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Les Livres

Fausto-Sterling (Anne), Corps les recherches sur le « sexe du cerveau »,


en tous genres. La dualité des organe qui, aux yeux de l’auteure,
sexes à l’épreuve de la science. « demeure une terra incognita, un parfait
support où projeter, même involontaire-
Préface de l’auteure. Postface d’Évelyne ment, nos présupposés sur le genre »
Peyre, Catherine Vidal et Joëlle Wiels. (p. 142). La question que soulève alors
Traduction de l’anglais d’Oristelle Bonis Anne Fausto-Sterling est « quand un fait
et Françoise Bouillot.
est-il un fait ? » (p. 163), et comment,

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Paris, La Découverte (Genre & sexualité), face à des données tellement peu nettes
2012, 392 p., 32 €. (quand, sur nombre de critères, on
observe une grande variété interindivi-
En quoi ce livre, dédié à la dualité duelle et un chevauchement entre
physique des sexes et à « la construction hommes et femmes et non la séparation
de la sexualité, en commençant par les tranchée recherchée) qu’elles ont
structures visibles à la surface extérieure « besoin d’un coup de pouce supplémen-
du corps et en finissant par des manifesta- taire » (p. 163), les chercheurs vont étayer
tions inférées des effets qu’elles produi- leurs interprétations en référence au
sent – « les comportements et les motiva- savoir déjà établi, à la littérature sur les
tions » (p. 48) – rédigé par une animaux mais aussi à leurs attentes. À
biologiste, peut-il avoir une pertinence propos des explorations peu conclusives
sociologique ? On peut en douter de des différences de genre dans le corps
prime abord, au vu du sommaire. L’au- calleux (mais ceci vaut pour la structure
teure, schémas à l’appui, y traite de la du cerveau ou des hormones de manière
constitution des sexes et des intersexes, plus générale), les faits parlent rarement
de l’évolution du cerveau, de la « chimie d’eux-mêmes, les résultats sont très
du genre » (gonades, hormones), le tout souvent indéterminés et produisent des
avec de nombreux récits d’expériences débats sans fin, parce que les méthodolo-
portant principalement sur les rongeurs… gies et les interprétations des chercheurs
En fait, l’auteure, qui est aussi histo- « reflètent toutes des présupposés cultu-
rienne des sciences (et de plus très péda- rels sur la signification du sujet étudié, en
gogue et pleine d’humour), va très vite l’occurrence celle de la masculinité et de
accrocher l’intérêt du lecteur sociologue la féminité » (p. 167).
non seulement à propos de la sexualité Les recherches sont en effet nichées
des rats, mais, plus fondamentalement, en dans un contexte politique, dont A.
montrant de manière précise comment la Fausto-Sterling montre combien il pèse
science se construit, comment les expé- sur l’orientation des travaux ; par
riences sont conçues et interprétées, et exemple, elle décrit comment, au XIX e
donc sur quelles bases proprement scien- siècle, le développement des revendica-
tifiques peuvent reposer aujourd’hui les tions féministes aux États-Unis a eu « de
débats concernant le poids du biologique profondes implications sur la catégorisa-
sur la dualité des sexes. tion scientifique de l’intersexualité. Plus
Sur le plan épistémologique, un des que jamais, la politique exigeait qu’il n’y
grands intérêts de cet ouvrage est ainsi ait que deux sexes… Alors même que les
d’apporter de nombreux exemples militants les plus radicaux faisait exploser
concrets de la fabrication proprement la séparation entre les sphères masculine
sociale des résultats scientifiques et de la et féminine, les médecins insistaient sur la
notion de « savoir situé ». Un leitmotiv division absolue entre le mâle et la
est en effet que « les connaissances que femelle » (p. 61-62). On a d’ailleurs
les scientifiques produisent sur le sexe assisté à une réaction du même type dans
sont influencées dès le départ par nos la période de l’après-guerre, quand les
croyances sur le genre » (p. 19). C’est républicains accusaient les « pervers
particulièrement vrai en ce qui concerne sexuels » d’infiltrer le gouvernement, les

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homosexuels de menacer la famille, la A. Fausto-Sterling montre aussi
sécurité intérieure et la nation, au même comment des observations statistique-
titre que les communistes… De nouveau, ment minoritaires peuvent revêtir un
les interprétations qui l’ont emporté sont enjeu social et politique crucial, et
celles qui s’accordaient le mieux avec les orienter ainsi les recherches et les prati-
idées conservatrices sur le masculin et le ques médicales. Elle consacre ainsi de
féminin. Si donc le contexte politique et longs passages aux « inter-sexes », ces
idéologique amène à valoriser ou à cas d’ambiguïté sexuée à la naissance qui

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sous-estimer certaines orientations scienti- représentent 1,7 % de la population,
fiques, interviennent également des inté- parce qu’à ses yeux ces situations sont
rêts médicaux-commerciaux parfois déci- fort éclairantes pour les questions de
sifs, comme le montre la recherche sur les genre. D’abord en ce qu’elles illustrent
hormones à partir du début du XXe siècle, les cas d’indétermination du genre, ce qui
au départ portée par les militantes du l’amène à oser l’expression de « nuances
contrôle des naissances. Comme les de genre » pour désigner le fait que
recherches antérieures, celles-ci se sont personne ne correspond parfaitement aux
développées en suivant le postulat qu’il cas idéal-typique et stéréotypique du
existe un lien essentiel entre les hormones masculin et du féminin : « la totale
et la masculinité et la féminité. Les mêmes masculinité et la totale féminité représen-
chercheurs qui posent que « de même tent les extrêmes d’une gamme de types
qu’il y a deux ensembles de caractères corporels possibles » (p. 100). L’enjeu de
sexuels, il y a deux hormones sexuelles, cette question des intersexes est très vif,
l’hormone mâle et l’hormone femelle » comme en témoigne l’acharnement avec
(Franck Lillie, Sex and Internal Secre- lequel la société (ici, le corps médical)
tions: A Survey of Recent Research, 1939, s’efforce d’affecter un sexe à un enfant ;
cité p. 204), découvrent – c’est pour eux il faut en effet « corriger » les inter-
un choc – des hormones « mâles » dans sexes… au prix parfois d’une véritable
des corps féminins et vice-versa, et maltraitance chirurgicale. Ces corrections
commentent alors ces découvertes comme sont guidées par des considérations sur
« déconcertantes » ou « anormales » l’anatomie « normale » (largement arbi-
(p. 207). À tel point que l’on préfère traire, telle la taille que doit avoir le pénis
garder les étiquettes d’hormones sexuelles d’un bébé pour en garantir la masculi-
alors que ces substances s’avèrent de fait nité…), mais aussi par des considérations
être des hormones de croissance, affectant culturelles plus larges (ainsi, on observe
l’ensemble de nos organes… A. des corrections plus systématiques dans
Fausto-Sterling montre alors comment les le sens masculin chez les médecins saou-
expériences, le mode de standardisation diens, vu les préférences pour une
des mesures, les termes retenus se sont descendance mâle)… On voit donc, sur
efforcés de « consolider l’identité des ces cas exceptionnels, comment le
hormones sexuelles » (p. 13), au prix de partage entre le masculin et le féminin
vifs débats. Alors que des chercheurs peut consister en une opération sociale,
comme Alan S. Parkes écrivait en 1966 mais ne devant pas apparaître comme
(« The Rise of Reproductive Endocrino- telle : « au lieu de dire que le nourrisson
logy, 1926-1940 » Journal of Endocrino- est un mélange de garçon et de fille, les
logy, 34, p. 20-33) que la découverte d’une médecins doivent soutenir que l’enfant
production d’androgènes et d’œstrogènes intersexué est clairement mâle ou
par les glandes surrénales constituait « un femelle… Et veiller à ne pas accroître
coup final porté à toute représentation l’incertitude des parents » (p. 86). Inquié-
bien tranchée de la sexualité » (cité tude double, car c’est non seulement la
p. 218), que d’autres défendaient une défi- distinction mâle-femelle qui risque d’être
nition unique de ces hormones comme ainsi brouillée, mais aussi la frontière
« hormones stéroïdes », il fallait tout faire entre hétérosexuel et homosexuel, tant les
pour cadrer ces découvertes avec le vieux corps qui échappent à la gamme
modèle dualiste… « normale » sont inacceptables et que

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« leur existence même remet en question donc impossible, aux yeux d’A.
notre système du genre » (p. 99) : Fausto-Sterling, de comprendre les
« doit-il n’y avoir que deux sexes ? » comportements en séparant le biologique
(p. 101), ou doit-on défendre une flexibi- et le social. Bien que nous vivions dans
lité en accordant plus d’attention « à la un « monde génocentré » (p. 265) (et plus
variabilité et moins à la conformité de encore en Amérique du Nord), où les
genre » (p. 132) ? Certes, ce débat n’est gênes sont censés produire des comporte-
pas neuf chez les féministes (Judith ments, elle rappelle que les actions d’un

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Butler en tête), mais il peut paraître gêne dépendent du microcosme où il est
étonnant sous la plume d’une amené à s’exprimer. Et les exemples
biologiste… abondent pour montrer que les interac-
tions sociales peuvent induire une modi-
Peut-être plus étonnant encore, pour fication physique du système nerveux
un sociologue, le fait que, chez les rats (avec ce phénomène à présent bien connu
aussi, le social est intimement mêlé au qu’est la plasticité cérébrale).
biologique ; de fait, les comportements
sexuels des rats, mâles ou femelles, sont Au total, aux dires d’Anne
très variés, et ils portent la trace de leur Fausto-Sterling, il semble que la plupart
« socialisation » (ont-ils été élevés seuls des biologistes soient convaincus que
ou par leur mère ?) ou du milieu social rien de vraiment concluant sur la détermi-
dans lequel ils interviennent. On souligne nation biologique des comportements
aussi que tous les rats sont bisexuels et masculins-féminins ne soit établi actuel-
que ce sont ces éléments de contexte qui lement ; mais les implications poten-
décideront de leur orientation. Ces déve- tielles de tous ces travaux sont tellement
loppements ont bien sûr une portée fortes que la prudence des biologistes est
importante quant aux interactions vite oubliée dans les médias qui rendent
nature-culture : d’après l’auteure, pour le compte de leurs travaux. L’auteure va
rat comme pour les humains, on se plus loin, concluant son livre en rappor-
fourvoie quand on considère que « la tant un propos de la philosophe Donna
nature a la main au début du développe- Haraway selon lequel « la biologie est la
ment et [que] la culture n’intervient que politique poursuivie par d’autres
plus tard ». De fait, la nature et la culture moyens » (p. 286).
fonctionnent « comme un système dyna-
Le lecteur qui pensait ou avait pensé
mique indivisible » (p. 256). Pendant la
que cette formule ne concernait pas les
gestation, les animaux se développent
sciences dites dures sera donc perplexe !
dans un environnement délimité par la
Et il aura du mal à véritablement critiquer
physiologie de la mère affectée
cet ouvrage impressionnant tant par sa
elle-même par la nutrition, le stress…
taille que par la densité du propos. Sa
Ensuite, les expériences de la vie (condi-
perplexité vient avant tout des difficultés,
tions d’élevage, taille de la portée) s’arti-
au-delà des velléités et des discours
culent aux conditions hormonales
œcuméniques sur la pluridisciplinarité, à
présentes à la naissance ou induites ; le
percevoir les raccourcis, les sélections
système nerveux et le cerveau réagissent
éventuelles, bref les limites, de cette
à la fois aux conditions hormonales et
démonstration conduite par une biolo-
aux expériences à tel point que, toujours
giste experte autant qu’engagée. En
chez le rat, il est impossible de tracer une
béotien, le lecteur non biologiste peut
« ligne de partage des eaux entre compor-
aussi regretter qu’une auteure aussi
tements biologiques et sociaux » (p. 260).
qualifiée sur ces questions ne questionne
Ceci est e ncore plus vrai c hez l es
jamais le saut entre observations chez le
humains, dont l’immaturité cérébrale à la
rat et portée de ces observations chez
naissance est bien plus marquée et la
l’homme… Très souvent, au fil du texte,
capacité d’apprentissage plus importante.
il semble évident que ce que l’on observe
Dans ce processus qu’elle nomme chez le rat nous importe. Pourtant, en fin
« incarnation du genre » (p. 265), il est d’ouvrage, on lit : « On peut donc estimer

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que les études hormonales des comporte-
ments sexuels chez les rongeurs nous
disent peu de choses, voire rien, sur les
primates, y compris les humains. »
(p. 261) ; c’est pour le moins déconcer-
tant pour le lecteur qui a fait l’effort de
lire soigneusement les expériences sur les
rongeurs qui émaillent abondamment ce

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livre de près de 400 pages !

Marie Duru-Bellat
Observatoire sociologique du changement (OSC)
Sciences Po – CNRS

392, Revue française de sociologie, 55-2, 2014

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