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Armand Colin

LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN A LA FIN DU MOYEN AGE


Author(s): Marie-Louise HEERS
Source: Revue d'histoire économique et sociale, Vol. 32, No. 1 (1954), pp. 31-53
Published by: Armand Colin
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24070811
Accessed: 11-11-2017 19:22 UTC

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LES GENOIS
ET LE COMMERCE DE L'ALUN
A LA FIN DU MOYEN AGE.
par Marie-Louise HEERS

L'alun est au moyen âge un produit très recherché ; il e


surtout employé dans l'industrie textile pour le dégraissage des
fibres, dans la teinturerie pour fixer les couleurs et dans la pré
paration des peaux et des cuirs.
Les plus riches aluminières, celles de Phocée, sont, dès la
fin du xiii" siècle, la possession de la famille génoise des
Zaccaria (1). C'est là l'origine du monopole que, pendant plus
de 150 ans, les Génois vont se réserver. Peu à peu, toutes les
autres mines tombent sous leur contrôle et, dans les décades qui
précèdent la prise de Constantinople, l'exploitation et la vente
de toute la production de l'Orient est entre leurs mains. Aussi
ce produit forme-t-il l'essentiel du trafic exercé par les Génois
entre l'Orient et l'Occident.
Certaines mines sont en territoire soumis politiquement à
Gênes ; d'autres, possessions du Sultan, sont seulement affermées
à des marchands génois. Parmi les premières, les plus célèbres
sont celles de Phocée dont Pegolotti signale déjà l'importance.
Situées en Asie Mineure, à quelques kilomètres de la côte et
en face de l'île de Mytilène, elles ont l'avantage d'être d'accès
et d'exploitation faciles. Les Génois les possèdent presque sans
interruption de 1275, date de la concession du fief par Michel
Paléologue, à 1455, date de l'occupation turque. Après la mort,
en 1314, du dernier descendant des Zaccaria, c'est une autre
famille génoise, les Calaneo délia Volta, qui les dirige. Certes,
l'Empereur les reprend en 1340 (2) mais, dès 1346, une flotte se
trouvant disponible à Gênes, l'opinion est unanime à demander

(1) R. S. Lopez : Benedetto Zaccarla, Messine, 1932.


(2) W. Heyd : Histoire du commerce du Levant au moyen âge, édition française,
2 volumes, Paris, 1886, p. 462.

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32 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

qu'on l'emploie à la reconquête de Chio et de Phocée. Ainsi se


forme la Mahona de Chio, puissante institution financière qui
groupe les marchands ayant avancé les sommes exigées pour la
construction des navires (3). Cette association, qui a imposé à
tous ses membres le nom commun de Giustiniani, administre
tous les revenus de l'île et de ses dépendances : non seulement
ceux de Phocée, mais aussi de plusieurs îles voisines dont Samos
et Nikaia. Elle en retire des sommes très importantes dont
l'exploitation de l'alun fournit l'essentiel.
Autre puissance génoise en Orient : la dynastie des Gattilusio
qui, .établie au xiv" siècle, se maintient jusqu'en 1462. Sa domi
nation s'étend sur Mytilène, la Thrace, les îles de Samothrace,
d'Imbros et de Tenedos. Les Gattilusio contrôlent ainsi non
seulement les aluminières de Mytilène même, mais aussi celles
de Thrace, de Maronia en particulier, et celles de toutes les îles
du nord de la Mer Egée.
C'est également par leur intermédiaire que les Génois
obtiennent la ferme des mines turques. Celles de Colonna, à
l'emplacement de l'actuelle Karahissar sur la rivière Lycus,
offrent la qualité la plus recherchée. Il faut citer aussi les nom
breuses îles de la mer de Marmara sur lesquelles s'étend l'influence
économique de Gênes. Toutes ces mines — celles de Phocée
exclues — sont désignées par les marchands sous le nom d'« alu
minières de Grèce et de Turquie ». Les Génois, enfin, sont très
puissants à Constantinople où leur port de Pera voit affluer
les produits extraits des îles de la mer Noire. C'est là un ensemble
de circonstances qui réserve à Gênes une situation incomparable
dans la course aux aluns d'Orient. Cette situation est si bien
assise et si bien défendue qu'elle se maintient sans interruption
jusqu'à l'effondrement de 1453.

*
##

EXPLOITATION ET VENTE — INDIVIDUS ET SOCIETES

Les mines sont exploitées par des fermiers qui ont acheté
au propriétaire le droit de « brûler les pierres d'alun » (4). Nous
avons déjà vu le seigneur de Mytilène obtenir ce droit du Sultan.
La Mahona de Chio se contente aussi de mettre aux enchères,
tous les dix ans environ, la ferme des mines de Phocée. Nous
(3) R. Cessi : « Studi sulle Maone medievali », dans Archivio Storico ltallano,
LXXVH, t. I, 1919.
(4) Pour la préparation de l'alun voir : Pbgoletti : Pràtica délia mèrcatura
(publié par A. Evans, Cambridge, Massachussets, 1936), p. 367.

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possédons la liste des fermiers pour la période qui va de 1395


à 1455 (5). Elle comprend les noms des familles les plus illustres
et des personnages les plus puissants de l'Orient génois :
Tommaso Paterio qui possède de très vastes « latifundia » en
Crète, Giovanni Adorno, Francesco Draperio et, surtout, les
Giustiniani. Le dernier, Paride Giustiniani, aura la lourde charge
de faire face aux Turcs pendant deux ans et devra leur remettre
la ville en 1455.
Cependant, l'exploitation représente, du point de vue finan
cier, une très grosse affaire et il est tout à fait exceptionnel que
le fermier en titre se la réserve tout entière. Les Gattilusio,
propriétaires des mines grecques et fermiers des mines turques,
n'exploitent pas directement. Le fermier de Phocée n'est pas
seul non plus à exercer son industrie ; sous son nom se forme
bientôt une association de marchands qui apportent leur part de
capitaux et l'aide de leur expérience commerciale. D'où l'exis
tence de sociétés qui peuvent grouper quelques membres d'une
seule famille ou représenter les intérêts de nombreux négociants
de Chio et de Pera.
Les documents de l'Archivio di Stato de Gênes et, en parti
culier, les quelques liasses d'actes rédigés par les notaires établis
en Orient permettent de préciser l'importance et l'organisation
de ces sociétés. Ils constituent ainsi une source précieuse de
renseignements, non seulement pour l'étude du commerce d'un
des produits essentiels de l'Orient méditerranéen, mais aussi pour
celle des formes et des méthodes de l'activité commerciale des
Génois à la fin du moyen âge. Ces actes, déjà intéressants pour
le xiv' siècle, sont plus nombreux pour la première moitié du xve.

Le XIVe siècle.

C'est encore le monopole des Zaccaria et de leurs héritiers.


Avant la mort de Benedetto, tous les membres de la famille sont
intéressés dans ce commerce. Les contrats de notaires nous les
montrent expédiant de l'alun vers l'Occident (6). Peu après,
s'affirment leurs successeurs, les Cataneo délia Volta ; mais, déjà,
l'organisation perd son caractère strictement familial. Un char
gement vers Bruges nous prouve, dès 1311, l'existence d'une
première société : Cataneo, Salvaigo, Doria (7). S'il nous est
(5) C. Hopp : « Storia dei Giustiniani di Scio », dans Giornale Ligustico délia
Llgurta, VH-VIII (1881-1882).
(6) Cf. en particulier deux actes signalés par Mme Dobhaerd dans Les rela
tions commerciales entre Gênes, la Belgique et l'Outremont d'après les archives
notariales génoises aux xm' et xiV siècles, 3 volumes, Bruxelles, 1941, n» 1530
(29 novembre 1298) et n° 1667 (7 mai 1307).
(7) Ibid., n° 1723 (20 avril 1311).

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34 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

impossible de préciser le caractère de cette association, nous


savons du moins qu'elle possède deux facteurs à Gênes. Les
décades suivantes, celles de l'installation de la Mahona, restent
obscures. Les documents d'ordre économique se font rares à
Chio. Il semble bien qu'au milieu du xiv' siècle les circonstances
politiques aient provoqué un effondrement de la production à
Phocée et une crise du commerce de l'alun dans tout l'Orient.
Malheureusement, les textes ne nous permettent pas d'en défini
ni l'importance, ni la durée. En tout cas, le monopole change
de mains et passe aux Giustiniani ; nous savons que les fermiers
de Phocée sont tous des Mahons de Chio.

Les débute du XVe siècle.

Dès 1416, nous saisissons avec quelque précision l'organi


sation d'une compagnie génoise (8). La ferme des aluns de
Phocée est achetée cette année-là par Giovanni Adorno et
Filippo Giustiniani. Un autre Giustiniani, Giacomo, y participe
pour un quart et il cède lui-même les trois cinquièmes de sa part
à trois autres membres de la Mahona. Ainsi se constitue une
véritable société où chacun reçoit sa part de bénéfices au prora
du capital engagé (9). Les parts de la Société sont d'ailleurs
négociables : le 28 janvier 1424, le quart de la ferme est revendu
à Antonio Doria et, peu après, son héritier accomplit le voyage
d'Orient pour diriger l'exploitation d'une partie des aluminières.
L'introduction des Doria et des capitaux de la métropole élargit
le cercle des négociants intéressés à l'extraction de l'alun de
Phocée, jusque-là réservée aux seuls marchands établis en Orient.
Remarquons, cependant, que le rôle de cette société est stricte
ment limité à l'exploitation et aux seules mines de Phocée.
Un peu plus tard, en 1437, Heyd nous signale l'existence
d'une compagnie génoise « qui avait affermé les aluns des pays
de l'Empereur byzantin, du seigneur de Mytilène et du Sultan
Muhrad II » (10). L'auteur n'ajoute aucune précision, mais il
s'agit sans doute d'une organisation parallèle à celle de Phocée.
Si ces sociétés se limitent à la vente sur place, d'autres
marchands se chargent de l'exportation ; certains, groupés en
associations, ont réussi à concentrer entre leurs mains une part
importante du commerce de l'alun. C'est le cas de la famille des
Lomellini, dont les représentants à Pera, à Bruges et à Gênes

(8) Notaire Branca Bagnara, fil sa 8 (partie 2), n° 307 (à Cbio, le 26 novembre
1444).
(9) En 1444, les comptes sont à peine terminés.
(10) W. Hbyd : Colonie commerctall deglt Italiani in Oriente nel Medioevo, Venise
et Turin, 1866, p. 460.

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 35

agissent en liaison étroite. L'acteur principal semble être ce


Filippo Lomellini, « bourgeois de Pera », que nous voyons vendre
5 500 cantares (11) d'alun à des Florentins contre paiement en
draps (12). Les Lomellini de Gênes de chargent d'organiser les
transports vers l'Occident. Ce sont eux qui signent les contrats
de louage des navires qui « naviguent » l'alun vers l'Espagne (13)
et, surtout, vers l'Angleterre ou là Flandre. Le plus significatif
de ces accords est sans doute celui passé entre Joffredo Lomellini
et Mateo Calvo, patron de navire. Celui-ci s'engage à transporter,
en deux ans, 60 000 cantares d'alun de Phocée, Chio ou « tout
autre port de Mytilène » (14) en Flandre (15). Il est évident que
tout l'alun ne sera pas chargé sur le seul navire de Mateo
Calvo (16) ; l'acte précise, d'ailleurs, qu'il agit au nom de plu
sieurs personnes et il joue ainsi le rôle d'un entrepreneur de
transports maritimes à qui les Lomellini confient leurs cargai
sons. En tout cas, ces 600 000 cantares (soit environ 2 800 tonnes)
ainsi transportés en deux ans permettent de mesurer l'activité
considérable des Lomellini en ce domaine. Nous les voyons aussi
désigner un mandataire (Nicolaô Fieschi) pour convoyer un de
leurs envois vers la Flandre (17). A Bruges, enfin, d'autres
membres de la famille se chargent de recevoir l'alun et de le
vendre dans le pays. Les cargaisons conduites par Mateo Calvo
doivent être consignées à Georgio Lomellini et à Opecimo Fieschi
(les Fieschi semblent ainsi liés aux Lomellini dans ce commerce
comme ils le sont dans les rivalités politiques qui divisent la
République). Voici une véritable compagnie d'exportation au
caractère familial dont les statuts nous sont inconnus mais dont
nous pouvons estimer l'importance.
Ainsi le début du xv* siècle est caractérisé par une certaine
spécialisation : deux compagnies d'exploitation (une pour Phocée,
une pour les aluns de Grèce et de Turquie) et compagnies char
gées du grand commerce d'exportation. Les premières rassemblent
surtout des financiers, les secondes, dont l'activité est beaucoup
plus complexe, exigent un réseau commercial très étendu et sont
formées de négociants.

(11) Le cantare, unité génoise de poids, vaut alors environ 47 kg.


(12) Notaire Giovanni Balbi, fllsa I, n° 384 (& Chio, le 14 août 1408).
(13) lbid., fllsa I, n» 315 (à Chio, le 1» avril 1413).
(14) Cette expression montre le peu d'importance qu'il faut attacher à la dénomi
nation « de Mytilène » ; il s'agit du nord de la Mer Egée.
(15) Notaire Giovanni de Recco, fllsa I, n° 46 (à Chio, le 23 janvier 1414).
(16) Un b&timent d'une portée de 20 000 cantares est alors considérable.
(17) Notaire Giuliano Canella, fllsa 5, n° 251 (Gênes, le 23 novembre 1416).
Cf. R. Doehaehd et C. Kbrremans : Les relations.... de 1400 à 1440, 1 volume, 1952,
n» 228.

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Francesco Draperio.

Aux approches du milieu du siècle, nous assistons à une


concentration de plus en plus poussée. Cette concentration,
d'abord très sensible dans le domaine de l'exploitation des mines,
est née de l'activité d'un puissant personnage : Francesco Draperio.
Les Draperio sont des marchands d'origine génoise qui ont fini
par s'installer à Pera. Francesco est intimement lié à l'histoire
du commerce et, plus encore, à celle de la politique de la colonie.
L'importance des relations que, par son négoce, il entretient dans
tout l'Orient et sa richesse considérable lui permettent de jouer
le rôle d'une sorte de « puissance » indépendante. Il s'est vite
concilié les faveurs du Sultan et son crédit à la cour des Osmalis
est bien assuré. Lorsque Gênes a besoin de bois pour reconstruire
sa flotte, en 1449, c'est à lui qu'elle fait appel pour qu'il en achète
dans les provinces turques (18). Mais dans la lutte entre l'Empe
reur et le Sultan, que peu d'ailleurs voient décisive, Draperio
joue décidément la carte turque. Après 1453, la renommée retien
dra pour lui le nom de « traite de Constantinople ». En 1455,
nous le trouvons à la tête de la flotte turque qui s'empare de
Phocée. Ensuite, si nous perdons ses traces, nous devons penser
qu'il continue à exercer ses activités sous la protection du Sultan.
Diplomate, politique, capitaine à l'occasion, Francesco
Draperio est surtout un marchand. Nous sommes assez bien
renseignés sur les divers aspects de son activité commerciale
et financière. Un acte rédigé à Chio nous énumère toutes les
opérations réalisées, de 1445 à 1451, par son facteur à Chio et
à Phocée : Nicolaô de Sestri (19). Nous apprenons ainsi que
Draperio a la ferme de tous les impôts et gabelles de Phocée
(les taxes sur les transports par caravanes vers l'intérieur de la
Turquie produisent des sommes importantes). Quant au com
merce, notons qu'il importe d'Occident surtout des draps de
Gênes et de Florence, expédiés ensuite par Phocée « en plusieurs
lieux de la Turquie ». En Orient, il achète des épices, des textiles
et des esclaves : 210 000 cantares de coton (10 000 tonnes envi
ron) et plus de 500 esclaves pour cette période de cinq ans !
Enfin, il a acheté aussi le droit d'exporter des grains de Phocée,
opération qui lui rapporta 20 000 ducats d'or de Chio. Il faut
cependant remarquer que le document ne signale que les opé
rations effectuées par le facteur de Chio. Nous pouvons penser
que Draperio entretient des représentants aussi actifs dans

(18) Archivlo Secreto, Litterarum Reglstrl, volume n» 13, lettre n» 1362 (le
9 juin 1449).
(19) Notaire Bernardo de Ferrari, fllsa II, n° 187 (à Chlo, le 14 octobre 1452).

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d'autres grandes places de l'Orient et que lui-même dirige à Pera


un commerce sans doute plus important et plus varié que celui-ci.
En ce qui concerne l'alun, les renseignements sont plus précis
encore. Draperio est fermier des aluminières de Phocée que
Nicolaô de Sestri exploite en son nom de 1445 (1er août) à 1451
(15 octobre). De l'aveu même de ce dernier, on en a retiré pen
dant ce temps 95 500 cantares d'alun, soit environ 15 800 cantares
(745 tonnes) par an (20) ; précision fort intéressante, car les
documents de l'époque ne nous donnent aucun autre chiffre qui
permette d'évaluer la production de ces aluminières. Après 1451,
Draperio continue à diriger les mines par l'intermédiaire d'un
autre facteur : Vesconte Giustiniani (21). Il a également acheté
aux Gattilusio la ferme des « aluminières de Grèce et de Turquie »
dont l'exploitation est assurée, en son nom, par Cristoforo
Giustiniani, déjà en place en 1446 (22). Les précisions manquent
qui permettraient de chiffrer la production de ce deuxième groupe.
Nous notons cependant qu'elle dépasse nettement celle de Phocée.
En effet, les ventes d'alun effectuées soit en Orient, soit en Occi
dent (en Flandre surtout) portent sur des quantités très supé
rieures à la production de cette dernière ville. En tout cas,
Cristoforo Giustiniani écoule une partie de ses stocks à son
collègue de Phocée, mieux placé pour la vente. Certes, Draperio
a dû s'associer d'autres marchands. Ainsi nous savons que dans
ces aluns de Grèce et de Turquie Domenico Doria possède une
part correspondant à 8 000 cantares annuels (23). Il a lui-même
divisé son capital en 24 carati (24), formant Une petite société
dont les principaux membres sont des Doria. Il n'en reste pas
moins que, de 1445 à 1450, Francesco Draperio a réussi à
concentrer entre ses mains la presque totalité de la production
d'alun de l'Orient.
Cependant, cette concentration n'est pas encore réalisée en
ce qui concerne l'exportation ; le rôle de Draperio est ici plus
limité. Si nous le voyons vendre en Turquie et à Venise (il en
expédie 30 000 cantares en une seule fois), ses exportations en
Occident sont, par contre, très rares. Il livre, certes, de l'alun
à Gênes, en Catalogne et à Majorque (où il l'échange contre de

<20) Il s'agit d'un chiffre minimum : Draperio affirme qu'il y a eu fraude


de 6 % et que l'on a omis 5 000 cantares ; la production serait alors de 17 300
cantares par an.
(21) Notaire Bernardo de Ferrari, fllsa II, n» 365 (Chio, le 28 décembre 145
(22) Notaire de Recco, fllsa l, n° 9 (Chio, le 14 octobre 1452), l'acte se réfèr
à une procuration du 5 février 1446.
(23) Notaire Fazio Antonio Senior, fllsa XII, n» 120 (Gênes, 4 janvier 1448).
(24) Le terme de carati tout d'abord appliqué à la part de propriété d'un
navire désigne ensuite toute part d'une société commerciale ou financière.

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l'huile), mais ce sont là des exceptions qui n'engagent que de


faibles quantités. Le registre de douane génois de 1445 (25), si
précieux pour l'étude du commerce de ce produit, ne signale,
au nom de Draperio, que des chargements très limités. Les ventes
ont lieu sur place, à Phocée même, ou dans un de ses magasins
de Chio. Elles portent sur des quantités très importantes. En
1448, Cristoforo Giustiniani vend, au nom de Draperio, 53 333
cantares d'alun minuto (26) à un groupe de cinq Génois rési
dant à Chio (27). Le même facteur réalise, l'année suivante, une
autre affaire en vendant, cette fois, 40 000 cantares à une asso
ciation formée de cinq autres Génois (28). Ainsi, en ce qui
concerne l'alun, Draperio apparaît surtout comme un financier
qui achète les fermes, fournit les capitaux, mais qui ne contrôle
que l'extraction et le commerce oriental. Son activité n'interdit
pas celle de sociétés pour qui, au contraire, le commerce vers
l'Occident est l'essentiel. Ce sont elles qui ont effectué les deux
achats précédents.
Si les documents ne nous permettent de préciser ni la date
de fondation de ces deux sociétés ni leur importance, leur
existence, cependant, est certaine. Ce sont toujours les mêmes
marchands que nous rencontrons ; leurs noms sont ceux des
grandes familles qui ont obtenu la ferme de Phocée avant Draperio
et sans lesquelles, ensuite, il n'a plus été possible de vendre de
l'alun à Gênes, en Angleterre et en Flandre. Les Giustiniani sont
évidemment les plus nombreux, mais l'on trouve aussi les Adorno,
les Paterio et, surtout, les Doria ; à elles se sont jointes, enfin,
d'autres maisons fort influentes à Gênes ou en Orient : Salvaigo
et Pallavicini. Nous notons que les expéditions d'alun faites à
Chio, en 1445, sont surtout effectuées aux noms des représentants
de ces deux sociétés (29). Certes, à côté d'eux figurent des indi
vidus isolés : Dario de Vivaldi, Antonio Cataneo ; mais leurs
cargaisons sont ridiculement faibles comparées à celles apparte
nant aux associations. Le même registre de douane nous montre
que ces sociétés ont installé des représentants dans chaque port
de l'Occident. Aux Ecluses ou à Bruges, en Angleterre, à Majorque,
ce sont toujours les mêmes facteurs qui reçoivent l'alun. A Gênes,
ces facteurs ont des fonctions bien définies. Un acte de 1445 nous
cite deux Giustiniani, un Centurione et un Doria « gouverneurs

(25) Archlvio di San Giorgio, Sala 38, Caratorum Vetterum, n» 1552 (année 1445).
(26) L'alun minuto est la qualité courante qui s'oppose à l'alun de roche
qualité supérieure.
(27) Notaire Tommaso de Recco, ftIsa I, n» 9 (Chlo, le 21 Janvier 1449), vente
du 18 septembre 1448.
(28) Ibld., n° 10 (Chlo, le 21 janvier 1449), vente du jour même.
(29) Caratorum Vetterum, année 1445 (déjà cité), pp. 65 et suivantes et pp. 78
et suivantes.

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 39

et ayant l'administration de l'alun » ; ceux-ci désignent des pro


curateurs pour défendre leur cause au cours d'un procès que doit
juger le Roi d'Aragon (30).
Ainsi, aux approches de 1450 : quasi-monopole de Draperio
en ce qui concerne l'exploitation, coexistence de deux puissantes
sociétés dans le domaine de l'exportation vers l'Occident.

La Société de 1449.

La société formée le 1" avril 1449 réalise la concentration


totale de tous les intérêts engagés dans le commerce de l'alun.
Les raisons de sa fondation sont évidentes : il faut éviter toute
concurrence afin que la surproduction et la baisse des prix, déjà
inquiétantes, ne deviennent catastrophiques. Les quantités d'alun
mises sur le marché augmentent sans cesse. Les stocks entre
posés dans les magasins de Chio s'accumulent dangereusement.
Nous eh avons une idée si nous pensons que pendant cinq ans,
de 1453 à 1458, le commerce d'exportation vers l'Occident sera
alimenté exclusivement par ces stocks. Cette baisse des prix
devient très sensible à la veille de la fondation de la compagnie.
Au début du xv" siècle, l'alun est encore cher : 0,75 ducat d'or
de Chio (31). En 1412, il est à 0,7 ducat (32). En 1448, il ne vaut
plus que 0,375 ducat (33). Le but essentiel de la nouvelle société
est de remédier à cet effondrement des prix.
Elle est fondée en vertu d'un contrat rédigé par le notaire
Tommaso de Recco (34). Il s'agit d'un document très précis,
un des rares textes qui permettent de saisir avec exactitude
l'importance et l'organisation d'une compagnie génoise à cette
époque. L'acte débute par la liste des participants et nous cons
tatons ainsi que la société comprend tous les individus déjà
rencontrés. En premier lieu vient Francesco Draperio. Sont citées
ensuite les deux sociétés de vente, chacune formée de cinq mar
chands. Nous remarquons au passage l'importance de la première
où deux personnages s'engagent au nom d'un groupe déjà cons
titué : Tobia Pallavicini, au nom de Ludovico de Fornario et
ses « autres associés », et Marco Doria, au nom des « autres
participants des aluminières de Mytilène ». La liste se clôt, enfin,
par les noms de deux marchands isolés : Nicolaô Giustiniani et
(30) Notaire Branca Bagnara, fllsa VIII (partie 2), n° 167.
(31) R. Doehaerd et C. Kerremans, opus cité, acte n° 11 (notaire Panlssario
Gregorio, fllsa I, n° 135, le 4 avril 1405).
(32) Notaire Giovanni Balbi, fllsa I, n° 493 (le 29 mai 1414), vente effectuée
en 1412.
(33) Notaire Tommaso de Recco, fllsa I, n° 9 (le 21 janvier 1449), vente du
18 septembre 1448.
(34) Notaire Tommaso de Recco, fllsa I, n» 51 (Chio, le 1" avril 1449).

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40 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

Dario de Vivaldi. Ainsi, la Société n'est que la fusion d'organi


tions déjà existantes. D'ailleurs, celles-ci ont, en certaines occa
sions, déjà lié leurs intérêts. En effet, l'année précédente, cinq
gros navires marchands ont transporté de l'alun pour le compte
des six principaux membres. Mais, cette fois, l'association présente
un caractère durable : elle est formée pour six années, ce qui
est fort long pour des marchands génois, toujours fidèles à un
certain individualisme en matière de commerce.
La clause essentielle est que chaque membre s'engage à ne
pas extraire ni vendre aucune quantité d'alun pour son compte
personnel. C'est la société qui décide de l'extraction, de la vente
et des transports. Ainsi, l'institution a pour but, non seulement
de concentrer toutes les activités liées au commerce de l'alun,
mais aussi d'établir un contrôle de la production. Ce souci de
lutter contre la surproduction est si vif que l'on décide de négocier
avec le maître de Mytilène, afin que celui-ci s'engage à ne pas
permettre l'exploitation de l'alun dans son île pendant une période
de dix ans. Ces négociations aboutissent d'ailleurs au contrat du
24 janvier 1450 : Gattilusio recevra chaque année une somme
de 5 000 ducats d'or de Chio et, en échange, il interdira de brûler
les pierres d'alun dans son île (36). Le 1er octobre suivant il
donne quittance de la première prime annuelle à Marco Doria
mandaté par la compagnie (37). Ces 5 000 ducats annuels repré
sentent un sacrifice important qui montre à quel point la crise
doit préoccuper les négociants de Chio et de Pera.
Il est vrai que les moyens de la Société sont considérables.
Le capital est fixé à 500 000 cantares d'alun (38), ce qui corres
pond au moins à 200 000 ducats d'or de Chio (car les prix ne
tardent pas à remonter), soit environ 280 000 ducats de Gênes (39).
C'est là une somme très importante qui fait de l'association une
puissance financière de tout premier ordre (40). Les détails de
l'organisation montrent qu'il s'agit d'une véritable société par
actions. Tout d'abord, la liste des quantités d'alun apportées par
chacun est soigneusement établie. Contrairement à l'habitude
génoise, le capital n'est pas divisé en 24 carati. On ne prend pas
non plus le soin de définir une part type dont chaque membre
posséderait un certain nombre. Ces part sont, au contraire, très
(36) Notaire Tommaso de Recco, filsa I, n° 239 (Chio, le 24 janvier 1450).
(37) Notaire Bernardi de Ferrarri, filsa II, n° 188 bis (1er octobre 1450).
(38) Le chiffre rend compte de l'importance des stocks, car il dépasse de beau
coup la production de ces six années.
(39) Le change le plus souvent est alors de 140 ducats de Gênes pour 100 ducats
de Chio.
(40) Au milieu du xv« siècle, le budget ordinaire de la République de Gênes
est très inférieur à cette somme ; en 1454, il sera de 75 000 lires de « monnaie
courante », soit environ 30 000 ducats de Gênes. Cf. Archivio Secreto, Diversorum
Régis tri, n° X-988 (58-553), le 6 août 1454.

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 41

inégales. Celle de Draperio correspond à la moitié du total :


250 000 cantares. Après lui, Baldasare Adorno n'en apporte que
36 660 et Dario de Vivaldi, le plus faible de tous, seulement 4 790.
Les dépenses et les bénéfices réalisés sont répartis au prorata de
ces capitaux. C'est ainsi que devront être trouvés les premiers
5 000 ducats qu'il va falloir verser au seigneur de Mytilène.
A la tête de la Compagnie, on institue une sorte de Conseil
d'administration qui est le seul qualifié pour engager les dépenses
et décider des mesures à prendre. A ce conseil ne sont repré
sentés que les huit principaux membres de l'association : ils
disposent chacun d'un certain nombre de voix. Le total des voix
est de 12 et il faut la majorité de 7 suffrages pour enlever la
décision. Draperio a quatre voix, Marco Doria deux et tous les
autres une seulement. Ainsi Draperio, qui apporte la moitié du
capital, ne dispose que du tiers des voix. Là encore son rôle se
borne à investir ses capitaux dans l'entreprise ; en ce qui concerne
la direction technique, les responsabilités sont assumées par les
négociants de Chio, mieux au courant des conditions du négoce
en Occident et possédant des représentants sur tous les marchés.
On fixe aussi les règles qui présideront au commerce de
l'alun. Pour les marchés secondaires, le propriétaire de chaque
cargaison pourra désigner un facteur chargé de la vente (dont
le profit reste naturellement à la société). Cependant, dans les
grands centres que sont Gênes, Bruges et l'Angleterre, on dési
gnera, pour chacun d'eux, un groupe de « gouverneurs ». Ils
représenteront les principaux membres de la société et dispose
ront du même nombre de voix que leurs mandataires. Ce sont
ces gouverneurs qui dirigeront sur place la vente de l'alun. On
crée ainsi trois conseils d'administration soumis à celui de Chio.
Le pacte de fondation se poursuit par l'énoncé de clauses
particulières. Les principales ont pour but d'améliorer les condi
tions dans lesquelles s'effectuent les transports car, dit-on, il faut
réformer certaines « mauvaises habitudes ». Tout l'alun devra
être chargé à Chio ; les membres de la société n'auront pas le
droit de traiter directement avec les patrons de navires ; tous
les contrats de louage seront établis par le Conseil. On n'a pas
oublié, enfin, de réserver une certaine somme en faveur des
institutions religieuses ou charitables. Chaque année, 25 ducats
d'or seront partagés entre les couvents des frères mendiants, un
hôpital et plusieurs églises de la ville. C'est ce qui correspond
à la « part de Dieu » des compagnies toscanes.
Cette compagnie des aluns de 1449 tient aux compagnies de
Florence par son caractère de stabilité. Comme elles, elle pos
sède aussi des filiales en plusieurs villes de l'Occident. Cepen

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42 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

dant, elle en diffère profondément par son extrême spécialisation.


L'association n'est valable que pour l'extraction et le commerce
de l'alun. Chacun de ses membres continue à exercer pour son
propre compte ses autres activités : change, banque, commerce
des draps, des épices, du mastic (que Chio est seule à produire),
des esclaves aussi. De plus, la société ne reçoit pas de dépôts
des marchands étrangers à la première association et elle n'est
pas susceptible d'élargir son champ d'action. Il s'agit en somme
de l'organisation de la compagnie toscane appliquée à l'exploi
tation d'un monopole. Pour être la plus remarquable et, sans
doute, la plus puissante, cette société n'est pas un cas isolé dans
l'histoire de l'économie génoise à la fin du moyen âge. Celles
fondées pour l'exploitation du liège au Portugal, du mercure en
Espagne et du corail dans le Royaume de Tunis possèdent une
organisation comparable.

*
**

LE COMMERCE D'EXPORTATION

Organisation et importance.

Chio est naturellement le grand centre d'exportation de


l'alun : non seulement le centre financier et le siège des sociétés,
mais aussi celui de toutes les pratiques commerciales. De plus
en plus, le grand commerce génois abandonne Pera, beaucoup
plus difficile à atteindre et surtout plus menacé par l'avance
turque. Gênes apparaît comme une patrie très lointaine aux
« bourgeois de Pera » dont les intérêts commerciaux se situent
presque exclusivement sur les rives de la mer Noire et dans les
provinces turques. Les Mahons de Chio, au contraire, gardent des
contacts étroits avec la métropole et les Génois se sentent plus
en sécurité dans leur île, dont la défense pose moins de pro
blèmes. Chio est la citadelle de cette partie nord de la mer Egée
où Gênes s'est constitué une sorte de fief. Les échanges y sont
fort actifs. Elle reçoit d'Orient tous les produits qu'apportent
les caravanes de l'Asie Mineure. Elle rassemble et entrepose aussi
les marchandises que ses navires vont chercher à Pera, les épices
qu'ils ramènent de Rhodes, Chypre ou Alexandrie. De son port,
d'autres bâtiments plus puissants et plus pressés les emportent
vers Gênes et l'Occident.
Ce rôle d'entrepôt et de centre de redistribution est particu
lièrement sensible en ce qui concerne l'alun. Presque tous les
chargements en direction de l'Occident partent de l'île, bien que

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 43

celle-ci n'en produise pas un seul cantare. L'opération est géné


ralement double : transport des lieux de production à Chio où
l'on remanie la cargaison et, de là, départ définitif vers l'Occi
dent. Plusieurs contrats de louage témoignent de cette façon
d'opérer. Le 31 août 1413, par exemple, Téramène Centurione loue
son navire à Batista Pessagno (41). Il devra se rendre à Mytilène
charger 6 000 cantares d'alun, puis à Phocée prendre 9 000 cantares
et, enfin, retourner à Chio où Batista pourra faire remplacer une
partie de l'alun par d'autres marchandises. Ces opérations termi
nées à Chio (on prévoit dix jours), le navire prendra sa route
vers l'Occident. Mêmes conditions imposées, la même année, à
Giuliano Montano (42) et, en 1426, à Francesco Spinola (43).
Ensuite, les navires qui desservent Gênes ou la Flandre ne sont
plus astreints à aller eux-mêmes chercher l'alun sur les lieux
de production. Toute une flotte de bâtiments de moyen tonnage
se charge de l'amener à Chio. Le pacte de fondation de la Société
de 1449 insiste, nous l'avons vu, pour que tous les chargements
à destination de l'Occident soient effectués dans ce port.
Il y a pour le négociant de l'alun, en ce qui concerne les
transports maritimes, deux possibilités. Il peut « louer » un
navire ; c'est ce type de contrat que nous rencontrons en étu
diant les actes notariés de l'époque. Le bâtiment entier est réservé
à un seul marchand (parfois à un petit groupe). Celui-ci fixe
à l'avance la route à suivre ; il décide si le patron doit effectuer
le trajet « recto viagio » ou s'il doit faire escale dans certains
ports. Ces contrats sont parfois d'une grande complexité. S'il
arrive que le marchand destine le navire à une cargaison composée
uniquement d'alun, il lui faut, parfois, y joindre d'autres pro
duits et, dans ce cas, les escales se multiplient. Ainsi Téramène
Centurione, déjà cité, loue à Chio la Santa-Maria pour une
période de huit à neuf mois et devra faire au moins neuf escales
avant de gagner la Flandre. La deuxième solution est d'avoir
recours à un navire de ligne qui touche Chio. Sans être aussi
précises et régulières que les « caravanes » vénitiennes, les lignes
de navigation génoises établissent un contact permanent entre
l'Orient et la Flandre (soit par Gênes, soit per costeriam, c'est
à-dire par la côte d'Afrique). Dans ce cas, le patron est maître
de son navire ; c'est lui qui fixe les escales et doit rechercher
son fret. A Chio, il ne manque pas de s'adresser aux négociants
de l'alun.

(41) Notaire Giovanni Balbi, fllsa I, n° 219 (Chio, le 31 août 1413).


(42) Ibid., n° 136 (Chio, le 29 avril 1413).
(43) R. Doehaerd et C. Kerremans, opus cité, n» 305 (Fazlo Antonio Senior,
fllsa II, Gines, le 26 Janvier 1426).

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44 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

L'alun étant un produit de faible valeur, les transports se


font presque toujours par de gros navires, d'une portée de 10 000
à 20 000 cantares (44), avec des équipages de 80 à 100 hommes.
Cependant, les frais de transport représentent une part impor
tante de son prix de revient. Nous avons à ce sujet des rensei
gnements précis et nombreux par les contrats de louage de
navires rédigés par les notaires génois. Pour le trajet Chio
Flandre, le plus souvent cité, nous voyons que, au cours de la
première moitié du xv" siècle, le prix du transport passe de
9 à 20 sous de « monnaie courante » pour un cantare. Mais
cette augmentation est surtout due à la dévaluation de la mon
naie : en 1404, il faut 25 sous de cette monnaie pour un ducat
d'or, il en faut 47 en 1450 (45). Ainsi, au cours du demi-siècle,
le prix du transport de Chio à Bruges se maintient aux alentours
de 0,4 ducat d'or de Gênes par cantare. Or, en 1445, par exemple,
l'alun transporté est estimé par les collecteurs des douanes à
deux lires et demie le cantare, soit un peu plus d'un ducat. Cette
année-là ces frais de transport se sont élevés à environ 33 % du
prix de revient de l'alun. Il faudrait y ajouter les frais d'assu
rance, peu élevés il est vrai sur ces gros navires (4 à 5 % au
maximum).
Ce commerce d'exportation est considérable. Les archives
génoises montrent nettement que, jusqu'en 1455, l'alun forme
l'essentiel, en poids comme en valeur, des cargaisons des navires
au retour de l'Orient. Cependant, si nous voulons arriver à quelque
précision, les documents sont difficiles à utiliser. Nous ne possé
dons qu'un seul registre de douane, celui de 1445, qui se révèle
une source de renseignements trop imparfaite pour établir des
statistiques précises. Tout d'abord, seuls nous sont restés les
cahiers intéressant le commerce de transit (les importations à
Gênes sont donc inconnues). D'autre part, il semble que de
nombreux navires aient fait l'objet de conventions spéciales et,
ainsi, leurs chargements ne figurent pas sur le registre. Il faut,
enfin, tenir compte des fraudes, toujours nombreuses, et des
privilèges. Notons, cependant, que dans cette année 1455 neuf gros
navires quittent Chio pour l'Angleterre ou la Flandre ; tous
transportent de l'alun et pour un total de 71 000 cantares (3 500
tonnes environ). Des renseignements plus complets nous sont
fournis par l'acte de fondation de la société de 1449. Voulant
faire le point à la date du 1er avril, les marchands citent les
navires qui ont transporté de l'alun dans les premiers mois de

(44) De 500 & 1000 tonnes environ.


(45) Brlorano : Vita privata dei Genovesi, Gênes, 1876, Appendice (tables éta
blies par C. Desimoni).

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 45

l'année. Ces bâtiments sont au nombre de 21. Sept d'entre eux


ont chargé pour le compte de plusieurs membres de l'associa
tion ; le poids de leurs cargaisons n'est pas indiqué, mais ce
sont tous de gros navires et nous possédons, par ailleurs, le
contrat de louage de l'un d'eux : celui de Leonello Italiano qui
transporte 10 000 cantares d'alun (46). Les quatorze autres sont
de tonnage plus modeste, mais le total de leurs chargements
s'élève à 28 000 cantares. Si nous pensons qu'il faut ajouter à
ce chiffre l'alun embarqué sur les sept gros navires, qu'il ne
s'agit que des trois premiers mois de l'année (dont deux de plein
hiver), que d'autres contrats sont sur le point d'être conclus,
nous mesurons l'importance de cette exportation.

Les principaux marchés.

L'Orient. — Si les besoins en alun des grandes cités com


merçantes et industrielles de l'Orient ne sont pas négligeables,
le trafic exercé en ce sens est très limité. Les Turcs s'approvi
sionnent aux mines que les Génois exploitent sur leurs terri
toires et ce commerce échappe complètement à Chio. Nous savons
cependant que Nicolaô de Sestri a, pour le compte de Draperio,
expédié 5 000 cantares d'alun vers les provinces turques. Par
ailleurs, le commerce vers la Syrie ou l'Egypte présente le carac
tère d'un trafic très local. Dans les trois premiers mois de 1449,
un bâtiment a transporté 1 700 cantares d'alun de Chio en Syrie ;
trois autres se dirigent vers Alexandrie, mais leurs chargements
sont très faibles (à peine 1 000 cantares au total). Pour Rhodes,
les envois sont plus importants, mais cet alun déposé à Rhodes
peut, ensuite, gagner tous les ports de l'Orient et même de l'Occi
dent car l'île est une escale importante sur la route des navires
italiens. Il n'est pas douteux que les Vénitiens en prennent une
partie.
Méditerranée occidentale. — Il faut, tout d'abord, faire une
place spéciale à Venise et à Florence. L'importance de leurs
marines et de leurs positions commerciales en Orient leur ont
valu des situations privilégiées. Les deux ports échappent presque
complètement à l'activité des marchands génois ; pas de « gou
verneurs de l'alun », ni en Toscane, ni dans l'Adriatique. Certes,
Draperio a bien envoyé 30 000 cantares dans le « golfe de Venise »
et, au début de 1449, nous trouvons un navire en route pour
Candie et un autre pour Négroponte. Nous savons aussi que les
Promontorio, Génois fort influents en Orient, ont conclu, en 1452,
un important marché avec un négociant d'Ançône ; ils lui livrent
(46) Notaire Tommaso de Recco, fllsa i, n° 100 (Chio, le 19 juin 1449).

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46 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

à Ancône de l'alun pour une valeur de plus de 3 000 ducats de


Venise (47). Ce sont là, cependant, des cas isolés et, le plus
souvent, les Vénitiens viennent eux-mêmes se ravitailler en
Orient. L'acte de fondation de la Société de 1449 prévoit, d'ail
leurs, des mesures spéciales en leur faveur. L'alun destiné à
Venise pourra être chargé directement à Phocée et la Compagnie
abandonne ainsi le contrôle qu'elle entend exercer sur les opéra
tions d'embarquement. Quant aux Florentins, ils ne sont pas non
plus complètement tributaires de Gênes en ce domaine. Si l'extrac
tion leur échappe absolument, ils organisent eux-mêmes leur
commerce d'importation. Les marchands florentins établis en
Orient, à Pera surtout, achètent l'alun aussitôt extrait et s'as
surent de son transport. Nous avons vu deux Florentins acheter
5 500 cantares d'alun à Pera ; nous trouvons, la même année,
deux autres marchands de Florence louer à Chio un navire génois
pour les transporter en Toscane (48). Heyd nous signale que
d'autres marchands toscans ont, en 1437, acheté 16 250 « tonne
late » (49) d'alun à des Génois. Cet alun ne sera utilisé qu'en
Toscane (50) et cette précaution montre bien que si les Génois
permettent aux Florentins de commercer l'alun dont ils ont
besoin, ils entendent, cependant, leur interdire tout commerce
international de ce produit. Le monopole qu'ils détiennent en ce
domaine ne pourrait s'affirmer plus nettement.
Si l'on s'en tient au volume des importations, Gênes est loin
d'être le principal marché de l'alun en Occident. L'industrie
lainière de la ville est beaucoup moins florissante que celle de
Florence (Gênes est surtout la ville de la soie). D'autre part, il
semble que les grands centres lainiers de l'intérieur : Milan,
Crémone, Plaisance, s'approvisionnent ailleurs qu'à Gênes. Peut
être ont-ils recours à certaines mines situées en Allemagne ?
Peut-être aussi vont-ils plus volontiers se ravitailler à Venise ?
Nous savons aussi que les grandes maisons milanaises entre
tiennent des facteurs à Savone et il est possible que ceux-ci
reçoivent de l'alun en leur nom (les contrôles douaniers y sont
moins sévères qu'à Gênes). En tout cas les achats effectués dans
la ville par les marchands lombards portent toujours sur des
quantités très faibles (51). Ainsi, la consommation en alun de

(47) Notaire Antonio Fazio Senior, fllsa XVI, n° 207 (Gênes, le 10 mai 1452).
(48) Notaire Giovanni Balbi, fllsa I, n» 397 (Chio, le 13 octobre 1408), le contrat
de louage est du 19 août 1408.
(49) L'auteur ne précise pas la valeur de l'unité employée et Pegolotti ne
l'indique pas.
(50) W. Heyd : Colonie commerciale..., opus cité, p. 460.
(51) Archivio di San Giorgio, Sala 36/H, Censarta Nova, 1450, en particulier :
pp. 193, 199, 208, 233.

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 47

Gênes n'est pas très considérable et ses réexportations à peu


près nulles.
Le rôle de Gênes est surtout de financer, de contrôler et
d'organiser ce commerce. De Gênes, les « gouverneurs » président
à la distribution de l'alun dans tout l'Occident. Ils peuvent
détourner lés navires de leur route initiale pour satisfaire des
demandes plus urgentes ; en 1455, ils obligent Giorgio Doria, qui
se dirige vers la Flandre, à décharger sa cargaison entière dans
le port (52). C'est là que se louent généralement les bâtiments ;
ainsi, en 1449, Tommaso Pallavicini engage un navire pour le
compte de son frère établi à Chio (53).
Très souvent l'alun est entreposé à Gênes avant d'être redis
tribué dans les marchés secondaires où n'abordent pas volontiers
les gros navires de la République. Ce sont des bâtiments de faible
tonnage qui l'emmènent ensuite à destination. Ainsi, en 1452,
ces trois barques chargées d'alun capturées par des pirates cata
lans entre Gênes et Aigues-Mortes (54). Marseille, cependant,
reçoit quelquefois de l'alun directement de Chio (55). Les mar
chands génois, fort influents dans la ville, en prennent livraison
et en assurent le transport vers l'intérieur, vers Avignon surtout.
Quant à la péninsule ibérique, seul l'Aragon présente quelque
intérêt pour les négociants génois de l'alun. La Castille possède
quelques mines qui suffisent à ses besoins encore très modestes.
Les navires génois ne fréquentent pas Barcelone et c'est à
Majorque qu'est débarqué l'alun. L'industrie lainière y est en
plein développement et, d'autre part, la colonie génoise très nom
breuse et active. Les registres de douanes indiquent des quantités
appréciables consignées à Majorque (56) ; c'est là aussi que
Benedetto Doria, déclaré rebelle par la République, s'empresse
de débarquer l'alun qu'il transportait sur son navire (57).
Flandre et Angleterre. — Ces deux pays constituent grâce
à leurs puissantes industries lainières les deux marchés d'impor
tation les plus importants. La position commerciale des Génois
est très forte à Southampton et à Bruges. Certes, leurs activités
sont moins complexes et moins considérables que celles des
Vénitiens ou des Florentins, mais ils l'emportent très nettement

(52) Notaire Fazio Antonio Senior, fllsa XVI, n° 235 (Gênes, le 3 juin 1455).
(53) Notaire Tommaso de Recco, fllsa 1, n° 51 (déjà cité).
(54) Notaire Fazio Antonio Senior, fllsa XIV (partie 2), n° 283 (Gênes, le
31 août 1452).
(55) E. Baratier et P. Reynaud : Histoire du commerce de Marseille, t. II,
Marseille, 1952, p. 345, et notaire Tommaso de Recco, fllsa II, n° 112 (Gênes, le
23 Janvier 1457).
(56) Archivio di San Giorgio, Sala 36, Caratorum Maris, année 1458, p. 45.
(57) Archivio Secreto, Dioersorum Filse, fllsa n» 16 (n° général 3036), le
16 août 1446.

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48 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

en ce qui concerne les transports maritimes. Leurs navires sont


les plus nombreux sur la ligne Méditerranée-Mer du Nord ; neuf,
nous l'avons vu, quittent Chio en 1445 ; sept s'ancrent à Sou
thampton en 1450-1451 (58). C'est à Bruges et en Angleterre que
la Société de 1449 juge nécessaire d'installer des gouverneurs
permanents. Le rôle de Bruges est, d'ailleurs, en ce domaine, très
différent de celui de Southampton ou de Londres. Les marchands
génois y ont formé la « nation » la plus puissante et la mieux
organisée. La situation y est beaucoup plus sûre qu'en Angleterre,
où le mouvement xénophobe est assez vif et où les Italiens sont
en butte à des vexations de toutes sortes. Cette nation défend les
intérêts commerciaux des marchands génois dans tous les pays
d'Occident ; nous voyons même Gênes avoir recours à elle pour
représenter la République devant le roi de France. Aussi assis
tons-nous à une grande concentration du commerce de l'alun au
profit de la Flandre. Certes, il est quelquefois difficile de faire
le partage entre les cargaisons destinées à l'un ou l'autre pays ;
assez souvent, le contrat de louage indique que le navire devra
se rendre « en Angleterre ou en Flandre » ou bien encore « dans
les régions occidentales ». Cependant, il est certain que l'impor
tation flamande l'emporte de beaucoup ; nous ne rencontrons
jamais de gros chargements destinés exclusivement à l'Angleterre
alors que des navires de 15 000 cantares et plus sont loués pour
transporter de l'alun aux Ecluses. Le registre de douane indique,
en 1445, pour les neuf navires signalés, 51 800 cantares pour la
Flandre et 4 000 seulement pour Southampton. C'est que Bruges
ravitaille non seulement son industrie lainière, mais aussi celle
des régions voisines. En 1445, les frères Petro et Rafïaele Embrono
chargent à Pera de l'alun, dont 4500 cantares doivent être consi
gnés à Brème (59). Nous n'avons pas d'autre exemple d'un navire
génois apportant de l'alun dans un port hanséatique et nous
devons ainsi penser que les Allemands viennent se ravitailler
eux-mêmes en Flandre. Sans doute les facteurs génois de Sou
thampton font-ils aussi, en cas de besoin, appel aux entrepôts
flamands. Remarquons, d'ailleurs, que les importations d'alun
sont dirigées soit vers Bruges, soit vers Meddelburgh ; les pre
mières peuvent être surtout destinées à la consommation flamande
et à la confection des stocks, les autres à la réexportation immé
diate.
Toutes les sociétés de commerce de l'alun ont installé à
Bruges des facteurs dont le rôle est primordial. Dès 1416, les
(58) A. A. Ruddock : Italiens merchants and shipping in Southampton (1270
1600), South University College, 1951, p. m (les registres du port font commencer
l'année & Pâques).
(59) Caratorum Vetterum, 1445, p. 62.

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 49

Lomellini y ont un des leurs ; nous savons aussi que Vesconte


Giustiniani, qui deviendra le plus influent des fermiers de Phocée
et le directeur technique de la société de 1449, surveillait déjà
ce commerce à Bruges en 1439 (60). En 1445, nous y trouvons les
représentants des grandes familles de Chio, dont deux Giustiniani.
Sans retenir ceux donnés par l'ensemble des contrats de
louage qui nous sont restés, quelques chiffres montrent à quel
point le marché flamand l'emporte sur tous les autres réunis :
60 000 cantares, nous l'avons vu, apportés par les Lomellini en
deux ans, en 1416-1417 ; plus de 50 000 transportés de Chio en
1445 et, enfin, une vente de 90 000 cantares (4 200 tonnes), à livrer
en trois ans, réalisée la même année par les gouverneurs de
Bruges (61). Ces chiffres permettent de mesurer quelle impulsion
le trafic de ce seul produit donne aux transports maritimes effec
tués par les navires génois et, d'une façon générale, à toute
l'activité économique de la République ligure.

*
**

LA CRISE DE 1460

Ainsi les Génois détiennent-ils un véritable monopole en ce


qui concerne l'alun d'Orient, au xive siècle et dans la première
moitié du xv*. Non seulement ils exploitent toutes les mines, mais,
les cas de Venise et de Florence mis à part, ce sont eux qui
exercent le grand commerce d'exportation, dans toutes les direc
tions.

Ce monopole est gravement menacé par la conquête turque.


Déjà, peu de temps avant l'épisode final, Draperio, fort avisé,
s'empresse de monnayer les intérêts qu'il possède. Du point de
vue financier, le moment est également bien choisi ; depuis la
fondation de la Société de 1449, les cours ont remonté. Dès la
fin d'avril 1449, l'alun est à plus d'un demi-ducat (62) et ce prix
se maintient l'année suivante (63). Ainsi, le 28 décembre 1451,
trois marchands génois de Chio : Paride Giustiniani, Paulo
Boiardo et Benedetto Salvaigo, lui livrent 400 pièces de draps
de Gênes (évaluées à 5 000 ducats d'or de Chio) et s'engagent à
lui donner 7 000 autres ducats dans le cas où il obtiendrait le
renouvellement des fermes des aluminières de Phocée, Grèce et

(60) R. Doehaerd et C. Kerremans, opus cité, n° 805.


(61) Notaire Paulo de Recco, fllsa IV (non numérotée), acte du 4 février 1449
contenant copie d'un contrat passé à Londres le 4 avril 1445.
(62) Notaire Tommaso de Recco, fllsa I, n° 67 (le 28 avril 1449).
(63) Ibid., n» 174 (le 14 octobre 1450).

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Turquie (64). Draperio doit rembourser le tout en livrant l'alun


qui sera extrait de ces mines. Les trois marchands reçoivent en
garantie le droit de les administrer et d'en surveiller l'exploita
tion. Le prix de l'alun est fixé à 0,45 ducat et il faudra ainsi
attendre que 26 600 cantares aient été extraits pour que l'affaire
soit réglée. De plus, Draperio cède également ses droits sur la
ferme des impôts de Phocée et les créances qu'il possède dans
la région. Nous savons, par ailleurs, qu'il a vendu à Nicolaô
de Sestri, son ancien facteur à Phocée, la ferme des « aluns du
golfe de Venise » (65). Ainsi, nous voyons Draperio abandonner
ses positions et l'exploitation de l'alun devenir le fait des mar
chands de Chio. Avant 1450, le monopole est partagé entre Pera
et Chio ; dès l'année suivante, le retrait sur Chio est déjà effec
tué : dernière phase de la concentration que nous avons déjà
notée, mais due, celle-ci, à la pression des circonstances.
La chute de Constantinople n'en pose pas moins de graves
problèmes. Problème militaire tout d'abord. A la suite d'on ne
sait trop quel différend, Francesco Draperio vient, en 1455, récla
mer de prétendues créances à la tête d'une flotte turque qui
s'ancre devant Chio. L'île résiste sans trop de mal, mais Phocée
est prise. Problème financier aussi. Dès 1453, le Sultan impose à
la Mahona un tribut de 6 000 ducats ; en 1456, il en exige 10.000.
Enfin, en 1457, nouveaux sacrifices : les membres de la Mahona
doivent se réunir en séance extraordinaire afin de trouver les
30 000 ducats récemment réclamés par le Sultan (66). Paride
Giustianini propose d'y subvenir lui-même. Il sera remboursé
par toutes les ressources à venir de la Mahona : impôts, douanes,
gabelles, revenus de la vente du mastic. Notons quelle puissance
financière représente ce marchand, enrichi surtout par le com
merce de l'alun, capable d'avancer sur-le-champ une telle somme
en espèces sonnantes.
Malgré toutes ces difficultés, la pénurie d'alun ne se fait
pas sentir immédiatement. On en reçoit encore un peu de Grèce
et, surtout, on utilise les stocks se trouvant à Chio. Un acte
rédigé par un notaire de la ville est très explicite à ce sujet. Deux
semaines exactement après la chute de Constantinople, Vesconte
et Paride Giustiniani achètent à plusieurs personnes tout l'alun
qu'elles possèdent à Chio (67). Parmi ces vendeurs figure Petro
Lomellini, jusque-là inconnu à Chio, et qui s'y est réfugié avec

(64) Notaire Bernardo de Ferrarri, fllsa II, 11» 365 (le 28 décembre 1451).
(65) lbid., n° 112 (le 23 janvier 1457). C'est le seul document qui signale une
exploitation d'alun dans cette région mal délimitée (peut-être s'agit-il des lies
Ioniennes ?)
(66) Notaire Tommaso de Recco, fllsa II, n° 156 (Chio, le 22 février 1457).
(67) lbid., n» 33 (Chio, le 20 avril 1456 ; la vente est du 15 juin 1453).

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 51

tout ce qu'il a pu sauver de la catastrophe de Pera. Dès le 24 juin


1454, ils fondent une nouvelle société groupant tous les proprié
taires d'alun et divisée en 25 carati. Parmi ses membres nous
retrouvons toujours les noms des grands négociants de l'Orient
génois. Nous apprenons, d'ailleurs, que la nouvelle société se
propose d'acheter au maître de Mytilène la ferme des alumi
nières qui lui restent.
Effectivement, le commerce d'exportation continue à être
alimenté pendant quatre ou cinq années encore. Dès 1455,
Paride Giustiniani fait transporter de l'alun sur le navire dé
Mauricio Cataneo en route vers Savone (68). Le registre de douane
de 1458 nous donne, par ailleurs, des renseignements assez précis
sur les chargements effectués à Chio. En 1456, la Société a embar
qué 6 500 cantares sur le navire de Melchione Doria ; cette
cargaison est répartie entre onze marchands et destinée toute à
l'Angleterre (sauf 1 000 cantares que l'on laissera à Cadix). Sur
le navire de Francesco Cataneo : 3 000 cantares d'alun de roche
la même année. En 1457, deux bâtiments sont signalés : ceux
de Bartolomeo Calvo avec 3 600 cantares et de Filippo de Sarzana
avec un peu plus de 4 000. A noter que ne figurent sur ce registre
que les navires qui doivent toucher Gênes ; ceux qui ont pu
gagner Bruges directement ne sont pas indiqués.
Cependant, la crise est proche et va se manifester d'une
façon brutale. Passé 1458, l'alun d'Orient disparaît à peu près
des marchés occidentaux. Les stocks sont épuisés. Certes, les
Vénitiens obtiendront du Sultan, en 1461, la ferme des alumi
nières de Phocée, mais il semble que la production ait été très
faible ; en tout cas, elle échappe aux Génois. De plus, l'année
1462 voit les Gattilusio, déjà chassés de Thrace, perdre Mytilène
et disparaître de la carte politique de la mer Egée. Aussi les
notaires ne mentionnent-ils plus aucune vente d'alun à Chio ;
nous assistons, au contraire, à la liquidation de tout ce commerce.
Vesconte Giustiniani meurt à la fin de 1458 et, les mois qui
suivent, les marchands s'empressent de solder leurs comptes
respectifs et d'exiger leurs créances. Ils savent que désormais
ils ne traiteront plus aucune affaire concernant l'alun d'Orient.
Afin de remédier à cette situation catastrophique pour l'in
dustrie lainière de l'Europe, les mines d'alun de l'Occident, très
négligées depuis un siècle, sont rouvertes et exploitées à outrance.
Le Roi d'Aragon, qui essaie de donner une impulsion nouvelle
à ses possessions italiennes, s'intéresse, à ce sujet, aux petites
îles du golfe de Naples. Il semble aussi que le commerce de l'alun
(68) Notaire Risso Bartolomeo, fllsa IV (partie 2), non numérotée, le 4 février
1456.

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52 REVUE D'HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

de Sicile ait pris une certaine importance. A Gênes, on vend


couramment de l'alun dit « de Sicile » (69) (jusque-là inconnu
sur ce marché) et il paraît même que sa production ait fait
l'objet d'une sorte de monopole en faveur du Florentin Andreà
•Fattini (70). Les Génois, eux, portent leurs efforts sur les mines
de Volterra qu'ils ont rouvertes et qu'ils exploitent. Ce sont
également eux qui contrôlent celles de Piombino. De plus, ils se
tournent vers l'intérieur, vers le Tyrol en particulier où les Véni
tiens qui prospectent la région ont fait appel à l'un des leurs :
Biagio Centurione Spinola (71) ; celui même qui sera, quelques
années plus tard, nommé « maître principal » des mines de Tolfa.
D'Afrique vient 1' « alun de Tripoli » ; en 1462, un Vénitien en
charge 1 000 cantares sur un navire ligure en route vers Gênes ;
mais les marins se soulèvent, déposent capitaine et marchands
sur une plage déserte de Sicile et vendent l'alun pour leur compte
à Syracuse (72).
Tout ceci est d'ailleurs très insuffisant pour satisfaire les
besoins en alun des grands centres lainiers de l'Occident. A
Gênes même, l'alun manque dès la fin de 1458. Le 10 octobre, une
délégation des « artisans de la laine » expose au Doge et aux
anciens qu'il est devenu impossible de travailler la laine à Gênes
du fait de la pénurie totale d'alun (73). Le Conseil, considérant
l'importance de cette industrie pour l'économie de la ville, donne
l'ordre à tous les patrons de navires jetant l'ancre dans le port
et ayant de l'alun à bord d'en décharger au moins 50 cantares.
La modestie du chiffre indique bien quelles sont les difficultés
du ravitaillement. La situation est certainement plus mauvaise
encore à Bruges, où la consommation est beaucoup plus impor
tante.

Cette situation a naturellement pour conséquence une hausse


brutale des prix. L'alun, dont la valeur à Gênes est estimée par
les collecteurs des douanes à deux lires et demie le cantare en
1445, et dont le prix reste à peu près stationnaire jusqu'en 1453,
se fait brusquement plus cher. Dès 1455, il est vendu six lires
et demie à Gênes (74) et les collecteurs de 1458 l'évaluent à 8 et

(69) Notaire Tommaso Duracino, fllsa VII, n° 2 (le 5 janvier 1463), alun
chargé à Licata, et notaire Fazio Antonio Senior, fllsa XXII, n» 71 (le 11 janvier
1464).
(70) Fazio Antonio Senior, fllsa XX, n° 243 (le 12 juillet 1463).
(71) Schulte : Geschlchte des Mittelalterlichen Handels und Verkehrs zwischen
Westdeutchland und Italien mit Ausschluss von Venedtg, 2 volumes, Leipzig, 1900,
pp. 168-170.
(72) Notaire Batista Panisola, fllsa III, n» 7 (le 21 février 1462).
(73) Archivio Secreto, Dlversorum Filse, fllsa n» 23 (le 10 octobre 1458).
(74) Notaire Oberto Foglietta Senior, fllsa IV (le 30 janvier 1455) et notaire
Risso Bartolomeo, fllsa VI, n° 275 (le 22 janvier 1455).

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LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L'ALUN 53

même 10 lires. De même, l'alun de Sicile, les années suivantes,


se vend au moins dix lires et demie le cantare (75). Cette hausse
des prix (ils se trouvent multipliés ainsi par cinq en moins de
15 ans) ne manque pas de créer un sérieux malaise dans
l'industrie lainière. Cependant, pour l'économie génoise, la perte
du monopole et, d'une façon générale, la diminution de la pro
duction est beaucoup plus grave. Elle ruine de nombreux spécia
listes de ce commerce et laisse des patrons de navires en quête
de frets de remplacement.
Mais, dès 1462, sont découvertes les mines de Tolfa qui
ouvrent d'autres perspectives.

(75) Actes notariés déjà cités.

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