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La création inachevée Irène Delse © 1998

http://irenedelse.wordpress.com/
Première publication : Faëries, Hors-série n°1 "J.R.R. Tolkien" (éd. Nestiveqnen)

Une entreprise démesurée


Si l’ambition avouée de Balzac, avec sa Comédie humaine, était de
"concurrencer l’état-civil", celle de Tolkien aurait pu revendiquer la
concurrence avec la géographie, l’histoire et la mythologie.
Ce qui frappe d’abord le lecteur, quand il découvre l'œuvre de J.R.R.Tolkien,
c'est l’ampleur exceptionnelle de l’imagination. Le monde que décrit Tolkien
dans son œuvre maîtresse, Le Seigneur des Anneaux, est si vaste, si riche,
si coloré et plein de détails qu’il semble littéralement inviter le lecteur au
voyage vers la Terre-du-Milieu.
Et pourtant ! Pourtant le Seigneur des Anneaux ferait presque figure de
partie émergée de l’iceberg, à côté de la somme totale des matériaux
accumulés par Tolkien au cours de la création de son monde. Récits,
poèmes, cartes, généalogies, tables chronologiques, dessins et peintures,
notes "techniques" en marge des récits : de quoi brosser l’histoire d’un vaste
continent au long de plusieurs millénaires, avec ses peuples et mythes, sans
compter la construction et l’évolution d’au moins deux langages différents.
Qu’en a-t-il publié de son vivant ? Deux romans, The Hobbit et The Lord of
the Rings, dont le second fait au bas mot mille pages... Mais qui ne relatent
que le tout dernier épisode de cette très longue histoire !

Les travaux du professeur Tolkien Jr


Le reste nous est connu surtout par le travail d’érudit de son plus jeune fils,
Christopher, qui applique à l'œuvre de son père les techniques classiques de
la recherche universitaire : déchiffrement des manuscrits (certains textes
sont en anglo-saxon, voire en langues elfiques), comparaison des variantes,
établissement des dates d’apparition des personnages, etc.
Il s’y est pris en plusieurs fois. D’abord, dans les années qui suivirent la mort
de J.R.R.Tolkien, Christopher s’attelle à la tâche de rassembler les matériaux
épars du livre que son père n’avait pu achever de son vivant. Il en sortira le
Silmarillion. Mais ce livre est plutôt la compilation de différents textes de ton
et de nature différents : aussi bien le récit " mythologique " de la création du
monde (" La musique des Ainur "), que des textes appartenant plutôt au
genre épique (le " Quenta Silmarillion ", histoire des joyaux elfiques dérobés
par l’Ennemi et qui furent à l’origine de l’exil des Elfes sur la Terre-du-
Milieu ; " Akallabeth ", récit de la grandeur et de la chute de Nùmenor) et
jusqu’à un résumé assez rapide de l’histoire de l’Anneau.
Résultat ? Un livre passionnant mais qui laisse le lecteur sa faim. Une toile
immense est ici brossée (l’histoire du monde, de la Terre-du-Milieu habitée
par les mortels à la demeure des immortels, les Valar et les Elfes), des
silhouettes esquissées, des aperçus sont donnés sur ce qu’ont pu vivre
certains personnages du Seigneur des Anneaux, comme Elrond ou Galadriel,
avant le début du roman. De plus, le manque d’appareil critique laisse en
suspens bien des questions, en particulier sur la façon dont J.R.R.Tolkien
avait élaboré son monde.
Le tir sera rectifié quelques années après, avec d’abord Unfinished Tales, qui
sert en quelque sorte de complément au Silmarillion. D’assez longs passages
relatifs à l’histoire de certains héros du " Quenta Silmarillion " (Tuor et
Turin), mais aussi de l’île de Nùmenor (" Aldarion and Erendis ") et des
détails explicitant certains passages du Seigneur des Anneaux (mort
d’Isildur, nature des Istari, ou " magiciens ", choix de Bilbo pour la quête du
trésor de Smaug...) offrent au passionné de Tolkien amplement matière à
réflexion.
Mais cela laissait dans l’ombre une bonne part des travaux de création de
J.R.R.Tolkien. Les douze tomes de la série History of Middle-earth
combleront cette lacune. Enfin, les brouillons successifs de Tolkien sont
accessibles, commentés et comparés avec les versions définitives. Les
fragments qui n’avaient pas trouvé leur place dans le Silmarillion ou les
Unfinished Tales livrent leurs secrets, apportent leurs pierres à l’édification
de la Terre-du-Milieu.

L’Histoire de la Terre-du-Milieu
Certaines découvertes sont déconcertantes, comme la première version de
l’histoire de Beren et Lúthien (qui raconte l’amour d’un Homme et d’une Elfe,
et les périls qu’ils devront affronter avant d’être réunis). Un personnage
aussi inquiétant que Sauron, véritable génie du Mal, apparaît ici dans la peau
d’un chat, et le preux Beren sous l’apparence d’un chien !
D’autres font sourire : un ami et collègue de Tolkien, C.S.Lewis, s’était pris
au jeu et avait rédigé une critique à moitié sérieuse d’un de ses poèmes,
sous la forme d’articles dans la plus pure tradition universitaire, émanant de
trois professeurs fictifs (et pompeux).
Mais même si ces pépites de connaissance raviront (ou laisseront pantois) le
lecteur passionné, cette copieuse somme reste d’abord difficile, et risque de
rebuter l’imprudent qui s’y lancerait tête baissée.
Il y a bien sûr la difficulté même de certains textes de J.R.R.Tolkien, écrits
dans une langue superbe, mais volontairement archaïsante, avec un
vocabulaire et des constructions de phrases assez éloignés de l’anglais
moderne. Ajoutons-y le fait que ce sont pour la plupart des fragments isolés,
souvent inachevés (défaut récurrent de Tolkien !) et difficiles à replacer dans
leur contexte. Souvent, même, plusieurs passages se référant à un même
événement de l’histoire de la Terre-du-Milieu, mais écrits par Tolkien à des
années d’intervalle, ne sont pas cohérents entre eux, et correspondent à
différentes étapes de la conception de son univers. On a déjà cité la version
primitive de l’histoire de Beren et Lúthien, mais on pourrait évoquer aussi
l’épisode fondateur de la "création du monde" (décrit dans le Silmarillion au
chapitre "La Musique des Ainur").
Mais surtout, les douze volumes de History of Middle-earth sont plus des
ouvrages d’érudition que de fiction. Cette fois-ci, Christopher Tolkien n’a pas
tenté d’achever ou de reconstituer les récits de son père, mais de prendre
tous les fragments qui restaient et de les étudier. Le résultat doit donc plus à
la critique littéraire qu’à la littérature proprement dite. (Et la prose de
Christopher, malgré un style clair et efficace, n’a pas la saveur de celle de
J.R.R.T., telle qu’elle se déploie dans les essais de The Monsters and the
Critics — et que le lecteur français peut retrouver dans l’essai « Du Conte de
Fées », publié en français dans le recueil Faërie.)
L’intérêt majeur de cette History of Middle-earth vient de ce qu’elle nous
révèle la façon dont J.R.R.Tolkien, au cours des années, a façonné son
univers privé — et ce bien avant de commencer la rédaction de The Hobbit.
Elle permet également de suivre étape par étape sa progression dans la
difficile rédaction du Seigneur des Anneaux. Elle nous offre en fin de compte
un panorama complet de la diversité des peuples qui habitent la Terre-du-
Milieu, chacun avec sa langue sa culture, ses croyances et son histoire.
Bref, on ne conseillera certes pas au débutant de commencer par là, non.
Pour celui qui n’aurait rien lu de Tolkien, ou presque, mieux vaut commencer
par Bilbo le Hobbit (qui n’est pas, contrairement à ce que pourraient faire
croire de mauvaises éditions illustrées, un livre pour enfants !), puis
attaquer Le Seigneur des Anneaux, et ensuite Le Silmarillion puis Unfinished
Tales. Sans oublier les contes (publiés dans le recueil Faërie), la biographie
de Tolkien par Humphrey Carpenter et ses lettres (réunies par Christopher
Tolkien et Humphrey Carpenter). Après cela, le lecteur sera mûr pour
entamer la lecture de la série HoME (History of Middle-earth).
On conseillera cependant de commencer la lecture de celle-ci par les tomes
X (Morgoth’s Ring) et XI (The War of the Jewels) qui représentent la version
finale, la plus complète et exempte d’erreurs, du Silmarillion. Les autres
volumes (surtout les I, II et III, hélas) sont plus difficiles d’abord. □

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