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2 | 2006
Le Timée de Platon
Marie-Laurence Desclos
Éditeur
Société d’Études Platoniciennes
Référence électronique
Marie-Laurence Desclos, « Les prologues du Timée et du Critias : un cas de rhapsodie platonicienne »,
Études platoniciennes [En ligne], 2 | 2006, mis en ligne le 11 août 2016, consulté le 21 novembre 2016.
URL : http://etudesplatoniciennes.revues.org/1070 ; DOI : 10.4000/etudesplatoniciennes.1070
MARIE-LAURENCE DESCLOS
D e S o cra t e à H e r m o c ra t e : c o m p o se r e n s u c c é d a n t
16. Lois, VIII, 829 d. (pro;~ ta;~ politeiva~ kai; to;n bivon to;n
17. Lois, VII, 802 b. ajnqrwvpinon) ».
18. Lois, VIII, 829 c-d. 20. G. Nagy (2002), p. 37. Il convient
19. Lois, VII, 802 c. La R é p u bl i q u e, de lire l’ensemble du ch a p i t re 2,« Epic as
déjà (X, 607 c-d), envisageait la possibi- Music : Rhapsodic Models of Homer in
lité que la poésie puisse exister « dans Plato’s Timaeus and Critias », p. 36-69.
une cité dirigée par de bonnes lois », et 21. Tim., 21 b.
autorisait « ceux, parmi ses protecteurs, 22. M. Detienne (1989), p. 178. Voir
qui ne sont pas spécialistes de poésie, également H.W. Pa rke (1977), p.88-92 ; P.
mais qui ont le goût de la poésie, de par- Schmitt-Pantel (1992), p. 82-87 ; G. Nagy
ler pour elle, en pro s e , pour pro u ve r (2002), p. 54.
qu’elle est non seulement plaisante 23. Le mot est de M. Detienne (1989),
(h J d e i ' a), mais aussi utile (wjfelivmh) aux p. 178.
r é gimes politiques et à la vie humaine 24.Tim.,21 a ;26 e.Cf.G.N agy (2004),
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35. Tim.,27 a 7-b 3. C’est moi qui sou- ici, c'est qu'Hermocrate soit censé pre n-
ligne. Je rev i e n d rais sur ce novmo~ dre, à son tour, le « relais » de Critias : « il
Solv wno~. Quant au l o v g o~auquel il est ici est évident que, un peu plus tard (ojlivgon
fait allusion, ce n’est peut être pas, quoi u{steron), […] il devra prendre la parole
qu’on pense, le récit qui lui est attribué (aujto;n devh/ levgein) » (Criti., 108 a 7),lui
par les deux Critias. Ce qui, au bout du qui a été « assigné à la dern i è re place
compte, n’est pas si étonnant. Ce récit, (th'" uJstevra~ tetagmevno~) , en aya n t
en effet, n’est pas vraiment le sien, mais quelqu’un d’autre devant lui (e j p i v p r o s-
celui du prêtre de Saïs, et il ne se l’est qen e[cwn a[llon) » (108 c 6-7).Et, comme
pas réapproprié en le mettant en vers, le Critias, il dev ra être capable de « pre n-
laissant inachevé. d re la suite (p a r a l a b e i ' n, 108 b 7) », et
36. G. N agy (2000), p. 95 (p. 73 de l’é- de « fo u rnir à son tour un autre com-
dition anglaise). mencement (ejkporiv zesqai eJtevran
37. Tim., 20 b 3-4. ajrchvn, 108 b 1-2) ».
38.Même si la « performance » d'Her- 39. DL, I, 57.
mocrate n'a jamais lieu. Ce qui compte, 40. G. Nagy (2000), p. 90.
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comme l’a fort bien montré G. Nagy, que chacun des « motifs » soit
« déjà existant » avant d’être « cousu », par celui qui l’ex é c u t e, au
« motif » précédent41. Il en est ainsi du discours de Socrate, version
abrégée de la République ; du résumé, par Critias le Jeune, du récit
de Critias l’Ancien ; du récit de Critias l'Ancien par rapport au récit
de Solon ; du récit de Solon par rapport au récit du prêtre de Saïs ;
et du récit de ce dernier par rapport aux gravmmata serrés dans le
secret d’un temple égy p t i e n . On pourrait en dire autant du logos
de Ti m é e , qui n’est que la re p rise du travail déjà accompli (e[rgon
pepoihmenv on) dans l’étude des phénomènes célestes,de l’organisation
du monde et de la nature de l’homme. Quant à la pre s t a t i o n
d’Herm o c ra t e , nous sommes condamnés à n’en rien savo i r. Il y a
cependant fort à parier que la présence du général syracusain parm i
les interlocuteurs de Socrate évoquait inévitablement l’affaire de
Sicile et sa relation par Thucydide, dont l’Hermocrate, s’il avait été
écrit, a u rait pu librement s’inspirer42. D’où l’on doit prov i s o i re m e n t
concl u re (1) qu’il ne faut pas limiter au seul récit de Critias (RC1
[Ti m é e, 17 a-27 b] + RC2 [Critias]) la qualité de « production
rhapsodique » ; et (2) que, c o n t ra i rement à ce que semble penser
G. N agy, C ritias ne se contente pas de « jouer au rhapsode »43, comme
il le faisait en ses enfances : il est un rhapsode,au même titre,d’ailleurs,
que tous ses compag n o n s , Socrate,Timée et Hermocrate. J’aurais,
ultérieurement, à m’interroger sur le sens qu’il convient d’accorder
à ce cas de rhapsodie platonicienne.
L e s m é c a n i sm e s d u re l a i s r h a p s o d iq u e
U ne co m pé ti t i on en tr e r ha ps o d es
Je vo u d rais cependant, avant que d’en arriver là, fa i re quelques
remarques qui permettront,du moins je l’espère,de valider cette double
a ffirmation.Je ne reviendrai pas sur les très nombreux rapprochements
qui ont été effectués entre le double récit de Critias et la poésie, tant
d’une citadelle (proi>env ai ejpi; to;n lovgon), tout prêt à élever le trophée
(trovpaion e[stesan) d’une victoire qu’à l’évidence, il pense à port é e
de main48.La réaction de Critias ne se fait pas attendre :cette bravoure
n’est que bravade, l’arrogante audace de qui n’est pas encore en
première ligne49. Il appartiendra au public (tw/'de tw/' qeavtrw/, 108 d 6)
de juger sur pièces. Il me semble que, dans cet échange, le trop v aion
du Critias est, sur le mode métaphorique, l’exact équivalent des aq\ la
du Timée : le prix que remportera le vainqueur de cet agôn entre
rhapsodes.
E n t re fes ti n et fe s t i va l : d a i v ~, e J s t i v a s i ~ e t x e n i v a
Il est un autre point sur lequel j’aimerais maintenant attirer
l’attention : l’utilisation récurrente du vo c ab u l a i re des repas pour
caractériser la nature des interventions des différents personnages,
et celle des relations qui se tissent entre eux à cette occasion50.
Toutes les occurrences, à une exception près51, se situent dans les
premières lignes du prologue du Timée (17 a-b) comme s’il s’agissait,
d’entrée de jeu, d’installer nos deux dialogues dans la sphère du
manger et du boire ensemble.
17 a 1-b 4 :
SocratE. — Un, deux,trois.Mais notre quatri è m e , mon cher Timée,
qui faisait hier partie des hôtes invités au repas (tw'n daitumovnwn),
ceux qui maintenant organisent le festin (eJstiatovrwn), où est-il ?
TIMÉE. — Une faiblesse a dû s’emparer de lui, Socrate ; ce n’est
pas volontairement,en effet,qu’il aurait manqué cette réunion (th'sde
th'" sunousiva").
48. Tim., 108 c 2-3. L. Brisson (1992), ri è re » comme Hermocrate. D’une cer-
p.381 n. 25 et 26, souligne à juste titre les taine manière Critias re t o u rne contre
m é t a p h o res guerri è res utilisées dans Hermocrate ses propres métaphores.
tout ce passage par le « général syracu- 50. Certes, comme l’écrit L. Brisson
sain », jusqu’au Péan que les soldats (1992), p. 221 n. 4, « la comparaison du
entonnent « au début d’une campagne discours à une nourriture est fréquente
militaire ». chez Platon ». Mais outre qu’il ne s’agit
49. En six lignes, Herm o c rate en pas seulement de comparer des discours
appelle par deux fois au courage des et de la nourriture, mais une succession
citoyens-soldats : a[ndre~ (108 c 1) ; ajn- de discours à un repas, ce repas est, pour
d r e i vw~ (108 c 3). Critias tra n s forme ce le dire avec les mots de P. Schmitt-Pantel
courage en audace imprudente,et impu- (1992) p. 210, « un repas bien étrange »,
dente, par l’utilisation du verbe qarrei`~ puisque, à la façon de celui auquel Xou-
(108 c 7), et par un discours à doubl e thos invite son fils Ion dans la pièce d'Eu-
entente qui re nvoie tout à la fois à la ripide, « il se décompose […] en trois
« succession rhapsodique », dont le pro- types différents » : la daiv~, la eJstivasi~ et
gramme a été fixé dans le Ti m é e (27 a-b) la x e n i v a. Que cette dive rsité soit signi-
d’ab o rd ,dans le Critias (108 a-b) ensuite, fiante, c’est le pari que je fais.
et au positionnement des troupes sur le 51. En 27 b 8, c’est-à-dire dans ce que
champ de bataille, comme le rend fo rt l’on pourrait appeler, par analogie ave c
bien la traduction de L. Brisson : il y a le livre V, 25-26 de La Guerre du Pélo-
ceux qui sont « en pre m i è re ligne », ponnèse, le « second pro l o g u e » du
comme Critias, et ceux qui sont « à l’ar- Ti m é e.
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27 b 7-8 :
Socrate. — Je vois que le festin de discours (th;n tw'n lovgwn
es v sin) qui va être reçu en retour (a j n t a p o l h v y e s q a i)53 sera parfait
J tia
et brillant.
52.J’ai bien conscience de la lourdeur 55. Or, le chant est également asso-
de cette traduction, mais il me sembl e cié à la daís : « se dive rtir du chant
qu’elle rend au plus près le sens de ce (m o l p h / ') et de la lyre (fovrmiggi) […] sont
verbe, qui est un hapax dans l’œuvre de les choses qui vont avec un festin (dai-
Platon, aussi bien que dans la langue tov~) » (Odyssée, XXI, 430).
grecque. Outre es J tiawv -w,' « régaler, d o n- 56. P. Schmitt-Pantel (1992), p. 5, 38-
ner un festin », ce verbe est composé de 40, 451, 473.
deux préve r b e s : a j n t i -,qui a une valeur 57. Ce que dit explicitement Socrate
ab s t raite et ex p rime une réponse,ou un en Ti m., 26 e 3-27 a 1 : « Et quel dis-
échange ;et ap j o-,qui « met en évidence cours, Critias, pourrions-nous lui préfé-
l’accomplissement de l’action », son rer ? Celui-ci est approprié au sacrifice
« achèvement » (J.Humbert [1986],p.332 offert en ce jour à la déesse (th/' parouvsh/
§ 590 s.v. a j n t i -,et p. 333 § 592 s.v. a j p o). th`~ qeou' qusiv a/ […] p r e v p o i), et s’y
53.Nous retrouvons ici le même pri n- accord e rait tout à fait […].À vous de par-
cipe de composition que pour a j n t a f e s- ler (crh; levgein uJma`~) ! Quant à moi, en
tiaw v -w :un composé des deux préve r b e s é ch a n ge de mes discours d’hier (ajnti;
anj ti- eta j p o - et du verbel a m b a v n w. tw'n cqe;~ lovgwn) je vais maintenant me
54. G. Nagy (2004), p. 43. Cf. supra p. reposer en vous écoutant (nu'n hJsucivan
178 et n. 24. a[gonta ajntakouvein) ».
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5 8 .Voir G. Nagy (1994),p.260 (p.218 Tel n’est pas le cas de Timée, de Critias et
de l’édition anglaise). d’Hermocrate qui,par leur nature (fuvsei)
59. P. Schmitt-Pantel (1992), p. 57. et par leur éducation (t r o f h / '),participent
60. P. Schmitt-Pantel (1992), p. 121. à la fois de la politique et de la philoso-
61. P. Schmitt-Pantel (1992), p. 104. phie. Ce qui signifi e , me semble-t-il, non
62.V. Goldschmidt (1970), p. 93. qu’ils ont reçu une éducation sembl able à
63.Tim., 17 a 6-7.Voir également 19 d celle des hommes dont ils vont fa i re l’é-
7-e 2 ; 19 e 7-20 a 1 : « il est difficile de loge, non que leur monde est sembl able
bien imiter (eu\ mimei'sqai) en actes, et au monde dans lequel ces hommes ont
plus difficile encore par des discours (l o v- été élev é s , mais qu’étant à la fois philoso-
g o i~) un monde auquel on est étranger phes et politiques ils sauront imiter des
par l’éducation (t h '" t r o f h `~) ». Cela est hommes qui le furent.
vrai, nous dit-on, des poètes(p o i h t w ' n) et 64. Tim., 18 a 10-11 : « Et pour ce qui
des sophistes (s o f i s t w ' n). Po u rq u o i ? est de leur éducation (trofhvn) ? Ne doi-
Pa rce qu’ils ne sont ni philosophes, ni vent-ils pas être nourris (teqra'fqai) ave c
politiques (filosovfwn ajndrw'n h/\ kai; poli- de la gymnastique, de la musique (mou-
tikwn) ' ,et n’ont,par conséquent,jamais eu sikh/') et de toutes les connaissances qui
l’occasion d’agir dans la guerre et dans les leur sont appropriées ? »
combats (ejn polevmw/ kai; mavcai~ p r a v t- 65. Sur la trophè comme « élevage »
tonte~) ni de participer aux affaires par et comme « éducation » permettant à
l e u rs actes ou par leurs discours (e[rgw/ celui qui l’a reçue « d ’ avoir eu une
kai; lovgw/). Dès lors, ils ne peuvent pas enfance civique qui le rattache au statut
s avoir comment agi raient et parlera i e n t de citoyen », cf. P. Schmitt-Pantel (1992),
(pravttoien kai; levgoien) de tels hommes. p. 209-221 [citations p. 212 et 213].
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E x é c u t i o n r h a ps o d i qu e e t r é c ep t i o n d e s D ia lo g u e s
U n e xe m p l e de « c o n t i nu i t é pa r l a va r i é t é »
100. Ce qui n’a rien d’étonnant : le 102. Tim., 17 c 2. Sur cette, relative,
pathos de Socra t e , l’émotion qu’il infidélité, cf. supra p. 177 n. 9.
éprouve en tant que spectateur,s’identifie 103. Tim., 26 c 7-8.
au pathos,à l’épreuve subie par l’Athènes 104. Ti m. , 25 e 5. Notons que la
primitive,ce héros du théâtre civique pla- « reprise » des paroles de Solon constitue
tonicien. De même, l ’identité d’Herm o- « un discours qui convient aux desseins
c ra t e , général syracusain, fusionne ave c (lov gon tina; prevponta toi`" boulhvma-
son rôle de rhapsode qui doit réactualiser s i n) » de Socra t e . Ce faisant, Critias s’i-
les luttes de l’Athènes histori q u e .Sur tout dentifie bien, comme je le laissais enten-
ceci, voir G. N agy (2000), p. 124-125. d re au début de cet article, à ce petit
101.G. Nagy (2000), p. 26. Sur la rela- nombre d’hommes qui sont tout à la fois
tion entre l’auditoire de la République bons poètes et bons citoyens,et dont les
et les locuteurs du Timée et du Critias, goûts et les préférences s’accordent aux
ainsi que sur ses conséquences théo- desseins du nomothète (ta; tou' nomoqev-
riques, cf. M.-L. Desclos (2001), p. 87-93. tou boulhvmata, Lois, VII, 802 c 2-3).
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119. Sur cette question, cf. L. Brisson 123. J.-F. Pradeau (2001), p. 47 ; 55.
(1994), p. 161-163. 124. Hippias Majeur, 302 c 5.
120. Tim., 28 c 1. 125. G. Nagy (2000), p. 74-75.
121. Criti., 107 d 8. 126. Tim., 29 a-b.
122. Criti., 107 e 2-3. 127. Tim., 27 c 4-d 1.
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E n g u i se de co n c l u s i o n : l ’ a u t o r i a l it é d e P l a t o n
B i bl i o g ra p h i e
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