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Le Désespéré

Léon Bloy

A. Soirat, Paris, 1886

Exporté de Wikisource le 09/07/2019

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Marchenoir essayait de prier avec eux et de recueillir sa


pauvre âme. Le surnaturel victorieux déferlait en plein dans son
triste cœur, aux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaient
présentes les terribles choses que les théologiens et les
narrateurs mystiques ont expliquées ou racontées, quand ils ont
parlé des rapports de l’âme religieuse avec Dieu dans l’oraison.
Un ancien Père du désert, nommé Marcelle, s’étant levé une
nuit pour chanter les psaumes à son ordinaire, entendit un bruit
comme celui d’une trompette qui sonnait la charge et, ne
comprenant pas d’où pouvait venir ce bruit dans un lieu si
solitaire, où il n’y avait point de gens de guerre, le Diable lui
apparut et lui dit que cette trompette était le signal qui avertissait
les démons de se préparer au combat contre les serviteurs de
Dieu ; que s’il ne voulait pas s’exposer au danger, il allât se
recoucher, sinon qu’il s’attendît à soutenir un choc très rude.
Marchenoir croyait entendre le bruit immense de cette charge.
Il voyait chaque religieux comme une tour de guerre défendue par
les anges contre tous les démons que la prière des serviteurs de
Dieu est en train de déposséder. En renonçant généreusement à la
vie mondaine, chacun d’eux emporte au fond du monastère un
immense équipage d’intérêts surnaturels dont il devient, en effet,
par sa vocation, le comptable devant Dieu et l’intendant contre
les exacteurs sans justice. Intérêts d’édification pour le prochain,
intérêts de gloire pour Dieu, intérêts de confusion pour l’Ennemi
des hommes. Cela sur une échelle qui n’est pas moins vaste que

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la Rédemption elle-même, qui porte de l’origine à la fin des
temps !
Notre liberté est solidaire de l’équilibre du monde et c’est là
ce qu’il faut comprendre pour ne pas s’étonner du profond
mystère de la Réversibilité, qui est le nom philosophique du
grand dogme de la Communion des Saints. Tout homme qui
produit un acte libre projette sa personnalité dans l’infini. S’il
donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main
du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le
firmament et compromet l’univers. S’il produit un acte impur, il
obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu’il ne connaît pas,
qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet
homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du
verre d’eau de l’Évangile. Un acte charitable, un mouvement de
vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam
jusqu’à la fin des siècles ; il guérit les malades, console les
désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les
infidèles et protège le genre humain.
Toute la philosophie chrétienne est dans l’importance
inexprimable de l’acte libre et dans la notion d’une enveloppante
et indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle seconde
de sa puissance, voulait faire ce qu’il n’a jamais fait, anéantir un
seul homme, il est probable que la création s’en irait en
poussière.
Mais ce que Dieu ne peut pas faire, dans la rigoureuse
plénitude de sa justice, étant volontairement lié par sa propre
miséricorde, de faibles hommes, en vertu de leur liberté et dans
la mesure d’une équitable satisfaction, le peuvent accomplir pour
leurs frères. Mourir au monde, mourir à soi, mourir, pour ainsi

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parler, au Dieu terrible, en s’anéantissant devant lui dans
l’effrayante irradiation solaire de sa justice, — voilà ce que
peuvent faire des chrétiens, quand la vieille machine de terre
craque dans les cieux épouvantés et n’a presque plus la force de
supporter les pécheurs. Alors, ce que le souffle de miséricorde
balaie comme une poussière, c’est l’horrible création qui n’est
pas de Dieu, mais de l’homme seul, c’est sa trahison énorme,
c’est le mauvais fruit de sa liberté, c’est tout un arc-en-ciel de
couleurs infernales sur le gouffre éclatant de la Beauté divine.
Perdu dans la demi-obscurité de cette chapelle noyée de
prières, le dolent ravagé de l’amour terrestre voyait passer
devant lui l’apocalypse du grand combat pour la vie éternelle. Le
monde des âmes se mouvait devant lui comme l’Océan d’Homère
aux bruits sans nombre. Toutes les vagues clamaient vers le ciel
ou se rejetaient en écumant sur les écueils, des montagnes de flots
roulaient les unes sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos
inexprimables en la douloureuse langue humaine. Des morts, des
agonisants, des blessés de la terre ou des blessés du ciel, les
éperdus de la joie et les éperdus de la tristesse, défilaient par
troupes infinies en levant des millions de bras, et, seule, cette nef
paisible où s’agenouillait la conscience introublée de quelques
élus, naviguait en chantant dans un calme profond qu’on pouvait
croire éternel.
— Ô sainte paix du Dieu vivant, disait Marchenoir, entrez en
moi, apaisez cette tempête et marchez sur tous ces flots ! Plus que
jamais, hélas ! il aurait voulu pouvoir se jeter à cette vie
d’extase, que lui interdisaient toutes les bourbes sanglantes de
son cœur.
« Je ne crois pas, — écrivait-il à Leverdier vers la fin de la

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première semaine, — que, parmi toutes nos abortives
impressions d’art ou de littérature, on en puisse trouver d’aussi
puissantes, à moitié, sur l’intime de l’âme. Visiter la Grande
Chartreuse de fond en comble est une chose très simple, très
capable assurément de meubler la mémoire de quelques
souvenirs et, même, de fortifier le sens chrétien de quelques
notions viriles sur la lettre et sur l’esprit évangéliques, mais on
ne la connaît pas dans sa fleur de mystère quand on n’a pas vu
l’office de nuit. Là, est le vrai parfum qui transfigure cette
rigoureuse retraite, d’un si morne séjour pour les cabotins du
sentiment religieux. Je ne crains pas d’abréger mon sommeil. Un
tel spectacle est pour moi le plus rafraîchissant de tous les repos.
Quand on a vu cela, on se dit qu’on ne savait rien de la vie
monastique. On s’étonne même d’avoir si peu connu le
christianisme, pour ne l’avoir aperçu, jusqu’à cette heure, qu’à
travers les exfoliations littéraires de l’arbre de la science
d’orgueil. Et le cœur est pris dans la main du Père céleste,
comme un glaçon, dans le centre de la fournaise. Les dix-huit
siècles du christianisme recommencent, tels qu’un poème inouï
qu’on aurait ignoré. La Foi, l’Espérance et la Charité pleuvent
ensemble comme les trois rayons tordus de la foudre du vieux
Pindare et, ne fût-ce qu’un instant, une seule minute dans la durée
d’une vie répandue ainsi que le sang d’un écorché prodigue sur
tous les chemins, c’est assez pour qu’on s’en souvienne et pour
qu’on n’oublie plus jamais que, cette nuit-là, c’est Dieu lui-même
qui a parlé ! »

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