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Mélanie Roustan
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L’envers et l’endroit
de la pyramide du Louvre
Mélanie Roustan
Centre de recherche sur les liens sociaux
RÉSUMÉ
La pyramide du Louvre s’admire de l’extérieur et se vit de l’intérieur. En vingt ans, elle est devenue un monument dans le
monument, un emblème du Paris culturel et touristique, un cliché. Les Parisiens aussi ont investi œuvre d’art et bâtiment
fonctionnel, qu’ils s’y promènent ou y travaillent. À travers l’analyse des populations, des pratiques et des représentations qui
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y sont attachées, il s’agit d’en cerner la dynamique en tant que lieu, d’en comprendre les mécanismes d’appropriation, locale
et globale, dans une métropole en tension entre patrimonialisation et modernisation.
Mots-clés : Pyramide du Louvre. Monument. Tourisme. Photographie. Paris.
Mélanie Roustan
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La pyramide du Louvre, conçue par l’architecte trouve dans le 1er arrondissement de la capitale, en plein
sino-américain Ieoh Ming Pei, a été inaugurée au prin- cœur du Paris historique, le long de la Seine.
temps 1989, après quatre années de travaux. Elle signe Comprendre les représentations populaires du monu-
l’ouverture du « Grand Louvre », selon l’expression ment en écho aux débats suscités par le chantier, tel était
employée pour qualifier la refondation du musée, sa l’objet de l’enquête de terrain menée par l’auteur 1. Elle
« métamorphose » [Ballot, Laclotte et Piguet, 1994]. éclaire l’endroit en tant que lieu « habité », en s’intéres-
La rénovation s’appuie sur un redéploiement dans le sant à ceux qui y travaillent comme à ceux qui y flânent.
palais du Louvre qui était occupé en partie par des Elle déconstruit l’icône parisienne, à l’aune des usages
administrations. L’impulsion du projet est donnée par qui en sont faits par les photographes amateurs.
François Mitterrand, qui accède en 1981 à la prési-
dence de la République et qui affiche une forte volonté
de démocratiser la culture. ■ Un monument dans le monument
L’édifice de verre et d’acier, de près de 22 mètres de
hauteur sur 35 de côté, sort de terre après une âpre Pour les personnes rencontrées, qu’elles la découvrent
controverse [Chaslin, 1989 ; Pei, Biasini et Lacouture, ou la côtoient quotidiennement, la pyramide du Louvre
2001]. Il coiffe l’entrée principale du musée, distribuant est « somptueuse, magnifique, source d’un véritable
l’accès aux différentes ailes du bâtiment historique à émerveillement ». L’approche s’inscrit d’abord dans le
partir de ce centre souterrain (à environ 6 mètres de registre esthétique : elle est « belle, jolie, attrayante »,
profondeur). Y sont associées quatre pyramides de taille voire « grandiose et impressionnante ». La forme géo-
plus modeste, dont l’une « inversée », qui surplombent métrique en elle-même donne de la puissance, une
les différents équipements liés au musée ainsi qu’une grande force. Selon Michel, jeune retraité parisien,
galerie marchande. Ce vaste ensemble architectural se « une pyramide est un point qui se voit de très loin, le
point de rencontre de l’œil, comme un phare en mer ». construction est également interprétée comme une
Un autre visiteur précise, pour sa part, qu’elle est forme d’introduction aux collections du Louvre, dont
« symbole de perfection, de géométrie, mais aussi du les antiquités constituent un fleuron.
rapport au temps car elle ressemble à un sablier qui
s’écoule ». La pyramide du Louvre vient ainsi incarner • Comme si elle avait toujours été là…
une « forme très ancienne dans un style très contem-
porain », selon Annie, retraitée parisienne venue assis- Pour Julie, qui travaille à la librairie du musée,
ter à une conférence. Le jeu entre une forme « aujourd’hui, si on l’enlevait, il manquerait quelque
géométrique « ancestrale » et une réalisation technique chose », et pour Suzan, « elle est maintenant telle-
« moderniste, futuriste », signifie l’idée de passage du ment intégrée au Louvre qu’elle en fait partie ». Son
temps et crée une connexion entre le passé, le présent inscription dans l’architecture ancienne du palais, son
et l’avenir. C’est ainsi que « l’alliance entre l’ancien et adéquation avec les pièces exposées au musée, sa récur-
le contemporain se révèle nécessaire » d’après Nicolas, rence parmi les clichés touristiques lui confèrent un
vendeur de produits culturels, « pour se sentir moins caractère d’évidence. Comment comprendre le pro-
écrasé par l’histoire », comme le dit Audrey, jeune cessus de sa reconnaissance et le sentiment de familia-
rité qu’elle semble aujourd’hui inspirer à tous ?
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agent de médiation, ou « pour assurer la continuité
humaine », analysent Gisèle et Simone, deux amies Pour les personnes rencontrées, la Pyramide n’est pas
retraitées venues à un vernissage. remise en cause et n’a pas à l’être – il leur est nécessaire
Les dimensions « féerique », « magique », voire de le préciser d’emblée. Cette structuration du propos
« mystérieuse » sont également soulignées, elles font révèle un fort implicite : l’insertion d’un élément archi-
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« travailler l’imaginaire » – souvent du côté de l’Égypte. tectural moderne au cœur d’un site historique ne va pas
L’expression de « travaux pharaoniques » a été em- de soi. Leurs styles sont opposés, le plus souvent pour
ployée dans la presse pour évoquer le chantier du en souligner l’« heureux mariage ». Rares sont les
Grand Louvre. Lors de l’enquête, plusieurs personnes enquêtés qui expriment un doute, voire une hostilité,
font le lien avec l’obélisque de la place de la Concorde quant à la pertinence d’une œuvre contemporaine au
et son pyramidion doré, et certaines, comme Suzan, sein d’un ensemble patrimonial : pour cette collégienne
mère de famille bavaroise en vacances en France, vont venue de Toulouse avec sa classe, elle « gâche un peu
jusqu’à inscrire son édification dans le cadre des tout », car il est « dommage qu’elle soit construite au
« festivités pour le bicentenaire de Champollion ». La milieu de la place, près des bâtiments historiques ». Un
jeune cheminot parisien exprime lui aussi ses doutes,
puis son rejet devant une telle alliance : « La
Pyramide et le bâtiment qui est derrière, ça
fait bizarre […] Cela ne met pas le palais en
valeur et historiquement, cela abîme le site
puisqu’à la base, ce n’était pas là ». Toutefois,
pour beaucoup, préexiste un caractère
composite du lieu du point de vue architec-
tural : « Quand on connaît l’histoire du
Louvre, on sait que chaque siècle a amené son
bout de bâtiment et en a détruit d’autres » ; la
Pyramide « fait partie des évolutions du Lou-
vre, qui a été construit petit à petit, à plu-
sieurs époques différentes… C’est la petite
touche du XXe siècle ! ». L’idée-force est celle
d’une continuité, d’une inscription dans l’his-
toire longue. Et la nouveauté même est rela-
tivisée, puisque par principe elle ne dure
jamais qu’un temps : « La musique classique
aussi, à son époque, était moderne », rappelle
Jeux de transparence (photo Claude Roustan, juin 2011). Annie, en visite à l’auditorium.
De plus, au plan formel, « la transparence permet de s’est habitué » à sa présence, c’est finalement une véri-
voir le palais, donc ça ne choque pas », affirme Gérard, table « réussite », qui repose sur une dépendance réci-
cadre francilien et photographe amateur. Il exprime là proque : « La place serait vide sans la Pyramide, mais
une idée partagée : l’intégration de la Pyramide est réus- je ne conçois pas la Pyramide sans le Louvre non plus »,
sie car elle n’obère pas l’admiration de l’édifice existant. remarque un jeune homme. Quelques voix s’élèvent
Comme si une forme de modestie était attendue, du pour interroger l’équilibre entre les deux bâtiments.
monument à venir envers le monument déjà là. « C’est Julie, qui travaille au contact des visiteurs, note que
son absence qui existe », indique Jacqueline, architecte « Certains viennent juste pour la Pyramide, car elle a
retraitée. Pour Nicolas, « on a envie d’y aller, de passer été reprise dans des romans à succès » 2. Nicolas, ven-
au travers », et lorsqu’on y entre, la sensation est celle deur, souligne à quel point le nouvel édifice est
d’un dedans-dehors, d’un « musée à ciel ouvert ». Ses aujourd’hui « nécessaire » au Louvre : « Sans la Pyra-
deux attributs dominants sont « transparence » et mide, ce ne serait plus le Louvre, et c’est par cette
« luminosité ». Le visiteur est dans le Louvre et simulta- pyramide qu’on le distingue ». À tel point que Gérard,
nément ses yeux se portent sur la magnificence des faça- rencontré sur l’esplanade, s’inquiète de ce que « les gens
des. Plus qu’un plafond, la Pyramide vue de l’intérieur oublient parfois qu’autour, c’est un lieu chargé d’his-
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est un ciel, un horizon. toire et aussi un musée ». Mais le palais est bien le
monument majeur et la Pyramide son faire-valoir.
• Le Louvre, à l’ombre de la Pyramide ? Michel, jeune retraité parisien venu en nocturne avec
Si la familiarité à la Pyramide a mis un certain temps une amie, résume ainsi : « Si j’enlève le Louvre, la
Pyramide perd une grande partie de sa valeur, alors
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Eiffel, décriée en son temps, elle est maintenant deve- attribuée a posteriori, sa fonction symbolique de rappel
nue une icône de Paris », explique Guillaume, rencon- de l’histoire et de support de mémoire ; enfin, la force
tré dans la cour, près d’un bassin. Il s’agit de rendre d’attraction touristique qu’elle incarne, dans le sens le
compte du caractère progressif de l’incorporation au plus populaire donné à « monument », un endroit qui
paysage urbain parisien d’une œuvre architecturale ini- attire les foules en s’inscrivant dans les parcours pres-
tialement rejetée par les habitants, et dont la « Dame crits du tourisme et de l’économie de la culture.
de fer » constitue une figure emblématique. Se perçoit La pyramide du Louvre a acquis le statut de monu-
également une volonté de justifier l’intégration de la ment avec une rapidité frappante (même si elle
Pyramide au cercle restreint des lieux qui « comptent » demeure un « monument dans le monument »). Sans
aux yeux des visiteurs de la capitale : pour Marianne, intention commémorative initiale, sans autre objet
agent de contrôle des audio-guides : « Maintenant, que d’incarner une alliance entre passé et futur, deux
c’est un monument typiquement parisien au même décennies auront suffi à lui faire accéder au groupe
titre que la tour Eiffel ». restreint des édifices parisiens « incontournables » pour
les touristes et pour ceux qui organisent leurs dépla-
• La Pyramide comme monument cements dans la ville – à tel point que son équivalence
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La pyramide du Louvre est-elle un monument ? Au- métonymique avec le musée du Louvre est peut-être
delà du critère formel, est évoquée la possibilité d’un en passe de faire de l’ombre au bâtiment historique,
hommage rendu à son initiateur, « le président Mitter- voire aux collections exposées. Bien que sans conteste
rand », qui aurait fait preuve d’une « volonté de laisser très évocatrice, elle n’en apparaît pas moins, en se ras-
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quelque chose » 3. La référence remonte à la tradition semblant autour de l’idée générique d’un ancrage du
française des grands travaux, antérieure à la Révolution : moderne dans l’ancien, comme un monument relati-
« Mitterrand a construit la Pyramide et le Roi-Soleil, le vement « creux », presque vide de signification. Illus-
Louvre, il y a peut-être une connexion », interroge un trerait-elle, selon les termes de François Hartog, le
agent de médiation. Est toutefois avancée l’idée d’un mouvement suivant lequel « l’économie médiatique du
nécessaire travail du temps, pour faire du lieu un monu- présent ne cesse de produire de l’événement qui désire
ment et lui donner une valeur mémorielle, voire mémo- se regarder comme déjà historique, déjà passé » [Har-
riale. Les propos de Luc illustrent bien cette position : tog, 2003 : 127] ? Telle une performance d’art contem-
« Ce n’est pas un monument, mais peut-être que dans porain, la pyramide du Louvre semble s’être inscrite
très longtemps, oui. Pour l’instant, c’est une nouvelle dans un présent qui organisait déjà sa propre recension,
construction. Il faut que ça ait une histoire par des faits comme s’il était écrit avant même d’être mis en acte.
pour avoir le statut de monument. » D’aucuns re-
viennent à une définition pragmatique du monument
en tant que site d’attractivité touristique pour y inclure ■ Un lieu de loisirs, de rencontre,
la Pyramide : on la trouve sur les cartes postales, on s’y de travail
donne rendez-vous, on la visite, on la photographie…
Une synthèse est tentée : « D’après l’étymologie du Et pourtant elle vit. Elle est « habitée », investie. Qui
mot, c’est une construction qui rappelle une époque, la fréquente ? Pour quelles raisons et pour quels
qui symbolise un événement historique et qui fait partie usages ? Comment l’extérieur et l’intérieur se répon-
de l’espace public », développent Gisèle et Simone. dent-ils ? Pour qui la Pyramide est-elle un « lieu » ?
Ces réflexions rejoignent les questionnements sur la
notion de monument et la diversité de ses sources de
légitimité [Debray, 1999] : la monumentalité que lui • Un passage obligé pour les touristes
donne sa situation dans la cour du vénérable palais, sur La pyramide du Louvre est devenue un « classique »
une large esplanade en plein cœur du Paris historique ; pour les touristes venus visiter la capitale française. Fidè-
la confuse intention commémorative qu’elle semble lement reproduite ou transformée en quasi-logotype,
porter, sans qu’il soit aisé de l’identifier tout à fait elle constitue l’emblème du Louvre, palais et musée. Elle
(commémoration d’un président de la République, le signale dans les publicités et les dépliants touristiques,
d’une politique culturelle, d’une passion nationale pour notamment les cartes et plans où les sites remarquables
l’égyptologie ?) ; la relation au passé qui lui a été sont symbolisés par des représentations graphiques
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pièces de monnaie dans ses bassins, comme à Rome, à
la fontaine de Trevi, en guise de porte-bonheur et de
promesse de retour. En été, les enfants s’y rafraîchissent Louvre, on joue moins de musique et l’on voit moins
gaiement ; les adultes y apaisent discrètement leurs pieds de magiciens, jongleurs et autres troubadours. La tradi-
échauffés par la marche.
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artistique », rassemblés en ce point en raison de sa posi- Le cas échéant, ils se présentent à travers elle, la
tion centrale dans Paris et de sa facilité d’accès en mettent en scène : c’est un élément de leur région, de
transports en commun. On se rejoint parfois à l’inté- leur ville, voire d’eux-mêmes. La photographie et sa
rieur, « au milieu, au niveau du point le plus haut de diffusion en constituent des vecteurs, ainsi que la visite
la Pyramide », indique Jacqueline, retraitée parisienne, guidée, dispensée en amateur à des tiers (familles, amis,
pour participer à la programmation culturelle du collègues, etc.). Cela est d’autant plus vrai qu’en y
musée, boire un verre ou démarrer une session de travaillant, on s’en attribue une partie du prestige.
shopping dans la galerie marchande qui forme une de
ses extensions souterraines.
• Des conditions de travail prestigieuses mais pénibles
La Pyramide est aussi un lieu refuge pour les soli-
taires en quête d’un abri et, au-delà, d’un décor gran- Pour ceux qui la côtoient, la fréquentent, l’explorent
diose où se ressourcer. Le jeune Jordan, apprenti dans dans le cadre de leur activité professionnelle, l’appro-
le secteur du bâtiment, vient des Yvelines y passer des priation relève, dans une acception métaphorique,
après-midi entières pendant ses congés : « C’est une d’une identification à la Pyramide elle-même, symbole
visite comme ça, pour passer le temps et peut-être faire d’un carrefour entre commerce et culture, entre tradi-
tion et modernité, entre Paris et le monde. Les travail-
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des connaissances […] C’est chaleureux, il y a du
monde, il y a des restaurants, même si on ne vient pas leurs du Louvre la connaissent « par corps » [Faure,
voir le musée on peut entrer dans la Pyramide, pour 2000], pas à pas (pour ceux qui l’arpentent sans relâche)
aller prendre un café ou, quand il fait froid dehors, ou sur le bout des doigts (pour ceux qui la nettoient
venir avec un McDo et le manger à l’intérieur ». par exemple). Ils font preuve d’une parfaite maîtrise
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Les Parisiens et Franciliens utilisent la Pyramide de son espace et de sa matérialité, de ses parcours, de
pour accéder au musée, mais aussi pour se rendre dans ses points de vue, de ses coins et recoins, de ses orifices
les espaces dédiés à des activités connexes, culturelles montrés ou cachés… Marine, jeune vacataire, prend
ou marchandes. Par exemple, Annie reconnaît qu’elle sa pause en mezzanine, « là où les téléphones captent
« aime bien toutes les boutiques et les restaurants, car et où on peut voir ses collègues ». Ceux qui travaillent
on peut se détendre, prendre un café », et Laurence à la surveillance et à la sécurité, quel que soit leur
renchérit : « C’est un lieu de vie, c’est très bien ». Les niveau hiérarchique (plus d’une centaine de per-
visiteurs de proximité fréquentent ainsi la Pyramide sonnes), ont une vision des lieux qui inclut les angles
pour le plaisir de la promenade, sans nécessairement morts, les portes dérobées, les sorties de secours, les
entretenir un rapport direct au Louvre en tant que accès dédiés aux pompiers, les trappes donnant direc-
musée. Ils l’utilisent aussi comme simple point de tement dans la cour, en surface. Les escaliers et esca-
repère et de rendez-vous au sein d’un espace urbain lators y représentent des pièces centrales. Et pour les
complexe, se déployant à la fois en surface et sous terre responsables de l’accueil et de la sûreté des personnes,
[Latour et Hermant, 1998]. les préoccupations principales concernent « la gestion
des flux et la problématique de l’attente », mais égale-
ment « les questions d’évacuation en cas d’incendie ou
d’alerte à la bombe ». La Pyramide constitue un espace
de « stockage des visiteurs », dont le nombre n’est pas
censé dépasser 6 000 de façon simultanée. Le risque de
« saturation » est un souci permanent ; un choix doit
être opéré entre « laisser s’allonger la file d’attente
dehors » et « bourrer la Pyramide ». Elle devient alors
un « filtre » entre l’extérieur et les salles d’exposition
ou d’activités culturelles. Il s’agit de réguler les entrées
et les sorties, aux plans quantitatif et qualitatif. Il faut
non seulement ouvrir ou fermer les accès, mais déter-
miner comment les ventiler selon les types de publics
(groupes ou individuels, payants ou gratuits, porteurs
À la jonction entre culture et marchandise, la pyramide « inver- de tickets ou non…). Lors des évacuations de visiteurs,
sée » (photo Claude Roustan, juin 2011). liées à la fermeture du musée ou à un événement
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peut se révéler une « jungle », une « serre étouffante ».
(La stratégie, en cas d’« envahissement de la Pyramide
par des manifestants » consiste d’ailleurs, les jours de
soleil et d’après les confidences recueillies, à « les
encercler, bien au centre, puis à les laisser mariner dans
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des stéréotypes du « pittoresque » [Andrews, 1989 ; pratique photographique, sur le moment, devient aussi
Urry, 1990 ; Augé, 1997] ou d’idéalisation de soi voya- un moyen de renouveler des échanges sociaux au sein
geant [Bertho Lavenir, 1999]. du groupe, surtout lorsque celui-ci s’est recomposé
pour l’occasion, « locaux » accueillants et « touristes »
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La pyramide du Louvre, travail de superposition photographique par l’artiste Corinne Vionnet (© Corinne Vionnet).
des réseaux sociaux, sur des sites participatifs de conseils Ce détour par la photographie amateur permet de
pour voyageurs ou des galeries virtuelles. Corinne comprendre comment la pyramide du Louvre a acquis
Vionnet, une artiste française installée en Suisse, a en deux décennies ce statut de « sémiophore » dans
mené un travail intitulé Photo Opportunities à partir de Paris, mais aussi dans la cartographie culturelle et tou-
photographies touristiques d’amateurs postées sur ristique mondialisée. Pour Hartog [2003], à la suite
Internet. Elle superpose des centaines de clichés d’un de Pomian [1987], les sémiophores traduisent dans
même monument, montrant ainsi la proximité for- l’espace le type de rapport qu’une société décide
melle des prises de vues accumulées, conceptualisant d’entretenir avec le temps, en rendant visible un certain
notre propension à réitérer la même image à l’infini, à ordre du temps dans lequel le présent ne peut se déta-
l’aune de notre désir d’interagir avec ce qui existe déjà, cher du passé. Ici, la pyramide du Louvre se trouve
de nous inscrire dans une mémoire collective des lieux. reliée au passé par de multiples fils imaginaires, tissés
Entre le Taj Mahal et La Mecque, entre Stonehenge par ceux qui la fréquentent : histoire de Paris, du palais
et l’Acropole, la pyramide du Louvre se retrouve parmi du Louvre et de ses collections, mémoire d’une bataille
la quarantaine d’endroits sélectionnés par l’artiste, car politique et médiatique, référence à des mythes popu-
iconiques de la topographie touristique mondialisée laires et fictions planétaires. Le « supplément narratif »
telle qu’elle se révèle sur Internet en images. donne une « épaisseur biographique » au lieu [Urbain,
2011 : 101]. La soif de photographies qu’elle suscite et d’hommes aux actions variées, aux intentions diverses
les usages qui en sont faits a posteriori (dans un futur mais conciliables. Se repérer, marcher, parler, manger,
parfois presque immédiat, via les téléphones connectés travailler, se reposer, se rafraîchir… Acheter parfois,
à Internet) vont également dans ce sens : le présent du souvent : une fonction essentielle des sociétés contem-
photographe amateur, la production de sa « photo sou- poraines. Admirer, photographier, échanger via des
venir », trouve sa signification dans l’anticipation d’une moyens technologiques : la part de production ren-
authentification de l’expérience de visite qui s’énonce due à la consommation ? Les usages des objets et des
géographiquement au passé (« J’étais là ») – un passé espaces, les contraintes qu’ils imposent et la créati-
que les technologies rendent de plus en plus proche, vité qu’ils induisent – les modes d’appropriation de
avec ledit « temps réel » (« Devine où je suis ? »). De la culture matérielle mise en jeu – fondent ainsi la
plus, l’impulsion photographique, dans son intention, lecture, mais aussi l’écriture, d’une ville par le biais de
consciente ou non, de reproduction du déjà-vu, se ses lieux.
situe également par rapport à un passé collectif de mise La pyramide du Louvre « est » le Louvre. Elle est
en commun des images quant à un paysage donné. venue s’y ajouter mais en constitue aujourd’hui une
Dans ce processus, le règne des créations artistiques et part, presque « digérée » pourrait-on dire. Elle repré-
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touristiques professionnelles et industrielles – affiches, sente le musée, de façon métonymique, presque mieux
cartes postales et brochures de papier glacé – se voit que le palais lui-même, tant les structures de promo-
concurrencé par les approches individuelles des ama- tion touristique se sont emparées d’elle comme d’un
teurs, dont la diffusion massive est favorisée par le déve- emblème. Elle en donne un point de repère topogra-
phique, mais aussi symbolique. Elle en est une icône,
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patrimoine bâti, de sa profondeur historique, de son leur origine, la foule à laquelle ils se mêlent et qu’ils
attractivité touristique à l’échelle du monde. Elle maté- composent réitèrent l’image d’une Ville lumière, vivante
rialise l’un des centres de Paris ; son emplacement dans et cosmopolite. Flâneurs, habitués et touristes… Elle dit
la ville, sa géométrie de signalisation, son évocation de aussi la ville et ses habitants, ceux, bien réels, qui s’y
l’invisible en font un sémiophore urbain. Son évocation baladent ou y travaillent, et ceux, imaginés, fantasmés,
de la clarté et de la transparence, son caractère étincelant, qu’elle représente : « chic, sobre et élégante », n’incarne-
mais aussi le flux bigarré de ses visiteurs, la diversité de t-elle pas la Parisienne par excellence ? ■
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titre : « Le trésor de Tontonkhamon », réfé-
nographique menée « en surface » (dans la cour vice de l’espace Pyramide, pour l’accueil et la
rence humoristique à l’égyptologie, aux grands
du Louvre) et « sous Pyramide » durant le pre- surveillance, est venue enrichir ces données
travaux et au président Mitterrand, surnommé
mier semestre 2011. De nombreuses observa- – qu’elle en soit remerciée. Les connaissances
« Tonton ».
tions et photographies ont été complétées par de l’auteur reposent également sur plusieurs
une campagne d’entretiens, menés en journée enquêtes réalisées au Louvre, dans les salles 4. Il n’en va pas de même pour le jardin
et en soirée, en semaine et le week-end (mes d’exposition, la médiathèque, les ateliers ou des Tuileries, adjacent. Notons que la Pyramide
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remerciements à Hadrien Riffaut et Jasmina l’auditorium. Remerciements à Anne Krebs, est particulièrement sous surveillance, avec un
Stevanovic). 21 personnes (hommes et femmes chef du service Études et recherche du musée plan Vigipirate maintenu au niveau le plus élevé
âgés de 17 à 86 ans) ont été interviewées autour du Louvre. depuis juillet 2005 et les attentats de Londres.
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ABSTRACT
Inside and Outside the Louvre Pyramid
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The Louvre Pyramid can be admired from outside but it is also lived from inside. It is a functional building as well as a work of
art. Within 20 years, it has become a monument in the monument, an emblem of cultural and touristic Paris, a “cliché”. Some
people go there for a walk or visit it before entering the museum ; for others, it is a workplace. Fieldwork focused on the diversity
of people, practices and representations. The analysis questions the Louvre Pyramid as a place with its own dynamics of appropriations,
from the local to the global, in a metropolis in tension between heritage and modernity.
Keywords : The Louvre Pyramid. Monument. Tourism. Photography. Paris.
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ZUSAMMENFASSUNG
Das Äußere und Innere der Louvre-Pyramide
Die Pyramide des Louvre wird von außen bewundert und von innen erlebt. In den letzten 20 Jahren ist sie zu einem Monument
im Monument geworden, ein Wahrzeichen des kulturellen und touristischen Paris, ein Klischee. Sie ist sowohl Kunstobjekt als auch
funktionales Gebäude, so dass auch die Pariser sie erleben, wenn sie spazieren gehen oder in der Gegend arbeiten. Ausgehend von
einer Analyse der Gewohnheiten und Zuschreibungen einzelner Menschen, widmet sich der Artikel der Dynamik des Ortes und
versucht die Mechanismen der verschiedenen lokalen und globalen Zuschreibungen zu erfassen.
Stichwörter : Pyramide des Louvre. Monument. Tourismus. Photographie. Paris.