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Cette contribution analyse deux séances entre l’éducatrice/l’enseignante et des enfants/élèves effectuées,
respectivement, avec un groupe d’enfants d’une crèche et avec une classe d’école primaire. Le traitement
comparé des deux dynamiques montre à la fois la généricité de certains phénomènes d’éducation/ins-
truction et la spécificité des gestes et des opérations de pensée qui caractérisent chaque tâche dans
chaque contexte institutionnel.
Mots-clés : système d’instruction, système d’éducation, contrat didactique différentiel, réduction de l’information,
événements remarquables.
Phénomènes d’éducation et d’instruction : étude comparative menée au travers de deux institutions contrastées 113
Tableau I. Déroulement de la séance en classe de 5 e, mise en évidence des observables
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Tableau II. Déroulement de la séance en IPE et mise en évidence des observables par tour de jeu
ÉVÉNEMENTS REMARQUABLES POUR CHACUNE L’enseignante, en effet, note les mots « million »
DES SÉANCES et « mille » en correspondance avec les points ins-
crits dans le nombre « 37.456.704 » : le point
« dit » alors, respectivement, « million » et « mille ».
En classe de 5e primaire
Telle une forme d’équivalence instaurée par la
L’analyse des observables concernant Sophie et règle d’action introduite, il semble probablement à
l’écriture de « dix sept millions deux mille cin- Sophie qu’il suffit de remplacer les mots « mille »
quante huit » a amené une interrogation sur les et « million » par un point : c’est ce qu’on observe
conditions mises en place par l’enseignante pour un peu plus tard lors de l’écriture de « dix sept
enseigner les techniques de lecture et d’écriture millions deux mille cinquante huit ». Elle écrit tout
des nombres. C’est ainsi que l’analyse d’autres d’abord « 107.2.58 » (« dix sept » sans trait d’union
observables de la leçon, qui ne concernent direc- devenant « 10 7 ») puis, devant la remarque de
tement ni l’item incriminé ni spécialement Sophie, son voisin (« il faut écrire dix-sept et un point »),
a complété le tableau d’ensemble de l’analyse. En elle modifie son écriture en « 17.2.58 » (dix-sept,
particulier, les minutes 12 à 15 et 28 à 30 (cf. un point = millions, deux, un point = mille, cin-
tableau I), pendant lesquelles l’enseignante intro- quante-huit). Sophie n’intervient pas dans le débat
duit une règle d’action – mettre un point ou une à propos du placement des points. Elle ne s’ex-
barre à partir de la droite tous les trois chiffres prime du reste que lorsqu’elle est sollicitée par
pour faciliter la lecture – ont été analysées fine- l’enseignante.
ment. Par ailleurs, lors d’un aparté, l’enseignante écrit
Ainsi, les étapes successives d’écriture de « dix « 17258 » (cf. figure 1) sans espaces ni points en
sept millions deux mille cinquante huit » par marge de la feuille de Sophie et lui demande un
Sophie seront exposées (minutes 36 à 40) en les contrôle par la lecture. Sophie récrit le nombre et
liant à deux étapes précédentes qui montrent la son écriture intègre cette fois et la règle des points
mise en place de règles d’action par l’enseignante et un principe phonétique : « 17.200.058 » peut se
(minutes 12 à 15 et 28 à 30). Enfin, une analyse de lire dix sept (« 17 ») millions (« . ») deux mille
la phase de « correction » au tableau de l’item (« 2000 » et « . » dans « …200.0… ») cinquante huit
« dix sept millions deux mille cinquante huit » (« 58 »).
(minutes 42 à 46) complète l’ensemble des événe- Sophie trouve probablement confirmation de
ments remarquables pour notre questionnement. sa propre démarche dans l’explication de l’erreur
Sur la feuille de Sophie on trouve les écritures par l’enseignante au tableau lorsqu’elle fait com-
finales suivantes : parer différentes réponses. En effet, Rémy écrit
« 17.002.058 » et Gaëlle « 17,200,058 ». Mais cette
dernière renonce très vite à sa proposition en
Figure 1 : production écrite de Sophie faveur de celle de Rémy. De même, plusieurs
élèves appuient immédiatement l’écriture de
Rémy. L’enseignante cherche alors à « faire vivre »
plus longtemps l’erreur de Gaëlle afin de donner
aux autres élèves qui s’étaient trompés l’occasion
de réfléchir sur le sens de cette erreur. Elle pro-
cède donc à une reconstitution de l’erreur de
Gaëlle – la même que celle de Sophie – devant la
L’analyse séquentielle du protocole, en reconsti- classe. Mais, faute de pouvoir donner un sens
tuant les étapes de cette écriture, montre que les mathématique à l’écriture de position des nombres,
règles d’action instaurées par l’enseignante ne Sophie ne peut utiliser, en tant que contrôle, l’ex-
semblent pas permettre à Sophie de donner du plication au tableau de l’enseignante, qui précise
sens à la valeur de position des chiffres dans l’écri- « le point qui dit mille se trouve juste après le
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deux (dans l’écriture de Rémy) puisque c’est deux Dans tous les cas, remarquons que l’éducatrice ne
mille » (sous-entendu « et non pas deux cent justifie nullement le choix de ne plus interroger
mille » comme dans l’écriture de Gaëlle). Sophie Julia. Le tour XII revient donc à Steven qui
se contente de reproduire le geste de l’ensei- demande « plus petit que la souris » en faisant
gnante : inscrire une croix au milieu de son écri- ainsi état d’une conduite inexperte dans l’absolu
ture. Elle précisera d’ailleurs, lors d’un entretien puisque aucun animal du référentiel ne correspond
ultérieur, que cette dernière écriture est correcte à cette désignation. Il n’obtient évidemment
pour elle. aucune carte de ses camarades. Sur l’ensemble
de la partie Julia a donc eu deux occasions d’être
Ces éléments montrent l’articulation entre les
demandeuse et elle a chaque fois formulé une
contraintes cognitives, propres au rapport que
demande experte en obtenant ainsi 8 cartes, tan-
Sophie élabore à l’égard de l’écriture de ce
dis que Steven, sur trois occasions en qualité de
nombre – et que révèlent les erreurs commises –
demandeur n’obtient que 7 cartes. Pourtant, une
et les conditions didactiques de rencontre avec
analyse des interventions de l’éducatrice montre
ce savoir. Les règles du contrat en évolution
une attitude nettement plus encourageante et
dans cette leçon deviennent, pour Sophie, des
valorisante à l’adresse de ce dernier que par rap-
contraintes d’ordre supérieur qui, au lieu de pro-
port à Julia.
voquer des réorganisations cognitives tendent au
contraire à stabiliser les sources de l’erreur. D’une D’une façon générale, le jeu est entièrement
façon générale, les traces qui permettent la des- placé sous le contrôle de l’éducatrice. Chaque
cription des conduites de Sophie, montrent une tour de jeu est « ouvert » et « fermé » par l’éduca-
importante recherche de conformité aux règles trice. Elle formule au fur et à mesure de nouvelles
décodées au fur et à mesure de l’avancement de consignes permettant aux différents enfants de
la situation. Le contrat didactique émerge comme répondre localement comme attendu ou du moins
un contrat différentiel et différemment interprété sous une forme gérable par elle. Dès lors, l’inter-
selon les élèves et leur position respective dans action « avance », les cartes changent de proprié-
l’histoire didactique de la classe. taire, le jeu prend forme. Si les enfants parvien-
nent à jouer les rôles de demandeur et de donneur
dans la première partie du jeu, lorsque toutes les
En Institution Petite Enfance cartes sont encore disponibles, dans la deuxième
partie, la difficulté que comporte cette tâche
Pour ce qui concerne la séance en IPE, les
oblige tout spécialement l’éducatrice à redéfinir
réductions de l’information (tours de jeu et tours
des sous-questions traitables par ces jeunes
de parole) permettent d’isoler, là aussi, des évé-
enfants.
nements remarquables concernant la dynamique
de la séance et les interactions avec Julia en par- Au fur et à mesure de l’avancement de la partie,
ticulier mais aussi avec Ivano et enfin avec les enfants en position de demandeurs (position la
Steven, l’enfant qui, rappelons-le, est considéré plus difficile) donnent des signes d’être confrontés
préalablement par l’éducatrice comme ayant de à une difficulté partagée, l’animal désigné est celui
grandes chances de bien réussir. que l’on veut obtenir : le fait d’être « grand » ou
« petit » revêt pour les enfants un caractère
La présentation de l’analyse entre par le tour de
absolu. Nous l’avons vu aux tours XI et XII : en vue
jeu XI prolongé par le XII : Ivano demande « plus
d’obtenir la carte « souris » plusieurs enfants
grand que la souris » alors que chacun des don-
demandent « un animal plus petit que la souris ».
neurs n’a devant lui qu’une carte souris (exception
Le système de comparaison de grandeurs rela-
faite de Julia qui n’a plus de carte) : Ivano n’ob-
tives que suppose le jeu n’est donc pas traité en
tient évidemment aucune carte. Au tour XII, le rôle
tant que tel par les enfants, en revanche, par ses
de demandeur reviendrait à Julia, mais voilà que
relances et suggestions l’éducatrice parvient à
l’éducatrice passe directement la parole à Steven :
faire produire des demandes considérées comme
pense-t-elle éviter à Julia de se confronter à une
pertinentes en fonction de l’avancement du jeu.
question trop difficile pour elle ? Ou le fait qu’elle
n’a plus de cartes à donner l’exclut-il d’office du Mais on peut penser que les enfants se construi-
jeu, y compris de la place de demandeur ? La sent tout de même des repères qui attestent d’une
règle du jeu, quant à elle, ne précise rien quant à construction du sens de l’activité, propre aux
la participation d’un joueur qui n’a plus de carte. expériences acquises par chacun au fil du jeu. Les
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les partenaires comme des interactions didac- sible d’affirmer que dans les deux institutions
tiques. À travers l’observation de ces deux observées l’adulte en position haute (l’éducatrice
séances, nous retrouvons dans les deux institu- et l’enseignante) enseigne : si on admet, selon
tions des dynamiques semblables, tout en se l’acception latine d’ « insignire », que le terme ren-
déclinant spécifiquement selon la nature des voie à l’action d’« indiquer », de « désigner », de
tâches. Cette analyse contrastive témoigne, nous « faire connaître par un signe ».
semble-t-il, de l’intérêt heuristique qu’il peut y
avoir à interroger les interactions à vocation édu- Francia Leutenegger
cative de la petite enfance pour y débusquer du Anne-Marie Munch
didactique là où la culture courante nous ferait FAPSE/SSED Didactique comparée,
croire le contraire. Pour l’heure nous pensons pos- Université de Genève
NOTES
(1) Enfants dont l’âge correspond à la petite section française de structures logiques élémentaires (Piaget et Inhelder,
maternelle. 1972/1967). Dans une perspective didactique, nous nous
(2) Formalisée à l’école par les livrets scolaires, mais qui peut centrerons ici sur l’analyse du système éducatrice-enfants-
aussi tenir aux attributions des enseignants/éducateurs jeu.
(« bons » élèves ou « en difficulté »). (6) Pour une étude mathématique de ces objets d’enseignement,
(3) Pour une analyse épistémologique et didactique de la ques- voir Mercier, 1997.
tion, voir Mercier, 1997 et Salin, 1997. (7) Nous ne pourrons entrer ici dans le détail de cette analyse
(4) Par opposition à d’autres élèves, en particulier Rémy dont il développée ailleurs (Schubauer-Leoni et Munch, à paraître).
sera question plus loin, qui sont déclarés « forts en mathé- (8) Elles sont précédées par une introduction (de 4 minutes ?) de
matique ». la part de l’éducatrice, qui explique « comment on va jouer »,
(5) Du point de vue psychologique, la construction du schème et suivies par un comptage des cartes de chacun des joueurs
opératoire de la sériation a été largement étudiée dans une pour établir le gagnant (pour le détail, voir Schubauer-Leoni
perspective génétique comme composante de la genèse des et Munch, à paraître).
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