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L'ENVERS ET L'ENDROIT DE LA PYRAMIDE DU LOUVRE

Mélanie Roustan

Presses Universitaires de France | « Ethnologie française »

2012/3 Vol. 42 | pages 541 à 552


ISSN 0046-2616
ISBN 9782130593522

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L’envers et l’endroit
de la pyramide du Louvre

Mélanie Roustan
Centre de recherche sur les liens sociaux

RÉSUMÉ
La pyramide du Louvre s’admire de l’extérieur et se vit de l’intérieur. En vingt ans, elle est devenue un monument dans le
monument, un emblème du Paris culturel et touristique, un cliché. Les Parisiens aussi ont investi œuvre d’art et bâtiment
fonctionnel, qu’ils s’y promènent ou y travaillent. À travers l’analyse des populations, des pratiques et des représentations qui

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y sont attachées, il s’agit d’en cerner la dynamique en tant que lieu, d’en comprendre les mécanismes d’appropriation, locale
et globale, dans une métropole en tension entre patrimonialisation et modernisation.
Mots-clés : Pyramide du Louvre. Monument. Tourisme. Photographie. Paris.
Mélanie Roustan
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CERLIS-UMR 8070, post-doc


Université Paris Descartes, CNRS
Sorbonne Paris Cité
45, rue des Saints-Pères
75270 Paris cedex 06
melanieroustan@yahoo.com

La pyramide du Louvre, conçue par l’architecte trouve dans le 1er arrondissement de la capitale, en plein
sino-américain Ieoh Ming Pei, a été inaugurée au prin- cœur du Paris historique, le long de la Seine.
temps 1989, après quatre années de travaux. Elle signe Comprendre les représentations populaires du monu-
l’ouverture du « Grand Louvre », selon l’expression ment en écho aux débats suscités par le chantier, tel était
employée pour qualifier la refondation du musée, sa l’objet de l’enquête de terrain menée par l’auteur 1. Elle
« métamorphose » [Ballot, Laclotte et Piguet, 1994]. éclaire l’endroit en tant que lieu « habité », en s’intéres-
La rénovation s’appuie sur un redéploiement dans le sant à ceux qui y travaillent comme à ceux qui y flânent.
palais du Louvre qui était occupé en partie par des Elle déconstruit l’icône parisienne, à l’aune des usages
administrations. L’impulsion du projet est donnée par qui en sont faits par les photographes amateurs.
François Mitterrand, qui accède en 1981 à la prési-
dence de la République et qui affiche une forte volonté
de démocratiser la culture. ■ Un monument dans le monument
L’édifice de verre et d’acier, de près de 22 mètres de
hauteur sur 35 de côté, sort de terre après une âpre Pour les personnes rencontrées, qu’elles la découvrent
controverse [Chaslin, 1989 ; Pei, Biasini et Lacouture, ou la côtoient quotidiennement, la pyramide du Louvre
2001]. Il coiffe l’entrée principale du musée, distribuant est « somptueuse, magnifique, source d’un véritable
l’accès aux différentes ailes du bâtiment historique à émerveillement ». L’approche s’inscrit d’abord dans le
partir de ce centre souterrain (à environ 6 mètres de registre esthétique : elle est « belle, jolie, attrayante »,
profondeur). Y sont associées quatre pyramides de taille voire « grandiose et impressionnante ». La forme géo-
plus modeste, dont l’une « inversée », qui surplombent métrique en elle-même donne de la puissance, une
les différents équipements liés au musée ainsi qu’une grande force. Selon Michel, jeune retraité parisien,
galerie marchande. Ce vaste ensemble architectural se « une pyramide est un point qui se voit de très loin, le

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point de rencontre de l’œil, comme un phare en mer ». construction est également interprétée comme une
Un autre visiteur précise, pour sa part, qu’elle est forme d’introduction aux collections du Louvre, dont
« symbole de perfection, de géométrie, mais aussi du les antiquités constituent un fleuron.
rapport au temps car elle ressemble à un sablier qui
s’écoule ». La pyramide du Louvre vient ainsi incarner • Comme si elle avait toujours été là…
une « forme très ancienne dans un style très contem-
porain », selon Annie, retraitée parisienne venue assis- Pour Julie, qui travaille à la librairie du musée,
ter à une conférence. Le jeu entre une forme « aujourd’hui, si on l’enlevait, il manquerait quelque
géométrique « ancestrale » et une réalisation technique chose », et pour Suzan, « elle est maintenant telle-
« moderniste, futuriste », signifie l’idée de passage du ment intégrée au Louvre qu’elle en fait partie ». Son
temps et crée une connexion entre le passé, le présent inscription dans l’architecture ancienne du palais, son
et l’avenir. C’est ainsi que « l’alliance entre l’ancien et adéquation avec les pièces exposées au musée, sa récur-
le contemporain se révèle nécessaire » d’après Nicolas, rence parmi les clichés touristiques lui confèrent un
vendeur de produits culturels, « pour se sentir moins caractère d’évidence. Comment comprendre le pro-
écrasé par l’histoire », comme le dit Audrey, jeune cessus de sa reconnaissance et le sentiment de familia-
rité qu’elle semble aujourd’hui inspirer à tous ?

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agent de médiation, ou « pour assurer la continuité
humaine », analysent Gisèle et Simone, deux amies Pour les personnes rencontrées, la Pyramide n’est pas
retraitées venues à un vernissage. remise en cause et n’a pas à l’être – il leur est nécessaire
Les dimensions « féerique », « magique », voire de le préciser d’emblée. Cette structuration du propos
« mystérieuse » sont également soulignées, elles font révèle un fort implicite : l’insertion d’un élément archi-
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« travailler l’imaginaire » – souvent du côté de l’Égypte. tectural moderne au cœur d’un site historique ne va pas
L’expression de « travaux pharaoniques » a été em- de soi. Leurs styles sont opposés, le plus souvent pour
ployée dans la presse pour évoquer le chantier du en souligner l’« heureux mariage ». Rares sont les
Grand Louvre. Lors de l’enquête, plusieurs personnes enquêtés qui expriment un doute, voire une hostilité,
font le lien avec l’obélisque de la place de la Concorde quant à la pertinence d’une œuvre contemporaine au
et son pyramidion doré, et certaines, comme Suzan, sein d’un ensemble patrimonial : pour cette collégienne
mère de famille bavaroise en vacances en France, vont venue de Toulouse avec sa classe, elle « gâche un peu
jusqu’à inscrire son édification dans le cadre des tout », car il est « dommage qu’elle soit construite au
« festivités pour le bicentenaire de Champollion ». La milieu de la place, près des bâtiments historiques ». Un
jeune cheminot parisien exprime lui aussi ses doutes,
puis son rejet devant une telle alliance : « La
Pyramide et le bâtiment qui est derrière, ça
fait bizarre […] Cela ne met pas le palais en
valeur et historiquement, cela abîme le site
puisqu’à la base, ce n’était pas là ». Toutefois,
pour beaucoup, préexiste un caractère
composite du lieu du point de vue architec-
tural : « Quand on connaît l’histoire du
Louvre, on sait que chaque siècle a amené son
bout de bâtiment et en a détruit d’autres » ; la
Pyramide « fait partie des évolutions du Lou-
vre, qui a été construit petit à petit, à plu-
sieurs époques différentes… C’est la petite
touche du XXe siècle ! ». L’idée-force est celle
d’une continuité, d’une inscription dans l’his-
toire longue. Et la nouveauté même est rela-
tivisée, puisque par principe elle ne dure
jamais qu’un temps : « La musique classique
aussi, à son époque, était moderne », rappelle
Jeux de transparence (photo Claude Roustan, juin 2011). Annie, en visite à l’auditorium.

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De plus, au plan formel, « la transparence permet de s’est habitué » à sa présence, c’est finalement une véri-
voir le palais, donc ça ne choque pas », affirme Gérard, table « réussite », qui repose sur une dépendance réci-
cadre francilien et photographe amateur. Il exprime là proque : « La place serait vide sans la Pyramide, mais
une idée partagée : l’intégration de la Pyramide est réus- je ne conçois pas la Pyramide sans le Louvre non plus »,
sie car elle n’obère pas l’admiration de l’édifice existant. remarque un jeune homme. Quelques voix s’élèvent
Comme si une forme de modestie était attendue, du pour interroger l’équilibre entre les deux bâtiments.
monument à venir envers le monument déjà là. « C’est Julie, qui travaille au contact des visiteurs, note que
son absence qui existe », indique Jacqueline, architecte « Certains viennent juste pour la Pyramide, car elle a
retraitée. Pour Nicolas, « on a envie d’y aller, de passer été reprise dans des romans à succès » 2. Nicolas, ven-
au travers », et lorsqu’on y entre, la sensation est celle deur, souligne à quel point le nouvel édifice est
d’un dedans-dehors, d’un « musée à ciel ouvert ». Ses aujourd’hui « nécessaire » au Louvre : « Sans la Pyra-
deux attributs dominants sont « transparence » et mide, ce ne serait plus le Louvre, et c’est par cette
« luminosité ». Le visiteur est dans le Louvre et simulta- pyramide qu’on le distingue ». À tel point que Gérard,
nément ses yeux se portent sur la magnificence des faça- rencontré sur l’esplanade, s’inquiète de ce que « les gens
des. Plus qu’un plafond, la Pyramide vue de l’intérieur oublient parfois qu’autour, c’est un lieu chargé d’his-

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est un ciel, un horizon. toire et aussi un musée ». Mais le palais est bien le
monument majeur et la Pyramide son faire-valoir.
• Le Louvre, à l’ombre de la Pyramide ? Michel, jeune retraité parisien venu en nocturne avec
Si la familiarité à la Pyramide a mis un certain temps une amie, résume ainsi : « Si j’enlève le Louvre, la
Pyramide perd une grande partie de sa valeur, alors
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à s’installer, elle semble aujourd’hui bien établie. « On


que si j’enlève la Pyramide, le Louvre se tient toujours
dans la ville, il a sa place ».
Certains conservent une trace mémorielle des lieux
avant leur rénovation (l’ancien parking). Julie, à la
librairie, se félicite que « l’endroit ait été réaménagé et
redonné au public ». Inversement, la Pyramide incarne
parfois un trou de mémoire ou un défaut de connais-
sance. Wang, agent de sécurité, réagit vivement à nos
questions : elle se rend compte qu’elle n’a aucune
vision antérieure du site, et se montre bien résolue à
« aller voir sur Google comment c’était avant ». La
jeune Lucie, qui travaille aussi au musée, explique :
« Moi-même je ne l’ai connu qu’avec la Pyramide, et
quand je vois des photos d’avant, cela fait vide, cela
me fait bizarre ». Comme si la présence de l’œuvre
contemporaine venait masquer l’existence d’un Louvre
avant le Grand Louvre. D’autres, plus âgés, font réfé-
rence au passé à travers la controverse liée au chantier.
Gérard, la soixantaine, se souvient de manière amusée
de « la polémique durant la construction » et du « tollé
provoqué par le projet, à tel point qu’une maquette
avait été présentée aux Parisiens et que les architectes
avaient dû faire une simulation avec des cordages, une
Pyramide fictive pour montrer aux gens le volume
qu’elle allait prendre ». Gisèle et Simone, qui ont toutes
deux dépassé les 70 ans, se rappellent, elles aussi en
souriant, que « la polémique a duré longtemps » et
qu’elle a été une « vraie querelle, presque une guerre ».
Soirée Listing cérémonie, sous Pyramide, dans le cadre de la pro-
grammation « Le Louvre invite Umberto Eco », soirée du Sur ce point, une comparaison revient de façon
1er décembre 2009 (photo de l’auteur). récurrente. « La Pyramide est un peu comme la tour

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Eiffel, décriée en son temps, elle est maintenant deve- attribuée a posteriori, sa fonction symbolique de rappel
nue une icône de Paris », explique Guillaume, rencon- de l’histoire et de support de mémoire ; enfin, la force
tré dans la cour, près d’un bassin. Il s’agit de rendre d’attraction touristique qu’elle incarne, dans le sens le
compte du caractère progressif de l’incorporation au plus populaire donné à « monument », un endroit qui
paysage urbain parisien d’une œuvre architecturale ini- attire les foules en s’inscrivant dans les parcours pres-
tialement rejetée par les habitants, et dont la « Dame crits du tourisme et de l’économie de la culture.
de fer » constitue une figure emblématique. Se perçoit La pyramide du Louvre a acquis le statut de monu-
également une volonté de justifier l’intégration de la ment avec une rapidité frappante (même si elle
Pyramide au cercle restreint des lieux qui « comptent » demeure un « monument dans le monument »). Sans
aux yeux des visiteurs de la capitale : pour Marianne, intention commémorative initiale, sans autre objet
agent de contrôle des audio-guides : « Maintenant, que d’incarner une alliance entre passé et futur, deux
c’est un monument typiquement parisien au même décennies auront suffi à lui faire accéder au groupe
titre que la tour Eiffel ». restreint des édifices parisiens « incontournables » pour
les touristes et pour ceux qui organisent leurs dépla-
• La Pyramide comme monument cements dans la ville – à tel point que son équivalence

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La pyramide du Louvre est-elle un monument ? Au- métonymique avec le musée du Louvre est peut-être
delà du critère formel, est évoquée la possibilité d’un en passe de faire de l’ombre au bâtiment historique,
hommage rendu à son initiateur, « le président Mitter- voire aux collections exposées. Bien que sans conteste
rand », qui aurait fait preuve d’une « volonté de laisser très évocatrice, elle n’en apparaît pas moins, en se ras-
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quelque chose » 3. La référence remonte à la tradition semblant autour de l’idée générique d’un ancrage du
française des grands travaux, antérieure à la Révolution : moderne dans l’ancien, comme un monument relati-
« Mitterrand a construit la Pyramide et le Roi-Soleil, le vement « creux », presque vide de signification. Illus-
Louvre, il y a peut-être une connexion », interroge un trerait-elle, selon les termes de François Hartog, le
agent de médiation. Est toutefois avancée l’idée d’un mouvement suivant lequel « l’économie médiatique du
nécessaire travail du temps, pour faire du lieu un monu- présent ne cesse de produire de l’événement qui désire
ment et lui donner une valeur mémorielle, voire mémo- se regarder comme déjà historique, déjà passé » [Har-
riale. Les propos de Luc illustrent bien cette position : tog, 2003 : 127] ? Telle une performance d’art contem-
« Ce n’est pas un monument, mais peut-être que dans porain, la pyramide du Louvre semble s’être inscrite
très longtemps, oui. Pour l’instant, c’est une nouvelle dans un présent qui organisait déjà sa propre recension,
construction. Il faut que ça ait une histoire par des faits comme s’il était écrit avant même d’être mis en acte.
pour avoir le statut de monument. » D’aucuns re-
viennent à une définition pragmatique du monument
en tant que site d’attractivité touristique pour y inclure ■ Un lieu de loisirs, de rencontre,
la Pyramide : on la trouve sur les cartes postales, on s’y de travail
donne rendez-vous, on la visite, on la photographie…
Une synthèse est tentée : « D’après l’étymologie du Et pourtant elle vit. Elle est « habitée », investie. Qui
mot, c’est une construction qui rappelle une époque, la fréquente ? Pour quelles raisons et pour quels
qui symbolise un événement historique et qui fait partie usages ? Comment l’extérieur et l’intérieur se répon-
de l’espace public », développent Gisèle et Simone. dent-ils ? Pour qui la Pyramide est-elle un « lieu » ?
Ces réflexions rejoignent les questionnements sur la
notion de monument et la diversité de ses sources de
légitimité [Debray, 1999] : la monumentalité que lui • Un passage obligé pour les touristes
donne sa situation dans la cour du vénérable palais, sur La pyramide du Louvre est devenue un « classique »
une large esplanade en plein cœur du Paris historique ; pour les touristes venus visiter la capitale française. Fidè-
la confuse intention commémorative qu’elle semble lement reproduite ou transformée en quasi-logotype,
porter, sans qu’il soit aisé de l’identifier tout à fait elle constitue l’emblème du Louvre, palais et musée. Elle
(commémoration d’un président de la République, le signale dans les publicités et les dépliants touristiques,
d’une politique culturelle, d’une passion nationale pour notamment les cartes et plans où les sites remarquables
l’égyptologie ?) ; la relation au passé qui lui a été sont symbolisés par des représentations graphiques

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simplifiées (arrêts des bateaux-mouches et autres bus à


impériale, par exemple). Son image est largement dif-
fusée. D’après Julie de la librairie, « les gens ne se repré-
sentent pas forcement bien les bâtiments anciens […]
En revanche, ils voient très bien la Pyramide ». Juan,
touriste espagnol, confirme : « Avant de venir, je n’avais
que l’image de la Pyramide en tête, elle est partout, sur
les brochures, les dossiers culturels. Je ne me représentais
pas bien les bâtiments autour ». Il ajoute : « en sortant
du métro, la première chose qu’on cherche, c’est elle,
car des immeubles comme ce palais, on en trouve beau-
coup à Paris ». Elle est un point de repère mais aussi le
lieu de nombreux « rituels touristiques ». Il faut la
prendre en photographie, en tant que sujet à part entière Enfants se baignant dans les bassins (photo Claude Roustan, juin
ou décor d’une mise en scène de soi. Il faut jeter des 2011).

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pièces de monnaie dans ses bassins, comme à Rome, à
la fontaine de Trevi, en guise de porte-bonheur et de
promesse de retour. En été, les enfants s’y rafraîchissent Louvre, on joue moins de musique et l’on voit moins
gaiement ; les adultes y apaisent discrètement leurs pieds de magiciens, jongleurs et autres troubadours. La tradi-
échauffés par la marche.
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tion n’est ni aux bateleurs ni aux mendiants. Seuls les


La Pyramide, pôle d’attraction touristique majeur vendeurs d’eau à la sauvette témoignent de la présence
– pour les étrangers en visite à Paris, mais également d’une frange de populations marginales. L’atmosphère
pour les voyageurs nationaux – continue d’exister en de l’esplanade est très policée ; les responsables de la
dehors des heures d’ouverture du musée. On s’y sécurité témoignent de la quasi-absence d’incidents
balade, on s’y donne rendez-vous, on s’y attarde, on autour de la Pyramide – et de l’exceptionnelle rareté des
s’y photographie, on y observe le ballet pittoresque des tentatives de vandalisme à son encontre (les dix dernières
passants… Voir la Pyramide et la cour du Louvre peut années comptabilisent un graffiti et une vitre brisée… 4).
suffire à satisfaire certaines attentes, il n’est pas toujours
nécessaire d’y entrer et d’en visiter l’intérieur – et a for-
tiori de « s’en servir » pour accéder au musée. Du point • Un point de rencontre pour les Parisiens
de vue touristique, ses usages réels s’étendent donc Pour les Franciliens et Parisiens, c’est le registre de
bien au-delà de ses usages prescrits, et s’éloignent de la familiarité qui domine. Nombreux l’ont au moins
sa fonction principale d’entrée du Louvre. aperçue en traversant le Louvre en bus ou en voiture,
La comparaison est parfois établie avec la piazza du puisqu’une large voie automobile le transperce de part
Centre Pompidou. D’abord parce que la « raffinerie » en part, reliant la rue de Rivoli aux quais des Tuileries.
– ou « Beaubourg-carcasse », pour reprendre les termes C’est un lieu central dans la ville, un « point de
de Baudrillard [1977 : 18] – constitue un autre exemple repère ». Par exemple, d’après Jordan, « quand on voit
d’une construction architecturale moderne au centre la Pyramide, on sait tout de suite où aller ».
d’un quartier historique ancien, controversée en son Perçue comme un endroit prestigieux, gratuit et
temps puis reconnue artistiquement et légitimée par son accueillant, la Pyramide paraît idéale pour se donner
succès auprès des publics. Ensuite parce que l’esplanade rendez-vous. Marianne, qui travaille au stand des
qui prolonge Beaubourg est « complètement ouverte, audio-guides, explique : « C’est devenu un point de
avec beaucoup de gens qui prennent le temps de rendez-vous, même pour les Parisiens ; on se donne
s’asseoir, surtout quand il fait beau, près des fontaines » rendez-vous ici comme on se donnerait rendez-vous à
(d’après Marianne, étudiante en préhistoire et vacataire la place Saint-Michel ». On se retrouve devant, pour
en charge de la location des audio-guides au musée). La échanger quelques mots et peut-être fumer une ciga-
piazza du Centre Pompidou est devenue un lieu de vie rette en attendant d’accéder au Louvre et à ses multiples
hétéroclite, où les populations se mêlent, des mieux propositions, ou pour initier une activité de groupe
intégrées socialement aux plus interlopes ou éclectiques sans lien avec le musée. Tel était le cas de ces photo-
[Vincent, 1985]. Mais la comparaison s’arrête là. Au graphes amateurs, « sur le départ pour une randonnée

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artistique », rassemblés en ce point en raison de sa posi- Le cas échéant, ils se présentent à travers elle, la
tion centrale dans Paris et de sa facilité d’accès en mettent en scène : c’est un élément de leur région, de
transports en commun. On se rejoint parfois à l’inté- leur ville, voire d’eux-mêmes. La photographie et sa
rieur, « au milieu, au niveau du point le plus haut de diffusion en constituent des vecteurs, ainsi que la visite
la Pyramide », indique Jacqueline, retraitée parisienne, guidée, dispensée en amateur à des tiers (familles, amis,
pour participer à la programmation culturelle du collègues, etc.). Cela est d’autant plus vrai qu’en y
musée, boire un verre ou démarrer une session de travaillant, on s’en attribue une partie du prestige.
shopping dans la galerie marchande qui forme une de
ses extensions souterraines.
• Des conditions de travail prestigieuses mais pénibles
La Pyramide est aussi un lieu refuge pour les soli-
taires en quête d’un abri et, au-delà, d’un décor gran- Pour ceux qui la côtoient, la fréquentent, l’explorent
diose où se ressourcer. Le jeune Jordan, apprenti dans dans le cadre de leur activité professionnelle, l’appro-
le secteur du bâtiment, vient des Yvelines y passer des priation relève, dans une acception métaphorique,
après-midi entières pendant ses congés : « C’est une d’une identification à la Pyramide elle-même, symbole
visite comme ça, pour passer le temps et peut-être faire d’un carrefour entre commerce et culture, entre tradi-
tion et modernité, entre Paris et le monde. Les travail-

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des connaissances […] C’est chaleureux, il y a du
monde, il y a des restaurants, même si on ne vient pas leurs du Louvre la connaissent « par corps » [Faure,
voir le musée on peut entrer dans la Pyramide, pour 2000], pas à pas (pour ceux qui l’arpentent sans relâche)
aller prendre un café ou, quand il fait froid dehors, ou sur le bout des doigts (pour ceux qui la nettoient
venir avec un McDo et le manger à l’intérieur ». par exemple). Ils font preuve d’une parfaite maîtrise
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Les Parisiens et Franciliens utilisent la Pyramide de son espace et de sa matérialité, de ses parcours, de
pour accéder au musée, mais aussi pour se rendre dans ses points de vue, de ses coins et recoins, de ses orifices
les espaces dédiés à des activités connexes, culturelles montrés ou cachés… Marine, jeune vacataire, prend
ou marchandes. Par exemple, Annie reconnaît qu’elle sa pause en mezzanine, « là où les téléphones captent
« aime bien toutes les boutiques et les restaurants, car et où on peut voir ses collègues ». Ceux qui travaillent
on peut se détendre, prendre un café », et Laurence à la surveillance et à la sécurité, quel que soit leur
renchérit : « C’est un lieu de vie, c’est très bien ». Les niveau hiérarchique (plus d’une centaine de per-
visiteurs de proximité fréquentent ainsi la Pyramide sonnes), ont une vision des lieux qui inclut les angles
pour le plaisir de la promenade, sans nécessairement morts, les portes dérobées, les sorties de secours, les
entretenir un rapport direct au Louvre en tant que accès dédiés aux pompiers, les trappes donnant direc-
musée. Ils l’utilisent aussi comme simple point de tement dans la cour, en surface. Les escaliers et esca-
repère et de rendez-vous au sein d’un espace urbain lators y représentent des pièces centrales. Et pour les
complexe, se déployant à la fois en surface et sous terre responsables de l’accueil et de la sûreté des personnes,
[Latour et Hermant, 1998]. les préoccupations principales concernent « la gestion
des flux et la problématique de l’attente », mais égale-
ment « les questions d’évacuation en cas d’incendie ou
d’alerte à la bombe ». La Pyramide constitue un espace
de « stockage des visiteurs », dont le nombre n’est pas
censé dépasser 6 000 de façon simultanée. Le risque de
« saturation » est un souci permanent ; un choix doit
être opéré entre « laisser s’allonger la file d’attente
dehors » et « bourrer la Pyramide ». Elle devient alors
un « filtre » entre l’extérieur et les salles d’exposition
ou d’activités culturelles. Il s’agit de réguler les entrées
et les sorties, aux plans quantitatif et qualitatif. Il faut
non seulement ouvrir ou fermer les accès, mais déter-
miner comment les ventiler selon les types de publics
(groupes ou individuels, payants ou gratuits, porteurs
À la jonction entre culture et marchandise, la pyramide « inver- de tickets ou non…). Lors des évacuations de visiteurs,
sée » (photo Claude Roustan, juin 2011). liées à la fermeture du musée ou à un événement

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inopportun, la circulation de la foule et son ballet


bien rodé, qui semblent si spontanés à l’œil inexercé,
relèvent en réalité plus de la réaction du troupeau à
son berger que du mouvement d’instinct. Positions des
barrières, injonctions des agents induisent une mobilité
contrainte bien qu’apparemment naturelle.
Au-delà des déplacements familiers qu’ils y effec-
tuent et de ceux qu’ils peuvent y provoquer, les tra-
vailleurs de la Pyramide en éprouvent des sensations
« à l’usage », presque « à l’usure » pourrait-on dire.
Température et bruit extrêmes la caractérisent alors.
Sa chaleur étouffante en été et l’incessant brouhaha
qui l’habite du matin au soir y rendent les conditions
de travail difficiles. L’envers de la médaille se dévoile :
« Ça résonne, il y a beaucoup de bruit », et la Pyramide

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peut se révéler une « jungle », une « serre étouffante ».
(La stratégie, en cas d’« envahissement de la Pyramide
par des manifestants » consiste d’ailleurs, les jours de
soleil et d’après les confidences recueillies, à « les
encercler, bien au centre, puis à les laisser mariner dans
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la chaleur, sans possibilité de boire ».) Insonorisation


et climatisation posent problème. L’humidité est éga-
lement un souci permanent : des champignons sont
susceptibles de se développer, les infiltrations d’eau
sont fréquentes et alarmantes. La présence de rongeurs,
le soir venu, est également signalée par ses habitués
noctambules.
Médiatrice sous Pyramide (photo de l’auteur, avril 2011).
De plus, du point de vue des professionnels, sa signa-
létique fait parfois défaut. Marianne souligne qu’« il
n’est pas toujours facile de s’y repérer », Marine que 1992], caractérisés par l’absence d’enracinement des
« ce n’est pas très bien signalisé » et « que les gens qui hommes qui les parcourent, sans se lier entre eux. C’est
viennent par l’escalator repartent par l’autre escalator ainsi qu’un même site, pour une même personne, peut
car ils n’ont pas compris où aller ». Wang suggère que basculer du « lieu » au « non-lieu » selon la situation et
les accès soient réorganisés, « car il y a beaucoup de l’angle de vue [Augé, 2011 : 172].
visiteurs et il est difficile de gérer le flux ». Une La fréquence et la nature des rapports entretenus avec
ancienne responsable des équipes d’accueil et de sur- la pyramide du Louvre, par la variété des usages qu’elles
veillance confirme que la perception des volumes est impliquent, font évoluer les perceptions et représenta-
difficile pour les publics, « car ils sont en sous-sol mais tions. Touristes, Parisiens ou travailleurs du Louvre ne
voient le ciel, et peinent à décoder les niveaux ». développent pas la même relation à elle en tant qu’objet
Malgré une délimitation géographique aux fron- matériel, et n’en forgent pas la même image. Il en est
tières floues, la pyramide du Louvre est « bien davan- cependant une qui semble commune à tous : son statut
tage qu’un fragment d’espace délimité », elle a « partie d’icône du Louvre, de Paris, et d’un certain prestige lié
liée » avec l’« événement » et l’« histoire », et s’est à la culture, de plus en plus reconnu à l’échelle interna-
constituée en « espace dramatisé » – spécificités du tionale [Guy, 2008]. La photographie d’amateur et ses
« lieu » selon Jean-Didier Urbain [2011 : 100-101]. ramifications technologiques participent de la construc-
Toutefois, il arrive qu’un basculement s’opère dans les tion de ces représentations.
discours. Un parallèle s’établit avec la « fourmilière »
ou le « hall de gare » : des endroits impersonnels, mar-
qués par l’importance des flux qui les traversent. On
entre alors dans l’univers des « non-lieux » [Augé,

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■ De la photo souvenir à l’image globale soucieux d’immortaliser un événement mémorable


dans ce lieu prestigieux.
La pratique photographique en amateur au musée Les Parisiens et Franciliens rencontrés utilisent parfois
est devenue courante et fait dorénavant partie prenante leurs clichés de la Pyramide de façon indirecte, pour
du regard porté aux œuvres [Christian, 1999] et, de s’affirmer en tant que photographes amateurs. Guil-
façon plus large, de l’expérience de visite et de sa laume mettra ses images en ligne, sur un site commu-
dimension sociale [Roustan, 2009]. Photographie et nautaire dédié à la photographie, et Luc ne sait pas
tourisme sont associés de longue date, et ont en encore s’il les placera sur un blog ou un forum, mais il
commun une partie de leur généalogie, que ce soit va les conserver précieusement dans son ordinateur, et
autour des idées de production symbolique de la « si un jour, il y a un concours photo et qu’une photo
famille [Bourdieu, 1965], d’outil mnémonique du par- semble adaptée au thème, [il] l’imprimera ». D’autres,
cours [Freund, 1974], d’appropriation des lieux sur le moins ambitieux, activent avec leurs prises de vues la
mode de la collection du monde [Sontag, 1983], de fonction classique d’authentification de leur présence
procédure de légitimation relative des sites [Chalfen, en un lieu. Par exemple, pour le jeune Jordan, « cela
1979], de négociation entre amateurs et professionnels montre aussi aux autres que tu as été au Louvre ». La

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des stéréotypes du « pittoresque » [Andrews, 1989 ; pratique photographique, sur le moment, devient aussi
Urry, 1990 ; Augé, 1997] ou d’idéalisation de soi voya- un moyen de renouveler des échanges sociaux au sein
geant [Bertho Lavenir, 1999]. du groupe, surtout lorsque celui-ci s’est recomposé
pour l’occasion, « locaux » accueillants et « touristes »
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accueillis, familles ou amis [Haldrup and Larsen, 2003].


• L’inspiration des photographes amateurs
Il n’est donc pas étonnant de constater que, parmi les
multiples « non-activités » qui occupent la foule se pres- • La fabrique du « cliché » à l’ère de la technologie
sant autour de la Pyramide, la pratique photographique Les remarques des personnes interrogées témoignent
apparaisse dominante. Toutes les personnes rencontrées de l’exceptionnelle attractivité photographique de la
indiquent d’emblée – et souvent avec un certain recul pyramide du Louvre, et rendent compte de l’effet
– qu’elles ont au moins une fois pris ce qu’elles appellent d’imprégnation des imaginaires qu’elle induit. Le lieu
une « photo souvenir sérieuse » prenant l’édifice pour est connu avant d’être découvert. Il est reconnu lors-
décor. Suzan, touriste allemande, n’a pas dérogé à la qu’il est réellement rencontré – et alors évalué à l’aune
règle : « J’ai pris mes enfants devant la Pyramide. C’était de l’idée préalable qu’on s’en faisait. Juan s’étonne
plus pour le symbole, pour la famille, la photo tradition- de trouver la Pyramide « plus spectaculaire que sur
nelle. […] C’est vraiment un cliché, généralement, je les photos », alors que Suzan a été « frappée de la
préfère faire des photographies plus originales. » voir plus grande qu’elle ne pensait ». Tant d’images de
Marine, jeune étudiante en histoire de l’art et vacataire la Pyramide ont circulé qu’elles font référence et
au musée, confie y avoir pris des « photos souvenirs nor- construisent les représentations des visiteurs. Le phé-
males » lorsqu’elle y a emmené des amis, « sans faire de nomène est identifié et analysé depuis « l’ère de la
bêtises », précise-t-elle. reproductibilité technique » [Benjamin, 2003], se fai-
Les Parisiens y font les touristes. Et le lieu, de façon sant caractéristique du regard touristique [Urry, 1990]
caractéristique, fait l’objet d’incessants jeux photogra- et bientôt de l’existence même : « Nous sommes tous
phiques. L’un d’entre eux consiste à se faire immorta- des enfants du siècle : nous avons besoin de l’image
liser à distance respectable de la Pyramide, en donnant pour croire au réel et d’accumuler les témoignages
l’illusion, par le biais des distances et des échelles, de pour être sûrs d’avoir vécu » [Augé, 1997 : 81]. La
la tenir tout entière entre le pouce et l’index. Un autre circulation des images se développe depuis l’émergence
jeu repose sur les plots qui servent à l’éclairage noc- de la photographie numérique et son articulation à la
turne : en journée, on s’y presse pour y grimper et révolution Internet puis à celle des smartphones. Juan
prendre la pose, dans des postures plus ou moins acro- explique, le téléphone à la main : « Dès que j’aurai le
batiques, à tel point que se forme, les jours d’affluence, wifi, je les mettrai sur mon facebook pour bien mon-
une véritable file d’attente pour accéder à ces bornes. trer qu’aujourd’hui j’étais au Louvre ».
Dans un autre registre, il n’est pas rare de croiser autour Des quantités massives de clichés de la Pyramide sont
des bassins des jeunes mariés se mettant en scène, mis en ligne : sur des pages personnelles, des blogs ou

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La pyramide du Louvre, travail de superposition photographique par l’artiste Corinne Vionnet (© Corinne Vionnet).

des réseaux sociaux, sur des sites participatifs de conseils Ce détour par la photographie amateur permet de
pour voyageurs ou des galeries virtuelles. Corinne comprendre comment la pyramide du Louvre a acquis
Vionnet, une artiste française installée en Suisse, a en deux décennies ce statut de « sémiophore » dans
mené un travail intitulé Photo Opportunities à partir de Paris, mais aussi dans la cartographie culturelle et tou-
photographies touristiques d’amateurs postées sur ristique mondialisée. Pour Hartog [2003], à la suite
Internet. Elle superpose des centaines de clichés d’un de Pomian [1987], les sémiophores traduisent dans
même monument, montrant ainsi la proximité for- l’espace le type de rapport qu’une société décide
melle des prises de vues accumulées, conceptualisant d’entretenir avec le temps, en rendant visible un certain
notre propension à réitérer la même image à l’infini, à ordre du temps dans lequel le présent ne peut se déta-
l’aune de notre désir d’interagir avec ce qui existe déjà, cher du passé. Ici, la pyramide du Louvre se trouve
de nous inscrire dans une mémoire collective des lieux. reliée au passé par de multiples fils imaginaires, tissés
Entre le Taj Mahal et La Mecque, entre Stonehenge par ceux qui la fréquentent : histoire de Paris, du palais
et l’Acropole, la pyramide du Louvre se retrouve parmi du Louvre et de ses collections, mémoire d’une bataille
la quarantaine d’endroits sélectionnés par l’artiste, car politique et médiatique, référence à des mythes popu-
iconiques de la topographie touristique mondialisée laires et fictions planétaires. Le « supplément narratif »
telle qu’elle se révèle sur Internet en images. donne une « épaisseur biographique » au lieu [Urbain,

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550 Mélanie Roustan

2011 : 101]. La soif de photographies qu’elle suscite et d’hommes aux actions variées, aux intentions diverses
les usages qui en sont faits a posteriori (dans un futur mais conciliables. Se repérer, marcher, parler, manger,
parfois presque immédiat, via les téléphones connectés travailler, se reposer, se rafraîchir… Acheter parfois,
à Internet) vont également dans ce sens : le présent du souvent : une fonction essentielle des sociétés contem-
photographe amateur, la production de sa « photo sou- poraines. Admirer, photographier, échanger via des
venir », trouve sa signification dans l’anticipation d’une moyens technologiques : la part de production ren-
authentification de l’expérience de visite qui s’énonce due à la consommation ? Les usages des objets et des
géographiquement au passé (« J’étais là ») – un passé espaces, les contraintes qu’ils imposent et la créati-
que les technologies rendent de plus en plus proche, vité qu’ils induisent – les modes d’appropriation de
avec ledit « temps réel » (« Devine où je suis ? »). De la culture matérielle mise en jeu – fondent ainsi la
plus, l’impulsion photographique, dans son intention, lecture, mais aussi l’écriture, d’une ville par le biais de
consciente ou non, de reproduction du déjà-vu, se ses lieux.
situe également par rapport à un passé collectif de mise La pyramide du Louvre « est » le Louvre. Elle est
en commun des images quant à un paysage donné. venue s’y ajouter mais en constitue aujourd’hui une
Dans ce processus, le règne des créations artistiques et part, presque « digérée » pourrait-on dire. Elle repré-

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touristiques professionnelles et industrielles – affiches, sente le musée, de façon métonymique, presque mieux
cartes postales et brochures de papier glacé – se voit que le palais lui-même, tant les structures de promo-
concurrencé par les approches individuelles des ama- tion touristique se sont emparées d’elle comme d’un
teurs, dont la diffusion massive est favorisée par le déve- emblème. Elle en donne un point de repère topogra-
phique, mais aussi symbolique. Elle en est une icône,
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loppement des réseaux sociaux en ligne et la montée


en force des mouvements participatifs de légitimation une signature, presque une marque, au sens commercial
culturelle. Ce sont bien dans les usages que se forgent du terme. Elle fait office d’introduction à ses collections,
les représentations, même les plus iconiques. L’ethno- liant par l’imaginaire pyramide et Égypte antique. Cette
logue qui aborde aujourd’hui un « terrain » approche inscription dans la mythologie contribue à la fascination
un espace-temps complexe, dont l’espace se déploie qu’elle exerce, en tant que porte vers un au-delà séparé
virtuellement à l’échelle de la culture mondialisée tout du monde commun : celui de la culture et du patri-
en s’ancrant dans des lieux emplis de sens et de sensa- moine, où les objets anciens se voient sacralisés, et leurs
tions, et où le temps semble se concentrer dans le significations renégociées à l’aune de leur interprétation
contemporaine. Ainsi, la Pyramide « dit » le Louvre, son
présent, tout en se déployant dans une rhétorique où
prestige, sa lecture universalisante d’un passé géographi-
le passé l’emporte, en tant que référence [Appadurai,
quement éloigné mais historiquement ancré dans une
1996, 2001 ; Iyer, 2000 ; Warnier, 2003].
passion nationale – l’égyptologie en particulier et la
culture en général. Ses missions de médiation auprès
d’un public le plus large possible, également. Sa volonté
■ La Pyramide, le Louvre et Paris de « démocratisation de la culture », d’ouverture à tous,
d’accueil du plus grand nombre – et ses désillusions en la
L’approche ethnologique s’appuie sur les imagi- matière, puisqu’une certaine homogénéité de ses visi-
naires et s’attache à étudier les représentations d’un teurs demeure, au-delà du cosmopolitisme des origines
lieu, mais aussi les pratiques qui s’y nouent. Elle impli- et de la diversité des âges.
que d’y « entrer », littéralement, pour aller à la ren- La pyramide du Louvre dit aussi la France, la place
contre de ceux qui le font. Pour déconstruire les clichés centrale qu’elle accorde aux arts, la relation exigeante
ou s’attacher à comprendre leur développement et leur qu’elle établit à la culture, une relation faite d’élitisme et
perpétuelle réaffirmation. Ici, l’envers et l’endroit de de popularisation… Une relation empreinte de rapports
la pyramide du Louvre révèlent une œuvre d’art inves- de pouvoir, de tensions politiques et, tout à la fois, de
tie physiquement et symboliquement, en tant que grands projets et de nobles idéaux. Elle représente
porte d’entrée du plus grand musée du monde, en l’ambition culturelle française, voire sa prétention. Elle
tant que monument d’architecture contemporaine, en dit la France, mais aussi Paris, sa capitale : de fait, elle
tant qu’espace de travail. Le local et le global s’y entre- incarne la centralisation qui caractérise le fonctionne-
lacent. Ses abords en surface et ses entrailles en sous- ment de l’État depuis plusieurs siècles. Dans un autre
sol abritent une foule hétérogène de femmes et registre, elle témoigne de la formidable richesse de son

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patrimoine bâti, de sa profondeur historique, de son leur origine, la foule à laquelle ils se mêlent et qu’ils
attractivité touristique à l’échelle du monde. Elle maté- composent réitèrent l’image d’une Ville lumière, vivante
rialise l’un des centres de Paris ; son emplacement dans et cosmopolite. Flâneurs, habitués et touristes… Elle dit
la ville, sa géométrie de signalisation, son évocation de aussi la ville et ses habitants, ceux, bien réels, qui s’y
l’invisible en font un sémiophore urbain. Son évocation baladent ou y travaillent, et ceux, imaginés, fantasmés,
de la clarté et de la transparence, son caractère étincelant, qu’elle représente : « chic, sobre et élégante », n’incarne-
mais aussi le flux bigarré de ses visiteurs, la diversité de t-elle pas la Parisienne par excellence ? ■

Notes ou à l’intérieur de la Pyramide : promeneurs,


visiteurs ou employés du musée et de ses pres-
2. La pyramide « inversée » a été mise en
scène dans le roman puis le film Da Vinci Code.
tataires, habitués ou touristes de passage. Une
3. Le 4 mars 1988, le journal Libération
1. Ce travail s’appuie sur une enquête eth- longue rencontre avec l’ancienne chef de ser-

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titre : « Le trésor de Tontonkhamon », réfé-
nographique menée « en surface » (dans la cour vice de l’espace Pyramide, pour l’accueil et la
rence humoristique à l’égyptologie, aux grands
du Louvre) et « sous Pyramide » durant le pre- surveillance, est venue enrichir ces données
travaux et au président Mitterrand, surnommé
mier semestre 2011. De nombreuses observa- – qu’elle en soit remerciée. Les connaissances
« Tonton ».
tions et photographies ont été complétées par de l’auteur reposent également sur plusieurs
une campagne d’entretiens, menés en journée enquêtes réalisées au Louvre, dans les salles 4. Il n’en va pas de même pour le jardin
et en soirée, en semaine et le week-end (mes d’exposition, la médiathèque, les ateliers ou des Tuileries, adjacent. Notons que la Pyramide
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remerciements à Hadrien Riffaut et Jasmina l’auditorium. Remerciements à Anne Krebs, est particulièrement sous surveillance, avec un
Stevanovic). 21 personnes (hommes et femmes chef du service Études et recherche du musée plan Vigipirate maintenu au niveau le plus élevé
âgés de 17 à 86 ans) ont été interviewées autour du Louvre. depuis juillet 2005 et les attentats de Londres.

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ABSTRACT
Inside and Outside the Louvre Pyramid

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The Louvre Pyramid can be admired from outside but it is also lived from inside. It is a functional building as well as a work of
art. Within 20 years, it has become a monument in the monument, an emblem of cultural and touristic Paris, a “cliché”. Some
people go there for a walk or visit it before entering the museum ; for others, it is a workplace. Fieldwork focused on the diversity
of people, practices and representations. The analysis questions the Louvre Pyramid as a place with its own dynamics of appropriations,
from the local to the global, in a metropolis in tension between heritage and modernity.
Keywords : The Louvre Pyramid. Monument. Tourism. Photography. Paris.
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ZUSAMMENFASSUNG
Das Äußere und Innere der Louvre-Pyramide
Die Pyramide des Louvre wird von außen bewundert und von innen erlebt. In den letzten 20 Jahren ist sie zu einem Monument
im Monument geworden, ein Wahrzeichen des kulturellen und touristischen Paris, ein Klischee. Sie ist sowohl Kunstobjekt als auch
funktionales Gebäude, so dass auch die Pariser sie erleben, wenn sie spazieren gehen oder in der Gegend arbeiten. Ausgehend von
einer Analyse der Gewohnheiten und Zuschreibungen einzelner Menschen, widmet sich der Artikel der Dynamik des Ortes und
versucht die Mechanismen der verschiedenen lokalen und globalen Zuschreibungen zu erfassen.
Stichwörter : Pyramide des Louvre. Monument. Tourismus. Photographie. Paris.

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