapidement le long de son échine;
— Voici donc, madame, ce que j'étais venu dire à
M. Lemercier, — et je ne doute pas que vous n'ayez l'obli-
geance de lui répéter textuellement mes paroles... Je lui
donne huit jours pour saisir lui-même la justice d'une
demande en revision du procès de Pierre Latour, en la
basant sur les preuves qu'il apportera lui-même.
— Nous parlerons de cela tout à l'heure... Passez à ce
que vous aviez à me dire.
— Simplement ceci : c'est que vous devez savoir ce
qu'est devenue Marie-Rose, et que vous allez me le djre.
Que voulez-vous, j'ai l'intime conviction que vous avez
dès lors pris vos mesures pour assurer des projets d'avenir,
que l'enfant pouvait être un obstacle à ces projets.,,
et que vous avez éliminé l'obstacle.
Fanny rugissait intérieurement.
Elle se débattait sous l'étreinte d'une fatalité qui
s'abattait sur elle en plein bonheur.
308 MARIE-ROSE

Il n'y avait pas une demi-heure que le docteur Mon-


tigny était devant elle. Et cette demi-heure avait suffi
pour renverser le plan si sagement combiné, si lentement
échaîaudé.
Deux choses dans tout cela lui paraissaient inconce-
vables.
D'abord, quel intérêt ce Montigny pouvait-il bien
prendre à la fille d'Hélène ? Ensuite, pourquoi cet intérêt
avait-il attendu si longtemps pour se manifester ?
Double mystère auquel elle se heurtait.
Ce qui était sûr, ce qui n'était pas un mystère, c'est
que Montigny savait des choses terribles et que rien ne
l'empêcherait de parler. La catastrophe était effrayante.
En songeant à ces choses, Fanny souriait...
Le docteur attendait, paisible en apparence, tremblant
en réalité de ne pas avoir deviné juste, d'avoir frappé
à côté.
Enfin, Fanny reprit cet entretien, l'un des plus ter-
ribles de sa vie, qui pourtant en avait contenu quelques-
uns de tragiques...
— Monsieur, dit-elle, vous parlez avec une franchise
qui appelle la mienne. Je vais donc vous dire ce que je
sais... D'abord, en ce qui concerne M. Lemercier, il me
sera difficile de lui transmettre votre ultimatum : il n'est
pas ici.
— A son retour, je le verrai moi-même... Donc, ne
Vous en inquiétez plus.
— Il n'y aura peut-être pas de retour... dit lentement
Fanny.
Le docteur tressaillit. C'était au tour de son adversaire
de lui porter de rudes coups.
— M. Lemercier, continua-t-elle, a disparu brusque-
ment, sans que je sache ce qu'il est devenu... Voilà une
vérité, monsieur, que je n'ai encore dite à personne, et je
pense que vous me croyez.
— Je vous crois. Continuez.
•— Est-il mort ? Je n'en sais rien !... Et peut-être com-
prenez-vous, vous, que je ne veuille rien tenter pour savoir
ce qu'il est devenu...
Le docteur demeura comme hébété, épouvanté de ce
cynisme.
Fanny sourit.
— Donc, acheva-t-elle, en ce qui concerne M. Pierre
Latour, je ne puis rien vous dire...
LA MIGNON DU NORD 309
— Je retrouverai M. Lemercier, moi !...
— Soit ! Vous vous expliquerez avec lui. Il ne me reste
donc qu'à répondre à la question que vous m'avez posée
au sujet de l'enfant... Eh bien! c'est simple: je ne sais
rien î
— Je vois, dit le docteur, que nous ne nous entendons
pas bien. Je dois vous prévenir d'abord que j'ai fait le
voyage de Cambrai où Lemercier prétendait avoir confié
sa fille à des parents. Est-il besoin de vous dire que
M. Lemercier a menti ?... La vérité est que l'enfant a dis-
paru, que vous savez parfaitement ce qu'elle est devenue
et que vous ne voulez pas le dire. Pourquoi ? Parce que
Marie-Rose, reparaissant, aurait droit à la fortune de sa
mère, fortune que vous avez visée, vous, dès l'instant où
l'enfant a disparu... Tenez, je crois que vous feriez mieux
de parler franchement. Peut-être serait-ce le seul moyen
aussi de conserver au moins une partie de cette fortune.
Ces derniers mots, dans l'esprit du docteur découragé,
constituaient une reculade.
Mais ils firent dresser l'oreille à Fanny.
En un instant, elle vit tout le parti qu'elle pouvait tireî
de la situation, et se résolut à faire la part du feu.
— C'est donc une sorte de transaction que vous
m'offririez ? demanda-t-elle.
— Oui I dit le docteur en tressaillant de joie.
— Et vous vous engagez, si je dis ce que je sais, à
sauvegarder mes intérêts personnels ?
— Je m'engage tout au moins à ne pas m'adresser à la
justice. C'est la seule possibilité que j'aie de payer votre
secret. Quant à vos intérêts financiers, je ne veux nulle-
ment les attaquer.
Fanny garda quelques minutes le silence, réfléchissant.
Elle était persuadée maintenant que le docteur savait
tout.
— Il a rencontré le misérable Torquato, pensa-t-elle.
C'est pour cela qu'il vient ! C'est pour contrôler ce que ce
bandit lui a dit I
— Ecoutez, lui dit-elle, comme si elle prenait une réso-
lution, voici ce que je sais... Mais vous allez voir que cela
se réduit à bien peu de choses. Si vous avez entrepris de
retrouver l'enfant, ce n'est pas cela qui pourra vous y
aider. Mais enfin, confiante dans votre promesse, je vais
tenir ma parole en vous disant la vérité... M. Lemercier,
310 MARIE-KOSB

dans la nuit en question, a livré l'enfant à une bande de


bohémiens nomades dont le chef s'appelle Torquato. Ces
bohémiens ont emmené la petite. Et depuis, plus jamais
on n'a eu de leurs nouvelles. Voilà. Maintenant, fussé-je
traînée à l'échafaud, je ne pourrais p*as dire un mot de
plus...
Fanny, en parlant ainsi, était évidemment sincère.
Le docteur comprit qu'il lui avait arraché tout ce
qu'elle savait.
Et ce tout se résumait, comme l'avait dit Fanny, à bien
peu de chose :
Un renseignement unique, préck en lui-même, mais
qui n'aboutissait à aucune solution sérieuse.
Il demeurait atterré.
Quelques instants, il considéra Fanny avec une profonde
attention, comme s'il eût voulu lui arracher un dernier
secret.
Enfin, il se leva en disant :
, — Je reviendrai, madame. 11 faut que je voie M. Lemer-
cier. H me renseignera, lui !
-— Je ne sais s'il vous renseignera, dit Fanny, mais moi
j'ai mis mon cœur â nu : je ne pourrais pas ajouter un
mot à ce que j'ai dit.
Montigny s'inclina et fit un mouvement pour se retirer.
Fanny le retint d'un geste, et, calme, froide, décidée,
elle dit :
•—'Avant de vous en aller, une question... Sommes-nous
amis ? Sommes-nous ennemis '?
Et cette clarté sinistre reparaissait, plus effrayante,
dans ses yeux.
Plus froid encore, le docteur répondit :
•—• Ni amis ni ennemis, madame. Je me suis juré de s
retrouver Marie-Rose. Je la retrouverai. 11 était naturel
que mon enquête commençât par vous... Nous n'en avons
pas fini, d'ailleurs. Je vous l'ai dit : vous me reverrez !
Sur ces mots, il quitta le salon, d'un pas ferme et lent.
Et pourtant, à cette minute, il eut la sensation aiguë
que cette femme allait bondir sur lui et lui enfoncer un
couteau entre les deux épaules...
Bientôt, il se trouva dans la rue, et respira à grands
coups l'air froid, comme s'il fût sorti d'un lieu pestiféré.
t A MIGNON DU NORD 311

Fanny, tant que le docteur fut dans le salon, demeura


debout, le suivant des yeux. '
Sans aucun doute, si l'hôtel n'eût pas été plein de domes-
tiques, ou s'il eût fait nuit, elle eût essayé quelque ten-
tative désespérée.,.
Lorsqu'elle se vit seule, elle saisit fébrilement la sonnette
comme pour appeler.
Faire venir Jacques Maing, lui ordonner de suivre le
docteur,., elle y pensa.
— Jacques ? gronda-t-elle. Qui sait si maintenant Je
puis me fier à lui... Et puis... cet homme reviendra,..
Elle rejeta la sonnette et s'écroula dans son fauteuil.
Sa physionomie, à ce moment, était effrayante.
Lecteur, êtes-vous jamais entré dans une salle de jeu ?
Avez-vous observé îa physionomie du joueur qui, pen-
dant quelques jours ou quelques heures, a été favorisé,
et qui, tout à coup, sans raison apparente, voit îa veine
tourner contre lui ?
C'est un spectacle digne d'intérêt.
Un coup malheureux fait sourire îe joueur. Jusqu'ici
la fortune lui a été fidèle ; elle a un caprice passager,
voilà tout ! Il est sûr d'elle ! ïî a gagné, il gagnera.
Superbe et dédaigneux, il hausse les épaules...
Un deuxième coup de perte... puis un troisième... puis
d'auties...
,Le joueur heureux continue â sourire, mais ses lèvres se
sont décolorées : il entrevoit qu'il est aux mains d'une
puissance plus forte que lui, et qu'il est poussé à îa
catastrophe...
C'est un instant tragique.
Doit-il fuir ?... Doit-il sauver ce qui lui reste ?... DoiHJ
lutter encore ?... Son regard morne, attaché sur îe petit
râteau du croupier qui vient de lui enlever encore un tas
d'or, pose une suprême interrogation.
Oui, c'est vraiment une minute curieuse... plus que
celle où le joueur a tout perdu et se lève, souriant tou-
jours pour la galerie, qui d'ailleurs ne le voit pas, chacun,
autour de l'infernal tapis, étant absorbé par ses propres
calculs.
Fanny était à cette minute-là !
Depuis dou^e ans ou à peu près qu'elle était venue
échouer à Lille, la fortune lui avait été fidèle.
Ses coups les plus audacieux avaient réussi.
312 MARIE-ROSE

Elle avait fait disparaître Pierre Latour.


Elle avait condamné la petite Marie-Rose.
Elle avait tué Hélène.
Elle avait enfin conquis Lemercier.
Dans son vaste plan de bataille, développé avec une
méthode implacable, sa stratégie avait été la stratégie du
succès. Les osbtacles semblaient s'être aplanis devant
elle. Rien n'avait troublé sa sécurité. Téméraire, cynique,
jouant avec le danger, elle n'avait pas fait un faux
pas.
Tout à coup, sans raison, des profondeurs mystérieuses
où gite le hasard conducteur du monde, un avertisse-
ment, un premier coup de perte au jeu : l'arrivée sou-
daine, imprévue, de Torquato et de Jean Lannoy.
Puis, toujours sans raison apparente — car qui pourra
jamais dire pourquoi la veine se met 'à tourner ? — un
deuxième coup... Jacques Maing se révoltait.
Il est vrai qu'elle croyait l'avoir maté.
Puis un troisième coup, plus dur : l'arrivée du docteur
Montigny...
Et maintenant qu'elle était seule, réfléchissant profon-
dément à ces choses, elle voyait clairement qu'il y avait
sur sa route un obstacle terrible...
Cet obstacle s'appelait Marie-Rose.
Ce nom gracieux, fleurant le printemps et la jeunesse,
résonnait dans sa tête avec de menaçantes sonorités.
Que la petite fût vivante, elle n'en doutait nullement.
Pourquoi ? Pour rien ! Parce qu'il fallait que cela fût
ainsi ! Parce qu'elle sentait que la fortune se déclarait
contre elle, et qu'elle présumait que la fortune, le hasard
aveugle, fou, imbécile et pervers, lui avait joué ce mau-
vais tour de sauver l'enfant, — afin qu'elle fût accablée,
elle, un beau jour !...
Et que Marie-Rose fût sur le point d'entrer dans sa vie,
de surgir brusquement devant elle et de la terrasser uni-
quement par son apparition, elle en était sûre, aussi !
Pourquoi ? Qui le lui disait ? Qui le lui prouvait ?
Tout et rien !...
Elle était sûre que Marie-Rose était par là quelque part,
pas très loin d'elle, tout près... elle en était sûre, voilà
tout.
•—• Que dois-je faire ? songea-t-elle.
LA MIGNON DU NOHD 313
Oui : que faire ?... Ah ! si elle avait pu connaître
exactement ce qui se tramait dans l'ombre !...
Elle eut un éclat de rire métallique à cette pensée qui
est celle de tous les joueurs qui commencent à perdre : Si
je pouvais connaître le coup que me prépare le hasard !
Est-ce la rouge qui va sortir ?
Ou bien la noire ?...
Question d'un intérêt exorbitant, au bout de laquelle se
trouve peut-être l'une de ces deux choses : la folie par
l'excès de joie dans le triomphe, •—• ou le suicide par
excès de désespoir dans la perte 1
Habile à saisir toutes les fourberies du hasard contraire,
froide et puissante dans ses calculs, Fanny se dit
alors :.
— Il est temps de fuir !... Si je reste, je suis perdue...
Inutile de lutter contre la force de la destinée : mon tour
de perdre est arrivé. Le mieux, c'est de me ressaisir à
temps... et de fuir I... Comment fuirai-je, voyons ? ..
Où fuirai-je ?...
Où ?... La question fut vite tranchée : n'importe où !...
L'Italie, peut-être ! ou l'Allemagne ?... Venise, Naples, ou
bien Vienne encore... Vienne, où les grandes intrigantes
jouent parfois des coups invraisemblables...
Avec sa mobilité d'imagination vertigineuse, elle se vit
épousant un archiduc.
Oui ! cela ne faisait même pas question de savoir où
elle fuirait...
Mais comment ?... C'est-à-dire : que pouvait-elle
emporter ?...
Rapidement, elle fit son calcul. @
Par une sorte de prescience divinatoire, il y avait six
mois à peine qu'elle avait décidé Lemercier à placer
quatre cent mille francs en bons au porteur. Cela était
acquis.
Les bons étaient dans la chambre de Lemercier, dans le
coffre-fort dont elle connaissait le secret. Jamais Lemer-
cier n'en changeait le mot sans le lui dire.
Cela faisait toujours quatre cent mille francs d'assuréss
puisqu'elle pouvait toucher les bons quand elle voudrait.
Ensuite ?... Il y avait ses bijoux. Elle les estima à xm
million. Les plus belles pièces de cette fortune, rivières
ide diamants, colliers de valeur, solitaires, bagues étaient
également enfermées dans le coffre-fort. Dans sa chambre
314 MARIE-ROSE

à elle, iî n'y avait que les bijoux d'usage journalier, environ


pour une cinquantaine de mille francs.
Bon : cela faisait quatorze cent mille francs.
v
Elle ne pouvait pas toucher au reste. Ce reste, c'étaient
les titres nominatifs, que jamais elle ne pourrait négo-
cier, les terres, les fermes et enfin les richesses artistiques
de l'hôtel, qu'il était impossible de vendre sans attirer
l'attention.
Donc : un million quatre cent mille francs, voilà tout ce
dont elle pouvait disposer pour sa fuite...
Fanny se trouva pauvre, et réfléchit amèrement qu'elle
avait espéré conduire Lemercier à la tombe assez rapide^
ment pour devenir l'unique maîtresse des six ou sept
millions.
Mais enfin, elle se dit qu'avec ce qu'elle emporterait, elle
pouvait très bien recommencer sa vie, tenter quelques
coups hasardeux.
Dès lors, la tranquillité rentra dans son esprit.
Résolue à fuir, elle ne voulut pas attendre une heure,
pas une minute.
Elle regarda la pendule à l'instant même où Je maître
d'hôtel, s'arrêtantià la porte du salon, prononçait :
— Madame est servie... (
Il était huit heures !... Fanny avait passé tout l'après-
midi à combiner, à méditer...
Elle se rendit dans îa salle à manger, très calme en
apparence.
— Il y a un express pour Paris à dix heures, songeait-
elle ; je ie prendrai.
Après le dîner, elle se retira dans sa chambre et s'habilla
minutieusement.
Elle n'emportait rien, d'ailleurs : rien qu'un petit sac
à main où elle allait enfermer ses bons et ses bijoux.
A Paris, elle garnirait ses malles, et trois ou quatre
jours ne se passeraient pas sans qu'elle pût gagner la
frontière.
Une fois habillée chaudement et couverte d'un grand
manteau fourré, Fanny plaça dans le sac tous les bijoux
qui se trouvaient chez elle. Elle prit alors îa petite clef qui
permettait d'ouvrir la plaque cachant le mécanisme du
cofïre-fort.
Puis elle se dirigea vers la chambre de Lemercier et y
entra.
LÀ MIGNON DU NORD 315
Elle ouvrit la plaque et commença à manœuvrer les
divers boutons du coffre-fort.
Le dernier mot que lui avait, indiqué Lemercier était
précisément son nom a elle : Fanny.
Bientôt les boutons furent en position pour permettre
au mécanisme de fonctionner. Fanny n'avait plus qu'à
ouvrir au moyen de la même petite clef. Elle l'introduisit
dans la minuscule serrure et essaya de tourner, très tran-
quille, très sûre que le coffre allait s'ouvrir :
La clef ne tourna pas !...
Fanny crut s'être trompée, vérifia la position des bou-
tons. >
Non ! elle ne s'était pas trompée !...
Si la clef ne fonctionnait pas, c'est que le mot avait
été changé !...
Fanny se sentit pâlir...
Pourtant, elle ne perdit pas encore courage. Elle pensa
que Lemercier avait peut-être employé le mot précédent.
Fébrilement, elle replaça les boutons dans un ordre
nouveau...
La petite clef ne fonctionna pas davantage !...
Alors une sueur froide pointa à la racine de ses cheveux.
Un moment, elle serra son front dans ses deux mains
comme si elle eût redouté quelque crise de folie.
Successivement, elle se mit à essayer les mots précé-
dents qui avaient été employés.
Vains espoirs : le coffre-fort demeura fermé.
Lemercier en avait emporté le secret avec lui î...
Alors Fanny recula, tomba sur un fauteuil.
—• Oh ! le misérable ! gronda-t-elle. Je suis perdue !...
Que faire'?... Ordonner qu'on défonce le coffre ?... Oui!
cette chance me reste !...• Je trouverai une explication...
Ah ! misérable... si jamais je te revois...
— Bonsoir, chère amie 1 dit à ce moment une voix.
Fanny leva les yeux, et vit Lemercier debout dans
l'encadrement de la porte...
Il était là depuis cinq minutes, l a regardant fouiller
le mécanisme du coffre-fort...
316 MARIE-ROSE

XIV
I AMOUR B

Fanny se redressa, remplie d'épouvante, ouvrit la


bouche pour jeter un cri et retomba écrasée...
— Vous cherchiez le mot ? dit Lemercier avec une tran-
quillité sinistre. J'avais, en effet, omis de vous le dire.
o Mais j'espère que vous me pardonnerez cet oubli. Je
veux d'ailleurs le réparer séance tenante. Le mot, c'est
Amour. Après Fanny, Amour. Quoi de plus logique et de
plus naturel ? Est-ce que vous ne m'aimez pas ? Est-ce
que je ne vous adore pas ? Fanny... Amour... ces deux
mots s'appelaient et devaient fatalement se suivre. Je
m'étonne que vous n'y ayez pas songé... Vous doutez ?...
Tenez, regardez...
Lemercier alla rapidement au coffre, disposa le méca-
nisme sur les cinq lettres du mot « Amoui », et le coffre
s'ouvrit aussitôt.
— Vous voyez comme c'est simple !... Ah çà ! chère
amie, mais vous avez l'air pétrifiée !... Est-ce que par
hasard vous ne m'attendiez plus ?... Est-ce la joie qui vous
étouffe ?... Mais je ne me trompe pas ?... vous voilà
habillée, comme pour un voyage ?... Votre sac, votre
grande pelisse, voilette épaisse, vêtements sombres... Vous
alliez prendre le train ?... l'express de Paris ?...
— Oui, répondit nettement Fanny. J'allais partir, mais
je n'allais pas à Paris.
— Et où alliez-vous, sans indiscrétion ?...
— A Dunkerque.
— Ah ! ah !... Vous embarquer à bord du yacht ?
•— Oui ! répondit Fanny avec la même netteté.
— Bon, bon ! grommela Lemercier. Et dites-moi., tou-
jours sans indiscrétion... vous cherchiez à emporter
quelque argent ? Au fait, amour... argent, cela se tient...
l
Vos bijoux, hein ?
— Tout ! dit Fanny ; les bijoux, l'or, les billets, les
titres, tout, vous dis-je !
— Comment, comment... vous n'eussiez rien laissé ?
•— Rien !...
LA. MIGNON DU NOBD 31?

Il y eut un silence. Lemercier alla refermer la porte.


Doucement, Fanny glissa la main vers celle de ses poches
qui contenait son revolver. Lemercier revint vers elle. Une
minute, les deux époux, livides, se regardèrent.

Lemercier avait-il réussi à échapper à Torquato et à


Jean Lannoy ? Avait-il consenti à signer ? C'est ce que
nous ne tarderons pas à savoir. Toujours est-il qu'il venait
de rentrer à l'hôtel, empressé, effaré, torturé par la
jalousie et emporté par la joie. Qu'avait fait Fanny pen-
dant ces quelques jours d'absence ?... Toutes ses idées,
tous ses soupçons lui revenaient à la fois. Et pourtant, à la
pensée de la revoir, une émotion puissante le transportait.
Ce fut dans cet état qu'il parvint à l'hôtel. La première
personne qu'il rencontra fut Jacques Maing, qui ne mani-
festa aucune surprise de le revoir. Lemercier demanda :
— Vous n'avez pas été inquiet ? Vous ne m'avez pas
fait rechercher ?...
— Madame me l'a défendu, dit froidement Jacques
Maing.
Ce fut un coup de massue pour Lemercier. Il entrevit
de hideuses réalités.
— Où est-elle, Madame ? reprit-il, rauque, bouleversé.
— Je crois qu'elle s'appiçte à partir, répondit Jacques
Maing avec la même tranquillité féroce.
— Partir ! rugit Lemercier. Où cela ?...
— Je crois qu'il y a un express pour Paris dans une
heure.
Lemercier n'en entendit pas davantage.
Il s'élança vers la chambre de Fanny... Vide !..» Il
courut à sa chambre, à lui, l'ouvrit doucement et vit
Fanny.
Les paroles de Jacques Maing bourdonnaient encore
dans sa tête. Pourquoi cet homme lui avait-il ainsi parlé ?
Il s'arrêta, considérant Fanny qui, acharnée sur le
coffre-fort ne l'avait ni vu ni entendu.
C'était donc bien vrai !... Fanny s'apprêtait à partir !...
Et à partir en cherchant à emporter le plus d'or pos-
sible, sans doute...
C'est alors qu'il s'avança ironique et froid. Car, chez lui,
la fureur se traduisait toujours par des menaces voilées,
rarement par un éclat.
318 MABIE-ROSB

On a vu comment Fanny avait répondu.


Fanny, la femme de toutes les ressources, se voyant
prise, selon une expression triviale mais juste, la main
dans le sac, jouait son va-tout. Avec une foudroyante
promptitude de décision, elle avait établi son plan.
Et comme toujours chez les femmes, chez tous les êtres
de force et de despotisme qui s'abritent sous une faiblesse
de convention, ce plan était d'attaque et non de défense.
Fanny, donc, à l'instant même où elle se vit dçyinée, ne
chercha nullement comment elle pourrait se justifier, mais
comment elle pourrait accabler Lemercier... Elle trouva,
ou crut avoir trouvé.
Ses réponses, absurdes en apparence, cyniquement
audacieuses, n'étaient que les mailles du réseau qu'elle
allait jeter sur l'homme.

•— Ainsi, vous avouez, madame ? fit Lemercier, pris


d'une rage froide.
— J'avoue tout ce que vous voudrez, dit Fanny avec
une sorte de sensibilité.
En même temps, ses yeux se voilaient de larmes.
— Vous avouez cjue vous partiez ?
•—• Oui, oui... c'est bien cela...
— Que vous vouliez tout emporter ?...
— Oui, oui... ne rien laisser, rien... oh ! rien f...
— Le changement du mot a dû vous surprendre
désagréablement ? ricana Lemercier.
•—• Dites qu'il m'a désespérée... Oh ! depuis longtemps,
bien- longtemps, je n'ai éprouvé désespoir pareil à celui
de tout à l'heure... quand j'ai vu que je ne pouvais pas
ouvrir... et si c'était à recommencer... si vous disparaissiez
à nouveau...
Fanny porta les deux mains à son sein comme si elle
eût étouffé.
— Eh bien ?... si je disparaissais ?... fit Lemercier.
— Eh bien ! je vous jure que je n'essaierais pas à nou-
veau d'ouvrir ! Ah ! non, j'ai trop souffert I Une angoisse
pareille me tuerait !... Oui, j'en mourrais !...
Elle se leva, regarda Lemercier bieh en face.
—• Et c'est pour vous !... pour vous que j'ai risqué
cela !... Ah"! non, tenez, c'est par trop bête !... Je croyais
LÀ MIGNON DU NORD 319

vous connaître... je me trompais ! Je ne vous savais pas


lâche et stupide au point de faire ce que vous venez de
faire !... Adieu I...
Lemercier voulut l'arrêter au passage.
•— Laissez-moi, gronda-t-elle. Ne me touchez pas 1 Ou
je vous jure que je vous tue, tellement vous me faites hor-
reur !... Ah ! triple folle 1 Imbécile que j'ai été !... Tra-
vaille, ma fille !... Cherche à sauver la fortune de ce digne
homme ! Cette fortune qui, dans huit jours, ne sera plus
à lui !... Efforce-toi, parce que tu crois lui devoir de la
reconnaissance, d'emporter son or pour le mettre en
sûreté sur son navire !... Prends bien tes précautions, ma
fille ! Une fois la fortune à bord, fais allumer les feux, de
façon que cet homme n'ait plus qu'à sauter sur le pont et
à fuir !... Et quand cet homme, ce misérable, te revoit,
c'est pour t'insulter ! pour te ravaler au niveau d'une
voleuse !... Le stupide !... Il ne réfléchit même pas que je
ne peux pas me servir de ses titres !... il faut qu'il accuse !-
Il faut que son abjecte pensée me salisse !...
D'un geste violent, elle écarta Lemercier, et s'élança
vers sa chambre.
— Bon ! pensa-t-elle, je le tiens î
Lemercier courut après elle.
En même temps qu'elle, Lemercier entra chez Fanny s
et la vit s'écrouler sur un canapé, éclater en sanglots.
— Fanny, dit-il, expliquez-moi... Vos dernières paroles
m'ont bouleversé... Voyons.,, parlez-moi...
Elle se tordait comme dans une crise terrible.
— Un médecin ! Vite ! dit Lemercier. Qu'on aille cher-
cher le docteur !
Fanny se redressa, les yeux hagards... et d'une voix de
folle :
— Le docteur ?... Oh ! non S... Pas cet homme î.,.
Prenez garde !... ïi veut vous tuer î... Prenez garde à
Montigny !...
— Montigny ? murmura Lemercier épouvanté de tout ce
qu'il entendait.
Déjà Fanny était retombée sur son canapé ; mais, main-
tenant, elle semblait plongée'dans une sorte de prostration.
Lemercier, au hasard, déboucha un flacon de toilette au
parfum pénétrant et frotta les tempes et le front de Fanny.
— Elle revient à elle, songea-t-il en lui voyant ouvrir
les veux.
320 MARIE-ROSS

— Mon ami, murmura Fanny... s'est donc vous?...


— Oui, oui, Fanny... moi... votî-e mari...
— Oh ! vous êtes donc de retour enfin ? continua-t-elle
comme en rêve. Mon Dieu, que j'ai souffert de votre
absence... Oh ! ne me quittez plus !... Où avez-vous été...
qu'avez-vous fait ? Oh ! j'ai trop souffert, voyez-vous..
Alors, ouvrant tout grands les yeux, elle jeta un cri
comme si elle eût à ce moment reconnu Lemercier...
•—• Vous ?... Vous ici ?... Que me voulez-vous, misé-
rable ?...
— Fanny, Fanny, revenez à vous !... murmura Lemer-
cier, épouvanté par ces derniers mots qui semblaient
avoir échappé au délire de sa femme.
Elle se taisait, le sein oppressé, les yeux gonflés de
larmes.
— Ne me reconnaissez-vous pas ? reprit ardemment
Lemercier.
Alors, elle éclata en sanglots. Et d'une voix brisée, elle
se mit à balbutier des explications :
— Oui... pour mon malheur... je ne vous reconnais que
trop... Mais c'est fini... nous ne pouvons plus vivre
ensemble, monsieur !... Je partirai, je sortirai de cette
maison, pauvre comme j ' y suis entrée... mais j ' y laisserai
derrière moi le remords qui hantera désormais vos nuits...
— Vous resterez, Fanny ! s'écria Lemercier hors de lui.
Pardonnez-moi mon indigne attitude...
— Jamais !... Car je vois que vous avez conservé contre
moi d'étranges préventions... Et pourtant je vous
aimais !... Vous m'étiez apparu comme l'homme vraiment
fort, au-dessus de tous les préjugés... Oui, c'est vrai, autre-
fois, j'ai désiré votre fortune plus que vous-même... Mais
malheureusement, je me suis mise à vous aimer... et je
vois bien que vous n'avez rien oublié, vous 1...
— Tout, Fanny, tout oublié I Je t'adore, tu le sais 1
— Vous ne m'aimez pas !... si vous m'aviez aimée, l'idée
ne vous fût jamais venue que je pouvais songer à fuir...
sinon pour vous rendre un suprême service !...
Il y eut ainsi une latte à la suite de laquelle Lemercier
finit par tomber à genoux.
Fanny, certaine de la victoire, se laissa enfin arracher
ie pardon.
Et les deux dignes époux scellèrent îa réconciliation
par un long baiser.
LA MIGNON DU NORD 321
— Qu'il ne soit plus jamais question de cela... dit alors
Fanny. Il faut pourtant que vous sachiez...
— Non, non, dit vraiment Lemercier, pas ce soir...
demain !... Ce soir je veux être tout à la joie.
— Hélas ! dit Fanny, le danger qui a motivé la déter-
mination que j'étais en train d'exécuter, ce danger n'en
existe pas moins, et il devient plus menaçant d'heure
en heure.
— Mais enfin, s'écria Lemercier, qu'y a-t-il donc ?
— Il y a que j'ai reçu la visite du docteur Montigny...
— Oui, tout à l'heure, quand vous aviez la tête perdue...
par ma faute... vous avez prononcé ce nom... Mais je ne
vois pas... Cet homme n'a été que peu mêlé à ma vie, et
depuis, il a disparu.
— Eh bien ! mon ami, rassemblez tout votre courage...
— Vous me faites peur 1...
— Il y a de quoi, et vous allez comprendre maintenant
que j'aie voulu mettre au plus tôt vos titres à l'abri, en
prévision d'une fuite...
— Vous pensez donc que je vais être obligé de fuir ?
s'écria Lemercier en blêmissant. .
— J'en suis sûre : Montigny sait que Pierre Latour fut
innocent du crime pour lequel on le condamna... Mon-
tigny sait que vous avez remis la petite Marie-Rose à une
troupe de nomades... Comment a-t-il appris ces choses ?
Mystère ! Quel intérêt peut-il porter à Pierre Latour et à
Marie-Rose ? Mystère encore !... Ce qu'il y a de sûr, c'est
qu'il exige que vous commenciez tout de suite les dé-
marches nécessaires pour faiie revenir le forçat et pour
retrouver l'enfant !
Ces paroles portèrent un rude coup à Lemercier et le
démoralisèrent.
— Mais, bégaya-t-il en tombant sur un fauteuil, ce
serait m'accuser moi-même, me livrer !...
— C'est ce que j'ai pensé, dit Fanny. Aussitôt, j'ai fait
mon plan : me réfugier à bord de notre Mouette pour être
prête à tout événement, y transporter tout ce qui était
transportable, et vous y attendre. Une fois au courant,
vous eussiez vendu titres et propriétés, même à perte,
vous eussiez réalisé cinq ou six millions, et nous serions
partis sans laisser de traces...
— Fanny ! chère Fanny ! s'écria Lemercier, vous me
sauvez ! Votre plan est admirable !... Et moi qui ai pu
croire...
11
322 MARIE-ROSE

•— Chut ! mon ami, nous avons dit que plus jamais


il ne serait question de cela !
— Eh bien, n'en parlons donc plus ; mais vous avez
dit le mot : je suis un misérable...
•— Ainsi, reprit Fanny, cette singulière démarche de ce
Montigny vous apparaît, ainsi qu'à moi, significative et
menaçante ?
— Plus que vous ne croyez, chère amie, dit Lemercier
avec une agitation croissante. Il s'agirait de tout autre que
Montigny, je ne serais pas autrement ému... Au besoin...
vous l'avez dit... je suis fort et sans préjugé... la dispari-
tion d'un ennemi ne me paraîtrait pas une entreprise
impossible... Mais ce Momigny, je le crois capable de
tout ! Si je le... faisais disparaître, il est sûr que cela ne
servirait à rien... U a dû prendre ses précautions... il doit
avoir des confidents qui, lui mort, conlinuenient son
œuvre infernale... li n'y a qu'un moyen de lui échapper :
c'est de fuir !
—• C'est donc vraiment un homme redoutable ? dit
Fanny étonnée de voir Lemercier aussi profondément
impressionné...
— Je ne sais... mais je me suis toujours méfié de lui...
Lorsqu'il soignait Hélène de Champîieu, il a dû de\incr
bien des choses... C'est un hj'pocrite... Qui sait s'il n'a
pas employé ces onze années à préparer la trame qui doit
me perdre ?... Je suis sûr qu'il me jalousait... L'envie a dû
lui inspirer une de ces haines froides et terribles qui
mettent des années à éclater, mais qui frappent comme
la foudre quand elles éclatent...
Fanny, si maîtresse d'elle-même, ne put s'empêcher de
frissonner.
— Vous adoptez donc mon plan ? demanda-t-elle.
— Oui, et nous allons l'exécuter au plus tôt. Mainte-
nant, chère amie, vous ne savez pas tout ! Vous ne savez
pas combien cette démarche de Montigny concorde avec
certains événements... Oui, plus j ' y songe, plus je me
persuade que Montigny a longuement mûri un plan
dont nous voyons l'exécution se développer. C'est lui,
Fanny, c'est lui qui nous a envoyé Torquato et Jean
Lannoy !
Les yeux de Fanny se dilatèrent d'effroi.
-T- Si cela est, dit-elle, il faut, en effet, que cet homme
soit un redoutable bandit...
LA MÏGNON DU NORD ôdiô

— Cela est, Fanny ! J'en suis sûr ! Sâvez-vous d'où je


viens '?... Savez-vous pourquoi je ne suis pas rentré à
l'hôtel ces jours-ci ?...
« Et à ce propos, Fanny, je comprends maintenant pour-
quoi vous avez défendu à Jacques Maing de me faire
rechercher...
—• Qui vous a dit ? demanda Fanny en tressaillant.
— Lui-même... Vous avez craint de donner l'éveil,
n'est-ce pas ?
— En effet, mon ami, répondit Fanny qui, à ce moment,
se demanda si Lemercier ne jouait pas quelque terrible
comédie.
Mais Lemercier était sincère. Il reprit :
— Devinez d'où je sors, voyons !... Et vous allez Voir
combien la situation est grave...
— Comment le pourrais-je, mon ami ?... Pendant votre
absence, j'ai pleuré et tremblé, voilà tout.
— Eh bien ! je sors des mains de Torquato et de Jean
Lannoy !... Ils se sont emparé de moi, m'ont traîné dans
leur repaire, et les misérables m'ont séquestré...
•— Il faut les faire arrêter !... s'écria Fanny.
—• Impossible ! dit Lemercier d'une voix sombre.
Et maintenant plus que jamais I... Si je les fais
arrêter, Montigny agira aussitôt. Car il est clair que ces
deux forbans sont les instruments de cet homme... Mais
ce n'est pas tout !... Savez-vous qui j'ai vu ? Vu de
mes propres yeux ? Au pouvoir de Torquato et de Jean
Lannoy ?...
— Vous m'épouvantez, mon ami S Qui donc avez-
vous vu ?
— Marie-Rose !...
•— C'est un rêve !... Allons donc !...
— Je l'ai vue, vous dis-je ! Et je lui ai parlé !
— C'est une fausse Marie-Rose comme celle que je
leur ai montrée...
— Je l'ai reconnue 1... C'est le vivant portrait de sa
mère...
Lemercier fit alors à Fanny un récit détaillé de tout ce
qui lui était arrivé depuis le moment où il était sorti du
cercle. Il lui dit la prétention qu'avaient eue les deux
bandits de lui arracher un million, d'abord, puis cinq
cent mille francs...
324 MÂÏtIE-ROSB

— Mais, fit tout à coup Fanny, si Montigny est d'accord


avec ces gens, il doit savoir que Marie-Rose est chez
eux ?
— Sans aucun doute !
— Alors, pourquoi m'a-t-il demandé, à moi, où elle
se trouvait ?
— Pour vous dépister... Et peut-être, d'ailleurs, ne
venait-il que pour s'assurer de ce que vous pensiez de
mon absence.
— Alors, Montigny chercherait donc simplement à vous
arracher une grosse somme ? dit Fanny pensive.
•—• Je le ci ois. Les cinq cent mille francs exigés sont la
rançon du secret Marie-Rose... Et quant au secret Pierre
Latour, il me demanderait sans doute encore un million...
Et ce ne serait pas fini I... Il me poursuivrait de ses
menaces jusqu'à la ruine complète.
•— Et ces cinq cent mille francs ? dit Fanny.
— Les deux forbans m'ont donné des billets à signer.
— Et vous avez signé ?...
— Il a bien fallu. Ils étaient résolus à me tuer plutôt que
de me relâcher... J'ai résisté tant que j'ai pu... et j'ai
signé...
— Alors, dit résolument Fanny, il faut hâter notre
départ.
— Dans quinze jours au plus tard, nous serons partis. Et
voici comment nous devons nous y prendre, chère amie :
au plus tôt, soit dans trois jours au plus, vous mettrez
votie projet à exécution...
— Quel projet ? demanda Fanny en tressaillant pro-
fondément.
•— Celui de transporter à bord de la Mouette tous nos
titres et tous nos bijoux, et de m'y attendre. Pendant ce
temps, je fais négocier à Paris mes rentes : je mets mes
propriétés en vente, et j'emprunte sur elles la plus grosse
somme possible... Et dès que ces opérations seront termi-
nées, je vous rejoins à Dunkerque, la Mouette déploie
ses ailes... et nous fiions...
•— Si tu m'y trouves !... gronda Fanny au fond d'elle-
même.
En même temps, elle se jeta dans les bras de Lemercier
qui, bientôt, commença à oublier ses terreurs pour ne
songer qu'à la splendide créature qu'il serrait contre
lui.
LA MIGNON DU NORO S25

— Reste avec moi, balbutiait Fanny... ne nous séparons


pas pendant ces deux ou trois jours...
— Oui, cher ange ! fit Lemercier enivré ; que ces der-
nières journées que nous allons passer à Lille soient des
journées d'amour...
Pourtant, Lemercier dut, pour quelques instants,
s'arracher aux bras de Fanny.
— Je te rejoins dans dix minutes, dit-il. Il faut que
je recommande à ce Jacques Maing le silence le plus
absolu sur mon retour et sur tout ce qui va se passer
ici.
-—• Va... mais îiâte-toi de revenir...
Lemercier, fou d'amour, ses idées de jalousie envolées,
se dirigea vers la chambre de Jacques Maing.
Mais il le trouva au salon, feuilletant paisiblement les
journaux.
En quelques mots, Lemercier le pria de recommander
aux domestiques de ne pas souffler mot de son absence ni
de son retour. Il le fit en termes indifférents, de façon à
n'éveiller aucun soupçon chez Jacques Maing.
Puis il fit un mouvement pour se retirer.
A ce moment, Jacques Maing tira une enveloppe assez
large qu'il tenait dans une de ses poches de poitrine.
— Je vous prierai de lire ceci, monsieur, dit-il froide-
ment.
— Une lettre ?... De qui ?...
— Vous le verrez, monsieur.
•— Est-ce pressé ?...
— Nullement ! dit Jacques Maing sur un ton parfai-
tement paisible. v
Et, saluant, il se retira.
Lemercier passa dans sa chambre, considéra quelques
instants la lettre, puis, la plaçant dans un tiroir, il grom-
mela :
•— C'est quelque mémoire. J% verrai cela demain !...
Et il se hâta de rejoindre Fanny...
326 MARîS-ROS#

XY
DEUX FORÇATS

Nous laisserons se développer dans l'hôtel de la rue


Royale le drame qui s'y prépare, et nous reviendrons à
Pierre Latour et à Georges.
Ils avaient installé leur quartier général à Lille, tandis
que Giovanna, louant un terrain près du champ de
manœuvre, y établissait sa roulotte.
Nous les retrouvons huit jours exactement après la scène
qui a fait l'objet du précédent chapitre, c'est-à-dire huit
jours après la rentrée de Lemercier en son hôtel.
Pour se guider dans leurs recherches, ils n'avaient qu'un
indice : le passage de Torquato sur la route de Seclin,
près de la roulotte.
Etait-ce lui qui avait enlevé Zita ?
Si c'était lui, était-il encore à Lille ?
En somme, les jours avaient succédé aux jours sans
apporter le moindre renseignement.
Georges se décourageait. Il devenait sombre, taciturne.
Pierre Latour, qui avait tant de raisons de désespoir,
était obligé de feindre une confiance qui était bien loin
de lui. Il ne parlait plus de ses idées de suicide.
Peut-être la passion qu'il mettait à cette sorte de chasse
lui redonnait-elle un regain de vie. Peut-êtie éprouvait-il
une âpre volupté à assurer le bonheur de Georges et de
Zita avant de chercher dans le néant l'éternel oubli de
son malheur à lui.
Mais jusqu'ici cette chasse n'avait donné aucun résultat.
Le gibier, c'est-à-dire Torquato, demeurait insaisis-
sable, invisible.
Un soir qu'ils erraient à l'aventure dans les rues,
Georges, pour la centième fois, soupirait et grondait :
•— Si je tenais le misérable au bout de ces deux poings
seulement une minute !...
En passant devant les cafés et les cabarets, Pierre
Latour plongeait un rapide regard à l'intérieur.
LA MIGNON DU NORD 327

Tout à coup, vers neuf heures, il s'arrêta devant un


estaminet qu'il venait d'inspecter ainsi.
Son visage ne changea pas. Il ne tressaillit pas.
— Rien, n'est-ce pas ? fit amèrement Georges. Toujours
rien ?
Pierre l'entraîna à quelques pas, sans perdre de vue lo
porte de l'estaminet, et, d'une voix calme, prononça :
•— L'homme est là...
Georges bondit et voulut se précipiter.
Pierre lui saisit les deux poignets et le maintint rude-
ment.
— Pas un mot, pas un cri, pas un geste inutile... Laissez-
moi faire, ou tout est perdu...
— Oui, oui I balbutia Georges, la tête en feu, vous a\cz
raison... mais qu'allez-vous faire ?...
— Je vais entrer et parler à l'homme. Vous, vous serez
ici en surveillance. Si je sors avec l'homme, vous nous
suivrez. Si nous enlrons quelque part, vous entrerez. Si
j'appelle, vous accourrez. Est-ce entendu ?
•—• De point en point, dit Georges en reprenant tout
son sang-froid.
— Du calme et du courage. Dans dix minutes, je saurai
si nous sommes sur la bonne piste.
Aussitôt, Pierre Latour se dirigea vers le cabaret et
entra.
C'était Torquato, en effet, qui se trouvait là.
A tour de rôle, avec Jean Lannoy, il montait la faction
auprès de Marie-Rose : c'était son tour de liberté.
Accoudé à une table devant un veire de genièvrej
Torquato s'absorbait dans ses rêves d'or...
Lemercier avait signé I...
Il y avait deux cent cinquante mille francs pour lui et
autant pour Jean Lannoy.
Lemercier avait pourtant imposé une condition à sa
signature : il fallait faire à tout jamais disparaître Marie-
Rose... Et c'est à "cette obligation que songeait le misé-
rable.
Maintenant qu'il allait être riche, il voulait rester
honnête homme, c'esL-à-dire ne rien risquer, ne plus avoit
de démêlés avec la justice, vivre malgré tout en bon
bourgeois...
Et il fallait trouver le moyen de faire disparaître la
petite — c'est-à-dire de la tuer — avant la fin du mois,'
puisqu'à la fin du mois, Lemercier devait payer son pre-
328 MABIE-ROSB

mier billet. Or, Torquato, gueux, était capable de voler


et de tuer. Torquato, riche, commençait à éprouver le
charme de l'honnêteté. Beaucoup d'honnêtes gens sont
honnêtes de cette façon-là.
Torquato, en réfléchissant à ces choses, se regardait
dans une glace et commençait à se trouver l'air moins
canaille, lorsque, dans cette glace même, il vit se refléter
une figure qui le fit pâlir.
Il se retourna : Pierre Latour était près de lui !
Le bandit frissonna... Pierre Latour, c'était l'évocation
foudroyante du bagne...
Pourtant il sourit, et, vaguement, tendit la main.
Pierre ne vit pas le geste, s'assit de l'autre côté de la
table et dit assez haut :
— Bonsoir, Torquato...
— Doucement, par le sang du Christ ! gronda le bandit.
Pourquoi nous dire nos noms, que diable !... Te voilà donc
dans nos parages ? Que fais-tu par ici ?... Allons, je te paie
un genièvre... Un genièvre à Monsieur ! commanda-t-il.
Pierre Latour frémit. L'ignoble tutoiement lui rappelait
ce qu'il était : un forçat évadé. A lui aussi, la figure de
Torquato était une évocation directe du bagne.
La servante de l'estaminet venait de déposer devant
lui un petit verre...
Il se pencha vers son ancien compagnon d'infamie et
dit :
•— Ce que je fais à Lille ?... Je cherche quelqu'un...
•—• Tiens ! ricana Torquato, moi aussi j'étais venu pour
chercher quelqu'un. Comme cela se rencontre !... Et as-tu
trouvé ?
— Non, dit Pierre Latour.
— Pas de chance. J'ai trouvé, moi 1... Au fait, entre
vieux camarades on se doit un coup d'épaule. Veux-tu
que je t'aide ?
— Je suis entré pour te le demander, dit Pierre.
— Ah I ah !... Ta m'as donc vu du dehors ? Diable !...
Et il se plaça de façon à tourner le dos à la porte vitrée.
Alors, il reprit négligemment :
— Je t'aiderai : je ne demande pas mieux. Qui cherches-
tu ?
Pierre Latour répondit :
— Une jeune fille qui s'appelait Zita et que tu as enlevée
de la roulotte de Giovanna,
*.A MIGNON DU NORD 329
Torquato devint blême et se mit à trembler. Rapide-
ment, il dompta cette émotion. Mais Pierre en avait vu
assez pour être certain qu'il avait prévu juste. Un flot
de joie lui monta à la tête.
— Es-tu fou ? ricanait déjà Torquato. J'ai enlevé...
moi... comment dis-tu ça ?...
— Zita : une jeune fille que ta hideuse Torquata a
martyrisée pendant des années...
Du coup, le misérable cessa de rire. Evidemment, Pierre
Latour était bien renseigné. Il en savait trop ! Torquato se
tâta, constata que son poignard était bien à sa place et dit :
-— Sortons. Ici, on ne peut causer à l'aise.
— Restons, dit Pierre. Je trouve qu'on est très bien ici,
moi. Nous sortirons quand tu m'auras répondu.
— Soit I gronda le bandit. Qui t'a dit que j'ai enlevé
cette petite ?
•— Personne : je t'ai vu, voilà tout. J'étais près de la
roulotte. Alors je me suis dit que j'avais peut-être un peu
le droit de demander une part dans ton entreprise.
— Ah ! ah I... mais si c'est cela... nous pouvons nous
entendre, dit Torquato.
— Je ne demande pas mieux... Dis-moi d'abord pour-
quoi tu as enlevé cette petite ?
— Pour en faire de l'argent, ricana le bandit.
— Comment cela ?...
— Tu es bien curieux, mon vieux camarade.
— Si curieux, dit Pierre Latour froidement, si curieux,
— écoute-moi bien, — que dans le cas où tu refuserais de
me répondre, dans le cas où je m'apercevrais que tu mens,
je crie, je dis qui tu es... et nous reprenons ensemble le
chemin du bagne... Maintenant, réfléchis !
Torquato regarda autour de lui, mesura la distance
qui le séparait de la porte et dit :
— Je vais le tuer raide, bondir dehors avant qu'on
m'arrête, et bonsoir !...
Une idée soudaine l'arrêta : la pensée que peut-être
Pierre Latour avait des complices qui l'attendaient dans
j a rue.
Il fit un mouvement pour se lever.
— Ne bouge pas, dit Pierre, ou je crie !
'" Cette conversation à voix basse, près de quelques pai-
sibles joueurs, avait quelque chose de sinistre. '
Torquato eut un grincement de rage.
i— Que veux-tu savoir ? 'fit-il, vaincu.
330 MARIE-ROSE

— D'abord, comment tu espères gagner de l'argent


avec Zita.
— En la rendant à son père...
— Tu le connais donc, son père ?
— Oui.
— Qui est-ce ?...
— Il s'appelle Lemercier...
A peine ce nom eût-il été prononcé que Torquato vit un
étrange bouleversement se produire dans les traits de
Pierre Latour.
D'une pâleur de mort, la lèvre tremblante, les yeux
agrandis par la stupéfaction ou par quelque sentiment plus
terrible, Pierre Latour était méconnaissable.
— Lemercier ? râla-t-il. Tu as dit Lemercier ?
— Oui : Lemercier de Champlieu... Zita a de qui
tenir !...
— Lemercier qui demeure rue Royale ?
— Oh ! oh !... mais tu le connais, toi ?
Pierre Latour demeura écrasé, pantelant, et murmura :
« Fatalité !... »
La minute qui suivit fut pour le peintre une de ces verti'
gineuses minutes où tous les sentiments disparaissent, où
toutes les forces s'annihilent devant une sensation
unique : sensation que l'on rêve, qu'on se trouve en pré-
sence d'une chose irréelle, invraisemblable, — l'exaspé-
ration du sens d'étonnement.
Pourtant, c'était bien une réalité impossible à mettre
en doute.
Ce Torquato qui le regardait, stupéfait de l'effet qu'il
venait de produire, disait la vérité.
Pourquoi aurait-il menti ?...
— On dirait, fit le bandit, que cela t'étonne, ce que
je viens de dire.
— En effet... Je connais un peu la famille Lemercier,
et je ne savais pas qu'il y eût une fille... Es-tu bien sûr
de ce que tu avances ?
— Quoi ? Que Zita et Marie-Rose ne sont qu'une
seule et même personne ? Parfaitement.
— Et comment le sais-tu ? dit Pierre en dévorant
[Torquato du regard.
—. Parbleu ! c'est Lemercier lui-même qui m'a remis
l'enfant !... C'est la Torquata qui l'a élevée pendant que
j'étais là-bas — avec toi. J'ai su que la Torquata avait
.vendu la petite à Giovaana... Et voilà l
LA MIGNON DU NORD 331

— Fatalité ! répéta Pierre Latour.


Ainsi, c'était bien vrai ! Zita, cette Zita à laquelle il
s'était attaché, cette Zita qui avait fini par devenir son
unique affection, c'était la fille de Lemercier !...
Oui ! il y avait là d'étranges chocs de la destinée, de
ces retours de hasard qui confondent l'esprit, et qui pour-
tant sont plus fréquents que toutes les imaginations.
Pierre s'interrogea.
Est-ce qu'il allait se mettre à moins aimer l'enfant,
parce qu'elle était la fille du misérable qui l'avait envoyé
au bagne ?
Non, non !... Au contraire, avec une joie étonnée, il cons-
tata qu'il éprouvait à ce moment pour Zita plus d'affec-
tion profonde... et il chercha pourquoi.
Ah ! c'est que Zita, c'était en même temps la fille de
Lemercier et l'enfant d'Hélène !...
La fille de celle qu'il avait tant adorée... et qui l'avait
aimé aussi, puisqu'elle était morte de désespoir, le jour
de sa condamnation...
— A quoi diable songes-tu ? demanda Torquato.
Le cœur de Pierre Latour battait violemment. Il se pro-
duisait en lui un bouleversement... Il sentait qu'il rentrait
dans la vie. Sa résolution de suicide s'évanouissait... Il
fallait un père à Zita... à Marie-Rose : il serait ce père !...
Lentement, il redressa sa tête pâle qu'il avait laissée
tomber dans sa main.
Torquato le reconnut à peine. Il fut pris d'un indéfinis-
sable respect. Ce n'était plus le compagnon de bagne
qui était devant lui : c'était une figure nouvelle.
— Voyons, reprit tout à coup Pierre Latour d'une voix
très douce, expliquez-moi comment vous prétendez faire
de l'argent — comme vous dites — en vendant Zita à
son père.
— C'est fait î dit Torquato. Lemercier nous a signé des
billets.
— Et vous îui avez remis l'enfant ? gronda Pierre en
pâlissant.
Un instant, le bandit eut la pensée de répondre « oui ».
Il se débarrassait ainsi de Pierre Latour. Mais il lut dans
ses yeux une sombre résolution. Il eut peur.
— Non... fit-il en hésitant. L'enfant est encore en
mon pouvoir...
— Et vous avez promis de l a «mettre ? „ .
- 332 MARIE-ROSB

— Ecoute ! fit brusquement Torquato. Je ne sais qui tu


es, ni ce que tu veux. Tu m'en as toujours imposé. Là-bas,
d'abord. Puis, pendant les rudes étapes de notre évasion.
Tu m'as toujours fait peur. Ou plutôt, il m'a toujours
semblé deviner en vous un être supérieur à moi. Je vais
donc me confier à vous, comme à moi-même...
— C'est ce que vous pouvez faire de mieux, dit Pierre
Latour.
Torquato venait soudain d'avoir une idée qu'il voulait
développer. Il reprit :
— Nous n'avons pas promis à Lemercier de lui rendre sa
fille : il ne veut pas la voir.
— Misérable !... gronda Pierre.
— Alors... contre l'argent qu'il nous donne, nous
sommes chargés de faire disparaître la p'etite pour tou-
jours... Tenez-vous en repos. Laissez-moi aller jusqu'au
bout... Il faut qu'un de ces jours je puisse aller à l'hôtel
Lemercier et dire *: « Voilà ! vous n'avez plus rien à
« craindre. L'enfant n'est plus. Il ne vous reste qu'à
« payer régulièrement vos billets... s Depuis que Lemercier
a signé, Jean Lannoy et moi...
— Jean Lannoy ?...
— Oui : mon associé. Nous avons fait le coup ensemble...
Eh bien ! nous nous demandons comment faire disparaître
l'enfant. Et nous n'avons pas trouvé...
— Eh bien ?...
— Eh bien ! si vous voulez vous en charger..,
— De faire disparaître l'enfant ?
— Oui... Cela arrangerait tout. Mais il faut que Zita soit
emmenée loin de Lille... au moins pour quelques mois,
ajouta le bandit en ricanant. Je me confie à vous... Si vous
me jurez d'emmener la petite et que Lemercier n'entende
plus parler d'elle... jusqu'à ce qu'il ait fini de payer...
ce qui pourra arriver après...
Torquato acheva sa pensée par un geste expressif.
Puis il termina par ces mots :
— Seulement, vous n'aurez pas un sou. Est-ce dit ?
•—• J'accepte, dit Pierre Latour, le plus froidement qu'il
put. Remettez-moi l'enfant. Et je vous jure que jamais
Lemercier ne la reverra ni n'entendra parler d'elle. Dès
demain, je pars avec elle et Giovanna, et tout est dit.
— Ah çà ! mais vous la connaissez donc, la digne
Giovanna ?
— Je fais partie de sa troupe, dit simplement Pierre.
LA MIGNON DU NORD 333

— Eh bien ! ça me va. Quand voulez-vous emmener


l'enfant ? Voulez-vous que je vous donne rendez-vous
pour demain matin ?...
— Vous faites erreur, mon brave : je suis décidé à ne pas
vous quitter une seconde. Maintenant, écoutez-moi : s'il
survient un obstacle quelconque, je crie et vous fais
arrêter... Si vous essayez de fuir, je vous tue comme
un chien...
Il montra son revolver.
— Soyez tranquille !... dit Torquato d'un air sombre.
Allons, venez avec moi : dans dix minutes, vous verrez
Zita.
Les deux hommes se levèrent et sortirent.
Dans la rue, Georges attendait, palpitant, à ïa même
place.
Pierre le frôla, lui fit un signe imperceptible.
Ce signe fit bondir le cœur de Georges. Il y avait du nou-
veau, c'était sûr !... Il se mit à suivre à distance, la main
crispée, dans la poche, sur la crosse de son revolver.
Il vit Pierre et son compagnon enfiler une allée noire et
triste : il y entra à temps pour apercevoir les deux hommes
au moment où, ayant traversé une cour, ils entraient dans
un petit pavillon situé au fond de la cour.
Georges se mit en faction près de la porte du pavillon
et attendit.
Pierre était entré à îa suite de Torquato.
D'un coup d'ceil, il inspecta le sinistre intérieur, et ses
yeux se fixèrent sur la figure plus sinistre encore de Jean
Lannoy.
Celui-ci, voyant entrer cet étranger, avait bondi.
Mais dans cet étranger, presque aussitôt, il reconnut
le peintre qui jadis escortait M116 Hélène de Champlieu
dans ses promenades.
•— Monsieur Latour ! dit-il.
— Tiens ! fit Torquato stupéfait. Il paraît que tu
connais Monsieur 1
— Où est Zita ? demanda Pierre sans s'inquiéter de
son nom ainsi révélé.
— Vous voulez dire Marie-Rose ? ricana l'ancien valet
de chambre en cherchant à manœuvrer pour se mettre
entre la porte et Pierre.
— R'estez où vous êtes, dit froidement Pierre en
sortant son revolver-
334 MABJE-HOSH

,—- Diable S vous avez des arguments féroces ! gronda


Jean Lannoy. Pourtant, le bruit ne convient pas à tout
le monde !... Aussi, j'obéis ! ajouta-t-i! en faisant un signe
imperceptible à Torquato.
Voici ce que'venait de penser Jean Lannoy :
« Marie-Rose n'est pas la fille de Lcmercier. Marie-Rose
est la fille du peintre. Comment est-il sorti du bagne ? Je
ne sais pas. Mais le voilà, et il veut sa fille. Or, si je la lui
livre, je n'ai plus d'arme contre Lemercier, moi !... s
•— Où est Zita ? reprit rudement Pierre Latour.
—- Une minute, monsieur ! Causons un peu, d'abord...
— Inutile! Votre associé m'a iout dit. Vous voulez
arracher de l'argent à Lemercier. Cela m'est égal, et je
ne vous dérangerai pas. Je m'engage à emmener Zita
au loin. Voilà tout. Pas besoin de discours...
— Des actes, alors ! rugit Jean Lannoy qui, d'un bond
s'élança sur la porte pour la fermer, tandis que Torquato,
sortant son poignard, se ruait sur Pierre.
Mais, au même instant, la porte que Jean Lannoy vou-
lait fermer s'ouvrit toute grande, et Georges parut.
D'un terrible coup de crosse, Pierre avait à demi
assommé Torquato.
Jean Lannoy se trouvait devant le canon de Georges,
qui repoussait derrière lui la porte.
— Zita ! Ou vous êtes morts tous deux ! dit Pierre.
— Zita! fit Georges haletant.'Seigneur ! elle est donc
là !...
— Georges ! mon Georges ! cria une voix délirante.
Le jeune homme d'un bond furieux, enjamba Torquato
évanoui sur le carreau, tandis que Pierre maintenait en
respect Jean Lannoy, hébété d'épouvante et de stupé-
faction.
D'un coup d'épaule, Georges enfonça la porte de com-
munication...
Et Zita tombait dans ses bras, à demi pâmée de
bonheur.
— Nous l'emmenons, dit Pierre Latour à Jean Lannoy»
Voici mon dernier mot : faites de Lemercicr ce que vous
voudrez ; je m'engage à faire disparaître Zita. Mais à la
première tentative que vous faites contre elle, plus de
pitié !...
— Eh bien, soit ! dit Jean Lannoy. Au surplus, si
Lemereier ae la revoit plus, c'est tout ce qu'il fapt..»
LA MIGNON DU NORD 335

Quelques minui.es plu's tard, Pierre Latour et Georges


étaient dans la rue, Marie-Rose entre eux deux, folle de
joie, les embrassant l'un après l'autre...
Elle leur raconta comment elle avait été enlevée par
Torquato et Jean Lannoy, comment elle avait vu son
père... Georges l'écoutait avec extase. De son côté, il dit
tout ce qu'il avait souffert... Quant à Pierre Latour, main-
tenant qu'il savait qui était Zila, il retrouvait en elle les
traits d'Hélène, et, profondément attendri, songeait :
« Je vivrai pour elle !... »
— J'espère que nous allons fuir, dit gaiement Marie-
Rose. J'aime encore mieux l'Italie...
•— Zita, fit Pierre Latour, vraiment, tu ne veux donc
pas revoir ton père ?
Elle eut un geste d'effroi. Puis un éclair de pitié passa
dans ses beaux yeux.
— S'il était malheureux, dit-elle, eh bien ! oui, je surmon-
terais la terreur qu'il m'inspire et j'irais m'offrir à lui
pour le consoler ; mais il est riche, heureux, je ne puis
être qu'une gêne, un obstacle pour lui... Si j'allais le
trouver, il croirait que j'en veux à son argent... Dans les
courts instants où nous nous sommes vus, j'ai bien com-
pris qu'il chercherait encore à me tuer...
Elle frissonna. Et Pierre Latour n'insista pas.
Bientôt tous trois arrivaient au terrain de manœuvres,
près duquel Giovanna avait installé sa roulotte.
Pierre et Georges avaient offert à Zita de l'installer dans
un hôtel ; mais elle avait déclaré qu'elle aurait trop peur,
même sachant ses deux grands amis près d'elle.
Et puis... et puis peut-être avait-elle la nostalgie de la
roulotte.

XVI
LE TESTAMENT DE LEMERCIER

Lorsqu'il fut seul, tout abasourdi de ce qui lui arri-


vait, Jean Lannoy commença par proférer à toute volée
quelques jurons bien sentis. Puis il assena un certain
nombre de coups de poing sur la table et les meubles. En
allant et venant furieusement, il heurta du pied Tor-
quato évanoui.
336 MARIE-ROSE

— Eh là ! fit-il en secouant son associé, réveille-toi,


que diable !
Torquato persistant à ne pas se réveiller, l'ancien valet
de chambre jeta à sa tête le contenu d'un pot à eau,
Torquato, du coup, se redressa, effaré. Il éternua, porta
la main à sa tête où il sentit l'énorme protubérance
d'une bosse, et se releva en grommelant :
— Par l'enfer, voilà un gaillard qui n'a pas froid aux
yeux ! Je ne l'aurais jamais cru... Mais patience, j'ai ma
vengeance toute prête !
— Voyons ? fit Jean Lannoy narquois.
— Je vais simplement écrire au procureur de la Répu-
blique que le nommé Pierre Latour, forçat évadé, se
trouve en ce moment à Lille !
•— Imbécile ! Et on fera des recherches. Et on trouvera
l'auteur de la lettre. Et tu retourneras là-bas !...
— C'est vrai, per Bacco !
— Au fait ! reprit Jean Lannoy qui se repentait déjà
de ce bon mouvement et eût voulu retirer son conseil pour-
être seul à toucher l'argent de Lemercier, — au fait,
peut-être que tu ferais bien tout de même...
— Non, non... j'ai eu trop de mal à reconquérir ma
liberté.
—• Soit î Explique-moi donc maintenant comment et
pourquoi tu m'as amené ces deux enragés...
Torquato raconta ce qui s'était passé dans l'estaminet.
•— Bon ! reprit Jean Lannoy quand ce récit fut achevé.
En attendant, la petite nous échappe...
•—• Tant mieux ! Puisque nous devions la faire dispa-
raître et que nous étions fort embarrassés ! Tu penses que
Zita ou Marie-Rose n'aura rien de plus pressé que de
décamper. Jamais plus on ne la reverra à Lille 1 Nous
pouvons donc dès demain aller annoncer à Lemercier qu'il
n'a plus rien à craindre de sa fille, et qu'il ne lui reste
qu'à payer.
- — Tiens ! c'est vrai ! fit Jean Lannoy pensif.
•— Tout est donc pour le mieux ! conclut Torquato
en achevant de se bander la tête.
Le lendemain donc, les deux associés, ayant revêtu leurs
plus beaux hab*ts, fiers et heureux comme deux bons
bourgeois qui vont toucher leur premier quartier de rente,
se rendirent rue Royale, et se dirigèrent en droite ligne
sur l'hôtel.
LA MIGNON DU NORD 337
Ils s'arrêtèrent devant la porte et Torquato allongea le
bras vers le bouton de la sonnette.
Mais, à ce moment, Jean Lannoy saisit ce bras, et, très
pâle, désigna à son associé une grande pancarte qui se
balançait au-dessus de la porte. Sur cette pancarte, ces
mots étaient imprimés :
« Hôtel à vendre. S'adresser à M e Bréval, notaire. »
Jean Lannoy avait frémi. Torquato demeura bouche
bée, les cheveux hérissés de terreur. Il poussa un grogne-
ment de rage et sonna si violemment que la sonnette
resta dans sa main.
* La porte s'ouvrit à l'instant même.
Ils reconnurent le valet qui les avait déjà introduits, et
respirèrent... Rien ne semblait changé dans la maison :
Lemercier était encore là sans doute.
— Ces messieurs viennent pour visiter ? demanda le
valet qui ne reconnut pas les deux bandits proprement
habillés.
— Nous voulons voir M. Lemercier, fit Jean Lannoy
d'une voix étranglée.
— Il n'est pas ici, messieurs.
— Ah ! ah !... Et quand reviendra-t-il ?...
— Jamais !
— Hein !... Vous dites ?...
— Je dis : jamais 1
Les deux bandits se regardèrent et se virent blême
comme si la foudre fût tombée à leurs pieds.
Jean Lannoy fit un dernier effort :
— Au moins, savez-vous où il se trouve ?
— Quant à cela, non, messieurs. Mon maître est parti,
il y a une semaine déjà — parti avec Madame, et sans
que personne sache ce qu'ils sont devenus. Le notaire
nous a prévenus que nous avions notre mois à toucher
chez lui. Et quant à moi, je reste en place pour garder
l'hôtel jusqu'à ce qu'il soit vendu. Voilà tout ce que je
sais... Si ces messieurs veulent visiter ?...
Jean Lannoy et Torquato échangèrent un sombre
regard : le valet était seul, et il y avait des richesses dans
l'hôtel.
— Oui, dit résolument Jean Lannoy, nous voulons
visiter !...
Le domestique s'effaça : ils entrèrent.
On traversa le vestibule, et on entra dans le salon.
338 MARIE-ROSE

Les associés tressaillirent de rage : le salon était vide !


' Vide la salle à manger ! Vides, toutes les pièces ! Plus
un meuble, plus un tableau, plus un bibelot d'art, plus
rien !
— Le mobilier doit être vendu à part, expliqua le valet,
et le notaire a tout enlevé après inventaire.
Torqualo et Jean Lannoy se retirèrent ; ils tremblaient
sur leurs jambes.
— Nous sommes roulés ! gronda Jean Lannoy.
— Volés ! Assassinés ! gémit Torquato.
Les deux misérables se regardèrent avec une indicible
épouvante.
-— Combien te reste-t-il ? demanda Torquato.
•— Soixante francs. Et toi ?
— Une centaine... Nous allons mourir de faim... à
moins de trouver une bonne affaire... Et d'abord, avant
tout... écoute, je veux me venger...
— Sur qui ? Sur Lemercier ? fit Jean Lannoy en haus-
sant les épaules.
— Non. Sur ces deux misérables qui nous ont enlevé
la petite. ïl faut que je les tue. En es-tu ?
— Oui. Ça ne servira à rien, d'ailleurs...
•—• Qui sait !...
Comme ils atteignaient la Grand'Place, Jean Lannoy
poussa un cri terrible.
-— Qu'y a-t-il ? fit Torquato en regardant autour de
lui avec terreur.
•—• Il y a que nous sommes sauvés ! dit Jean Lannoy
d'une voix haletante.
— Sauvés ? Tu perds la tête !...
— Non ! Lemercier est parti... ou mort, peut-être ! En
tout cas, le notaire opère comme s'il était mort. Il liquide
sa succession...
— Eh bien ?...
•—• Nous avons des billets signés Lemercier, que nous
pouvons produire à la succession !
—• Courons chez le notaire ! s'écria Torquato, repris
d'un immense espoir.
Dix minutes plus tard, ils entraient dans l'étude de
M e Bréval et, après une longue attente, étaient introduits
auprès du notaire. -
— Monsieur, dit Jean Lannoy, nous sommes des créan-
ciers de M. Lemercier pour une somme importante. Nous
venons de son hôtel de la rue Royale, et nous apprenons
LA MIGNON DU NORD 339

que M. Lemercier a disparu, qu'on met l'hôtel en vente...


Vous concevez notre inquiétude... Pourriez-vous nous dire
ce qu'est devenu M. Lemercier ?
•— Il est mort, messieurs. Ou du moins supposé tel.
i — Mais alors... nous sommes frustrés ?...
•— Nullement... si vous pouvez produire une preuve
régulière de votre créance. Chargé de liquider, j'ai même
fait annoncer dans les journaux de Lille que les créan-
ciers, s'il y en avait, pouvaient se présenter à mon étude.
Ainsi, messieurs...
— Nous avons des billets à ordre portant la signature
de M. Lemercier, dit Jean Lannoy rayonnant.
Et les deux associés, se fouillant en même temps, pré-
sentèrent leurs billets au notaire qui se mit à les parcourir.
•— Ces billets sont parfaitement en règle, dit enfin
M e Bréval. Ainsi, j'ai devant moi M. Torquato et M. Jean
Lannoy ?
— Absolument ! firent-ils d'une voix tremblante, le
visage convulsé par la cupidité.
•—• Messieurs, dit le notaire, j'attendais votre visite. Car
il y a dans le testament de M. Lemercier un paragraphe
où il est justement fait mention de votre créance. Ayez
donc l'obligeance de m'attendre ici un instant. Je vais
chercher la minute et vous lire le passage qui vous con-
cerne.
M e Bréval sortit.
Torquato et Jean Lannoy resplendissaient.
— Pourvu que Lemercier ne nous ait pas frustrés!
murmura le dernier.
•— Le notaire nous l'aurait déjà dit... fit Torquato.
Et ils se mirent à attendre, palpitants, dans une telle
angoisse d'émotion, que le quart d'heure d'absence du
notaire leur sembla durer une heure.
Au bout de quinze minutes, M e Bréval rentra, souriant.
Il tenait un papier à la main, s'installa derrière son
large bureau, et dit :
— C'est bien vous, n'est-ce pas, messieurs, je vous le
redemande, qui êtes les créanciers de M. Lemercier,
c'est-à-dire M. Torquato et M. Jean Lannoy ?
— C'est nous, répondirent de nouveau les deux bandits
pantelants.
— Voici donc le passage du testament que M. Lemer-
cier & pris soin d'ajouter tout exprès pour vous
340 MARIE-ROSE

— Ce bon monsieur ! larmoya Jean Lannoy.


•—• Ce digne ami ! ajouta Torquato qui crut devoir
s'essuyer les yeux.
— Veuillez écouter, messieurs, reprit le notaire. Voici
les paroles de votre débiteur :
« Des billets à ordre portant ma signature seront
« peut-être présentés à la succession. Ils sont signés de
a moi, et parfaitement en règle. Le total est de cinq
s cent mille francs, soit deux cent cinquante mille à
« l'ordre de Torquato et deux cent cinquante mille à
tt l'ordre de Jean Lannoy...
Jean Lannoy, les ongles incrustés dans la paume de
ses mains, serrait les mâchoires pour ne pas hurler de
joie.
Torquato, pâle comme un mort, se demandait s'il
rêvait.
Le notaire, qui jusqu'ici avait été impassible, eut un
étrange sourire et toussa légèrement en jetant un coup
d'oeil vers la porte. Et alors il continua :
« Je préviens la justice que ces billets ont été arra-
« chés à ma signature par ruse et par violence et sous
« menace de mort... »
— C'est faux ! râla Torquato d'une voix rauque.
Quant à Jean Lannoy, il s'était dressé tout d'une
pièce, et regardait autour de lui, préparant sa fuite.
Le notaire, au même instant, achevait :
« Ces deux hommes sont de redoutables bandits. L'un
a est un assassin, c'est lui qui a tué Jeanne Maing dont
s on retrouvera le cadavre dans les bois de Wahagnies...
« l'autre, Torquato, est un forçat évadé... II faut donc
a que... »
Les deux associés n'en entendirent pas davantage.
D'un même mouvement, ils s'étaient précipités vers
la porte, et l'ouvraient...
Mais ils s'arrêtèrent, foudroyés de terreur, stupides
d'étonnement... Devant eux, une dizaine d'agents, dont
les deux premiers avaient le revolver au poing, les atten-
daient...
Ils se retournèrent pour chercher une autre issue...
Mais déjà les agents se jetaient sur eux.
Il y eut une courte lutte. Bientôt Torquato et Jean
Lannoy se trouvèrent liés, menottes aux mains, entraves
aux pieds, victimes de cette dernière vengeance de
Lemerciers — victimes peu intéressantes, d'ailleurs.,
LA. MIGNON DU NORD 341

XVII
DERNIÈRE VISITE DE JACQUES MAING
A LA TOMBE DE SA SŒUR

Jacques Maing, après avoir, comme on Fa vu, remis à


Lemercier la lettre qu'il avait préparée, était entré au
salon, et s'était assis, la tête entre les mains. Il avait la
fièvre. Son front brûlait...
Il avait fermé les yeux et toute son attention ner-
veuse portée au paroxysme se concentrait dans le sens
de l'ouïe.
Qu'allait-il se passer ?...
Lemercier lisait-il la lettre ? Allait-il venir lui demander
des explications ? Ou bien allait-il tuer Fanny tout
de suite ?
Il écoutait de toute son âme, dans cette pénible sur-
tension des nerfs qui précède l'explosion d'un coup de
tonnerre lorsqu'on a vu luire l'éclair. Il attendait la
détonation d'un coup de revolver ou le cri de détresse de
la femme qu'on égorge.
Il entendit quelques éclats de voix et se redressa.
Rapidement, ii se rapprocha de la chambre au coffre-
fort.
•— S'il touche à Fanny, je le tue !
Telle fut exactement la pensée de Jacques Maing à
cette minute.
Il oubliait toutes les conventions passées avec lui-
même... La lettre remise, il eût dû fuir, •—• et il était
resté... La lettre produisant son effet, il eût dû plutôt
aider Lemercier, — et il se jetait au secours de Fanny...
L'amour, encore une fois, était le plus fort en lui.
Bu couloir, il put assister à l'entretien de Fanny et
Lemercier : il comprit que l'homme n'avait pas encore
lu la lettre. Il vit alors Fanny sortir en courant et se
réfugier dans sa chambre. Il vit Lemercier la suivre...
Alors il se mit à écouter à la porte...
Il comprit que Lemercier allait passer la nuit avec
Fanny.
Alors, U se retira dans sa chambre.
342 MARIE-ROSE

L'amour disparut à nouveau. La jalousie recommença


à le torturer. Il passa une nuit aussi afïreuse que celle
où il avait écrit la lettre à Lemercier.
Le matin, vers neuf heures, un peu de sang-froid lui
revint enfin.
Il se résolut à fuir la maison. La condamnation de
Fanny était inévitable.
La sauver ? Pourquoi faire ? Pour recommencer à
souffrir ?... Non. Il en avait assez...
Il décida donc de quitter la maison séance tenante et
de se loger assez près pour pouvoir surveiller ce qui
arriverait... Il voulait assister à l'agonie de Fanny, et
peut-être de Lemercier.
Il plaça dans sa poche quelques billets de banque qu'il
tenait en réserve, — une dizaine de mille francs ; avec
cela, une photographie de Fanny, une lettre qu'il n'avait
pas jointe au dossier remis à Lemercier, puis, jetant un
dernier regard charge de désespoir autour de lui, il
marcha à la porte.
A ce moment, cette porte s'ouvrit. Lemercier parut et
lui dit :
— Avant que vous quittiez l'hôtel, nous avons à causer.
Pour tout autre que Jacques Maing, Lemercier eût
paru dans son état normal. 11 parlait froidement selon
sa coutume, sans gestes, le regard voilé...
Mais, pour Jacques Maing, ce calme même était
l'apogée de la fureur ou du désespoir.
Il comprit que Lemercier avait lu la lettre.
Il recula donc devant lui, et avec la même terrible
tranquillité il dit :
, •— Je suis prêt à vous entendre, — et à vous répondre.
j l

Oui, Lemercier venait de lire la terrible lettre.


Dans la nuit, il avait achevé de combiner avec Fanny
leur fuite à tous deux.
Il quitta de bonne heure la chambre de sa femme et
passa dans la sienne.
Il s'assit alors à sa table et s'apprêtait à sonner pour
faire venir Jacques Maing dont l'aidé lui ctail nécessaire,
lorsqu'il retrouva tout à coup la lettre qu'il avait'la veille
mise de côté
LA MIGNON DU NORD 343

Il la décacheta aussitôt et la parcourut tout entière.


Qui eût "vu Lemercier à ce moment eût été épouvanté
de ce visage couleur de cendre, de cette sorte de râle bref
qui sifflait sur ses lèvres, et de ce regard de bête blessée
à mort qu'il jetait autour de lui.
Mais il n'eut aucune explosion de colère ou de douleur.
Pendant dix minutes, il se débattit contre la syncope
ou peut-être même la congestion cérébrale.
Il paraît que son heure n'était pas venue... il ne mourut
pas, il ne s'évanouit pas.
Lorsqu'il eut triomphé de cet hébétement comateux où
il venait de sombrer, il se leva, alla pousser les verrous
pour que personne né pût le surprendre, puis revint
N
s'asseoir.
Alors, il relut avec une scrupuleuse attention l'infernal
papier.
Puis il compulsa les documents que Jacques Maing lui
fournissait : lettres délirantes, billets de rendez-vous, pho-
tographies... Il y en avait une quinzaine : autant
d'amants !... Pour chaque amant, Jacques s'était procuré
une irréfutable preuve : de quoi assommer Fanny d'un
seul coup, sans discussion possible.
Lorsque Lemercier eut fini, il eut un geste de lassitude
effroyable... La vie lui devenait trop lourde à porter.
Il avait rêvé le bonheur. Il s'y était acharné. Il s'était
rué à la conquête de toutes les jouissances que peut pro-
curer la fortune. Rien ne l'avait arrêté. Il avait été en
somme un admirable joueur.
Tout cela aboutissait à une catastrophe qui dépassait
de beaucoup tout ce qu'il avait pu rêver de terrible
La conclusion de ses réflexions fut très nette :
— Je ne peux plus vivre...
Il eut alors comme un rugissement ,— le seul mouve-
ment de colère qui lui échappa dans cette heure solen-
nelle.
Colère contre lui-même...
— J'eusse dû m'arracher le cœur, songea-t-il. J'avais
donc oublié qu'une passion pouvait m'assassiner...
Il reprit aussitôt son calme et brûla dans la cheminée
la lettre dénonciatrice et tous les documents.
Quand tout fut consumé, il remua les cendres afin que
pas un indice ne pût subsister.
344 MARIE-BOSE

Non qu'il redoutât qu'un domestique apprit son


malheur : cela lui était indifférent.
Seulement, il ne voulait pas que Fanny sût, elle !
Il fallait qu'elle conservât toute sa sécurité.
Alors, il songea à ce qu'il ferait de Jacques Maing.
Ses idées étaient d'une extraordinaire limpidité. Sur-
le-champ, il arrêta ce qu'il avait à faire. Il s'habilla,
passa chez Fanny, lui annonça qu'il serait dehors toute
la journée ; puis, revenant à sa chambre, il ferma le
coffre-fort en changeant le mot, glissa un-revolver et un
poignard dans la poche de son pardessus et alla trouver
Jacques Maing.
Il commença ainsi, d'une voix paisible :
— C'est une plaisanterie, n'est-ce pas?...
— Quoi donc, monsieur ? fit Jacques Maing qui com-
mença à douter que sa lettre eût été lue.
— Mais... ce que vous m'avez écrit... Il faut que vous
soyez fou !
Jacques Maing ouvrit des yeux égarés : il ne compre-
nait pas.
— Voyons, reprit Lemercier, vous portez contre
M m e Lemercier des accusations ineptes, sans preuves...
— Je vous ai remis les preuves...
— Ces chiffons de papier ? Je les ai brûlés... Ah ?
c'était des preuves ?...
— Des preuves, oui. Vous les avez lues...
— Non. Et puis, cela se fabrique, des preuves. Avouez
que vous êtes un profond scélérat.
— Ainsi, vous ne me croyez pas ?
— Non.
Cette étrange conversation se faisait à mots brefs
hachés. Jacques sentait la folie l'envahir. Il n'avait pas
prévu que Lemercier refuserait de le croire ! '
— Je jure, dit-il, je jure que j'ai dit la vérité.
Lemercier haussa les épaules.
— Vous jurez... c'est très bien... mais sur quoi?...
Sur Dieu ? Vous n'y croyez pas. Sur votre honneur ?
Je n'y crois pas !
— Je suis prêt, dit Jacques Maing, à vous faire le
serment que vous voudrez.
— Jurez donc sur la tombe de votre sœur ! dit Lemer-
cier d'une voix sourde Ah ! vous pâlissez, n'est-ce pas ?
LA MIGNON DU NORD 345

Cela vous paraît terrible... Vous auriez peur de mentir


comme vous mentez, effrontément... Vous voyez bien
que vous n'osez pas !
Jacques Maing songeait :
•— Pourquoi veut-il que je jure sur la tombe de Jeanne ?
Lui ! l'homme sans scrupule et sans superstition ?
Lemercier attendait avec un sourire sinistre.
— Je suis prêt ! répéta enfin Jacques.
— A jurer... là-bas ?... dans les bois ?... Oh ! prenez
garde !... Car alors, je pourrais vous croire !
— Venez donc ! grinça furieusement Jacques Maing.
Si c'est cela qui doit vous faire croire, venez ! Car tout
mon espoir, à moi, mon dernier espoir, c'est de vous
persuader et de vous faire souffrir tous les deux, elle
et vous !
— Partons tout de suite, alors ! dit Lemercier qui, en
même temps, sonna et ordonna d'atteler son tilbury.
Dix minutes plus tard, les deux hommes prenaient
place dans le léger véhicule, l'un près de l'autre.
Pendant la route, ils ne se dirent pas un mot.
• Ils n'échangèrent pas un regard.
' A Wahagnies, Lemercier laissa le tilbury dans l'unique
auberge du village.
Le soir commençait à tomber lorsqu'ils pénétrèrent
dans la forêt décharnée...
Alors tous deux, à pied, gagnèrent les bois.
Il faisait froid. Une humidité glaciale tombait sur les
épaules des deux hommes.
Mais ils ne semblaient pas s'en apercevoir. Ils mar-
chaient d'un pas rapide, toujours sans se parler.
•— Vous savez où elle est maintenant? demanda tout
à coup Lemercier.
Jacques fit signe que oui.
Le corps de la malheureuse jeune fille avait été simple-
ment transporté à une trentaine de pas du vieux hêtre
au pied duquel elle avait été primitivement enterrée.
A cet endroit, les arbres étaient plus resserrés.
L'été, c'était plein de ronces et de jeunes pousses qui
formaient là un fourré d'un aspect charmant. ,
Mais maintenant, c'était la désolation •; des branches
sèches, un terrain couvert de feuilles rouges et humides,
des troncs qui paraissaient morts.
346 • MARIL-ROSE

A cette heure, à la tombée de la nuit, le bois, par ce


paysage d'hiver, prenait une teinte funèbre, et formait
un tableau d'une poignante tristesse.
Jacques Maing grelottait.
Peut-être la scène effrayante se levait-elle devant son
imagination... sa sœur se débattant sous l'étreinte de
Lemercier, de Jean Lannoy et du marquis de Champlieu... '
puis sa sœur morte !... tandis que lui, le misérable, écou-
tait les offres du procureur, qui achetait son silence...
La hutte lui apparut soudain.
La hutte où, par un jour d'hiver, tandis que la neige
tombait, il avait tout raconté à Fanny 1
Il détourna la tête en frissonnant...
Enfm, il s'arrêta, et dit :
— C'est là...
Au même jnoment, Lemercier bondit sur lui et lui
enfonça son poignard dans la gorge.
Jacques Maing tomba comme une masse en travers du
renflement de terre qui recouvrait le cadavre de sa
sœur...
Il ne put pousser un seul cri.
Ses doigts se crispèrent sur le sol, et se mit à râler,
ouvrant des yeux effrayants.
Lemercier se pencha sur lui et se mit à rire.
Ce rire plus encore que les angoisses de la mort, fit
dresser les cheveux de Jacques.
Il essaya de prononcer un mot, mais il n'y put parvenir.
— Tu n'es pas tout à fait mort? dit Lemercier. C'est
bien ce que j'ai voulu... Le coup a été parfaitement
appliqué... Ecoute, maintenant, écoute, mon ami... Tu
as voulu me faire souffrir ?...
Son rire terrible éclata de nouveau dans le triste silence
du bois.
Il continua :
— Eh bien ! tu t'es trompé !... Tout ce que tu m'as
raconté dans ta lettre, je le savais !...
Les yeux de Jacques Maing, à défaut de sa parole,
exprimèrent l'horreur et l'épouvante.
— Je le savais, comprends-tu cela ? Que veux-tu, mon
cher ! j'aime assez Fanny pour lui tolérer des amants...
Je l'aime ainsi, moi !... Et tout à l'heure, lorsque je m'eni-
vrerai de ses baisers, dans ses bças, je lui dirai ta stupi-
dité, et nous en rirons tous les deux...
LA MIGNON DU NORD 347
Il se redressa, poussa du pied le moribond qui faisait
d'incroyables efforts pour se traîner un peu plus loin.
Lemercier fit même quelques pas, d'un air tranquille.
Quand il revint au blessé, celui-ci était enfin parvenu
à s'éloigner un peu du coin de terre qui recouvrait sa
sœur.
Lemercier le poussa encore du pied en disant :_
— Non, non... reste où tu es, mon cher. Tu es bien là
pour mourir.
Une effroyable expression d'angoisse se peignit sur les
traits convulsés de Jacques Maing.
Tout à coup, il se redressa presque debout, puis re-
tomba lourdement, sa tête mollement inclinée sur l'épaule.
Lemercier s'agenouilla.
Il plaça son oreille au cœur pour surprendre un batte-
ment de vie.
Mais Jacques Maing était bien mort.
Alors Lemercier prononça :
— A l'autre, maintenant !...

Qui eût pu voir Lemercier au moment où il jeta ~un


dernier regard sur Jacques Maing eût été frappé de la
soudaine décomposition de ses traits. Il était, autant dire,
aussi livide que le cadavre. Cet le exécution qui eût dû
en somme lui procurer quelque soulagement acheva au
contraire d'exaspérer ses nerfs. Il eut la tentation de
faire ce que font certains assassins qui s'acharnent sur le
cadavre de leur victime...
Il parvint néanmoins à se contenir.
Et laissant le cadavre sans prendre aucun soin de le
cacher, il s'éloigna d'un pas tranquille, c'est-à-dire ferme
et sans hésitation.
Il faisait nuit noire lorsqu'il eut regagné Wahagnies.
L'aubergiste 'chez qui il avait laissé le tilbury ne le
reconnut qu'aux vêtements.
L'expression du visage était si changée que cela ne fai-
sait plus le même homme. Pourtant, cet aubergiste ne
fit aucune question, ne s'étonna pas, et proposa simple-
ment à Lemercier un verre de genièvre qu'il accepta et
avala d'un trait.
348 MARIE-ROSS

Lemercier offrit un louis à l'aubergiste, et tandis que


celui-ci allait chercher la monnaie, remonta dans son
tilbury et fouetta son cheval.
Le retour à Lille fut d'une foudroyante rapidité.
-— Pourvu qu'elle n'ait pas pris peur ! Pourvu qu'elle
n'ait pas deviné ! Pourvu qu'elle ne soit pas jjartie !...
Il n'eut pas d'autre pensée pendant tout le trajet.
Lorsqu'il s'arrêta devant l'hôtel, le cheval était fourbu
en arrivant à sa stalle dans l'écurie, il tomba.
Lemercier était entré d'un bond.
— Madame ? demanda-t-il au laquais.
— Madame attend Monsieur au salon...
Le soupir que poussa Lemercier ressemblait si fort à
un gémissement, que le valet le regarda étonné. Mais
Lemercier vivait dès lors dans la sphère des tragédies.
Il ne voyait plus rien.
Il passa donc, courut à sa chambre, constata qu'on
n'avait pas essayé d'ouvrir le coffre-fort, et, devant la
glace, s'ingénia pendant une demi-heure à donner à son
visage l'expression qu'il voulait.
Comme il se regardait ainsi, il vit des taches de sang
sur sa chemise.
— Il faut que je change de linge, pensa-t-il.
Mais il se ravisa tout à coup, et un sourire vraiment
hideux crispa ses lèvres. ?
— Quoi que je fasse, gronda-t-il, je n'arriverai pas à
prendre une physionomie possible. Elle est capable de
deviner, la gueuse !... Eh bien! ce sang expliquera toutî
Cela tombe à merveille.
Alors, il se dirigea vers le salon, faisant un incroyable
effort pour demeurer aussi calme qu'il pouvait.
Lorsqu'il apparut, Fanny se dressa tout d'une pièce et
devint presque aussi pâle que lui, songeant :
— Il sait tout I...
C'était épouvantable ces deux têtes livides qui échan-
geaient un regard sans expression humaine.
— Que vous arrive-t-il? parvint-elle à balbutier.
— Je vais vous le dire, fit Lemercier assez satisfait du
ton de sa voix, venez, chère amie...
Lorsqu'ils furent dans la chambre de Fanny, verrous
tirés, rideaux clos :
•— Je viens de tuer Jacques Maing, dit-il.
A ce moment, elle fut sublime d'audace.
— Oh! le pauvre garçon ! dit-elle, et pourquoi ?...
1A MIGNON DU NORD 349

En même temps, son regard cherchait autour d'elle un


.moyen de fuite. Car elle avait la conviction que Lemer-
cier allait la tuer aussi.
Soudain, elle fut rassurée.
— Figurez-vous, reprenait Lemercier, que ce misérable
m'a menacé. Il m'a conduit dans le bois de Wahagnies...
Fanny tressaillit.
— Sous prétexte qu'il avait des choses importantes à
me révéler... Mais là, il est devenu comme fou. Il m'a
menacé de raconter la mort de sa sœur... Alors, je l'ai
tué...
— Et ses révélations ? demanda Fanny pantelante.
— C'était cela, sans doute ! Vous comprenez que je n'en
al pas entendu davantage. Il n'y avait pas à hésiter,
n'est-ce pas ? Je l'ai frappé. Un seul coup a suffi...
— Alors, il n'a rien dit ?...
— Vous trouvez que ce n'était pas assez ?...
— Oh ! si !... Le misérable I...
— Il faut fuir, Fanny.
— C'est chose convenue...
— Oui ! mais il faut fuir à l'instant... c'est-à-dire cette
nuit... demain matin...
— Oui, oui, demain matin...
— Vous comprenez ?... Je vais laisser des instructions
à mon notaire... je fais tout vendre...
— Mais ne serez-vous pas soupçonné ?
•— D e quoi ?...
— Du meurtre de ce Jacques Maing !...
*— Non, non... j'ai pris mes précautions... La chose ne
sera pas découverte avant deux ou trois mois...
— Alors pourquoi la fuite précipitée ?
— J'ai peur, Fanny!... J'ai peur!... Vous me consolerez9
vous me soutiendrez... Je me ferai envoyer à l'étranger des
fonds liquides... et puis nous choisirons un point du
globe où nous puissions vivre tranquilles...
— Eh bien ! prenons le premier train du matin pour
Paris, et gagnons l'Italie...
— Non, mon amie... nous avons le yacht...
— Ah ! oui... le yacht...
— C'est mieux, n'est-ce pas ?...
— Certes !... Allons, remettez-vous... c'est une dernière
alerte... Allez, mon ami, allez travailler à vos instructions
au notaire : moi, je vais préparer l'indispensable pour
notre départ
350 MARIE-ROSE

^Lemercier s'élança dans sa chambre, saisit quelques


feuilles de papier timbré et s'installa à sa table pour
écrire. Mais presque aussitôt il bondit :
•— Si elle m'avait deviné 1 gronda-t-il. Si elle allait
m/échapper !...
Il rentra précipitamment chez Fanny, qui déjà, comme
elle l'avait dit, s'occupait de placer dans une valise
l'indispensable pour elle et pour lui.
Elle eut un geste de surprise.
•—• J'ai peur d'être seul, dit Lemercier d'une voix
rauque. Je travaillerai dans votre cabinet de toilette...
Fermez la porte, mettez les verrous...
Fanny se hâta d'obéir. Elle le voyait dans un état de
surexcitation qui la troublait profondément. Mais encore
une fois, cette surexcitation, elle l'attribua à une terreur
presque superstitieuse.
Elle haussa les épaules et songea :
— Voilà ce qu'est devenue cette énergie qui faillit jadis
me terrasser moi-même i... Au surplus tout est pour le
mieux ainsi. Grâce à cette épouvante, il est en mon pou-
voir... Qu'il* liquide donc sa fortune, qu'il fasse venir
l'argent dans la ville où nous allons nous réfugier... Je
saurai alors en prendre ma part, et riche, je partirai...
Libre et riche de deux du trois millions, je puis me faire
une belle existence dans une ville dé plaisirs comme
Vienne ou Pétersbourg... Nous verrons.
Lemercier, cependant, s'était enfermé dans le cabinet
de toilette, et il écrivait sur papier timbré :
« Ceci est mon testament.
« A l'heure où je l'écris, je me porte admirablement, et
« je jouis de toute ma raison. Je suis donc dans les meil-
« leures conditions pour tester selon ma volonté formelle.
« D'ici trois jours au plus tard, je serai mort.
« Ma femme également sera morte.
« Il n'y aura donc aucune raison de retarder l'exécution
s de mes volontés, sauf les délais légaux.
a Ma femme sera morte, parce que je vais la tuer.
« Et moi je serai mort parce qu'après cette exécution
« ntcessaire, je me suiciderai.
« Je tue ma femme parce qu'elle m'a trompé. Et je me
« tue moi-même parce que je ne puis vivre sans elle. Cette
a femme abominable, pour qui l'adultère est devenu une
« habitude, une simple distraction, a pris sur moi un em-
I A MIGNON DU NORD 351
« pire que je ne puis secouer. Je l'aime avec frénésie...
« Je mourrai en l'adorant...
. « M° Bréval, notre notaire, trouvera dans mon cofîre-
« loi! ious les documents parfaitement en règle établis-
« saut ma fortune à ce jour : titres de propriété et titres
« de rente sont étiquetes à leur place.
« Je veux que toute ma fortune immobilière, y compris
« mon liôtcl, soit vendue afin qu'il ne reste plus aucune
« trace de ma vie de malheur. Le tout doit produire
« environ six millions.
« Voici comment j'entends disposer rigoureusement de
« cette -'somme :
« J'institue mon légataire universel le docteur Montigny,
« qu'on retrouvera facilement dans Lille ou aux environs,
« à charge à lui de :
« 1° Verser une somme de cinq cent mille francs à telles
« œuvres d'hospitalisation qui lui conviendront ;
« 2° Verser cinquante mille francs à mon notaire pour
« la peine qu'il va prendre à liquider ma situation ;
« 3° Garder pour lui-même trois cent mille francs en
« dédommagement des mauvaises pensées que j'aie eues
G et des projets ••que j'ai failli exécuter contre lui ;
« 4° Verser cinquante mille francs au maire de Waha-
« gnies afin qu'il fasse entretenir la tombe de ma première
« femme, Hélène de Champlieu. Je désire que cette tombe
« soit toujours fleurie ;
« 5° Tout le reste, soit environ cinq millions, consti-
« tuera la dot de ma fille Marie-Rose, dont le docteur
« Montigny sera le tuteur.
« Dans la lettre ci-annexée à l'adresse de M. le procu-
« reur de la République, on trouvera les renseignements
« nécessaires sur les nommés Jean Lannoy et Torquato,
« aux mains de qui ma fille est en ce moment.
« Je supplie ma fille Marie-Rose d'avoir pitié de son
« père et de ne conserver contre sa mémoire aucun des1
« sentiments de répulsion qu'elle m'a témoignés,
« Je meurs désespéré en maudissant la vie. »

Lemercier ajouta quelque codicilles, notamment celui


qui concernait la créance Jean-Lannoy-Torquato.
Puis il écrivit encore deux ou trois lettres.
Il enferma le tout dans une large enveloppe qu'il
cacheta de rouge et sur laquelle il écrivit, au-dessous de!
l'adresse du notaire : « A ouvrir demain. »
352 MARIE-ROSE

Puis il revint trouver Fanny.


Il était alors près de deux heures du matin. Fanny était
couchée depuis longtemps, mais ne dormait pas.
— Vous paraissez calme, cher ami, dit Fanny en sou-
riant.
— Oui, répondit tranquillement Lemercier, cela me
soulage d'avoir arrangé mes affaires. Il me semble que
j'ai maintenant la conscience plus légère...
— La conscience ? dit Fanny avec inquiétude.
— Oh ! c'est une façon de parler... Mais quel vent !...
comme cela siffle et hurle !...
— Oui... c'est une tempête qui vient de s'élever pendant
que vous écriviez. Je plains les malheureux qui sont en
mer par un temps pareil...
Lemercier tressaillit.
Il alla ouvrir la fenêtre. Une violente rafale s'engouffra
dans la chambre et éteignit la lampe.
Fanny poussa un cri de terreur... Lemercier, alors,
referma sans hâte, pendant que Fanny, d'une main
tremblante, rallumait la lampe.
—• Il faut maintenant faire parvenir votre lettre au
notaire, dit-elle pour parler, pour dire quelque chose,
toute secouée encore de la soudaine épouvante qui s'était
emparée d'elle...
Car l'épouvante, en même temps que la rafale, était
entrée dans la chambre.
— Inutile, dit Lemercier, demain matin, en passant,
je remettrai moi-même ma lettre. '
Et il se mit à la contempler avec des yeux fous.
Fanny frissonnait. Quelque chose comme un soupçon
effroyable se levait dans son esprit et une clarté de
meurtre luisait dans son regard. Son bras se glissa sous
l'oreiller et y toucha son poignard.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? lui demandâ-
t-elle en essayant de sourire.
— Pourquoi ? dit-il en rendant sourire pour sourire...
Pourquoi ?... Est-ce la première fois que je te regarde
ainsi ?
Fanny ferma les yeux. Sa main crispée lâcha le poi-
gnard, elle tendit ses bras, et rassurée, de sa voix la plus
enivrante elle murmura :
— Viens... tu vois bien que je t'attends...
Ce fut pour Fanny une nuit étrange, terrible. Tantôt
persuadée que l'homme allait l'étouffer, et elle était sur le
LA MIGNON DU NORD 353

point de l'égorger... tantôt convaincue qu'un délire de pas-


sion l'affolait, et elle cherchait à porter cette passion à son
paroxysme...
Au dehors, rugissait la tempête dont parfois les coups de
vent furieux semblaient ébranler l'hôtel...
De longs gémissements, le long des corridors, mêlaient
leurs voix funèbres au bruit des baisers haletants de
Lemercier et de Fanny.
Ce fut comme une agonie d'amour violent.
Vers sept heures du matin, ils n'avaient encore dormi
ni l'un ni l'autre.
Pourtant, ils se levèrent et s'habillèrent.*
— Je suis brisée, dit Fanny.
— Nous nous reposerons la nuit prochaine, répondit
Lemercier.
Ils quittèrent l'hôtel en disant aux domestiques qu'ils
poussaient une pointe jusqu'à Dunkerque et qu'ils
seraient de retour le lendemain dans la journée. En pas-
sant devant l'étude du notaire, Lemercier entra pour
remettre lui-même sa lettre. Mais, circonstance qui parut
étrange à Fanny, il exigea qu'elle entrât aussi. Bientôt,
d'ailleurs, elle eut oublié cet incident. Lemercier parais-
sait calme, presque gai.
Ils arrivèrent à la gare sans avoir rencontré aucun
visage de connaissance.
Vingt minutes plus tard, un train les emportait tous
deux vers Dunkerque.

XVIII
LE YACHT « LA MOUETTE »

Le voyage de Lille à Dunkerque ne présenta aucun inci-


dent.
Lemercier accomplit ce prodige d'être gai. Lui si sombre
d'habitude, il fut bavard. Si Fanny avait eu un soupçon
quelconque, ce soupçon devait s'être évanoui.
Leur premier soin en débarquant, fut de se rendre aus-
sitôt chez le capitaine de leur yacht, qui occupait sur les
quais un modeste logement.
12
354 MARIE-EOSE

Lemercier l'invita à déjeuner, honneur auquel il ne


l'avait pas accoutumé.
Ce capitaine était un ancien long-courrier que ses idées
d'indépendance avaient obligé à quitter la Compagnie qui
lui avait jusque-là confié des commandements.
/ Capitaine d'un yacht de plaisance, il se trouvait plus à
son aise, soit au point de. vue de la direction du navire,
soit au point de vue des bénéfices, car Lemercier le payait
largement.
En attendant le déjeuner, Fanny manifesta l'intention
d'aller voir une ou deux amies.
Lemercier la laissa partir, certain que maintenant elle
n'avait pas l'ombre d'un soupçon.
Avec le capitaine, il embarqua dans un canot qui, dix
minutes plus tard, accostait le yacht.
C'était un très beau navire gréé en goélette et muni
d'une machine qui imprimait le mouvement à une hélice.
Il nécessitait un équipage de dix ho'mmes, sans compter
mécanicien, chauffeurs et domestiques.
Tout ce monde logeait à terre pendant que le yacht
était à l'ancre, mais appartenait à La Mouette d'un bout de
l'année à l'autre : une coûteuse fantaisie de Fanny, qui
voulait s'embarquer quand bon lui semblait, sans se
donner la peine de recruter un personnel pour chaque
voyage.
A ce moment, il n'y avait à bord que deux hommes de
garde.
Lemercier, suivi du capitaine, se rendit à sa cabine,
luxueuse chambre à coucher toujours prête à le recevoir.
Il ouvrit une petite armoire de fer pratiquée à la tête
du lit.
Il y avait la, toujours et à tout hasard, une somme
qui variait de cinquante à soixante mille francs.
Lemercier se mit à compter les billets de banque et l'or.
Il mit l'or dans sa poche, et demanda rondement :
•— Est-ce que AL Jacques Maing vous a fait parvenir
îe trimestre ?
— Oui, monsieur, répondit le capitaine, tout est r n
règle.
•— Très bien, mais moi je ne le suis pas, mon cher ami,
et puisque l'occasion s'en présente...
•— Que voulez-vous dire ?...
— Je veux dire que, depuis six ans, mon cher, je n'ai
donné de gratification sérieuse ni à vous ni à vos hommes.
LA MIGNON DU NORD 355

Or, il est difficile de trouver un équipage plus habile et


un capitaine plus au fait de son métier... Tenez, mon
cher 1
ïl tendit un portefeuille.
Il y avait soixante-deux mille francs dans le portefeuille.
•— Vous donnerez à vos matelots ce que vous voudrez,
continua Lemercicr ; à chacun selon le mérite que vous
lui aurez reconnu ; mais je n'ai pas besoin de vous dire que
vous devez vous garder une part... la bonne part.
Le capitaine ignorait la somme que contenait le porte-
feuille.
Il le mit donc dans sa poche en remerciant simplement
au nom de l'équipage et au sien.
Ils passèrent alors sur le pont.
•— Que dites-vous de ce temps ? demanda Lemercier en
se cramponnant au bordage.
En effet, La Mouette était secouée comme une coquille
de noix et ses agrès gémissaient.
-— Je dis, répondit le capitaine, que je vais faire venir
notre monde à bord pour renforcer les amarres.
— Bah 1 croyez-vous que ce soit utile ?
— Oui, monsieur. Car voici une bonne tempête qui se
prépare. J'espère bien que vous n'êtes pas venus à
Dunkerque dans l'intention de prendre le large ?
'J — Et si cela était ?
— Ce serait impossible...
— Nous attendrons donc, mon cher capitaine. Car je
compte partir dès que le temps le permettra.
Les deux hommes redescendirent alors dans le canot et
revinrent au quai, où ils trouvèrent Fanny les attendant.
Lemercier fit part à sa femme de la nécessité d'attendre
l'accalmie, et annonça qu'ils se logeraient à l'hôtel en
attendant. Le déjeuner eut lieu et fut gaiement cordial.
Après le repas, le capitaine voulut quitter Lemercier pour
se rendre à bord et prendre quelques précautions en vue
de la tempête.
Mais justement le vent faiblissait alors, et Lemercier ne
voulut pas que le digne marin le quittât de la journée.
Le soir, la tempête paraissait en pleine décroissance.
De fait, les amarres de La Mouette étaient solides, et
l'excès de précaution pouvait être inutile : le capitaine,
après avoir dîné a\ec ses patrons, s'alla coucher, non sans
avoir pris rendez-vous pour le lendemain.
356 ' MARIE-ROSB

Il fut également convenu que l'équipage serait ras-


semblé.
Lemercier se dirigea alors vers le quai.
— Où allons-nous, mon ami ? demanda Fanny.
— A bord.
— A bord ? A cette heure ? Par un temps pareil ?
— Vous m'attendrez, chère amie, mais moi il faut que
j ' y aille. J'ai laissé ma sacoche dans ma cabine, et... on
ne sait pas ce qui peut arriver.
— Vous avez raison...
— Alors, vous m'attendrez ? fit Lemercier avec indif-
férence.
En lui-même il tremblait.
•— Non, ma foi, je vous accompagne, dit Fanny. Je n'ai
pas peur, après tout !...
— Oh ! il n'y a aucun danger... Et même...
— Quoi, mon cher ?
— Une idée... idée de bravade et de défi, si vous
voulez, mais vous savez comme j'aime défier ciel et terre...
— Eh bien ?... votre idée ?
•—• Si nous passions la nuit à bord ?
Fanny était audacieuse. Elle aimait le danger. Bien
qu'elle n'eût jamais éprouvé pour Lemercier le moindre
sentiment, la pensée d'une nuit d'amour en mer, sur le
yacht secoué par les lames, la fit frissonner. ^
— Oui ! fit-elle dans un souffle, en répondant à la
pression de son bras.
L'instant d'après, Lemercier détachait un canot.
— Que faites-vous ? lui demanda Fanny.
— Vous le voyez : je prends ce canot. A cette heure, on
ne voudrait pas nous conduire. Demain matin, la barque
sera à sa place, et son patron sera content d'empocher un
louis.
Fanny se mit à rire et sauta dans le canot. Lemercier
saisit les rames. Il était adroit. Il était fort. Fanny ne
pouvait s'empêcher d'admirer sa vigoureuse silhouette
qui se détachait sur la nuit noire.
Car la nuit était venue depuis longtemps déjà et était
rendue plus opaque encore par les lourdes nuées qui
couraient au ciel. Lemercier dirigea son canot presque
en ligne droite sur le fanal de La Mouette, à laquelle il
accosta enfin.
Bientôt, il fut sur le pont avec Fanny, à la stupéfaction
des deux matelots de garde. Aidé par eux, tandis qu'il
Ï,A MIGNON DÏ7 NOHD S5?

soutenait Fanny par le bras, il put atteindre la cabine.


Fanny y entra.
— Je vous rejoins à l'instant, dit Lemercier. "'
Il tira la porte et la ferma à double tour.
Fanny s'aperçut-elle qu'elle était enfermée ?... Si elle
s'en aperçut, elle ne le témoigna par aucun cri. D'ailleurs
les cris se fussent perdus dans les hurlements du vent.
Lemercier, alors, fit signe aux deux matelots de le
suivre dans l'entrepont.
— Vous savez chauffer ? demanda-t-il... D'ailleurs, je
sais, moi. Suivez-moi, je vous dirai...
— Mais, monsieur...
— Je veux partir cette nuit. Le capitaine rassemble
l'équipage. Mais je ne veux pas perdre de temps... venez...
De plus en plus étonnés, mais esclaves de la discipline,
les matelots obéirent, et suivirent Lemercier dans la
chambre de chauffe. Sur ses indications, ils allumèrent le
foyer et se mirent à le bourrer de charbon...
Lemercier, très calme, consultait le snanomètre.
A une heure du matin, il vit qu'il était sous pression.
Alors, toujours suivi des deux marins, il remonta sur le
pont. La cheminée vomissait des torrents de fumée, et une
trépidation secouait le yacht.
Lemercier montra aux deux matelots la barque amarrée
au bas de la coupée.
— Maintenant, leur dit-il, allez-vous-en.
Les deux hommes se regardèrent presque avec de
l'épouvante : leur maître était devenu fou, voilà l'idée
qu'ils échangèrent dans ce regard.
— Monsieur, dit l'un d'eux, nous ne pouvons ainsi
quitter le navire...
—. Je le veux ainsi pourtant. Je suis maître ici. Allez-
vous-en. Je me charge de vous excuser demain auprès du
capitaine.
Lemercier tira son revolver.
— Il est fou, murmura l'un.
— Il faut prévenir le capitaine avant qu'un malheur
arrive...
Précipitamment, ils descendirent dans le canot.
Alors Lemercier se dirigea vers l'avant, et, en quelques '
coups de hache, trancha les deux câbles.
Puis il en fit autant à l'arrière.
Alors Lemercier descendit à la chambre des machines.
Il en connaissait la manœuvre et il actionna les leviers
358 MAïlIE-nOSE

nécessaires. L'hélice commença à battre les flots et La


Mouette s'avança à une certaine vitesse.
Aussi vite que le lui permettaient les bonds désordonnés
du navire, il monta alors sur le pont et prit en mains la
roue du gouvernail... ïl était temps... La Mouette filait
droit sur un brick à l'ancre qui sonnait à toute volée la
cloche d'alarme, épouvanté de cette sorte de vaisseau fan-
tôme qui semblait dériver au hasard...
Lemercier, maintes fois, s'était exercé à gouverner.
Il en savait assez pour ce qu'il voulait faire. Il évita
adroitement le brick et quelques autres navires, sortit du
port, et gagna le large au moment même où, sur les quais,
le capitaine du bord entouré de plusieurs marins arrivait
pour courir au yacht... Trop tard !...
Une fois au large, Lemercier mit le cap à l'ouest.
Le vent venait de l'est et activait encore la marche du
yacht.
Violemment secoué, le navire faisait des embardées qui
eussent épouvanté les matelots. Déjà de violents paquets
de mer avaient brisé le bordage sur plus d'un point.
Mais Lemercier ne s'inquiétait de rien de tout cela. Il
avait une figure pétrifiée, des gestes de fou, des yeux
hagards, secoué seulement par instants d'un rapide
frisson ou d'un éclat de rire.
Vers trois heures du matin, il croisa à moins de trois
encablures un grand transatlantique qui tenait tête au
vent péniblement, et attendait un moment propice pour
essayer d'entrer dans les passes du Havre.
Ce transatlantique le héla ; mais Lemercier ne répondit
pas ; son yacht passa, rapide, et fantastique comme une
ombre.
A cinq heures, l'hélice cessa de battre les eaux, la
machine, faute de combustible, s'étant éteinte.
Le yacht ne fila plus que sous l'impulsion du vent.
Sur sa gauche, au loin, Lemercier crut distinguer une
masse sombre : c'était la pointe du Cotentin. Le yacht la
doubla comme au hasard, ballotté, secoué, et s'infléchit
vers la côte.
A ce moment, Lemercier lâcha la roue du gouvernail
> et gagna la cabine. Il ouvrit.
Ecumante de terreur, livide, Fanny tendit ses bras et
hurla :
•— Au nom du Ciel, que se passe-t-il ?...
— Tu vas le savoir, dit Lemercier,
LA. MIGNON D P NORD 359

XIX
LES FIANCÉS

Pierre Latour, Georges et Zita — ou plutôt Marie-


Rose — avaient regagné la roulotte de Giovanna. Les
nomades accueillirent leur ballerine avec une joie qui
étonna Pierre Latour, et ce fut avec le même étonnement
qu'il vit Zita se jeter dans leurs bras, les larmes aux yeux.
Evidemment ces gens avaient fini par aimer la jolie
Zita. Et Zita s'était attachée à eux plus qu'elle n'eût cru
elle-même.
Quant à Giovanna elle témoigna simplement sa satis-
faction en disant avec sa froideur habituelle :
— Pas trop tôt que tu reviennes, ma fille ; si cela avait
continué, j'étais ruinée, moi I
•— Oui, Giovanna, fit gaiement Zita, nous allons
reprendre nos représentations, mais... pas à Lille.
— Où tu voudras. Nous partirons dès demain.
•—• Non, non... il faut attendre quelques jours, main-
tenant.
Marie-Rose pensait qu'elle savait,, qui elle était, et
qu'elle avait vu son père.
Ce père qui ne lui inspirait qu'une sorte de pitié épou-
vantée, elle ne voulait plus le revoir. Riche, heureux, il
n'avait pas besoin d'elle.
Mais sa mère L..
Elle voulait la retrouver à tout prix. Lemercier, soit
pudeur, soit pitié, soit simple oubli, ne lui avait pas dit
qu'Hélène étrit morte. Les deux associés Jean Lannoy
et Torquato s'étaient également gardés de lui annoncer
cette mort, puisque Marie-Rose ne leur montrait une
certaine docilité que dans l'espoir de revoir sa mère.
Pierre Latour, de son côté, songeait que Marie-Rose
était l'enfant d'Hélène de Champlieu ; il lui semblait de
son devoir de lui servir de père, de 1 arracher au dangereux
métier auquel elle avait été dressée...
Mais il demeura tout s "il de douleur '-t de crainte
lorsque Zita, se tournant vt.. lui et lui y-tant ses bras
autour du cou, lui dit ;
360 MARIE-ROSH

— Maintenant, il faut retrouver maman j . . .


Comment annoncer à cette pauvre petite que sa mère
était morte depuis longtemps !...
Il répondit par quelques mots évasifs, se promettant
d'entraîner l'enfant loin de Lille au plus tôt.
Quant à Georges, il était simplement en extase. Et
pourtant, Zita le regardait à peine. Mais il sentait bien que
toutes ses évolutions, où elle mettait la coquetterie affectée
qu'on lui avait apprise, étaient pour lui.

Dès le lendemain, Pierre Latour entreprit d'éclaircir la


situation à tous les points de vue. D'abord, il voulait
quitter Lille, tremblant que Lemercier ne réclamât sa fille.
Pierre, venu surtout à Lille pour se venger de Lemer-
cier, renonçait à sa vengeance pour se consacrer à Marie-
Rose. Et quant à la fortune dé Lemercier, il n'en avait
nul besoin. Avec son talent, il se chargerait d'assurer
l'avenir et le bonheur de l'enfant. Autant donc il avait
souhaité avec ardeur se trouver face à face avec Lemer-
cier, autant, à cette heure, il redoutait de le rencontrer...
Il fallait donc partir, fuir plutôt, et faire en sorte que
jamais plus Lemercier ne pût savoir ce que sa fille était
devenue.
Il commença par prendre Giovanna à part et lui dit
la vérité sur Marie-Rose.
— Vous comprenez maintenant, ajouta-t-il, que celle
que vous appeliez Zita ne peut plus être une ballerine
nomade.
— Cependant, je comptais sur elle...
— Je vous dédommagerai, ma digne Giovanna. Mais
jamais plus Marie-Rose ne paraîtra pour danser en public.
Aimez-vous mieux que je fasse intervenir son père... et
la loi ?
Giovanna se rendit, mais donna un grand soupir à
ses espérances envolées.
— Ce n'est pas tout, dit alors Pierre ; mon intention est
de me fixer avec Georges et Marie-Rose en Italie ; nous
ferons le voyage ensemble. Jusqu'à Milan, il n'y a rien de
changé dans nos habitudes, excepté qu'il n'y aura pas de
représentations pour Zita. S'il y a des curieux, vous serez
là pour répondre. Et quant aux frais généraux, je m'en
charge. Vous savez que je puis gagner de l'argent, si je
veux...
LA MIGNON DU NORD 361

Ce point convenu, Latour emmena Zita faire une pro-


menade au cours de laquelle l'enfant ne parla que de
sa mère. /"
— Qu'a-t-elle pu devenir ?...
Cette question lui revint cent fois.
— Elle s'est séparée de ton père, fit Pierre avec un
soupir d'angoisse.
Mais surmontant la douleur qui lui étreignait le cœur
à la pensée qu'Hélène était morte.
— Ton père, ma pauvre enfant, est un méchant
homme...
— Hélas ! je ne le sais que trop... mais ma mère ?...
— La plus douce et la plus noble des femmes...
— Je le savais ! s'écria Marie-Rose palpitante. Et elle
s'est séparée de lui ?...
— Oui. Depuis longtemps. Il la faisait trop souffrir.
— Et alors ?... Oh ! parlez donc... vous me faites
mourir...
•—• Elle a quitté Lille... et même la France... nous la
retrouverons en Italie... sans doute... On m'a assuré qu'elle
a dû se réfugier aux environs de Miian...
— Il faut partir... partir tout de suite! s'écria Marie-
Rose.
— Oui, partir, dit Pierre Latour avec un éclair de joie ;
mais, mon enfant, je te demanderai de modérer ta légère
jmpatience : nous partirons après-demain matin, si tu
veux... j'ai quelque chose à faire demain à Lille...
— Quoi donc, mon bon ami ?
— Un pèlerinage, dit Pierre, d'une voix étouffée.
— Soit I nous partirons après-demain. ,
Puis, avec une légère hésitation, elle demanda :
— Et Georges ?
•— Il vient avec nous, sois tranquille I Tu irais au bout
du monde qu'il y viendrait.
— Tiens ! le voilà, fit Pierre qui venait de se retourner.
Tu vois, il te suit comme ton ombre... comme là-bas, sur
Jes routes d'Italie.
Marie-Rose quitta le bras de Pierre et courut à Georges
qui, en effet, les avait suivis. Ce grand beau garçon solide,
énergique, vigoureux, doué d'une belle intelligence, deve-
nait timide comme une fille en présence de l'adorée. Se
voyant découvert, il rougit et balbutia une excuse que la
jeune fille accueillit par un éclat de rire.
362 MARIE-ROSE

Alors, devant Marie-Rose elle-même, Pierre Latour


apprit à Georges ce qu'il ignorait encore, c'est-à-dire que
Zita avait une famille, un père très riche, et enfin toutes
les particularités que connaît le lecteur.
Georges trembla.
Pauvre, sans père ni mère, sans relations, sans soutiens
dans la vie, sans nom même, il avait pu espérer devenir
le mari de Zita la ballerine nomade... Mais Zita, c'était
Marie-Rose ; elle retrouvait une famille... elle serait peut-
être riche un jour... il baissa la tête et pleura.
^Marie-Rose jeta un cri. Elle comprit ce'qui se passait
dans le cœur de son fiancé ; elle se jeta dans ses bras.
— Rien ne pourra nous séparer, mon bon Georges,
murmura-t-elle en pleurant elle-même.
— Vrai ? Bien vrai ? fit Georges enivré. Tu veux bien
.encore de moi ?
— Pour toi, je suis, je serai toujours la pauvre petite
Zita que tu aimes et qui t'aime...
Pour la première fois depuis qu'ils s'aimaient, ils s'étrei-
gnirent, et là, sur la route, sous le regard de Pierre Latour,
échangèrent en frémissant leur baiser de fiançailles...

Le lendemain, de bonne heure, tout fut réglé pour le


départ qui devait avoir lieu le jour suivant dès la pre-
mière heure. Pierre Latour, laissant Marie-Rose sous la
garde de Georges partit en annonçant qu'il serait absent
tout le jour. Georges devina que son ami allait dire adieu
au tombeau du cimetière de "Wahagnies. Mais maintenant,
il était sûr que Pierre ne tenterait plus de se tuer... Il le
laissa partir sans crainte.

XX
MANTIGNY PARDONNÉ

Ce jour-là, le docteur Montigny vint à Lille. Sa précé-


dente tentative infructueuse auprès de Fanny ne l'avait
pas découragé. .D'ailleurs, il s'était bien aperçu que sa
visite et son attitude avaient profondément frappé la
femme de Lemercier. Il espérait donc, en frappant l'esprit
LA. MIGNON DU NOKD 363

de Fanny à coups redoublés, obtenir des renseignements


plus positifs. Peut-être aussi allait-il mettre la main sur
Lemercier lui-même.
Lorsqu'il entra dans la ville, vers midi, des camelots
criaient des journaux à manchettes annonçant une arres-
tation sensationnelle.
Mais le docteur, préoccupé de ses propres pensées, ne
prêta aucune attention à ces cris.
Après déjeuner, il se rendit à l'hôtel de la rue Royale
et se heurta à la réponse même à laquelle s'étaient
heurtés Jean Lannoy et Torquato.
Lemercier disparu I Fanny disparue également ! L'hôtel
en vente !
Qu'est-ce que cela signifiait ?
Montigny atterré eut l'intuition que sa précédente
visite était pour quelque chose dans cet effondrement ou
plutôt dans cette fuite. Evidemment Lemercier était
revenu. Fanny l'avait mis au courant, et l'ancien procu-
reur, pris de terreur sans doute, avait fui.
Un profond découragement s'empara du docteur. Ce
qu'il avait arraché à Fanny se réduisait à un vague rensei-
gnement. Il savait que Lemercier avait livré Marie-Rose
à une troupe de bohémiens dont le chef s'appelait Tor-
quato. C'est tout.
S'il y avait eu quelque espoir de retrouver la fille
d'Hélène, cet espoir était parti avec Lemercier.
Le docteur Montigny s'en revint à petits pas vers l'hôtel
*• où il avait laissé son cabriolet, songeant déjà par quelles
parles il pourrait consoler la pauvre Hélène.
•—• Demandez l'arrestation de deux audacieux repris
de justice !
C'était un camelot qui lui criait sous le nez cette mélo-
dramatique annonce, et en même temps lui tendait un
journal grand ouvert.
Montigny bondit...
Sur la manchette de ce journal, il y avait deux noms en
lettres grasses, et ces noms c'étaient : Jean Lannoy...
Torquato !...
Le docteur acheta la feuille et chercha avidement les
détails qui concernaient ce Torquato. Etait-ce son Tor-
quato, à lui ?...
Le grand'fait divers racontait tout aujong l'arrestation
des deux bandits dans l'étude de M e Bréval, mais demeu-
rait muet sur le cas spécial de Lemercier. Le rédacteur
364 MABIE-R0S9

s'était borné à insinuer que, sans aucun doute, il y aurait


le lendemain une nouvelle qui consternerait Lille, et
qu'une personnalité importante de la ville, dont on ne
pouvait dire le nom, mais qui se trouvait mêlée à cette
curieuse afïaire,®avait disparu...
— Demandez le scandale du jour I hurla un deuxième
camelot.
Et cette fois, Montigny vit s'étaler sur la manchette
le nom de Lemercier.
Un journal plus hardi ou mieux informé venait de faire
paraître une édition spéciale et racontait l'étrange histoire
du testament de Lemercier ouvert par M e Bréval, le
notaire. Le rédacteur de cette nouvelle feuille avançait
catégoriquement que Lemercier était le complice des
deux bandits arrêtés, et qu'il s'était brûlé la cervelle.
Ces nouvelles mettaient Lille en rumeur.
On devine l'effet qu'elles produisirent sur le docteur
Montigny.
Il ne fit qu'un bond jusque chez le notaire, qu'il con-
naissait d'ailleurs de longue date.
Sa stupéfaction augmenta encore et devint presque de
l'inquiétude, lorsqu'il vit l'empressement des clercs à le
recevoir et la curiosité avec laquelle ils le regardaient.
A peine son nom eût-il été passé au notaire que celui-ci
apparut, saisit le docteur par la main et l'entraîna dans
son cabinet dont il ferma soigneusement la porte.
— Préparez-vous, dit-il, à recevoir la nouvelle la plus
extraordinaire...
— Parlons d'abord de M. Lemercier, interrompit Mon-
tigny, j'ai un intérêt immense à savoir si ce que disent'les
journaux est vrai.
— Vrai d'un bout à l'autre... Mais ce n'est'pas tout...
Devinez... quelque chose d'inouï...
— Hâtez-vous, voyons...
— Eh bien ! vous héritez !
_— Moi?...
' •— Vous ! D'une somme fantastique : plusieurs mil-
lions !
— C'est intéressant, en effet, dit froidement Montigny,
mais parlons d'abord de Lemercier ; je vous dis que j'ai
intérêt...
— Oh ! mais vous ne comprenez donc pas ? C'est de
lui que vous héritez î
v— De Lemercier ?...
LA MIGNON DU NORD 365
Et Montlgny, cette fois, s'assit, étourdi par le coup.
Déjà le notaire courait au carton qui contenait le tes-
tament, et, sans plus tarder, commençait la lecture de ce
document que Montigny écouta avec une profonde émo-
tion.
— Sauvée ! murmura-t-il dans un mouvement de joie
puissante.
•—• De qui parlez-vous ? demanda le notaire. De cette
enfant dont vous devenez le tuteur ?...
•— Non... ou plutôt, oui... c'est la même chose...
Et le docteur songeait qu'Hélène allait apprendre à la
fois :
1° Que sa fille était vivante et retrouvée ;
2° Qu'elle-même elle était libre, Lemercier étant mort.
•— Mais, dites-moi, reprit-il, l'enfant, justement, l'enfant
dont je deviens le tuteur ?
— Ah ! pour cela, il faut voir le procureur de la Répu-
blique, qui sans doute a déjà retrouvé cette petite.
Montigny se leva, annonça qu'il reviendrait causer lon-
guement avec le notaire de cette situation nouvelle, et s'en
fut trouver le procureur de la République...
Là, il apprit que Marie-Rose n'avait pas été retrouvée,
mais que, grâce aux indications de Torquato, on était sur
sa piste. Le procureur félicita Montigny de l'immense
fortune qui lui tombait en partage.
— Mais, monsieur, répondit-il simplement, je n'en
suis que le dépositaire.
— C'est vrai, dit le procureur, mais enfin... Bref, croyez
que les démaiches pour vous rendre votre pupille vont être
activement poussées.
Montigny sortit en se disant :
— Est-ce que ce procureur serait de l'école des Lemer-
cier ?...
Mais, sans réfléchir plus longtemps, il ne voulut pas
tarder davantage à apprendre à Hélène les grandes nou-
velles. Il reprit donc son cabriolet à l'hôtel et s'élança sur
la route de Wahagnies, où il arriva au moment où il
commençait à faire nuit.
Au moment où il sauta du cabriolet, il vit un homme
qui, appuyé à la grille, semblait regarder à l'intérieur.
Sans doute cet homme était plongé dans de bien pro-
fondes réflexions, car il n'avait pas entendu la voiture.
Le docteur ayant mis pied à terre examina curieusement
cet étranger.
366 MARIE-ROSE

Au bout d'une minute, il l'entendit qui poussait un


profond soupir.
Alors l'homme se retourna,
Montigny vit son visage pâle ruisselant de larmes.
Ce visage lui était inconnu.
Mais une pensée soudaine le bouleversa d'une émotion
extraordinaire.
L'homme, comme honteux d'avoir été surpris, chercha
à s'éloigner en murmurant :
•— Pardon, monsieur... <
Mais Montigny, le touchant au bras, lui dit d'une
voix tremblante :
— Avant de vous en aller, un mot, s'il vous plaît.
— Parlez, fil l'inconnu d'un air d'étonnement*
— Est-ce vous qui, il y a quelques jours, un matin,
êtes venu vous appuyer à cette grille ?...
L'homme hésita.
De nouvelles larmes s'échappèrent de ses yeux.
Enfin, il baissa la tête et murmura :
— Oui, monsieur... et ce jour-là, plus heureux que ce
soir, j'ai eu pendant une seconde une illusion...
-— C'est-à-dire que vous avez cru voir quelqu'un...
L'homme trembla et recula, comme épouvanté.
Montigny lui saisit les deux mains, le regarda profon-
dément dans les yeux, et dit :
—- Vous êtes Pierre Lalour...
Pierre n'eut pas un geste d'étonnement.
Il venait de vivre des minutes si cruelles et si douces
à la fois devant cette grille, qu'il ne lui restait plus de
forces...
•—• Moi,-je suis un ami, continua Montigny d'une voix,
ardente. Et je vous supplie de me répondre... Etes-vous
celui que je viens de nommer ?
•—• Je le suis, dit Pierre.
•—• Et vous dites que vous avez eu une illusion ?... Vous
avez cru voir quelqu'un... une femme, n'est-ce pas ?... Oh î
je devine tout... vous avez été au cimetière... et vous avez
vu le nom de cet le femme gravé sur l'une des tombes...
•—• Monsieur... gémit sourdement Pierre Latour.
•— Et alors, poursuivit Montigny, vous êtes revenu ici
dans l'espoir qu'Hélène vous apparaîtrait encore comme
uti doux fantôme...
-— Quel nom avez vous prononcé ?... balbutia Pierre.
Qui êtes-vous ?...
LA MIGNON DU NORD 367
f
— Ecoulez î... Etes-vous un homme ?... Oui î je vois
cela à votre visage... Eh bien... si je vous disais que vous
n'avez pas vu un fantôme le matin où vous vous êtes
appuyé à cette grille...
Pierre secoua douloureusement la tête.
— J'ai donc vu une femme qui lui ressemblait ?...
•— Si je vous disais, reprit ardemment Montigny, que la
dalle qui porte le nom d'Hélène de Champlieu ne recouvre
qu'un cercueil vide !...
En parlant ainsi, le docteur se tenait prêt à porter
secours à Pierre, au cas où la secousse morale eût été
trop violente.
Les nouvelles qu'il avait reçues dans la journée, sa visite
au notaire, la mort de Lemercier, cette histoire d'héritage,
Marie-Rose sur le point d'être retrouvée, tout cela formait
un enchaînement fantastique, mais si naturel pourtant,
qui avait exorbité Montigny et lui avait enlevé son sang-
froid habituel.
A peine eut-il prononcé ces derniers mots qu'il s'en
repentit.
Car, loin de paraître abattu et terrassé par la joie qui
devait se déchaîner en lui, Pierre avait bondi sur la grille
qu'il secouait frénétiquement et dont il allait entre-
prendre l'escalade, lorsque le docteur, le saisissant à
bras-le-corps, l'en arracha, lui mit la main sur la bouche
pour arrêter ses cris, et dit :
•—• Silence, malheureux !... Voulez-vous donc la tuer ?
Elle est là !... C'est elle que vous avez vue...
— Oui, oui, vous avez raison ! balbutia Pierre, je suis
un misérable fou...
—• Eloignez-vous jusqu'à l'angle du mur, et attendez-
moi...
Pierre obéit, tremblant, docile comme un enfant, pre-
nant son front à deux mains...
Le docteur sonna. A ce moment, la vieille Gertrude
apparaissait, et ouvrait, attirée par le bruit...
Montigny lui remit le cabriolet, annonça qu'il rentre-
rait au bout de dix minutes, et pria la vieille de laisser la
porte entr'ouvcrle.
Alors il alla rejoindre Picrye.
•— Qui êtes-vous ? demanda alors celui-ci, et les larmes
commencèrent à déborder de ses yeux ; qui êtes-vous, vous
qui m'apparaissez comme un ange sauveur, vous qui me
rendez la vie...
368 MARIE-ROSE

— Un de vos amis, sans que vous vous en doutiez...


Marchons, nous avons à causer...
Le docteur passa son bras sous celui de Pierre, et
l'entraîna dans la direction du bois.
Et ce fut là, sur la route, que Pierre Latour apprit
en quelques mots toute l'histoire d'Hélène.
Lorsque Montigny eut fini son récit, le peintre se jeta
dans ses bras en sanglotant.
Le docteur laissa passer cette crise.
Quand il vit Pierre à peu près calmé, il voulut reprendre
le chemin de la maison. Mais Pierre l'arrêta à son tour.
— Avant de lui dire que je suis là, fit-il d'une voix
tremblante, dites-lui que sa fille est retrouvée...
— Marie-Rose ?... exclama Montigny. Vous savez où
est l'enfant ?... ,
— Oui... Dans trois heures elle sera ici. Je n'ai qu'à
aller la chercher...
— Venez, venez !... s'écria Montigny au comble de
l'émotion.
En quelques instants, ils atteignirent la maison. Et
alors, Pierre s'arrêta, les jambes cassées, la joie réagissait
avec une violence terrible. Mais cela dura peu, et bientôt,
il fut en état de suivre le docteur.
Ils entrèrent, et firent le tour de cette maison si fami-
lière jadis à Pierre Latour.
Montigny le fit pénétrer dans une pièce sans lumière.
— Attendez-moi là, murmura-t-il. Et surtout, pas un mot,
pas un cri qui vous trahisse avant que je vous appelle.
Alors, il passa au salon où Hélène l'attendait.
En le voyant, elle se leva vivement et courut à sa ren-
contre.
— Comme vous avez été longtemps, mon ami I...
Quelles nouvelles ?... Oh ! que vous êtes pâle !...
— Bonnes nouvelles, dit gaiement le docteur. Si je suis
pâle, c'est que je meurs de faim...
— Le dîner refroidit depuis vingt minutes, observa
eertrude.
— Bon, bon... eh bien ! nous allons manger, mais
d'abord...
— Bonnes nouvelles, ayez-vous. dit ! s'écria Hélène en
joignant les mains. Ma fille...
•—• Eh bien... Lemercier a parlé... il parle, cet homme...
il parle même d'or... enfin, je sais par lui que l'enfant vit
et, en somme, n'a pas souffert, voilà l'essentiel...
LA MIGNON DU NOBD 369

Montigny s'efforçait de donner à sa parole une allure


calme et presque indifférente.
Hélène s'abattit sur ses genoux, la tête dans les deux
mains, sanglotant et balbutiant ce seul mot :
— Ma fille... ma fille...
— Allons, songea Montigny, le plus terrible est fait.
Et il arrêta d'un geste la bonne Gertrude qui se préci-
pitait au secours d'Hélène.
— Il faut qu'elle pleure, dit-il, ces larmes-là", c'est du
bonheur qui vient.
Longtemps, Hélène pleura.
Enfin, peu à peu, elle s'apaisa.
— Elle vit 1 dit-elle en se jetant dans les bras du doc-
teur. Elle vit ! Ah ! ne m'en dites pas plus long pour
l'instant. Elle vit !... Cher ami, si je pouvais vous dire
tout ce que j'ai dans le cœur !...
— Ainsi, vous êtes vraiment heureuse ?...
— Si heureuse que je crois rêver, dit-elle, la figure
transfigurée par une irradiation de bonheur.
Le docteur demeura pensif et murmura :
— Ce bonheur n'est-il pas mon œuvre ?... Est-ce
que je ne puis pas croire maintenant que je suis pardonné
du crime de ma jeunesse ?..„

XXI

MARIE-ROSB

Hélène, après ces premières effusions, voulut exiger que


le docteur passât dans la salle à manger. Mais Montigny
s'y refusa en disant qu'il n'avait pas fini de parler.
Hélène, qui avait mille questions sur les lèvres, attendit
patiemment, avec une sorte d'angoisse. Car la joie a son
angoisse comme la douleur.
— Vous ne me demandez pas, reprit alors le docteur,
.comment j'ai eu la certitude que Marie-Rose est vivante...
•— Vous me l'avez dit, mon ami : par... lui !
•— Par Lemercier ? Oui, je vous ai dit cela, Hélène, mais
ce n'est pas tout à fait exact... Je n'ai pas vu Lemercier,
mais j'ai eu de ses nouvelles. Et elles sont bien étonnantes,
370 MARIE-ROSE

mon enfant... Figurez-vous que cet homme s'est repenti...


oui, repenti de tout le mal qu'il a fait, surtout à sa fille...
Car soa testament...
— Son testament ? fit Hélène.
•—• Etourdi que je suis ! j'ai dit le mot... Eh bien ! oui,
il a fait son testament avant de mourir...
•— Ainsi, dit gravement Hélène, cet homme est mort ?
—' Oui... Il s'est tué, dit le docteur, ne gardant plus
de ménagements.
Il y eut une minute de silence pendant laquelle Hélène
donna à celui dont elle avait porté le nom un souvenir
moins amer, et peut-être une pensée de pardon. Mais elle
avait trop souffert par lui : la nouvelle de sa mort ne
pouvait lui apporter aucune émotion malfaisante.
— Continuez, cher ami, reprit-elle bientôt.
•— Voici le plus extraordinaire : Lemercier m'institue
son légataire universel, à charge de verser sa fortune ou
plutôt la vôtre... à une personne qu'il désigne, sauf
quelques- legs. Et savez-vous qui est cette personne ?
•—• Celle qu'il a épousée sans doute ? fit Hélène, sans
regrets.
— Non ! Et voilà ce qui me permet de dire qu'il s'est
repenti... Celle qui doit hériter, celle que je suis chargé
d'enrichir, c'est votre fille, c'est Marie-Rose !
-— Il y a une justice ! murmura ardemment Hélène.
Mais, reprit-elle, ce testament révèle sans doute ce qu'est
devenue ma fille ?...
•—• Pas tout à fait, mais presque. Nous savons que
Marie-Rose est en excellente santé, non loin de Lille...
— Partons, docteur,' partons à l'instant, supplia
Hélène d'une voix tremblante.
— Et où irons-nous ? On ne connaît pas l'endroit exact.
— Je trouverai, moi ! Je trouverai !...
— Encore un peu de patience, mon enfant. L'endroit,
je le sais, moi !
Cette fois, Hélène jeta un grand cri et devint très pâle.
Un instant, elle supposa que le docteur avait amené Marie-
Rose avec lui, et, incapable de prononcer un mot, elle
joignit les mains en les serrant avec force.
— Non, non ! s'écria le docteur qui devina sa pensée à
son attitude. Elle n'est pas ici. Mais, je vous le répète, je
sais où elle est, et si je ne vous propose pas d'aller la
rejoindre à l'instant, c'est que vous devez savoir tout
d'abord comment et par qui j'ai appris...
LA MIGNON DU NORD 371

•— Oui, oui, parlez... pardonnez-moi... je suis folle...


Le docteur hésitait à porter ce dernier coup qui, venant
après tant d'autres, pouvait être terrible.
Il fallait s'y résoudre pourtant.
— Voyons, dit-il, je pense que vous allez être sage et ne
pas vous mettre la cervelle à l'envers, puisque tout est
pour le mieux, maintenant... Hélène, mon enfant, j'ai
rencontré à Lille quelqu'un que vous connaissez...
— Quelqu'un que je connais ?
— Etes-vous remise de votre émotion de l'autre jour...
du matin où vous avez cru voir...
— Pierre ? cria Hélène balbutiante. Vous avez vu
Pierre ? C'était donc lui ? Mon cœur ne m'avait donc pas
trompée ? Où est-il ? Pourquoi n'est-il pas revenu ?
Ah ! docteur, peut-être, est-ce un blasphème... mais j'ai
autant de bonheur à le savoir à Lille qu'à apprendre
que je vais revoir ma fille !...
— Eh 1 non, ce n'est pas un blasphème, fit gaiement le
docteur. Vous l'aimez... c'est tout naturel !
— Oui, je l'aime, dit simplement Hélène. Et comment
pourrais-je ne pas l'aimer après son héroïque dévoue-
ment ?... Mais vous disiez, cher ami ?...
— Je disais que c'est lui qui m'a appris où se trouve
Marie-Rose.
— Comment ?... Par quel enchaînement ?...
— C'est ce qu'il vous expliquera lui-même...
— Il va donc venir ? fit Hélène tremblante.
— Je l'ai rencontré sur la route, puisqu'il faut tout vous
dire ! Dans une heure, il sera ici... dans quelques minutes
peut-être...
— Docteur, il est ici !...
— Eh bien, oui ! fit le docteur en s'élançant.
Hélène demeura debout, toute pâle.
Quelques instants plus tard, Pierre Latour apparut,
aussi blanc qu'elle.
Elle ne put faire un pas. Lui, s'avança, presque chance-
lant... Quand il fut tout près d'elle, Hélène lui tendit ses
deux mains, qu'il prit. Et comme autrefois, d'une voix très
basse, il murmura :
— Hélène...
Presque aussitôt, tous les deux éclatèrent en sanglots,
et Hélène se laissa aller dans les bras de Pierre.
Le docteur fit un signe à la vieille Gertrude et tous
deux se retirèrent sur la pointe des pieds.
372 MARIE-ROSE

Quand ils revinrent au bout d'une heure, ils les virent


à la même place, les mains dans les mains.
Pierre était transfiguré par un rayonnement de joie
puissante.
Hélène courut au docteur, le prit par la main, l'amena
jusqu'à Pierre, et dit :
— O vous qui avez été mon sauveur, mon père, bénissez
mon fiancé !... »
Le docteur tendit ses bras à Pierre qui s'y jeta :
•—• Mon cher fils, dit-il... Je puis bien vous donner ce
nom, je n'ai pas besoin de vous recommander le bonheur
de celle que j'ai le droit d'appeler ma fille, car ce bonheur,
vous l'avez conquis tous deux par ce qu'il y a de meilleur
au monde : l'amour pur et dévoué, qui résiste à l'absence,
à la séparation et au malheur. . *

"Ce furent deux heures charmantes qui se passèrent


alors, pleines de questions et de réponses mille fois
répétées de part et d'autre.
Le docteur raconta la terrible histoire d'Hélène. Pierre
fit le récit de ses années de bagne et de son évasion.
Montigny s'engagea à faire les démarches nécessaires
pour la revision du procès et la réhabilitation de Pierre.
A chaque instant, cependant, Hélène suppliait qu'on la
conduisît auprès de Marie-Rose.
Lorsque le docteur jugea enfin qu'elle pouvait sans
danger supporter cette nouvelle émotion, il fit un signe,
et l'on se prépara à partir, bien qu'il fût près de minuit.
Mais au moment de monter dans le cabriolet, Hélène
s'évanouit.
_— Ne vous inquiétez pas, dit le docteur à Pierre qui
pâlissait ; je me charge d'elle ; allez seul et ramenez-lui
son enfant...
Pierre monta dans le cabriolet, et partit en pleine nuit.
Il faisait un mauvais brouillard humide et le froid était
glacial.
Mais il ne s'en apercevait pas.
Il courait, avec des envies de crier, de pleurer, de rire...
Une vie intense remontait de son cœur à son esprit.
Il renaissait : il revivait...
Les années de malheur n'existaient plus...
C'était la vie, c'était l'amour qui maintenant le trans-
portaient...
LA MIGNON DU NORD "' 373

Et là-haut, par delà le brouillard, à travers des échap-


pées noires, une étoile brillait au ciel...
ïl la regardait, enivré, extasié, murmurant avec un indi-
cible bonheur ce nom que tant de fois il avait murmuré
avec désespoir, le nom adoré d'Hélène..
Rien ne les séparait plus que quelques formalités
légales : la revision du procès, la réhabilitation... puis,
ce serait le mariage, le bonheur ! ..

Lorsque Pierre arriva à la roulotte de Giovanna, il


trouva Marie-Rose et Georges qui causaient doucement.
Là aussi il y avait du bonheur. Là non plus on ne s'était
pas couché.
— Viens, mon enfant:., ma fille, dit Pierre.
— Où me conduisez-vous ?
— A ta mère, répondit Pierre.
Marie-Rose se tourna vers Georges et lui dit :
•—• Alors, il faut que tu viennes aussi...
Georges consulta Pierre Latour du regard ; le peintre
lui fit signe qu'il devait venir.
Giovanna qui avait voulu assister à cette suprême
veillée, ne put s'empêcher, simple commerçante qu'elle
était, de murmurer avec émotion :
— Adieu mes rêves de fortune... Voilà une bonne étoile
qui me quitte !...
— Bah ! bah ! fit Zita, vous ferez fortune tout de même 1
— Te reverrai-je, Zita ? fit la directrice du Théâtre
forain el international en dissimulant mal une émotion
plus désintéressée, inconnue d'elle jusqu'à présent, et qui,
à son grand étonnement, faisait sourdement battre son
cœur.
— Sans aucun doute, dit Zita en l'embrassant.
Alors Pierre, Georges et elle montèrent dans le cabriolet
et s'éloignèrent de la roulotte.
Et Zita, qui pleurait, se demandait si elle versait des
larmes de bonheur à l'idée de revoir sa mère ou des larmes
de tristesse à l'idée de quitter ses compagnons et son
rude métier de ballerine.
La route se fit en silence. A mesure qu'on approchait,
Marie-Rose sentait son cœur battre avec plus de violence.
Georges se demandait avec inquiétude s'il n'allait pas
perdre sa chère Zita, puisqu'elle retrouvait une famille...
Qu'était-il, lui, sinon un pauvre enfant sans nom ?...
374 - MARJE-BOSE

Le jour se levait lorsque le cabriolet s'arrêta devant


l'ancien rendez-vous de chasse du marquis de Champ-
lieu...
Quelques instants plus tard, Hélène et Marie-Rose
étaient en présence l'une de l'autre.
Le premier sentiment d'Hélène fut celui d'une violente
surprise.
Au fond, elle s'imaginait toujours Marie-Rose telle
qu'elle l'avait vue le dernier jour : la toute petite qu'elle
prenait dans ses bras, qu'elle couchait même le soir en
bordant son petit lit...
Elle se trouvait devant une grande belle fille que son
métier et sa vie au grand air avaient « dégourdie », beau-
coup plus que ne sont en général les jeunes filles de cet
âge. Elle avait l'œil hardi, une sorte de franchise décidée
dans l'allure, le geste-vif; elle s'exprimait en français,
c'est vrai, mais en mauvais français...
Quant à Marie-Rose, son sentiment tenait du respect et
de l'adoration. Si belle qu'elle eût ima'giné sa mère, ses
prévisions étaient dépassées.
Elle demeura interdite, rougissante et balbutiante,
n'osant encore prononcer ce mot « ma mère » qui venait
sur -ses lèvres.
Et lorsque, enfin, Hélène lui ouvrit ses bras en pleu-
rant, lorsqu'elle s'y jeta, secouée d'un frisson, toutes les
deux, la mère et la fille, éprouvèrent, malgré leur joie,
une sorte de sourd malaise.
Ce malaise ne devait se dissiper qu'au bout de quelques
heures.
Inquiète de cette touchante inquiétude qui saisit
l'alouette lorsqu'elle retrouve à son nid un autre petit que
celui qu'elle y avait laissé, Hélène passa son bras autour
de la taille de sa fille et l'emmena, l'emporta presque au
fond de sa chambre.
Ce ne fut que vers midi qu'elles reparurent, étroitement
enlacées.
Que se dirent-elles durant ces longues heures ? Quelles
questions ? Quelles réponses ?...
Quelles larmes —• bien douces, celles-là ! — versèrent-
elles ?...
Pendant ce temps, une scène étrange se passait dans le
salon où étaient restés le docteur Montigny, Georges et
Pierre Latour. Celui-ci avait présenté Georges au docteur
comme le fiancé de Marie-Rose, il avait dit l'amour des
LA MIGNON DU NORD 375
deux jeunes gens, et le docteur, étudiant ce grand beau
garçon qui, certes, paraissait plus timide que Zita,
reconnut dans ses yeux, la mâle loyauté, la belle intelli-
gence d'une nature d'élite.
Il apprit que Georges était peintre, — comme Pierre
Latour.
— Pensez-vous que je serai agréé par la mère de Zita ?
demanda alors Georges avec cette naïve franchise qui le
faisait aller droit au but dans tout ce qu'il disait.
Le docteur répondit évasivement.
Il était le tuteur de Marie-Rose, se proposait d'étudier à
fond le fiancé, et trouvait en somme assez extraordinaire
que ce jeune inconnu, du premier coup, s'annonçât comme
un prétendant.
Or, Marie-Rose était riche de cinq millions !...
Montigny sentait toute sa responsabilité.
Cette amourette ébauchée sur les grandes routes lui
semblait devoir être mise à l'épreuve. Il était donc
assez embarrassé de répondre.
Georges poussa un soupir : il prévoyait à son amour des
obstacles sérieux et regrettait l'heureux temps où il
était libre d'aimer. __
•— Si on me la refuse, murmura-t-il à l'oreille de Pierre,
j'en mourrai...
Et, en effet, il pâlit tout à coup, chancela, et alla tomber
sur un canapé, à demi évanoui. Le docteur courut à son
secours, déboutonna ses vêtements pour le soigner, et vit
le médaillon que Georges portait autour du cou.
Il vit la photographie de jeune femme qui était
enchâssée dans ce médaillon, et il devint blême. Cepen-
dant, il ne dit rien, et garda pour lui ses impressions.
Mais lorsque Georges fut revenu de cette demi-syncope
où l'avait plongé l'angoisse, il vit le docteur qui le regar-i
dait avec des yeux emplis d'une immense inquiétude.
La conversation reprit entre les trois hommes sur
l'inépuisable sujet : Marie-Rose.
Le docteur, étudiant Georges du coin de l'œil, raconta
l'histoire du testament Lemercier : Marie-Rose était riche
de plusieurs millions I...
Georges reçut le coup avec le sourire d'une nature
héroïque. Mais il prit Pierre à part, et lui dit :
— Cher ami, recevez mes adieux..
•— V«ras partez ?... »
376 MARIE-ROSE

— Oui. Je reprends la route. Décidément, je crois que


je me suis trompé...
— Comment cela ? Sur quoi, trompé ?...
— Je crois que je n'aime pas Zita...
— Et moi, dit Pierre, je crois que Zita vous aime, que
vous l'adorez, et que si on vous sépare, vous en mourrez
tous les deux...
« Monsieur, reprit-il en s'adressant à Montigny, voici
Georges, un cœur d'or, une âme de pur artiste, il veut
partir parce que Marie-Rose est riche !...
— Bah ! fît le docteur, tant mieux si elle est riche :
vous serez libre de travailler à votre4 art.
— Monsieur, fit Georges d'une voix tremblante, faites
attention à ce que vous dites ; car voici maintenant que
vous me donnez de l'espoir !...
— Eh ! oui... espérez, que diable ! Pourquoi Marie-Rose
n'épouserait-elle pas M. Georges... Georges comment, au
fait ?...
Et Montigny attendit la réponse avec une avide anxiété.
Georges baissa la tête, et murmura :
— Je m'appelle Georges... et c'est tout... je n'ai pas de
nom de famille...
Cette même pâleur de tout à l'heure s'étendit de nou-
veau sur le visage de Montigny.
— Vous n'avez pas de nom de famille, dit-il avec une
étrange douceur qu'on eût pu croire joyeuse... cela peut
arriver au meilleur des hommes. Voyons, mon enfant...
iaissez-moi vous appeler ainsi... comment ce malheur vous
est-il arrivé ?...
Georges raconta son histoire, telle qu'il l'avait déjà
dite à Pierre Latour.
Le docteur l'écouta avec une attention profonde et en
faisant des efforts évidents pour dissimuler son émotion.
Pendant tout ce récit, il n'avait cessé de regarder
Georges avec une expression qui parut incompréhensible
à Pierre, témoin de cette scène.
Lorsque Georges eut fini, le docteur Montigny se
détourna en balbutiant quelques mots qu'on n'entendit
pas ; puis il sortit presque en courant, et, dans la pièce
voisine, se heurta à la vieille bonne Gertrude.
Il tomba dans ses bras en sanglotant comme un enfant.
— Ce jeune homme, bégaya-t-il, lorsqu'il put enfin
parler. »
LA MIGNON ÙU NORD 377

— Eh bien ?...
-— C'est mon fils !...
0 9 9 0 0 0 0 4 i» 0 U A S "S 6) O O 6 © O a

Ce ne fut qu'un mois après ces événements que Monti-


gny eut le courage de révéler à Georges qu'il était son
père. Ce fut pour lui une heure terrible et douce à la fois
que celle où il fit sa confession à son fils.
Mais devons-nous insister sur ce dénouement bizarre en
apparence et pourtant si simple de l'histoire de Georges
Montigny ?
Le hasard des rencontres, la coïncidence des conjonc-
tions ont amené ce dénouement.
.Les conséquences de ces événements furent un double
mariage.
Le premier eut lieu six mois plus tard entre Hélène de
Champlieu et Pierre Latour.
Il va sans dire qu'il avait fallu rendre à Hélène son
existence légale, et, à cette occasion, le digne docteur ne
dut qu'à ses relations et à ses influences de ne pas être
;
poursuivi.
— J'ai failli être condamné pour non-homicide... dit-il.
Il va sans dire également que le procès de Pierre avait
été revisé et cassé.
Le deuxième mariage eut lieu un an après la rentrée
de Marie-Rose dans sa famille.
Georges Montigny épousa Marie-Rose Latour de
Champlieu.
Un don de cent mille francs avait été fait par Zita à
Giovanna.
— Je vais enfin fonder mon grand cirque, dit celle-ci le
jour où Zita lui remit le bon à toucher. Mais c'est égal, ma
petite Zita, jamais je ne retrouverai une étoile comme toi.
Car maintenant que tu es une grande dame, il est sûr que
tu ne -voudras jamais plus faire en public la danse des
rubans?...
Et très sincèrement rêveuse, Marie-Rose répondit :
— Qui sait?
378 MARIE-HOSE

XXII
BORD

Cette histoire ne serait pas complète si nous ne disions


au lecteur ce que devinrent Lemercier et Fanny. Nous les
avons laissés à bord du yacht La Mouette au moment où
le navire, sa machine éteinte, son gouvernail livré au
caprice des flots, court vers l'ouest, poussé par la tempête.
7 0n a vu qu'en arrivant à bord, Lemercier avait enfermé
Fanny dans la cabine et avait ensuite organisé le départ
du yacht.
Sur le premier moment, Fanny ne s'aperçut pas qu'elle
était enfermée.
Mais lorsqu'elle sentit les trépidations de la chaudière,
lorsqu'elle comprit que le navire se mettait en mouvement,
elle se leva du divan où elle s'était jetée, et voulut
ouvrir.
Que se passait-il ? Pourquoi la,Mouette partait-elle ?..,
Fanny n'avait entendu aucun de ces bruits que font les
matelots en préparant un départ.
Autour d'elle, sur le navire, ce n'était que silence dans
les accalmies de la tempête, silence des hommes rendu plus
profond par le rugissement des flots et les sifflements du
vent.
L'idée lui vint que le yacht avait brisé ses amarres et
s'en allait à la dérive.
C'est alors qu'elle alla à la porte et essaya d'ouvrir.
La porte était fermée...
Fanny sentit une sueur froide couler le long de son
échine et secoua rudement la porte en jetant un grand cri.
Le fracas de l'ouragan couvrit son cri.
Et une convulsion du navire la rejeta, pantelante sur
le divan.
D'effroyables idées zébrèrent alors sa pensée de livides
éclairs. Un instant, elle fut tout près de la vérité, et crut
avoir deviné que Lemercier roulait de sinistres projets.
Mais cette vérité entrevue, elle ne voulut pas l'admettre.
LA MIGNON DU NORD 379
Elle se cramponna à quelque suprême espoir comme ses.-
mains se cramponnaient au cuir du divan ; mais son
esprit était ballotté par l'épouvante comme le yacht
l'était par la mer.
-— Suis-je sotte ! fit-elle en essayant de sourire ; il a
fermé la porte pour que je n'aille pas sur le pont balayé
sans doute par les lames...
Et, arc-boutéc sur ses mains, elle écouta de tout son
être, elle tâcha de percevoir un autre bruit que celui de
la machine qui haletait ou des paquets de mer qui bat-
taient les flancs du navire.
Mais elle n'entendait rien...
Pas une voix humaine...
Et le yacht filait à toute vapeur...
Et cela lui semblait horrible, cette course dans le silence.
La certitude qu'il n'y avait personne à bord, excepté
Lemercier et les deux matelots, lui donnait des frissons.
Peut-être à eux trois, luttaient-ils contre l'ouragan...
Mais non 1 Cette idée que la Mouette avait brisé ses>
amarres lui apparut imbécile : en effet, pourquoi eût-on
allumé les fourneaux ?... Non, non, ce fantastique départ
était volontaire !...
Et encore !... Les deux matelots n'avaient-ils pas quitté
le navire ?...
Lemercier lui-même y était-il ?...
Comment le savoir ?... Elle voulut de nouveau essayer
d'ouvrir la porte de la cabine. Mais, à chaque tentative,
une secousse du navire la icjetait à sa place.
Elle se sentait emportée vers des abîmes, la tête lui
tournait, ses lèvres écumaient, elle était dans la situation
du rêveur qui croit tomber sans fin... Et le yacht conti-
nuait sa course infernale.
Pourtant à un moment, elle comprit que l'hélice ne lui
donnait plus l'impulsion.
Les trépidations de la machine avaient cessé.
Ses terreurs s'apaisèrent un peu avec le jour qui filtra
à travers les épaisses vitres des hublots.
Il lui parut que le yacht était «toins secoué.
Elle se redressa...
A ce moment, la porte s'ouvrit et Lemercier parut.
Elle eut presque un cri de joie en lui demandant ce qui
se passait.
-— Vous allez le savoir, répondit Lemercier avec un rire
de fou.
380 MARIE-BOSE

Elle le regarda. Il était ruisselant, les vêtements déchi-


rés, les mains sanglantes. Du sang aussi sur son visage.
Dans les terribles cahots de la nuit, il s'était blessé à la
tête, et ses mains s'étaient déchirées en se cramponnant
aux bordages.
Il était effrayant.
— Mon Dieu, mon Dieu, balbutia Fanny, comme vous
* êtes fait, monsieur!... laissez-moi vous essuyer...
Il la repoussa d'un geste violent et elle tomba sur 3e
divan.
— Fanny, tu vas mourir...
Il prononça ces mots d'une voix rauque, presque inin-
telligible.
— Mourir ?... s'écria Fanny, pourquoi ?...
— Parce que je t'aime...
L'effroyable idée que cet homme était devenu fou
passa dans son esprit.
Lemercier comprit.
— Je ne suis pas fou... dit-il. Je t'aime, Fanny...
— Et parce que tu m'aimes, il faut que je meure ?
rugit-elle.
— Oui, parce que tu me fais trop souffrir. Un de tes
amants, Jacques Maing, m'a tout dit...
•— Il a menti !... écumait Fanny.
En même temps, elle essaya de bondir au dehors.
Mais, 'du même geste, Lemercier la fit de nouveau
rouler sur le divan.
Alors elle essaya d'implorer. Tout ce qu'il y avait
d'amour violent dans ses sens, elle le mit dans le regard,
par lequel elle essaya de dompter une dernière fois
l'homme.
— Je te jure que ce misérable a menti, dit-elle en joi-
gnant les mains.
Il eeoua la tête.
-— C'est pour cela que je l'ai tué, dit-il avec une sorte
de calme terrible ; j'aurais voulu tuer tous tes autres
amants, mais ils étaient trop... _tu m'aurais échappé...
Jacques n'a pas menti 1 il m'a donné les preuves... Je
l'ai tué, et tu vas mourir...
Elle le regardait avec des yeux hagards.
La certitude de la mort imminente décomposait son
visage.
Elle essaya de parler encore, mais ses dents serrées
par l'épouvante ne purent livrer passage à aucun son...
LA MIGNON DU NORD 381

Lemercier tout à coup l'empoigna.


Alors, à la sentir contre lui, une frénésie de rage
s'empara de lui...
Des insultes intraduisibles grondèrent sur ses lèvres ; il
se mit à lacérer la robe de Fanny, il la dépouilla ; bientôt
elle fut entièrement nue...
•— Toute nue ! hurla-t-il, c'est toute nue que je veux te
jeter à la mer ! Evitons de la besogne inutile aux monstres
qui vont se disputer ton corps...
— Grâce ! Ne me tue pas ! parvint-elle à râler.
L'horreur l'avait jusque-là paralysée.
Mais lorsque Lemercier la saisit par les cheveux, la
suprême révolte de l'instinct lui donna une dernière
convulsion de courage. Elle aperçut son poignard qui était
tombé sur le plancher.
Elle eut un grognement de joie, saisit l'arme et frappa
Lemercier.
Le sang gicla sur les seins de Fanny.
Mais Lemercier ne tomba pas. Il se secoua comme un
sanglier et gronda :
—• C'est çal... Tue-moi !... Nous partirons ensemble !...
Fanny lui labourait les chairs à coups de poignard ;
mais aucun de ces coups n'était mortel... Soutenu par le
délire de la fureur qui centuplait ses forces, Lemercier,
couvert de sang, entraîna Fanny à travers le pont que les
lames balayaient, et il finit par l'acculer à la roue du
gouvernail...
Il avait préparé là un paquet de cordes...
En quelques instants, il l'eut liée : puis il lui arracha
son poignard qu'il jeta...
Fanny poussa un grand cri auquel répondit, dans un
éclat de rire, une dernière insulte...
Au même moment, Lemercier, tomba, épuisé par le
sang qu'il avait perdu...
Une vague monstrueuse déferla sur le pont...
Fanny ferma les yeux.
Quand elle les rouvrit, le corps de Lemercier avait dis-
paru.
Alors elle chercha si elle ne pourrait pas se détacher...
Mais elle était solidement liée... et comme ses bras retom-
baient impuissants, le yacht, soulevé par les lames, se
dressa presque debout, puis plongea... et alors ce fut
l'arrière qui domina l'océan...
382 MARIE-ROSE

Fanny Sentit le souffle des épouvantes suprêmes courir


sur sa nuque : à quelques encablures, la mer se brisait en
monstrueux touibillons d'écume : le yacht courait droit à
une côte...
C'étaient les rochers du Calvados !...
Fanny comprit qu'elle allait mourir.
Son poing se dressa vers le ciel et sa voix dominant le
tumulte des vagues, hurla une imprécation...
Presque au même instant, le navire toucha...
Il y eût un choc terrible... Le yacht s'arrêta court.,. Sa
carène fracassée, ses flancs ouverts, il se mit à s'enfoncer^.
A ce moment, sur le pont, la femme nue attachée à la
roue du gouvernail se mit à rire : l'épouvante l'avait ren-
due folle...
Puis une vision suprême emplit son regard...
Elle murmura :
— Pardon !...
La mer envahit le pont,., l'eau atteignit les seins nus de
Fanny, puis sa bouche...
Bientôt, il n'y eut plus dans ce coin furieux de l'Océan
que la blancheur des écumes échevelées qui se tordaient
autour des roches noires... et sur la mer, on n'entendit que
la plainte énorme des vents déchaînés, et le cri aigre, le
cri d'ironie des grands albatros qui se jouaient dans la
tempête.

FIN
3
ACHEVÉ D'iMPBIMEB
SUR LES P R E S S E S DE
L'IMPRIMERIE E. PIGELET
189-191, BOUL. VOLTAIRE.
— . ... - PARIS •
6 H A Ï 1 9 4 2

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