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Mètis.

Anthropologie des mondes


grecs anciens

La mort dans les yeux [Questions à Jean-Pierre Vernant]


Questions à Jean-Pierre Vernant
Jean-Pierre Vernant

Résumé
La Mort dans les Yeux - Questions à Jean-Pierre Vernant (pp. 283-299)
Aux questions que suscite chez un psychanaliste la lecture de La Mort dans les yeux et dont Pierre Kahn a formulé certaines
pour les poser directement à l'auteur du livre, J.P. Vernant apporte une série de réponses permettant selon lui, de préciser ce
qui distingue et, à certains égards oppose, dans l'interprétation des mythes, l'approche psychanalytique et l'enquête
d'anthropologie historique.

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Vernant Jean-Pierre. La mort dans les yeux [Questions à Jean-Pierre Vernant]. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs
anciens, vol. 6, n°1-2, 1991. pp. 283-299;

doi : https://doi.org/10.3406/metis.1991.972

https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1991_num_6_1_972

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LA MORT DANS LES YEUX*
Questions à Jean-Pierre Vernant

Pierre Kahn

l.-La leçon des Grecs. Vous présentez votre étude sur Gorgô*, la
gorgone Méduse, dans la perspective d'une "grande leçon" que nous donnent les
Grecs quant à la façon dont leur culture, dont nous sommes tributaires,
organisaient la tolérance. La tolérance, c'est-à-dire la prise en compte de ce
qui se présente comme l'hétérogène, voire l'extrême altérité pour les
participants de cette culture.
Vous indiquez aussi que la tentation de s'inspirer du modèle grec peut
être grande mais que cette nostalgie est vaine: le polythéisme grec n'est pas
transposable.
Quelle peut être dès lors la leçon que les Grecs offrent à notre besoin de
tradition et de réflexion? Pourriez-vous préciser votre pensée en tant
qu'anthropologue et historien des religions? Votre travail s'est effectué
dans la seconde moitié d'un siècle qui a révélé la très grande fragilité d'une
tolérance essentiellement fondée sur des positions rationalistes. La leçon
des Grecs ne serait-elle pas, en tout état de cause, que la mise en forme de
ce que l'être humain rencontre en lui et hors de lui comme l'absolument
autre ne peut se faire que dans une expérience religieuse, ou à tout le
moins dans une expérience faisant intervenir l'organisation du sacré?

2. - Illusion sacrée - illusion profane. Vous rapprochez Gorgô d' Artémis et


Dionysos en tant que dieux au masque ou ayant affaire au masque. Le
masque est autre chose que l'image anthropomorphique. Le masque évoque
ou convoque telle ou telle modalité de Faltérité que la représentation ap-

* "La mort dans les yeux. Réponses à un questionnaire", Espaces, Journal de


Psychanalyse, 13-14, printemps 1986, pp. 75-83.
284 JEAN-PIERRE VERNANT

privoise ou permet d'utiliser.


A partir de là vous différenciez les fonctions de ces dieux au masque.
Pour ce faire, vous reprenez une distinction que vous proposiez il y a vingt
cinq ans. Vous distinguez d'une part une altérité horizontale que les jeunes
Grecs exploraient sous le patronage d'Artémis: la fonction de celle-ci é-
tant d'articuler différents domaines d'animalité à la civilisation. Et d'autre
part vous discernez des altérités verticales qui entraînent l'individu vers le
bas, le terrible, le chaos (ici rencontre de Gorgô), ou vers le haut, la fusion
extatique avec le divin (là, rencontre de Dionysos).
Mais vous ne reprenez plus ce que vous indiquiez dans Mythe et Pensée
chez les Grecs, où le "hieros", le sacré de la religion civique vous semblait
s'opposer à l'"hosios", la sainteté des pratiques dionysiaques, tout comme
la "Sophrosyne" s'opposait à la "mania", comme le contrôle de soi dans
l'ordre social-religieux à la possession par le dieu abolissant les barrières
du monde organisé. Vous écriviez que dans l'expérience dionysiaque
l'ordre politico-religieux se révèle "comme une simple illusion, sans valeur
religieuse". Et que "la libération à l'égard du hiéros peut se faire, en
quelque sorte, vers le bas du côté du profane, ou vers le haut, dans le sens d'une
identification avec le divin".
Pour quelles raisons n'avez-vous pas maintenu cette orientation de
votre recherche, qui aurait situé les expériences faites à l'enseigne de Gorgô
dans une perspective profane? Est-ce à cause de l'ambiguïté inhérente à
une notion de profane qui est profane par rapport à un sacré civique, mais
demeure tout à fait prise dans un horizon religieux? Estimez-vous
aujourd'hui décidément qu'il n'y eut pas de place dans la Grèce archaïque ou
antique pour une non-croyance ou une croyance autre qui aurait considéré
les croyances officielles sociales et religieuses comme relevant de la "Phan-
tasia" de l'illusion?

3. - Gorgô-Baubô, ou Gorgô et la sexualité. Votre approche de la


dimension sexuelle de Gorgô oblige à une attention soutenue. Car vous faites
apparaître cette dimension dans un réseau d'équivalences et de contrastes
pour une part explicites, et pour une part simplement suggérés.
Vous relevez d'abord l'accord secret, "les connivences" entre la
Gorgone et les Silènes ou Satyres, et les ressemblances, les "affinités" de ces
personnages, respectivement avec le sexe féminin et avec le sexe masculin.
C'est alors que vous faites intervenir le personnage de Baubô, la façon
obscène dont elle mit fin, selon les textes, au deuil de Déméter, les étranges
statuettes qui la représentent. Une dimension de Gorgô serait donc, com-
LA MORT DANS LES YEUX 285

me Baubô, d'être "le sexe fait masque". Ainsi Gorgô occuperait du côté
féminin une fonction symétrique à celle des Satyres du côté masculin:
représenter le terrifiant et le grotesque du sexuel, de toutes façons
inquiétant.
C'est cette symétrie de Gorgô et des Satyres qui est le plus délicat à saisir
à ce moment de votre livre. Apparemment il s'agit d'une symétrie de
fonction: représenter le sexuel dans ce qu'il a de risible, horrible et fascinant
aux deux pôles opposés du féminin et du masculin. Mais pourquoi parmi
les textes qui parlent de Baubô, ce privilège que vous accordez aux Mimes,
où Hérondas désigne par le nom masculin baubôn un simulacre phallique
en cuir? Est-ce que, ce faisant, votre exposé ne comporte pas l'idée d'une
interférence de Gorgô et des Satyres par leur commune référence, via
Baubô et le baubôn, au phallus dont ils seraient respectivement la
représentation du manque angoissant et de l'illusoire et risible permanence?
Ceci amène à vous demander ce que vous pensez des interprétations qui
font de Baubô un personnage phallique. Corollairement, pouvez-vous
préciser ce que les Grecs considéraient et ressentaient comme libérateur
dans la prestation de Baubô? Etait-ce d'une femme (Baubô) à une autre
(Déméter) le seul dévoilement obscène de son sexe?

4. - Les effets de chevelure. Ce n'est pas le moindre intérêt de votre livre


que d'inciter les psychanalystes à reconsidérer la perspective dans laquelle
ils ont accoutumé d'envisager Méduse. Lorsque Freud en écrit en 1922,
c'est exclusivement sous l'angle de l'horreur inhérente au complexe de
castration. Ce qui le conduit à centrer son approche sur la décollation de
Méduse qui est mineure dans votre livre, ne serait-ce que parce que vous
semblez plutôt la renvoyer au mythe de Persée. Et puis Freud met l'accent
sur les serpents de la chevelure gorgonéenne, qui en multipliant les
symboles du pénis atténuent l'horreur de son absence, mais soulignent bien, à
son avis, par leur multiplicité, l'inscription du mythe dans l'univers du
complexe de castration.
Le thème de la castration n'est pas traité en tant que tel dans votre
travail. Mais il ne semble pas que ce soit solliciter indûment votre texte que de
dire qu'il y fait sa place, latéralement, quand vous en venez à parler des
rapports de Gorgô et de "l'extirpation". Il est intéressant de repérer deux
temps bien distincts de votre démarche.
D'abord vous évoquez le contexte guerrier où la figure de Gorgô trouve
un de ses champs d'application: la fureur guerrière du combattant et la
terreur qu'elle inspire passe entre autres par ce que vous appelez des "effets
de chevelure" . Par la chevelure le guerrier se rapproche de l'animalité , cel-
286 JEAN-PIERRE VERNANT

le des serpents ou celle des chevaux dont les morsures sont terrifiantes, car
susceptibles de faire passer ceux qui en sont victimes dans le pays des
morts. La chevelure reptiléenne ou chevaline est donc gorgonéenne en
tant qu'épouvantable, c'est-à-dire significative d'un voyage en pays d'E-
pouvante.
Et c'est dans un autre temps de votre livre que vous donnez au sort fait à
la chevelure une signification qui peut faire penser à la castration. Vous
rappelez que c'était l'usage à Sparte de raser la tête de la jeune mariée. Ce
faisant, écrivez- vous, "on extirpe d'elle ce que peut avoir encore de mâle
et de guerrier sa féminité. . . On évite d'introduire chez soi, sous le masque
de l'épousée, la face de Gorgô".
Par ailleurs Freud, à l'appui de son interprétation, fait intervenir la forte
homosexualité de la culture grecque. Ceci rend logique selon lui que la
figuration par excellence de l'effroi ait été chez les Grecs une figure de la
castration féminine. Il est remarquable que dans votre étude vous ne laissez
rien paraître qui indique qu'il y ait pour vous un quelconque rapport de
Gorgô avec l'homosexualité.
Pouvez-vous préciser ce que vous pensez de l'interprétation freudienne
du mythe, si différente de la vôtre? A la fin de son texte, Freud émet une
réserve: son interprétation ne pourra être soutenue sérieusement, écrit-il,
qu'à partir d'une histoire du symbole qu'est Méduse dans la mythologie
grecque, histoire qu'il ne fait pas. Pouvez-vous préciser sur cet exemple en
quoi, selon vous, l'historien et l'anthropologue se séparent du
psychanalyste, en quoi et où peuvent-ils éventuellement se rencontrer?

5. - L'inquiétante étrangeté. Vous caractérisez ainsi à plusieurs reprises


les effets produits par le masque de Gorgô. Ce faisant, et ce sont les
passages les plus saisissants de votre livre, vous donnez à penser sur ce que
pouvait être l'inquiétante étrangeté dans cette culture grecque où la terreur
qu'inspirent les morts n'était pas refoulée ou surmontée comme elle tend à
l'être pour nous aujourd'hui.
Mais vous allez beaucoup plus loin lorsque vous dégagez ce qui se jouait
pour les Grecs avec Gorgô dans le phénomène du regard, et lorsque vous
développez que ce n'est pas seulement le rapport aux morts, mais le
rapport à la mort qui se dramatisait dans ce face à face. Gorgô est une
incarnation, une figuration de l'altérité radicale à laquelle les humains sont
confrontés, et une formulation que vous proposez par ailleurs rend bien
compte de ce que vous entendez par là: "la mort se profile comme l'autre de tout
ce qui peut en être dit". C'est dans cette perspective que résonne au plus
fort l'objectif explicite que vous avez donné à La mort dans les yeux:
LA MORT DANS LES YEUX 287

"comprendre ces autres que sont les Grecs anciens, et nous-mêmes aussi".
Gorgô, développez-vous, est Puissance de mort dont l'homme se
détourne mais qu'il ne peut manquer de retrouver. La rencontre avec Gorgô se
fait à travers un masque qu'on ne porte pas mais qui vous regarde en
quelque sorte par vos propres yeux. Car c'est avec le regard du masque qu'on
lui fait face. Une dimension de ce face à face est de faire apparaître la
dialectique du moi et d'un double de ce moi, mortifère, où s'objective une
puissance de mort que l'homme porte en lui.
Ceci appelle quelques éclaircissements touchant au regard et à sa
relation à la mort. Le regard, passant par la perception visuelle mais pouvant
excéder celle-ci; le regard comme cette instance où se manifeste de façon
privilégiée l'espèce d'équilibre qui dans chaque individu serait mis en
œuvre entre la vie et la mort. Dans une perspective de psychologie historique,
peut-on dire -comme votre texte le suggère- que cette conception des
rapports de la vie et de la mort était présente aux Grecs et figurée dans leur
rapport à Gorgô?
Ceci dit, pourquoi chez les Grecs cette féminisation de "la mort"? Cette
question se fait insistante lorsqu'on apprend dans un autre de vos travaux
sur le masque, qu'une variante de Gorgô "présente la face de Gorgô
occupant au fond de chaque œil la position de la prunelle - que les Grecs
nommaient Koré, la jeune fille".

6. - En manière de conclusion: qu'est-ce qui nous intéresse (au sens


étymologique) dans la culture grecque telle qu'elle nous parvient par la figure
de Gorgô? Ne pensez-vous pas que ce serait la place faite par cette culture
à cette Puissance de mort inhérente à chacun? Cette prise en compte et son
organisation dans des formes culturelles qu'une autre culture peut
appréhender comme illusoires, n'est-ce pas un des secrets de ce qu'une
culture peut apporter comme limite à la barbarie?
LA MORT DANS LES YEUX
Réponses à un Questionnaire

Jean-Pierre Vernant

Si je réponds volontiers à ce questionnaire, c'est qu'il ne m'invite pas


seulement à expliciter sur certains points ma pensée. Tel qu'il est formulé, il
m'oblige à réfléchir à mon tour sur ce que j'ai écrit, en me déplaçant par
rapport à mon texte pour l'interroger d'un point de vue différent de celui
que j'ai adopté au cours de ma recherche. Entreprise difficile mais qui
s'inscrit dans la ligne même de mon enquête: quelle place faire à l'autre pour
être soi?
Je répondrai donc brièvement en essayant d'être sur chaque point aussi
précis que possible.

La leçon des Grecs


En quoi les Grecs sont-ils susceptibles de nous donner une grande leçon?
Quand je parle de modèle grec, je ne veux pas dire -et vous l'avez bien
compris- que les Anciens constituent à mes yeux le modèle, l'idéal de
société, d'homme, de culture que nous devrions, pour le salut de l'Occident,
nous efforcer d'imiter. J'entends modèle au sens où des constructeurs
d'automobiles parlent d'un modèle de voiture ou les savants d'un modèle
sur lequel travailler pour tester une hypothèse. Le monde grec est assez
loin de nous pour que nous puissions l'envisager, si je puis dire, de haut,
dans les traits fondamentaux qui donnent à cet ensemble, avec ses
tensions, ses équilibres plus ou moins fragiles ou durables, depuis les réalités
techniques jusqu'aux croyances religieuses, une relative cohérence, qui en
LA MORT DANS LES YEUX 289

font pour nous une civilisation bien définie avec un style de vie qui lui est
propre.
C'est ce modèle, construit et continûment modifié par les historiens à
partir des documents dont ils disposent, que j'interroge pour lui poser une
question dont la portée est générale du point de vue de l'anthropologie,
mais dont l'urgence s'est bien évidemment imposée à moi en raison des
événements qui ont marqué ma génération et des remous qui agitent
encore aujourd'hui la société française. Comment un groupe humain, attaché à
sa permanence et à son identité, aborde-t-il le problème de l'autre, sous
ses diverses formes, depuis l'homme autre, différent de soi, jusqu'à l'autre
de l'homme, l'absolument autre, ce qu'on est impuissant à dire et à penser,
qu'on l'appelle mort, néant ou chaos? Or il m'a semblé, en regardant les
Grecs, que là-même où, comme chez eux, l'humanité de l'homme se
trouve définie par l'appartenance à une vie politique qui est le privilège exclusif
des Hellènes et la marque de leur supériorité, là où par conséquent
barbares, étrangers, esclaves, femmes et jeunes se voient re jetés aux marges de
l'humanité, les pratiques institutionnelles et les croyances trouvent
toujours le moyen de réintégrer en quelque façon ceux qu'elles semblaient
devoir radicalement exclure. La mise à l'écart de l'autre n'a pas ce
caractère de négation passionnée, de haine fanatique, qui interdirait contact
et commerce avec lui, voire même, par des procédures régulières, son
accueil et sa présence au sein du groupe. J'ai parlé à ce sujet de tolérance.
C'est une attitude qui me paraît comporter chez les Grecs une dimension
proprement rationnelle, une distance par rapport à soi, une ouverture
critique. Dans la façon dont un Hérodote enquête sur les peubles barbares, il
y a de la curiosité intellectuelle et à l'égard de plusieurs d'entre eux,
comme les Egyptiens ou les Ethiopiens, de l'admiration pour certains de leurs
usages comparés à ceux des Grecs.
Mais deux points doivent être soulignés qui marquent, en ce qui
concerne la tolérance, l'écart entre le monde ancien et nous. D'abord, la cité n'est
pas de même ordre que la nation contemporaine. Ensuite, la religion
grecque constitue un phénomène très différent des grandes religions
d'aujourd'hui. Le polythéisme grec n'est pas une religion du livre: il ne comporte ni
église, ni clergé, ni révélation, ni texte sacré définissant le credo auquel
tout fidèle est tenu d'adhérer s'il veut obtenir le salut. La croyance n'a pas
de caractère dogmatique ni de prétention universaliste. En ce sens, une
certaine forme de tolérance est inscrite au cœur d'une religion qui revêt
pour l'essentiel la forme d'un culte civique et politique. Toutes les
pratiques sociales, dans la famille et dans l'état, tous les gestes de la vie
quotidienne de chacun comme dans la solennité des grandes fêtes communes
290 JEAN-PIERRE VERNANT

ont une dimension religieuse. On peut dire que la religion est présente à
tous les moments et dans tous les actes de la vie collective, que l'existence
sociale revêt aussi bien la forme de l'expérience religieuse. Quand
j'analyse le statut et les fonctions d'Artémis, de Dionysos, de Gorgô, j'enquête
donc sur la cité, ses modes de fonctionnement, ses cadres mentaux. Le cas
de Gorgô, comme expression de l'absolument autre, ne constitue pas sur
ce plan une exception. Les Grecs ont mis en œuvre diverses politiques à
l'égard de la mort pour la civiliser, l'intégrer à la vie sociale: rituel des
funérailles, survie en gloire dans la mémoire collective grâce à la poésie o-
rale, culte héroïque. Ils ont construit pour les défunts une façon
particulière de continuer à exister tout en étant à jamais disparus, une sorte de
présence-absence, en les dotant de ce qu'on peut appeler le statut social de
la mort, statut qui pour certains d'entre eux leur confère une importance
de premier plan dans toute la durée de l'existence commune du groupe.
Mais en même temps qu'ils récupéraient ainsi les morts comme
col ectivité, les Grecs exprimaient à travers le masque de Gorgô ce que la mort
comporte d'au-delà par rapport à ce qui peut être fait ou dit à son sujet, ce
"reste" devant lequel on ne peut que demeurer muet et paralysé: fasciné,
changé en pierre.

Illusion sacrée - illusion profane


Quand j'ai situé Dionysos et Gorgô sur un même axe vertical pour les
opposer comme le haut et le bas, la fusion avec le divin et la confusion du
chaos, je ne pensais pas à ce que j'avais écrit vingt ans auparavant sur la
double valeur de hosios suivant qu'il traduit, à l'égard du sacré, une
libération en direction du profane ou au contraire en direction du totalement
saint, dans l'identification de l'homme au divin. Mais en y réfléchissant je
ne crois pas que les deux schémas, en dépit de leur parallélisme, soient
superposables. Dans le cas de hosios il s'agissait de montrer qu'en Grèce,
plutôt qu'à une opposition tranchée entre profane et sacré -deux
domaines entre lesquels la coupure aujourd'hui est franche-, on trouve des
degrés et des formes multiples de sacré. Au sacré défini par sa pleine
appartenance à la sphère divine: les temples, les objets de culte, les statues des
dieux, les biens et les lieux qui leur sont réservés, s'oppose ce qui est
directement utilisable par les hommes, dont ils peuvent librement disposer, non
pas tant parce qu'il s'agit de réalités en elles-mêmes profanes, mais plutôt
parce que les humains se sont mis à leur égard en règle avec les dieux et
qu'ils s'en servent conformément aux normes religieuses établies. Les hie-
ra s'opposent aux hosia comme ce que les dieux possèdent en exclusivité à
LA MORT DANS LES YEUX 291

ce qu'ils abandonnent aux mortels pour répondre aux besoins d'une vie
juste et pieuse. Le hosion est donc ce qui échappe aux restrictions
préservant le caractère séparé du hieron, le mettant à part de l'existence humaine
quotidienne. En ce sens le hosion définit bien ce qui se trouve libéré d'un
"consacré" propre aux dieux. Mais hosios a un autre sens encore. Il peut,
dans les milieux de secte et dans la religion dionysiaque, désigner cet état
exceptionnel de sainteté que permettent d'atteindre des pratiques d'ascèse
individuelle ou d'extase collective conférant à ceux qui s'y sont soumis le
privilège, momentané ou durable, de devenir des hommes divins, des
Purs, hagnoi.
Dès lors que s'efface ainsi, entre hommes et dieux, la frontière
qu'exprime le terme hieros, tout le système cultuel d'une religion civique visant à
maintenir strictement la distance entre mortels et immortels, à faire
respecter leur radicale séparation, apparaît pour celui qui a connu
l'expérience d'une fusion avec le divin comme sans valeur religieuse véritable.
Pour l'homme divin, saint et pur, la libération du sacré, au sens usuel,
s'opère en le dépassant par le haut, non en lui échappant par le bas, du côté de
la libre disposition de ce que les dieux abandonnent aux hommes comme
leur part.
Gorgô n'a pas de place dans ce schéma. Sa corrélation avec Dionysos
n'est pas de l'ordre d'un "entièrement profane" répondant à un
"totalement saint" parce que l'un et l'autre, de concert, échappent aux
contraintes du "sacré" ordinaire. Dans son lien avec le dieu Dionysos, qui est à la
fois le plus terrible et le plus doux, qui tantôt vous souille et vous détruit,
tantôt vous sauve et purifie, Gorgô traduit un autre aspect du sacré: le
sacré absolument "interdit", dans son ambivalence - qu'exprime le doublet
agos (hagos) - un sacré si parfaitement pur, si écarté de la vie humaine qu'il
apparaît aussi bien horrible et terrifiant: tout contact avec lui ou bien vous
livre à une souillure irrémédiable ou bien vous arrache à la condition
humaine. La mort est un sacré de ce type. Perséphone est une divinité hagnè,
pure; mais on ne peut entrer en contact avec elle, on ne peut l'aborder
comme reine du monde infernal sans se trouver du coup arraché à l'état de
vivant. Gorgô reste donc prise dans un horizon religieux et, de façon plus
générale, je ne crois pas que les Anciens aient pensé la mort dans une
perspective profane, même si l'opinion commune sur ce point ne faisait pas
référence à la survie d'une âme immortelle. Cela signifie-t-il qu'il n'y ait
pas eu de place pour une non-croyance? Pour répondre à cette question
encore faudrait-il s'entendre sur ce qu'on appelle croyance. Le statut du
"croire" n'est pas le même dans une religion dogmatique où il est possible
de définir hérétiques, incrédules, agnostiques, athées, et dans des cultes
292 JEAN-PIERRE VERNANT

où, la notion de divin ne faisant l'objet d'aucun credo obligatoire, la marge


d'interprétation laissée à l'initiative de chacun, face à une tradition
légendaire elle-même variée et flottante, est fort large. L'impiété ne fait pas
référence à un écart dans ce qu'on croit mais à un refus ou à une anomalie
dans ce qu'on fait, dans la façon d'accomplir les rites. Or la pratique
cultuelle est à ce point intégrée à la vie civique que la rejeter, pour un
Grec, ce serait cesser d'être soi-même, au même titre que de ne plus parler
sa langue ou ne plus vivre comme un libre citoyen. Mais, dans ce cadre,
beaucoup rejetaient comme des fables bien des récits rapportés par les
mythes. Les plus critiques pouvaient, comme Protagoras, affirmer sans être
pour autant des athées que l'on ne peut rien dire ni connaître des dieux.
L'incroyance, l'athéisme constituent l'autre face des religions qui,
reposant sur un dogme, donnent au contenu intellectuel de la croyance le statut
de vérité absolue qu'on ne saurait ni critiquer ni soumettre à discussion.

Gorgô-Baubô, ou Gorgô et la sexualité


Quel que soit le rapport de Baubô avec le baubon -rapport que j'admets
mais que d'autres rejettent- je ne pense pas que cette figure évoque par sa
mimique, quand elle découvre son sexe pour faire rire Déméter, "le
manque angoissant" du phallus. Pourquoi? Parce que rien dans les textes ne
me semble aller dans ce sens ni justifier l'interprétation de Baubô comme
personnage phallique. Maurice Olender a publié récemment sur
l'ensemble du dossier Baubô, dans la Revue de l'Histoire des Religions (1985, pp.
3-55), une étude exhaustive qui, si l'on s'en tient aux documents grecs et
latins, fait justice de cette hypothèse.
Phallus ou pas, qu'y a-t-il de "libérateur" dans l'exhibition du sexe, et,
dans le cas de Baubô, du sexe féminin? C'est tout le problème du rire rituel
qui est posé. L'exhibition de ce qui normalement doit rester caché a déjà
valeur de violation d'interdit. Mais la violation se produit dans des
conditions telles qu'au lieu de provoquer de terribles conséquences, elle
désarme le danger et fait cesser l'angoisse: elle "minimise" en effet l'anomique
dans le moment même où elle l'évoque, comme le bouffon rituel par ses
incongruités scandaleuses, ses injures décochées au roi, au lieu de saper
l'ordre, la majesté et le pouvoir souverain, les renforce. C'est que le bouffon
est un personnage marginal, hors société. Quand il dit une vérité qui n'est
pas bonne à dire, on gagne sur tous les tableaux: la vérité est formulée mais
elle ne pèse pas socialement, elle compte pour du beurre. C'est un peu la
même chose avec Baubô. La tradition la présente comme une vieille
femme, une nourrice qui bavarde à tort et à travers. Elle cause de tout et sur
LA MORT DANS LES YEUX 293

tout, mais vainement. Sa bouche ne dit rien qui vaille, elle radote. Comme
me le faisait remarquer Elena Cassin, les parties sexuelles que cette vieille
exhibe au lieu de les cacher ne sont non plus bonnes à rien, ni à enfanter, ni
à faire l'amour: une dérision, une bouffonnerie de sexe.
Telle est une des lectures qu'on peut être tenté de faire. J'admets qu'il y
en a d'autres. Elles ne sont pas incompatibles. Ce genre d'histoire
comporte plusieurs sens, plusieurs strates d'interprétation. Le derrière de Baubô
est polysémique.

Les effets de chevelure


A dire vrai, le thème de la castration ne s'est à aucun moment imposé à moi
au cours de ma recherche. Gorgô est une tête, une face, un prosôpon. La
légende de Persée sert à expliquer pourquoi cette Puissance consiste toute
entière, comme les Praxidikai, en une simple tête. Le héros, après avoir
décapité Méduse, en a volé la tête, s'en est servi pour pétrifier ses ennemis,
et l'a finalement remise à Athéna qui en fait un instrument de mort,
l'égide. Mais il ne me semble pas que décollation égale castration. La tête n'est
pas la queue. Je sais bien que cette tête se hérisse de serpents. Mais les
valeurs symboliques du serpent -infernales et chthoniennes- ne peuvent pas
se réduire au pénis. En général quand les Grecs, dans l'imagerie, veulent
évoquer un phallus, ils le font de façon ouverte, en en rajoutant plutôt, et
quand ils utilisent les métaphores ils ont recours, non au serpent, mais à
l'oiseau-phallus.
N'aurais-je pas pourtant réintroduit cette castration latéralement
(inconsciemment) en deux temps? D'abord en marquant la place des "effets
de chevelure" dans la mimique qui, sur la face du guerrier mâle, provoque
la terreur dans les rangs ennemis au cours du combat; ensuite en indiquant
qu'en rasant le crâne de la jeune épousée, au jour de ses noces, en la
privant de la longue chevelure flottante des vierges, on cherche à "extirper"
d'elle ce qu'elle peut avoir encore, dans sa féninité, de mâle et de guerrier.
N'est-ce pas façon chez moi de reconnaître, sans le savoir ni le vouloir, les
quatre points suivants?
1. longue chevelure flottante = virilité intense = phallus;
2. couper les cheveux = féminiser par l'extirpation du viril = castrer;
3. foisonnement serpentin et terrifiant des cheveux de Méduse =
agressivité phallique;
4. décapitation de Méduse = castration du monstre féminin.
Si on me pose la question sous cette forme simple et brutale, ma réponse
294 Jean-Pierre Vernant

ne le sera pas moins: c'est non. Et les raisons que je peux avancer pour
expliquer mon extrême réserve quant à cette série d'identifications en chaîne
répondront peut-être au problème plus général que vous m'avez posé sur
ce qui sépare l'anthropologue historien du psychanalyste, dans leur
approche des faits de culture. Le psychanalyste a un modèle en tête qui lui vient
de sa formation et de sa pratique professionnelles. L'anthropologue en a
aussi, bien sûr, mais dont, par métier, il se méfie parce qu'il a acquis dans
son travail même la conviction qu'il existe une relativité des phénomènes
culturels et que chaque civilisation, localement et temporellement située,
comporte des traits spécifiques qui ne permettent pas son assimilation
pure et simple à celle dans laquelle nous vivons et qui nous est comme
naturelle. C'est pourquoi il se méfie de toute forme d'interprétation
symbolique immédiate et universelle. Au lieu d'appliquer des modèles
symboliques qui auraient valeur d'archétypes, il construit chaque fois son modèle
interprétatif en regroupant les divers traits de son matériel documentaire
de façon à les situer les uns par rapport aux autres suivant une
configuration où chacun trouve alors sa place en s'articulant à un ensemble
significatif.
Reprenons les quatre points mentionnés plus haut.
1. L'effet de chevelure ne fait sens que replacé dans son contexte: lors du
combat, associé à la grimace, la gesticulation, l'éclat des armes, le
hurlement. Toute cette mimique guerrière est l'expression de la lussa, la rage
furieuse dont un certain type de guerrier est possédé et dont la vue glace
d'effroi ceux qui doivent le combattre. Ce qui est "mis en scène" n'est pas
la virilité, le sexe mâle en général, mais cette forme très particulière de
comportement masculin qui est propre au combattant quand il est envahi
par une puissance de mort l'assimilant à un loup ou à un chien "enragés".
Dans cette rage démente et meurtrière du guerrier, le phallus n'est pas au
premier plan; ce n'est pas lui qui donne la clef permettant de comprendre
la place et le sens sur le champ de bataille de ce faciès défiguré par la fureur
(même s'il lui arrive, au détour d'un texte ou d'une image, de montrer le
bout de son nez comme je l'ai noté moi-même en marquant, dans une
autre étude, les croisements qui s'indiquent parfois entre joute amoureuse et
combat guerrier). Cette dimension reste mineure par rapport aux thèmes
fondamentaux de l'Effroi, de l'Horreur, de la Mort, qui ont une portée
plus vaste et dont le sexe ne constitue au mieux qu'une composante parmi
bien d'autres. Je ne peux donc identifier effets de chevelure - virilité -
phallus sans dénaturer ou appauvrir les faits.
2. Quand on rase les cheveux de la jeune épousée, n'est-ce pas une for-
La mort dans les yeux 295

me de castration? D'abord il s'agit d'une pratique particulière à Sparte. Il


faut donc, pour la comprendre, la situer dans le contexte des institutions
lacédémoniennes. Jusqu'à ce qu'ils aient franchi le seuil de l'adolescence,
les jeunes garçons, groupés en classes d'âge et soumis aux épreuves
initiatiques de Yagôgè, ont le crâne rasé de même qu'ils sont sales, mal vêtus,
sans souliers. En ce sens ils restent, dans leur tenue, dans l'apparence
extérieure manifestant leur statut de jeunes, proches des Hilotes. Ceux-ci
sont en effet astreints, pour se distinguer des "Égaux", des vrais
Spartiates, à porter un vêtement servile, non tissé (une peau de bête) et à se
couvrir la tête d'un bonnet caractéristique, les désignant pour ce qu'ils sont:
des inférieurs, hors cité. Les citoyens adultes portent, quant à eux, la
chevelure longue - contrairement au crâne rasé des jeunes - et pas de chapeau -
contrairement au bonnet obligatoire des Hilotes. D'autre part, les
citoyens de Sparte qui se sont déshonorés par leur fuite au combat sont
exclus des droits civiques et forment la catégorie méprisable des "trem-
bleurs". Comme les jeunes et les Hilotes, les trembleurs doivent exhiber
une tenue indigne et sale, des vêtements sombres et rapiécés; de plus,
contraints de se raser la moitié seulement de la barbe, ils présentent une face
demi-imberbe, demi-barbue, ce qui les tient également à distance des
citoyens adultes, rasés, et des vieillards, pleinement barbus, tout en
soulignant par le ridicule de cette asymétrie ce que leur condition de "citoyen
sans l'être" comporte de déséquilibré, de boiteux. C'est évidemment par
rapport à cet ensemble cohérent de marques sociales, polysémiques
certes, mais centrées sur la catégorie des timai, des honneurs réservées aux
seuls Égaux (mâles - adultes - citoyens), qu'il faut interroger la pratique de
raser les cheveux de la jeune épousée. Dans la toute première enfance,
filles et garçons ne sont pas encore nettement distincts; la frontière des sexes
entre eux reste flottante. Le dressage vise à faire droitement grandir ces
petits jusqu'au moment où chaque sexe assumera, conformément aux
modèles sociaux, les fonctions qui lui sont propres et qui le différencient sans
ambiguïté de l'autre. Les jeunes gens, pendant Vagôgé, ont la tête rasée;
les jeunes filles, au cours de la même période, la chevelure libre et
flottante. Cela ne signifie pas, pour les garçons, en contraste avec les filles, une
castration symbolique, pas plus que la barbe des trembleurs à
demi-coupée n'a valeur de semi-castration. Tête rasée pour les adolescents, c'est la
marque de leur statut encore marginal, à mi-chemin des Hilotes serviles et
des Lacédémoniens de plein droit. La chevelure flottante pour les
adolescentes signifie que ces "pouliches" demeurent ensauvagées, qu'elles n'ont
pas encore dépouillé cette altérité que la jeune fille recèle en elle-même
296 JEAN-PIERRE VERNANT

tant que l'imposition du joug conjugal ne lui a pas conféré, en la


domestiquant, son identité sociale de matrone. En rasant la tête de l'épouse, le
jour des noces:
a) on la démarque de son état antérieur de parthenos, de vierge ensau-
vagée à la chevelure flottante;
b) on la démarque en même temps de son époux, non moins chevelu
dans sa condition d'adulte que la jeune fille avant le mariage;
c) peut-être aussi, en l'affublant de chaussures d'homme dans le
moment même où on lui rase la tête, brouille-t-on symboliquement les
frontières entre les deux sexes qui vont être, par le mariage, tout à la fois bien
séparées et rapprochées: ni confondues comme dans la petite enfance, ni
vouées à la séparation sans mélange comme pour la vierge-parthenos, ni
livrées au chaos sexuel de la violence, du rapt, des unions confuses au
hasard des rencontres. Désormais les deux sexes vont se fixer à bonne
distance l'un de l'autre.
3. La façonfnême dont je mène mon analyse, comme l'ensemble des faits
que je regroupe dans un même champ interprétatif pour essayer de
comprendre les divers aspects de la face de Gorgô, me conduit à écarter, en
raison de sa non-pertinence dans le contexte, la valeur phallique des cheveux
serpentins de Méduse.
4. Pour toutes ces raisons j'écarte aussi, comme je l'ai déjà indiqué,
l'assimilation de la décapitation de Méduse à une castration déguisée.
Faut-il, dans ces conditions, m'expliquer sur le fait de ne laisser
supposer aucun lien direct entre l'homosexualité et le personnage de Gorgô? Je
ne vois rien qui m'y oblige dans les pièces de mon dossier. Et surtout,
comme anthropologue, je ne crois pas qu'il existe une catégorie générale de
l'homosexualité. La société grecque est une société "masculine" mais elle
l'est autrement que la nôtre. La pédérastie y revêt des traits spécifiques
que plusieurs livres récents ont bien mis en lumière (en particulier ceux de
K.J. Dover et B. Sergent) et dont Michel Foucault a analysé les
conditions, les caractéristiques essentielles, les orientations, en montrant
comment elle s'articule à la conception grecque de l'erotique qu'elle permet de
problématiser. Je renvoie le lecteur au chapitre IV de "L'usage des
plaisirs". Je ne vois rien à y ajouter.
Au terme de ces trop longues considérations, peut-être comprendra-
t-on plus clairement qu'entre l'anthropologue et le psychanalyste, l'écart
tient à la place que, dans son approche des faits de culture, le premier
ménage au contexte social et à la dimension historique.
LA MORT DANS LES YEUX 297

L'inquiétante étrangeté
Les questions que vous posez concernant le face à face, l'échange de regards,
la mort, l'individu et son double, occupent dans ma réflexion une position
centrale qui ne vous a pas échappé. En dehors de l'étude à laquelle vous
faites allusion (Figures du masque en Grèce ancienne), j'ai abordé ces
problèmes dans mes cours du Collège de France (Annuaire 1979-80) et dans
un article qui doit paraître sous le titre: "L'individu dans la cité". Je ne
saurais en traiter valablement dans le cadre de ma réponse. J'indiquerai
seulement deux grands axes. Le premier concerne la conception grecque
de la vision, de l'œil, du regard. Platon écrit dans YAlcibiade (132e-133a):
"Quand nous regardons l'œil de quelqu'un qui est en face de nous, notre
visage se réfléchit dans ce qu'on appelle la pupille (korè, la fillette) comme
dans un miroir: celui qui y regarde y voit son image (eidolon = simulacre,
double). - C'est exact. - Ainsi quand l'œil considère un autre œil, quand il
fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la meilleure, celle qui voit,
c'est lui-même qu'il y voit". Quand de mon œil, comme d'un soleil, émane
un rayon qui, se réfléchissant au centre de l'œil d'autrui, fait retour vers la
source dont il est issu, c'est moi-même, dans mon activité de voir (de
savoir, de connaître) que mon regard transporte jusque dans la pupille de
l'autre, un "moi-même" (voyant et sachant) que je ne peux pas plus
atteindre au-dedans de moi que l'œil ne peut se voir lui-même. Je me vois, en
action de voyance, objectivé dans l'œil d'autrui, projeté et reflété en cet
œil, comme en un miroir me réfléchissant à mes propres yeux.
C'est cette théorie de la vision qui organise le champ à l'intérieur duquel
vont jouer, en position symétrique, l'erotique platonicienne et la
fascination de Gorgô. Le flux erotique, qui circule de l'amant vers l'aimé pour se
réfléchir en sens inverse de l'aimé à l'amant, suit en aller et retour le
chemin croisé des regards, chacun des deux partenaires servant à l'autre de
miroir où, dans l'œil de son vis-à-vis, c'est le reflet dédoublé de lui-même
qu'il aperçoit. Dans le Phèdre (255d), Platon écrit: "Dans son amant,
comme dans un miroir, c'est lui-même qu'il aime. . . ayant ainsi un contre-
amour qui est une image réfléchie d'amour". Mais, pour Platon, ce que je
vois de moi-même dans l'œil de l'aimé, c'est ce qu'en retour il aime en moi:
non ma figure singulière mais ce qui la dépasse et qu'elle ne peut
qu'imparfaitement évoquer, la Beauté, la Forme du Beau en soi; tel est l'objet
propre de l'amour, ce que toujours il vise, comme l'œil, dans l'échange du
regard, cherche la lumière et le soleil auxquels il est apparenté. De la même
façon quand je regarde Gorgô dans les yeux c'est moi que je vois ou plutôt
ce qui en moi est déjà l'autre: ce qui est au-delà de moi, non plus vers le
298 Jean-Pierre Vernant

haut, vers le soleil de la beauté, mais vers le bas, l'aveuglante nuit du


chaos: la mort en face.
Le deuxième axe concerne le sujet, le moi, la personne en Grèce
ancienne. Pour dire les choses en deux mots et grossièrement, l'expérience de soi
n'est pas orientée vers le dedans, mais vers le dehors. L'individu se
cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs que sont pour lui tous ceux
qui constituent à ses yeux son alter ego: parents, enfants, amis. L'individu
se situe aussi lui-même dans les opérations qui le réalisent, qui l'effectuent
"en acte", energeia, et qui ne sont jamais dans sa conscience. Il n'y a pas
d'introspection. Le sujet est extraverti. Il se regarde au dehors. Sa
conscience de soi n'est pas réflexive, elle n'est pas repli sur soi, travail sur soi,
élaboration d'un monde intérieur, intime, complexe et secret, le monde du
Je. Elle est existentielle. Comme le dit Bernard Groethuyson, la
conscience de soi est pour le Grec appréhension d'un II, pas encore d'un Je.
La féminisation de la mort
Dernière question que vous me posez: la féminisation de la mort. Je dirais
plutôt qu'en Gorgô les Grecs ont féminisé un aspect particulier de la mort:
l'horreur qu'elle suscite par son altérité radicale. Mais pour dire la mort,
les Grecs ont un nom masculin: Thanatos. Ce personnage dont la figure
n'a rien d'horrible traduit ce que la mort comporte d'institutionalisé, de
civilisé; il est proche de ce que les Grecs appellent "la Belle Mort", kalos
thanatos, celle que le héros affronte sur le champ de bataille et qui lui
assure, dans la mémoire sociale, une éternelle survie en gloire. Il y a encore
d'autres figures féminines de la mort: à l'angoisse et à l'épouvante elles
joignent le charme de la séduction, l'attrait de ce qui est autre, la tentation de
l'inconnu. "Pour discerner ces lieux de voisinage entre Eros et Thanatos,
entre la mort et le désir, ai-je-écrit, pour repérer parmi les figures de la
mort grecque celles qui empruntent au visage de la femme, de la jeune fille
plus spécialement, son pouvoir d'étrange fascination, le charme inquiétant
de sa beauté, il nous faut suivre plusieurs pistes". J'ai essayé de les suivre
dans une étude dont une première version a paru dans La Lettre
Internationale, n° 6, automne 1985.
Je reconnais volontiers que je ne me serais pas engagé dans l'exploration
des paysages grecs qui associent Eros à Thanatos si je n'appartenais à une
époque et à une culture que la psychanalyse a marquées. Il est trop clair
qu'il m'est arrivé de puiser à ce fonds commun et il ne doit pas être bien
difficile de repérer dans certains de mes textes la trace de ces emprunts. Mais
je ne crois pas que la psychanalyse puisse proposer un modèle d'interpré-
LA MORT DANS LES YEUX 299

tation, à valeur générale, et qu'il s'agirait seulement d'appliquer ici ou là.


C'est cette façon de penser et de vivre la psychanalyse que j'appellerai
"illusion" comme il y a un mode illusoire de vivre et de penser le marxisme.

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