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La Mort dans les Yeux - Questions à Jean-Pierre Vernant (pp. 283-299)
Aux questions que suscite chez un psychanaliste la lecture de La Mort dans les yeux et dont Pierre Kahn a formulé certaines
pour les poser directement à l'auteur du livre, J.P. Vernant apporte une série de réponses permettant selon lui, de préciser ce
qui distingue et, à certains égards oppose, dans l'interprétation des mythes, l'approche psychanalytique et l'enquête
d'anthropologie historique.
Vernant Jean-Pierre. La mort dans les yeux [Questions à Jean-Pierre Vernant]. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs
anciens, vol. 6, n°1-2, 1991. pp. 283-299;
doi : https://doi.org/10.3406/metis.1991.972
https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1991_num_6_1_972
Pierre Kahn
l.-La leçon des Grecs. Vous présentez votre étude sur Gorgô*, la
gorgone Méduse, dans la perspective d'une "grande leçon" que nous donnent les
Grecs quant à la façon dont leur culture, dont nous sommes tributaires,
organisaient la tolérance. La tolérance, c'est-à-dire la prise en compte de ce
qui se présente comme l'hétérogène, voire l'extrême altérité pour les
participants de cette culture.
Vous indiquez aussi que la tentation de s'inspirer du modèle grec peut
être grande mais que cette nostalgie est vaine: le polythéisme grec n'est pas
transposable.
Quelle peut être dès lors la leçon que les Grecs offrent à notre besoin de
tradition et de réflexion? Pourriez-vous préciser votre pensée en tant
qu'anthropologue et historien des religions? Votre travail s'est effectué
dans la seconde moitié d'un siècle qui a révélé la très grande fragilité d'une
tolérance essentiellement fondée sur des positions rationalistes. La leçon
des Grecs ne serait-elle pas, en tout état de cause, que la mise en forme de
ce que l'être humain rencontre en lui et hors de lui comme l'absolument
autre ne peut se faire que dans une expérience religieuse, ou à tout le
moins dans une expérience faisant intervenir l'organisation du sacré?
me Baubô, d'être "le sexe fait masque". Ainsi Gorgô occuperait du côté
féminin une fonction symétrique à celle des Satyres du côté masculin:
représenter le terrifiant et le grotesque du sexuel, de toutes façons
inquiétant.
C'est cette symétrie de Gorgô et des Satyres qui est le plus délicat à saisir
à ce moment de votre livre. Apparemment il s'agit d'une symétrie de
fonction: représenter le sexuel dans ce qu'il a de risible, horrible et fascinant
aux deux pôles opposés du féminin et du masculin. Mais pourquoi parmi
les textes qui parlent de Baubô, ce privilège que vous accordez aux Mimes,
où Hérondas désigne par le nom masculin baubôn un simulacre phallique
en cuir? Est-ce que, ce faisant, votre exposé ne comporte pas l'idée d'une
interférence de Gorgô et des Satyres par leur commune référence, via
Baubô et le baubôn, au phallus dont ils seraient respectivement la
représentation du manque angoissant et de l'illusoire et risible permanence?
Ceci amène à vous demander ce que vous pensez des interprétations qui
font de Baubô un personnage phallique. Corollairement, pouvez-vous
préciser ce que les Grecs considéraient et ressentaient comme libérateur
dans la prestation de Baubô? Etait-ce d'une femme (Baubô) à une autre
(Déméter) le seul dévoilement obscène de son sexe?
le des serpents ou celle des chevaux dont les morsures sont terrifiantes, car
susceptibles de faire passer ceux qui en sont victimes dans le pays des
morts. La chevelure reptiléenne ou chevaline est donc gorgonéenne en
tant qu'épouvantable, c'est-à-dire significative d'un voyage en pays d'E-
pouvante.
Et c'est dans un autre temps de votre livre que vous donnez au sort fait à
la chevelure une signification qui peut faire penser à la castration. Vous
rappelez que c'était l'usage à Sparte de raser la tête de la jeune mariée. Ce
faisant, écrivez- vous, "on extirpe d'elle ce que peut avoir encore de mâle
et de guerrier sa féminité. . . On évite d'introduire chez soi, sous le masque
de l'épousée, la face de Gorgô".
Par ailleurs Freud, à l'appui de son interprétation, fait intervenir la forte
homosexualité de la culture grecque. Ceci rend logique selon lui que la
figuration par excellence de l'effroi ait été chez les Grecs une figure de la
castration féminine. Il est remarquable que dans votre étude vous ne laissez
rien paraître qui indique qu'il y ait pour vous un quelconque rapport de
Gorgô avec l'homosexualité.
Pouvez-vous préciser ce que vous pensez de l'interprétation freudienne
du mythe, si différente de la vôtre? A la fin de son texte, Freud émet une
réserve: son interprétation ne pourra être soutenue sérieusement, écrit-il,
qu'à partir d'une histoire du symbole qu'est Méduse dans la mythologie
grecque, histoire qu'il ne fait pas. Pouvez-vous préciser sur cet exemple en
quoi, selon vous, l'historien et l'anthropologue se séparent du
psychanalyste, en quoi et où peuvent-ils éventuellement se rencontrer?
"comprendre ces autres que sont les Grecs anciens, et nous-mêmes aussi".
Gorgô, développez-vous, est Puissance de mort dont l'homme se
détourne mais qu'il ne peut manquer de retrouver. La rencontre avec Gorgô se
fait à travers un masque qu'on ne porte pas mais qui vous regarde en
quelque sorte par vos propres yeux. Car c'est avec le regard du masque qu'on
lui fait face. Une dimension de ce face à face est de faire apparaître la
dialectique du moi et d'un double de ce moi, mortifère, où s'objective une
puissance de mort que l'homme porte en lui.
Ceci appelle quelques éclaircissements touchant au regard et à sa
relation à la mort. Le regard, passant par la perception visuelle mais pouvant
excéder celle-ci; le regard comme cette instance où se manifeste de façon
privilégiée l'espèce d'équilibre qui dans chaque individu serait mis en
œuvre entre la vie et la mort. Dans une perspective de psychologie historique,
peut-on dire -comme votre texte le suggère- que cette conception des
rapports de la vie et de la mort était présente aux Grecs et figurée dans leur
rapport à Gorgô?
Ceci dit, pourquoi chez les Grecs cette féminisation de "la mort"? Cette
question se fait insistante lorsqu'on apprend dans un autre de vos travaux
sur le masque, qu'une variante de Gorgô "présente la face de Gorgô
occupant au fond de chaque œil la position de la prunelle - que les Grecs
nommaient Koré, la jeune fille".
Jean-Pierre Vernant
font pour nous une civilisation bien définie avec un style de vie qui lui est
propre.
C'est ce modèle, construit et continûment modifié par les historiens à
partir des documents dont ils disposent, que j'interroge pour lui poser une
question dont la portée est générale du point de vue de l'anthropologie,
mais dont l'urgence s'est bien évidemment imposée à moi en raison des
événements qui ont marqué ma génération et des remous qui agitent
encore aujourd'hui la société française. Comment un groupe humain, attaché à
sa permanence et à son identité, aborde-t-il le problème de l'autre, sous
ses diverses formes, depuis l'homme autre, différent de soi, jusqu'à l'autre
de l'homme, l'absolument autre, ce qu'on est impuissant à dire et à penser,
qu'on l'appelle mort, néant ou chaos? Or il m'a semblé, en regardant les
Grecs, que là-même où, comme chez eux, l'humanité de l'homme se
trouve définie par l'appartenance à une vie politique qui est le privilège exclusif
des Hellènes et la marque de leur supériorité, là où par conséquent
barbares, étrangers, esclaves, femmes et jeunes se voient re jetés aux marges de
l'humanité, les pratiques institutionnelles et les croyances trouvent
toujours le moyen de réintégrer en quelque façon ceux qu'elles semblaient
devoir radicalement exclure. La mise à l'écart de l'autre n'a pas ce
caractère de négation passionnée, de haine fanatique, qui interdirait contact
et commerce avec lui, voire même, par des procédures régulières, son
accueil et sa présence au sein du groupe. J'ai parlé à ce sujet de tolérance.
C'est une attitude qui me paraît comporter chez les Grecs une dimension
proprement rationnelle, une distance par rapport à soi, une ouverture
critique. Dans la façon dont un Hérodote enquête sur les peubles barbares, il
y a de la curiosité intellectuelle et à l'égard de plusieurs d'entre eux,
comme les Egyptiens ou les Ethiopiens, de l'admiration pour certains de leurs
usages comparés à ceux des Grecs.
Mais deux points doivent être soulignés qui marquent, en ce qui
concerne la tolérance, l'écart entre le monde ancien et nous. D'abord, la cité n'est
pas de même ordre que la nation contemporaine. Ensuite, la religion
grecque constitue un phénomène très différent des grandes religions
d'aujourd'hui. Le polythéisme grec n'est pas une religion du livre: il ne comporte ni
église, ni clergé, ni révélation, ni texte sacré définissant le credo auquel
tout fidèle est tenu d'adhérer s'il veut obtenir le salut. La croyance n'a pas
de caractère dogmatique ni de prétention universaliste. En ce sens, une
certaine forme de tolérance est inscrite au cœur d'une religion qui revêt
pour l'essentiel la forme d'un culte civique et politique. Toutes les
pratiques sociales, dans la famille et dans l'état, tous les gestes de la vie
quotidienne de chacun comme dans la solennité des grandes fêtes communes
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ont une dimension religieuse. On peut dire que la religion est présente à
tous les moments et dans tous les actes de la vie collective, que l'existence
sociale revêt aussi bien la forme de l'expérience religieuse. Quand
j'analyse le statut et les fonctions d'Artémis, de Dionysos, de Gorgô, j'enquête
donc sur la cité, ses modes de fonctionnement, ses cadres mentaux. Le cas
de Gorgô, comme expression de l'absolument autre, ne constitue pas sur
ce plan une exception. Les Grecs ont mis en œuvre diverses politiques à
l'égard de la mort pour la civiliser, l'intégrer à la vie sociale: rituel des
funérailles, survie en gloire dans la mémoire collective grâce à la poésie o-
rale, culte héroïque. Ils ont construit pour les défunts une façon
particulière de continuer à exister tout en étant à jamais disparus, une sorte de
présence-absence, en les dotant de ce qu'on peut appeler le statut social de
la mort, statut qui pour certains d'entre eux leur confère une importance
de premier plan dans toute la durée de l'existence commune du groupe.
Mais en même temps qu'ils récupéraient ainsi les morts comme
col ectivité, les Grecs exprimaient à travers le masque de Gorgô ce que la mort
comporte d'au-delà par rapport à ce qui peut être fait ou dit à son sujet, ce
"reste" devant lequel on ne peut que demeurer muet et paralysé: fasciné,
changé en pierre.
ce qu'ils abandonnent aux mortels pour répondre aux besoins d'une vie
juste et pieuse. Le hosion est donc ce qui échappe aux restrictions
préservant le caractère séparé du hieron, le mettant à part de l'existence humaine
quotidienne. En ce sens le hosion définit bien ce qui se trouve libéré d'un
"consacré" propre aux dieux. Mais hosios a un autre sens encore. Il peut,
dans les milieux de secte et dans la religion dionysiaque, désigner cet état
exceptionnel de sainteté que permettent d'atteindre des pratiques d'ascèse
individuelle ou d'extase collective conférant à ceux qui s'y sont soumis le
privilège, momentané ou durable, de devenir des hommes divins, des
Purs, hagnoi.
Dès lors que s'efface ainsi, entre hommes et dieux, la frontière
qu'exprime le terme hieros, tout le système cultuel d'une religion civique visant à
maintenir strictement la distance entre mortels et immortels, à faire
respecter leur radicale séparation, apparaît pour celui qui a connu
l'expérience d'une fusion avec le divin comme sans valeur religieuse véritable.
Pour l'homme divin, saint et pur, la libération du sacré, au sens usuel,
s'opère en le dépassant par le haut, non en lui échappant par le bas, du côté de
la libre disposition de ce que les dieux abandonnent aux hommes comme
leur part.
Gorgô n'a pas de place dans ce schéma. Sa corrélation avec Dionysos
n'est pas de l'ordre d'un "entièrement profane" répondant à un
"totalement saint" parce que l'un et l'autre, de concert, échappent aux
contraintes du "sacré" ordinaire. Dans son lien avec le dieu Dionysos, qui est à la
fois le plus terrible et le plus doux, qui tantôt vous souille et vous détruit,
tantôt vous sauve et purifie, Gorgô traduit un autre aspect du sacré: le
sacré absolument "interdit", dans son ambivalence - qu'exprime le doublet
agos (hagos) - un sacré si parfaitement pur, si écarté de la vie humaine qu'il
apparaît aussi bien horrible et terrifiant: tout contact avec lui ou bien vous
livre à une souillure irrémédiable ou bien vous arrache à la condition
humaine. La mort est un sacré de ce type. Perséphone est une divinité hagnè,
pure; mais on ne peut entrer en contact avec elle, on ne peut l'aborder
comme reine du monde infernal sans se trouver du coup arraché à l'état de
vivant. Gorgô reste donc prise dans un horizon religieux et, de façon plus
générale, je ne crois pas que les Anciens aient pensé la mort dans une
perspective profane, même si l'opinion commune sur ce point ne faisait pas
référence à la survie d'une âme immortelle. Cela signifie-t-il qu'il n'y ait
pas eu de place pour une non-croyance? Pour répondre à cette question
encore faudrait-il s'entendre sur ce qu'on appelle croyance. Le statut du
"croire" n'est pas le même dans une religion dogmatique où il est possible
de définir hérétiques, incrédules, agnostiques, athées, et dans des cultes
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tout, mais vainement. Sa bouche ne dit rien qui vaille, elle radote. Comme
me le faisait remarquer Elena Cassin, les parties sexuelles que cette vieille
exhibe au lieu de les cacher ne sont non plus bonnes à rien, ni à enfanter, ni
à faire l'amour: une dérision, une bouffonnerie de sexe.
Telle est une des lectures qu'on peut être tenté de faire. J'admets qu'il y
en a d'autres. Elles ne sont pas incompatibles. Ce genre d'histoire
comporte plusieurs sens, plusieurs strates d'interprétation. Le derrière de Baubô
est polysémique.
ne le sera pas moins: c'est non. Et les raisons que je peux avancer pour
expliquer mon extrême réserve quant à cette série d'identifications en chaîne
répondront peut-être au problème plus général que vous m'avez posé sur
ce qui sépare l'anthropologue historien du psychanalyste, dans leur
approche des faits de culture. Le psychanalyste a un modèle en tête qui lui vient
de sa formation et de sa pratique professionnelles. L'anthropologue en a
aussi, bien sûr, mais dont, par métier, il se méfie parce qu'il a acquis dans
son travail même la conviction qu'il existe une relativité des phénomènes
culturels et que chaque civilisation, localement et temporellement située,
comporte des traits spécifiques qui ne permettent pas son assimilation
pure et simple à celle dans laquelle nous vivons et qui nous est comme
naturelle. C'est pourquoi il se méfie de toute forme d'interprétation
symbolique immédiate et universelle. Au lieu d'appliquer des modèles
symboliques qui auraient valeur d'archétypes, il construit chaque fois son modèle
interprétatif en regroupant les divers traits de son matériel documentaire
de façon à les situer les uns par rapport aux autres suivant une
configuration où chacun trouve alors sa place en s'articulant à un ensemble
significatif.
Reprenons les quatre points mentionnés plus haut.
1. L'effet de chevelure ne fait sens que replacé dans son contexte: lors du
combat, associé à la grimace, la gesticulation, l'éclat des armes, le
hurlement. Toute cette mimique guerrière est l'expression de la lussa, la rage
furieuse dont un certain type de guerrier est possédé et dont la vue glace
d'effroi ceux qui doivent le combattre. Ce qui est "mis en scène" n'est pas
la virilité, le sexe mâle en général, mais cette forme très particulière de
comportement masculin qui est propre au combattant quand il est envahi
par une puissance de mort l'assimilant à un loup ou à un chien "enragés".
Dans cette rage démente et meurtrière du guerrier, le phallus n'est pas au
premier plan; ce n'est pas lui qui donne la clef permettant de comprendre
la place et le sens sur le champ de bataille de ce faciès défiguré par la fureur
(même s'il lui arrive, au détour d'un texte ou d'une image, de montrer le
bout de son nez comme je l'ai noté moi-même en marquant, dans une
autre étude, les croisements qui s'indiquent parfois entre joute amoureuse et
combat guerrier). Cette dimension reste mineure par rapport aux thèmes
fondamentaux de l'Effroi, de l'Horreur, de la Mort, qui ont une portée
plus vaste et dont le sexe ne constitue au mieux qu'une composante parmi
bien d'autres. Je ne peux donc identifier effets de chevelure - virilité -
phallus sans dénaturer ou appauvrir les faits.
2. Quand on rase les cheveux de la jeune épousée, n'est-ce pas une for-
La mort dans les yeux 295
L'inquiétante étrangeté
Les questions que vous posez concernant le face à face, l'échange de regards,
la mort, l'individu et son double, occupent dans ma réflexion une position
centrale qui ne vous a pas échappé. En dehors de l'étude à laquelle vous
faites allusion (Figures du masque en Grèce ancienne), j'ai abordé ces
problèmes dans mes cours du Collège de France (Annuaire 1979-80) et dans
un article qui doit paraître sous le titre: "L'individu dans la cité". Je ne
saurais en traiter valablement dans le cadre de ma réponse. J'indiquerai
seulement deux grands axes. Le premier concerne la conception grecque
de la vision, de l'œil, du regard. Platon écrit dans YAlcibiade (132e-133a):
"Quand nous regardons l'œil de quelqu'un qui est en face de nous, notre
visage se réfléchit dans ce qu'on appelle la pupille (korè, la fillette) comme
dans un miroir: celui qui y regarde y voit son image (eidolon = simulacre,
double). - C'est exact. - Ainsi quand l'œil considère un autre œil, quand il
fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la meilleure, celle qui voit,
c'est lui-même qu'il y voit". Quand de mon œil, comme d'un soleil, émane
un rayon qui, se réfléchissant au centre de l'œil d'autrui, fait retour vers la
source dont il est issu, c'est moi-même, dans mon activité de voir (de
savoir, de connaître) que mon regard transporte jusque dans la pupille de
l'autre, un "moi-même" (voyant et sachant) que je ne peux pas plus
atteindre au-dedans de moi que l'œil ne peut se voir lui-même. Je me vois, en
action de voyance, objectivé dans l'œil d'autrui, projeté et reflété en cet
œil, comme en un miroir me réfléchissant à mes propres yeux.
C'est cette théorie de la vision qui organise le champ à l'intérieur duquel
vont jouer, en position symétrique, l'erotique platonicienne et la
fascination de Gorgô. Le flux erotique, qui circule de l'amant vers l'aimé pour se
réfléchir en sens inverse de l'aimé à l'amant, suit en aller et retour le
chemin croisé des regards, chacun des deux partenaires servant à l'autre de
miroir où, dans l'œil de son vis-à-vis, c'est le reflet dédoublé de lui-même
qu'il aperçoit. Dans le Phèdre (255d), Platon écrit: "Dans son amant,
comme dans un miroir, c'est lui-même qu'il aime. . . ayant ainsi un contre-
amour qui est une image réfléchie d'amour". Mais, pour Platon, ce que je
vois de moi-même dans l'œil de l'aimé, c'est ce qu'en retour il aime en moi:
non ma figure singulière mais ce qui la dépasse et qu'elle ne peut
qu'imparfaitement évoquer, la Beauté, la Forme du Beau en soi; tel est l'objet
propre de l'amour, ce que toujours il vise, comme l'œil, dans l'échange du
regard, cherche la lumière et le soleil auxquels il est apparenté. De la même
façon quand je regarde Gorgô dans les yeux c'est moi que je vois ou plutôt
ce qui en moi est déjà l'autre: ce qui est au-delà de moi, non plus vers le
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