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La Revolte Atlas Ayn Rand 2012 PDF
La Revolte Atlas Ayn Rand 2012 PDF
Ayn Rand
Ayn Rand
La
Révolte d’Atlas
Publié en 1957 sous le titre original
Atlas Shrugged
Éditions du Travailleur
Février 2012
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Originellement publié en américain par Penguin Group (USA) Inc. 375 Hudson Street,
New York, New York 10014 ; U.S.A. Penguin Group (Canada), 10 Alcorn Avenue,
Toronto, Ontario, Canada M4V 3B2 (une division de Pearson Penguin Canada Inc.) ;
Penguin Books Ltd, 80 Strand, London WC2R ORL, England ; Penguin Ireland, 25 St
Stephen’s Green, Dublin 2, Ireland (une division de Penguin Books Ltd) ; Penguin Group
(Australie), 250 Camberwell Road, Camberwell, Victoria 3124, Australia (une division
de Pearson Australia Group Pty Ltd) ; Penguin Books India Pvt Ltd, 11 Community
Centre, Panchsheel Park, New Delhi – 110017, India ; Penguin Books (NZ) cnr Airbone
and Rosedale Roads, Albany, Auckland, 1310, New Zealand (une divison de Pearson
New Zealand Ltd.) ; Penguin Books (Afrique du Sud) (Pty) Ltd, 24 Sturdee Avenue,
Rosebank, Johannesburg 2196, South Africa
Penguin Book Ltd. Registered Offices : 80 Strand, London WCR2R ORL, England
First French printing, September 11, 2009
Copyright © Ayn Rand, 1957. Copyright renewed 1985 by Eugene Winick, Paul Gitlin
and Leonard Peikoff . Introduction copyright © 1992 by Leonard Peikoff
Tous droits réservés.
Bibliothèque du Congrès
Données du catalogue de publication Rand, Ayn. Atlas Shrugged / Ayn Rand p. cm.
With new introd. ISBN 0-525-94892-9 (pour la version en langue anglaise)
I. Title PS3535.A547A94 1992 813 ».52—dc20
VI
AVANT-PROPOS
V II
AVANT-PROPOS
V III
À Frank O'Connor et Nathaniel Branden.
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cette traduction inachevée, dont les titres des deux premières par-
ties, à eux seuls, laissent augurer d’une traduction quelque peu fan-
taisiste de surcroît. Cet agacement de ne pouvoir me procurer et lire
une œuvre pourtant si populaire, quand résidant sur le sol d’un pays
réputé pour sa passion pour la culture, m’a fait entrevoir cette oppor-
tunité rare et convoitée de devenir une pionnière dans le petit monde
des traducteurs ; une rétribution qui valait bien autant que quelques
improbables petits milliers d’Euros, après tout.
J'augure sans difficulté que la qualité de ma traduction fera l'objet
d'une attention toute particulière, ce pour deux raisons, principa-
lement. La première est que la précédente tentative de traduction
de 1958 avait, semble-t-il, été d'assez mauvaise qualité, puisque Ayn
Rand l'avait refusée avant même d'attendre que la troisième par-
tie ne fut traduite. Ce point a largement été débattu depuis, ainsi
qu'en attestent certains commentaires et débats publié à ce sujet sur
quelques blogs sur l'Internet. La deuxième est que l'auteur, Ayn
Rand, sa pensée et tout particulièrement LA RÉVOLTE D'ATLAS, sont
quelque peu controversés dans certains pays d'Europe, pour ne pas
dire perçus avec une certaine hostilité ; et pour cause, au-delà d’une
passionnante fiction, ce livre est une critique impitoyable du collec-
tivisme. Mon expérience du milieu de l'édition me fait donc dire que
quelques uns, parmi ceux qui se trouveront marris de voir publier ce
livre en langue française et dans son intégralité, le critiqueront néga-
tivement et vivement sans aucun doute, en commençant bien sûr par
sa traduction, aux fins de tenter d'en décourager la lecture ; ce livre
est si attendu depuis si longtemps par le public français que je pense
que de telles tentatives s’avérerons vaines. Ayn Rand était sans ambi-
guïté, elle refusait toujours d’emprunter les mêmes chemins détour-
nés qu’utilisent toujours ceux auxquels elle s’attaquait.
C'est pourquoi il m'a semblé opportun de m'expliquer et de justi-
fier certains choix que j'ai été amenée à faire à propos de ce travail
de traduction, avant que ceux-ci ne soient critiqués. Tout d'abord,
je n'ai pas traduit ce livre comme d'aucun le ferait lorsque s'agis-
sant d'un « roman de gare » appartenant à une catégorie que je
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NOTE DU TR A DUCTEUR
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dans ATLAS SHRUGGED, ce qui devait être lu « entre les lignes » ; et
cet autre aspect ne fut pas la moindre des tâches qui participèrent
d’une traduction aussi fidèle que possible de l’esprit de cette œuvre,
car il est parfois si tentant de se faire plus explicite qu'un auteur ne
le désire, tout comme il est si aisé d'escamoter totalement une signi-
fication cachée ou une « histoire dans l'histoire ». C'est pourquoi je
puis assurer aux lecteurs de cette traduction, qu’ils n'auront peut-
être pas tous exactement la même perception de la portée que son
auteur avait voulu donner cette fiction. À cet égard, il serait peut
être présomptueux de me laisser aller à prétendre que j'ai absolu-
ment tout « vu » dans ATLAS SHRUGGED et tout retranscrit dans
LA RÉVOLTE D'ATLAS –l’ambition de cette œuvre étant si vaste et son
auteur si intelligent– mais ayant découvert dans quelques études
consacrées à ce roman, précédemment rédigées par quelques cher-
cheurs en psychologie, ce que j'avais parfois manqué de remarquer,
je crois être arrivée à un résultat honorable.
D'un point de vue plus technique relatant de choses telles que les
idiomes, la syntaxe, les noms propres et assimilés, ainsi que la corres-
pondance souvent délicate des synonymes de l'américain vers le fran-
çais, j'ajouterais les précisions qui suivent à l'attention de ceux qui, je
le sais, en sont soucieux lorsque s'agissant d'une œuvre majeure de
la littérature américaine.
À deux exceptions près –deux noms de banques– je n'ai traduit à
aucun moment les noms des nombreuses entreprises fictives citées
dans ce roman, et les ai donc traités comme des noms propres. Tous
les noms de lieux, tels que les villes et les États américains ont été
traduits en français lorsqu’il y avait lieu, sachant que le public fran-
cophone est pleinement familiarisé avec les deux cas. Pour autant, j'ai
fait quelques rares exceptions lorsqu'il s'agissait de certains lieux-dit,
lorsqu’il me fallut, en quelques occasions, créer mes propres traduc-
tions de lieux trop rares ou imaginaires. Je précise que, a quelques
rares exceptions près, tous les noms de lieux de ce roman sont exis-
tants, et lorsque les circonstances me semblaient l'imposer, j'ai pris
soin d'ajouter des notes explicatives (NdT) en bas de page.
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m'a semblé qu'une subtilité particulière ayant justifié le choix d'un
mot tout aussi particulier ne serait plus du tout perçue comme telle
aujourd'hui. Dans ces derniers cas, heureusement exceptionnels, j'ai
choisi un autre synonyme communiquant le même sens sous-jacent,
quitte à faire le sacrifice d'un choix qui n'aurait pas existé en 1957–
un détail que quelques lecteurs bilingues remarqueront certainement.
Enfin, j'ai le regret de devoir admettre que les lecteurs trouveront
peut-être quelques inévitables fautes d'orthographe, de frappe et de
ponctuation, un risque particulièrement grand lorsque s'agissant
d'un ouvrage aussi long que celui-ci ; je me suis chargée moi-même
des quatre relectures complètes de ce livre pour correction, ce qui
ne saurait garantir la perfection.
Si jamais cette traduction ne parvenait pas à satisfaire les plus exi-
geants d’entre vous, elle aura au moins le mérite d’être la seule à
vous permettre, enfin, après 52 ans d’attente, de découvrir ce riche
récit, aussi long et aussi captivant qu’un thriller tel que LE COMTE DE
MONTE CRISTO, d’Alexandre Dumas, et aussi mystérieux, intriguant
et intellectuellement élaboré –sinon plus, de mon point de vue– que
LE PENDULE DE FOUCAULT, de Umberto Eco. Pour autant, aucun de
ces deux autres best-sellers ne ressemblent à LA RÉVOLTE D'ATLAS,
qui est tout à la fois un parfait exemple de dystopie –dans la veine
des 1984, de George Orwell, du MEILLEUR DES MONDES d’Aldous
Huxley et autres FARHENHEIT 451– mais bien plus proche de notre
réalité d’aujourd’hui, et infiniment plus élaboré ; un incroyable et
pourtant si réaliste thriller politique, un récit ou se glisse habilement
un romantisme et une sensualité toute féminine, un cours d’éco-
nomie et de sociologie magistral, une connaissance experte de la
psychologie et une réflexion philosophique écrite par l’un des plus
célèbres penseurs contemporains du genre.
Une dernière chose à l’adresse des lecteurs : LA RÉVOLTE D'ATLAS
mériterait bien que l’on en parle comme d’un « roman de gare », et
pour une fois ce ne serait pas péjoratif. Ceux qui connaissent déjà le
cadre de ce récit me comprendront et souriront.
NOTE DU TR A DUCTEUR
Mister Peikoff,
As I know that you will be informed of this translation soon after its
free release, it would not behoove to me to apologize for translating
Atlas Shrugged in French language without ever asking for your
agreement, and without prior submission, be it as a matter of mere
courtesy, of its text to you before release. Such an initiative is unlikely to
be pardoned, of course.
To the attention of French readers, I managed to explain above, in
their language, the reasons that justified my will to do this translation’s
works ; and I have made clear to them that it was a personal initiative
done unbeknown to you and to Penguin Publishing Group. My motive
for doing it is that too many French-speaking admirers of Ayn Rand
have waited for more than half a century for reading Atlas Shrugged,
an American best seller of worldwide renown ; and nothing suggested
that they might enjoy the pleasure to read a print version of it anytime
soon. In the eye of many of those people, it was tantamount to no less
than a form of unbearable and unacceptable censorship.
However, if ever it happened that this translation’s works could express
the thought of Ayn Rand as you would like it, then on behalf of the
Éditions du Travailleur publishing company and on mine, please
consider this French translation as your exclusive property coming to
compensate for the possible loss its public release without your agreement
might entail to your interests and reputation .
Sincerely yours,
Monique di Pieirro – 11 septembre 2009
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Table des matières
AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII
NOTE DU TRADUCTEUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI
AUTRES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR . . . . . . . . 1971
PREMIÈRE PARTIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
NON-CONTRADICTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
LE THÈME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
LA CHAÎNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .43
LE HAUT ET LE BAS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
… CE QUI À LE MOUVEMENT NE SERA PAS MÛ . . . . . 103
L’APOGÉE DES D’ANCONIA . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
LE NON-COMMERCIAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
LES EXPLOITEURS ET LES EXPLOITÉS . . . . . . . . . . 263
LA LIGNE JOHN GALT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355
LE SACRÉ ET LE PROFANE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417
LA TORCHE DE WYATT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 481
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Table des matières
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PREMIÈRE PARTIE
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CHAPITRE I
LE THÈME
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LE THÈME
plus tard, il avait entendu dire que les enfants devaient être proté-
gés contre les chocs, contre leurs premières confrontations avec la
mort, la douleur et la peur. Mais tout cela ne l’avait jamais effrayé ;
son choc à lui survint lorsqu’il demeura silencieux, très silencieux,
regardant le trou noir du tronc. C’était une immense trahison : plus
terrible encore car il ne parvint même pas à définir précisément ce
qui avait été trahi. Ce n’était pas lui, ça il le savait, ni sa confiance ;
c’était quelque chose d’autre. Il demeura là pour un moment, sans
émettre aucun son, avant de s’en retourner à la maison. Il n’en parla
jamais à personne.
Eddie Willers secoua la tête alors que le grincement d’un méca-
nisme rouillé changeant l’indication d’un feu de signalisation le
stoppa sur le bord d’une courbe. Il ressentait de la colère contre lui-
même. Il n’avait aucune raison justifiant qu’il se remémore le chêne
ce soir. Cela ne signifiait plus rien pour lui, aujourd’hui ; seulement
une légère pointe de tristesse, et, quelque part en lui, un soupçon de
douleur qui venait et disparaissait comme une goutte de pluie sur
la vitre d’une fenêtre, dont la course était la marque d’une question.
Il voulait qu’aucune tristesse ne vienne entacher son enfance ; il en
aimait les souvenirs ; chaque jour de ceux-ci dont il aurait pu se rap-
peler était invariablement envahi par la persistante brillance de la
lumière du soleil. Il lui semblait que quelques rayons qui en parvenait
atteignaient son présent : enfin, pas des rayons, mais plutôt de petites
taches de lumière qui rehaussaient occasionnellement de quelques
petits éclats son travail, son appartement d’homme seul, et la silen-
cieuse et scrupuleuse progression de son existence.
Il pensa à un certain jour d’été, lorsqu’il avait dix ans. Ce jour là,
l’unique précieuse compagne de son enfance lui dit ce qu’ils feraient
plus tard, lorsqu’ils auraient grandi. Les mots étaient durs et lumi-
neux comme la lumière du soleil ; il écoutait avec admiration et
émerveillement. Quand il lui fût demandé ce qu’il voulait faire, il
répondit immédiatement :
– N’importe quoi de bien. Avant d’ajouter :
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rochers. Bien sûr que c’est du sang, pensa Eddie Willers, parce que
le rôle du sang est de nourrir, de donner la vie, et c’est justement ce
que Wyatt Oil avait fait. On avait réveillé d’inertes pentes de ter-
rain pour leur donner une raison d’être. Cela avait amené de nou-
veaux bourgs, de nouveaux équipements de production d’électricité,
de nouvelles usines, dans une région que personne n’avait remarquée,
même sur une carte. De nouvelles usines, pensa Eddie Willers, à
une époque où le transport de fret de toutes les grandes industries
était en train de décliner, année après année. Un nouveau champ de
pétrole fertile au moment où les pompes étaient en train de s’arrê-
ter, d’un important gisement à un autre. Une nouvelle région indus-
trielle, là ou personne n’aurait pu raisonnablement espérer plus que
des activités d’élevage et de culture de betteraves. Un seul homme
l’avait fait, et il l’avait fait en seulement huit années, pensa encore
Eddie Willers. C’était une de ces histoires qu’il avait lu autrefois
dans les livres scolaires, et qu’il n’avait jamais vraiment crue. Des
histoires d’hommes qui avaient vécu au temps où le pays connais-
sait ses jeunes années. Il aurait voulu avoir la chance de rencontrer
un homme tel qu’Ellis Wyatt. On parlait énormément de lui, mais
bien peu avaient eu la chance de le rencontrer ; il venait rarement à
New York. On disait qu’il avait trente-trois ans et qu’il piquait des
colères plutôt violentes. Il avait découvert un truc pour réanimer les
puits de pétrole épuisés, et c’est ce qu’il était en train de faire.
– Ellis Wyatt est un enfoiré de gripsou qui ne s’intéresse à rien d’autre
qu’à l’argent, s’écria James Taggart. « Il me semble qu’il y a dans la
vie des choses plus importantes que de « faire de l’argent ». »
– Qu’est-ce que tu es en train de dire, Jim ? Qu’est-ce que cela a à
voir avec…
– De plus, il nous a trahis. Nous avons desservi l’exploitation pétro-
lière de Wyatt pendant des années, du mieux que nous le pouvions.
Du temps du père Wyatt, on lui allouait un train de wagon-citernes
tout entier par semaine.
– On n’en est plus au temps du père Wyatt, Jim. La Phoenix-Durango
lui fournit deux trains par jour, là-bas ; et ils sont à l’heure.
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Elle était assise dans le train, côté fenêtre ; sa tête renversée en arrière,
une jambe allongée sur le siège qui lui faisait face. La vitesse faisait
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Elle s’assit sur l’accoudoir d’un large fauteuil faisant face au bureau
de James Taggart, son manteau largement ouvert sur un costume
de voyage plissé. Eddie Willers était assis à l’autre bout de la pièce,
prenant des notes de temps à autre. Son titre était celui d’assistant
spécial du vice-président exécutif, et son devoir principal était d’être
son garde du corps la défendant contre toute perte de temps. Elle
lui demandait d’être présent lors d’entretiens de cette nature, car
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dès lors elle n’aurait plus à lui expliquer quoi que ce soit par la suite.
James Taggart était assis derrière son bureau, sa tête rentrée dans
ses épaules.
– La Ligne Rio Norte est un tas de vieilleries d’un bout à l’autre, dit-
elle, « C’est bien pire que je le pensais. Mais nous allons la sauver. »
– Bien sûr, dit James Taggart.
– Une partie des rails peut être sauvée. Pas une grande quantité et
pas pour longtemps. Nous commencerons à poser des rails dans les
sections situées dans les montagnes, le Colorado en premier. Nous
aurons les nouveaux rails dans deux mois.
Oh, Orren Boyle a-t-il dit…
J’ai commandé les rails chez Rearden Steel. Le léger et bref son
étranglé venant en direction d’Eddie Willers était une ovation mal
contenue. James Taggart prit un temps pour s’exprimer.
– Dagny, pourquoi ne t’assieds-tu pas normalement dans le fauteuil,
comme n’importe qui est censé le faire ? dit-il enfin d’un ton irrité,
« Personne ne tient des réunions d’affaire de cette façon. »
– Moi, si.
Elle fit suivre sa réponse d’un silence appuyé pour faire place à la
réplique de son interlocuteur. Il ne tarda pas à demander enfin, ses
yeux fuyant les siens :
As-tu dit que tu as commandé les rails chez Rearden ?
Hier soir. Je lui ai téléphoné de Cleveland.
– Mais le Conseil d’administration n’a pas avalisé une telle décision.
Je ne l’ai pas avalisée. Tu ne m’as pas consulté.
Elle tendit la main pour saisir le combiné du téléphone sur le bureau
de son frère et le lui tendit, en ajoutant :
– Appelle Rearden et annule la commande, dans ce cas. James Taggart
se renversa en arrière dans son fauteuil.
– Je n’ai pas dit ça, répliqua t-il. « Je n’ai pas dis ça du tout. »
Alors on la maintien.
Je n’ai pas dit ça non plus. Elle se tourna.
– Eddie ? fais le nécessaire pour qu’on prépare le contrat avec Rearden
Steel. Jim le signera, elle plongea la main dans sa poche pour en
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Il n’aimait pas cette façon qu’elle avait de bouger les yeux vers lui
pour le regarder fixement et longuement.
– Je ne vois aucun besoin de nous engager dans une action immé-
diate, dit-il. Il avait l’air offensé, « Qu’est ce que tu considères de si
alarmant dans la situation présente de Taggart Transcontinental ? »
Les conséquences de ta politique, Jim.
Quelles conséquences ? De quelle politique parles-tu ?
– Ces treize mois d’expérience avec Associated Steel, d’une part. Ta
catastrophe mexicaine, d’autre part.
– Le Conseil d’administration a approuvé le contrat avec Associated
Steel, s’empressa t-il de répliquer, « Le Conseil a voté pour la construc-
tion de la Ligne San Sebastian. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi
tu appelles ça une catastrophe ? »
– Parce que le gouvernement mexicain va nationaliser ta Ligne dans
les prochains jours.
– C’est un mensonge ! sa voix s’était transformée en un cri.
– Ce ne sont rien d’autre que de vicieuses rumeurs ! Je le tiens d’une
influence haut placée, et…
– Ne montre pas que tu as peur, Jim, lui dit-elle avec mépris. Il ne
répondit pas.
– Ça ne sert à rien de paniquer à propos de ça, maintenant, ajouta-
t-elle, « Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’essayer d’encais-
ser le coup. Et ça va être un sale coup. 40 millions de dollars ; c’est
une perte dont on ne va pas se remettre facilement. Mais Taggart
Transcontinental a encaissé pas mal de coups durs, dans le passé. Je
veillerai au grain pour qu’elle encaisse celui-là. »
– Je refuse de considérer… Je refuse absolument de considérer l’éven-
tualité que la Ligne San Sebastian soit nationalisée.
– D’accord, ne le considère pas. Elle demeura silencieuse. Il défendit :
– Je ne vois pas pourquoi tu manifestes tant d’empressement pour
offrir une chance à Ellis Wyatt, alors que tu penses qu’il est mal
avisé de prendre part au développement d’un pays sous-développé
qui n’a jamais eu une chance.
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– Non.
– Dans ce cas, quelque chose doit-être arrivé ici, pour causer votre
démission. Quoi ?
– Rien, Mademoiselle Taggart.
– J’aimerais que vous m’expliquiez. J’ai une raison de vouloir en
savoir plus.
– Croiriez-vous en ce que je pourrais vous en dire, Mademoi
selle Taggart ?
– Oui.
– Aucune personne, aucun sujet ou événement en relation avec mon
travail ici n’est la cause de ma décision.
– Vous n’avez aucun reproche particulier à formuler contre
Taggart Transcontinental ?
– Aucun.
– Alors je pense que vous pourriez reconsidérer votre décision, en
entendant la proposition que j’ai à vous faire.
Je suis désolé, Mademoiselle Taggart. Je ne le peux.
Pourrai-je vous dire ce que j’ai en tête ?
Oui, si vous le souhaitez.
– Me croiriez-vous si je vous dis que j’ai décidé de vous proposer le
poste que je vais vous offrir, avant que vous demandiez à me voir. Je
veux que vous sachiez ça.
– Je vous croirai toujours, Mademoiselle Taggart.
– Il s’agit du poste de directeur du département de l’Ohio. Je vous
l’offre, si vous le voulez.
Son visage ne trahit aucune réaction, comme si les mots n’avaient
pas plus de signification pour lui que pour un sauvage qui n’aurait
jamais entendu parler de chemin de fer.
– Je n’en veux pas, Mademoiselle Taggart, se contenta t-il de répondre.
Après un instant, elle dit, d’une voix tendue, cette fois :
Écrivez votre propre salaire, Kellogg. Dites votre prix. Je veux que
vous restiez. Je peux vous offrir autant que ce que n’importe quelle
autre compagnie de chemin de fer vous offre.
Je ne vais travailler pour aucune autre compagnie de chemin de fer.
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CHAPITRE II
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rejetée ; elle savait que les sentiments qu’il éprouvait pour elle était
la seule arme dont elle disposait. Sa motivation, songea-t-il encore,
était une fière tentative indirecte de tester ses sentiments et de
confesser les siens. Une réception n’était pas le genre de célébration
qu’il affectionnait, mais ce n’était pas le cas pour elle. C’était insi-
gnifiant, selon sa conception des choses ; selon celle de son épouse,
c’était la plus belle preuve d’amour qu’elle pouvait lui offrir. Il fallait
qu’il respecte son intention, pensa-t-il, même s’il ne partageait pas
du tout sa vision des choses, même si il était incapable de dire s’il
aurait pu être encore sensible à n’importe laquelle de ses démonstra-
tions d’amour. Il l’avait laissée gagner, pensa-t-il, parce qu’elle s’était
jetée à ses pieds. Il souriait ; un franc et magnanime sourire adressé
en reconnaissance de sa victoire.
– C’est d’accord, Lillian, fit-il calmement, « je promets d’être ici pour
la soirée du 10 décembre. »
– Merci, mon cher.
Son sourire avait quelque chose de mystérieux et d’impénétrable. Il
se demanda pourquoi il eut un instant l’impression que son attitude
les avait tous déçus.
Si elle avait confiance en lui, pensa-t-il, si les sentiments qu’elle
éprouvait pour lui étaient encore vifs, alors sa confiance en elle serait
réciproque. Il fallait qu’il le dise ; les mots sont une lentille grossis-
sante qui permet de concentrer son esprit, et pour ce soir il ne pou-
vait pas utiliser de mots pour quoi que ce soit d’autre.
– Je suis désolé de rentrer tard, Lillian ; mais aujourd’hui, à la fonde-
rie, nous avons fait la première coulée de Rearden Metal.
Il y eut un moment de silence ; puis Philip dit :
– Et bien, c’est « super ». Les autres demeurèrent silencieux. Il plon-
gea la main dans sa poche. Quand il le sentit au bout de ses doigts,
tout dans son esprit s’effaça pour faire place à la réalité du bracelet.
Il se sentit comme il l’était lorsque le métal liquide s’écoulait devant
lui dans l’espace.
– Je t’ai ramené un cadeau, Lillian.
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Ses yeux se fermaient lorsqu’il sentit des doigts doux et moites tou-
chant sa main : Paul Larkin avait tiré une chaise à côté de lui, et était
en train de se pencher pour une conversation privée.
– Je me moque de ce que le milieu de l’industrie en dit, Hank ; tu as
trouvé un produit prometteur, avec le Rearden Metal, un grand pro-
duit ; ça fera une fortune, comme tout ce que tu touches.
– Oui, dit Rearden, « ça va le devenir ».
– J’espère… J’espère juste que tu ne vas pas avoir de problèmes.
– Quels problèmes ?
– Oh, je ne sais pas… Voyant comment sont les choses, aujourd’hui…
Il y a des gens qui… Mais comment pouvons-nous dire ? … N’importe
quoi peut arriver…
– Quels problèmes ?
Larkin était courbé en avant, levant le regard avec ses gentils yeux
implorants. Sa courte figure grassouillette semblait toujours vulné-
rable et incomplète, comme s’il avait besoin d’une coquille pour s’y
recroqueviller au moindre contact. Ses yeux mélancoliques, le pou-
voir séduisant de son sourire impuissant et perdu, servaient de subs-
titut à la coquille. Le sourire était désarmant comme celui d’un petit
garçon qui se jetait de lui-même à la merci d’un incompréhensible
univers. Il avait cinquante-trois ans.
– Tes relations publiques ne sont pas tout à fait bonnes, Hank, dit-il,
« Tu as toujours eu une « mauvaise presse ». »
Et après ?
Tu n’es pas populaire, Hank.
– Je n’ai jamais entendu aucune plainte de la part de mes clients.
– C’est pas ce que veux dire. Tu devrais embaucher toi-même un bon
attaché de presse pour te vendre auprès du public.
– Pour quoi faire ? C’est de l’acier que je vends.
– Mais tu ne veux pas avoir le public contre toi. L’opinion public, tu
sais… C’est important.
– Je ne pense pas que le public soit contre moi. Et je ne pense pas que
ça ait une grande importance, d’une manière ou d’une autre.
Les journaux sont contre toi.
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– Tu n’es pas le seul à travailler dur, dit sa mère, « Les autres ont des
problèmes aussi, même s’il ne s’agit pas de milliards de dollars et de
problèmes « super-transcontinentaux ». »
– Pourquoi, c’est bien. J’ai toujours pensé que Phil devait se trouver
quelque chose qui lui plaise.
– « Bien » ? Tu veux dire que tu trouves bien que ton frère s’esquinte
la santé au travail ? Ça t’amuse, peut-être ? J’ai toujours pensé que tu
le voyais comme ça.
– Pourquoi, non, Maman. J’aimerais l’aider.
– Tu n’as pas à l’aider. Tu n’as pas à te mettre à la place d’aucun
d’entre-nous. Rearden n’avait jamais su ce que son frère faisait ou
souhaitait faire. Il avait envoyé Philip à l’université, mais ce der-
nier n’avait jamais été capable de se fixer un objectif. Selon les stan-
dards de Rearden, il y avait quelque chose qui n’allait pas dans la
tête de cet homme qui ne semblait chercher aucune place qui puisse
lui convenir. Mais il n’imposerait pas ses idées à Philip. Il ne pou-
vait pas non plus se permettre d’entretenir son frère sans regarder à
la dépense. Laisse-le prendre son temps, s’était dit Rearden durant
des années. Donne-lui le temps de choisir un métier sans qu’il soit
obligé d’en baver pour gagner tout juste sa vie.
– Qu’est-ce que tu as fait, aujourd’hui, Phil ? demanda-t-il sur un
ton patient.
Ça ne t’intéresserait pas.
Ça m’intéresse. C’est pour ça que je te le demande.
– Il fallait que je vois vingt personnes différentes un peu partout,
depuis ici jusqu’à Wilmington, en passant par Redding…
Pourquoi devais-tu les voir ?
J’essaye de réunir des fonds pour Les Amis du progrès global.
Rearden n’avait jamais été capable de se souvenir du nom de toutes
les associations auxquelles Philip appartenait, ni de comprendre
exactement ce qu’elles faisaient. Il l’avait entendu parler vaguement
de celle-ci, durant les six derniers mois. Il semblait s’être investi dans
une sorte de cours gratuits de développement personnel, de musique
folk, et de coopérative agricole. Rearden n’avait que mépris pour les
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pas parce que les mots n’étaient qu’hypocrisie, mais parce qu’ils
étaient vrais ; Philip croyait en ce qu’il disait.
– À propos, Henry, ajouta Philip, « ça te dérange si je te demande que
Madame Ives me donne l’argent en liquide ? » Rearden se retourna
vers lui, perplexe.
– Tu sais, Les Amis du progrès global sont un groupement très pro-
gressiste, et ils ont toujours maintenu que tu représentes l’élément
de régression sociale le plus noir du pays. C’est pourquoi ça nous
mettrait dans un certain embarras, tu comprends, si ton nom figu-
rait sur notre liste de donateurs ; parce que quelqu’un pourrait nous
accuser d’être « achetés » par Hank Rearden. Il aurait bien mis une
gifle à Philip, mais un mépris presque insupportable lui fit clore les
yeux, à la place.
– D’accord, fit-il calmement, « tu peux l’avoir en espèces ».
Il s’éloigna vers la fenêtre la plus éloignée de la pièce, et resta là, à
fixer la lueur de la fonderie, au loin.
Il entendit la voix de Larkin lui crier :
Bon Dieu, Hank, tu n’aurais pas dû lui donner cet argent ! Ensuite,
la voix de Lillian s’éleva, froide et à la fois enjouée :
– Mais tu as tort, Paul, vraiment tort ! Que deviendrait la vanité
d’Henry, s’il ne nous avait pas pour nous faire l’aumône ? Que res-
terait-il de sa force, s’il n’y avait pas de gens plus faibles que lui qu’il
puisse dominer ? Qu’est ce qu’il pourrait bien faire, si nous ne dépen-
dions pas de lui ? Ça ne me dérange pas, vraiment. C’est simple-
ment la loi de la nature humaine. Elle se saisit du bracelet de métal
et le tint en l’air à bout de bras, le faisant scintiller à la lumière
d’une lampe.
– Une chaîne, dit-elle. Plutôt approprié, n’est-ce pas ? C’est la chaîne
avec laquelle il nous tient tous enchaînés.
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CHAPITRE III
LE HAUT ET LE BAS
Le plafond était celui d’une cave si pesant et bas que les gens devaient
se baisser lorsqu’ils traversaient la pièce, comme si le poids de la
voûte reposait sur leurs épaules. Les alcôves circulaires de cuir rouge
foncé avaient été construites dans les murs de pierre qui semblaient
mangés par l’âge et l’humidité. Il n’y avait pas de fenêtres, seulement
des taches de lumière bleutée provenant de crevasses dans la maçon-
nerie ; la lumière bleue morte qui convenait aux pannes d’électricité.
On accédait à la pièce en descendant des marches étroites qui sem-
blaient s’enfoncer profondément sous terre. C’était le bar le plus cher
de New York, et il avait été construit au sommet d’un gratte-ciel.
Quatre hommes étaient assis à une table. Élevés à une altitude de
soixante étages au-dessus de la ville, ils ne parlaient pas à voix haute
comme on parle depuis une hauteur avec la liberté que procurent l’air
et l’espace ; ils se forçaient à parler à voix basse, comme il convenait
de le faire dans une cave.
– Conditions et circonstances, Jim, dit Orren Boyle, « Conditions
et circonstances absolument au-delà de tout contrôle humain. Nous
avons tout planifié pour rouler ces rails, mais nous avons été confron-
tés à des événements imprévisibles que personne n’aurait pu prévoir.
Si tu nous avais donné seulement une chance, Jim. »
– La désunion, fit James Taggart d’une voie traînante, « semble être la
principale cause de tous les problèmes sociaux. Ma sœur a une cer-
taine influence auprès d’un certain élément chez nos actionnaires.
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Et ?
Et quoi ?
Comment ça se passe ?
– Vraiment bien… Vraiment bien. Ils doivent certainement avoir les
plus gros dépôts de cuivre de la planète, là-bas, dans cette montagne.
– Avaient-il l’air de travailler beaucoup ?
– Je n’ai jamais vu autant d’activité concentrée un même endroit de
toute ma vie.
– Qu’est-ce qu’ils faisaient, exactement ?
– Et bien, tu sais, avec le genre de directeur qu’ils ont, là-bas, je ne
pouvais pas comprendre la moitié de ce qu’il était en train de me
dire, mais ils sont certainement très débordés.
– Pas… De problèmes d’aucune sorte ?
– Problèmes ? Pas à San Sebastian. C’est une propriété privée ; la der-
nière à exister au Mexique, et ça ne semble pas faire de différence.
– Orren, Taggart demanda avec prudence, « qu’en est-il de ces
rumeurs qui disent qu’ils projettent de nationaliser les Mines de
San Sebastian ? »
– Calomnies, dit Boyle avec colère, « simples, vicieuses calomnies. Je
le tiens pour certain. J’ai eu un dîner avec le
Ministre de la culture, et j’ai mangé avec tous les autres gars. »
– Il devrait y avoir une loi contre les rumeurs irresponsables, dit
Taggart d’un air maussade, « Je vais prendre un autre verre. »
Avec quelque irritation dans le geste, il fit un signe de la main au
serveur. Il y avait un petit bar dans un coin sombre de la pièce, où
un vieux barman ratatiné demeurait immobile durant de longues
périodes. Quand on l’appelait, il se déplaçait avec une lenteur qui
semblait signifier du mépris. Son travail était d’être au service de la
relaxation et du plaisir des hommes, mais sa façon d’être était celle
d’un charlatan aigri en charge de quelque maladie honteuse.
Les quatre hommes restèrent silencieusement assis jusqu’à ce que
le serveur revienne avec leurs boissons. Les verres qu’il posa sur
la table semblaient être quatre points bleuâtres brillants dans la
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– Bien sûr, fit Boyle, « On ne peut rien faire contre les délais de livrai-
son reportés. Mais c’est le train le plus étrange que j’ai jamais pris. Il
a bien failli me faire sortir les tripes. »
Au bout de quelques minutes, ils remarquèrent que Taggart ne disait
plus rien. Il semblait ruminer quelque chose. Lorsqu’il se leva sans
prévenir ni s’excuser, ils se levèrent aussi, l’acceptant comme un
ordre implicite.
Larkin marmonna avec un sourire aussi énergique que formel :
C’était un plaisir, Jim. Un plaisir. C’est comme cela que les grands
projets sont nés… Autour d’un verre entre amis.
Les réformes sociales sont lentes, dit froidement Taggart, « Il est
sage d’être patient et prudent. » Il se tourna pour la première fois vers
Wesley Mouch, « Ce que j’aime en toi, c’est que tu ne parles pas trop. »
Wesley Mouch était l’homme de Rearden à Washington.
Il y avait un reste de lumière de couché de soleil dans le ciel, lorsque
Taggart et Boyle émergèrent ensemble en bas dans la rue. La tran-
sition leur parut vaguement choquante. Le bar « underground » ame-
nait facilement les gens qui y étaient restés un peu trop longtemps,
à s’attendre à l’obscurité de la pleine nuit en en sortant. Un grand
immeuble se dressait et se découpait sur le fond de ciel, net et droit
comme un glaive pointant vers les cieux. Au delà, plus loin, le calen-
drier dominait.
Irrité, Taggart ajusta maladroitement le col de son manteau, le bou-
tonnant contre le froid de la rue. Il n’avait pas prévu de revenir à son
bureau, mais il fallait qu’il y revienne. Il devait voir sa sœur.
… Une tâche difficile nous attend, Jim, fit Boyle, « une tâche dif-
ficile, avec tellement de dangers et de difficultés, et tellement de
choses en jeu… »
Ça dépend entièrement, répondit James Taggart sur un rythme lent,
« de notre connaissance des gens qui peuvent la rendre possible…
C’est que nous devons savoir… Qui peut faire que ce soit possible. »
Dagny Taggart avait neuf ans quand elle avait décidé que ce serait
elle qui dirigerait un jour la Taggart Transcontinental Railroad. Elle
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pas êtres dites, et qu’elles étaient claires pour tout le monde, sauf
pour elle.
Ils parlaient de la future importance des échanges commerciaux
avec le Mexique ; à propos d’un marché du transport prometteur, à
propos des importants revenus garantis au transporteur exclusif des
inépuisables réserves de cuivre. Ils le prouvaient en citant les suc-
cès passés de Francisco d’Anconia. Ils ne firent mention d’aucun
fait minéralogique à propos des Mines de San Sebastian. Très peu
de relevés étaient disponibles. L’information à ce propos, contrôlée
par d’Anconia, n’était pas très complète ; mais ils ne semblaient pas
avoir besoin de faits.
Ils étaient intarissables sur la pauvreté des Mexicains et sur leur
besoin désespéré de lignes de chemin de fer.
« Ils n’avaient pas eu leur chance. »
« Il est de notre devoir d’aider à se développer un pays sous-développé.
Un pays, il me semble, est le protecteur de ses voisins. »
Assise, elle écoutait, et elle songeait à tous les réseaux et dessertes
que Taggart Transcontinental avait dû laisser à l’abandon. Les reve-
nus de la grande compagnie de chemins de fer avaient lentement
diminué depuis des années. Elle songea aux inquiétants besoins de
rénovation, dangereusement négligés pour tout le système.
Leur politique pour les questions d’entretien et de rénovation n’en
était pas une, c’était plutôt un jeu qui semblait se jouer avec un mor-
ceau de caoutchouc qui pouvait être comprimé un petit peu, puis un
petit peu plus.
« Les Mexicains, il me semble, constituent un peuple très différent du
notre, écrasé par une économie primitive. Comment peuvent-ils par-
venir à se développer si personne ne leur tend la main ? Lorsque nous
considérons un investissement, nous devrions, d’après moi, miser sur
l’être humain plutôt que sur des facteurs purement matériels. »
Elle songea à une locomotive, laissée à l’abandon dans un fossé à côté
de la Ligne Rio Norte parce que son arbre de transmission avait lâché.
Elle songea à ces cinq jours durant lesquels tout le trafic fût arrêté
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sur la Ligne Rio Norte parce qu’un mur de soutien, en cédant, libéra
des tonnes de roches qui s’éboulèrent en travers des rails.
« Depuis que l’homme doit penser au bien des ses frères avant de s’oc-
cuper du sien, il me semble qu’une nation doit penser à ses voisins
avant de penser à elle-même. »
Elle songea à ce nouveau venu appelé Ellis Wyatt, auquel les gens
commençait à s’intéresser, parce que de son activité provenait les
premières gouttelettes d’un torrent de bonnes choses sur le point
de surgir des étendues mourantes du Colorado. La Ligne Rio Norte
était en train de continuer sa lancée vers son effondrement définitif,
juste au moment où on était sur le point d’avoir besoin de son usage
et de sa pleine efficacité.
« La convoitise matérialiste n’est pas l’essentiel. Il y a des idéaux non-
matérialistes à considérer. J’avoue me sentir honteux, quand je pense
que nous possédons un immense réseau de chemin de fer alors que
les Mexicains n’ont rien d’autre qu’une ou deux lignes inadaptées.
La vielle théorie de l’autosuffisance a volé en éclats il y a déjà bien
longtemps. Il est impossible pour un pays de prospérer au milieu
d’un monde affamé. »
Elle songea que pour faire de Taggart Transcontinental ce que cette
grande entreprise fut naguère, bien avant qu’elle soit venue au monde,
tous les rails disponibles, traverses et dollars furent nécessaires ; et
que de tout cela, ce qui était resté en état aujourd’hui était désespé-
rément peu.
Durant la même assemblée, ils parlèrent aussi de l’efficacité du
gouvernement Mexicain qui détenait un pouvoir total sur tout. Le
Mexique a un grand avenir, disaient-ils, et il était appelé à devenir un
dangereux adversaire dans seulement quelques années. « Le Mexique
a découvert la discipline, » répétaient les hommes du Conseil d’ad-
ministration, avec une note d’envie dans la voix.
James Taggart laissa entendre au moyen de déclarations inachevées
et d’allusions vagues, que ses amis de Washington qu’il ne nom-
mait jamais souhaitaient voir se construire une ligne de chemin
de fer au Mexique ; qu’une telle ligne serait d’une grande aide en
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– Si tu veux savoir, je n’ai laissé que des saloperies sur la Ligne San
Sebastian ; et encore, aussi peu que possible. J’ai rapatrié tout ce qui
pouvait l’être… Moteurs d’aiguillages, outillage d’atelier, même les
machines-à-écrire et les miroirs… Depuis le Mexique.
Pourquoi, bon-sang ?
Comme ça les pillards n’auront pas grand-chose à piller quand ils
nationaliseront la Ligne. Il fit un bond sur ses jambes.
– Tu ne vas pas t’en tirer comme ça ! Celle là, c’est la fois où tu ne vas
pas t’en tirer comme ça ! D’avoir le culot de sortir une telle… Innom-
mable… Juste à cause de quelques vicieuses rumeurs, alors que nous
avons une concession pour deux-cent ans et…
– Jim, dit-elle lentement, « il n’y a pas une voiture, moteur ou tonne
de charbon que nous puissions nous permettre de perdre, n’importe
où sur le réseau. »
– Je ne le permettrai pas. Je ne permettrai absolument pas une telle
politique aussi outrageante envers un peuple ami qui a besoin de
notre aide. La cupidité matérialiste n’est pas une valeur absolue.
Après tout, il y a des considérations altruistes, même si tu ne les
comprends pas ! Elle tira un bloc-notes vers l’avant du bureau et prit
un crayon.
– D’accord, Jim. Combien de trains souhaiterais-tu que je mette en
service sur la Ligne San Sebastian ?
– Comment ?
– Quels trajets veux-tu que je supprime, et sur lesquelles de nos
lignes… Afin d’obtenir les Diesels et les voitures en acier ?
– Je ne veux pas que tu supprimes quelque trajet que ce soit !
– Alors, où puis-je me procurer les équipements pour le Mexique ?
C’est à toi de le savoir. C’est ton travail.
Je ne suis pas capable de le faire. Tu devras le décider.
– C’est ton truc habituel pourri… De rejeter les responsabilités
sur moi !
J’attends tes ordres, Jim.
Je ne vais pas te laisser me piéger comme ça ! Elle laissa tomber
le crayon.
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Nathaniel Taggart avait été un aventurier sans argent qui était arrivé
de quelque part en Nouvelle Angleterre, et avait construit un chemin
de fer à travers le continent durant les débuts du rail en acier. Son
réseau était toujours là ; la bataille qu’il avait livré pour le construire
était devenue une légende, surtout parce que les gens préféraient ne
pas la comprendre ni croire l’histoire possible. Il avait été un homme
qui n’avait jamais accepté le credo qui donnait aux autres le droit de
l’empêcher de faire ce qu’il voulait. Il s’était fixé un objectif et avait
avancé pour l’atteindre, son parcours avait été aussi droit que l’un
de ses rails. Il n’avait jamais cherché à obtenir aucun prêt, avance,
aide, concession de terrain ou quelque faveur législative du gouver-
nement que ce soit. Il obtenait de l’argent des hommes qui en pos-
sédaient, faisant du porte-à-porte ; des portes en acajou des ban-
quiers aux portes à battant des fermes isolées. Il ne s’était jamais
senti concerné par le bien public. Il disait seulement aux gens qu’ils
feraient de confortables bénéfices sur leurs investissements dans son
chemin de fer. Il leur expliquait pourquoi il espérait ces bénéfices, et
donnait ses raisons. Il avait de bonnes raisons.
Au gré des générations qui suivirent cette aventure pittoresque,
Taggart Transcontinental fut l’une de ces rares compagnies de che-
mins de fer qui ne fit jamais banqueroute, ainsi que la seule dont
la majorité des actions restèrent sous le contrôle des descendants
du fondateur.
Durant son temps, le nom de Nat Taggart ne jouissait pas de la meil-
leure réputation, mais il bénéficiait d’une certaine notoriété. Il fût
répété, pas en hommage, mais avec une curiosité chargée d’amer-
tume, que s’il arrivait que d’aucun l’admire, alors c’était comme
d’admirer un bandit qui avait réussi. Pourtant, pas un penny de sa
fortune ne fût obtenu par la force ou la fraude. Il ne fût coupable
de rien, sauf d’avoir gagné sa fortune tout seul et de n’avoir jamais
oublié que c’était la sienne.
Des tas d’histoires avaient circulé sur lui. Il se racontait qu’il avait
assassiné, en plein désert du Middle West, un député qui avait tenté
de révoquer une concession d’État qu’on lui avait concédé ; de la
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vitesse, ici, et c’était formidable de les voir. C’était comme une foule
pressée qui savait où elle était en train d’aller, et qui était impatiente
d’y aller. Maintenant ils se pressent parce qu’ils ont peur.
Ce n’est pas leur but qui les fait se comporter comme ça, c’est la
crainte. Ils ne vont nulle part ; ils s’échappent. Et je ne sais pas
s’ils savent à quoi ils veulent échapper. Ils ne se regardent plus. Ils
s’énervent dès qu’on les effleure à peine. Ils sourient de trop, mais
c’est une vilaine sorte de sourire. Ce n’est pas de la joie. C’est de l’im-
ploration. Je ne sais pas ce qui est en train d’arriver dans le monde, il
haussa les épaules, « Oh, après tout ; et qui est John Galt ? »
– Il n’est rien d’autre qu’une phrase dépourvue de sens !
Elle s’étonna de la dureté de sa propre voix en répondant ça, puis
elle ajouta, comme pour s’en excuser :
– Je n’aime pas trop cette sorte d’expression vide. Qu’est-ce qu’elle
signifie, au juste ? D’où ça vient ?
– Personne ne le sait, répondit-il d’une voix lente.
– Pourquoi les gens n’arrêtent pas de dire ça… Alors que personne ne
semble être capable juste d’expliquer ce que ça veut dire ? Pourtant,
tout le monde le dit comme si c’était évident.
– Je ne le sais pas non plus, Mademoiselle Taggart.
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CHAPITRE IV
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… CE QU I À LE MOU V EMENT NE SER A PAS MÛ
Au bout d’un moment, elle ouvrit les yeux. Elle remarqua le jour-
nal qu’elle avait lancé sur le sofa. Elle étendit un bras avec absence
pour en tourner les pages et faire disparaître les grands titres insi-
pides. Le journal tomba, ouvert. Elle vit la photo d’un visage qu’elle
connaissait, surmontée du titre d’un article. Elle referma la publica-
tion d’un geste agacé et la rejeta plus loin.
C’était le visage de Francisco d’Anconia. Le titre disait qu’il venait
d’arriver à New York. « Et après ? » Se dit-elle. Elle n’aurait pas à le
voir. Elle ne l’avait pas vu depuis des années.
Elle se rassit pour laisser tomber à nouveau son regard sur le journal
reposant sur le sol. « Ne le lis pas », se dit-elle encore ; « ne regardes
pas ça ». Mais le visage, elle l’avait remarqué, n’avait pas changé.
Comment un visage pouvait-il rester le même quand tout le reste
était parti ? Elle aurait voulu qu’ils ne l’aient pas photographié au
moment où il souriait. Ce genre de sourire n’appartenait pas aux
pages d’un quotidien d’informations. C’était le sourire d’un homme
qui est capable de voir, de savoir et de créer la gloire de l’existence.
C’était le sourire de défi moqueur d’une intelligence brillante.
« Ne le lis pas », se répéta t-elle encore ; « pas maintenant… Oh, pas
avec cette musique ! »
Elle tendit le bras pour saisir le journal et l’ouvrit.
L’histoire disait que Señor Francisco d’Anconia avait accordé une
interview à la presse dans sa suite de l’hôtel Wayne-Falkland. Il expli-
quait qu’il s’était rendu à New York pour deux raisons : une récep-
tionniste du Cub Club, et la saucisse de foie de Moe’s Delicatessen,
sur la Troisième Avenue. Il n’avait pas de déclaration à faire à propos
du divorce en cours de Monsieur et Madame Gilbert Vail. Quelques
mois auparavant, Madame Vail, lady de noble extraction pourvue
d’un charme peu commun, avait lancé en public à son jeune époux
distingué qu’elle aimerait le quitter pour Francisco d’Anconia, son
amant. Elle avait rapporté à la presse tous les détails de leur secrète
idylle, y compris une description de leur nuit de la dernière veille
du Nouvel An qu’elle avait passée dans sa villa des Andes. Son mari
avait encaissé le coup, et avait demandé le divorce. Sur quoi elle lui
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… CE QU I À LE MOU V EMENT NE SER A PAS MÛ
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… CE QU I À LE MOU V EMENT NE SER A PAS MÛ
– Jock Benson dit que tu n’as pas beaucoup de prise sur cette com-
pagnie de chemin fer, de toute façon, parce que ce serait ta sœur qui
serait réellement aux commandes.
– Oh, il a dit ça. Il a vraiment dit ça ?
– Je trouve que ta sœur est horrible. Je trouve que c’est dégoûtant…
Une femme qui se comporte comme un mécano et qui pose partout
comme un grand patron. C’est vraiment pas féminin. Pour qui elle
se prend, de toute façon ? Taggart fit un pas en dehors du seuil de la
porte de la salle de bains. Il s’appuya contre le chambranle, étudiant
Betty Pope du regard. On pouvait déceler sur son visage un léger
sourire à la fois sardonique et confiant. Il lui traversa l’esprit qu’ils
avaient quelque chose en commun.
– Ça pourrait t’intéresser de savoir, ma chère, que je vais placer
quelques peaux de bananes sous les pas de ma sœur, cet après-midi.
Non ? fit-elle, intéressée, Vraiment ?
C’est pour ça que cette réunion est importante.
Tu vas vraiment la foutre dehors ?
– Non, c’est pas nécessaire ; ni très malin. Je vais seulement la remettre
à sa place. C’est l’occasion que j’attendais.
– Tu as trouvé quelque chose sur elle ? Un scandale ?
– Non, non. Tu ne comprendrais pas. C’est seulement qu’elle est allée
trop loin, pour une fois ; et elle va se prendre une claque. Elle s’est
embarquée dans une inexcusable sorte d’acrobatie, sans rien deman-
der à personne. C’est un sérieux affront contre nos voisins mexi-
cains. Quand le Conseil va entendre ça, ils vont voter une paire de
nouveaux règlements concernant le département des opérations, les-
quelles vont rendre les choses nettement plus difficiles pour ma sœur.
Tu es intelligent, Jim.
Je ferais mieux de m’habiller, fit il sur un ton satisfait. Il revint vers
le lavabo, et ajouta joyeusement :
– Peut-être bien que je vais te faire sortir ce soir, et t’offrir quelques
chiche-kebabs. Le téléphone sonna. Il alla décrocher le combiné.
Au bout du fil, l’opérateur annonça un appel longue-distance
depuis Mexico.
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… CE QU I À LE MOU V EMENT NE SER A PAS MÛ
pense que la demande de nos actionnaires, que ceux qui ont eu une
part de responsabilité majeure dans cette aventure aient à supporter
les conséquences de leur négligence, est justifiée. Je suggérerais, par
conséquent, que nous exigions la démission de Monsieur Clarence
Eddington, notre consultant économique qui a recommandé la
construction de la Ligne San Sebastian ; ainsi que celle de Monsieur
Jules Mott, notre représentant à Mexico.
Les hommes étaient assis autour de la longue table ; ils écoutaient.
Ils ne pensaient pas à ce qu’ils auraient à faire, mais à comment ils
allaient présenter les choses à ceux qu’ils étaient en charge de repré-
senter. Le discours de Taggart était en train de leur fournir ce dont
ils avaient besoin.
Orren Boyle était en train d’attendre Taggart lorsque celui-ci revint
à son bureau. Lorsqu’ils furent seul à seul, les manières de Taggart
changèrent. Il se tenait penché en avant sur son bureau, le dos
courbé ; son visage était blanc et défait.
– Alors ? demanda-t-il. Boyle étendit ses mains en une atti-
tude résignée.
– J’ai vérifié, Jim, fit-il, « C’est sans ambiguïté ; d’Anconia a perdu 15
millions de dollars dans ces mines. Non, il n’y a rien eu de bizarre
dans cette affaire ; il n’a rien sortit de son chapeau au dernier moment ;
il a utilisé ses propres fonds, et maintenant il les a perdu. »
Bon ; et qu’est-ce qu’il va faire, maintenant ?
Ça, je ne le sais pas. Personne ne le sait.
Il ne va pas se laisser plumer comme ça, n’est-ce pas ? Il est trop intel-
ligent pour ça. Il va bien sortir quelque chose de sa manche.
– Je l’espère bien.
– Il a déjoué quelques unes des plus glissantes combines que les plus
grippe-sous de la planète pouvaient concevoir. Vat-il se laisser avoir
par une bande de politiques graisseux armés d’un simple décret ? Il
doit avoir quelque chose sur eux, et il aura le dernier mot, et nous
devons faire ce qu’il faut pour être de la partie, nous aussi !
C’est comme tu le sens, Jim. Tu es son ami.
Tu parles d’un ami ! Je peux pas l’encadrer.
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semblait plus savoir ce qu’il faisait. Il agissait comme s’il était dans
quelque improbable endroit où la générosité demandait qu’il laisse
un pourboire avant de partir.
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– Vous vous seriez bien battu aussi. Seulement, je ne pensais pas que
ce serait nécessaire. Je pensais qu’il y avait assez de place pour nous
deux, là-bas.
– Oui… Pensa-t-il tout haut, « … Il y en avait assez. Cependant, si
j’avais trouvé que ce n’était pas le cas, je vous aurai attaqué, et si
j’avais pu me construire une route meilleure que la votre, je vous
aurai anéanti, et j’aurai pas donné bien cher de votre peau après ça.
Mais ça… »
– …Dan, je ne pense pas que je vais m’attarder sur notre Ligne Rio
Norte, maintenant. Je… Oh, c’est pas possible, Dan, je ne veux pas
être un pillard ! Il la considéra silencieusement pendant un moment.
C’était un bien étrange regard, comme s’il la regardait depuis un
point très éloigné. Il dit d’une voix douce :
– Vous auriez du être née cent ans plus tôt, ma petite fille. À cette
époque là, vous auriez eu une chance.
– Oh, je m’en fous. J’ai bien l’intention de me la faire moi-même,
ma chance.
C’est comme ça que je le voyais, quand j’avais votre âge.
Vous y êtes arrivé.
– Croyez-vous ? Elle demeura assise et immobile, soudainement
incapable de bouger.
Il se rassit bien droit dans son fauteuil et dit brusquement, avec
quelque chose qui ressemblait presque à de l’autorité dans sa voix :
– Vous feriez mieux de faire attention à votre Ligne Rio Norte, et
vous feriez mieux de ne pas traîner. Tenez vous prête avant que je
m’en aille de là-bas, parce que si vous ne le faites pas, ce sera la fin
d’Ellis Wyatt et de tous les autres, là-bas, et ce sont les meilleures
personnes qui existent encore dans ce pays. Vous pouvez laisser ça
arriver. Ça repose entièrement sur vos épaules, maintenant. Ça ne
servirait à rien d’essayer d’expliquer à votre frère que ça va être beau-
coup plus difficile pour vous, là-bas, sans moi pour y être votre adver-
saire. Mais vous et moi le savons. Alors allez vous mettre au travail.
Quoi que vous fassiez, vous ne serez pas un pillard. Aucun pillard
ne pourrait faire marcher un réseau ferroviaire dans cette partie du
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pays et y faire de vieux os. Quoi que vous fassiez là-bas, vous l’aurez
gagné. Les fripouilles du calibre de votre frère ne comptent pas, de
toute façon. C’est à vous de voir ce que vous allez faire, maintenant.
Elle le regarda, en se demandant ce qui avait bien pu faire renoncer un
homme de cette trempe ; elle savait que ce n’était pas James Taggart.
Elle vit qu’il l’observait, comme s’il était en train de peser une ques-
tion de son cru. Après un instant, il sourit, et elle remarqua, incré-
dule, que ce sourire contenait de la tristesse et de la pitié.
– Vous feriez mieux de ne pas trop vous apitoyer sur mon sort. Je
pense que d’entre nous deux, c’est vous qui allez avoir les moments
les plus difficiles à traverser. Et je pense que ça va être plus dur à sup-
porter pour quelqu’un comme vous, que ça l’a été pour moi.
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mettre quelque chose dans les trains que je fais rouler. Donc, je dois
lui trouver le train et la voie ferrée dont il a besoin d’ici neuf mois,
même si ça doit être l’enfer pour nous tous pour y parvenir. Il fit un
sourire amusé.
– Vous vous faites beaucoup de soucis avec cette histoire, pas vrai ?
– Oui, c’est vrai.
Il n’y avait rien à répondre. Il se contenta de garder son sourire.
– Ça ne vous inquiète pas ? lui demanda-t-elle sur un ton qui était
presque de la colère.
Non.
Alors, vous ne saisissez pas l’enjeu ?
J’ai saisi que je vais rouler ces rails et qu’ils seront posés dans neuf
mois. Elle sourit, soulagée, fatiguée, et un peu coupable.
Oui, je sais que nous le ferons. Je sais que ça ne sert à rien de se
mettre en colère contre des gens tels que Jim et ses amis. On n’a
pas de temps à perdre avec des gens comme ça. Premièrement, je
dois défaire ce qu’ils ont fait. Et, par la suite, elle s’interrompit en
ayant l’air de se demander quelque chose, secoua la tête et haussa
les épaules, « … Par la suite, ce qu’ils pourront faire ou dire n’aura
aucune importance. »
C’est vrai. Ils n’y pourront rien. Quand j’ai entendu parler de cette
histoire « d’anti-cannibalisme », j’en étais malade. Mais ils ne paient
rien pour attendre ces fils de pute.
La violence de ces trois derniers mots était encore plus choquante
parce que son visage et sa voix était restés parfaitement calme
lorsqu’il les prononça.
– Vous et moi seront toujours là pour sauver le pays des conséquences
de leurs actions. Il se leva puis il dit, en marchant dans le bureau :
– On ne va pas arrêter le Colorado. Vous le maintenez. Après, Dan
Conway reviendra, et d’autres. Toutes ces histoires de lunatiques
sont temporaires. Ça ne peut pas durer. C’est de la démence, et par
conséquent tout ça va retomber comme un soufflet. Vous et moi
aurons juste à travailler un peu plus dur que d’habitude pendant un
moment, et c’est tout.
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Elle observait son grand corps faisant les cents-pas dans la pièce. Ce
bureau allait bien avec le personnage ; il ne contenait rien sauf les
quelques meubles de bureau dont il avait besoin, tous simplifiées à
l’extrême dans leur conception pour qu’ils ne puissent servir à rien
d’autre que ce pourquoi ils avaient été conçus, tous d’un prix exor-
bitant, par la qualité des matériaux dont ils étaient faits et par l’in-
géniosité de leur design.
Considéré dans son ensemble, ce bureau évoquait un moteur dont le
mécanisme était contenu dans une carcasse faite de larges surfaces
vitrées. Mais elle remarqua un détail étonnant : un vase de jade posé
sur un meuble-classeur. Le vase était massif ; la pierre vert-sombre
qui était née d’un bloc de pierre brute, et la texture de ses surfaces
courbes, invitaient irrésistiblement au toucher. Il semblait rayonner
dans cette pièce, incongru parce qu’il avait été ajouté à ce décorum
d’une extrême froideur ; c’était une touche de sensualité.
– Le Colorado est un bel endroit, fit-il, « Il va en devenir le plus
connu de ce pays. Vous vous demandez si je m’inquiète à propos de
ça ? Cet État est en train de devenir l’un des plus importants de mes
clients, comme vous devez le savoir si vous prenez le temps de lire
les rapports sur votre transport de fret. »
Je sais. Je lis ces rapports.
Je songe à construire une usine là-bas, d’ici quelques petites années.
Pour réduire vos frais de transport. Il lui jeta un bref regard,
avant d’ajouter :
– Vous économiserez ces épouvantables frais de transport d’acier, si
je le fais.
– Allez-y. Je serai heureuse de transporter votre production, comme
la nourriture et autres pour vos employés, et tout ce que les entre-
prises qui ne manqueront pas de vous suivre me donneront à trans-
porter. Peut être même que je n’aurai même pas le temps de remar-
quer que j’aurai perdu votre acier… Qu’est-ce qui vous fait rire ?
C’est formidable.
Quoi ?
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Durant les années de son enfance, Dagny vivait dans le futur ; dans
le monde qu’elle s’attendait à rencontrer plus tard, là où elle n’aurait
plus à ressentir le mépris et l’ennui. Mais chaque année, un mois
durant, elle était libre. Un mois durant, elle pouvait vivre dans le
présent. Quand elle dévalait la colline à toutes-jambes pour rencon-
trer Francisco d’Anconia, c’était comme une libération de prison.
« Salut, Slug ! »
« Salut, Frisco ! »
Ils avaient eu un peu de mal, au début, avec les surnoms qu’ils
s’étaient réciproquement donnés. Elle lui avait demandé avec colère :
« Qu’est-ce que tu crois que tu es en train de dire ? »
Sur quoi il avait répondu, du tac au tac :
« Au cas où tu ne le saurais pas, « Slug » veut dire un grand feu dans
le foyer d’une locomotive. »
« Où-est-ce que tu es allé chercher ça ? »
« Je l’ai entendu dire par « les Messieurs », le long « du fer des Taggart ». »
Il parlait cinq langues, et il parlait anglais sans une trace d’accent ;
un anglais précis, cultivé, délibérément mélangé avec de l’argot. Elle
avait riposté en l’appelant « Frisco ». Il en avait ri, à la fois amusé
et ennuyé.
« Si vous autres, barbares, n’avez pas pu vous empêcher de dégrader
les noms de vos propres villes, vous pourriez au moins vous abstenir
de le faire avec le mien. »
Mais ils avaient appris à apprécier leurs surnoms.
Cela avait commencé durant les jours de leur second été qu’ils pas-
sèrent ensemble, quand il avait douze ans et qu’elle en avait dix. Cet
été là, Francisco commença à disparaître chaque matin pour quelque
raison que personne ne parvenait à découvrir. Il partait sur sa bicy-
clette juste avant le lever du soleil, puis revenait à temps pour réap-
paraître devant le service de table blanc et cristal posé sur la table
pour le déjeuner sur la terrasse, en affectant des manières de cour-
toise ponctualité paraissant un peu trop innocentes. Il riait et refu-
sait de répondre quand Dagny et Eddie le questionnaient. Une fois,
ils avaient tenté de le suivre dans la froide demi-obscurité du petit
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« Alors c’est comme ça que tu passes tes hivers ? » dit Jim Taggart. Le
sourire de Jim avait un air de triomphe ; le triomphe d’avoir trouvé
un prétexte pour exprimer du mépris.
« Ça, c’était l’hiver dernier », avait poliment répliqué Francisco, sans
que l’on ne puisse déceler aucun changement dans le style anodin de
sa voix, « L’hiver précédent, je l’ai passé chez le duc d’Alba. »
« Pourquoi voulais-tu travailler sur une voie ferrée ? » demanda Dagny.
Ils étaient restés un instant à se regarder l’un et l’autre, silencieux.
Le regard de Dagny était rempli d’admiration ; celui de Francisco,
de moquerie ; mais ce n’était pas de la moquerie malveillante, c’était
le rire d’un salut.
« Pour apprendre ce que c’était. » Frisco avait finalement répondu, « Et
pour te dire que j’avais trouvé un poste à la Taggart Transcontinental
avant toi. »
Dagny et Eddie passaient leurs hivers à essayer de maîtriser quelque
nouvelles compétences dans le but d’étonner Francisco et de le battre,
ne serait-ce qu’une seule fois. Ils n’y parvinrent jamais. Lorsqu’ils lui
avaient montré comment toucher une balle avec une batte de base-
ball, un jeu auquel il n’avait jamais joué auparavant, il les avait regar-
dés quelques minutes durant, avant de dire :
« Je crois que j’ai compris le truc. Laisse-moi essayer. »
Il avait pris la batte et avait envoyé la balle voler au-dessus d’une ran-
gée de chênes située au loin à l’autre bout du champ.
Quand on avait offert un bateau à moteur à Jim, pour son anniver-
saire, ils avaient tous attendu sur le bord de la rivière en regardant
les leçons de pilotage. Un instructeur montrait à Jim comment s’en
servir. Aucun d’entre eux n’avait jamais piloté de bateau à moteur de
sa vie. L’étincelant bateau blanc en forme de balle de fusil avançait
misérablement par à-coups sur les eaux. Son sillage était une longue
série de tremblements. Son moteur s’étouffait entre deux hoquets,
tandis que l’instructeur maintenait le volant pour Jim. Sans aucune
raison apparente, Jim avait tout d’un coup levé la tête et avait crié
à Francisco :
« Tu penses que tu peux faire mieux ? »
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une tradition dans la famille que celui qui serait pris en disgrâce serait
le descendant qui mourrait en laissant la fortune des d’Anconia pas
plus grande que lorsqu’il l’avait reçue.
Des générations s’étaient succédées depuis, et cette disgrâce ne se
produisit jamais. Une légende Argentine disait que la main d’un
d’Anconia avait le miraculeux pouvoir de celle d’un saint. Seulement,
il ne s’agissait pas du pouvoir de guérir, mais de celui de produire.
Les d’Anconia avaient tous été hommes d’inhabituelle habileté,
mais aucun d’entre eux n’aurait pu rivaliser avec ce que Francisco
d’Anconia promettait de devenir. C’était comme si les siècles avaient
« tamisé » les qualités de la famille à travers une fine maille ; avaient
mis au rebut le hors-sujet, le sans-importance, le faible, et n’avaient
laissé filtrer que du talent pur, et rien d’autre ; comme si la chance,
pour une fois, avait produit une entité débarrassée de l’accidentel.
Francisco pouvait mener à bien tout ce qu’il entreprenait ; il pouvait
le faire mieux que quiconque, et il le faisait sans effort. Il n’y avait
aucune vantardise dans ses caractère et conscience, aucun esprit de
comparaison. Son attitude n’était pas du genre : « je peux le faire
mieux que vous, » mais simplement « je peux le faire. » Ce qu’il enten-
dait par faire était faire, au superlatif.
Quelque soit la discipline que son père attendait de lui dans le cadre
dans son planning universitaire, quelque puisse être le sujet qu’il
devait apprendre, Francisco les maîtrisait sans effort et en ayant l’air
de s’en amuser. Son père l’adorait, mais il le cachait prudemment,
comme il cachait la fierté de savoir qu’il guidait la croissance du plus
brillant phénomène d’une brillante lignée.
Francisco, disait-on, allait être « l’apogée des d’Anconia ».
« Je ne sais pas quelle sorte de motto les d’Anconia ont sur leurs
armoiries », dit un jour Madame Taggart, « mais je suis sûre que
Francisco le remplacera par « Pourquoi faire ? » » C’était la première
question qu’il posait toujours lorsqu’on lui proposait n’importe quelle
activité, et rien ne le faisait agir s’il n’obtenait pas de réponse valide.
Il traversait les jours de son mois d’été comme une fusée, mais si
quelqu’un le stoppait à mi-chemin dans sa course, il était toujours
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dans les siens, quand elle fût certaine que son regard était un regard
de condamnation et d’hostilité, elle s’était entendue lui demander,
avec un air de défi dans sa voix :
« Qu’est-ce que tu aimes de moi ? »
Il avait rit ; elle s’était demandée, stupéfaite, ce qui lui avait fait dire
ça. Il avait répondu :
« Voila ce que j’aime en toi ».
Accompagnant le geste à la parole, il avait pointé un doigt en direc-
tion des rails luisants de la gare Taggart, au loin. « Ce n’est pas à moi,
avait elle dit, déçue ». « Ce que j’aime, c’est que ça va l’être ». Elle
avait souri, acceptant sa victoire tout en en étant ouvertement ravie.
Elle n’avait pas compris pourquoi il l’avait regardé d’une manière si
étrange, mais elle avait senti qu’il avait fait quelques rapprochements
qu’elle avait été incapable de deviner, entre son corps et quelque
chose en elle qui lui donnerait la force de commander ces rails un
jour. Il avait brusquement dit, en lui saisissant un bras :
« Essayons encore de voir si nous pouvons apercevoir New York ».
Elle avait pensé qu’il ne s’était pas rendu compte qu’il lui tordait le
bras d’une façon particulière, le tenant incliné vers le bas, le long de
lui ; ça l’obligeait à se tenir pressée contre lui, et elle avait sentit la
tiédeur du soleil sur la peau de ses jambes pressées contre les siennes.
Ils avaient essayé de regarder aussi loin qu’ils l’avaient pu, mais ils
n’avaient rien vu, excepté une légère brume de lumière.
Quand Francisco était reparti, cet été là, elle avait pensé que son
départ était comme le franchissement d’une frontière qui marquait
la fin de son enfance. Il devait entrer au collège à l’automne. Son
tour viendrait après. Elle ressentait une impatience empressée mêlée
à l’excitation de la peur, comme si il avait fait un saut dans un danger
inconnu. C’était comme ce moment, des années auparavant, quand
elle l’avait vu sauter dans l’Hudson depuis un rocher, qu’elle l’avait vu
disparaître sous l’eau noire, puis attendu, sachant qu’il allait réappa-
raître dans un instant et que ça allait être bientôt son tour de le suivre.
Elle écarta cette peur d’un revers de main imaginaire ; pour Francisco,
les dangers n’étaient que des opportunités d’accomplir une nouvelle
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bouleau qui se trouvait derrière lui, et il avait dit, avec la même voix
des jeux de leur enfance :
« J’avais cru que tu aurais appris à courir encore plus vite. Je devrai
toujours t’attendre un peu. »
« M’attendras-tu ? » avait-elle joyeusement demandé.
« Toujours », avait-il répondu sans sourire.
Comme ils étaient en train de monter sur la colline en direction de
la maison, il parlait avec Eddie tandis qu’elle marchait à côté de lui.
Elle avait senti qu’il y avait une sorte de réticence nouvelle entre eux,
laquelle, étrangement, avait été une nouvelle forme d’intimité.
Elle ne lui avait pas posé de questions sur le collège. Quelques jours
plus tard, elle lui avait seulement demandé si ça lui plaisait.
« Ils y enseignent des tas de balivernes, de nos jours », avait-il répondu,
« mais il y a quelques cours qui me plaisent ».
« T’es tu fait des amis, là-bas ». « Deux. » Il ne lui avait rien dit d’autre.
Jim était en train d’approcher ses dernières années d’études dans
un collège de New York. Ses études lui avaient donné un compor-
tement bizarre de tremblante belligérance, comme s’il avait décou-
vert une nouvelle arme.
Il s’était adressé à Francisco, une fois, sans provocation, le stoppant
au milieu de l’herbe pour dire sur un ton de vertu qui justifiait à ses
yeux son agressivité pleine d’assurance.
« Je pense que maintenant que tu as atteint l’âge de l’université, tu
devrais apprendre quelque chose à propos des idéaux. Il est temps
d’oublier ta convoitise égoïste et de consacrer quelques pensées à tes
responsabilités sociales, parce ce que je pense que tous ces millions
dont tu vas hériter ne sont pas pour ton plaisir personnel, ils ne sont
que des fonds pour le bénéfice du défavorisé et du pauvre, parce que
je pense que la personne qui ne prend pas conscience de ceci est un
représentant de l’espèce la plus dépravée du genre humain. »
Francisco avait répondu courtoisement :
« C’est inopportun, maladroit, de répandre des opinions spontanées.
Tu devrais t’épargner l’embarrassante découverte
« Non, je n’ai rien à faire avec eux. Pourquoi poses-tu cette question ? »
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Elle fût encore étonnée, quand elle vit Dagny vêtue pour la récep-
tion. Ce fut la première tenue féminine qu’elle n’eût jamais portée :
une robe de mousseline de soie blanche avec une immense jupe qui
flottait comme un nuage. Madame Taggart s’était attendue à un
absurde contraste. Dagny ressemblait à une beauté. Elle paraissait
à la fois plus âgée et plus rayonnante d’innocence que d’ordinaire ;
debout devant un miroir, elle avait le même port de tête que l’épouse
de Nat Taggart devait avoir.
« Dagny », fit Madame Taggart avec gentillesse, mais aussi un peu de
reproche dans le ton de sa voix, « vois-tu comme tu peux être belle,
quand tu le veux ? »
« Oui », répondit Dagny, sans en paraître aucunement étonnée.
La salle de bal de l’hôtel Wayne-Falkland avait été décorée sur les
instructions de Madame Taggart : elle avait le goût d’une vraie
artiste, et la mise en place de cette soirée fût son œuvre majeure.
« Dagny », fit-elle, « il y a des choses que j’aimerais t’apprendre à
remarquer : lumières, couleurs, fleurs, musique. Ces détails ne sont
pas aussi insignifiants que tu pourrais le penser. »
« Je n’ai jamais pensé qu’ils étaient insignifiants », répondit joyeuse-
ment Dagny.
Pour une fois, Madame Taggart ressentit l’existence d’un lien avec
elle : Dagny l’observait avec la reconnaissante confiance d’une enfant.
« Il y a des choses qui rendent la vie belle », dit Madame Taggart,
« Pour toi, je veux faire de cette soirée un bel événement. Le premier
bal est l'événement le plus romantique de la vie d’une jeune fille. »
Pour Madame Taggart, la plus grande surprise fût le moment ou elle
vit Dagny sous les lumières, contemplant la salle de bal. Ce n’était
pas une enfant, pas une jeune fille, mais une femme rayonnante d’un
tel confiant et dangereux pouvoir, que Madame Taggart la fixa du
regard avec une admiration médusée. En cet âge d’indifférence et de
routine désabusées et cyniques, au milieu d’êtres qui se définissaient
comme faits de viande plutôt que de chair, le port de Dagny semblait
friser l’indécence, parce que c’était de cette façon qu’une femme se
serait comportée dans une salle de bal des siècles auparavant, quand
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arrêt, et ils disaient tous les mêmes choses ennuyeuses qu’ils disent
ailleurs. Je suppose que les lumières leur ont fait croire qu’elles les
rendaient brillants. »
« Ma chérie, tu prends les choses trop au sérieux. On n’est pas censé
être intellectuel à un bal. On est simplement censé y être gai. »
« Comment ? En étant stupide ? »
« Je veux dire, par exemple, ça ne t’a pas plu de rencontrer ces
jeunes hommes ? »
« Quels hommes ? Il n’y avait pas un homme là-bas que je n’aurais pu
rembarrer au moins dix fois. »
Des jours plus tard, alors qu’elle était assise à son bureau de la gare
de Rockdale, s’y sentant à la maison d’un cœur léger, Dagny pensa
à la soirée et haussa les épaules en se reprochant avec mépris d’avoir
été ainsi déçue. Elle leva les yeux : c’était le printemps et il y avait
des feuilles sur les branches des arbres ; dehors, dans l’obscurité, l’air
y était encore tiède. Elle se demanda ce qu’elle avait attendu de cette
réception. Elle ne le savait pas. Mais elle le ressentait encore, à ce
moment là, alors qu’elle s’était affalée sur un bureau délabré, fixant
l’obscurité : un sens de l’attente sans objet grandissant à travers son
corps tel un liquide tiède, lentement. Elle s’effondra en avant en tra-
vers du bureau, indolente, ne ressentant ni l’épuisement ni le désir
de travailler.
Quand Francisco vint, cet été là, elle lui parla de la réception et de
sa déception. Il écouta silencieusement, en la regardant pour la pre-
mière fois avec ce regard fixe de moquerie qu’il réservait aux autres,
un regard qui semblait en voir de trop. Elle eut l’impression de l’en-
tendre répéter ses propres mots, et même plus qu’elle savait lui en
avoir dit.
Elle vit la même expression dans ses yeux, le soir, lorsqu’elle le quitta
trop tôt. Ils étaient seuls, assis sur la berge du fleuve. Il lui restait une
heure avant qu’elle doive être présente à Rockdale. Il y avait de lon-
gues et fines bandes de feu dans le ciel, et des éclats de lumière rouge
flottant lascivement sur l’eau. Il était resté silencieux depuis un bon
moment lorsqu’elle s’était brusquement relevée et lui avait annoncé
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le train eut l’air d’être comme suspendu au-dessus du sol, sans aucu-
nement le toucher, s’en allant dans les airs. Le sol de la gare trem-
bla, et les vitres vibrèrent dans leurs fenêtres. Elle regarda le vol du
train avec un sourire d’excitation. Elle jeta un regard à Francisco : il
était en train de la regarder, avec le même sourire.
Quand l’opérateur de jour arriva, elle lui rendit la station et ils mar-
chèrent dans l’air du matin. Le soleil ne s’était pas encore levé et l’air
rayonnait déjà pour lui. Elle ne ressentait aucun épuisement. C’était
comme si elle venait juste de se réveiller.
Elle s’apprêtait à monter dans sa voiture, mais Francisco fit :
« Marchons à pied jusqu’à la maison. On reviendra chercher la voi-
ture plus tard. »
« D’accord ».
Elle ne s’en était pas étonnée et ça ne l’effrayait pas non plus d’avoir
à parcourir huit kilomètres à pied. Cela semblait naturel ; naturel,
considérant la réalité particulière de ce moment qui était extrême-
ment clair, quoique coupé de tout ; immédiat, quoique déconnecté,
comme une belle île dans un mur de brouillard ; la réalité accrue et
indiscutable que l’on perçoit lorsque l’on est soûl.
La route coupait à travers les bois. Ils abandonnèrent l’autoroute
pour un vieux chemin qui serpentait entre les arbres à travers des
kilomètres de nature intact. Il n’y avait nulle trace de vie humaine
autour d’eux.
D’anciennes ornières envahies par les herbes rendaient la présence
humaine plus distante, ajoutant la distance des années à celle des
kilomètres. Une brume légère de crépuscule persistait au-dessus
du sol, mais dans les trouées, entre les troncs d’arbres, il y avait des
feuilles rassemblées en plaques d’un vert luisant qui semblaient éclai-
rer la forêt. Les feuilles étaient immobiles. Ils marchaient, seuls à
bouger dans un monde immobile. Elle prit soudainement conscience
qu’ils n’avaient pas dit un mot depuis un bon moment. Ils arrivèrent
à une clairière. C’était un petit creux au pied d’une flèche de roches
droites à flanc de colline. Un ruisseau coupait à travers l’herbe, et
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5. A RISTOTE, Physique, Livre iii, chapitre ii, paragraphe 6 – iv e siècle av. J-C.
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Il n’avait pas répondu, et n’avait fait que presser son visage plus fort
contre elle.
Elle était restée allongée, sans faire aucun mouvement, consciente
de rien d’autre que d’un suprême appel à la prudence.
Sa tête reposant sur son sein, sa main caressant doucement et sans
répit ses cheveux, elle était restée ainsi allongée, regardant le pla-
fond de la pièce et ses guirlandes sculptées à peine visibles dans la
pénombre, et elle avait attendu, engourdie de terreur.
Il gémissait :
« C’est vrai, mais c’est tellement dur de le faire ! Oh, mon Dieu, c’est
tellement dur ! »
Au bout d’un moment, il avait relevé la tête. S’était assis. Ses trem-
blements avaient cessé.
« Qu’est-ce que c’est, Francisco ? »
« Je ne peux pas te le dire. »
Sa voix était simple, ouverte, dénuée de toute tentative de masquer
la souffrance, mais c’était désormais une voix qu’il maîtrisait.
« Tu n’es pas prête à l’entendre ».
« Je veux t’aider ».
« Tu ne le peux pas ».
« Tu dis que tu refuses de l’aide ? »
« Je ne peux pas refuser ».
« Laisses-moi le partager avec toi ».
Il avait secoué la tête.
Il était resté assis un instant, à la regarder, comme s’il avait été en
train de peser une réponse. Puis, il avait secoué la tête une deuxième
fois, comme pour se répondre à lui-même.
« Si je ne suis pas sûr de pouvoir le supporter », avait il dit avec une
nouvelle note étrange dans le ton de sa voix qui ressemblait mainte-
nant à de la tendresse, « comment le pourrais-tu ? »
Elle avait dit, lentement, avec effort, faisant de son mieux pour ne
pas crier :
« Francisco, je dois savoir ».
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Tire tes propres conclusions… Dagny. Mais son visage était sérieux
lorsqu’il enchaîna :
– Pourquoi as-tu imaginé Halley écrivant un Cinquième Concerto ?
Pourquoi pas une nouvelle symphonie, ou un opéra ? Pourquoi un
concerto, en particulier ?
Pourquoi cela te dérange-t-il ?
Ça ne me dérange pas. Il ajouta d’une voix douce :
J’aime toujours sa musique, Dagny. Après quoi il continua sur le
même ton :
– Mais elle appartient à un autre âge. Notre âge apporte avec lui un
genre de musique différent. Il roula sur le tapis pour se retrouver sur
le dos, position qu’il conserva avant de croiser ses mains sous sa tête,
regardant en l’air comme s’il était en train de suivre les scènes d’une
farce cinématographique se déroulant sur le plafond.
– Dagny, n’as-tu pas été amusée par le spectacle du comportement
de l’État Populaire du Mexique, par rapport aux Mines de San
Sebastian ? As-tu lu les déclarations de leur gouvernement et les édi-
toriaux de leurs journaux ? Ils disent que je suis un tricheur sans scru-
pules qui les a escroqués. Ils espéraient avoir une fructueuse opéra-
tion minière à saisir. Je n’avais pas le droit de les décevoir comme ça.
As-tu lu à propos de ce dégoûtant petit bureaucrate qui voulait leur
faire porter plainte contre moi ?
Il rit, allongé à plat sur le dos ; il étendit ses bras sur le tapis, for-
mant une croix avec son corps ; il semblait désarmé, relaxé, et jeune.
– Ça en valait la peine, quelque soit ce que ça me coûte. J’avais les
moyens de m’offrir ce spectacle. Si j’avais monté tout ça intentionnel-
lement, j’aurais battu le record de l’empereur Néron. Qu’est-ce que
brûler une ville, comparé à retirer le couvercle qui cache le diable
dans la marmite et de l’exposer à la vue de tous ? Il se leva, ramassa
quelques billes et s’assit sur le sol en les secouant dans sa main d’un
air absent ; elles cliquetèrent d’un doux bruit lorsqu’elles s’entrecho-
quaient : le son clair de la pierre de qualité. Elle réalisa soudaine-
ment que de jouer avec ces billes n’était pas une manière d’affectation
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Non, ma chère. C’est toi que je dois combattre. Elle le regarda d’un
air interloqué.
Qu’essayes-tu de dire ?
– Je suis en train de dire que le programme de logement des travail-
leurs de San Sebastian a coûté 8 millions de dollars, répondit-il en
mettant un peu d’emphase sur chaque mot qu’il prononça lentement
sur un ton empreint de dureté, « Le prix payé pour ces maisons en
carton était suffisant pour acheter des maisons à structure d’acier.
De même que pour toutes les autres installations. Cet argent est allé
à des hommes qui sont devenus riches grâce à ces méthodes. De tels
hommes ne restent pas riches bien longtemps. L’argent ira vers des
canaux de redistribution ; pas pour servir des intérêts plus produc-
tifs, mais les plus corrompus. Selon les standards de notre temps,
l’homme qui a le moins à offrir et celui qui gagne. Cet argent dis-
paraîtra dans des projets tels que les Mines de San Sebastian. »
Elle dut faire un effort pour lui demander :
Est-ce cela qui t’intéresse ?
Oui.
Est-ce cela que tu trouves amusant ?
Oui.
– Je suis en train de penser à ton nom, dit-elle, alors qu’une autre
partie de son esprit était en train de lui crier que tout reproche était
inutile, « C’était une tradition dans ta famille qu’un d’Anconia laisse
toujours à ses descendants une fortune plus grande que celle qu’il
a reçu. »
– Oh oui, mes ancêtres ont fait montre d’une capacité remarquable
pour faires de bonnes choses aux bons moments ; et pour faire les
bons investissements. Bien sûr, investissement est un terme empreint
de relativité. Il dépend de ce que tu souhaites accomplir. Regarde
l’exemple de San Sebastian. Cela m’a coûté 15 millions de dollars,
mais ces 15 millions investis ont provoqué la perte de 40 millions
pour Taggart Transcontinental, dont 35 millions provenant des fonds
propres de ses actionnaires, tels que James Taggart et Orren Boyle,
plus des centaines de millions dont la perte sera entraînée par les
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CHAPITRE VI
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Bon Dieu ! s’était-il écrié en sautant sur ses jambes. Il s’était préci-
pité jusqu’à la maison, avait gravi les escaliers quatre-à-quatre tout en
arrachant ses vêtements, et s’était investi dans la routine de s’habil-
ler pour la circonstance, seulement conscient du besoin de se dépê-
cher, pas de la raison qui le lui faisait faire.
Lorsqu’il réalisa totalement ce qu’était l’objet de sa précipitation,
il s’interrompit.
« Tu ne t’intéresses à rien d’autre qu’aux affaires. » Il l’avait entendu
toute sa vie durant, prononcé comme un verdict de damnation. Il
avait toujours su que les affaires étaient considérées comme une
sorte de culte secret et honteux que l’on ne devait pas imposer aux
hommes ordinaires et innocents, que les gens les considéraient
comme une laide nécessité devant être accomplie mais toujours tu,
que de parler de commerce était une offense aux sensibilités supé-
rieures, que, ainsi que l’on devait laver la graisse des machines de sur
ses mains avant d’entrer à la maison, on était censé se laver l’esprit
de la déformation mentale occasionnée par le mercantilisme avant
de pénétrer dans un salon.
Il n’avait jamais été un supporter de ce credo, mais il avait accepté
comme tout naturel que les membres de sa famille le soient. Il tenait
pour acquis –sans en faire de commentaires, à la manière d’un com-
portement enseigné durant l’enfance et demeurant indiscutable et
innomé– de s’être dédié, tel un martyr de quelque obscure religion,
au service d’une foi qui était son amour passionné, mais qui faisait de
lui un paria parmi les hommes dont il n’espérait aucune sympathie.
Il avait accepté la croyance qu’il était de son devoir d’offrir à son
épouse quelque forme d’existence sans aucun rapport avec le monde
des affaires. Mais il n’avait jamais trouvé la capacité de le faire, ni
même d’en ressentir de la culpabilité. Il ne pouvait ni changer ni la
blâmer si elle choisissait de le condamner. Il n’avait jamais offert de
son temps à Lillian –non, y songea-t-il, durant des années– durant
leurs huit années de vie partagée. Il n’avait eu aucune attention pour
ses centres d’intérêts, même pas assez pour seulement savoir ce
qu’ils étaient.
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Elle avait un large cercle d’amis, et il avait entendu dire que leurs
noms représentaient le cœur de la culture du pays, mais il n’avait
jamais eu le temps de les rencontrer ni même de reconnaître leur
célébrité en apprenant à quels fait ils la devaient. Il savait seulement
qu’il voyait souvent leurs noms sur les couvertures de magazines
dans les kiosques. Si Lillian lui en voulait pour cette attitude, pensa-
t-il, elle avait raison. Si ses manières à son égard étaient excessives, il
le méritait. Si sa famille disait qu’il n’avait pas de cœur, c’était vrai.
Il ne s’était jamais ménagé à la tâche. Quand un problème survenait
dans l’entreprise, son premier souci était de découvrir l’erreur qu’il
avait pu commettre ; il ne cherchait pas la faute chez les autres, mais
la sienne ; c’était de lui-même qu’il attendait la perfection. Il ne s’ac-
corderait aucun pardon, maintenant ; il accepterait le blâme. Mais
à la fonderie, cela l’incitait à l’action immédiate, fait d’une impul-
sion instantanée, pour corriger l’erreur ; maintenant, une telle atti-
tude n’aurait aucun effet… Juste encore quelques minutes, se dit-il,
les yeux clos, se tenant devant le miroir.
Il n’arrivait pas à venir à bout de la chose dans son esprit qui ne ces-
sait pas de lui lancer des mots ; c’était comme essayer de brancher
à mains nues un tuyau sur une bouche à incendie ouverte. Des jets
cinglants, faits d’images et de mots submergeaient continuellement
son esprit.
Des heures, songea-t-il, des heures perdues à regarder les yeux des
invités qui devenaient lourds d’ennui s’ils étaient sobres, ou ceux,
vitreux, qui observaient d’un air imbécile lorsqu’il ne l’étaient pas,
et de prétendre qu’il ne remarquait ni l’un ni l’autre, et se forçant
à trouver quelque chose à leur dire quand il n’avait rien à leur dire–
alors qu’il avait besoin d’heures de recherches pour trouver un suc-
cesseur au directeur de l’unité de laminage qui venait de démission-
ner soudainement, sans fournir aucune explication. Il devait s’en
occuper immédiatement ; les hommes de sa trempe étaient telle-
ment difficiles à trouver, et n’importe quel incident pouvait inter-
rompre la production du laminoir… C’était les rails de Taggart qui
étaient en production… Il se souvenait du reproche silencieux, le
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– Je sais que vous n’appréciez pas les soirées. Moi de même. Mais
je me demande parfois… Peut-être sommes-nous les seuls dont on
espérait que nous les appréciions.
– J’ai peur de ne pas avoir le talent pour.
– Pas pour ça. Mais croyez-vous que tous ces gens l’apprécient ? Ils
ne font que se forcer pour paraître plus insensibles et désœuvrés que
d’ordinaire ; pour être léger et sans importance… Vous savez, je
pense que seulement lorsque quelqu’un se sent immensément impor-
tant, alors il peut vraiment sentir la lumière.
– Je n’aurais pu le savoir.
– C’est seulement une pensée qui me tracasse de temps à autre… Je
l’ai pensé de mon premier bal… Je persiste à penser que les soirées
sont faites pour êtres des célébrations, et que les célébrations ne
devraient êtres que pour ceux qui ont quelque chose à célébrer.
– Je n’ai jamais songé à ça.
Elle ne parvenait pas à adapter son discours à la formalité rigide des
ses manières ; elle n’arrivait pas à le croire. Ils avaient toujours été
à l’aise ensemble, dans son bureau. Maintenant, il ressemblait à un
homme coincé.
– Hank, regardez ça. Si vous ne connaissiez aucune de ces personnes,
est-ce que cela ne semblerait pas merveilleux ? Les lumières, et les
tenues et toute l’imagination qui ont rendu cela possible…
Elle était en train de regarder les gens dans la pièce. Elle n’avait pas
remarqué qu’il n’avait pas accompagné son regard. Il avait baissé les
yeux sur l’ombre de son épaule dénudée, la douce ombre bleue faite
par la lumière qui tombait à travers les ondulations de ses cheveux.
– Pourquoi avons-nous abandonné tout cela aux naïfs ? Ce devrait
être à nous.
De quelle façon ?
Je ne sais pas… Je m’étais toujours attendue à ce que les réceptions
soient brillantes, comme des alcools rares. Elle rit ; il y avait une note
de mélancolie dans son rire.
– Mais je ne bois pas non plus. C’est encore un autre symbole qui ne
signifie pas ce qu’il était censé signifier. Il était silencieux. Elle ajouta :
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– Je ne sais pas, fit le vieux garçon, « je ne suis pas effrayé par les
rôdeurs, ou les vols, ou n’importe quoi d’autre de ce genre. Mais je
reste éveillé toute la nuit. Je m’endors seulement lorsque je vois la nuit
devenir pâle. C’est vraiment bizarre. Chaque soir, quand il fait plus
sombre, j’ai l’impression que c’est le dernier couplet, que la lumière
du jour ne reviendra pas. »
– Mon cousin qui vit sur la côte, dans le Maine, m’a écrit la même
chose, fit une des femmes.
– La nuit dernière, reprit le vieux garçon, « je suis resté éveillé à cause
de la fusillade. Il y a eu des coups de feu toute la nuit, bien loin, en
mer. Il n’y avait pas de flashs de lumière. Il n’y avait rien. Juste ces
détonations, séparées par de longs intervalles, quelque part dans le
brouillard au-dessus de l’Atlantique. »
– J’ai lu quelque chose dans le journal, ce matin. Les garde-côtes s'en-
traînent au tir.
– Comment ça, non, dit le vieux garçon avec indifférence. « Tout
le monde le long de la côte sait ce que c’était. C’était Ragnar
Danneskjold. C’était les garde-côtes qui essayaient de l’attraper. »
– Ragnar Danneskjold à Delaware Bay ? s’écria une femme.
Oh, oui. Ils disent que ce n’est pas la première fois.
L’ont-ils attrapé ?
Non.
Personne ne peut l’attraper, fit l’un d’entre-eux.
– L’État Populaire de la Norvège a offert une récompense d’un mil-
lion de dollars pour sa tête.
– C’est un sacré paquet d’argent à payer pour une tête de pirate.
– Mais comment allons-nous maintenir la sécurité, ou l’ordre, ou le
plan économique sur la planète, avec un pirate qui se balade comme
ça sur les sept mers du monde.
– Vous savez ce qu’il a saisi la nuit dernière ? dit le vieux garçon,
« Le grand bateau qui transportait l’aide humanitaire pour l’État
Populaire de France. »
Que fait-il de tout ce qu’il saisit ?
Ah, ça… Personne n’en sait rien.
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– J’ai rencontré un marin, une fois, qui avait navigué sur un bateau
qu’il avait attaqué, et qui l’a vu en personne. Il dit que Ragnar
Danneskjold a des cheveux blonds de l’or le plus pur, et la figure
la plus effrayante sur Terre ; une figure sans aucune trace de senti-
ment. Si jamais il y a eu un homme qui est né sans cœur, c’est lui ;
m’a dit ce marin.
– Un de mes neveux a vu le bateau de Ragnar Danneskjold, une nuit ;
au large des côtes de l'Écosse. Il m’a écrit qu’il n’en avait pas cru ses
yeux. C’était un bateau bien mieux que ceux de la marine de l’État
Populaire de l’Angleterre.
– Ils disent qu’il se cache dans un de ces fjords norvégiens où ni Dieu
ni l’homme ne le trouveront jamais. C’est là où les Vikings avaient
l’habitude de se cacher pendant le Moyen-Age.
– L’État Populaire du Portugal a aussi offert une récompense pour
sa tête. Et aussi l’État Populaire de la Turquie.
– Ils disent que c’est un scandale national, en Norvège. Il descend de
l’une de leurs meilleures familles. Sa famille aurait perdu tout son
argent, il y a quelques générations, mais le nom est des plus nobles.
Les ruines de leur château existent toujours.
– Son père est un évêque. Son père l’a désavoué et l’a excommunié.
Mais ça n’a rien fait.
– Saviez-vous que Ragnar Danneskjold a fait des études dans ce
pays ? Oh, oui ! Le Collège Patrick Henry.
Non ? … C’est pas vrai !
Oh, oui. Vous pouvez vous renseigner.
– Moi, ce qui m’ennuie, c’est… Vous savez, je n’aime pas ça. Je n’aime
pas ça qu’il apparaisse ici, maintenant, le long de nos côtes. Je croyais
que les choses comme ça n’arrivaient que dans des endroits pauvres.
Seulement en Europe. Mais un gros hors-la-loi comme lui opérant
dans le Delaware, aujourd’hui, à cette époque !
– Il a été vu au large de Nantucket, aussi. Et à Bar Harbor. On a
demandé aux journalistes de ne pas en parler.
– Pourquoi ?
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– Ils ne veulent pas que les gens sachent que la marine n’arrive pas
à l’attraper.
– J’aime pas ça. Ça fait drôle. C’est comme quelque chose qui nous
arrive de l’âge des barbares. Dagny releva les yeux. Elle vit Francisco
d’Anconia qui se tenait à quelques pas d’elle. Il la regardait avec une
sorte de curiosité attentive ; ses yeux étaient moqueurs.
– On vit dans un drôle de monde, dit le vieux garçon d’une voix basse.
– J’ai lu un article, fit une femme sur un ton neutre, « Il dit que ces
temps de crise sont bon pour nous. Que c’est bien que les gens soient
de plus en plus pauvres. Que d’accepter les privations est une qua-
lité morale. »
– Je le suppose, commenta une autre femme, sans conviction.
– Faut pas s’en faire. J’ai entendu un discours qui dit que ça ne sert
à rien de s’inquiéter ou d’accuser quelqu’un. Personne ne peut rien
faire contre ce qu’il fait ; que ce sont les circonstances qui ont fait
de lui ce qu’il est devenu. Il n’y a rien qu’on puisse faire contre rien.
Nous devons apprendre à accepter les choses comme elles sont.
– Pourquoi faire, de toute façon ? Quel est le destin de l’homme ? N’a-
t-il pas toujours été d’espérer, mais de ne jamais réaliser. Le sage est
celui qui ne tente pas d’espérer.
– Ça c’est une bonne attitude à prendre.
– Je ne sais pas… Je ne sais plus ce qui est bien… Le saura-t-on jamais ?
– Oh, et puis… Qui est John Galt ? Dagny tourna les talons et com-
mença à s’éloigner d’eux.
– Moi, je le sais, dit la femme sur le ton de voix basse et mystérieux
de celle qui s’apprête à partager un secret.
Vous savez quoi ?
Je sais qui est John Galt.
– Qui ? demanda brusquement Dagny qui venait de s’arrêter.
– Je connais un homme qui a connu John Galt, en personne. Cet
homme est un vieil ami d’une de mes grands-tantes. Il était là et
il l’a vu arriver. Connaissez-vous la légende d’Atlantis, Mademoi
selle Taggart ?
Quoi ?
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Atlantis.
Pourquoi… Vaguement.
– Les Îles des Bienheureux. C’est comme ça que les Grecs les appelaient,
il y a des milliers d’années. Ils disaient qu’Atlantis était un endroit où
les esprits des héros vivaient dans un bonheur inconnu du reste du
monde. Un endroit auquel seuls les esprits des héros pouvaient accé-
der, et ils l’atteignaient sans en mourir parce qu’ils transportaient le
secret de la vie à l’intérieur d’eux. L’humanité avait perdu Atlantis ;
même à cette époque là. Mais les Grecs savaient qu’elle avait existé.
Ils essayèrent de la trouver. Il y en avait qui disaient que c’était sous
terre, caché au cœur de la Terre. Mais la plupart disaient que c’était
une île. Une île radieuse dans l’océan de l’ouest. Peut-être que l’Amé-
rique est l’endroit auquel ils pensaient. Ils ne l’ont jamais trouvé.
Pendant les siècles qui ont suivi ; les hommes dirent que c’était juste
une légende. Ils n’y croyaient pas, mais ils n’ont jamais arrêté de la
chercher, parce qu’ils savaient que c’était ce qu’ils devaient trouver.
Bon, mais ; et John Galt ?
Il l’a trouvé. L’intérêt de Dagny était parti.
Qui était-il ?
– John Galt était un millionnaire, un homme d’une richesse ines-
timable. Il naviguait sur son yacht, une nuit, au milieu de l’Atlan-
tique, traversant une des plus grosses tempêtes qu’on avait jamais vu ;
et c’est là qu’il trouva. Il l’a vu dans les profondeurs, là ou elle avait
coulé pour échapper aux tentatives des hommes de la trouver. Il vit
les tours d’Atlantis qui brillaient dans le fond de l’océan. C’était une
telle vision que quand quelqu’un l’avait vu, il ne pouvait plus avoir
envie de regarder le reste du monde. John Galt coula son bateau et
alla dans le fond avec tout son équipage. Ils avaient tous délibéré-
ment choisi de le faire. Mon ami fût le seul survivant.
– Comme c’est intéressant.
– Mon ami l’a vu de ses propres yeux, dit la femme, offensée. C’est
arrivé il y a des années. Mais la famille de John Galt a étouffé l’affaire.
– Et qu’est-ce qui est arrivé à sa fortune ?
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Il était très tard, ou très tôt, le matin, lorsque Rearden entra dans la
chambre de sa femme. Elle était toujours éveillée. Une lampe était
allumée sur sa table de nuit. Elle était allongée sur son lit, le haut
de son corps légèrement incliné sur les coussins de lin vert pâle. Le
dessus de lit était en satin vert pale, lissé avec l’impeccable perfec-
tion d’un modèle d’exposition vu dans une vitrine ; le lustre de ses
plis suggérait qu’ils venaient d’être déballés de leur papier de soie.
La lumière, voilée d’une tonalité fleurs de pommier, tombait sur une
table sur laquelle étaient posés un livre, un verre de jus de fruit, et
des accessoires de toilette en argent brillant comme les instruments
d’une trousse de chirurgie.
Ses bras avaient un teint de porcelaine. Il y avait encore une touche
de rouge-à-lèvre rose pâle sur ses lèvres. Elle ne montrait aucun
signe de fatigue après cette soirée ; aucun signe de vie sur le point
de trahir de la fatigue.
L’endroit était comme l’exposition d’un décorateur arrangée spé-
cialement pour une lady qui dormait, et qui ne souhaitait pas
être dérangée.
Il portait encore ses vêtements de soirée, mais son nœud de cravate
était défait, et une mèche de cheveux lui tombait sur le visage.
Elle lui lança un regard dépourvu d’étonnement, comme si elle
savait ce que la dernière heure qu’il avait passé dans cette chambre
lui avait fait. Il la regardait en silence. Il n’était pas entré dans sa
chambre depuis longtemps déjà. Il demeurait debout, regrettant
maintenant d’y être entré.
N’est-il pas dans les usages de parler, Henry ?
Si tu le souhaites.
– J’aurais aimé que tu envoies un de tes brillants experts de l’usine
pour jeter un coup d’œil à notre fourneau. Sais-tu qu’il est tombé
en panne pendant la soirée, et que Simons a eu un mal de chien à le
rallumer ? … Madame Weston dit que notre cuisinier est notre plus
grande réussite… Elle a adoré les hors-d’œuvres… Balph Eubank a
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dit quelque chose de très drôle à propos de toi… Il a dit que tu étais
« un croisé avec une cheminée d’usine fumante en guise de plumeau ».
Je suis heureuse que tu n’aimes pas Francisco d’Anconia. Je ne peux
pas le supporter.
Il se moquait d’avoir à expliquer sa présence, ou à déguiser sa défaite,
ou de l’admettre en se retirant. Soudainement, il se moquait éper-
dument de ce qu’elle pouvait deviner ou sentir. Il s’approcha de la
fenêtre et s’immobilisa devant, regardant à travers, au loin.
Pourquoi l’avait-elle épousé ? se demanda-t-il. C’était une question
qu’il ne s’était pas posé le jour de leur mariage, il y avait huit ans.
Depuis ce jour, il se l’était demandé de nombreuses fois avec un sen-
timent de solitude torturée. Il n’avait jamais trouvé de réponse.
Ce n’était pas pour les relations, ni pour l’argent, pensa-t-il. Elle était
issue d’une vieille famille qui avait les deux. Le nom de sa famille
ne comptait pas parmi les plus connus, et leur fortune était somme
toute modeste, mais ils étaient tous deux suffisants pour lui offrir
un accès aux plus hautes sphères de la société New Yorkaise où il
l’avait rencontré. Il y a neuf ans, il avait fait une apparition fracas-
sante à New York, à la lumière des feux de Rearden Steel, un suc-
cès que quelques « experts » avaient cru impossible. C’était son indif-
férence qui le rendait spectaculaire. Il ignorait que d’aucun parmi
les plus influents avaient cru qu’il tenterait d’acheter sa position
dans la haute société, et que ceux-ci avaient quelque peu anticipé
le plaisir de l’en exclure. Il n’eut même pas le temps de remarquer
leur désappointement.
Il s’était prêté de mauvaise grâce au jeu des occasions sociales aux-
quelles il était invité par des hommes qui attendaient ses faveurs. Il ne
savait pas, contrairement à eux, que sa politesse empreinte de cour-
toisie n’était que de la condescendance pour ceux qui avaient nourri
l’ambition de le snober, les mêmes qui avaient dit que l’époque de la
réussite personnelle était révolue.
Non ; en fait c’était l’austérité de Lillian qui l’avait séduit ; ou, plus
exactement, le conflit entre son austérité et son caractère.
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De son côté, il n’avait jamais aimé personne ni même été dans l’at-
tente d’être aimé par quiconque. Il s’était laissé convaincre, sans
aucune réticence avérée, par le spectacle d’une femme qui le cour-
tisait ouvertement, comme si cela avait été fait contre sa volonté, et
comme si elle avait combattu un désir qu’elle refoulait.
C’était elle qui avait organisé leur première rencontre, pour ensuite
froidement lui faire face, comme si elle s’était moqué qu’il en soit
conscient. Elle parlait peu. Il avait remarqué cet air de mystère en
elle qui semblait vouloir lui dire qu’il ne parviendrait jamais à pas-
ser outre son orgueilleux détachement ; et aussi un air amusé qui se
moquait de son propre désir comme de celui de Rearden.
Il n’avait pas connu beaucoup de femmes. Il n’avait fait que foncer
vers son but, écartant de son passage tout ce qui ne contribuait pas à
l’atteinte de ses objectifs. Sa dévotion pour son travail était comme
l’un de ces feux dont il s’occupait, un feu qui consumait les moindres
éléments et les impuretés pour qu’ils ne puissent polluer le jet blanc
de métal liquide pur. Il était incapable de l’à-peu-près, du provisoire,
de l’inachevé et de l’ésotérique.
Mais il lui était arrivé de ressentir de soudains accès de désir, si vio-
lents d’ailleurs qu’ils ne pouvaient motiver des rencontres occasion-
nelles. Il s’y était abandonné en quelques rares occasions, avec des
femmes qu’il avait cru aimer. De ces expériences il ne lui était resté
qu’un sentiment de colère et de vacuité ; parce qu’il avait espéré trou-
ver un acte triomphal– quoiqu’il n’aurait su dire de quelle nature.
Mais la réponse qu’il en avait toujours reçue n’avait été que la sou-
mission d’une femme à un plaisir ordinaire, et il était trop claire-
ment conscient que ce qu’il en avait gagné n’avait pas de sens profond.
Ces quelques expériences ne lui avaient pas laissé le sens de sa propre
réalisation qu’il en avait espéré, mais un sentiment de sa propre
dégradation. Il avait appris à haïr ce désir. Il le combattait. Il en était
arrivé à croire à cette doctrine qui disait que son désir ne pouvait
être qu’entièrement physique ; un désir qui n’était pas de conscience,
mais de matière. Il se rebellait contre la pensée que sa chair pouvait
être libre de choisir, et que ce choix ne pouvait être en rien influencé
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par la volonté de son esprit. Il avait passé sa vie dans les mines et les
usines, transformant la matière selon ses désirs par la puissance de
son cerveau. Il trouvait intolérable de ne pas être capable de contrô-
ler la matière de son propre corps. Il avait tenté de combattre cela.
Il avait gagné toutes les batailles contre la nature inanimée ; mais il
avait perdu celle là.
C’était la difficulté de la conquête qui lui avait fait désirer Lillian.
Elle avait l’air d’être une femme qui recherchait et méritait un pié-
destal. C’est cela qui avait provoqué son désir de l’attirer vers lui
avant de la mettre dans son lit. De « l’attirer vers la bas », avaient été
les mots exacts. Cela lui avait donné un plaisir obscur : le sens de la
victoire qui valait d’être remportée.
Il ne pouvait comprendre pourquoi il pensait que cela n’était qu’un
obscène conflit ; un signe de quelque secrète perversion en lui. Mais
alors, pourquoi avait il également ressenti une profonde fierté à la
pensée de donner à une femme le titre de « son épouse ». Le senti-
ment était lumineux et solennel ; c’était comme s’il avait voulu hono-
rer une femme par l’acte de la posséder.
Lillian avait paru correspondre à une image qu’il ne savait pas déte-
nir ; dont il avait ignoré qu’il souhaitait la trouver. Il avait vu la grâce,
la fierté, la pureté. Le reste était en lui. Il ne savait pas qu’il n’avait
vu qu’un reflet.
Il se souvint du jour où Lillian était arrivée dans son bureau, depuis
New York, du choix soudain de cette jeune femme qui lui avait
demandé de lui faire visiter son entreprise. Il se souvint de cette
voix douce et basse exprimant une admiration grandissante, alors
qu’elle le questionnait sur son travail et regardait tout autour d’elle.
De temps à autre, il avait jeté un regard à cette gracieuse silhouette
se mouvant contre les jets de flammes des hauts fourneaux, et, se
découpant dans la lumière, aux pas rapides de ses pieds chaussés de
hauts talons trébuchant sur les coulées de laitier alors qu’elle mar-
chait à ses côtés avec résolution.
Lorsqu’elle avait regardé le jet d’une coulée d’acier, l’expression de
ses yeux avait reflété ce qu’il en ressentait lui-même, et cela avait
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CHAPITRE VII
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Des muscles, Mademoi selle Taggart, lui avait dit Ben Nealy,
le sous-traitant.
– Des muscles ; c’est tout ce dont on a besoin pour construire n’im-
porte quoi sur cette Terre.
Aucun sous-traitant pouvant rivaliser avec McNamara ne semblait
nulle part exister. Elle avait pris le meilleur qu’elle avait pu trouver.
On ne pouvait faire confiance à aucun ingénieur de la Taggart pour
superviser un tel travail ; tous demeuraient sceptiques à propos du
nouveau métal. « Franchement, Mademoiselle Taggart, » son ingé-
nieur en chef lui avait dit, « considérant que c’est une expérience que
personne n’a tenté auparavant, je ne pense pas que ce serait fairplay
de la placer sous ma responsabilité. »
« C’est la mienne », avait-elle répondu. C’était un homme qui avait
dans la quarantaine mais qui avait gardé ses manières désinvoltes de
l’université où il avait obtenu son diplôme. Dans le temps, Taggart
Transcontinental avait eu un ingénieur en chef, un homme effacé
aux cheveux gris qui s’était fait tout seul, et qui n’avait aucun équi-
valent dans aucune autre compagnie de chemin de fer. Il avait donné
sa démission, il y avait cinq ans de cela.
Elle regarda en bas du pont. Elle se tenait sur une mince poutre
d’acier au-dessus d’une gorge qui constituait un espace d’une profon-
deur de cinq-cent mètres entre les montagnes. Loin, en bas, elle pou-
vait distinguer les imperceptibles contours d’un lit de rivière asséché,
des amoncellements de pierres, des troncs d’arbres aux formes tortu-
rées arrivés là, depuis des centaines d’années pour certains. Elle se
demanda si des pierres, des troncs d’arbres et des muscles n’auraient
jamais pu faire un pont au-dessus de ce cañon. Elle se demanda pour-
quoi elle s’était mise à songer que des creuseurs de galeries avaient
vécu durant des générations au fond de ce cañon, nus.
Elle releva son regard vers les champs de pétrole de Wyatt. La voie
se séparait pour constituer des voies de garages qui se faufilaient
entre les derricks. Elle vit les petits disques des signaux d’aiguillages ;
petits points sur fond de neige. Il y avait des tas de disques en métal
de ce genre à travers le pays, des milliers, mais ceux-là étincelaient
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sous le soleil et leurs reflets métalliques étaient d’un bleu tirant sur
le vert.
Ce qu’ils signifiaient pour elle étaient ces heures après heures de
patientes et calmes discussions à essayer de cerner, et pas de contra-
rier, la personnalité de Monsieur Mowen, président de l’Amalgama-
ted Switch and Signal Company, Inc., dans l’État du Connecticut.
– Mais, Mademoiselle Taggart, ma chère Mademoiselle Taggart !
Mon entreprise a servi la votre des générations durant. Pourquoi ?
Votre grand-père fût le premier client de mon grand-père, et donc
vous ne pouvez douter de notre empressement à accomplir tout
ce que vous nous demanderez, mais avez-vous dit « aiguillages en
Rearden Metal » ? »
– Oui.
– Mais, Mademoiselle Taggart ! Considérez un instant ce que cela
implique de travailler ce métal. Savez vous que ce machin ne fond
pas à une température de moins de deux mille deux cent degrés ? …
Formidable ? Et bien c’est formidable pour les fabricants de moteurs.
Mais moi, ce que j’en pense, c’est que ça implique un nouveau type
de fourneau, un processus de fabrication entièrement nouveau, des
employés à former, des contraintes temporelles, des règles de tra-
vail à revoir ; tous mis dans le pétrin, et après ça, Dieu seul sait si ça
va donner quelque chose de bon ou pas… ! Comment pouvez-vous
le savoir, Mademoiselle Taggart ? Comment pouvez-vous savoir, si
personne ne l’a jamais fait avant ? … Et bien, moi, je ne peux pas
dire si ce métal est bon, et je ne peux pas dire non plus s’il ne l’est
pas. …Et bien, non ; je suis incapable de dire si c’est un produit de
génie, comme vous le dites, ou tout simplement un canular, comme
le disent des tas de gens, vraiment beaucoup de gens, Mademoi
selle Taggart… Et bien, non ; je ne peux pas dire que c’est impor-
tant, d’une façon ou d’une autre, parce que qui suis-je pour m’aven-
turer dans un travail de ce genre ?
Elle avait offert de payer le double pour que cette commande soit
exécutée. Rearden avait envoyé deux métallurgistes pour former les
hommes de Mowen ; pour enseigner, pour montrer, pour détailler
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ça avait donné. Elle était en train de grandir. Elle allait être termi-
née à temps.
Elle entendit un bruit de pas rapides et marqués, et elle se retourna.
Un homme se dirigeait vers elle en marchant entre les rails. Il était
grand et jeune. Sa tête découverte arborait une tignasse noire agi-
tée par le vent. Il portait une veste de travail en cuir, mais il n’avait
pas l’air d’être un ouvrier. Il y avait quelque chose de trop martial
et d’assuré dans son allure, se dit-elle en l’observant marcher. Elle
ne put reconnaître le visage jusqu’à ce que ce qu’il ne se trouva plus
qu’à quelques mètres d’elle. C’était Ellis Wyatt. Elle ne l’avait jamais
revu depuis son arrivée fracassante dans son bureau.
Il s’approcha, puis s’arrêta enfin, la regarda et sourit :
– Bonjour, Dagny, fit-il.
Ce fût pour elle un choc d’émotion. Elle comprenait parfaitement
tout ce que ces deux mots ainsi prononcés voulaient dire. Ça voulait
dire le pardon, la compréhension et la reconnaissance. C’était –plus
qu’un salut– un hommage.
– Bonjour, dit-il une seconde fois, en lui tendant cette fois la main.
– Il lui serra la main, plus longtemps que ce que l’usage demandait.
Ce fut une signature sous un compte règlé et compris.
– Dites à Nealy de mettre de nouvelles palissades pour la neige sur
environ trois kilomètres à la Granada Pass, dit-il. Les anciennes
sont pourries ; elles ne tiendront pas une tempête de plus. Envoyez-
lui une déneigeuse. Ce qu’il a trouvé est une saloperie qui ne suffi-
rait pas à déneiger un petit jardin. Les grosses chutes peuvent arri-
ver n’importe quand dans la semaine, maintenant.
Pendant un instant, elle l’observa silencieusement.
Êtes-vous souvent venu faire ça ?
Quoi ?
Venir voir l’évolution des travaux.
– Chaque fois que j’ai pu. Quand j’en ai eu le temps. Pourquoi ?
– Étiez-vous ici la nuit où ils ont eu un éboulement de roche ?
– Oui.
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– J’ai été surprise par la rapidité avec laquelle ils ont dégagé la voie,
quand je l’ai lu sur le rapport sur cet incident. Ça m’a fait penser que
Nealy était meilleur que ce que j’avais cru.
– Il ne l’est pas.
– Etait-ce vous qui organisiez la planification de ses fournitures vers
la Ligne ?
– Pour sûr. Ses hommes avaient pris l’habitude de gaspiller la moi-
tié de leur temps à aller à la chasse à tout ce dont ils avaient besoin.
Dites-lui de faire attention à ses réservoirs d’eau. Ils vont lui geler
dans les pattes une de ces nuits. Voyez aussi si vous pouvez lui
dégoter une nouvelle excavatrice. J’aime pas beaucoup la gueule
de celle qu’il a trouvé… Et gardez donc un œil sur son système de
câblage électrique.
Elle le considéra un instant.
– Merci, Ellis. Il lui répondit par un sourire, avant de reprendre sa
marche. Elle continua de l’observer alors qu’il traversait le pont, puis
encore, lorsqu’il commença à monter la côte au bout de laquelle se
trouvaient ses derricks.
– On dirait qu’il possède la place ; pas vrai.
Elle se retourna, surprise. Ben Nealy était arrivé près d’elle. Son
pouce était pointé en direction de l’endroit où se trouvait Ellis Wyatt.
– Quelle « place » ?
– Les voies de chemin de fer, Mademoiselle Taggart. Vos voies. Ou
même toute la planète, peut-être bien. C’est ce qu’il pense. Ben
Nealy était un homme solidement bâti dont le visage était à la fois
mou et buté. Son regard était à la fois farouche et sans émotion. Sous
la lumière mourante et bleutée réfléchie par la neige, sa peau avait
la nuance du beurre.
– Qu’est-ce qu’il fait à traîner dans le coin ? fit-il, « Comme si per-
sonne ne connaissait son boulot, sauf lui. L’arrogant m’as-tu-vu. Il
se prend pour qui. »
– Allez donc vous faire cuire un œuf, répondit Dagny sans élever la
voix. Nealy ne pourrait jamais comprendre ce qui lui avait fait dire
ça. Mais quelque part en lui, d’une certaine façon, il le savait. Ce
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qui avait le plus choqué Dagny, c’est que lui n’avait aucunement été
choqué par sa réponse. Il n’avait rien répondu.
– Allons à vos quartiers, dit-elle sur un ton las, en pointant un doigt
vers un vieux wagon de transport de voyageurs, au loin. Trouvez
quelqu’un pour prendre des notes.
– Maintenant, à propos de ces traverses, Mademoiselle Taggart,
fit-il avec empressement, alors qu’ils commencèrent à marcher,
« Monsieur Coleman, de votre bureau, a donné son « OK » Il n’a rien
dit du tout sur le problème des écorces qu’on trouve trop souvent. Je
ne vois pas pourquoi elles ne… »
– J’ai dit : vous allez les remplacer.
Quand elle ressortit du wagon, épuisée par deux heures d’efforts de
patience, d’instructions et d’explications, elle vit une voiture garée
sur la route boueuse en zigzag, plus bas. C’était un coupé deux
places de couleur noire, récent et impeccable. Une voiture neuve était
quelque chose qui ne manquait pas d’attirer l’attention, en ces jours.
On n’en voyait pas souvent, quelque soit l’endroit.
Elle regarda aux alentours, et eut un sursaut lorsqu’elle vit la grande
silhouette immobile au pied du pont. C’était Hank Rearden. Elle ne
s’était jamais imaginée le voir arriver dans le Colorado. Il tenait un
bloc et un crayon et semblait être perdu dans des calculs. Les vête-
ments qu’il portait attiraient l’attention, comme sa voiture et pour
les mêmes raisons. Il portait un simple trench-coat et un chapeau avec
un bord incliné, mais d’une si bonne qualité qu’ils semblaient osten-
tatoires au milieu des frusques minables de couleur inévitablement
sombre que tout le monde portait. Le fait qu’il les portait avec tant
de naturel ne faisait que les rendre plus ostentatoires encore.
Elle prit soudainement conscience qu’elle courait pour le rejoindre ;
elle avait oublié toute trace d’épuisement. Puis elle réalisa qu’elle
ne l’avait pas vu depuis la soirée de son anniversaire de mariage, et
elle s’arrêta.
Il la remarqua et lui adressa un signe de la main qui exprimait le
plaisir et la surprise de la voir. Il commença alors à marcher pour la
rejoindre. Son visage arborait un sourire.
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vibrations exercées par le vent. Ce pont devait être une simple arma-
ture d’une longueur de quatre-cent mètres. Cela n’avait jamais été
fait auparavant, et ne le pouvait, à moins que les poutres et mem-
brures dont l’armature était constituée aient la légèreté et la résis-
tance du Rearden Metal.
– Hank, fit-elle, « avez-vous inventé ça en deux jours ? »
– Diable, non. Je l’ai « inventé » –si vous voulez le dire comme ça–
bien avant d’avoir le Rearden Metal. J’ai découvert ce principe en
faisant des poutres d’acier pour des ponts. Je voulais un métal avec
lequel on aurait pu faire ça, entre autres choses. Je suis venu jusqu’ici
juste pour voir votre problème particulier, par intérêt personnel. Il
étouffa un petit rire lorsqu’il vit le mouvement lent de sa main en tra-
vers de ses yeux, et la ligne de sa bouche exprimant le dépit, comme
si elle essayait d’effacer les choses contre lesquelles elle avait mené
une épuisante et frustrante bataille.
– Ce n’est qu’un schéma grossier, ajouta-t-il, « mais je crois que vous
pouvez y voir ce qui peut être fait. »
Je ne peux vous dire tout ce que je vois, Hank.
Ne vous en faites pas. Je le sais.
– Vous êtes en train de sauver Taggart Transcontinental pour la deu-
xième fois.
Je vous ai connu meilleure psychologue que ça.
Que voulez-vous dire ?
– Pourquoi en aurai-je quoi que ce soit à faire, de sauver Taggart
Transcontinental ? Ne comprenez-vous pas que je veux avoir un pont
en Rearden Metal pour le montrer à tout le pays ?
– Oui, Hank. Je le comprends.
– Il y a trop de gens qui « jappent » que les rails de Rearden Metal ne
sont pas fiables. C’est pourquoi j’ai pensé que je devrais leur donner
quelque chose de concret à propos de quoi ils pourraient « japper ».
Montrons-leur ce qu’est un pont en Rearden Metal.
Elle le regarda et laissa échapper un rire franc et sonore de
simple réjouissance.
– Maintenant, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.
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– Non. Mais de la façon dont vont les choses de nos jours… Vous
pourriez bien vous trouver dans une situation difficile et ne pas pou-
voir vous en sortir.
– À qui croyez-vous parler ? À Orren Boyle ? Elle rit.
– D’accord. Envoyez-moi des copies des plans dès que possible.
Je regarderai ça et vous dirai si ça va, sous quarante-huit heures.
Comme mes jeunes diplômés vont… Elle s’était subitement inter-
rompue, et marmonnait quelque chose.
– Hank, pourquoi est-ce si difficile de trouver des gens capables dans
n’importe quelle branche, aujourd’hui ?
– Je ne sais pas…
Il regardait les cimes des montagnes qui se découpaient majestueu-
sement sur le fond de ciel, au loin. Un petit jet de fumée de locomo-
tive s’élevait depuis une vallée, au loin.
– Êtes-vous allé voir les nouvelles bourgades et les nouvelles entre-
prises du Colorado ? lui demanda-t-il.
– Oui.
– C’est formidable, hein ? … De voir le genre d’hommes que ça a fait
venir depuis les quatre coins du pays. Que des jeunes. Que des gars
partant de rien pour venir déplacer des montagnes.
Et vous, quelle montagne avez-vous décidé de déplacer ?
Pourquoi ?
– Qu’est-ce que vous êtes en train de faire dans le Colorado ?
Il sourit.
Je jette un œil sur une exploitation minière.
De quel genre ?
Cuivre.
– Mon Dieu, vous n’avez pas encore assez de quoi vous occuper ?
– Je sais que c’est un travail compliqué et lourd, mais je vais avoir
un problème avec le cuivre. Sa fourniture et sa disponibilité en sont
devenues imprévisible et aléatoire. Il semble qu’il ne reste pas une
seule entreprise digne de ce nom dans le domaine du cuivre, dans
ce pays, et je ne veux pas avoir affaire à d’Anconia Copper. Je n’ai
aucune confiance en ce playboy.
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– C’est vraiment dommage que vous ne vous soyez pas trouvé là juste
un petit peu plus tôt. Monsieur Rearden vient juste de s’envoler pour
New York dans son avion privé.
Mais il n’allait pas à New York ?
Pourquoi ? Si. C’est ce qu’il m’a dit.
Vous en êtes certain ?
Il a dit qu’il avait un rendez-vous là-bas, pour ce soir. Elle tourna
le regard vers le ciel et vers l’est, le visage sans aucune expression,
et demeura immobile un instant. Elle n’avait pas un indice de la
moindre raison de lui faire reprendre ses esprits, rien qui lui aurait
permis d’avancer une hypothèse, ou de nier, ou de comprendre.
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L’homme qui était assis en face du bureau de Rearden avait les traits
vagues et des manières dépourvues de toute emphase, tant et si bien
qu’on n’aurait pu garder un souvenir précis de son visage, ni devi-
ner ce qui pouvait l’intéresser. Sa seule marque distinctive semblait
être un appendice nasal bulbeux, un peu trop large pour le reste de
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son corps. Ses manières étaient douces mais elles suggéraient une
impression d’absurdité, l’impression d’une menace délibérément
imprécise ou même incertaine, quoiqu’il y avait une volonté de faire
en sorte que c’était comme cela qu’il fallait le prendre. Rearden ne
parvenait pas à comprendre l’objet de sa visite. Il s’était présenté
comme le docteur Potter, qui occupait une fonction indéterminée
auprès du Département général des sciences et des technologies.
– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Rearden pour la troisième fois.
– C’est l’aspect social que je vous demande de considérer, Monsieur
Rearden, répondit l’homme de sa voix douce, « Je vous conjure de
reconnaître l’époque dans laquelle nous vivons. Notre économie n’est
pas prête pour ça. »
– Pourquoi ?
– Notre économie est dans un état d’équilibre extrêmement précaire.
Nous devons tous réunir nos efforts pour la sauver de l’effondrement.
– Bien ; et qu’est-ce que vous voudriez que je fasse pour cela ?
– Ce sont les considérations que l’on m’a demandé de porter à votre
attention. Je suis du Département général des sciences et des tech-
nologies, Monsieur Rearden.
– Vous me l’avez déjà dit. Mais qu’avez-vous souhaité me faire entre-
voir, à propos de tout cela ?
– Le Département général des sciences et des technologies n’a pas
une haute opinion du Rearden Metal.
– Ça, vous l’avez déjà dit aussi.
– N’est-ce pas là un facteur que vous devriez prendre en considération ?
– Non.
La lumière du jour devenait incertaine de l’autre côté des larges baies
vitrées du bureau. Les jours étaient courts. Rearden s’attarda sur les
contours irréguliers de l’ombre du nez qui se projetait sur la joue de
l’homme, puis sur les yeux pâles qui le regardaient ; le regard était
vague, mais la direction dans laquelle ils regardaient était certaine.
– Le Département général des sciences et des technologies réunit les
meilleurs cerveaux de ce pays, Monsieur Rearden.
– C’est ce que j’ai entendu dire.
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(….) Il peut être possible qu’à l’issue d’une période d’usage intensif, une
fissure puisse soudainement apparaître, bien que la durée de cette période
ne puisse être prédite avec exactitude (….)
(….) La possibilité d’une réaction moléculaire, inconnue en l’état actuel
des recherches, ne doit pas être entièrement écartée (.…)
(…) Bien que la bonne résistance de ce métal à la traction soit facilement
démontrable, certaines questions relatives à son comportement, sous condi-
tions de contraintes exceptionnelles, susceptibles de se produire en condi-
tions réelles d’utilisation, demeurent en suspend (…)
(….) Bien qu’aucune preuve concrète venant supporter une interdiction
d’utilisation définitive, par l’application d’un décret de loi, n’ait pu être
apportée à la date de publication officielle du présent rapport d’étude, nous
ne pouvons que vivement recommander et espérer la réalisation de tests
complémentaires et plus complets de ce métal, réalisés en conditions d’uti-
lisation réelles, et étalés dans le temps selon des durées d’expositions aux
contraintes mécaniques identiques à celles qui existent dans le cadre de ces
mêmes conditions (….)
– On ne peut pas se battre contre ça. On ne peut pas y répondre, fit
Eddie d’une voix au rythme lent, « On ne peut demander une rétrac-
tation. Nous ne pouvons leur montrer nos propres tests ou prouver
quoi que ce soit. Ils n’ont rien dit. Ils n’ont pas dit une seule chose
qui pourrait être réfutée et qui pourrait les placer dans une situa-
tion embarrassante vis-à-vis des professionnels. C’est un travail
de poltron.
Tu attendrais ça de quelque escroc ou maître-chanteur. Mais, Dagny !
Là c’est le Département général des sciences et des technologies ! »
Elle acquiesça silencieusement. Elle demeura debout, le regard
fixant quelque point imaginaire à travers la fenêtre. À l'extrémité
d’une rue, au loin, les ampoules d’un signal lumineux s’éteignaient
puis se rallumaient à intervalles réguliers, comme si elles leur adres-
saient des clins d’œil malicieux.
Eddie réunit ses forces et déclama, en empruntant le style d’un rap-
port militaire :
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était brièvement apparu sur ses yeux. Elle répondit sans changer en
rien la tonalité impersonnelle de sa voix :
– Je suis en train de construire un embranchement de voie ferrée en
utilisant des rails faits en Rearden Metal, lesquels…
– Oh, mais, bien sûr ! J’ai entendu quelque chose à propos de ça. Vous
devez m’excuser, je ne lis pas les journaux aussi régulièrement que
je le devrais. C’est votre société de chemin de fer qui est en train de
construire cette nouvelle ramification, n’est-ce pas ?
– L’avenir de mon réseau dépend de la réalisation complète de cette
ramification… Et je pense que par la suite, l’existence de ce pays en
dépendra de la même manière. Les ridules d’humour aux coins de
ses yeux devinrent plus marquées.
– Êtes-vous en mesure de déclarer cela avec une positive assurance,
Mademoiselle Taggart ? Je ne pourrais le faire.
– Dans le cas présent ?
– Dans n’importe lequel. Personne ne peut dire à l’avance quelle sera
la course du futur d’un pays. Ce n’est pas une question de tendances
que l’on pourrait évaluer, mais le chaos qui découle de la règle du
moment et qui fait que plusieurs hypothèses sont vraisemblables.
– Pensez-vous que la production est nécessaire à l’existence d’un pays,
Docteur Stadler ?
Pourquoi, oui ; oui, bien sûr.
La construction de la ligne de cet embranchement a été stoppée
par la publication de l’avis émit par ce Département. Il ne sourit, ni
ne répondit.
– Est-ce que cet avis constitue votre conclusion sur la nature du
Rearden Metal ? demanda-t-elle.
– J’ai dit que je ne l’ai pas lu.
Il y avait eu une pointe de rigidité dans le ton de sa voix.
Elle ouvrit son sac et en sortit la coupure de journal qu’elle lui tendit.
– Pourriez-vous le lire et me dire s’il s’agit là d’un langage que la
science peut décemment utiliser ?
Il fit une lecture rapide de la coupure, sourit avec un air de mépris et
reposa négligemment le document à côté de lui avec un air de dégoût.
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– Vous êtes jeune, fit-il, « À votre âge, j’avais la même foi en le pou-
voir illimité de la raison. La même vision de l’homme qui me sem-
blait être un être rationnel. J’en ai tant vu depuis.
J’ai été si souvent déçu… J’aimerais juste vous raconter une histoire. »
Il se tenait devant la fenêtre de son bureau. Dehors, il commençait
à faire sombre. L’obscurité semblait monter depuis la crevasse noire
de la rivière, au loin en contrebas. Quelques lumières s’agitaient sur
les eaux, venant depuis les collines surplombant la berge opposée.
Le ciel était encore le bleu intense du soir. Une étoile solitaire, basse
au-dessus de la Terre, semblait inhabituellement grosse, et faisait
paraître le ciel plus sombre.
– Quand j’étais au Collège Patrick Henry, dit-il, « j’avais trois élèves.
J’avais eu bien des brillants élèves dans le passé, mais ces trois là
étaient… Le genre de récompense qu’un professeur prie pour avoir.
Si jamais il vous arrivait de souhaiter recevoir un jour le cadeau de
l’intellect humain au summum de ses potentialités, jeune et livré à
vous pour que vous guidiez ses premiers pas dans la vie mature, ils
étaient ce cadeau. Leur intellect était de ce genre que l’on espère
voir changer la destiné du monde, dans le futur. Ils venaient chacun
d’horizons très différents, mais ils semblaient être d’inséparables
amis. Ils firent un choix d’études bien étrange. Ils devinrent des
majors de promotion dans deux disciplines : la mienne, et celle de
Hugh Akston, physique et philosophie. Il vaut de mentionner que
c’est une combinaison d’intérêts peu commune, de nos jours.
Hugh Akston était un homme distingué ; un grand esprit… À la
différence de l’incroyable créature que le collège à maintenant placé
ici… Akston et moi étions quelque peu jaloux l’un de l’autre, à pro-
pos de ces trois étudiants. C’était une sorte de compétition entre
nous, une compétition amicale car nous nous comprenions mutuel-
lement. J’ai entendu Akston dire un jour qu’il les considérait comme
« ses fils ». Ça ne me plaisait pas beaucoup… Parce que je pensais
qu’ils étaient les miens… »
Il se retourna et la regarda. Les rides amères de l’âge étaient main-
tenant visibles, coupant à travers ses joues. Il continua :
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leur peau, plus encore que la notre ; ils sont certain d’aller au tapis,
mais ils ont refusé !
Elle sourit brièvement, mais ne fit aucun commentaire.
– On ne peut plus rien faire du tout, maintenant ! On est pris. On
ne peut pas abandonner cette Ligne, et on ne peut pas la terminer
non plus. On ne peut ni stopper, ni continuer. On n’a pas d’argent.
Les gens ne veulent même plus nous serrer la main. Qu’est-ce qu’il
nous reste si on n’a plus la Ligne Rio Norte ? Mais on ne peut pas la
finir. On est boycotté. On est sur la liste noire. Cette Fraternelle des
employés du chemin de fer nous traînerait devant les tribunaux, parait-
il. Ils le feraient ; il y a une loi qui leur permet de le faire. On ne peut
pas finir cette Ligne ! Jésus Christ ! Qu’est-ce qu’on va faire ?
Elle attendait.
– C’est bon, tu as fini, Jim ? demanda-t-elle sur un ton des plus froids.
« Si c’est le cas, je vais te dire ce que nous allons faire. » Il s’était tu,
levant les yeux vers elle depuis sous ses lourdes paupières.
– Ceci n’est pas une proposition, Jim. C’est un ultimatum. Écoute
juste, et accepte. Je vais achever la construction de la Ligne Rio Norte.
Moi, personnellement ; pas Taggart Transcontinental. Je vais prendre
un congé exceptionnel dans le cadre de mon poste de vice-présidente.
Je vais créer une société en mon nom. Ton Conseil d’administration
va me céder la Ligne Rio Norte. J’agirai en temps que mon propre
fournisseur. Je trouverai mon propre financement. J’assumerai toute
la charge de travail et assumerai toutes les responsabilités qui en
découlent. Je terminerai la construction de la Ligne à temps. Après
que tu auras constaté comment les rails en Rearden Metal se com-
portent, je rétrocéderai la Ligne à Taggart Transcontinental, et j’y
reprendrai mes activités de vice-présidente. C’est tout.
Il était en train de la regarder silencieusement, en essayant de faire
pénétrer la pointe d’un pied dans une pantoufle. Elle n’avait jamais
imaginé que l’espoir pouvait paraître laid sur le visage d’un homme,
mais c’était le cas ; il se mêlait à une expression de roublardise. Elle
détourna le regard de lui en se demandant comment il était possible,
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– Je t’ai appelé, pas parce que j’avais pensé que tu accepterais, mais
parce que tu étais le seul qui pouvait comprendre ce que je suis en
train de dire. Donc, je devais le tenter. Sa voix se fit plus basse encore,
comme si elle espérait que cela rendrait son émotion plus difficile
à déceler.
– Tu vois, je ne me fais pas à l’idée que tu es réellement parti… Parce
que je sais que tu es encore capable de m’entendre. Ta façon de vivre
est dépravée. Mais ta façon d’agir ne l’est pas. Même la façon dont
tu en parles ne l’est pas… Je devais essayer… Mais je ne plus me
démener plus longtemps pour te comprendre.
– Je t’en donnerai un mot. Les contradictions n’existent pas. Chaque
fois que tu penses que tu es confronté à une contradiction, reconsi-
dère tes prémisses. Tu constateras que l’une d’entre-elles est fausse.
– Francisco, chuchota-t-elle, pourquoi ne me dis tu pas ce qui
t’es arrivé.
– Parce qu’aujourd’hui, la réponse te ferait plus de mal que le doute.
Est-ce aussi terrible que ça ?
C’est une réponse que tu dois toi-même trouver. Elle secoua la tête.
– Je ne sais pas quoi t’offrir. Je ne sais plus ce qui représente une valeur
pour toi. Ne vois-tu pas qu’un mendiant doit rendre quelque chose
en échange de ce qu’on lui offre, de manière à fournir quelque rai-
son justifiant que tu veuilles l’aider ? … Bon, j’avais pensé… Il fût un
temps où tu trouvais que ça avait beaucoup de sens : le succès. Le suc-
cès industriel. Rappelle-toi comment nous avions l’habitude de par-
ler à propos de ça. Tu étais très sévère. Tu attendais beaucoup de moi.
Tu me disais que je ferais mieux de vivre selon ces prin-
cipes. C’est ce que j’ai fait. Tu te demandais jusqu’où j’irais avec
Taggart Transcontinental.
Elle fit un geste de la main, désignant le bureau.
– Voila jusqu’où j’ai pu aller… Donc j’ai pensé… Si le souvenir de ce
que furent tes valeurs a encore quelque sens pour toi, si seulement,
au titre d’amusement ou de moment de tristesse, ou juste comme…
Comme déposer des fleurs sur une tombe… Tu pourrais avoir envie
de me donner l’argent… Au nom de tout ça.
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– C’est vrai. Tout est en place, Hank. Je suis venue ici pour vous l’an-
noncer et pour discuter des détails du pont, personnellement.
– C’est parfait. Je suis curieux à propos d’une chose : qui sont les
actionnaires de la Ligne John Galt ?
– Je ne pense pas qu’aucun d’entre-eux pourrait se le permettre. Tous
ont des entreprises en pleine croissance. Tous avaient besoin de leur
trésorerie, quand il y en avait, pour leur besoins propres. Mais ils
avaient besoin de la Ligne, et ils n’ont demandé d’aide à personne.
Elle sortit une feuille de papier de son sac.
– Ça c’est la John Galt, Inc., dit-elle en tendant le papier au- des-
sus du bureau. Il connaissait la plupart des noms qui figurait sur
cette liste :
Ellis Wyatt – Wyatt Oil – Colorado
Ted Nielsen – Nielsen Motors – Colorado
Lawrence Hammond – Hammond Cars – Colorado
Andrew Stockton – Stockton Foundry – Colorado
Il y en avait quelques autres, dans d’autres États. Il remarqua le nom :
Kenneth Danagger – Danagger Coal – Pennsylvanie
Le montant de leur participation au capital variait de cinq à six chiffres.
Il étendit le bras pour saisir son stylo-plume, et écrivit en bas de
la liste :
Henry Rearden – Rearden Steel – Pennsylvanie – $1 000 000
Puis il repoussa la liste vers le bord du bureau, en direction de Dagny.
– Hank, fit-elle d’une voix calme, « je ne voulais pas vous mettre là
dedans. Vous avez tellement investi dans le Rearden Metal que c’est
plus difficile pour vous que pour n’importe lequel d’entre nous. Vous
ne pouvez pas vous permettre de prendre un risque supplémentaire. »
Je n’accepte jamais de faveurs, répondit-il froidement.
Que voulez-vous dire ?
– Je ne demande pas aux gens de prendre plus de risques que moi
dans mes propres projets. S’il s’agit d’un pari, je mettrai autant sur le
table que ce que d’aucun mettra. N’avez-vous pas dit que cette voie
était ma première vitrine ?
Elle inclina sa tête et dit d’un air grave :
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– D’accord. Merci.
– À propos, je n’ai pas l’intention de perdre cet argent. Je suis conscient
des conditions sous lesquelles ces parts peuvent êtres converties en
actions selon mes options. Par conséquent, je compte réaliser un pro-
fit immodéré… Et vous allez le réaliser pour moi. Elle rit.
– Mon Dieu, Hank, j’ai parlé avec tellement de naïfs trouillards qu’ils
m’ont presque contaminé en me faisant croire que la Ligne était une
perte sans espoir. Merci de me remettre les idées en place. Oui, je
pense que je réaliserai ce profit « immodéré » pour vous.
– S’il n’y avait que les naïfs trouillards, il n’y aurait absolument aucun
risque. Mais nous devons tout de même les battre. Nous le ferons.
Il tendit la main pour attraper deux télégrammes qu’il sortit d’une
pile de papiers posée sur son bureau. Il les tendit : Je pense que vous
souhaiteriez lire ceci. Le premier disait :
J’avais l’intention de l’entreprendre dans deux
ans, mais la déclaration du Département général
de la science et des technologies m’oblige à com-
mencer immédiatement. Veuillez considérez la pré-
sente comme un engagement formel de notre part
à construire un pipe-line en Rearden Metal, d’un
diamètre de 30 centimètres et d’une longueur de 965
kilomètres, qui devra relier Colorado à Kansas City.
Voir les détails ci-après.
Ellis Wyatt.
L’autre télégramme disait :
OBJET : Rép. Notre discussion relative à ma der-
nière commande.
Allez-y.
Ken Danagger.
Rearden ajouta, pour expliquer :
– Il n’était pas prêt à lancer les travaux immédiatement, dans tous les
cas. Ça représente 8 000 tonnes de Rearden Metal. De métal struc-
turé, bien sûr. Pour des mines de charbon. Ils se regardèrent et sou-
rirent. Ils n’avaient pas besoin de commentaires. Il baissa les yeux,
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– Ce soir ?
– Oui. On doit rattraper le temps perdu. On a perdu une semaine.
– Dans votre propre avion ?
– Oui. Je serai de retour dans une semaine, environ. J’ai l’intention
de retourner à New York environ une ou deux fois par mois.
– Où allez-vous vivre, une fois là-bas ?
– Sur le site. Dans mon propre wagon ; c'est-à-dire, le wagon d’Ed-
die, maintenant, que je lui emprunte.
Et vous pensez y être en sécurité ?
En sécurité contre quoi ? Puis elle rit, surprise.
– Pourquoi, Hank ; c’est la première fois que vous avez réalisé que
je ne suis pas un homme. Bien sûr que je serai en sécurité. Il ne la
regardait pas ; il était en train de regarder une feuille recouverte de
chiffres, posée sur son bureau. Il reprit :
– J’ai mis mes ingénieurs sur la préparation de la décomposition du
coût du pont, et sur un planning approximatif indiquant la durée des
travaux nécessaire.
– C’était ce dont je voulais parler avec vous. Il tendit les papiers. Elle
s’appuya contre le dossier du fauteuil et commença à les lire.
Un coin de lumière tomba en travers de son visage. Il vit apparaître,
nettement découpée, la bouche ferme et sensuelle. Puis elle s’appuya
plus en arrière, et il vit seulement une suggestion de ses formes, et
les lignes noires de ses cils baissés.
« Ne l’ai-je pas fait », pensa-t-il ? « N’y ai-je pas pensé depuis la pre-
mière fois que je t’ai vu ? Ai-je pensé à quoi que ce soit d’autre, durant
ces deux dernières années ? … »
Il se tenait immobile dans son fauteuil, la regardant. Il entendit les
mots qu’il ne s’était jamais autorisé à former, les mots qu’il avait
senti, connu, auxquels il n’avait pas fait face cependant, et avait sou-
haité faire disparaître en ne se laissant jamais aller à les prononcer
en songe.
Maintenant, c’était aussi soudain que choquant, comme s’il était en
train de le lui dire… « Depuis le premier jour où je t’ai vue… Rien
d’autre que ton corps, cette bouche qui est tienne, et cette façon
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qu’ont tes yeux de me regarder, si… À chaque phrase que j’ai dite,
lors de chacun des entretiens que tu pensais si sûrs, lors de toutes
les questions dont nous avons débattu… Tu as eu confiance en
moi, n’est-ce pas ? Pour reconnaître ta grandeur ? Pour penser de toi
comme tu le méritais ; comme si tu étais un homme ?
…N'as-tu pas la moindre idée de combien ai-je trahi ? La seule ren-
contre brillante de ma vie ; la seule personne que je respectais ; le
meilleur « homme d’affaire » que je connaisse ; mon allié ; « mon
camarade » d’un combat désespéré…
Le plus bas de tous les désirs ; ma réponse à la plus grande personne
que j’ai rencontré…
Sais-tu qui je suis ? J’y ai pensé, parce que cela aurait dû être impen-
sable. Pour ce dégradant besoin qui ne devrait jamais te toucher, je
n’ai jamais désiré personne d’autre que toi… Je n’avais jamais su à
quoi cela pouvait ressembler pour le désirer, jusqu’à ce que je te vois
pour la première fois. Je m’étais dit : « pas moi, je ne pouvais pas
être brisé par ça » …Depuis cet instant… Durant deux années…
Sans jamais aucun moment de répit… Sais-tu ce que c’est de le vou-
loir ? Aimerais-tu entendre ce que je pensais quand je te regardais…
Quand j’étais éveillé sur mon lit, la nuit… Quand j’entendais ta voix
au bout de la ligne téléphonique… Quand je travaillais et que je ne
pouvais le faire sortir de ma tête ?
…Pour t’amener vers le bas, vers des choses que tu ne peux conce-
voir ; et de savoir que c’est moi qui les ai faites ? Pour te réduire à un
corps, pour t’enseigner un plaisir animal, pour te voir en avoir envi,
pour te voir me le demander, pour voir ton merveilleux esprit deve-
nir dépendant de l’obscénité de ton envie. Pour te voir comme tu es,
comme tu fais face au monde avec ta force fière et éclatante ; pour
ensuite te voir, sur ma couche, te soumettre à n’importe lequel des
caprices que je puisse imaginer, pour n’importe quel acte que j’ac-
complirai dans le seul but de contempler ton déshonneur, et auxquels
tu te soumettras au nom d’une indescriptible sensation… Je te veux,
et que je sois damné pour ça… ! »
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cessé ses activités, et l’autre était encore en train de plaider des délais
contre lesquelles elle ne pouvait rien faire.
Il avait surveillé le déroulement des opérations sans annuler aucun
rendez-vous, sans jamais avoir élevé la voix, sans ne jamais avoir
manifesté aucun signe de fatigue, d’incertitude ou d’appréhension.
Il avait agi avec la précision et la rapidité d’un officier supérieur
soudainement pris sous le feu de l’ennemi ; et Gwen Ives, sa secré-
taire, s’était comportée comme le plus calme de ses lieutenants. Elle
approchait la trentaine, et son visage calme, harmonieux et impé-
nétrable, avait une qualité qui lui donnait l’air d’avoir été faite pour
évoluer dans un environnement équipé des mobiliers de bureau au
design le plus contemporain. Elle était un de ses employés les plus
impitoyablement compétents. Ses manières de satisfaire à ses obli-
gations professionnelles suggéraient cette sorte de propreté toute
rationnelle, qui considérait toute émotion durant le travail comme
une « impardonnable immoralité ».
Quand l’état d’urgence toucha à sa fin, le seul commentaire qu’elle
fit fût :
– Monsieur Rearden, je pense que nous devrions demander à tous nos
fournisseurs de choisir les services de la Taggart Transcontinental
pour nous faire parvenir leurs livraisons.
– C’est ce que je pense aussi, avait-il répondu, avant d’ajouter,
« Envoyez un télégramme à Fleming, dans le Colorado. Dites-lui
que je prends une option d’achat sur cette mine de cuivre. »
Il était de retour dans son bureau, parlant à son directeur général
dans un combiné téléphonique, et à son directeur des achats dans
un autre, contrôlant chaque date et chaque tonne de minerai. Il
ne devait pas laisser au hasard ou à quiconque la possibilité de la
moindre heure de retard au débit d’une fournaise. Le dernier rail
de la Ligne John Galt était en train d’être coulé, lorsque la sonnerie
retentit et que la voix de Mademoiselle Ives lui annonça que sa mère
était à l’extérieur et demandait à le voir.
Il avait demandé à sa famille de ne jamais venir à l’usine sans
avoir fixé un rendez-vous au préalable. Il s’était réjoui de ce qu’ils
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Henry !
Le cri d’indignation ne répondait qu’au choix de son mot, rien
de plus.
– Ne t’avise plus de me parler une nouvelle fois d’un job pour Philip.
Je ne lui donnerais pas un poste de balayeur de cendre. Je ne l’auto-
riserai pas à pénétrer dans mon usine. Je veux tu comprennes bien ça,
une fois pour toutes. Tu peux essayer de l’aider de toutes les façons
que tu veux, mais ne me laisse jamais te voir penser à mon entre-
prise comme un moyen de parvenir à cette fin.
Les rides de la chair douce du menton de sa mère formèrent des
gouttes évoquant un rire sarcastique.
– Qu’est-elle, ton usine… Une sorte de temple sacré ?
– Pourquoi… Oui, répondit-il d’une voix douce, étonné d’une
telle pensée.
– Ne penses-tu jamais aux gens et à tes obligations morales ?
– Je ne sais pas ce que c’est que tu as choisi pour l’appeler « moralité ».
Non, je ne pense pas « aux gens » ; à cette exception près que si je
donnais un travail à Philip, je ne serais plus capable de regarder en
face n’importe quel homme compétent qui avait besoin d’un travail
et le méritait. Elle se leva. Sa tête était rentrée entre ses épaules, et
l’authentique amertume de sa voie semblait pousser les mots vers le
haut en direction de sa grande et droite silhouette :
– Ça c’est ta cruauté, c’est ça qui est mesquin et égoïste chez toi. Si tu
aimais ton frère, tu lui aurais donné un travail qu’il ne méritait pas,
précisément parce qu’il ne le méritait pas. Ça, ce serait de l’affection
authentique, de la bonté et de la fraternité. Autrement, à quoi sert
l’amour ? Si un homme mérite un travail, il n’y a aucune vertu dans
le fait de le lui donner. La vertu, c’est le don de l’immérité.
Il était en train de la regarder comme un enfant vivant un cauche-
mar peu familier ; une incrédulité qui l’empêchait de le voir deve-
nir de l’horreur.
– Maman, dit-il lentement, « tu ne sais pas ce que tu es en train de
dire. Je ne pourrais jamais être capable de te détester assez pour
croire que tu penses sincèrement ce que tu dis. »
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L’expression sur son visage l’étonna plus que tout le reste : c’était une
expression de défaite, et cependant d’une bizarre roublardise rusée
et cynique, comme si, l’espace d’un bref instant, elle détint une sorte
d'espérance universelle qui rit de son innocence.
Le souvenir de cette expression demeurait dans son esprit, comme
un signal d’alerte lui disant qu’il avait entrevu quelque chose qu’il
devait essayer de comprendre. Mais il ne parvint pas à attraper ce
problème, il ne parvint pas à forcer son esprit à l’accepter comme une
matière à penser valable, et valide ; il ne parvint même pas à trouver
d’indice, si ce n’est une légère gêne et de la répulsion ; et il n’avait
pas de temps à y consacrer. Il ne pouvait y penser maintenant ; il
se trouvait déjà en face de son prochain rendez-vous qui était assis
devant son bureau ; il était en train d’écouter un homme qui plai-
dait pour sa vie.
L’homme ne présenta pas les choses en de tels termes, mais Rearden
savait que c’était l’essence de l’affaire. Ce que l’homme exprima par
des mots n’était qu’une imploration pour 500 tonnes d’acier.
C’était Monsieur Ward, de la Ward Harvester Company, dans
le Minnesota.
C’était une société sans prétention et à la réputation immaculée ; le
genre d’entreprise qui grandit rarement mais qui ne tombe jamais.
Monsieur Ward représentait la quatrième génération d’une famille
qui était propriétaire de son usine, et qui lui avait consciencieuse-
ment donné le meilleur de l’excellente capacité qu’elle possédait.
C’était un quinquagénaire avec un visage carré et impassible. En le
regardant, on comprenait immédiatement qu’il devait trouver aussi
indécent d’exprimer le moindre signe de souffrance que de se dés-
habiller complètement en public. Il s’exprimait avec cette manière
aride, typique du monde des affaires. Il expliqua qu’il avait toujours
fait affaire, tout comme son père avant lui l’avait toujours fait, avec
l’une de ces petites aciéries maintenant rachetées par l’Associated
Steel, la société d’Orren Boyle. Il avait attendu, une année durant,
la livraison de sa dernière commande d’acier. Il avait passé le dernier
mois à se battre pour obtenir un entretien personnel avec Rearden.
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– Dis donc, Pete… Quoi ? Oui, je suis au courant. C’est bon, fermes
la. On en parlera après. Ce que je voudrais savoir c’est : est-ce que tu
pourrais t’arranger pour me dégotter 500 tonnes d’acier « en extra »,
à l’écart du planning, dans les semaines qui viennent ? …Oui… Je
sais que c’est dur… Donne-moi les dates et les chiffres.
Il écouta tout en griffonnant quelques notes à la hâte sur une feuille
de papier. Puis il dit :
– C’est d’accord. Merci, et raccrocha.
Il étudia durant quelques instants ce qu’il venait d’écrire, ajoutant
quelques calculs en marge des notes. Puis il releva la tête.
– C’est d’accord, Monsieur Ward. Vous aurez votre acier dans dix
jours. Quand Monsieur Ward fût parti, Rearden sortit pour se
rendre dans le bureau de sa secrétaire. Là, il dit à Mademoiselle,
Ives d’une voix neutre :
– Envoyez un télégramme à Fleming, dans le Colorado. Il saura
pourquoi je dois annuler cette option.
Elle inclina sa tête, à la manière d’un signe d’acquiescement signi-
fiant de l’obéissance. Elle ne lui avait pas adressé un regard. Il s’en
retourna vers son rendez-vous suivant et fit :
– Comment allez-vous ? Entrez… Il y penserait plus tard, se dit-il ;
on doit faire les choses les unes après les autres, et on doit continuer
d’avancer. Pour le moment, avec une clarté peu naturelle, avec une
simplification brutale qui le rendait presque facile, sa conscience
ne contenait qu’une seule préoccupation : « ça ne doit pas m’arrêter ».
Cette phrase demeurait en suspend dans sa conscience, sans passé
ni futur. Il ne pensait pas à ce qui ne devait pas l’arrêter, ou pour-
quoi cette phrase était un absolu si crucial. Cela le faisait continuer,
et il y obéissait. Il avançait pas-à-pas. Il respectait scrupuleusement
le planning de ses rendez-vous.
Il était tard lorsqu’il congédia son dernier interlocuteur et qu’il quitta
son bureau. Ses employés de bureau étaient déjà rentrés chez eux.
Mademoiselle Ives était seule, assise derrière son bureau, dans une
pièce qui était vide. Elle se maintenait droite et raide, ses mains
maintenues fermement croisées sur son genou. Sa tête n’était pas
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CHAPITRE VIII
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Vous savez qu’elle a dû sortir en passant par une partie cachée qui
donne dans l’allée de derrière, de l’autre côté de notre Entrée Express
et Bagages ? Vous devriez y jeter un œil, un de ces jours. C’est le
bureau de la John Galt Inc.
Pourtant tout le monde sait que c’est elle qui continue de faire tour-
ner Taggart Transcontinental. Pourquoi ne veut-elle pas qu’on sache
que c’est elle qui fait ce magnifique travail ? Pourquoi est-ce qu’ils ne
lui en sont pas reconnaissants ? Pourquoi est-ce qu’ils lui volent son
mérite ; avec moi comme réceptionniste des bonnes choses volées ?
Pourquoi est-ce qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour lui rendre la
tâche difficile, alors qu’elle est tout ce qui les sépare de la destruc-
tion ? Pourquoi est-ce qu’ils la torturent en récompense de leur sau-
ver la vie ? …Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous me regardez
comme ça ? …Oui, je crois que vous comprenez… Il y a quelque
chose la dedans que j’arrive pas à définir, et c’est quelque chose
comme une diablerie. C’est pour ça que j’ai peur… Je pense pas que
quelqu’un puisse s’en tirer, dans cette histoire… Vous savez, c’est
bizarre, mais je crois qu’ils le savent aussi, Jim et sa clique et tous les
autres dans le building.
Il y a quelque chose de coupable et de sournois partout dans cet
endroit. Coupable, sournois et mort. Taggart Transcontinental est
maintenant comme un homme qui a perdu son âme… Qui a trahi
son âme… Non, elle s’en fout. La dernière fois qu’elle est venue à
New York, elle est arrivée sans prévenir. J’étais dans mon bureau –
dans son bureau– et tout d’un coup la porte s’est ouverte et elle était
là. Elle est arrivée en disant « Monsieur Willers, je suis à la recherche
d’un travail de chef de gare. Me donnerez-vous ma chance ? » Je les
aurais tous tués, je pouvais pas faire autrement que de rigoler. J’étais
tellement content de la voir, et elle rigolait si joyeusement. Elle avait
dû venir directement ici depuis l’aéroport. Elle portait un pantalon
et un blouson d’aviateur –qu’est-ce que ça lui allait bien– elle a eu la
peau brûlée par le vent, c’était comme un coup de soleil, comme si
elle était revenue de vacances.
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Elle m’a rappelé où j’étais –dans son fauteuil– et elle s’est assise au
bureau et a parlé à propos du nouveau pont de la Ligne John Galt…
Non, non, je lui ai jamais demandé pourquoi elle avait choisi ce nom
là. Je ne sais pas ce que ça veux dire, pour elle. Un genre de défi, je
pense… Je ne sais pas à qui… Oh, c’est pas ça qui est important, ça
ne veut rien dire, il n’y a aucun John Galt, mais j’aurais préféré qu’elle
ne l’utilise pas. Je ne l’aime pas. Et vous ? … Vous l’aimez bien ? Vous
n’avez pas l’air de le penser quand vous le dites.
Les fenêtres des bureaux de la Ligne John Galt donnaient sur une
allée sombre. En relevant les yeux vers la fenêtre, Dagny ne pou-
vait voir le ciel, seulement le mur d’un building s’élevant au-delà de
son champ de vision. C’était l’un des côtés du grand gratte-ciel de la
Taggart Transcontinental. Son nouveau quartier général était consti-
tué de deux pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble de bureaux qui
s’était à moitié effondré. La structure pouvait résister, mais les étages
supérieurs n’étaient pas assez sûrs pour être occupés. Les locataires
qui s’y trouvaient encore ne devaient leur présence qu’aux derniers
instants d’inertie qu’offre le redressement judiciaire. Elle aimait
ce nouvel endroit : y élire domicile pour son activité lui permet-
tait d’économiser pas mal d’argent. Les deux pièces ne contenaient
aucun mobilier de bureau ou personnel superflu. Le mobilier pro-
venait de chez un vendeur de matériel d’occasion racheté à bas prix
ou saisi à des entreprises en faillite. Les employés étaient les meil-
leurs qu’elle avait pu trouver. Durant ses rares visites à New York,
elle n’avait même pas eu le temps de s’attarder sur les détails de la
pièce dans laquelle elle travaillait ; elle fût simplement satisfaite de
voir qu’elle lui permettait de faire son travail comme elle l’entendait.
Elle ne savait pas ce qui l’avait fait s’interrompre dans son travail, ce
soir, et regarder les fines traînées de pluie sur les vitres de la fenêtre
et le mur du building d’en face.
Il était plus de minuit. Sa petite équipe était partie. Elle devait être
à l’aéroport à trois heures du matin, pour y prendre son avion et
retourner dans le Colorado. Il ne lui restait plus grand chose à faire :
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Rearden signa les documents avant de les repousser plus loin sur son
bureau, puis il regarda au loin, se disant qu’il n’aurait jamais plus à y
penser encore, souhaitant qu’il puisse être transporté dans le temps,
vers un jour où cet instant serait loin derrière lui.
Paul Larkin avança une main hésitante vers les documents ; il avait
un air d’impuissance doucereuse.
– C’est seulement un aspect technique légal, Hank, fit-il, « tu sais que
je considérerais toujours ces mines de minerai comme les tiennes. »
Rearden secoua lentement la tête ; ce n’était qu’un mouvement des
muscles de son cou ; l’expression de son visage demeurait impassible,
comme s’il était en train de s’adresser à un étranger.
– Non ! dit-il, « Soit je possède une propriété, soit elle n’est pas à moi. »
– Mais… Tu sais que tu peux me faire confiance. Tu n’as pas à te
faire de soucis pour ton approvisionnement en minerai. Nous avons
signé un protocole d’accord. Tu sais que tu peux compter sur moi.
Je ne le sais pas. J’espère que je le peux.
Mais je t’ai donné ma parole.
– Je n’ai jamais été à la merci de la parole de qui que ce soit, auparavant.
– Pourquoi… Pourquoi dis-tu cela ? Nous sommes amis. Je ferai
tout ce que tu désireras. Tu auras l’intégralité de ma production.
Les mines sont toujours les tiennes… C’est comme si elles étaient
les tiennes. Tu n’as pas à avoir peur de quoi que ce soit. Je… Hank,
qu’est-ce qu’il y a ?
Arrête de parler.
Mais… Mais qu’est-ce qu’il y a ?
– Je n’apprécie pas d’être rassuré. Je ne veux pas faire semblant de
croire que je n’ai rien à craindre. Je ne suis pas rassuré du tout. Nous
avons signé un protocole d’accord qui, réellement, ne m’offre aucun
recours. Je veux que tu saches que je comprends parfaitement la
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Cela lui prit quelques instants pour réaliser que c’était cela que les
hommes appelaient la haine.
Il remarqua cette façon qu’il eut de se lever et de marmonner quelque
manière d’ »au-revoir ». Larkin avait une attitude de reproche pincée
et blessée. Larkin était celui qui était « offensé ».
Lorsqu’il vendit ses mines de charbon à Ken Danagger, qui pos-
sédait la plus grosse entreprise de charbonnage de Pennsylvanie,
Rearden se demanda comment se faisait-il que la chose lui parut
presque indolore. Il ne ressentit aucune haine. Ken Danagger était
un quinquagénaire avec un visage dur et fermé ; il avait démarré dans
la vie comme simple mineur.
Quand Rearden lui remit la promesse de vente de sa nouvelle pro-
priété, Danagger dit, sur un ton impassible :
– Je ne crois pas avoir mentionné que tout le charbon que vous
m’achèterez ; vous l’aurez à prix coûtant. Rearden le fixa, étonné.
– C’est contre la « loi », répondit-il.
– Qui va savoir quelle sorte d’argent en espèces je réunis pour vous,
dans le salon de votre propre maison ?
Vous êtes en train de parler d’une « remise ».
C’est cela même.
– C’est contre au moins deux douzaines de « lois ». Ils vous assomme-
ront plus fort qu’ils me l’ont fait, s’il jamais ils arrivent à vous coincer.
– Bien sûr. C’est votre protection ; et par conséquent, vous ne serez
pas laissé à la merci de ma bonne volonté. Rearden sourit ; c’était un
sourire heureux, mais ses yeux étaient clos, comme s’il venait d’être
profondément affecté. Puis il secoua la tête, en disant :
– Merci, mais je ne suis pas l’un d’entre-eux. Je n’ai pas l’habitude
de compter sur les autres pour qu’ils travaillent pour moi pour rien.
– Je ne suis pas l’un d’entre eux non plus, rétorqua Danagger avec
colère, avant d’ajouter : « Écoutez, Rearden ; vous ne supposez pas
que je suis pas parfaitement conscient de ce que je viens d’acquérir
sans avoir eu à verser une seule goutte de sueur pour ? L’argent que
vous en tirez ne le paye même pas. Pas de nos jours. »
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– Vous ne vous êtes pas porté volontaire pour participer aux enchères
pour acquérir ma propriété. C’est moi qui vous ai prié de le faire. Je
regrette qu’il n’y ait pas quelqu’un comme vous dans le minerai, pour
reprendre mes mines. Il n’y en avait pas. Si vous voulez me faire
une faveur, ne me faites pas de remise. Donnez-moi une chance de
vous payer selon un tarif majoré, plus élevé que ce que n’importe qui
d’autre voudrait me faire payer. Donnez moi le « coup de matraque »
et prenez tout ce que vous voulez, et comme ça je serais toujours le
premier servi pour le charbon. Je m’arrangerai pour le reste. Laissez-
moi juste avoir le charbon comme je le veux.
– Vous l’aurez.
Rearden se demanda un instant pourquoi il n’avait plus eu de nou-
velles de Wesley Mouch. Ses appels téléphoniques à Washington
restaient sans réponse. Par la suite, il avait reçu une lettre d’une
seule phrase qui l’informait que Monsieur Mouch avait quitté son
emploi. Deux semaines après cela, il avait lu dans le journal que
Wesley Mouch avait été nommé au poste de sous-secrétaire d’État
au Ministère du Plan économique et des Ressources nationales.
« Ne cherche pas à en apprendre plus là-dessus », se disait Rearden
dans le silence de bien des soirées, luttant contre l’accès soudain de
cette nouvelle émotion qu’il ne souhaitait pas ressentir. « Il y a un
mal impossible à décrire dans ce monde, tu le sais, et ça n’arrangera
rien de chercher à en apprendre plus en retournant les détails de cette
histoire. Tu dois travailler un peu plus dur. Juste un petit peu plus
dur. Ne laisse pas ça gagner sur toi. »
Les poutres et poutrelles du pont en Rearden Metal étaient fabri-
quées chaque jour à l’usine et aussitôt expédiées vers le site de la
Ligne John Galt, où les premières formes de métal bleu-vert se balan-
çant dans l’espace pour enjamber le cañon, scintillaient aux premiers
rayons du soleil de printemps.
Il n’avait pas assez de temps pour avoir mal, pas assez d’énergie
pour la colère. Ce fut terminé en l’espace de quelques semaines ; les
coups aveuglants de la haine avaient cessé pour ne plus revenir. Il
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petit déjeuner jusque vers eux, avec une efficacité rapide qui don-
nait à l’homme l’air d’être tendu. Il se surprit à apprécier la fraîcheur
ferme du dessus de table blanc et la lumière du soleil donner vie à
l’argenterie et au deux bols de glace pilée contenant les verres de jus
d’orange ; il n’avait jamais soupçonné que de telles choses pouvaient
lui procurer un plaisir vivifiant.
– Je ne voulais pas appeler Dagny en longue-distance à propos de ce
sujet particulier, fit Rearden. Elle est assez occupée comme ça. Nous
pouvons régler ça en quelques minutes, vous et moi.
– Si j’ai l’autorité pour le faire. Rearden sourit.
– Vous l’avez, fit-il, en s’appuyant en avant sur la table, « Eddie,
ou en sont les finances de Taggart Transcontinental à cet ins-
tant ? Désespérées ? »
Pire que ça, Monsieur Rearden.
Êtes-vous en mesure d’honorer tous les salaires ?
– Pas vraiment. On s’est débrouillé pour que ça n’arrive pas encore
aux oreilles de la presse, mais je pense qu’autrement, tout le monde
le sait. On a des arriérés à propos de tout, et Jim est à cours d’ex-
cuses à présenter.
– Vous savez que l’échéance de votre premier paiement pour le rail
en Rearden Metal va se présenter la semaine prochaine ?
– Oui, je le sais.
– Bien ; nous allons conclure un moratoire. Je vais vous accorder une
extension du délai ; vous n’aurez pas à me payer quoi que ce soit avant
la fin d’une période de six mois suivant la mise en service de la Ligne
John Galt. Eddie Willers reposa sa tasse de café qui fit un bruit sec.
Il ne pouvait dire un mot. Rearden émit un petit rire.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? Vous avez l’autorité nécessaire pour accep-
ter cela, non ?
– Monsieur Rearden… Je ne sais pas… Je ne sais pas quoi vous dire.
– Pourquoi, juste O. K, est tout ce que vous avez à dire.
– O. K. Monsieur Rearden, la voix d’Eddie était à peine audible.
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– Je vais préparer les papiers que je vous ferai parvenir. Vous pouvez
en parler à Jim en attendant, et vous les lui ferez signer quand vous
les aurez reçus.
– Oui, Monsieur Rearden.
– Je n’aime pas avoir à faire avec Jim. Il nous ferait perdre deux heures
à essayer de se persuader lui-même qu’il m’aurait persuadé qu’il me
ferait une faveur en acceptant ce service.
Eddie demeura immobile sur sa chaise et regarda dans sa tasse.
– Qu’y-a-t-il ?
Monsieur Rearden, j’aimerais… Vous dire « merci »… Mais c’est
bien peu pour…
Regardez, Eddie. Vous avez appris les usages d’un honorable homme
d’affaires, donc vous feriez mieux de prendre les choses comme elles
sont. Il n’y à pas à dire « merci » dans une situation de ce genre. Je ne
suis pas en train de le faire pour Taggart Transcontinental. C’est une
simple question pratique et tout à fait intéressée. Pourquoi devrai-
je vous demander mon argent maintenant, au moment où cela équi-
vaudrait à porter un coup mortel à votre entreprise ? Si votre entre-
prise n’était pas bonne, j’encaisserais cet argent le plus rapidement
possible. Je ne suis pas impliqué dans la charité et je ne parie pas sur
les incompétents. Mais vous êtes encore la meilleure société ferro-
viaire du pays. Quand la Ligne John Galt sera terminée, vous serez
également celle qui est la plus saine, financièrement. Donc j’ai de
bonnes raisons d’attendre. Et puis de toute façon, vous êtes dans le
pétrin pour régler la facture de mes rails. C’est mon intérêt de vous
voir gagner.
Je vous dois quand-même des remerciements, Monsieur Rearden…
Pour quelque chose qui est bien plus grand que la charité.
Non. Ne comprenez-vous pas ? Je viens juste de récupérer un gros
paquet d’argent… Dont je ne voulais pas. Je ne peux pas l’inves-
tir. Ça ne me servirait à rien de toute façon… Donc, d’une certain
manière, ça m’arrange de retourner l’usage de cet argent contre les
mêmes gens dans la même bataille. Ils ont rendu possible pour moi
de vous donner une rallonge pour vous aider à les combattre.
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Les gens le disaient parce que d’autres gens le disaient. Ils ne savaient
pas pourquoi on le disait et on l’entendait partout. Ils ne fournissaient
aucune raison, aucune explication, et n’en demandaient pas non plus.
« La raison », leur avait dit le Docteur Pritchett, « est la plus naïve de
toutes les superstitions. » « La source de l’opinion publique ? » avait
dit Claude Slagenhop durant une émission, à la radio. « Il n’y a pas
de source de l’opinion publique. C’est spontanément général. C’est un
réflexe de l’instinct collectif et de la conscience collective. »
Orren Boyle avait accordé une interview à Globe, le magazine d’ac-
tualités qui avait le lectorat le plus large. Le sujet de l’interview était
la « grave responsabilité sociale des patrons de la métallurgie », et met-
tait l’accent sur le fait que le métal jouait un rôle si important et dans
tellement de domaines où la sécurité et la santé des personnes dépen-
daient de sa qualité.
« On ne devrait pas, il me semble, utiliser des êtres humains comme cobayes
de laboratoires pour lancer un nouveau produit (….) » s’indignait-il. Il
ne mentionna aucun nom.
« Pourquoi, non, je ne dis pas que ce pont se disloquera, « dit l’ingé-
nieur métallurgiste en chef de l’Associated Steel, sur un plateau de
télévision durant une émission. « Ce n’est pas du tout que je dis. Je
dis juste que si j’avais des enfants, je ne les laisserais pas prendre le
premier train qui va traverser ce pont. Maintenant, c’est juste une opi-
nion personnelle, rien de plus, c’est juste parce que j’éprouve un amour
démesuré pour les enfants. »
« (….) Je ne clame pas à qui veut l’entendre que le « machin » de la « clique
Rearden-Taggart » va s’écrouler sur lui-même, « écrivit Bertram Scudder
dans Le Futur.
« Peut être qu’il va s’écrouler, ou peut-être que non. Ce n’est pas le cœur
de cette controverse. La vraie question est : de quels moyens de protec-
tion notre société peut-elle se prémunir contre l’arrogance, l’égoïsme et la
volonté de faire de l’argent à tout prix qui animent ces deux individua-
listes en liberté, et dont le passé est notoirement vide de toute action ani-
mée par une conscience citoyenne ? Apparemment, ces deux là n’éprouvent
aucune réticence à mettre la vie de leurs concitoyens dans la balance
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9. Le concurrent de Nathaniel Taggart auquel Dagny fait allusion est un personnage
authentique, puisqu'il s'agit de William H. Vanderbilt (1821 -1885), pionnier du
chemin de fer et célèbre dirigeant de la compagnie ferroviaire américaine New York
Central Railroad. Il prononça cette phrase en 1882, “The public be damned”, alors
qu'un journaliste reporter refusa de reporter une interview au lendemain, arguant
que le public devait prendre connaissance de ce qu'il avait à dire dans le journal du
lendemain matin. Le journaliste publia également cette phrase qui est depuis restée
célèbre. (NdT)
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le Rearden Metal coûte bien moins à produire que tout ce que vous
pourriez imaginer, les gars, je compte bien « me goinfrer » sur « le dos
du public » à concurrence d’environ 25 pour cent, pour les quelques
prochaines années.
– Qu’est-ce que vous voulez dire par vous « goinfrer sur le dos du
public » ? demanda le jeune garçon, « S’il est vrai, comme je l’ai lu sur
votre publicité, que votre Metal aura une durée de vie de trois fois
supérieure à n’importe quel autre, et pour la moitié du prix à payer
pour n’importe quel autre, est-ce que ça ne serait pas plutôt le public
qui fera la bonne affaire ? »
– Oh, vous avez remarqué ça ? répondit Rearden.
– Est-ce que vous deux ici réalisez que tout ce vous dites va être
publié ? demanda l’homme au sourire méprisant.
– Mais, Monsieur Hopkins, fit Dagny sur le ton de l’étonnement
poli, « y-aurait-il une autre raison expliquant pourquoi nous vous
parlerions en ce moment, si ce n’était pas pour publication ? »
– Voulez-vous que nous citions toutes les choses que vous avez dites ?
– J’espère que je peux vous faire confiance et être certaine qu’elles
seront rapportées. Auriez-vous l’amabilité de bien vouloir faire men-
tion de ce que vais dire, verbatim ?
Elle marqua une pause, le temps de voir leurs crayons prêts, puis
elle dicta :
– Mademoiselle Taggart dit –ouvrez les guillemets– j’espère me faire
un paquet d’argent avec la Ligne John Galt. Je l’aurais gagné. –fermez
les guillemets. Merci vraiment beaucoup. Pas d’autres questions,
Messieurs ? … Il n’y eut pas d’autres questions.
– Maintenant je dois vous parler de l’ouverture de la Ligne John Galt,
fit Dagny, « Le premier train prendra son départ à la gare Taggart
Transcontinental de Cheyenne, dans le Wyoming, le 22 juillet à 4
heures de l’après midi. Ce sera un transport de fret spécial de quatre-
vingt wagons. Il sera tiré par une unité motrice d’une puissance de
8 000 chevaux, constituée de quatre locomotives Diesel que j’em-
prunte à la Taggart Transcontinental pour cette occasion. Je roulerai
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questions. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il y ait une telle foule.
Ils occupaient tout le quai, les voies, le square au-delà de la gare ;
ils étaient sur les toits des wagons-fourgons, sur les voies de garage,
aux fenêtres de toutes les maisons qu’il était possible d’apercevoir.
Quelque chose les avait poussé à venir jusque là, quelque chose dans
l’air qui, au dernier moment, avait poussé James Taggart à vouloir
assister à l’ouverture de la Ligne John Galt. Elle le lui avait interdit :
« si tu viens, Jim, » avait-elle dit, « je me débrouillerai pour te faire
expulser de ta propre gare Taggart. C’est un événement que tu ne
verras pas. Puis elle avait désigné Eddie Willers pour représenter la
Taggart Transcontinental à l’inauguration.
Elle regarda la foule et, simultanément, elle se sentit étonnée qu’ils
doivent la regarder quand cet instant était si personnel pour elle que
toute communication à ce propos aurait été impossible, et trouva un
sens de l’à-propos dans le fait qu’ils soient ici, qu’ils devaient vouloir
le voir, parce que la vue d’un exploit était le plus grand cadeau qu’un
être humain pouvait offrir aux autres. Elle ne ressentait aucune
haine envers qui que ce soit sur Terre. Les choses qu’elle avait endu-
rées se réduisaient maintenant à une brume lointaine, comme de la
douleur qui existe encore mais qui n’a plus le pouvoir de blesser. Ces
notions ne pouvaient supporter la comparaison au regard de la réa-
lité du moment, le sens de ce jour était aussi brillant, aussi violem-
ment lumineux que les éclaboussures de soleil sur l’argent de la loco-
motive, tous les hommes devaient le percevoir en ce jour, pas un seul
ne pouvait en douter, et elle n’avait personne à haïr.
Eddie Willers était en train de la regarder. Il se tenait sur le quai,
entouré des cadres de la Taggart, chefs de divisions, représentants
politiques ou syndicaux, et de hauts fonctionnaires locaux et divers
qui avaient été persuadés, achetés ou menacés, pour obtenir toutes
les autorisations nécessaires pour que ce train traverse les zones d’ag-
glomérations à une vitesse de 160 kilomètres par heure. Pour une fois,
pour ce jour et pour cet événement, son titre de vice-président était
pour lui réel, et il le portait bien. Mais durant tout le temps où il était
en train de parler avec les gens autour de lui, il ne quittait pas des
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yeux Dagny qui se mouvait dans la foule. Elle était vêtue d’un pan-
talon bleu et d’une chemise, elle était inconsciente de ses responsa-
bilités officielles, elle les lui avait abandonnées, maintenant le train
était devenu son seul centre d’intérêt, comme si elle avait été le seul
membre de son équipe. Elle le vit, elle s’approcha, et elle lui serra
la main ; son sourire était presque un condensé de toutes les choses
qu’ils n’avaient pas besoin de dire :
Et bien, Eddie, tu es Taggart Transcontinental, maintenant.
Oui, répondit-il avec solennité et d’une voix basse.
Il y avait des reporters qui posaient des questions, et ils éloignèrent
Dagny de lui. À lui aussi ils posèrent des questions.
– Monsieur Willers, quelle est l’opinion de Taggart Transcontinental
relativement à cette ligne ?
– Donc, Taggart Transcontinental n’est juste qu’un observateur désin-
téressé. Est-ce le cas, Monsieur Willers ? Il répondit du mieux qu’il
le put. Il était en train de regarder le soleil qui se reflétait sur une
locomotive Diesel. Mais ce qu’il voyait était le soleil dans la clairière
d’un bois, et une gamine de douze ans qui était en train de lui dire
qu’elle l’aiderait un jour à faire fonctionner la compagnie. Il regardait
de loin le moment ou l’équipe du train s’était alignée devant la loco-
motive pour faire face au peloton d’exécution des appareils photos.
Dagny et Rearden souriaient, comme s’ils posaient pour des pho-
tos de vacances d’été. Pat Logan, le conducteur, un petit homme
tout en muscles, tendons et nerfs, avec des cheveux gris et un visage
dédaigneusement hermétique, avait une pose d’indifférence amu-
sée. Ray McKim, le pompier, un jeune géant costaud, souriait avec
un air à la fois embarrassé et stupide. Le reste de l’équipe avait l’air
d’être sur le point de faire un clin d’œil aux photographes. Un pho-
tographe dit en riant :
– Les gars, vous ne pourriez pas afficher une expression pessimiste,
juste une seconde ? …Je sais, mais c’est ce que mon journal veut.
Dagny et Rearden étaient en train de répondre aux questions pour
la presse. Il n’y avait aucune moquerie dans leur réponse, mainte-
nant, aucun cynisme. Ils prenaient leur plaisir de ce moment. Ils
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en un salut d’allure militaire. Quand elle eut compris tout cela, elle
éclata tout à coup de rire avec la soudaineté d’un cri. Elle riait en se
secouant, comme une enfant ; les sanglots de ce rire avaient l’into-
nation de la délivrance. Pat Logan lui fit un signe de la tête en affi-
chant un léger sourire, il avait remarqué la garde d’honneur depuis
un bon moment déjà. Elle s’appuya sur le bord de sa fenêtre, et son
bras s’agita en de larges courbes triomphales s’adressant aux hommes
qui se tenaient le long de la voie.
Sur la crête d’une distante colline, elle vit une foule de gens, leur bras
s’agitant dans les airs. Les maisons grises d’un village étaient épar-
pillées à travers une vallée en contrebas, comme si elles avaient été
posées là puis oubliées ; les lignes inclinées de leurs toitures se cour-
baient, et les années avaient délavé les couleurs de leurs murs. Peut-
être que des générations avaient vécu ici, avec rien d’autre que le
mouvement du soleil de l’est vers l’ouest qui puisse laisser une trace
de leurs jours. Maintenant, ces hommes avaient escaladé la colline
pour voir la tête argenté d’une comète qui coupait à travers leurs
plaines, tel le son d’un cor déchirant le poids du silence.
Alors que les habitations se faisaient plus fréquentes dans le paysage
et plus proches de la voie, elle vit des gens aux fenêtres et sur les
porches, sur des toits éloignés, même. Elle vit des foules bloquer les
passages à niveau. Les routes les dépassaient en balayant l’air comme
les pales d’un ventilateur, et elle ne pouvait distinguer les visages ;
seulement leur bras saluant le train comme des branches agitées par
le déplacement d’air qu’il créait. Ils se tenaient sous les feux rouges
qui se balançaient aux abords des passages à niveau et ils semblaient
dire : Stop. Regardez. Écoutez.10
La gare qu’ils venaient de dépasser, alors qu’ils traversaient une
ville à la même vitesse de 160 kilomètres par heure, était une sculp-
ture oscillante faite de gens debout, depuis les quais jusqu’à la toi-
ture. Elle perçut une brève image de gens agitant les bras et jetant
des chapeaux en l’air, et de quelque chose qui avait été jeté contre le
10. Avertissement de danger inscrit sur les panneaux de signalisation situés aux
abords de tous les passages à niveau aux États-Unis. (NdT)
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pouvoir avait donné cette force dont leur vie dépendait à une orga-
nisation de molécules particulière et jamais tentée, comme dépendait
celles de tous les hommes qui attendaient les quatre-vingt wagons-
fourgons ? Elle imagina le visage et les mains d’un homme dans la
lumière d’un four de laboratoire, au-dessus du liquide blanc d’un
échantillon de métal.
Un sentiment d’émotion qu’elle ne pouvait maîtriser parcourut son
corps, comme si quelque chose soufflait à travers lui en un mouve-
ment ascendant. Elle se retourna vers la porte qui donnait accès aux
unités motrices et l’ouvrit brutalement, ce qui libéra un flot de hur-
lements, puis elle s’échappa dans le battement du cœur du moteur.
Pendant un moment, ce fût comme si son être s’était réduit à un seul
sens, l’ouïe, et ce qui en était intelligible fût seulement un long hur-
lement qui montait légèrement en fréquence, puis redescendait, pour
remonter encore. Elle se tint dans une chambre de métal scellé qui
oscillait, observant les générateurs géants. Elle avait attendu pour
les voir, par ce que le sentiment de triomphe qui l’habitait était liée à
eux, à son amour pour eux, à la raison de la vie de travail qu’elle avait
choisie. Dans la clarté inhabituelle d’une violente émotion, elle crut
qu’elle était sur le point de saisir quelque chose qu’elle n’avait jamais
connu et qu’elle devait connaître. Elle émit un rire sonore mais n’en
entendit pas le son ; rien ne pouvait être entendu au milieu de l’ex-
plosion continue.
– La Ligne John Galt ! hurla-t-elle en vain pour l’amusement de voir
sa voix immédiatement effacée au sortir de sa bouche.
Elle se déplaça lentement le long des unités motrices, dans un étroit
passage le long duquel se trouvait une paroi de métal, et les moteurs
de l’autre côté. Elle en ressentit l’immodestie d’un intrus, comme
si elle s’était glissée dans les entrailles d’une créature vivante, sous
sa peau d’argent, et était en train de regarder sa vie battre dans des
cylindres de métal gris, dans des résistances électriques, en des
tubes scellés dans la rotation convulsive de lames dans des cages de
câble. L’énorme complexité des formes au-dessus d’elle était éva-
cuée à travers d’invisibles canaux, et la violence qui piaffait de rage
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des avions –elle aperçut les cônes de poutrelles métalliques qui les
supportaient– et, sur l’instant, quand elle sut que c’était les derricks
de la Wyatt Oil, elle se rendit compte que la voie se déplaçait vers le
bas, que la Terre se dilatait comme si les montagnes s’élançaient pour
s’écarter les unes des autres ; et au fond, au pied de la colline Wyatt,
à travers la fente sombre d’un cañon, elle vit le pont en Rearden Metal.
Ils s’élançaient vers le bas, elle oublia l’angle prudent, les longues
courbes de la pente douce, elle eut l’impression que le train était en
train de plonger vers le bas la tête la première, elle regarda le pont
qui grossissait pour venir à leur rencontre –un petit tunnel carré
de dentelle métallique– quelques poutres s’entrecroisant dans les
airs, bleu-vertes avec des reflets de lumière, touchées par un long
rayon de soleil crépusculaire qu’une faille dans la barrière de mon-
tagnes avait laissé échapper. Il y avait des gens à proximité du pont,
large tache d’une foule, mais ils franchirent le bord de sa conscience
pour disparaître.
Elle entendit le son montant des roues qui accéléraient, et quelque
thème musical entendu avec le rythme des roues qui s’accrochait à son
esprit, devenant de plus en plus fort–il produisit un effet de souffle
dans la cabine, mais elle savait que ce n’était qu’une impression pro-
duite par son esprit –le Cinquième Concerto de Richard Halley, se dit-
elle : l’avait-il écrit pour la circonstance ? Avait-il connu une émotion
similaire à celle-ci ? Ils étaient en train de rouler plus vite, ils avaient
perdu le contrôle, se dit-elle, lancés par les montagnes comme s’il
s’était agi d’un tremplin, ils étaient maintenant en train de navi-
guer dans l’espace– ce n’était pas un bon test, se dit-elle, on ne va
même pas toucher le pont. Elle vit le visage de Rearden au-dessus
d’elle, elle soutint son regard et pencha sa tête vers l’arrière, et ce fût
comme si son visage flottait dans l’air sous le sien–ils entendirent
un fracas de sonneries métalliques, ils entendirent un roulement de
tambour provenant de sous leurs pieds. Les diagonales du pont bar-
bouillèrent les vitres sur les côtés de la cabine avec le son d’un bar-
reau de métal que l’on aurait frotté contre les piquets d’une palis-
sade– puis les vitres devinrent trop soudainement claires. L’élan de
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leur plongeon était en train de les propulser vers le haut d’une col-
line, les derricks de la Wyatt Oil étaient en train de défiler devant
eux. Pat Logan se tourna, relevant les yeux vers Rearden en esquis-
sant un sourire, et Rearden dit :
– Et voila.
Le panneau sur le bord d’une toiture disait : EMBRANCHEMENT
WYATT. Elle le fixa du regard, sentant qu’il y avait quelque chose
d’étrange à propos de ce panneau, jusqu’à ce qu’elle saisisse ce que
c’était : il ne bougeait pas. La plus grande secousse du voyage fût la
réalisation que la locomotive était immobile. Elle entendit des voix
quelque part, elle regarda vers le bas et vit qu’il y avait des gens sur
le quai. Puis la porte de la cabine s’ouvrit d’un coup sec, elle savait
qu’elle devait être la première à descendre et elle posa un pied sur
le bord. Durant un instant aussi bref qu’un flash, elle sentit la légè-
reté de son propre corps, la légèreté de pouvoir se tenir debout, à
l’air libre. Elle s’accrocha aux barres métalliques et entreprit de des-
cendre l’échelle. Elle n’était encore qu’à mi-hauteur lorsqu’elle sen-
tit la paume de la main d’un homme la saisissant fermement par les
cotes et par la taille. Elle fût arrachée aux barreaux de l’échelle, pro-
jetée dans les airs avant d’être déposée sur le sol.
Elle ne pouvait croire que le jeune garçon qui lui riait à la figure
était Ellis Wyatt. Le visage tendu et méprisant de ses souvenirs avait
maintenant la pureté, l’empressement et la joyeuse bienveillance d’un
enfant dans le genre de monde pour lequel il avait été conçu. Elle
était en appui contre son épaule, se sentant vaciller sur le sol immo-
bile, avec son bras autour d’elle ; elle riait, elle écoutait toutes ces
choses qu’il disait ; elle répondit : « Saviez-vous que nous le ferions ? »
Sur l’instant elle vit les visages autour d’eux. Ils étaient ceux des
actionnaires de la Ligne John Galt, ceux des hommes qui étaient
Nielsen Motors, Hammond Cars, Stockton Foundry et tous les
autres. Elle serra leurs mains, et aucune parole ne fût prononcée ; elle
se tenait contre Ellis Wyatt, s’affaissant un peu, ramenant ses che-
veux devant ses yeux pour y laisser quelques traces de suie. Elle serra
les mains de l’équipe du train, sans mot dire, avec le sceau du large
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sourire que formait leurs visages. Il y avait les flashs des appareils
photo qui explosaient autour d’eux, et les hommes qui leur faisaient
des signes de la main depuis les structures métalliques des puits de
pétrole qui se dressaient sur les flancs des montagnes. Au-dessus
de sa tête, au-dessus des têtes de la foule, les lettres TT sur un bou-
clier argenté étaient frappées par le dernier rayon du soleil couchant.
Ellis Wyatt l’avait pris en charge. Il l’accompagnait quelque part, le
mouvement latéral de sa main perçant une trouée à travers la foule,
lorsque l’un des hommes avec des appareils photo se précipita à
son côté.
– Mademoiselle Taggart, demanda-t-il, « nous donnerez-vous un
message pour le public ? »
Ellis Wyatt pointa un doigt en direction de la longue chaîne des
wagons de fret.
– Elle l’a déjà fait.
Puis elle se trouva sur le siège arrière d’une voiture dont la capote
était relevée, roulant dans les virages d’une route de montagne.
L’homme qui était assis à côté d’elle était Rearden, le chauffeur était
Ellis Wyatt.
Ils s’arrêtèrent à une maison qui se dressait sur le bord d’une falaise,
avec aucune autre habitation en vue, mais avec la vue sur tout le
champ des puits de pétrole qui s’étendait sur le contrebas.
– Mais bien sûr que vous allez passer la nuit à la maison, tous les deux,
dit Ellis Wyatt alors qu’ils pénétraient à l’intérieur, « Où d’autre
auriez-vous pu aller ? »
Elle rit.
– Je ne sais pas, je n’avais pas du tout pensé à ça.
– La ville la plus proche est à une heure de route d’ici. C’est là que
votre équipe est allée. Vos gars de votre division locale sont en train
d’y faire la fête en leur honneur. Et toute la ville fait la même chose.
Mais j’ai dit à Ted Nielsen et à tous les autres qu’il n’y aurait pas de
banquet pour vous et pas de discours. À moins que vous aimiez ça ?
– Grand Dieu, non ! dit-elle, « Merci Ellis. »
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11. ( Également pyroschiste ou kérobitumeux), terme générique qui désigne des roches
sédimentaires au grain fin, contenant assez de matériau organique (appelé
kérogène) pour pouvoir fournir du pétrole et du gaz combustible. Contrairement à
leur nom, ces roches ne sont pas des schistes. (NdT)
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Elle le sentit trembler et elle se dit que c’était ce genre de cri qu’elle
voulait lui soutirer –cette reddition d’entre les lambeaux de son exis-
tence torturée. Pourtant elle savait, en même temps, que ce triomphe
était en fait le sien, que son rire était le tribut qu’elle lui offrait, que
sa défiance était de la soumission, que le propos de toute sa violente
résistance n’avait été que de rendre sa victoire plus grande encore. Il
tenait son corps contre le sien comme pour renforcer son désir qu’elle
sache qu’elle n’était maintenant plus qu’un jouet pour la satisfaction
de son désir ; et sa victoire–elle le savait– était son souhait de le lais-
ser la réduire à cela. « Quoi que je sois », se dit-elle, « quelque soit l’or-
gueil dont je puisse être capable, l’orgueil de mon courage, de mon
travail, de mon esprit et de ma liberté, c’est ce que je t’offre pour le
plaisir de ton corps, c’est ce que je veux que tu utilises pour ton bon
plaisir, et de savoir qu’il te sert est la plus grande récompense que je
puisse en retirer. »
Il y avait des lumières brûlant dans les deux chambres derrière eux ;
il la prit par la taille et la propulsa dans la sienne, dans un geste qui
signifiait qu’il n’avait besoin d’aucun signe de consentement ou de
résistance. Il verrouilla la porte en observant l’expression de son
visage. Se tenant bien droit, soutenant son regard, elle étendit sa
main vers la lampe qui était posée sur la table de nuit et l’éteignit. Il
s’approcha. Il ralluma la lampe d’un simple mouvement du poignet
qui affectait le mépris.
Elle le vit sourire pour la première fois ; un long sourire sensuel et
moqueur qui soulignait le propos de son acte.
Il était en train de la tenir à moitié étendue en travers du lit, il reti-
rait ses vêtements tandis que son visage était pressé contre lui, sa
bouche se déplaçant vers le bas de son cou, de ses épaules. Elle savait
que chacun des gestes de son désir pour lui le touchait comme s’il
s’agissait d’un coup, qu’il y avait un frémissement de colère incrédule
en lui ; que, cependant, aucun de ses gestes ne satisferait son avidité
pour toutes les preuves de son désir de lui.
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CHAPITRE IX
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Elle regarda les bandes lumineuses sur la peau de son bras, espacées
comme des bracelets depuis son poignet jusqu’à son épaule. Elles
étaient des bandes de lumières du soleil, filtrant à travers les stores
vénitiens tirés devant les fenêtres d’une pièce qui ne lui était pas
familière. Elle vit un bleu au-dessus de son coude, avec des petites
perles qui avaient été du sang. Son bras reposait sur la couverture
qui recouvrait son corps. Elle était consciente de ses jambes et de
ses hanches, mais le reste était seulement une sensation de légèreté,
comme s’il était paisiblement étendu dans les airs, dans un endroit
qui ressemblait à une cage faite de rayons de soleil.
Se tournant pour le regarder, elle pensa : depuis son attitude distante,
depuis ses manières de formalité vitrifiée, depuis sa fierté de ne pas
avoir été fait pour ressentir quoique ce soit, à ceci, à Hank Rearden
au lit, à côté d’elle, après des heures d’une violence qu’ils ne pou-
vaient pas nommer maintenant, pas avec des mots ou à la lumière
du jour –mais qui était dans leurs yeux alors qu’ils se regardaient
l’un et l’autre– qu’ils voulaient nommer, signifier, jeter l’un à la face
de l’autre.
Il vit le visage d’une jeune fille, ses lèvres suggérant un sourire,
comme si son état naturel de relaxation était un état de rayonne-
ment, une mèche de cheveux tombant en travers de sa joue jusqu’à
la courbe d’une épaule nue, ses yeux l’observant comme si elle était
disposée à accepter quoiqu’il aurait voulu dire, comme si elle était
disposée à accepter quoiqu’il aurait voulu faire.
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Lorsqu’il eut fini, elle éclata de rire. Le choc pour lui fut qu’il ne per-
çut aucune colère dans son rire. Elle rit simplement, facilement, en
un joyeux amusement, de relâchement, pas comme quelqu’un qui rit
en découvrant la solution d’un problème, mais à la découverte qu’au-
cun problème n’avait jamais existé.
Elle rejeta la couverture d’un mouvement de son bras délibéré
et affirmé.
Elle se mit debout. Elle vit ses vêtements sur le sol et les repoussa
du pied.
Elle se tint devant lui, nue. Elle dit :
– J’ai envie de toi, Hank. Je suis bien plus un « animal » que tu le
crois. J’ai eu envie de toi depuis le premier instant où je t’ai vu, et la
seule chose dont j’ai honte, c’est que je ne le savais pas. Je ne savais
pas pourquoi, pendant deux ans, les meilleurs moments que j’ai eus
étaient ceux que j’ai passé dans ton bureau, où je pouvais lever la
tête pour te regarder. Je ne connaissais pas la nature de ce que je
ressentais en ta présence, ni la raison. Je le sais, maintenant. C’est
tout ce que je veux, Hank. Je te veux dans mon lit, et tu es libre de
moi pour tout le reste de ton temps. Il n’y a rien dont tu auras à pré-
tendre –ne penses pas à moi, ne le sens pas, ne t’en soucies pas– je
ne veux pas ton esprit, ta volonté, ton être ou ton âme, aussi long-
temps que pour moi tu viendras pour le plus bas de tes désirs. Je suis
un « animal » qui ne veut rien d’autre que cette sensation de plaisir
que tu détestes–mais je l’exige de toi. Tu abandonnerais n’importe
quel sommet de la vertu alors que je… Je n’en ai aucun à abandon-
ner. Il n’y-en a aucun que je cherche ou souhaite atteindre. Mes ins-
tincts sont si bas que j’échangerais la plus belle vue du monde pour
celle de ton corps dans la cabine d’une locomotive. Et en la voyant,
je ne serais pas capable de faire la différence. Tu n’as pas à avoir
peur d’être maintenant dépendant de moi. C’est moi qui dépendrai
de tous tes caprices. Tu m’auras quand tu veux, n’importe où, de la
manière que tu veux. Tu as appelé ça « l’obscénité de mon talent » ?
Il est tel qu’il te donne une emprise plus sûre sur moi que sur n’im-
porte quelle autre de tes propriétés. Tu peux disposer de moi comme
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La pluie était invisible dans l’obscurité des rues, mais elle persistait
telle l’étincelante frange du globe du lampadaire au coin de la rue.
En fouillant dans ses poches, James Taggart réalisa qu’il avait perdu
son mouchoir. Il jura presque à haute voix avec une méchanceté
pleine d’amertume, comme si cette perte, la pluie et sa tête froide,
formaient une conspiration dirigée contre lui.
Il y avait un fin brouet de boue sur l’asphalte ; il sentit une succion
gluante sous les semelles de ses chaussures et un suintement froid
sous son col. Il ne voulait ni marcher ni s’arrêter. Il n’avait pas d’en-
droit où aller.
En quittant son bureau, après la réunion du Conseil d'administra-
tion, il avait soudainement réalisé qu’il n’avait plus de rendez-vous,
qu’il avait une longue soirée devant lui et personne pour l’aider à la
tuer. Les premières pages des journaux criait le triomphe de la Ligne
John Galt, comme les radios l’avaient crié la veille et durant toute la
nuit qui suivit. Le nom de Taggart Transcontinental s’étalait en gros
caractères à travers tout le continent, comme sa voie ferrée, et il avait
souri en réponse aux félicitations. Il avait souri depuis le bout de la
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rousseur sur son nez retroussé. Il se dit qu’on trouverait son visage
attractif, si jamais on y regardait de plus près, mais il n’y avait aucune
raison d’y prêter une attention particulière. C’était un petit visage
assez commun, à part cette attitude alerte et d’intérêt empressé, une
attitude qui exprimait le désir que le monde cache un excitant secret
dans chacun de ses recoins.
– Monsieur Taggart, quelle impression ça fait d’être un grand homme ?
Quelle impression cela fait d’être une petite fille ? Elle rit.
Pourquoi, formidable.
Alors vous sentez mieux que moi.
Oh, comment pouvez-vous dire une chose…
– Peut-être avez-vous de la chance si vous n’avez rien à voir avec les
grands événements dans les journaux. Grand. Qu’est-ce que vous
appelez « grand », de toute façon ?
Pourquoi… Important.
Qu’est-ce qui est important ?
Vous êtes celui qui devrait me le dire, Monsieur Taggart.
Il n’y a rien d’important. Elle l’observa, incrédule.
– Vous, par rapport à tous les autres gens en train de dire ça ce soir,
comme si c’était n’importe quel autre soir !
– Je ne me sens pas formidable du tout, si c’est ce que vous voulez
savoir. Je ne me suis jamais senti aussi « moins formidable » de toute
ma vie. Il était étonné de la voir étudier son visage avec un intérêt
tel que personne ne lui en avait jamais accordé auparavant.
– Vous êtes usé par le travail, Monsieur Taggart, observa-telle avec
sérieux, puis ajouta, « Dites leur d’aller au diable. »
– Qui ?
– Tous ceux qui essaient de vous faire du mal. C’est pas juste ?
– Qu’est-ce qui n’est pas « juste » ?
– Que vous vous sentiez comme ça. Vous avez eu des moments dif-
ficiles, mais vous leur avez tous mis une raclée, donc vous devriez
vous amuser maintenant. Vous l’avez bien mérité.
– Et comment me proposez-vous de m’amuser ?
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– Oh, je ne sais pas. Mais je pensais vous auriez organisé une soi-
rée, ce soir, une fête avec tous les gros bonnets, du Champagne, et des
choses qu’on vous aurait offert, comme les clés de la ville, une vraie
fête hyper-class comme ça… Au lieu de marcher dans ce coin tout
seul et d’aller acheter des mouchoirs en papier, toutes ces choses à
la noix !
– Donnez-moi ces mouchoirs, avant de les oublier complètement, dit-
il en lui tendant une pièce de dix cents. Puis il ajouta :
– Et pour ce qui est de la « fête hyper-class », avez-vous songé que
j’aurai pu avoir envi de ne voir personne, ce soir ? Elle le considéra
avec sérieux.
Non, dit-elle, « j’y-aurais pas pensé. »
Mais je peux voir pourquoi vous n’y auriez pas pensé.
Pourquoi ? Ce fût une question à laquelle il n’avait pas de réponse.
– Personne n’est assez bien pour vous, Monsieur Taggart, répondit-
elle le plus simplement du monde, sans aucune flatterie, mais plutôt
comme si cela tombait à propos.
– Est-ce que c’est ce que vous pensez ?
– Je ne crois pas que j’aime bien les gens, Monsieur Taggart. La plu-
part d’entre-eux.
– Moi non plus. Même pas un seul.
– J’avais pensé qu’un homme comme vous… Vous devriez savoir
comment ils peuvent être dégueulasses, et comment ils essayent de
profiter de vous, si vous les laissez faire. J’avais pensé que les grands
hommes du monde pouvaient leur échapper, et ne pas avoir à être
un attrape-puces tout le temps, mais je me suis peut-être trompée.
– Qu’est-ce que vous voulez dire : « attrape-puces » ?
– Oh, c’est juste un truc à moi que je me dis quand c’est dur… Que
je dois « mettre les voiles » pour aller ailleurs, là où je me sentirai pas
comme si les puces étaient en train de me bouffer tout le temps, de
toutes les façons… Mais peut-être que c’est partout pareil, sauf que
là les puces sont plus grosses.
– Beaucoup plus grosses, répondit Taggart.
Elle demeura silencieuse, comme si elle réfléchissait à quelque chose.
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Oh, qu’est-ce que cette Ligne, de toute façon ? C’est seulement une
réalisation matérielle, est-ce que c’est d’une quelconque importance ?
Peut-on trouver quoique ce soit de grand dans ce qui est matériel ?
Seul un vil animal peut bailler d’admiration devant un pont–alors
qu’il y a tant de choses plus importantes dans la vie ? Mais accorde
t-on aux choses importantes la reconnaissance qu’elles méritent ?
Oh non ! Regardez les gens. Toute cette clameur de haro et ces pre-
mières pages pour quelques trucs de construction et quelques bouts
de matière. S’intéresseraient-ils à des choses plus nobles ? Accordent-
ils quelques premières pages au phénomène de l’esprit ? Remarquent-
ils, ou apprécient-ils une personne de sensibilité plus fine ? Et vous
vous demandez pourquoi c’est vrai, qu’un grand homme est destiné
au malheur sur cette planète dépravé ! Il se pencha en avant, la fixant
attentivement du regard.
Je vais vous dire… Je vais vous dire quelque chose… La tristesse
est l’empreinte de la vertu. Si un homme est malheureux, réelle-
ment, authentiquement malheureux, cela signifie qu’il est une sorte
de personne supérieure. Il vit l’expression intriguée et anxieuse sur
son visage.
– Mais, Monsieur Taggart, vous avez eu tout ce que vous vouliez.
Maintenant, vous avez la meilleure compagnie de chemin de fer du
pays, les journaux disent que vous êtes le plus grand chef d’entreprise
de notre époque, ils disent que les actions de votre entreprise vous
ont rapporté une fortune du jour au lendemain, vous avez eu tout ce
que vous pouviez avoir en échange… Vous n’êtes pas content de ça ?
Durant le bref laps de temps qui précéda sa réponse, elle fût effrayée,
sentant une peur soudaine en lui. Il répondit :
– Non.
Elle ne sut pas pourquoi sa voix s’était atténuée lorsqu’elle chuchota :
– Vous auriez préféré que le pont s’écroule ?
– Je n’ai pas dit ça ! s’écria-t’il sèchement. Puis il émit un rire étouffé
et fit un mouvement de la main qui exprimait le mépris, « Vous ne
comprenez pas ».
– Je suis désolée… Oh, je sais que j’ai tellement de choses à apprendre !
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– Je suis en train de parler d’une faim pour quelque chose qui va beau-
coup plus loin que ce pont. Une faim que rien de matériel ne rassa-
siera jamais.
– Quoi, Monsieur Taggart ? Qu’est-ce que c’est que vous voulez ?
– Ah, vous y êtes ! Au moment où vous demandez « Qu’est-ce que
c’est ? » vous êtes de retour dans le vulgaire monde matériel où tout doit
porter une étiquette et être mesuré. Je suis en train de vous parler des
choses qui ne peuvent être nommées en des termes matérialistes…
Les hautes sphères de l’esprit, qu’aucun homme ne peut atteindre…
Qu’est-ce que n’importe quelle prouesse humaine, de toute façon ?
La planète est seulement un atome tournant dans l’univers… Quelle
est l’importance de ce pont, par rapport au système solaire ? Une sou-
daine et joyeuse attitude de compréhension illumina ses yeux.
– C’est grand de votre part, Monsieur Taggart, de penser que votre
exploit n’est pas grand pour vous. Je crois que peu importe la distance
où vous êtes allés, vous voulez aller plus loin. Vous êtes ambitieux.
C’est ce que j’admire le plus : l’ambition. Je veux dire, faire des choses,
ne pas stopper et ne pas abandonner, mais faire. Monsieur Taggart…
Même si je comprends pas toutes les grandes pensées, et tout.
Vous apprendrez.
Oh, je travaillerai vraiment dur pour apprendre !
Son regard rempli d’admiration n’avait pas changé. Il marcha à
travers la pièce, se mouvant dans le champ de vision de ce regard
comme dans le faisceau d’une lumière douce. Il alla remplir son verre.
Un miroir était accroché dans une niche derrière le bar roulant. Il
y saisi le reflet de sa propre silhouette : le grand corps déformé par
une attitude relâchée et affaissée, comme s’il exprimait une néga-
tion délibérée de la grâce humaine, les cheveux qui commençaient
à se clairsemer, la bouche molle et maussade. Il fût soudainement
frappé qu’elle ne l’ait pas vu du tout tel qu’il était : ce qu’elle voyait
était l’héroïque personnage d’un bâtisseur, avec des épaules droites
et fières et les cheveux au vent. Il étouffa un rire sonore, se disant
que c’était une blague qu’il lui faisait, ressentant vaguement une
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– J’ai gagné, non ? C’est pour ça que j’ai pensé… Tu sais, je ne leur en
ai pas voulu parce qu’ils ont été incapables de percevoir la valeur de
ce Metal plus tôt… Pour autant qu’ils l’ont vu, finalement. Chaque
homme apprend à sa façon et à son propre rythme. Bien sûr, j’ai vu
qu’il y avait beaucoup de poltronnerie, là-bas, et de jalousie, mais
je pensais que c’était seulement superficiel… Maintenant que j’ai
prouvé ce que j’avançais, que je l’ai prouvé avec autant de bruit… !
J’ai pensé que la vrai raison de m’avoir invité était leur reconnais-
sance de la valeur du Metal, et… Elle sourit durant le bref instant
de sa pause ; elle savait ce qu’il était sur le point de dire, « … Et pour
ça, je pardonnerais tout à n’importe qui ».
– Mais ce n’était pas ça, dit-il, « Et je ne suis pas arrivé à comprendre
pourquoi ils l’ont fait. Dagny, je ne crois pas qu’ils aient eu aucune
raison. Ils n’ont pas organisé ce banquet pour me faire plaisir ou pour
obtenir quelque chose de moi, ou pour sauver la face devant le public.
Il n’y avait aucun propos d’aucune sorte, là dedans, pas de sens. Ils
n’en avaient pas vraiment grand-chose à faire, quand ils ont dénoncé
le Metal… Et ils n’en ont rien à faire, maintenant. Ils n’ont pas vrai-
ment peur que le les balaye tous du marché… Même de ça, ils n’en
ont pas grand-chose à faire. Est-ce que tu sais à quoi ressemblait
ce banquet ? C’était comme s’ils avaient entendu dire qu’il y a des
valeurs que l’on est supposé honorer, et que c’est cela que l’on était
censé faire pour les honorer… Donc c’est ce qu’ils ont fait, comme
des fantômes poussés une sorte d’écho lointain venant d’une époque
plus civilisée que celle là. Je… Je ne pouvais pas le supporter. »
Elle dit, alors que les traits de son visage s’étaient durcis :
– Et après ça tu ne penses pas que tu es généreux !
Il leva le regard vers elle ; ses yeux devenaient brillants et prenaient
un air amusé.
– Pourquoi te mettent-ils donc tant en colère ?
Elle dit, avec une voix basse pour masquer le son de la tendresse :
– Tu avais espéré pouvoir les apprécier…
– C’est peut-être bien fait pour moi. Je n’aurais pas dû espérer quoique
ce soit. Je ne sais pas ce que j’en attendais.
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– Moi, je le sais.
– Je n’ai jamais aimé les occasions de ce genre. Je ne comprends pas
pourquoi j’ai cru que ça pouvait être différent, cette fois… Tu sais,
je suis allé là-bas en croyant presque que le Metal avait tout changé,
même les gens.
– Oh oui, Hank, je sais !
– Bon, et bien c’était le mauvais endroit pour y trouver quoi que ce
soit… Tu te souviens ? Une fois tu as dit que les fêtes devraient être
seulement pour ceux qui ont quelque chose à fêter.
Le bout de sa cigarette allumée se figea en l’air ; elle se tint immo-
bile, assise sur l’accoudoir. Elle ne lui avait jamais parlé de cette soi-
rée ou de n’importe quoi d’autre qui soit rattaché à sa maison. Sur
l’instant, elle répondit d’une voix calme :
– Je m’en souviens.
– Je sais ce que tu voulais dire… Je le savais déjà, à ce moment là.
Il la fixa du regard. Elle baissa le sien.
Il demeura silencieux ; sa voix était joyeuse, lorsqu’il reprit la parole.
– La pire des choses à propos des gens n’est pas les insultes qu’ils t’en-
voient, mais les compliments. Je ne supportais pas le genre de ceux
qu’ils dégoisaient, ce soir, particulièrement lorsqu’ils n’arrêtaient
plus de dire combien « tout le monde a besoin de moi »… Eux, la
ville, le pays et le monde entier, je crois. Apparemment, l’idée qu’ils
se font du sommet de la gloire est de pouvoir s’adresser aux gens qui
ont besoin d’eux. Je ne supporte pas les gens qui ont besoin de moi.
Il la regarda.
As-tu besoin de moi ? Elle répondit avec sérieux :
Désespérément. Il rit.
Non. Pas de la façon que je voulais dire. Tu ne l’as pas dit de la même
façon qu’eux.
– Comment l’ai-je dit ?
– Comme un marchand… Qui paie pour ce qu’il veut. Ils l’ont dit
comme des mendiants qui utilisent un gobelet en fer pour obtenir
quelque chose.
– Je… Paie pour ça, Hank ?
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13. Les Adirondack Mountains sont une chaîne de montagnes des États-Unis située
au nord-est de la ville de New York, et que les géographes incluent généralement
dans la chaîne montagneuse des Appalaches. (NdT)
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mangés, non par les ans, mais par les hommes ; madriers démon-
tés au hasard, morceaux de toits manquants, trous laissés dans les
voûtes de caves en boyaux. On avait l’impression que des mains
aveugles avaient attrapé tout ce qui pouvait satisfaire le besoin du
moment, avec aucune inquiétude pour ce qu’on aurait pu en retrou-
ver le matin suivant.
Les maisons inhabitées étaient éparpillées au hasard au milieu des
ruines ; la fumée de leurs cheminées était le seul mouvement visible
en ville. Une coquille de béton qui avait été une école se dressait dans
la périphérie ; elle avait l’allure d’un crâne avec les orbites évidées
de ses fenêtres sans vitres, avec quelques mèches de cheveux tenant
encore après ses restes, sous la forme de câbles rompus.
Au-delà de la ville, sur une colline lointaine, se dressait l’usine de la
Twentieth Century Motor Company. Ses murs, lignes de toiture et
grandes cheminées avaient l’air d’être en bon état ; l’ensemble sem-
blait aussi imprenable qu’une forteresse. Elle semblait intacte, à l’ex-
ception d’un réservoir d’eau argenté qui penchait anormalement.
Ils ne virent aucune trace d’une route menant à l’usine au milieu de
ce fouillis d’arbres et flancs de collines qui s’étendait sur des kilo-
mètres. Ils roulèrent jusqu’à la porte de la première maison en vue,
laquelle émettait un faible signal de fumée ascendante. La porte était
ouverte. Au son du moteur, une vieille femme arriva en se traînant.
Elle était courbée et bouffie, pieds nus, vêtue d’un vêtement taillé
dans un sac de farine. Elle regarda la voiture sans aucune expression
d’étonnement, sans curiosité ; c’était le regard sans expression d’un
être qui avait perdu toutes capacités autres que celle de l’épuisement.
– Pourriez-vous m’indiquer le chemin pour nous rendre à l’usine ?
demanda Rearden. La femme ne répondit pas immédiatement ; elle
avait l’air de quelqu’un qui ne serait pas capable de parler anglais.
Quelle usine ? demanda-t-elle. Rearden pointa du doigt.
Celle-là.
C’est fermé.
– Je sais que c’est fermé. Mais est-ce qu’il y a une façon d’aller là-bas ?
Je sais pas.
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15. Sans le nommer, il semble que l'auteur fasse ici référence au fameux scientifique
Nikola Tesla (1856 -1943) et aux recherches qu'il entreprit en effet à partir de
1899, lorsqu'il s'installa dans l'État du Colorado, sur la possibilité d'un moteur
fonctionnant grâce à l' électricité statique présente dans l'atmosphère. Nikola
Tesla, chercheur américain d'origine serbe, est souvent considéré comme l’un des
plus grands scientifiques dans l’histoire de la technologie, pour avoir déposé plus
de 700 brevets (qui sont pour la plupart attribués à Thomas Edison), traitant
de nouvelles méthodes pour aborder la «conversion de l’énergie». Tesla est donc
reconnu comme l’un des ingénieurs les plus créatifs de la fin du XIXe siècle et du
début du XXe siècle. (NdT)
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moteur avaient été démontées, peut être par quelqu’un qui pensait
en faire un usage détourné. Ce qui était resté n’était pas assez fami-
lier pour intéresser quiconque.
Sur ses genoux douloureux, ses mains écartées à plat sur le sol
rugueux, elle sentit la colère trembler en-elle, la blessante et impuis-
sante colère qui répond à la vue de la profanation. Elle se demanda
si les couches de quelqu’un n’étaient pas en train de sécher sur une
corde à linge fait des câbles manquants du moteur… Si ses poulies
étaient devenues une poulie de corde au-dessus d’un puits commu-
nal… Si son cylindre était devenu un pot contenant des géraniums
sur le bord de la fenêtre de « la chérie » de l’homme à la bouteille
de whisky.
Il y avait encore un reste de lumière sur la colline, mais une brume
bleue se mouvait au-dessus des vallées, et le rouge et l’or des feuilles
s’étendait jusqu’au ciel en bandes de crépuscule.
Il faisait sombre quand ils eurent fini. Elle se leva et s’appuya contre
le cadre vide d’une fenêtre pour y prendre un peu d’air frais sur son
front. Le ciel était bleu sombre.
Il … « aurait mis le pays entier en mouvement et en émoi ».
Ses yeux étaient baissés en direction du moteur. Elle regarda la cam-
pagne par la fenêtre. Elle gémit soudainement, touchée par un long
frissonnement, et laissa tomber sa tête sur son bras, se tenant pres-
sée contre le cadre de la fenêtre.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Elle ne répondit pas. Il regarda
vers l’extérieur. En bas, au loin dans la vallée, dans la nuit tombante,
tremblaient quelques souillures qui étaient les lueurs des bougies.
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CHAPITRE X
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– Ce que je supporte pas, dit le maire Bascom, « c’est les gens qui
parlent de « principes ». Aucun principe n’a jamais rempli la bou-
teille de lait de personne. La seule chose qui compte dans la vie,
c’est d’avoir de solides avoirs matériels sonnants et trébuchants. Y-a
pas de temps pour les théories, quand tout est en train de tomber en
morceaux autour de nous. Bon, j’ai pas l’intention d’aller trop loin.
Laissons-les avec leurs idées et je m’occuperais de l’usine. Ça m’in-
téresse pas les idées. Je veux juste mes trois repas convenablement
pris chaque jour.
– Pourquoi avez-vous acheté cette usine là.
– Pourquoi les gens investissent dans les affaires ? Pour en tirer ce
qui peut en être tiré. Je sais reconnaître la chance quand elle passe.
La « boîte » était en situation de dépôt de bilan, et les gens ne se
bousculaient pas pour monter sur ce « vieux piège ». Et donc j’ai eu
la « boîte » pour « une poignée de cacahuètes ». J’avais pas à la garder
longtemps, de toute façon… Mark m’en a débarrassé deux ou trois
mois plus tard. Sûr, c’était « un bon coup », si je peux me permettre
de le dire comme ça. Y-a pas un seul « gros poisson » qui aurait pu
en faire quoique ce soit.
– Est-ce que l’usine était en activité quand vous l’avez reprise ?
Nâ, elle était fermée.
Avez-vous tenté de la ré-ouvrir ?
Pas moi. J’suis quelqu’un de pragmatique.
– Pouvez-vous vous rappeler de quelques noms des gens qui tra-
vaillaient là-bas ?
Nâ. J’les ai jamais vus.
Avez-vous déménagé quoique ce soit de l’usine ?
– Et bien, je vais vous dire. Je suis allé y jeter un œil… Et ce que j’ai-
mais bien, c’était le bureau du vieux Jed. Le vieux Jed Starnes. C’était
un vrai « gros poisson », à son époque. Un bureau formidable, en aca-
jou massif. Et donc je l’ai ramené à la maison. Et y avait un cadre
supérieur, j’sais pas qui c’était, il avait une belle cabine de douche
dans sa salle de bain, le genre de celles que j’avais jamais vu avant.
Une porte en verre avec une sirène gravée dedans, un vrai travail
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soit vous vous faites plaisir. Mais ça marche pas ensemble, la Dame,
pas ensemble. »
– Je lui ai posé une question, dit-elle à Rearden juste à temps pour le
faire taire, « Il m’a donné une explication très instructive. »
– Si vous voulez un bon truc, la dame, dit le maire Bascom, « trou-
vez-vous une alliance dans un magasin à dix cents, et portez-là. C’est
pas garanti que tout le monde y croira, mais ça aide. »
– Merci, dit-elle. « Au revoir ».
– Le calme sévère de ses manières était une intimation qui invita
Rearden à la suivre silencieusement jusqu’à leur voiture.
Il s’écoula quelques kilomètres passé la ville quand il dit, sans la
regarder, d’une voie basse et désespérée :
Dagny, Dagny, Dagny… Je suis désolé !
Je ne le suis pas.
Quelques instants plus tard, quand elle vit l’attitude de contrôle reve-
nir sur son visage, elle dit :
– Ne te mets jamais en colère contre un homme parce qu’il dit
la vérité.
– Cette vérité là n’était pas ses affaires.
– Tu n’avais rien à faire de sa façon particulière de le savoir, et moi
non plus.
Il dit, entre ses dents, pas comme une réponse mais comme si une
pensée qui lui torturait l’esprit fût exprimée verbalement et contre
sa volonté :
Je n’ai pas pu te protéger contre cette innommable petite…
Je n’avais besoin d’aucune protection. Il demeura silencieux, sans
la regarder.
– Hank, quand tu seras capable de réprimer complètement ta colère,
demain ou la semaine prochaine, consacre un peu de tes pensées aux
explications de cet homme, et vois si tu peux en tirer quelque chose.
Il secoua la tête pour la regarder, mais il ne dit rien.
Lorsqu’il parla, longtemps après, ce fût seulement pour dire sur un
ton fatigué et égal :
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Nous ne pouvons pas appeler New York et faire venir nos ingé-
nieurs pour fouiller l’usine. On ne peut pas se trouver là-bas avec eux.
Nous ne pouvons pas laisser savoir que nous avons trouvé le moteur
ensemble… Je n’avais pas pensé à ça… Là-bas, dans le laboratoire.
Laisse-moi appeler Eddie, quand nous trouverons un téléphone. Je
lui ferais envoyer deux ingénieurs de chez Taggart. Je suis ici seule
en vacances, pour ce qu’ils en savent ou doivent en savoir.
Ils roulèrent pendant plus de trois-cent kilomètres avant de trou-
ver un téléphone depuis lequel ils pouvaient avoir un appel longue-
distance. Quand elle appela Eddie Wilers, il s’écria en entendant
sa voix :
Dagny ! Bon Dieu, où es-tu ?
Dans le Wisconsin. Pourquoi ?
– Je ne savais pas comment te joindre. Tu ferais mieux de revenir tout
de suite. Aussi vite que tu peux.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Rien, pour l’instant. Mais il y a des choses qui sont en train de se
mettre en place, lesquelles… Tu ferais mieux de les arrêter mainte-
nant, si tu le peux. Si quelqu’un peu faire quelque chose.
Quelles choses ?
Tu n’as pas lu les journaux ?
Non.
– Je peux pas te parler au téléphone. Je peux pas te donner tous les
détails. Dagny, tu vas dire que je suis fou, mais je pense qu’il sont
en train de planifier la fin du Colorado.
– Je vais venir tout de suite, dit-elle.
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« Dagny, de quel droit ? » lui avait demandé Eddie d’une voie calme,
mais dont les mots sonnaient comme un cri, « De quel droit sont-ils
en train de faire tout ça ? De quel droit ? »
Elle avait confronté James Taggart dans son bureau et avait dit :
« James, c’est ta bataille. Je me suis battu dans la mienne. Tu est censé
être un expert à traiter avec les pillards. Arrête-les.
Taggart avait dit, sans la regarder :
« Tu ne peux pas espérer faire fonctionner l’économie nationale selon
tes désirs. »
« Je ne veux pas faire fonctionner l’économie nationale ! Je veux que
tes dirigeants de l’économie nationale me laissent tranquille. J’ai une
entreprise ferroviaire à gérer… Et je sais ce qui va arriver à ton éco-
nomie nationale si mon réseau s’effondre ! »
« Je ne vois pas la nécessité de paniquer. »
« Jim, dois-je t’expliquer que les revenus de notre Ligne Rio Norte
sont tout ce que nous avons pour nous sauver de l’effondrement ?
Que nous avons besoin de chaque penny qui en provient, de chaque
transport, de chaque chargement de wagon… Aussi vite que nous
pouvons les faire rentrer en caisse ? »
Il n’avait pas répondu.
« Quand nous devons rentabiliser chaque petit morceau de puis-
sance de chacune de nos Diesels malades, quand nous n’avons pas
assez de ces machines pour offrir au Colorado le service dont il a
besoin… Que va-t-il arriver si nous réduisons la vitesse et la lon-
gueur de nos trains ? »
« Et bien, il y a quelque chose qui vaut d’être dit à propos du point
de vue des syndicats ouvriers aussi. Avec tellement de compagnies
ferroviaires qui ferment, et tellement de cheminots au chômage, ils
ont l’impression que ces hautes vitesses de circulation que tu as établi
sur la Ligne Rio Norte son déloyales ; ils pensent qu’il devrait y avoir
plus de trains, à la place, de manière à ce que le travail soit mieux
réparti dans les environs ; ils considèrent que ce n’est pas honnête de
notre part d’empocher tout les bénéfices de ce nouveau rail, ils en
veulent une part aussi. »
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– Qu’est-ce que je peux dire après ça ? Suppose que je veuille te par-
ler du nouveau roman que Balph Eubank est en train d’écrire –il me
le dédicace– cela t’intéresserait-il ?
Si c’est la vérité que tu veux… Pas le moins du monde. Elle rit.
Et si ce n’est pas la vérité que je veux ?
– Alors je ne saurai quoi te dire, répondit-il –et sentit un afflux de
sang vers son cerveau, dur comme une gifle, réalisant soudainement
la double infamie d’un mensonge prononcé en protestation d’honnê-
teté ; il l’avait dit sincèrement, mais cela impliquait une vantardise à
laquelle il n’avait plus droit du tout.
– Pourquoi la voudrais-tu, si ce n’est pas la vérité ? demanda-t-il,
« Pour quoi faire ? »
– Maintenant tu vois, c’est la cruauté des gens consciencieux. Tu ne
la comprendrais pas –n’est-ce pas ?– si je répondais que la vraie dévo-
tion consiste à accepter le fait de mentir, tromper et faire semblant
dans le but de rendre une autre personne heureuse… De créer pour
l’autre la réalité qu’il veut, s’il n’aime pas celle qui existe.
– Non, dit-il lentement, « Je ne le comprendrais pas. »
– C’est réellement très simple. Si tu dis à une belle femme qu’elle
est belle, que lui as-tu donné ? Ce n’est rien de plus qu’un fait et
cela ne t’as rien coûté. Mais si tu dis à une vilaine femme qu’elle est
belle, tu lui offres alors le grand hommage de corrompre le concept
de la beauté. Aimer une femme pour sa vertu n’a pas de sens. Elle
l’a gagné, c’est un paiement, pas un présent. Mais l’aimer pour ses
vices est un authentique présent qui n’a pas été gagné et qui n’est pas
mérité. L’aimer pour ses vices équivaut à profaner toute vertu pour
elle –et ça c’est un vrai hommage d’amour, parce que tu sacrifies ta
conscience, ta raison, ton intégrité et ton inestimable amour propre.
Il la regarda sans comprendre. Ça avait l’air d’être une monstrueuse
corruption qui prévenait la possibilité de se demander si quiconque
voulait réellement dire ce qu’il était en train de dire ; il se deman-
dait seulement quel était le but de le dire.
– Qu’est-ce que l’amour, mon chéri, si ce n’est pas le sacrifice de
soi ? poursuivit-elle sur le ton léger d’une conversation de salon,
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Eugene Lawson était assis à son bureau comme s’il était aux com-
mandes d’un tableau de bord de bombardier, dirigeant tout un
continent au-dessous de lui. Mais il lui arrivait parfois de l’oublier,
et alors ses épaules retombaient, ses muscles se relâchant à l’inté-
rieur de son costume comme s’il était en train de bouder au monde.
Sa bouche était la partie de son anatomie qu’il lui était impossible
de tirer tendue quand il le voulait ; c’était inconfortablement pro-
éminent au milieu de ce visage mince, attirant le regard de n’im-
porte quel interlocuteur ; lorsqu’il parlait, le mouvement parcou-
rait sa lèvre inférieure, tordant sa chair humide en des contorsions
propres qui ne semblaient avoir aucune correspondance avec le sujet
de la conversation.
– Je n’en ai pas honte, dit Eugene Lawson, « Mademoiselle Taggart,
je voudrais que vous sachiez que je ne ressens aucune honte de
ma carrière passée en temps que président de la Banque nationale
Communautaire de Madison. »
– Je n’ai fait aucune référence à la honte, fit Dagny, froidement.
– Aucune culpabilité morale ne peut être attachée à ma personne,
dans la mesure où j’ai perdu tout ce que je possédais dans la chute
de cette banque. Il me semble que j’aurais le droit de me sentir fier
d’un tel sacrifice.
– Je voulais seulement vous poser quelques questions à propos de la
Twentieth Century Motor Company qui…
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Elle ne voulait prononcer un mot qui ne soit pas nécessaire ; mais elle
ne pouvait pas s’en empêcher ; elle continuait de voir la silhouette de
la vielle femme de ménage récurant les marches.
– Avez-vous vu cette partie du pays depuis ? demanda-telle.
– Ce n’est pas ma faute ! s’écria-t’il, « C’est la faute du riche, qui
avait encore de l’argent, mais ne l’aurait pas sacrifié pour sauver ma
banque et le peuple du Wisconsin ! Vous ne pouvez pas me blâmer !
J’ai tout perdu ! »
– Monsieur Lawson, fit-elle avec effort, « peut-être vous souve-
nez-vous du nom du patron de l’entreprise qui était propriétaire de
l’usine ? L’entreprise à laquelle vous avez prêté l’argent. Elle s’appe-
lait la Amalgamated Service, n’est-ce pas ? Qui en était le président ? »
– Oh, lui ? Oui, je me souviens de lui. Son nom était Lee Hunsacker.
Un jeune homme très valable qui s’est pris une « sacrée raclée ».
– Où est-il, maintenant ? Connaissez-vous son adresse ?
– Pourquoi… Je crois qu’il est quelque part dans l’Oregon. Grangeville,
Oregon. Ma secrétaire peut vous donner son adresse. Mais je ne vois
pas ce que ça peut avoir comme intérêt… Mademoiselle Taggart, si
ce que vous avez en tête est d’essayer de voir Monsieur Mouch, lais-
sez-moi vous dire que Monsieur Mouch attache une grande impor-
tance à mon opinion pour ce qui concerne des sujets tels que les com-
pagnies ferroviaires et autres…
– Je n’ai nullement le désir de voir Monsieur Mouch, fit-elle en
se levant.
– Mais alors, je ne peux comprendre… Quel était réellement votre
but en venant ici ?
– J’essaie de trouver un certain homme qui travaillait à la Twentieth
Century Motor Company.
Pourquoi aimeriez-vous le trouver ?
Je veux qu’il travaille pour ma société ferroviaire.
Il écarta largement les bras, d’un air incrédule et vaguement indigné.
– En un tel moment, alors que des questions cruciales pèsent dans
la balance, vous choisissez de perdre votre temps à vous lancer dans
des recherches juste pour un employé ? Croyez-moi, le sort de votre
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– Tout le monde, dit Lee Hunsacker. « Les gens sont des bâtards
jusque dans leurs cœur, et ça ne sert à rien de prétendre le contraire.
La justice ? Ha ! Regardez-là ! »
Ses bras brassaient l’air autour de lui.
– Un homme comme moi, réduit à ça !
Au-delà de la fenêtre, la lumière de midi semblait être celle d’un
crépuscule gris au milieu des toitures pourries et des arbres dénu-
dés d’un endroit qui n’était pas la campagne et ne pourrait jamais
vraiment devenir une ville. Le crépuscule et l’humidité semblaient
imprégner les murs de la cuisine. Il y avait une pile d’assiettes sales
dans l’évier ; une casserole de ragoût mijotait sur la cuisinière, émet-
tant de la vapeur et une odeur grasse de viande à bas prix ; une
machine à écrire poussiéreuse était posée sur la table au milieu
des papiers.
La Twentieth Century Motor Company, dit Lee Hunsacker, « fût
l’un des noms les plus illustres de l’histoire de l’industrie américaine.
J’étais le président de cette société. Je possédais cette usine. Mais ils
ne m’auraient pas donné une chance. »
Vous n’étiez pas le président de la Twentieth Century Motor
Company, non ? Je croyais que vous dirigiez une entreprise appelée
la Amalgamated Service ?
Oui, oui, mais c’est la même chose. Nous avons racheté leur usine.
Nous étions en train de travailler juste aussi bien qu’ils l’avaient fait.
Mieux, même. Nous étions aussi importants. Qui diable était Jed
Starnes, de toute façon ? Rien d’autre qu’un mécano de garage de
province… Saviez-vous que c’est comme ça qu’il a commencé ? …
Sans aucun diplôme du tout.
– Je suis issu de l’une des Quatre-cent familles de New York. Mon
grand-père était un membre du Sénat national. Ce n’est pas ma faute
si mon père n’avait pas les moyens de m’offrir une voiture, lorsqu’il
m’a envoyé à l’université. Tous les autres garçons avaient des voitures.
Le nom de ma famille était aussi bien que les leurs. Quand je suis
allé à l’université –il s’interrompit abruptement– « De quel journal
avez-vous dit que vous étiez ? »
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Elle lui avait donné son vrai nom ; elle ne savait pas pourquoi elle
était maintenant heureuse qu’il ne l’ait pas reconnu et c’est pourquoi
elle préférait ne pas s’étendre là-dessus.
Je n’ai pas dit que je venais d’un journal, répondit-elle, « j’ai besoin
de quelques informations sur cette usine de moteurs pour des rai-
sons personnelles, pas pour les publier. »
Oh, il eut l’air déçu. Il continua, de mauvaise grâce, comme si
elle s’était rendue coupable de quelque offense délibérée contre lui,
« J’avais cru que vous veniez peut-être pour une interview en avance,
parce que je suis en train d’écrire mon autobiographie. » Il montra
du doigt les papiers sur la table, « Et ce que j’ai l’intention de dire
est bien rempli. J’ai l’intention… Oh, merde ! » s’interrompit-il tout
à coup en s’écriant et en semblant soudainement se souvenir de
quelque chose. Il se précipita vers la cuisinière, souleva le couvercle
au-dessus de la casserole et se mit à tourner haineusement le ragoût
avec une cuillère, sans se soucier d’être vu. Il jeta la cuillère humide
sur la cuisinière, laissant la sauce graisseuse couler sur les brûleurs,
puis revint vers la table.
Ouais, je publierai mon autobiographie si jamais quelqu’un m’en
offre la possibilité, dit-il, « Comment puis-je me concentrer sur un
travail sérieux, quand je dois avoir à faire ce genre de chose ? » il
pointa le menton vers la cuisinière, « Des amis, hein ! Ces gens pen-
sent que juste parce qu’ils m’ont pris avec eux, ils peuvent m’exploi-
ter comme un coolie chinois ! Juste parce que je n’avais nulle part ail-
leurs où aller. Ils ont eu la partie facile, tous mes « bons amis ».
Il ne lève jamais un petit doigt en direction de la maison, il reste
juste assis dans son magasin toute la journée ; une minable petite
papeterie à deux sous… Peut-il la comparer en importance avec le
livre que je suis en train d’écrire ? Et elle, elle sort pour aller faire du
shopping et me demande de surveiller son putain de ragoût. Elle sait
qu’un écrivain a besoin de silence et de concentration, mais qu’est-
ce qu’elle en a à faire ? »
Il se pencha au-dessus de la table vers elle et désigna du doigt les
assiettes dans l’évier.
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Durant les enquêtes qui suivirent, on apprit que Mulligan avait pré-
paré la fermeture de sa banque à l’avance, et selon une succession
d’étapes minutieusement planifiées ; ses employés n’avaient rien
d’autre à faire que de suivre ses instructions à la lettre. Ce fût la plus
ordonnée de toutes les fermetures de banques que le pays n’eut jamais
vu. Chaque client récupéra son argent, intérêts payés au penny près.
Toutes les avoirs de la banque furent vendus pièce par pièce à des
institutions financières variées. Lorsque les livres de comptes furent
parfaitement équilibrés, au penny près, rien ne resta ; la Mulligan
Bank avait été « effacée ».
Aucun indice ne fût jamais trouvé quant aux motifs de Mulligan,
quant à ce qu’il était devenu, de même qu’à propos de sa fortune.
L’homme et sa fortune s’évanouirent comme s’ils n’avaient jamais
existé auparavant. Personne n’avait été averti à l’avance de sa déci-
sion, et on ne pouvait remonter à aucun événement passé permet-
tant de se l’expliquer. S’il avait voulu se retirer des affaires –les gens
s’étaient demandés– pourquoi n’avait-il pas revendu son établisse-
ment avec un énorme profit, ainsi qu’il aurait pu le faire, au lieu de
le détruire ? Personne n’avait été en mesure de fournir une réponse.
Il n’avait pas de famille, ni amis. Ses domestiques ne savaient rien ; il
était sorti de chez lui, ce matin là, et il n’était pas revenu ; c’était tout.
Il y avait –Dagny y avait pensé avec un sentiment de malaise des
années durant– une qualité de l’impossible dans la disparition de
Mulligan ; c’était comme si un gratte-ciel New Yorkais avait disparu
en une nuit, ne laissant rien d’autre derrière qu’une parcelle de ter-
rain disponible à l’angle d’une rue. Un homme tel que Mulligan, et
une fortune telle que celle qui accompagnait son existence, ne pou-
vaient demeurer nulle-part éternellement cachés ; un gratte-ciel ne
pouvait pas être égaré, on le verrait pas s’élever au-dessus d’aucune
plaine ou forêt choisies comme lieu où l’on pouvait plus facilement
se cacher ; fût-il détruit, même la pile de gravats qui en resterait ne
pouvait demeurer inaperçue.
Mais Mulligan était parti ; et durant les sept années qui suivirent
cet événement, au milieu des masses de rumeurs, de soupçons, de
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17. En France, en politique, le mot «libéral» est populairement associé à l’idée du
libéralisme économique et du «capitalisme débridé». Au États-Unis, il signifie le
contraire, et plus exactement la «gauche modérée». (NdT)
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la cinquantaine. Ses yeux étaient deux petites flaques d’eau sans vie.
Sa voix avait l’égale monotonie des gouttes de la pluie :
– Je ne peux pas répondre au genre de question que tu me poses, ma
fille. Le laboratoire de recherche ? Les ingénieurs ? Pourquoi devrais-
je me souvenir d’eux ? C’était mon père qui s’intéressait à de tels
sujets, pas moi. Mon père était un diable d’homme qui n’avait d’at-
tention pour rien d’autre que les affaires. Il n’avait pas de temps à
consacrer à l’amour, seulement à l’argent. Mes frères et moi vivions
sur un plan différent. Notre ambition n’était pas de produire des gad-
gets, mais de faire le bien. Nous avions apporté un nouveau grand pro-
jet pour cette usine. C’était il y a onze ans. Nous nous sentions vain-
cus par la convoitise et l’égoïsme et par la nature animale et basique
des hommes. C’était l’éternel conflit entre l’esprit et la matière,
entre l’âme et le corps. Ils ne renonceraient pas à leurs corps, les-
quels n’étaient que ce que nous attendions d’eux et pas plus. Je ne
me souviens d’aucun de ces hommes. Je me moque bien de m’en
souvenir… Les ingénieurs ? Je crois bien que ce sont eux qui sont à
l’origine de l’hémophilie… Oui, c’est bien ce que j’ai dit : l’hémophi-
lie ; la lente fuite ; la perte de sang que l’on ne peut pas arrêter. Ils
furent les premiers à fuir. Ils ont déserté, les uns après les autres…
Notre grand projet ? Nous avions mis en pratique ce noble précepte
historique : « De tous, selon les compétences de chacun ; pour tous, selon
les besoins de chacun. »
Tous le monde dans l’usine, depuis les femmes de ménages jusqu’au
président, recevaient le même salaire–tout juste le stricte minimum
nécessaire. Tous les deux ans, nous nous réunissions tous lors d’un
grand meeting, durant lequel chaque personne exposait ses revendi-
cations pour ce qu’il considérait être ses besoins. Nous votions pour
chaque revendication, et la voix de la majorité établissait les besoins
de chaque personne et les compétences de chaque personne.
Les revenus de l’usine étaient redistribués selon les besoins et com-
pétences de chacun. Les récompenses étaient déterminées sur la base
des besoins, et les pénalités sur la base des compétences. Ceux dont
les besoins étaient votés comme étant les plus grands recevaient le
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plus. Ceux qui n’avaient pas produit autant que ce que le vote disait
qu’ils pouvaient, étaient mis à l’amende et devaient faire des heures
supplémentaires non payées.
C’était notre grand projet. Il était basé sur le principe de l’abandon de
soi. Il exigeait des hommes qu’ils soient motivés, non pas par le gain
personnel, mais par l’amour pour leurs frères.
Dagny entendit une voix froide et implacable lui disant depuis
quelque part en elle : « Souviens-t’en… Souviens-t’en bien… Ce n’est
pas souvent que l’on a l’occasion de voir le vrai diable de près… Et
un jour, tu trouveras les mots pour nommer son essence. » Elle l’en-
tendit parmi les autres voix qui criaient avec une violence désarmée :
« Ce n’est rien… J’ai déjà entendu ça auparavant… Je suis en train
de l’entendre partout… Ce n’est rien d’autre que les mêmes bêtises.
Pourquoi ne puis-je pas le supporter ? … Je ne peux pas le suppor-
ter… Je ne peux pas le supporter ! »
– Quelle est ton problème, ma fille ? Pourquoi tu as sursauté comme
ça ? Pourquoi tu trembles ? … Quoi ? Parle plus fort. Je ne t’entends
pas… Comment notre grand projet marchait ? Ça ne me dérange pas
d’en parler.
Les choses sont devenues vraiment moches et devinrent plus nau-
séabondes d’année en année. Cela m’a coûté ma foi en la nature
humaine. En quatre ans, un plan conçu non par les froids calculs de
l’esprit, mais par l’amour pur du cœur, toucha à sa fin dans un sor-
dide désordre de policiers, d’avocats, et de procédures de banque-
route frauduleuse. Mais j’ai vu mon erreur et je m’en suis libérée. J’en
ai fini avec le monde des machines, des industriels et de l’argent, le
monde réduit à l’esclavage par la matière. Je suis en train d’apprendre
l’émancipation de l’esprit, telle qu’elle est révélée dans les grands secrets
de l’Inde, la libération depuis l’esclavage jusqu’à la chair, la victoire
sur la nature physique, le triomphe de l’esprit sur la matière.
À travers la lueur aveuglante de la colère, Dagny était en train de voir
une longue bande de béton qui avait été une route, avec des herbes
folles qui poussaient entre ses crevasses, et la silhouette d’un homme
tordu par l’effort de labourer par la seule force de ses bras.
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La femme qui ouvrit la porte avait des cheveux grisonnants, une atti-
tude équilibrée et une apparence distinguée suggérant la courtoisie ;
Dagny eut besoin de quelques minutes pour réaliser que ce dont elle
était vêtue n’étaient que de simple vêtements décontractés en coton.
– Pourrai-je parler à Monsieur William Hastings ? demanda Dagny.
La femme observa Dagny pendant ce qui devait être la plus brève
des pauses ; c’était un regard étrange, inquisiteur et grave.
Puis-je vous demander votre nom ?
Je suis Dagny Taggart, de la Taggart Transcontinental.
– Oh, entrez, je vous prie. Je suis Madame William Hastings.
Le ton mesuré de gravité affectait chacune de ses syllabes, comme
un avertissement. Ses manières étaient courtoises, mais elle ne sou-
riait pas.
C’était une modeste maison dans la banlieue d’une ville industrielle.
Des branches d’arbres dénudées coupaient en travers du bleu froid
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– Mais je ne crois pas que vous soyez venue depuis aussi loin que
New York, juste pour chasser le cuisinier de chemins de fer dans
les Rocheuses.
– Non, je suis venue pour quelque chose d’autre.
Elle se pencha en avant, les avant-bras fermement croisés contre le
comptoir, sentant le calme et le strict contrôle d’elle-même qui reve-
naient, sentant un dangereux adversaire.
– Auriez-vous connu, il y a environ une dizaine d’années, un jeune
ingénieur qui travaillait pour la Century Motor Company ?
Elle compta les secondes d’une pause ; elle n’aurait pu définir la
nature de la façon dont il la regardait, hormis le fait qu’il s’agissait
d’une forme d’attention toute particulière.
Oui, je l’ai connu, répondit-il.
Pourriez-vous me donner ses nom et adresse ?
Pourquoi faire ?
Il est d’une importance cruciale que je le trouve.
Cet homme là ? De quelle importance est-il ?
Il est l’homme le plus important dans le monde.
Vraiment ? Pourquoi ?
Saviez-vous quoique ce soit à propos de son travail ?
Oui.
Saviez-vous qu’il est tombé sur une idée dont les conséquences sont
les plus énormes ? Il laissa s’écouler un instant.
Puis-je vous demander qui vous êtes ?
Dagny Taggart. Je suis le vice-prés…
Oui, Mademoiselle Taggart, je sais qui vous êtes.
Il l’avait dit avec une déférence impersonnelle. Mais il avait l’air de
quelqu’un qui venait de trouver la réponse à quelque question par-
ticulière tournant dans son esprit, et il n’eut plus l’air d’être étonné.
– Alors vous savez que mon intérêt n’est pas fortuit, dit-elle. « Je suis
en position de lui offrir la chance dont il a besoin, et je suis prête à
payer tout ce qu’il me demandera. »
– Puis-je vous demander ce qui a pu susciter l'intérêt que vous por-
tez à cette personne ?
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– Son moteur.
– Comment en êtes-vous arrivée à entendre parler de son moteur ?
– J’en ai trouvé des restes cassés dans les ruines de l’usine de la
Twentieth Century. Pas assez pour le reconstruire ou pour apprendre
comment il fonctionnait, mais assez pour savoir qu’il fonctionnait
et qu’il s’agit d’une invention qui peut sauver mon entreprise, le
pays, et l’économie du monde entier. Ne me demandez pas quelle
piste j’ai suivi, en essayant de trouver la trace de ce moteur et de son
inventeur. Ça n’a pas grande importance, même ma vie et mon tra-
vail ne me sont d’aucune importance à présent, rien n’a plus d’im-
portance, exception faite que je dois le trouver. Ne me demandez
pas comment j’en suis arrivé à venir jusqu’à vous. Vous êtes la fin de
ma piste. Dites-moi son nom ? Il avait écouté sans broncher, en la
regardant bien en face ; l’attention de ses yeux semblait mesurer cha-
cun des mots qu’elle prononçait pour aussitôt les enregistrer quelque
part dans son esprit, ne lui laissant aucun indice de ses intentions. Il
demeura immobile durant un long laps de temps. Puis il dit :
– Abandonnez, Mademoiselle Taggart. Vous ne le trouverez pas.
Quel est son nom ?
Je ne peux rien vous dire de lui.
Est-il encore en vie ?
Je ne peux rien vous dire ?
Quel est votre nom ?
Hugh Akston.
Durant les secondes vides qui furent nécessaires pour qu’elle reprenne
le contrôle de son esprit, elle se força à se dire à elle-même : « Tu es
une hystérique… Ne soit pas absurde… Ce n’est que la coïncidence
de deux noms similaires », tandis quelle savait avec certitude, un
certain engourdissement et une inexplicable terreur que cet homme
était le vrai Hugh Akston.
– Hugh Akston, martela t-elle. « Le philosophe ? … Le dernier des
avocats de la raison ? »
– Et bien oui, répondit-il avec affabilité, « Ou le premier de leur
retour. » Il n’avait pas l’air de s’étonner de son choc, mais il semblait
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d’ignorer mon avertissement, mais je pense que vous êtes une per-
sonne d’une haute intelligence, capable de savoir que je sais ce que
je suis en train de dire. Laissez tomber. Le secret que vous êtes en
train d’essayer de découvrir implique quelque chose de plus grand
–bien plus grand– que l’invention d’un moteur fonctionnant grâce
à l’électricité de l’atmosphère. Il n’y a qu’une seule suggestion utile
que je puis vous offrir : En raison de l’essence et de la nature même
de l’existence, aucune contradiction ne peut exister. Si vous trou-
vez inconcevable qu’une invention de génie doive être abandonnée
au milieu de ruines, et qu’un philosophe puisse souhaiter travailler
comme cuisinier dans un routier, alors revoyez vos prémisses. Vous
trouverez que l’une d’entre-elles est fausse. »
Elle prit la parole–elle se souvenait qu’elle avait déjà entendu cela
auparavant, et que c’était Francisco qui l’avait dit. Et puis elle se sou-
venait que cet homme avait été l’un des professeurs de Francisco :
– Comme vous voulez, Docteur Akston, fit-elle, « je ne tenterai plus
de vous poser de questions à ce propos. Mais me permettriez-vous
de vous poser une question à propos d’un sujet totalement différent ? »
– Certainement.
– Le Docteur Robert Stadler m’a dit un jour que vous étiez au
Collège Patrick Henry, vous aviez trois étudiants qui étaient vos
favoris et les siens, trois brillants esprits dont vous espériez un grand
avenir. L’un d’eux était Francisco d’Anconia.
– Oui. Un autre était Ragnar Danneskjold.
– Incidemment –ce n’est pas ma question– qui était le troisième ?
– Son nom ne signifierait rien pour vous. Il n’est pas connu.
– Le Docteur Stadler dit que vous et lui entreteniez une rivalité à
propos de ces trois étudiants, parce ce que vous deux les regardiez
comme vos propres fils.
Rivalité ? Il les a perdu.
Dites-moi, êtes-vous fier de ce qu’ils sont tous trois devenus ? Il
laissa échapper son regard vers le lointain, vers le feu mourant du
coucher de soleil vers les rochers les plus éloignés ; son visage avait
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l’expression d’un père qui regarde ses fils saigner sur un champ de
bataille. Il répondit :
– Plus fier que je n’aurais jamais espéré l’être.
Il faisait presque nuit. Il se tourna brusquement, tira un paquet de
cigarettes de sa poche, en prit une, mais s’interrompit, se souve-
nant de sa présence comme s’il l’avait oublié, puis tendit le paquet
dans sa direction. Elle prit une cigarette et il fit apparaître le bref
flash d’une allumette, puis la secoua, laissant seulement deux petits
points de feu dans l’obscurité de la pièce de verre et des kilomètres
de montagnes au-delà.
Elle se leva, paya sa note, et dit :
Merci Docteur Akston. Je ne vous molesterais pas avec des trucs ou
des implorations. Je ne recruterai pas de détectives. Mais je pense
que je dois vous dire que je n’abandonnerai pas. Je dois trouver l’in-
venteur de ce moteur. Je le trouverai.
Pas avant le jour où il choisira de vous trouver… Ainsi qu’il le fera.
Lorsqu’elle marcha en direction de sa voiture, il alluma les lampes
dans le restaurant, elle vit la boîte aux lettres au bord de la route et
releva le fait incroyable que le nom HUGH AKSTON était lisiblement
écrit dessus.
Elle avait conduit loin en descendant la route en lacets, et les lumières
du restaurant n’étaient plus visibles depuis longtemps, lorsqu’elle
remarqua qu’elle était en train de prendre plaisir au goût de la ciga-
rette qu’il lui avait donné ; il était différent du goût de toutes les ciga-
rettes qu’elle avait fumé auparavant. Elle approcha le mégot près de
la lumière du tableau de bord, cherchant la marque. Il n’y avait pas
de nom, seulement un logo. Imprimé en or sur le fin papier elle pou-
vait voir le signe du dollar :.
Elle l’examina avec curiosité ; elle n’avait jamais entendu parler de
cette marque auparavant.
Puis elle se souvint du vieil homme du kiosque du Terminus Taggart
et sourit, pensant que c’était là un spécimen pour sa collection. Elle
éteignit le mégot et le mis dans son sac-à-main.
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et principal, pour tous leurs titres, sécurisés comme non sécurisés, conver-
tibles et non-convertibles, pour une période de cinq années suivant la date
de mise en application des présentes directives.
Aux fins de soulager le budget de fonctionnement du gouvernement
du surcroît de dépenses entraînées par la mise en application de ces
mesures, une taxe spéciale était imposée à l’État du Colorado, en
recourant pour ce faire à la clause de l’État économiquement le plus
capable –la dite clause spécifiant que (…) le plus fort doit soulager le
plus faible aux fins de contribution aux dépenses publiques excédentaires
entraînées par la mise en application du plan d’urgence économique natio-
nal. La dite taxe consistant en (…) 5 pour cent déduits de la marge brut
de toutes les entreprises à vocation industrielle et de production de biens
et de services de l’État du Colorado.
Le cri qui sortit de sa bouche était de ceux qu’elle ne se serait jamais
autorisé auparavant, parce qu’elle faisait une fierté de toujours gar-
der ses émotions pour elle, mais elle vit un homme qui se trouvait
à quelques pas d’elle, elle ne vit pas qu’il était un pique-assiette en
guenilles, et elle avait poussé ce cri parce que c’était l’imploration à
la raison et qu’il était une silhouette humaine :
– Qu’allons nous faire ?
Le pique-assiette fit un large sourire sans joie en haussant les épaules :
– Qui est John Galt ?
Ce n’était pas Taggart Transcontinental qui était le principal
concerné par le sentiment de terreur qui était né dans son esprit, ce
n’était pas la pensée de Hank Rearden dont les membres seraient
attachés et écartelés vers des directions opposées– c’était Ellis Wyatt.
Écartant tout le reste, emplissant sa conscience, ne laissant aucune
place aux mots, aucun temps pour se demander, comme une réponse
éblouissante aux questions qu’elle-même n’avait pas commencer à
se poser, étaient apparues deux images : l’implacable Ellis Wyatt se
tenant devant son bureau, disant, « … Il est maintenant de votre
pouvoir de me détruire ; je vais peut-être y passer ; mais si j’y passe,
je me débrouillerai pour être certain que je vous entraînerai tous
dans la tombe avec moi », et la violence du mouvement circulaire
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son second voyage sur la Ligne John Galt, et elle faisait des efforts
pour ne pas penser au premier.
Les détenteurs des bonds, se dit-elle, les actionnaires de la Ligne
John Galt… C’était sur la base de son honneur qu’ils avaient investi
leur argent les yeux fermés, les économies et les exploits de plusieurs
années, c’était sur sa compétence qu’ils avaient tout misé, c’était
sur son travail qu’ils avaient compté, et sur le leur… Et on lui avait
fait les trahir en les emmenant dans un piège de pique-assiette : il
n’y aurait pas de trains et pas de signe de vie de transport, la Ligne
John Galt n’avait été qu’une paille qui avait permis à Jim Taggart de
conclure un accord et leur siphonner leur argent, sans aucun mérite,
pour le mettre dans sa poche, en échange de laisser les autres siphon-
ner sa compagnie ferroviaire… Les bonds de la Ligne John Galt, les-
quels, encore ce matin, avaient été les fiers gardiens des économies et
de l’avenir de leur détenteurs, étaient devenus en l’espace d’une heure
des morceaux de papier que personne n'achèterait, sans valeur, sans
futur, sans pouvoir, excepté celui de fermer les portes et de stopper
les roues du dernier espoir du pays… Et Taggart Transcontinental
n’était pas une entreprise dynamique, nourrie du sang qu’elle avait
produit par son travail, mais un cannibale du moment, dévorant l’en-
fant mort-né de la grandeur.
La taxe sur le Colorado, se dit-elle, l’impôt collecté sur l’argent
d’Ellis Wyatt pour que ceux qui lui avaient lié les poings et le
rendent incapable de vivre puissent gagner leur vie ; ceux qui le
surveilleraient pour s’assurer qu’il n’ait aucun train, aucun wagon-
citerne, aucun pipe-line en Rearden Metal… Ellis Wyatt privé de
son droit d’autodéfense, laissé sans voix, sans armes, et pire ; trans-
formé en l’arme de sa propre destruction, le généreux donateur de
ses propres destructeurs, le fournisseur de leur nourriture et de
leurs armes ; Ellis Wyatt en train d’être étranglé, avec sa propre
brillante énergie retournée contre lui sous la forme d’un nœud cou-
lant ; Ellis Wyatt qui avait voulu ouvrir le robinet d’une source illi-
mité de schiste bitumineux et qui parlait d’une seconde Renaissance…
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Elle était assise penchée en avant, la tête plongée dans ses bras,
effondrée contre le bord de la fenêtre, tandis les grandes courbes
de rails vert-bleu, les montagnes, les vallées et les nouvelles villes
du Colorado s’évanouissaient derrière elle dans l’obscurité, et
dans l’ignorance.
La soudaine secousse du freinage sur les roues la propulsa vers l’avant.
C’était un arrêt imprévu, et le quai de la petite gare était plein de
monde, tous regardant dans la même direction. Les passagers alen-
tours se pressaient contre les fenêtres, regardant avec les yeux fixes.
Elle se dressa sur ses jambes, elle courut dans l’allée du wagon, en
bas des marches, dans le vent froid qui balayait le quai.
Durant le premier instant avant qu’elle ne le vit et que son cri ne
couvre les voix de la foule, elle sut qu’elle avait su, et c’était ce qu’elle
était maintenant en train de regarder. Dans une ouverture entre
deux montagnes, illuminant le ciel, jetant une lueur qui se balançait
sur les toits et les murs de la gare, la colline de la Wyatt Oil était un
rideau de flammes solides.
Plus tard, lorsqu’ils lui dirent qu’Ellis Wyatt avait disparu, ne lais-
sant rien derrière lui à part une pancarte clouée à un poteau au pied
de la colline, elle eut le sentiment qu’elle avait presque deviné ce
que seraient les mots : Je le laisse comme je l’ai trouvé. Prenez-le. C’est
le votre.
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DEUXIÈME PARTIE
PLURIUM INTERROGATIONUM
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CHAPITRE I
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Les géants de l’intellect, que vous admirez tant, vous ont naguère ensei-
gné que la Terre était plate et que l’atome était la plus petite des particules
de matière. L’histoire de la science toute entière est la progression d’erreurs
démontées, et non d’exploits.
Plus nous en savons, et plus nous apprenons que nous ne savons pas.
Seul le plus indécrottable des ignares peut encore s’accrocher à la notion
dépassée disant que « voir, c’est croire ». Ceci, que vous « voyez », est la pre-
mière chose que vous devez considérer avec incrédulité.
Un scientifique sait qu’une pierre n’est pas du tout une pierre. Elle est, en
fait, identique à un oreiller de plumes. Tous deux sont seulement une for-
mation nuageuse des mêmes particules en mouvement. Mais vous dites
que vous « ne pouvez pas » utiliser une pierre en guise d’oreiller ? Et bien
cela prouve seulement votre impuissance lorsque vous êtes confrontés à une
authentique réalité.
Les dernières découvertes scientifiques –tels que les impressionnants
exploits du docteur Robert Stadler– ont démontré de façon concluante
que notre raison est incapable de s’accommoder de la nature de l’univers.
Ces découvertes ont conduit les scientifiques vers des contradictions qui
sont impossibles, selon l’esprit humain, mais qui existent bel et bien en
réalité, dans tous les cas.
Si vous ne l’avez pas encore entendu, mes chers amis de la vieille école, il
a maintenant été prouvé que le rationnel est l’insensé.
N’attendez pas la consistance. Tout n’est que contradiction de tout le reste.
Il n’existe rien d’autre que des contradictions.
Ne cherchez pas le « sens commun ». Attendre le « sens » est le lieu commun
du non-sens. La nature n’a pas de sens. Les seuls champions du sens sont
les types studieux de vieilles adolescentes encore vierges qui n’arrivent pas
à se trouver un petit ami, et le gérant de la petite boutique qui pense que
l’univers est aussi simple que son petit inventaire bien propre, et sa caisse
enregistreuse bien-aimée.
Brisons les chaînes du préjudice appelé « logique ». Allons-nous nous lais-
ser arrêter par un syllogisme ?
Donc vous croyez être certain de la valeur de vos opinions ? Vous ne pou-
vez être sûr de rien. Allez-vous mettre en péril l’harmonie de votre
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Wesley Mouch s’en est déclaré satisfait. Nous avons fait de notre
mieux sur ce projet là. Nous n’avons entendu personne d’autre le
décrire comme un « bordel ». Si on tient compte des difficultés ren-
contrées sur le terrain, les dangers de l’incendie et le fait qu’il ne s’est
écoulé que six mois depuis que nous… »
– De quoi êtes-vous en train de parler ? demanda le docteur Stadler.
– Le Projet de Réclamation Wyatt. N’est-ce pas ce que vous
m’avez demandé ?
– Non, dit le docteur Stadler, « Non, je… Attendez une minute.
Laissez-moi bien me faire comprendre. Il me semble me rappe-
ler quelque chose à propos de ce Département prenant en charge
un projet de réclamation. Qu’est-ce que c’est que vous êtes en train
de réclamer ? »
– Du pétrole, dit le docteur Ferris, « Les champs de pétrole Wyatt. »
– C’était un incendie, n’est-ce pas ? Dans le Colorado ? C’était…
Attendez une minute… C’était l’homme qui a mis le feu à ses
propres puits de pétrole.
– Je suis enclin à croire que c’est une rumeur créée par l’hysté-
rie publique, dit sèchement le docteur Ferris, « Une rumeur avec
quelques implications indésirables et peu citoyennes. Je n’accor-
derais pas grande foi en ces histoires rapportées par les media.
Personnellement, je crois que c’était un accident, et qu’Ellis Wyatt
a péri dans l’incendie. Personne, jusqu’à présent –Il n’existe aucun
testament ou héritiers. Le gouvernement a pris en charge de prendre
la direction des opérations de ces champs de pétrole–au titre de
mesure de nécessité publique– pour une période de sept ans. Si
Ellis Wyatt ne réapparaît pas durant cette période, il sera officielle-
ment déclaré « décédé ». »
– Et bien, pourquoi sont-ils venus vous voir –nous voir– pour une
demande aussi invraisemblable que de pomper du pétrole ?
– Parce que c’est un problème parsemé de grandes difficultés tech-
niques, requièrant les services des meilleurs talents scientifiques dis-
ponibles. Vous voyez, c’est un problème qui consiste à reconstituer et
reproduire une méthode spéciale d’extraction pétrolière que Wyatt
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avait employé. Son équipement est toujours sur place, quoique dans
un état épouvantable : une partie de ses procédés est connue, mais
d’une certaine manière il n’existe pas d’enregistrements ou de docu-
ments détaillant la totalité des opérations nécessaires, ou présen-
tant le principe de base impliqué pour ce faire. C’est ce que nous
devons découvrir.
– Et comment ça se passe ?
– Les progrès réalisés sont des plus encourageants. On nous a alloué
de nouveaux crédits, plus importants que les précédents. Monsieur
Wesley Mouch est très content de notre travail. De même que
Monsieur Balch, de la Commission d’urgence ; Monsieur Anderson,
des Ressources d’Intérêt Stratégique ; et Monsieur Pettibone, de la
Protection des consommateurs. Je ne vois pas ce que l’on pourrait
attendre de plus de nous. Le projet est un franc succès.
– Avez-vous extrait un peu de pétrole ?
– Non, mais nous avons réussi à en faire sortir de l’un des puits, à
concurrence de vingt-cinq litres. Bien sur, ceci n’a de signification
que du point de vue de l’expérimentation, mais vous devez prendre
en considération le fait que nous avons dû perdre trois mois, seule-
ment pour combattre l’incendie, lequel est maintenant totalement –
presque totalement– éteint. Nous sommes confrontés à un problème
bien plus grand que celui que Wyatt n’ait jamais connu, parce qu’il
a démarré à partir de rien, tandis que nous devons nous affranchir
des restes méconnaissables d’un acte malsain de sabotage antisocial
qui… Je veux dire, ce n’est pas un problème ordinaire, mais il n’y a
aucun doute que nous serons à même de le résoudre.
– Et bien, tout ce que je voulais vous demander concernait la pénu-
rie de fioul de chauffage, ici, dans ce Département. La température
qui fut maintenue dans ce bâtiment durant tout l’hiver fut outra-
geante. Ils m’ont dit qu’ils devaient économiser le fioul. Vous auriez
certainement pu agir de sorte que cet endroit soit convenablement
approvisionné, relativement à des besoins aussi élémentaires que le
fioul domestique.
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Le docteur Ferris n’avait pas réagi, il n’avait fait que regarder calme-
ment le docteur Stadler ; mais le calme lui conférait un air qui était
presque du paternalisme.
– Maintenant, vous voyez, docteur Stadler, vous êtes en train de
parler comme si ce livre s’adressait à une audience capable de réflé-
chir. Si c’était le cas, d’aucuns devraient se sentir concernés par des
choses telles l’exactitude, la validité, la logique et le prestige de la
science. Mais ce n’est pas le cas. C’est adressé au public, à la masse.
Or, vous avez toujours été le premier à penser que la masse ne réflé-
chit pas, il marqua une pause, mais le docteur Satdler ne saisit pas
cette occasion de rétorquer quelque chose, « Ce livre peut bien avoir
aucune valeur philosophique quelqu’elle soit, mais il a une grande
valeur psychologique ».
– Expliquez-moi ça ?
– Vous voyez, docteur Stadler, les gens n’ont pas envi de réfléchir. Et
plus ils ont de problèmes, moins ils veulent se casser la tête. Mais,
par le mécanisme de quelque sorte d’instinct, ils sentent qu’ils le
devraient, et cela leur fait en éprouver de la culpabilité. Par consé-
quent, ils béniront et suivront quiconque leur fournit une justifica-
tion pour ne pas réfléchir ; chacun est bien soulagé de pourvoir faire
une vertu –une vertu «hautement intellectuelle» bien sûr– à partir
de ce qu’il sait être son péché, sa faiblesse et l’objet de sa culpabilité.
Et vous proposez de bassement encourager cela ?
C’est la route de la popularité.
Pourquoi devriez-vous rechercher la popularité ?
Les yeux du docteur Ferris se murent avec décontraction vers le
visage du docteur Stadler, comme par pure coïncidence.
Nous sommes une institution publique, répondit-il d’une voix égale,
« financée par des fonds publics. »
Et donc vous dites aux gens que la science est une fraude futile qui
devrait être abolie !
Cela est une conclusion qui pourrait être tirée, en toute logique, à
partir de mon livre. Mais ce n’est pas la conclusion qu’ils feront.
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de nombreuses fois durant les six derniers mois. Ça avait été dur, les
premières fois : c’était en train de devenir plus facile.
Le jour viendrait, songea-t-elle, où elle serait capable de tracer ce
trait de mort sans même l’aide d’un effort. Le Train Numéro 93 était
été un train de marchandises qui avait tiré son existence de la livrai-
son de pièces à Hammondsville, dans le Colorado.
Elle savait quelles étapes devaient suivre : premièrement, la mort des
trains spéciaux de marchandises ; ensuite, la réduction progressive du
nombre de wagon-fourgons pour Hammondsville, accrochés, telles
des membres d’une famille pauvre, à la fin des trains de fret en par-
tance pour d’autres villes ; puis, la diminution progressive des arrêts à
la gare de Hammondsville, selon le planning des trains de passagers ;
puis, le jour où elle rayerait de la carte le nom HAMMONDSVILLE–
COLORADO. Telle avait été la progression de la Jonction Wyatt et de la
ville appelée Stockton. Elle savait –depuis qu’elle avait eu confirma-
tion que Lawrence Hammond s’était retiré– qu’il était inutile d’at-
tendre, d’espérer et de se demander si son cousin, son avocat ou un
comité d’habitants locaux, rouvriraient l’usine. Elle savait qu’il était
temps de faire des coupes claires dans le planning.
Six mois s’étaient écoulés depuis qu’Ellis Wyatt était parti –cette
période qu’un journaliste avait appelée, avec un esprit qui se voulait
malicieux, « l’escapade du petit camarade. » Chaque pétrolier du pays
qui possédait au moins trois puits et avait pleurniché qu’Ellis Wyatt
ne lui avait laissé aucune chance de gagner sa vie, s’était précipité
pour profiter de la large place que Wyatt avait laissé vacante. Ils
formaient des ligues, des coopératives, des associations ; ils réunis-
saient leurs ressources et leur noms en commun. « La journée des petits
camarades au soleil », le journaliste avait écrit. Leur « soleil » avait été
les flammes qui se tordaient dans les derricks de la Wyatt Oil. À sa
lueur, ils réalisèrent les fortunes dont ils avaient rêvé, ces fortunes
qui ne réclamaient aucune compétence ou effort. Puis leurs plus
gros clients, tels que les compagnies de production d’électricité, qui
buvaient le pétrole par trains entiers et qui faisaient peu de cas de la
faiblesse des hommes, commencèrent par adapter leurs installations
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tombée sur les épaules, telle une chape d’or : il avait été contraint de
faire tourner son usine vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept-
jours sur sept, courant une course contre les blizzards de l’hiver pro-
chain, moulant des pièces de fonte pour des chaudières à charbon
et des haut-fourneaux. Il restait bien peu de fonderies auxquelles on
pouvait faire confiance ; il était devenu l’un des piliers principaux
supportant les caves et les cuisines du pays.
Le pilier s’effondra sans crier gare. Andrew Stockton annonça qu’il
se retirait des affaires, puis ferma son usine avant de disparaître. Il
ne laissa aucun mot disant ce qu’il souhaitait voir faire avec l’usine,
ou disant si les membres de sa famille avaient le droit de la rouvrir.
Il y avait encore des voitures dans le pays, mais elles se déplaçaient
telles des voyageurs dans le désert avançant parmi les squelettes de
chevaux blanchis par le soleil : elles avançaient parmi les carcasses
de voitures qui s’étaient arrêtées le long des routes sous le poids du
devoir. Les gens n’achetaient plus de voitures et les usines d’automo-
biles étaient en train de fermer. Mais il y avait encore des hommes
capables de se procurer de l’essence par l’entremise de relations dont
personne ne jugeait opportun de parler, et encore moins de critiquer.
Ces hommes achetaient des voitures à n’importe quel prix.
Des lumières illuminaient les montagnes du Colorado depuis les
grandes fenêtres de l’usine, où les chaînes d’assemblage de Lawrence
Hammond déversaient des camions et des voitures sur les voies
de garage de la Taggart Transcontinental. La nouvelle disant que
Lawrence Hammond s’était retiré arriva au moment où l’on s’y
attendait le moins, ce fut rapide et soudain, tel l’unique « dong »
d’une cloche au milieu d’un monde figé. Un comité constitué d’habi-
tants de la région lançait maintenant des appels désespérés à la radio,
suppliant Lawrence Hammond, où qu’il puisse être, de lui accor-
der la permission de rouvrir son usine. Il n’y avait aucune réponse.
Elle avait hurlé quand Ellis Wyatt était parti ; elle avait soupiré
quand Andrew Stockton s’était retiré ; quand elle avait appris que
Lawrence Hammond avait disparu, elle avait demandé, impassible,
« qui est le prochain ? »
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La décision d’en parler au docteur Robert Stadler avait été son der-
nier recours.
Elle s’était forcé à l’appeler, contre la résistance que quelque inamo-
vible point en elle qui lui faisait l’effet de freins pressés à mort. Elle
s’était lancée dans bien des contre-arguments. Elle s’était dit : « j’ai
affaire à des gens tels que Jim et Orren Boyle –sa culpabilité est
moindre que la leur– pourquoi ne lui en parlerais-je pas ? »
Elle n’avait trouvé aucune réponse, seulement un sens obstiné de
réticence, seulement le sentiment que de tous les hommes sur la
Terre, le docteur Stadler était celui qu’elle ne devait pas appeler.
Alors qu’elle était assise à son bureau, penchée au-dessus des horaires
et planning de la Ligne John Galt, attendant l’arrivée du docteur
Stadler, elle se demandait pourquoi aucun talent de premier ordre
ne s’était élevé dans le domaine de la science depuis des années. Elle
était incapable ne serait-ce que de chercher une réponse. Elle était en
train de regarder le trait noir qui était la dépouille du Train Numéro
93, sur le planning devant ses yeux.
Un train a deux grands attributs de vie, se dit-elle : le mouvement
et le propos. Ceci avait été comme une entité vivante, mais mainte-
nant c’était seulement un nombre de wagons de transport de mar-
chandises et de locomotives. Ne te laisses pas le temps d’éprouver
des sentiments, se dit-elle, disloque la carcasse le plus vite possible,
les locomotives sont attendues sur tout le réseau ; Ken Danagger, a
besoin de trains, en Pennsylvanie, de plus de trains ; si seulement…
– Docteur Robert Stadler, dit la voix dans l’interphone.
Il entra, souriant ; le sourire semblait ne pas être à la hauteur de
ses mots :
– Mademoiselle Taggart, voudriez-vous croire comme je suis déses-
pérément heureux de vous revoir ? Elle ne sourit pas, elle affecta un
air de courtoisie grave tandis qu’elle répondit :
– C’est vraiment gentil de votre part de faire le déplacement. Elle fit
une courbette, de sa silhouette svelte un peu tendue, raide, excep-
tion faite du mouvement de formalité de sa tête.
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19. Acte de cession d’actions (ou «parts») d’une entreprise écrit et signé par son
officiel détenteur, mais dont la place pour la date et le nom du bénéficiaire ont
été laissés en blanc, ce pour le jour où celui qui détient un tel document choisira
d’apparaître comme l’officiel détenteur du nombre d’actions (ou parts) figurant
sur celui-ci, ou sera désigné–dans le secret–pour être le nouveau et officiel
détenteur de ces actions. Cela implique que le signataire d’une cession de parts
en blanc est un «prête-nom» (ou «homme de paille»). La cession de parts en blanc
est un document généralement conservé à l’abri dans un coffre-fort parce qu’il
constitue une pratique illégale ; quoique que cette infraction soit très difficile à
prouver. Hors le contexte de ce roman, la pratique de la cession de parts en blanc
est très largement répandue de part le monde, car elle permet, par exemple, à
un gouvernement de créer des entreprises en apparence privées, en se servant
d’hommes de paille–non-officiellement missionnés pour la circonstance–chargés de
représenter ses intérêts aux yeux du public et/ou des administrations et autorités
légales compétente des pays dans lesquelles cette entreprise s’installe. Exemple : un
gouvernement «A» choisissant de créer– pour des raisons purement économiques
diverses ou de nature plus belliqueuses–une entreprise dans un pays «B», recrutera
des «prête-noms» citoyens de ce deuxième pays, afin de tromper les consommateurs
et autorités locales. Dans certains pays, de nombreuses entreprises privées sont
en réalité la propriété de gouvernements souhaitant agir dans la discrétion ; ceci,
soit pour échapper à des accusations de concurrence déloyale, soit pour exercer où
tenter d’exercer un contrôle sur l’économie privée, soit pour servir à des activités
d’intelligence économique ou technologique. Pour servir des ambitions de moindre
importance, cette pratique est assez largement répandue lorsque, par exemple,
un employé d’une entreprise ou un fonctionnaire souhaite lui-même créer une
entreprise, concurrente ou non, à celle dont il est le salarié sans prendre le risque
de quitter son emploi au préalable, et ainsi de se priver de la sécurité qu’offre
ces revenus, et, dans certains cas, d’un accès à des informations d’importance
cruciale. Dans ce deuxième cas, c’est généralement un membre de la famille de
l’intéressé qui assume officiellement le rôle d’actionnaire majoritaire de cette autre
entreprise. La pratique de la cession de parts en blanc est aussi largement utilisée
par des individus ou des organisations ou sectes, dans le cadre d'investissements
immobiliers officiellement détenus par des sociétés dites «civiles immobilières».
Cette pratique permet également, et plus simplement, de discrètement investir de
l’argent non déclaré aux administrations fiscales. (NdT)
20. Terme déjà expliqué dans la première partie de ce livre. (NdT)
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– Vous avez besoin de mon aide pour que ça ait l’air d’être une vente,
sans prendre aucun risque. Juste une transaction comme une autre,
parfaitement morale et honnête. Je ne vous y aiderai pas. L’homme
ne chercha à tergiverser plus longtemps. Il se leva pour s’en aller. Il
dit seulement :
– Vous regretterez d’avoir choisi cette position, Monsieur Rearden.
– Je ne le crois pas, répliqua Rearden.
Il sut que l’incident n’était pas terminé. Il sut aussi que le secret qui
entourait le Projet X n’était pas la principale raison qui leur faisait
craindre que le différent devienne une affaire médiatisée. Il sut qu’il
éprouvait une confiance en lui-même qui était étrange, joyeuse et
légère. Il sut que c’était la bonne démarche pour suivre le chemin
qu’il avait entrevu.
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à lui, à la lutte qu’elle avait observé durant les mois qui étaient der-
rière eux, sa lutte pour la délivrance ; elle avait compris qu’elle pou-
vait l’aider à gagner, mais qu’elle devait l’aider à gagner de toutes les
façons possibles ne se limitant pas à des mots.
Elle pensa à cette soirée de l’hiver dernier lorsqu’il était entré puis
avait sorti un petit paquet de sa poche et le lui avait tendu en disant :
« Je veux que tu aies ça. »
Elle l’avait ouvert et avait regardé avec un émerveillement incré-
dule le pendant, fait d’un simple rubis taillé en forme de poire,
qui envoyait un feu violent sur le satin blanc de l’écrin du joaillier.
C’était une pierre connue qu’une douzaine d’hommes dans le monde,
et pas plus, pouvaient décemment se permettre d’acheter ; il n’était
pas l’un de ces hommes.
« Hank… Pourquoi ? »
« Aucune raison spéciale. Je voulais juste te voir le porter. »
« Oh, non, pas une chose de ce genre ! Pourquoi la gaspiller ? Je vais
si rarement à des occasions où l’on doit être habillé. Quand aurai-je
l’occasion de le porter ? »
Il l’avait regardé, son regard s’était lentement déplacé depuis ses
jambes jusqu’à son visage.
« Je vais te le montrer, avait-il répondu. »
Il l’avait entraînée vers le lit, il avait enlevé ses vêtements, sans un
mot, à la manière d’un propriétaire déshabillant une personne dont
le consentement est sans importance. Il avait fermé le fermoir du
pendant autour de son cou. Elle était demeurée debout, nue, la pierre
entre ses seins telle une goutte de sang brillante.
« Penses-tu qu’un homme ne devrait offrir de la joaillerie à sa maî-
tresse pour aucune autre raison que son propre plaisir ? » avait-
il demandé, « C’est de cette façon que je veux te voir le porter.
Seulement pour moi. J’aime le regarder. C’est vraiment joli. »
Elle avait ri ; ça avait été un son doux et faible, à bout de souffle.
Elle n’avait pu parler ou bouger, seulement hocher la tête en signe
d’acceptation et d’obéissance ; elle avait hoché plusieurs fois de la
tête, ses cheveux oscillant avec le large et circulaire mouvement de
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leurs larges têtes étaient des cônes de pétales qui avaient la texture
sensuelle du cuir doux et la couleur du sang. « Je les avaient vu dans la
vitrine d’un fleuriste, » lui avait-il dit lorsqu’il était venu, cette nuit là.
« J’aimais les voir à travers cette tempête de neige. Mais il n’y a
rien de plus gaspillé qu’un objet à travers une vitre, exposé à la vue
du public. »
Elle avait commencé à trouver des fleurs dans son appartement, qui
apparaissaient de manière imprévisible, des fleurs envoyées sans une
carte mais dont la signature de l’expéditeur était leurs formes fantas-
tiques, leurs couleurs violentes, leur coût extravagant.
Il lui avait apporté un tour de cou fait de petits carrés articulés qui
formaient une bande d’or solide qui recouvrait son cou et ses épaules,
tel le tour de cou de l’armure d’un chevalier.
« Porte-le avec quelque chose de noir », lui avait-il ordonné.
Il lui avait apporté un service de verres qui étaient hauts, minces
blocs de cristal taillé, réalisé par un célèbre joaillier. Elle avait
observé sa manière de tenir l’un de ces verres lorsqu’elle le servait ;
comme si le contact de la matière sous ses doigts, le goût de son
contenu, et la vue de son visage s’étaient réunis et étaient devenus
indivisibles, pour former l’expression unique d’un moment de plaisir.
« J’avais pris l’habitude de ne jamais acheter les choses qu’il m’arri-
vait de voir », avait-il dit. « Il me semblait que cela n’avait pas de sens.
Maintenant ça en a. »
Il lui avait téléphoné à son bureau, un matin d’hiver, et avait dit, pas
sur le ton d’une invitation mais sur celui d’un ordre donné par un
cadre supérieur : « Nous allons dîner ensemble, ce soir. Je veux que
tu t’habilles. Aurais-tu une robe de soirée bleue ? Portes-là. »
La tenue qu’elle avait porté était une tunique longiligne bleu-pou-
dreux qui lui conférait une allure de simplicité vulnérable, l’allure
d’une statue dans l’ombre bleue d’un parc sous un soleil d’été. Ce
qu’il avait apporté était une cape de renard bleu qui l’avalait depuis
la courbe de son menton jusqu'à la pointe de ses sandales.
« Hank, c’est absurde » avait-elle dit en riant « Ce n’est pas le genre
de chose que je porte ! »
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Elle n’avait pas répondu ; elle était restée assise à le regarder droit
dans les yeux avec un léger sourire, comme si elle lui avait intimé de
comprendre le sens des mots qu’il venait de prononcer.
« J’ai toujours voulu me faire plaisir avec mon argent, » avait-il repris,
« je ne savais pas comment faire. Je n’avais même pas le temps de
me rendre compte de combien je le voulais. Mais je savais que tout
l’acier que je coulais me revenait sous la forme d’or liquide, et l’or
avait été fait pour se durcir sous n’importe quelle forme que je dési-
rais, et c’était à moi d’en profiter. Seulement, je ne le pouvais pas. Je
n’en trouvais pas le but. Maintenant, je l’ai trouvé. C’est moi, qui ai
produit cette richesse, et c’est moi qui vais lui laisser acheter toutes
les sortes de plaisir que je veux ; y compris le plaisir de voir combien
je suis capable de payer pour ce que je veux ; y compris l’absurde fait
de te transformer en objet de luxe. »
« Mais je suis un objet luxueux que tu as payé depuis longtemps déjà »,
avait-elle répondu sans sourire.
« Comment ? »
« En recourant aux mêmes valeurs avec lesquelles tu as payé pour
avoir ton usine. »
Elle ne sut pas s’il la comprit avec cette pleine instantanéité lumi-
neuse qui caractérise une pensée exprimée en mots ; mais elle sut
que ce qu’il en avait ressenti à cet instant l’indiquait. Elle avait vu la
décontraction d’un imperceptible sourire dans ses yeux.
« Je n’ai jamais exprimé de mépris à l’égard du luxe », dit-il, « Pourtant
j’ai toujours détesté ceux qui s’y complaisaient. J’ai observé ce qu’ils
appellent « leurs plaisirs », et ils me semblaient si misérablement
dépourvus de sens, après ce que j’éprouvais à l’usine. J’étais habitué
à voir l’acier en train d’être coulé, les tonnes de métal liquide cou-
rant comme je le voulais, où je le voulais. Et après, j’allais a un ban-
quet et je voyais les gens à la table, tremblant d’effroi devant leurs
propres assiettes d’or et dessus de table en broderie, comme si la
salle-à-manger était le maître et qu’ils n’étaient que de simples objets
la servant, objets créés par leurs boutons de manchettes et leurs col-
liers en diamant, et non l’inverse. Après ça, je devais courir vers la
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Ce désir –qui ne lui avait jamais laissé un instant de répit, qui avait
grandi en se nourrissant de son propre assouvissement– était balayé.
C’était une impotence bizarre qui n’affectait ni son esprit, ni son
corps. Il sentait, avec autant de passion qu’il en avait toujours eue,
qu’elle était la femme la plus désirable sur Terre ; mais tout ce qui
lui en revenait n’était qu’un désir de la désirer, une envie de ressen-
tir et non la sensation elle-même. Cette sensation de torpeur parais-
sait impersonnelle, comme si ses racines n’était ni en lui, ni en elle ;
comme si cela était l’action du sexe qui appartenait désormais à un
monde qu’il avait quitté.
– Ne te lève pas –reste où tu es– il est si évident que tu m’as attendu ;
et je voudrais le voir plus longtemps.
Il l’avait dit depuis le seuil de la porte, en la voyant étendue sur le
fauteuil, en voyant le petit sursaut empressé qui avait poussé Dagny
à rejeter les épaules en avant comme pour prendre l’élan nécessaire
pour se lever ; il souriait.
Il remarqua –comme si quelque chose en lui surveillait ses propres
réactions avec une curiosité détachée– que son sourire et sa gaieté
étaient réels. Il fut pris d’une émotion dont il avait toujours fait l’ex-
périence, mais qu’il n’avait jamais identifié parce qu’elle avait tou-
jours été absolue et instantanée : une émotion qui lui interdisait à
jamais d’éprouver de la douleur lorsqu’il se trouvait en face d’elle.
C’était beaucoup plus que la fierté de souhaiter cacher sa souffrance :
c’était le sentiment que la souffrance devait être niée en sa présence,
que toute forme de demande entre eux-deux ne devait jamais être
motivée par la douleur dans le but d’en retirer de la pitié. Ce n’était
pas de la pitié qu’il apportait ici ou espérait y trouver.
– As-tu encore besoin de preuves que je vis toujours dans ton attente ?
demanda-t-elle, s’adossant à nouveau dans son fauteuil avec obéis-
sance ; sa voix n’était ni tendre ni implorante, mais pleine de vie
et moqueuse.
– Dagny, comment ça se fait que la plupart des femmes n’admettrait
jamais ça, mais que toi tu le fais ?
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jamais essayé de détruire tes rails et mon Metal. Je ne sais pas ce que
c’est qu’ils pensent avoir accompli, mais ils voudraient que nous pré-
tendions voir le monde comme eux prétendent le voir. Ils sont dans
l’attente d’une sorte de « caution » de notre part. Je ne connais pas
la nature de cette caution… Mais. Dagny, je sais que si nous accor-
dons encore quelque valeur à nos âmes, nous ne devons pas la leur
donner. Même s’ils te font passer à la torture, ne la leur donne pas.
Laisse-les détruire ton entreprise et la mienne, mais ne leur donne
pas ce qu’ils attendent. Parce que ça je l’ai bien compris : je sais que
c’est notre seule chance.
Elle était resté immobile devant lui, le regardant attentivement
comme si elle tentait de regarder l’imperceptible contour de quelque
forme qu’elle avait, elle aussi, essayer de deviner.
– Oui… Répondit-elle. « Oui, je vois ce que tu as vu en eu… Je l’ai
ressenti aussi… Mais c’est seulement comme quelque chose qui
passe à côté de toi en te frôlant à peine et qui est déjà loin avant
même que tu te rendes compte que tu l’as vu, comme un courant
d’air froid que tu sens ; et tout ce qu’il en reste est toujours le senti-
ment que tu aurais dû l’arrêter… Je sais que tu as raison. Je ne peux
pas comprendre leur jeu, mais ce que tu en perçois est vrai : nous
ne devons pas voir le monde comme ils veulent que nous le voyons.
C’est une sorte de tricherie très ancienne et très vaste ; et la clé pour
la démonter est : de vérifier chaque prémisse qu’ils tentent de nous
enseigner, d’en remettre chaque précepte en question, de… »
Elle se retourna vers lui telle une toupie lorsqu’une pensée lui vint
soudainement à l’esprit, mais elle ne finit ni le mouvement ni les
mots qu’elle s’apprêtait à prononcer au même instant : les prochains
mots auraient dû être ceux qu’elle ne voulait pas lui dire. Elle l’ob-
serva avec un lent et brillant sourire de curiosité.
Quelque part en lui, il connaissait la pensée qu’elle n’avait pas voulu
exprimer en mots, mais il ne la savait seulement que sous une forme
embryonnaire qui devait trouver ses mots dans le futur. Il ne fit pas
une pause pour la saisir maintenant, parce que dans la brillance de
la lumière qui submergeait sa perception, une autre pensée qui devait
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CHAPITRE II
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« Je crois que nous allons bien nous entendre, vous et moi. »
« Je le crois aussi. »
Quand elle lui eut raconté l’histoire du moteur, quand il eut étudié
le manuscrit, il n’avait fait aucun commentaire, mais seulement dit
qu’il était intéressé par ce travail, quelques soient les conditions et
salaires qu’elle lui proposerait.
Elle lui avait alors offert de les choisir lui-même. Elle avait protesté
avec étonnement contre le salaire si bas qu’il avait demandé.
« Mademoiselle Taggart, » avait-il alors rétorqué, « s’il y a quelque
chose que je ne demanderai pas, c’est quelque chose en échange de
rien. Je ne sais pas durant combien de temps vous pourriez avoir à me
payer, ni même si je trouverai quoique ce soit en retour. Je parierai
sur ma propre intelligence. Je ne laisserai personne d’autre le faire à
ma place. Je ne prends rien juste pour prendre. Mais soyez certaine
que j’escompte prendre en échange des biens que je donne. Si jamais
j’y arrive, c’est là que je vais vous écorcher vive, parce que ce que je
demanderai à ce moment là sera un pourcentage, et il sera élevé, mais
ça en vaudra encore largement la peine pour vous. »
Lorsqu’il avait dit quel pourcentage il en demanderait, elle avait rit.
« Là, oui, vous allez m’écorcher vive, comme vous le dites, et ça vau-
dra aussi largement la peine pour moi. Marché conclu. »
Ils convinrent tous deux que ce serait le projet privé de Dagny et qu’il
serait son employé à titre privé ; ni l’un ni l’autre ne désiraient avoir
à faire avec le Département Recherche et Développement de la Taggart
Transcontinental. Il demanda à rester dans l’Utah –et d’y garder son
poste de gardien de nuit– où il bénéficiait de tout l’équipement de
laboratoire et de toute l’intimité dont il avait besoin. Le projet devait
rester une affaire confidentielle entre-eux, jusqu’à-ce qu’il réussisse
ou s’avoue vaincu par la difficulté.
« Mademoiselle Taggart, » avait-il dit en guise de conclusion, « je ne
sais pas combien d’années cela me demandera pour résoudre ce pro-
blème, si jamais j’y parviens. Mais je sais que si je dois y passer le
reste de ma vie pour réussir, alors je mourrai satisfait. » Il avait ajouté,
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« Il y a seulement une seule chose que je voudrais plus que de résoudre
ça : c’est de rencontrer l’homme qui l’a fait. »
Une fois par mois, depuis son retour dans l’Utah, elle lui avait expé-
dié un chèque et il lui avait expédié un rapport mensuel faisant état
de son travail. Il était bien trop tôt pour espérer, à ce stade, mais ses
rapports étaient le seul point lumineux de la brume stagnante de ses
jours passés dans son bureau.
Elle releva la tête alors qu’elle venait de finir la dernière des pages
qu’il lui avait expédiées. Au loin, le calendrier disait : 2 SEPTEMBRE.
Les lumières de la ville s’étaient multipliées sous lui, s’étalant et scin-
tillant. Elle pensa à Rearden. Elle aurait voulu qu’il soit en ville ; elle
aurait voulu pouvoir le voir ce soir.
Puis, en remarquant la date, elle se souvint qu’il fallait qu’elle se
précipite chez elle pour s’y changer, parce qu’elle devait se rendre au
mariage de Jim, ce soir.
Elle n’avait pas vu Jim en dehors du travail depuis plus d’une année.
Elle n’avait pas eu l’occasion de rencontrer sa fiancée, mais elle en
avait appris assez sur leur relation dans les journaux. Elle se leva de
derrière son bureau en éprouvant un sentiment de résignation désa-
gréable et fatiguée : il semblait plus facile d’être présente au mariage
que d’avoir à expliquer son absence par la suite. Elle était en train de
se dépêcher, en traversant le grand hall de la gare centrale Taggart,
quand elle entendit une voix appelant : « Mademoiselle Taggart ! »
avec une étrange note faite à la fois d’urgence et de réticence. Cette
voix qui l’appelait la stoppa abruptement ; elle eut besoin de quelques
secondes pour réaliser que c’était celle du vieil homme du kiosque.
– Ça fait des jours que j’ai attendu de voir apparaître votre silhouette
dans la foule, Mademoiselle Taggart. J’étais extrêmement anxieux
de vous parler. Il y avait une expression étrange sur son visage,
quelque chose comme un effort pour ne pas avoir l’air effrayé.
– Je suis désolée, lui dit-elle en souriant, « Je n’ai pas arrêté de cou-
rir entre le building et l’extérieur et je n’avais même pas le temps de
m’arrêter. » Il ne souriait pas.
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chose devrait être fait pour me stopper », parce que je serais en train
de devenir un monopole. Un autre gang à Washington est en train de
crier que je ne me développe pas assez rapidement, et que « quelque
chose doit être fait » pour que l’État puisse nationaliser mes mines,
parce que je serais « avide de profits » et « réticent à satisfaire les
besoins de la nation en combustible. » Sur la base des bénéfices que je
réalise actuellement, cette Confederated Coal m’aura rendu l’argent
que je suis en train d’investir dedans d’ici quarante-sept ans. Je n’ai
pas d’enfants. Je l’ai acheté parce qu’il y a un client que je n’ose pas
laisser sans charbon, c’est la Taggart Transcontinental. Je ne peux
pas m’empêcher de penser à ce qui arriverait si le transport ferro-
viaire s’effondrait. Il s’était interrompu un instant, puis avait ajouté :
– Je ne sais pas pourquoi je m’en fais encore à propos de ça, mais je
ne peux pas m’en empêcher. Ces gens à Washington ne semblent pas
avoir une image nette de ce à quoi ça ressemblerait. Moi si. Rearden
avait répondu :
– Je livrerai le Metal. Quand tu auras besoin de la seconde moitié de
ta commande, fais le moi savoir. Je la livrerai à ce moment là.
À la fin du dîner, Danagger avait dit avec la même voix aussi pré-
cise qu’impassible, la voix d’un homme qui connaissait le sens exact
des paroles qu’il prononçait :
– Si un de mes employés ou un des tiens découvre ça et essaye, à titre
personnel, de nous faire chanter, je paierai, dans les limites du rai-
sonnable. Mais je ne paierai rien s’il a des « potes » à Washington. Si
jamais l’un de ces gars là se pointe, alors j’irai en prison.
– Alors on y ira ensemble, avait dit Rearden.
Demeurant seul dans sa suite plongée dans la demi-obscurité,
Rearden réalisa que la perspective d’aller en prison le laissait froi-
dement indifférent. Il se souvint du temps où il avait quatorze ans,
quand il arrivait que la tête lui tourne parce qu’il avait faim ; il
ne voulait pas voler des fruits sur un stand maraîcher de trottoir.
Maintenant, la possibilité d’être envoyé en prison –si ce dîner avait
été un acte criminel– ne signifiait pas plus pour lui que la perspective
de se faire écraser par un camion : un vilain accident physique sans
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Non.
Parfait. Elle désigna sa valise.
– J’ai amené mes vêtements de soirée. Parieras-tu un corsage d'orchi-
dées avec moi que je peux être habillée fin prête avant toi ? Il se dit
que Dagny serait présente ce soir au mariage de son frère ; la soirée
n’avait donc plus d’importance pour lui.
– Je vais t’emmener quelque part, si tu veux, dit-il, « mais pas à
ce mariage ».
– Oh, mais c’est là que je veux aller ! C’est l'événement le plus absurde
de la saison et tout le monde attend ça depuis des semaines, tous
mes amis. Je ne manquerais cela pour rien au monde. Il n’y a aucun
meilleur spectacle à voir en ville, ni même aucun qui bénéficie d’une
meilleure publicité. C’est un mariage parfaitement ridicule, mais
c’est juste ce à quoi on se serait attendu de la part de Jim Taggart.
Elle marchait avec décontraction dans la pièce, regardant ça et là,
comme pour se familiariser avec l’endroit.
– Je ne suis pas venue à New York depuis des années, dit-elle, « Enfin,
pas avec toi, je veux dire. Pour aucune occasion formelle ». Il remar-
qua la pause dans le mouvement sans but de ses yeux, un regard
qui s’était brièvement immobilisé sur un cendrier, puis s’en était
reparti. Il en ressentit un choc de dégoût. Elle le remarqua et s’es-
claffa gaiement.
– Oh, mais, Chéri, je ne suis pas soulagée ! Je suis déçue. J’avais espéré
trouver quelques mégots tachés de rouge à lèvres.
Il lui fut reconnaissant de son admission d’espionnage, malgré la ten-
tative de dissimulation sous le prétexte de la plaisanterie. Pour autant,
quelque chose dans la franchise empressée de ses manières lui fit se
demander si cela n’avait été que de la plaisanterie ; durant un instant
très bref il crut qu’elle était sérieuse. Il écarta cette impression parce
qu’il ne pouvait sérieusement le concevoir.
– J’ai bien peur que tu ne deviennes jamais humain, dit-elle, « Et donc
je peux être certaine de ne pas avoir de rivale. Et si jamais j’en ai
une –ce dont je doute, Chéri– je ne crois pas que cela me dérange-
ras, parce que si jamais c’est une personne qui est toujours disponible
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en cet instant, avant qu’il puisse commettre cet acte, parce qu’elle
savait qu’il le ferait.
Parce qu’il avait accepté ce secret avec culpabilité et s’était pro-
mis d’en assumer les conséquences ; parce qu’il avait conclu que le
bon droit était avec Lillian, et qu’il était capable d’endurer n’im-
porte quelle forme de damnation, mais incapable de refuser le droit
lorsqu’il lui était réclamé ; parce qu’il savait que la raison de son
refus d’y aller était la raison qui ne lui donnait aucun droit de refu-
ser ; parce qu’il entendit le cri d’imploration dans sa conscience : « Oh
Dieu, Lillian, n’importe quoi sauf cette soirée ! » et il ne se laissa pas
aller jusqu’à implorer le pardon–il dit sur un ton indifférent, d’une
voix sans vie et ferme :
– D’accord, Lillian, je vais y aller.
Le voile de marié de dentelle rose au point jurait sur les planches dis-
jointes de la chambre de son petit appartement. Cherryl Brooks le
releva avec précaution pour faire un saut de pas vers le miroir accro-
ché de travers contre le mur. Elle avait été photographiée ici durant
toute la journée, comme elle l’avait été bien des fois durant ces deux
derniers mois. Elle souriait encore avec une gratitude incrédule
quand les gens des journaux et des magazines avaient voulu la pho-
tographier, mais elle aurait aimé qu’ils ne le fassent pas trop souvent.
Une sœur âgée qui sanglotait, qui avait eu droit à une fade et mièvre
colonne dans un journal et à la sagesse aigri d’une authentique poli-
cière, avait pris Cherryl sous sa protection depuis déjà des semaines,
quand la fille avait été jetée pour la première fois dans les interviews
pour des magazines, comme on jette un morceau de viande dans
un hachoir.
Aujourd’hui, la sœur sanglotante qui avait fait déguerpir les repor-
ters, avait sèchement lâché aux voisins :
« C’est ça, c’est ça, fais en autant ! », leur avait refermé la porte de l’ap-
partement de Cherryl au nez, et l’avait aidé à s’habiller.
Elle devait conduire Cherryl jusqu’au lieu de la cérémonie ; elle avait
découvert qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire.
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Elle avait regardé la longue tige droite du Building Taggart qui s’éle-
vait au loin ; et après ça elle s’était dit qu’elle venait de comprendre :
ces gens haïssaient Jim parce qu’ils étaient jaloux de lui.
Qui qu’ils puissent êtres, avait-elle conclu, quelques soient les noms
qu’ils portaient et l’argent qu’ils avaient, aucun d’entre-eux n’avait
réussi quelque chose de comparable aux siens, aucun d’entre-eux
n’avait défié le pays tout entier pour construire une ligne de chemin
de fer que tout le monde avait cru impossible. Pour la première fois,
elle avait su qu’elle avait quelque chose à offrir à Jim : ces gens étaient
aussi méchants et petits que ceux de Buffalo auxquels elle avait
échappé ; il était aussi seul qu’elle l’avait toujours été, et la sincérité
de ses sentiments était la seule reconnaissance qu’il avait pu trouver.
C’est alors qu’elle s’en était retourné dans la salle de bal, coupant sans
manières en ligne droite à travers la foule, et la seule chose qui lui
était resté des larmes qu’elle avait tenté de retenir dans l’obscurité de
la terrasse, avait été l’éclat lumineux et féroce de ses yeux.
S’il avait aimé se tenir ouvertement à son côté, même si elle n’était
qu’une vendeuse de boutique, s’il voulait en étaler, s’il l’avait amené
ici pour faire face à l’indignation de ses amis ; alors c’était le geste
d’un homme courageux qui défiait leurs opinions, et elle était prête
à égaler son courage en servant de « corbeau » pour cette occasion.
Mais elle avait été heureuse lorsque la soirée s’était achevée, lorsqu’elle
s’était assise à côté de lui dans sa voiture, roulant vers chez elle à tra-
vers l’obscurité. Elle avait éprouvé une lugubre sensation de soula-
gement. L’esprit de défi et de combat qui l’avait habité avait reflué
vers un étrange sentiment de désolation ; elle avait tenté de ne pas
se laisser submerger par ça. Jim n’avait pas dit grand-chose ; il avait
une mine renfrognée et avait sorti sa tête par la vitre ouverte ; elle
s’était demandé si elle l’avait désappointé d’une quelconque façon.
Une fois arrivés devant le porche de son immeuble, elle lui avait dit
avec un air désespéré :
« Je suis désolé si je te laisse tomber… »
Il n’avait rien répondu, pendant un moment, puis il lui avait demandé :
« Qu’est-ce que tu dirais si je te demandais de m’épouser ? » Elle l’avait
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regardé, elle avait regardé autour d’eux –il y avait un matelas cras-
seux qui pendait à moitié sur le bord de la fenêtre de l’un des loca-
taires, un bureau de prêt sur gage de l’autre côté de la rue, un grand
seau plein d’ordures à côté du porche– on ne posait pas une telle
question dans un tel endroit, elle ne savait pas ce que ça voulait dire,
et elle avait répondu,
« Je crois, je… N’ai pas beaucoup le sens de l’humour. »
« Ceci est une proposition, ma chère. »
Puis, ça avait été comme ça qu’ils avaient fini par s’embrasser ; avec
des larmes coulant le long de ses joues, ces larmes qui n’avaient pas
été versées à la soirée, larmes de choc, de bonheur, de penser que
ça devait être de la joie, et d’une voix basse et désolée qui lui disait
que ce n’était pas de cette façon là qu’elle aurait voulu que ça arrive.
Elle n’avait pas du tout songé à la presse, jusqu’au jour où Jim lui
avait dit de venir à son appartement, et qu’elle l’avait trouvé rem-
pli d’un foule faite de gens qui avaient des calepins et des appareils
photo avec flash.
Lorsqu’elle avait vu pour la première fois sa photo dans les journaux
–une photo d’eux ensemble, le bras de Jim la tenant par la taille– elle
avait eu un rire de délice qui ressemblait à un gloussement, et s’était
fièrement demandé si chaque personne dans la ville l’avait vue. Au
bout d’un moment, le délice s’était évaporé.
Ils avaient continué de la photographier, au comptoir de la boutique,
dans le métro, devant le porche de son immeuble, dans sa misé-
rable chambre…
Elle avait accepté un peu d’argent de Jim, maintenant, et elle s’était
sauvée pour se cacher dans un hôtel obscur pour les semaines qui
précédaient leur union ; mais ça, il ne le lui avait pas offert.
Il avait semblé vouloir qu’elle reste là où elle s’était trouvée aupara-
vant. Ils avaient imprimé des photos de Jim à son bureau, dans le
grand hall de la gare centrale Taggart, sur les marches de son wagon
privé, à un banquet formel à Washington…
Les immenses bandes de pleines pages des quotidiens, les articles
dans les magazines, les voix des radios, les actualités filmées dans les
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tous les clivages sociaux. C’est peut-être du bromure, les gars, mais
c’est comme ça que je vois les choses. »
Il se tenait sous les lumières de la salle de bal de l’hôtel Wayne-
Falkland, au milieu d’un cercle de journalistes qui s’étaient rappro-
chés de lui au moment où la cérémonie de l’union venait de s’ache-
ver. Il entendit la foule des invités qui trépignait telle une marée
au-delà du cercle des journalistes. Cherryl se tenait à côté de lui, sa
main gantée de blanc reposant sur sa manche. Elle était encore en
train d’essayer d’entendre les mots de la cérémonie, ne croyant pas
encore qu’elle les avait vraiment entendus.
– Quelles sont vos émotions, Madame Taggart ?
Elle avait entendu la question venant de quelque part dans le cercle
des journalistes. Cela avait été comme une secousse lui faisant
reprendre conscience ; deux mots rendirent tout cela soudainement
réel, à ses yeux. Elle sourit et dit d’une voix basse et étranglée :
– Je… Je suis vraiment heureuse…
Depuis le fond de la pièce, Orren Boyle, qui semblait avoir pris trop
d’embonpoint pour tenir dans son costume trois pièces, et Bertram
Scudder qui paraissait trop maigre pour le sien, surveillaient la foules
des invités avec la même pensée, quoique ni l’un ni l’autre ne l’au-
rait admis. Orren Boyle se dit à moitié qu’il était en train de cher-
cher du regard quelques faciès familiers, et Bertram Scudder s’auto-
suggérait qu’il était à la recherche de matière pour écrire un article.
Mais, à l’insu l’un de l’autre, ils étaient en train d’établir menta-
lement un trombinoscope d’un genre particulier des visages qu’ils
voyaient, les classant en deux colonnes séparées qui, si elles avaient
été surmontées de titres, se seraient alors appelées : « APPROUVÉ » et
« EFFRAYÉ ». Il y avait des hommes dont la présence signifiait une
protection spéciale étendue à James Taggart ; et des hommes dont
la présence signifiait un désir d’éviter son hostilité–ceux qui repré-
sentaient une main levée pour l’empêcher de s’élever plus haut, et
ceux qui représentaient un dos courbé pour le laisser s’élever. Selon
le code du jour implicitement convenu, personne ne recevait ou
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tu fais usage des pronoms possessifs. Il m’est égal d’être mis dans
une catégorie selon mon âge ; je sais bien que j’ai l’air jeune pour mon
âge, mais je suis simplement allergique aux pronoms.
C’est très intelligent, mais tu pourrais bien devenir un peu trop intel-
ligent, un de ces jours.
Si ça m’arrive, tu n’auras juste qu’à me devancer et faire ton beurre
avec, Jimmy… Si ça arrive.
Le problème avec les gens qui présument trop d’eux-mêmes, c’est
qu’ils ont la mémoire courte. Tu ferais mieux de te rappeler que le
Rearden Metal faisait disparaître tous tes clients…
Pourquoi, je me souviens de qui m’a promis de faire quelque chose.
C’était « la partie » qui tirait toutes les ficelles sur lesquelles elle pou-
vait poser ses doigts pour tenter d’empêcher cette directive particu-
lière d’être publiée, parce qu’elle croyait qu’elle pourrait avoir besoin
de rails en Rearden Metal, dans le futur…
Parce ce que tu as dépensé 10 000 dollars pour arroser les gens dont
tu croyais qu’ils pourraient empêcher la publication de la directive
du moratoire des bons ! C’est vrai. C’est ce que j’ai fait. J’avais des
« potes » qui avaient des bons du chemin de fer. Et, soit-dit en pas-
sant, moi aussi j’ai de « bons copains à Washington », Jimmy. Bon,
tes « petits copains » ont été plus forts que les miens sur cette histoire
de moratoire, mais les miens sont mieux placés que les tiens pour le
Rearden Metal… Et je garde ça à l’esprit.
Mais bon, c’est quoi le problème… ! Il n’y a pas de problèmes avec
moi, c’est comme ça qu’on se partage les choses, chez nous, seulement
n’essaye pas de me « faire un petit dans le dos », Jimmy. Garde tes
forces pour les emmerdeurs.
Si tu me crois pas que j’ai toujours fais tout ce je pouvais pour toi…
Bien sûr que tu l’as fait. Le meilleur que l’on pouvait espérer, toutes
proportions gardées. Et tu continueras à le faire aussi ; aussi long-
temps que je te trouverais les gens dont tu as besoin… Et pas une
minute de plus. …Mais bon, je voulais juste te rappeler que j’ai mes
propres « potes à Washington ». Des « potes » qu’on n’achète pas avec
du fric… Exactement comme les tiens, Jimmy.
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songerai pas à gâcher votre triomphe– mais vous et moi sommes les
seuls à savoir que vous n’avez pas réussi ça d’une seule main.
Il ne sourit pas ; il demanda, son visage aussi dénué d’expression que
possible, sa voix lissée, mais avec cependant une note de dureté pré-
cautionneusement mesurée :
– Quelle est votre angle de vision ? Elle rit.
– Pour l’essentiel… Le même que le votre, Jim. Mais d’un point de
vue purement pratique… Absolument aucun. Il s’agit juste d’une
faveur que je vous fais, et je n’ai besoin d’aucune faveur en retour.
Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas en train de faire du lobbying21
pour aucune raison particulière. Je ne suis pas en train d’espérer
faire voter un décret « particulier » de la part de Monsieur Mouch.
Je n’espère même pas de vous un diamant de la tiare. À moins, bien
sûr, qu’il ne s’agisse d’une tiare d’un genre immatériel, telle que
votre appréciation.
Il la regarda bien droit dans les yeux pour la première fois, ses yeux
s’étant faits plus étroits, son visage détendu en un demi-sourire simi-
laire au sien, suggérant une expression qui, pour tous deux, voulait
dire qu’ils se sentaient ensemble « comme à la maison » : une expres-
sion de mépris.
– Vous savez que je vous ai toujours admiré, Lillian, comme l’une de
ces femmes qui sont vraiment supérieures.
– J’en suis consciente. Il y avait un vernis très délicat de moquerie
étalée, tel de la gomme-laque, sur les douces notes de sa voix. Lui,
était en train de l’étudier avec insolence.
– Vous devez m’en excuser si je pense que quelque curiosité est de bon
aloi entre amis, fit-il sur un ton totalement dépourvu d’excuse, « Je
suis en train de me demander depuis quel angle vous considérez la
21. Expression anglo-saxonne également en usage dans le monde francophone et
désignant une activité d’influence exercée par les membres d’un «groupe de
pression», ou lobby, purement privé ou servant discrètement les intérêts d’un
pays ou de tout autre activité. Exemple : les associations regroupant des gens
homosexuels font couramment du lobbying auprès des membres influents des
gouvernements pour obtenir le vote de lois leur accordant un statut marital ou le
droit d’adopter des enfants lorsque vivant en couple. (NdT)
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déjà ; mais c’était là un adversaire qui était nouveau pour elle ; une
femme qui refusait d’être blessée. Ça ne l’aurait pas embarrassé de
se faire plus claire, mais elle voyait Rearden qui l’observait. Elle sou-
rit et dit :
– Et bien, regardez votre belle-sœur, Mademoiselle Taggart. Quelle
chance avait-elle de s’élever dans le monde ? Aucune, selon vos
propres standards. Elle n’aurait pas pu faire une brillante carrière
dans les affaires. Elle ne possède pas votre exceptionnelle intelli-
gence. Par ailleurs, les hommes auraient cela rendu impossible pour
elle. Ils l’auraient trouvé trop attirante. Et donc elle a tiré profit du
fait que les hommes ont des standards qui, malheureusement, ne
sont pas aussi élitistes que les vôtres. Elle a eu recours à des talents
que, j’en suis sûre, vous méprisez. Vous n’avez jamais éprouvé aucune
envie d’entrer en compétition avec nous, « moindres femmes », dans
le seule domaine de notre ambition : dans la réalisation du pouvoir
sur les hommes.
– Si vous appelez ça le « pouvoir », Madame Rearden ; alors non, je
n’en ai pas. Elle allait se tourner pour s’en aller, mais la voix de
Lillian la stoppa :
– J’aimerais croire que vous êtes pleinement consistante, Mademoi
selle Taggart, et pleinement débarrassée des faiblesses humaines.
J’aimerais croire que vous n’avez jamais éprouvé le désir de flatter –
ou d’offenser– qui que ce soit. Mais je vois que vous aviez escompté
nous voir ici ce soir, Henry et moi.
– Pourquoi ? Non, je ne peux pas dire que c’est le cas. Je n’ai pas vu
la liste des invités de mon frère.
– Alors pourquoi portez-vous ce bracelet ?
Les yeux de Dagny se muèrent délibérément en direction des siens,
qu’elle fixa.
– Je le porte toujours.
– Ne pensez-vous pas que vous êtes en train de pousser la plaisante-
rie un peu trop loin ?
– Ça n’a jamais été une plaisanterie, Madame Rearden.
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– Certainement pas !
Le cri fut immédiat ; il avait eu le son de la panique et la qualité d’un
réflexe automatique, tel le sursaut de retrait de la main d’un pickpoc-
ket prise sur le fait. Elle ajouta avec un soupir de colère nerveux, sur
un ton sarcastique de sincérité qui confessait avec réticence l’admis-
sion de sa véritable opinion :
– Cela serait l’hypothèse la plus éloignée de mon esprit.
– Et bien alors dans ce cas, voudrais-tu, s’il te plait, présenter tes
excuses à Mademoiselle Taggart, intervint Rearden.
Dagny perçut la respiration de Lillian s’arrêtant pour ne laisser
s’échapper que le léger écho du souffle coupé. Elles se tournèrent
toutes deux vivement vers lui. Lillian ne perçut rien sur son visage.
Dagny y vit la torture.
– Ce n’est pas nécessaire, Hank, dit-elle.
– Pour moi, ça l’est, répondit-il froidement sans la regarder ; il était en
train de regarder Lillian avec une attitude de commande à laquelle
on ne pouvait désobéir.
Lillian étudia son visage avec un léger étonnement, mais sans colère,
tel une personne confrontée à un puzzle dépourvu de signification.
– Mais bien sûr, fit-elle complaisamment, sa voix se faisant douce
et confiante, à nouveau, « Je vous prie de bien vouloir accepter mes
excuses, Mademoiselle Taggart, si jamais je vous ai donné l’impres-
sion que je suspectais l’existence d’une relation –laquelle je considé-
rerais improbable venant de vous, et à ma connaissance de ses incli-
nations– impossible pour mon époux. »
Elle tourna les talons et s’en alla avec indifférence, les laissant tous
les deux, comme une preuve délibérée de ses mots.
Dagny demeura immobile, les yeux clos : elle était en train de pen-
ser à la nuit lors de laquelle Lillian lui avait donné le bracelet. Il
avait alors défendu le parti de son épouse ; il venait de prendre le
sien, maintenant. D’eux trois, elle était la seule à pleinement com-
prendre ce que cela signifiait.
– Quoique que tu puisses me dire, tu auras raison.
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– Tu n’aurais tout de même pas pensé que j’aurais voulu manquer ton
mariage, James… Alors que tu es mon ami d’enfance et mon plus
gros actionnaire ?
– Quoi ? s’esclaffa Taggart immédiatement avant de regretter sa réac-
tion ; le son produit avait été la confession de la panique. Francisco
n’avait pas eu l’air de l’avoir remarqué ; il dit, d’une voix se faisant
gaiement innocente :
– Oh, mais bien sûr que je le sais. Je connais le prête-nom qui se
trouve derrière le prête-nom qui se trouve lui-même derrière chaque
nom sur la liste des porteurs d’actions de d’Anconia Copper. C’est
surprenant combien d’inconnus s’appelant « Smith », et « Gomez »,
sont assez riches pour posséder de larges quantités de titres de l’en-
treprise la plus riche du monde ; alors tu ne peux pas m’en vouloir de
chercher à savoir quelles personnes si distinguées je compte parmi
ma minorité d’actionnaires. Il semble que je sois populaire auprès
d’une étonnante collection de personnalités du monde entier : depuis
des États Populaires où tu ne t’imaginerais même pas qu’il y reste
encore un peu d’argent.
Taggart dit sèchement, avec une expression de visage renfrognée :
– Il y a bien des raisons –des raisons d’affaires– justifiant pour-
quoi il est parfois recommandé de ne pas apparaître en son nom
comme investisseur.
– Il n’y en a que deux : la première, c’est qu’un homme ne veut pas
que les gens sachent qu’il est riche. La deuxième, c’est qu’il ne veut
pas qu’ils sachent comment il a eu cet argent.
– Je ne vois pas de quoi tu veux parler, ni pourquoi tu devrais objecter.
– Oh, je n’objecte pas du tout. Je l’apprécie, tu sais. Beaucoup de
mes investisseurs –ceux de la «vieille école»– m’ont lâché, après l’his-
toire des Mines de San Sebastian. Ça les a totalement effrayés. Mais
les nouveaux qui sont « à la mode » ont plus foi en moi, et ils ont agi
comme si ça avait toujours été comme ça… Sur la base de la foi…
Je ne pourrais te dire combien je l’apprécie. Taggart priait littérale-
ment pour que Francisco ne parle pas si fort ; il priait pour que les
gens n’aient pas l’idée saugrenue de s’approcher d’eux.
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– Oh, mais il fallait bien que je vienne, j’ai bien pensé que tu espé-
rais m’y voir.
– Pourquoi ? Non, je n’y avais pas songé… C'est-à-dire que, je
veux dire…
– Tu as forcément dû espérer m’y voir, James. C’est le genre de grand
événement formel qui constitue une occasion de voir qui vient, où les
victimes se présentent pour montrer comme il est aisé de les détruire,
et où les destructeurs forment leurs pactes d’éternelle amitié qui ne
durent généralement pas plus de trois mois. Je ne sais pas exactement
à quel groupe j’appartiens, mais je devais venir et être compté, non ?
– De quelles putains de saloperies est-ce que tu crois que tu es en
train de parler ? hurla furieusement Taggart, remarquant la tension
croître sur les visages autour d’eux.
– Fait attention, James. Si tu essaies de prétendre que tu ne com-
prends pas ce que je dis, je vais me faire beaucoup plus clair.
– Si tu penses qu’il est opportun de prononcer de telles…
– Comme c’est drôle. Il fut un temps où les hommes auraient été
effrayés que quelqu’un révèle quelques uns de leurs secrets que
leurs petits copains ignoraient. Aujourd’hui, ils sont effrayés que
quelqu’un puisse parler de ce que tout le monde sait. N’avez-vous
jamais songé, vous autres gens à l’esprit « pratique », que c’est tout ce
ça demanderait pour souffler votre entière grosse structure compli-
quée, avec toutes vos lois et armes… Juste quelqu’un parlant ouver-
tement de ce que vous êtes en train de faire.
– Si tu penses qu’il est opportun de venir à une fête telle qu’une céré-
monie de mariage, dans le but d’en insulter l’hôte…
Pourquoi, James, je suis juste venu te remercier.
Me remercier ?
– Bien sûr. Vous m’avez fait une grande faveur, toi et tes « gars à
Washington », et les « gars à Santiago ». Seulement je me demande
pourquoi aucun d’entre-vous ne s’est donné la peine de m’en infor-
mer. Ces directives et décrets que quelqu’un a publié ici, il n’y a que
quelques mois seulement, sont en train d’étouffer toute l’indus-
trie du cuivre de ce pays. Et le résultat en est que ce pays doit donc
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– Personne, je n’en savais rien. J’ai juste vu le bond qu’ont fait mes
actions ce matin là. C’était largement suffisant pour que je puisse
comprendre toute l’histoire, n’est-ce pas ? Et puis les gars de Santiago
ont décrété une nouvelle taxe sur le cuivre la semaine suivante ; et là-
dessus ils m’ont dit que je n’avais pas à m’en faire pour ça, pas avec
cette ascension soudaine de mes actions à la bourse. Ils étaient en
train de « travailler » pour servir au mieux « mes intérêts », m’ont-ils
dit. Ils ont dit, « pourquoi devrais-je me soucier de faire le lien où pas
entre les deux événements ? J’étais plus riche que je ne l’avais jamais
été auparavant. » Et c’était bien vrai. Je l’étais. »
– Pourquoi tiens-tu tant à me raconter tout ça ?
– Pourquoi ne souhaites-tu pas en recueillir le mérite, James ? C’est
totalement à l’opposé des opinions politiques dont tu es un expert.
À une époque où les hommes existent, non pas par le droit, mais
par la faveur, on ne rejette pas une personne « reconnaissante », on
essaye au contraire de piéger autant de « personnes reconnaissantes »
que possible. Ne voudrais-tu pas m’avoir comme l’un de tes hommes
sous obligation ?
– Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je suis serein.
– Songe à la faveur que j’ai reçu sans aucun effort de ma part. Je n’ai
pas été consulté, je n’en ai pas été informé, je n’y ai même pas pensé,
tout a été arrangé sans moi ; et tout ce que j’ai à faire, maintenant,
c’est de produire le cuivre. Ça a été une grande faveur, James… Et
tu peux être sûr que je te revaudrais ça.
Francisco tourna abruptement les talons sans attendre de réponse,
et commença à s’en aller. Taggart ne le suivit pas ; il demeura là où
il s’était trouvé, se disant que n’importe quoi était préférable à une
minute de plus de leur conversation.
Francisco fit une halte lorsqu’il arriva à la hauteur de Dagny. Il la
regarda sans rien dire pendant un instant, sans un mot de retrou-
vailles, son sourire reconnaissant qu’elle avait été la première per-
sonne qu’il avait vu, et qu’elle avait été la première à le voir lorsqu’il
était entré dans la salle de bal.
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Qui était l’autre personne qui était heureuse de vous voir ? Francisco
haussa les épaules et dit d’un ton léger :
Une femme.
Rearden remarqua que Francisco le conduisait sur le côté, à l’écart
du groupe, d’une manière si expérimentée et si pleine de naturel que
ni lui ni les autres ne s'aperçurent que c’était fait intentionnellement.
– Je ne m’attendais pas à vous voir ici, fit Francisco. « Vous n’auriez
pas du venir à cette fête. »
Pourquoi pas ?
Puis-je vous demander ce qui vous a incité à y venir ?
Mon épouse était anxieuse d’accepter cette invitation.
– Pardonnez-moi de présenter les choses sous une telle forme, mais
cela eut été plus séant et moins dangereux si elle vous avait demandé
de lui faire faire une visite des maisons de passe.
– De quel danger parlez-vous ?
– Monsieur Rearden, vous ne savez rien des méthodes qu’utilisent
ces gens pour faire des affaires, ou comment ils interprètent votre
présence ici.
– Selon votre code, mais pas selon le leur, accepter l’hospitalité d’un
homme est un « gage de bonne volonté », une déclaration qui signi-
fie que vous et votre hôte vous comprenez mutuellement en termes
de « relation civilisée ». Ne leur donnez pas ce genre de caution.
– Alors pourquoi êtes-vous venu ici ? Francisco haussa gaîment
les épaules.
– Oh, je… Ce que je fais n’implique pas grand-chose. Je ne suis qu’un
coureur de fêtes.
Que faites-vous à cette fête ?
Juste venu voir les filles.
Vous en avez trouvé ?
Son visage devenu soudainement sérieux, Francisco répondit avec
gravité, presque avec solennité :
– Oui… Quelque chose que je crois être ma meilleure et plus
grande trouvaille.
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vous voir, vous pouvez rire à propos de quelque chose de réel, main-
tenant, si vous le souhaitez.
– Ça prendra peut-être quelques années, mais je vous prouverai qu’il
existe des choses à propos desquelles je ne ris pas.
– Prouvez-le dès maintenant, en répondant à une question : Pourquoi
ne pratiquez-vous pas ce que vous prêchez ?
– Êtes-vous sûr que je ne le fais pas ?
– Si les choses que vous dites sont vraies, si vous avez la grandeur
d’âme de les savoir, vous devriez être le plus gros industriel du
monde, à cette heure. Francisco dit alors gravement, sur le même
ton que celui avec lequel il s’était adressé à l’homme avec de l’em-
bonpoint, mais avec toutefois une note de gentillesse :
– Je vous suggère d’y regarder à deux fois, Monsieur Rearden.
– J’ai pensé à vous plus que je n’oserais l’admettre. Je n’ai pas trouvé
de réponse.
– Laissez-moi vous mettre un peu sur la voie. Si les choses que j’ai
dites sont vraies, qui est l’homme le plus coupable dans cette salle,
ce soir ?
– Je suppose… James Taggart ?
– Non, Monsieur Rearden, ce n’est pas James Taggart, mais vous devez
définir la nature de la culpabilité et choisir l’homme vous-même.
– Il y a quelques années, j’aurais dit que c’était vous. Je pense encore
que c’est ce que je devrais dire. Mais je me trouve presque dans la
position de cette femme naïve qui vous parlait : chacune des raisons
que je connais me disent maintenant que vous êtes coupable… Mais
cependant, je ne peux le ressentir.
– Vous êtes en train de commettre la même erreur que cette femme,
Monsieur Rearden, réfléchissez-y selon une approche plus noble.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Je veux dire bien plus qu’un jugement de moi. Cette femme et tous
ceux qui lui ressemblent persistent à ignorer des pensées qu’elle sait
pourtant être vraies. Vous, vous persistez à écarter de votre esprit les
pensées dont vous croyez qu’elles sont diaboliques. Ils le font parce
qu’ils veulent éviter l’effort. Vous le faites parce que vous ne vous
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L’AR ISTOCR ATIE DE L’INFLUENCE
permettrez pas de considérer quoi que ce soit qui vous épargne. Ils
s’en remettent à leurs émotions quelqu’en soit le prix. Vous sacrifiez
vos émotions dès le premier coût de n’importe quel problème. Ils
ne veulent rien avoir de désagréable à supporter. Vous êtes disposé
à supporter n’importe quoi. Ils persistent à fuir leurs responsabili-
tés. Vous persistez à assumer toutes les vôtres. Mais ne voyez-vous
pas que l’erreur essentielle est la même ? Tout refus de considérer la
réalité, quelqu’en soit la raison, mène à de désastreuse conséquences.
Il n’y a pas de pensées diaboliques, sauf une : le refus de réfléchir.
N’ignorez pas délibérément vos propres désirs, Monsieur Rearden.
Ne les sacrifiez pas. Examinez leurs causes. Il y a une limite à com-
bien devez-vous supporter.
– Comment saviez-vous cela, à propos de moi ?
– J’ai fait deux fois la même erreur, une fois. Mais pas pour longtemps.
– Je souhaite… Rearden commença, avant de s’interrompre abrup-
tement. Francisco sourit.
– Peur de souhaiter, Monsieur Rearden ?
J’aimerais pouvoir me permettre de vous apprécier autant que je
le fais.
Je donnerais… Francisco stoppa ; inexplicablement, Rearden vit
l’émotion qu’il ne pouvait définir, quoiqu’il fût certain qu’il s’agissait
de douleur ; il vit le premier mouvement d’hésitation de Francisco.
– Monsieur Rearden, possédez-vous quelques titres d’Anconia
Copper ? Rearden le regarda avec ahurissement.
– Non.
– Un jour vous saurez quelle trahison je suis en train de commettre
en ce moment, mais… N’achetez jamais aucune action d’Anconia
Copper. Ne faites jamais aucune affaire avec d’Anconia Copper, en
aucune manière.
– Pourquoi ?
– Quand vous en apprendrez l’entière raison, vous saurez s’il y a
jamais eu quelque chose –ou quelqu’un– qui signifie quelque chose
pour moi, et… Et combien il signifiait. Rearden fronça les sourcils ;
il venait de se souvenir de quelque chose.
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entreprise dirigée par « un playboy décadent qui n’en a rien à faire »,
qui les laissera utiliser sa propriété comme bon leur plaira, et conti-
nuera à faire de l’argent pour eux… Automatiquement, comme l’ont
fait ses ancêtres. Est-ce que ce n’est pas la parfaite combine pour les
pillards, Monsieur Rearden ? Seulement… Quel est le seul truc qu’ils
ont négligé ?
Rearden le fixa du regard.
– Où êtes-vous en train d’aller ? Francisco rit soudainement.
– C’est vraiment moche pour ces profiteurs du Rearden Metal. Vous
ne voudriez pas qu’ils perdent l’argent que vous avez fait pour eux,
non ? Mais les accidents ; ça arrive dans ce monde… Vous savez ce
qu’ils disent, l’homme est seulement un « jouet impuissant » à la
merci des désastres naturels. Par exemple, il y a eu un incendie aux
docks portuaires d’Anconia, à Valparaiso, demain matin ; un incen-
die qui les a totalement rasé, de même que la moitié des infrastruc-
tures portuaires. Quelle heure est-il, Monsieur Rearden ? Oh, ne
serais-je pas en train de mélanger les temps de conjugaison ? Demain
après-midi, il y a eu une avalanche dans les mines d’Anconia, à
Orano… Pas de victimes, pas de blessés, à part l’exploitation minière
elle-même. On déterminera que c’est ce qui devait arriver, car elles
ont été prolongées au mauvais endroit depuis déjà des mois… Que
pouviez vous espérer d’une entreprise dirigée par un playboy ?
Les super dépôts de cuivre seront enterrés sous des tonnes de mon-
tagne, là où un Sebastian d’Anconia serait incapable de les réexploi-
ter en moins de trois ans… Quand à un État Populaire, lui il ne les
réexploitera plus jamais.
Quand les actionnaires vont commencer à y regarder de plus près, ils
trouveront que les mines de Campos, de San Felix, et de Las Heras
ont été gérées exactement de la même manière et ont travaillé à perte
durant plus d’une année, seulement le playboy jonglait avec les écri-
tures comptables et les a tenues à l’écart de la curiosité des media.
Vous dirai-je ce qu’ils vont découvrir à propos de la gestion des fon-
deries d’Anconia ? Ou de la flotte des navires minéraliers d’Anconia ?
Mais toutes ces découvertes ne vont pas être très bonnes pour mes
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effondrement, les traits de vides déchirés, non pas par une interven-
tion de nature humaine, mais par le souffle d’une terreur qui n’avait
plus rien d’humain.
Il y eut les voix soudainement étouffées, les flaques de silences, puis
des sons d’une nature différente ; les inflexions hystériques mon-
tantes des questions inutilement répétées, les chuchotements surna-
turels, le hurlement d’une femme, les quelques gloussements forcés
de ceux qui essayaient encore de prétendre qu’il n’y avait vraiment
pas de quoi s’alarmer.
Il y avait des zones d’immobilité, ça et là dans la foule mouvante,
telles des marbrures de paralysie ; puis il y eut une immobilité sou-
daine, comme si un moteur venait d’être stoppé ; puis il y eut le
mouvement désordonné de frénétiques gesticulations sans propos,
d’objets rebondissants le long de la pente d’une colline, comme à la
merci de la gravité et de chaque rocher auxquels ils se heurtaient sur
leur passage.
Les gens se précipitaient vers les sorties, couraient vers des télé-
phones, couraient les uns vers les autres, saisissant ou poussant les
corps autour d’eux au hasard. Ces hommes, les hommes les plus
puissants du pays, ceux qui détenait, sans comparaison avec aucun
autre pouvoir, le pouvoir sur la nourriture des gens et sur le plaisir
dont pouvait profiter chaque homme pour la durée de son existence
sur Terre ; ces hommes qui étaient devenus un tas de restes retour-
nés et balayés par le vent de la panique, les restes d’une structures
dont les piliers porteurs venaient d’être sectionnés.
James Taggart, dont le visage était devenu indécent dans le relâche-
ment de tout contrôle de ses émotions que les siècles avaient ensei-
gné aux hommes de réprimer, se précipita en direction de Francisco
et hurla :
– C’est vrai ?
– Pourquoi, James. Répondit Francisco, en lui adressant un sou-
rire, « Qu’y-a t-il ? Pourquoi sembles-tu être si excité ? L’argent est la
source de tous nos maux ; et donc je viens juste d’en avoir assez d’être
une « source ». »
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CHAPITRE III
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enfer pour moi. Et je regrette que ça n’ait pas été pire. Au moins, je
m’en sens concerné et je n’ai pas l’intention de me laisser aller avec ça.
Il l’avait dit avec sévérité, sans aucune émotion, comme s’il s’agissait
d’un verdict dépassionné et prononcé contre lui-même.
Elle sourit pour exprimer son triste amusement, elle lui prit la main
et la pressa contre ses lèvres, puis secoua la tête en signe de refus du
verdict, maintenant son visage caché contre sa main.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? lui demanda-t-il d’une voix douce.
– Rien…
Puis elle releva la tête et dit sur un ton ferme :
– Hank, je savais que tu étais marié. Je savais ce que je faisais. C’est
mon choix. Tu ne me dois rien, tu n’as aucune obligation envers moi.
Il secoua la tête en signe de protestation.
– Hank, je n’attends rien d’autre de toi, excepté ce que tu souhaites
me donner. Tu te souviens que tu m’as appelé une trader24, un jour ? Je
veux que tu me reviennes en ne cherchant rien d’autre que ton propre
plaisir. Aussi longtemps que tu souhaiteras rester marié, quelqu’en
puisse être la raison, je n’ai pas le droit de t’en vouloir pour ça. Ma
façon de « trader » est de savoir que le plaisir que tu me procures est
payé en retour par le plaisir que tu tires de moi… Il ne s’agit pas de
ta souffrance ou de la mienne. Je n’accepte pas les sacrifices et je n’en
fais pas. Si tu attendais plus que tu signifies pour moi, je le refuse-
rais. Si tu me demandais d’abandonner le monde du chemin de fer,
je te laisserais tomber. Si jamais le plaisir de l’un doit provenir de la
souffrance de l’autre, alors nous ferions mieux de ne rien « trader »
du tout. Un échange qui fait gagner à l’un et perdre à l’autre est une
escroquerie. Tu ne le fais pas, dans les affaires, Hank. Alors applique
également cette règle dans ta vie privée.
24. Comme chacun le sait, un trader est un mot du jargon financier d’origine anglo-
saxonne désignant un employé d’une banque où d’un broker chargé d’acheter et de
vendre des valeurs boursières (to trade, échanger). Mais dans le contexte présent,
il fait allusion à une personne qui échange des services, des influences et/ou des
biens de toute nature, soit, un commerçant. (NdT)
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Il inclina son visage vers le sien et elle entendit la question qui était
revenue encore et encore durant les nuits de l’année qui était derrière
eux, toujours involontairement arrachée de lui, toujours comme une
pause soudaine qui trahissait sa constante et secrète torture :
– Qui fut ton premier homme ?
Elle eut un frisson de recul, essayant de se dégager de lui, mais il la
retenait fermement.
– Non, Hank, fit-elle, le visage dur. Le mouvement bref et lourd de
ses lèvres était un sourire.
– Je sais que tu ne me le diras pas, mais je ne cesserais jamais de te le
demander… Parce que c’est quelque chose que je n’accepterai jamais.
– Demande-toi pourquoi tu ne l’accepteras pas.
Il répondit, tout en laissant aller sa main depuis ses seins jusqu’à ses
genoux, comme pour affirmer sa propriété d’elle et en haïssant en
même temps ce sentiment ;
– Parce que… Les choses que tu m’as permis de faire… Je n’aurais
pas cru que tu pouvais, jamais, même pas pour moi… Mais de savoir
que tu les as faites, et même plus : que tu as permis à un autre homme,
as voulu qu’il les fasse, as…
– Est-ce que tu saisis ce que tu es en train de dire ? Que tu n’as jamais
accepté que je te veuille, toi non plus… Tu n’as jamais accepté le fait
que je puisse te vouloir, exactement comme j’ai pu, une fois, avoir
eu envie de lui.
Il baissa la voix pour répondre :
– C’est vrai.
Elle se tordit pour se dégager brusquement de lui, elle se mit debout,
mais elle se tint en face de lui pour le regarder depuis sa hauteur en
affichant un léger sourire, et elle fit doucement :
– Est-ce que tu sais quelle est ta vraie culpabilité ? Bien que tu aies
tout ce qu’il faut pour le faire, tu n’as jamais appris à t’amuser. Tu as
toujours rejeté ton propre plaisir trop facilement. Tu as voulu prendre
trop sur tes épaules.
C’est ce qu’il dit aussi.
Qui ?
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Francisco d’Anconia.
Il se demanda pourquoi il eut l’impression que le nom l’avait cho-
quée, et qu’elle lui réponde avec un peu trop de retard :
Il t’a dit ça ?
Nous étions en train de parler de choses vraiment différentes. Sur
l'instant elle lui dit calmement :
– J’ai vu que tu étais en train de discuter avec lui. Lequel de vous deux
était en train d’insulter l’autre, cette fois ?
– Nous n’avons pas fait ça. Dagny, qu’est-ce que tu penses de lui ?
– Je pense qu’il l’a fait intentionnellement… Ce désastre au milieu
duquel on va se trouver, demain.
– Je sais qu’il l’a fait. Mais à part ça, qu’est ce que tu penses de lui,
sur le plan personnel.
– Je ne sais pas. Je devrais penser qu’il est la personne la plus dépra-
vée que je n’ai jamais rencontrée.
C’est ce que tu devrais penser. Mais tu ne le penses pas ?
Non. Je ne parviens pas vraiment à en être certaine. Il sourit.
– C’est ça qui est étrange avec lui. Je sais qu’il est un menteur, un fai-
néant, un playboy à deux sous, le plus incroyable et le plus scandaleux
et le plus irresponsable gaspillage d’un être humain que je n’aurais
jamais imaginé. Et pourtant, chaque fois que je le regarde, je me dis
que s’il devait y avoir un homme auquel je pourrais confier ma vie,
c’est bien celui-là. Elle s’écria :
– Hank, est-ce que tu es en train de dire que tu l’apprécies ?
– Je suis en train de dire que je ne savais pas ce ça faisait, d’apprécier
un homme, je ne m’étais pas rendu compte de combien ça me man-
quait… Jusqu’à ce que je le rencontre.
– Mon Dieu, Hank, tu t’es épris de lui !
– Oui… Je crois bien. Il sourit. Pourquoi, ça t’effraies à ce point ?
– Parce que… Parce que je pense qu’il va te faire du mal d’une façon
qui pourrait bien être terrible… Et plus tu le vois, plus ce sera diffi-
cile à supporter… Et ça te prendras du temps pour t’en remettre, si tu
y arrives… Je pense que j’aurais dû te prévenir à propos de lui, mais
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je ne le peux pas ; parce que je ne suis sûre de rien sur lui, même pas
s’il est le plus grand ou le plus bas des hommes sur la Terre.
– Je ne suis certain de rien à propos de lui… Sauf que je l’aime bien.
– Mais réfléchis une minute à ce qu’il a fait. Ce n’est pas à Jim et à
Boyle qu’il a nuit, mais à toi, et à moi et à Ken Danagger et à nous
tous, parce que le gang de Jim va juste récupérer sur notre dos ce
qu’ils ont perdu… Et ça va se terminer par un autre désastre simi-
laire à celui de l’incendie de Wyatt.
– Oui… Oui, comme l’incendie de Wyatt. Mais, tu sais, je ne crois
pas que ça m’inquiète plus que ça. Qu’est ce que ça va changer : un
désastre de plus ? Tout va disparaître, de toute façon, c’est juste une
question de : un petit peu plus rapidement que prévu ou un petit
peu moins, et tout ce qu’il nous restera à faire sera de maintenir le
navire à flot aussi longtemps que nous le pouvons, jusqu’à ce qu’on
coule avec.
– C’est l’excuse que tu lui as trouvé ? C’est tout ce que ça te fait ?
– Non. Oh non ! C’est un sentiment que je perds quand je discute
avec lui. Ce qui est étrange, c’est ce qu’il me fait ressentir.
Quoi ?
L’espoir.
Elle acquiesça d’un hochement de tête, avec un sentiment de per-
plexité impuissante, admettant silencieusement que c’était ce qu’elle
avait également ressenti.
– Je ne sais pas pourquoi, dit-il. Mais je regarde les gens et ils
semblent n’être faits de rien d’autre que de douleur. Mais pas lui. Pas
toi. Cette terrible résignation que l’on perçoit partout autour de nous,
je ne cesse de la voir que lorsque je me trouve en sa présence. Et ici.
Nulle part ailleurs. Elle revint vers lui et s’accroupit pour s’asseoir
devant ses pieds, pressant son visage contre ses genoux.
– Hank, il y a encore tant de choses qui nous attendent… Et telle-
ment, tout de suite… Il contempla la forme de soie bleu-pale blot-
tie contre le noir de ses vêtements –il se pencha vers elle– il dit, fai-
sant sa voix plus basse :
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– Dagny… Les choses que je t’ai dit ce matin là, dans la mai-
son d’Ellis Wyatt… Je pense que j’étais en train de me mentir
à loi-même.
– Je sais.
À travers le crachin gris, le calendrier au-dessus des toits disait :
3 SEPTEMBRE, et sur une autre tour une horloge disait : 10 : 40, tan-
dis que Rearden revenait en voiture à l’hôtel Wayne-Falkland. La
radio du taxi était en train de cracher les sons aigus d’une voix à la
tonalité de panique annonçant le krach de d’Anconia Copper.
Rearden se pencha avec impatience vers le siège ; le désastre ne sem-
blait pas être plus qu’une nouvelle plus très fraîche déjà lu il y avait
longtemps. Il ne ressentit rien d’autre qu’un inconfortable sens de
l’inconvenance en se trouvant dehors dans les rues, au petit matin,
habillé en tenue de soirée. Il éprouvait le désir de retourner depuis le
monde qu’il avait laissé, vers le monde qu’il voyait à travers la pluie
qui dégoulinait sur la vitre du taxi.
Il tourna la clé dans la serrure de la porte de sa suite, avec l’envie de
se retrouver derrière son bureau le plus rapidement possible, et de ne
rien avoir à regarder autour de lui.
Les détails heurtèrent sa conscience : la table roulante du petit déjeu-
ner et la porte de sa chambre… Ouverte pour offrir la vue d’un lit
dans lequel quelqu’un avait dormi, et la voix de Lillian disant :
– Bonjour, Henry.
Elle était assise dans un fauteuil, vêtue de l’ensemble qu’elle portait
la veille, mais sans la veste ni le chapeau ; son chemisier blanc avait
un aspect impeccable qui suggérait la suffisance.
Les restes d’un petit déjeuner se trouvaient sur la table. Elle était en
train de fumer une cigarette, avec l’air et la pose qui suggérait un
vigile armé de beaucoup de patience.
Tandis qu’elle restait là, immobile, elle prit le temps de croiser les
jambes et de s’installer plus confortablement, puis elle demanda :
– N’aurais-tu rien à me dire, Henry ?
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vous êtes… Personne d’autre que vous et moi… Une situation dans
laquelle vous n’aurez pas la moindre chance de soupirer un mot à
propos du vrai contentieux et du principe ; ou vous ne serez pas un
héros –le créateur d’un nouveau métal incroyable– prenant position
contre des ennemis dont les actions pourraient sembler bien pauvres
aux yeux du public… Où vous ne serez pas un héros, mais un « crimi-
nel de droit commun », un « industriel gourmand » qui a « trompé la
loi » pour des motifs « uniquement liés avec le profit personnel », un
« racketteur du marché noir » qui n’a pas « joué le jeu » et a « franchi
la ligne blanche » des décrets d’État élaborés pour « protéger les
biens de ses compatriotes » ; un héros sans public et sans gloire dont
les « exactions » ne remplirons pas plus qu’une demi-colonne de faits
divers quelque part en page cinq ; maintenant, voulez-vous toujours
être ce genre de martyre ? Parce que c’est juste ce que représente cette
question pour vous ; soit vous nous laissez avoir le métal, soit vous
allez en prison pour dix années et y partirez en compagnie de votre
copain Danagger. »
En temps que spécialiste de la biologie comportementale, le docteur
Ferris avait toujours été fasciné par la théorie qui dit que les ani-
maux seraient dotés de la capacité de sentir la peur chez les autres ;
il avait essayé de développer une capacité similaire, en lui-même, et
pour lui-même.
En regardant Rearden, il conclut que l’homme avait décidé d’aban-
donner depuis quelques temps déjà ; car il ne perçut aucune trace
d’aucune sorte de peur.
– Qui était votre informateur ? demanda Rearden.
– L’un de vos amis, Monsieur Rearden. Le propriétaire d’une mine
de cuivre dans l’Arizona, qui nous a rapporté que vous acheté une
quantité de cuivre supérieure à la normale, le mois dernier ; au-des-
sus du tonnage régulier mensuel fixé par les quotas imposés sur le
Rearden Metal que la loi vous autorise à produire. Le cuivre est l’un
des ingrédients entrant dans la composition du Rearden Metal, n’est-
ce pas ? C’était tout ce que nous avions besoin de savoir. À partir de
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là, nous nous sommes trouvés en présence d’un fil conducteur qu’il
fût facile de suivre.
Vous ne devriez par trop blâmer ce producteur de cuivre pour ça.
Comme vous le savez, les producteurs de cuivre sont si salement
contraints, que l’homme s’est vu obligé d’offrir quelque chose « de
valeur » dans le but d’obtenir une « faveur », une lettre accréditive de
besoin d’urgence qui lui permettait de s’affranchir de l’application de
quelques décrets relatifs aux quotas qui s’appliquent à son activité, et
qui lui donnait un peu d’air pour respirer. La personne avec laquelle
il a échangé cette information savait où elle pourrait en tirer le meil-
leur profit, et donc elle a fait l’échange avec moi, en retour pour cer-
taines autres « faveurs » dont elle avait besoin.
Donc, toutes les preuves nécessaires, de même que les dix prochaines
années de votre vie, sont maintenant en ma possession : et je suis en
train de vous proposer un échange. Je suis sûr que vous n’objecte-
rez pas, sachant que les échanges commerciaux sont votre spécialité.
La forme est sans doute un peu différente de ce qu’elle devait être
durant vos jeunes années ; mais vous êtes un trader intelligent, vous
avez toujours su vous adapter aux changements de circonstances, et
celles-ci sont les « circonstances du jour », et donc il ne sera pas dif-
ficile pour vous de voir où vos intérêts se situent, et d’agir en consé-
quence. Jouez le jeu Monsieur Rearden.
Rearden dit calmement :
– Durant mes « jeunes années », on appelait ça du chantage. Le doc-
teur Ferris fit une grimace.
– C’est bien ce dont il s’agit, Monsieur Rearden. Nous sommes entrés
dans un âge plus réaliste.
Mais il y avait une différence particulière, songea Rearden, entre les
manières d’un maître-chanteur ordinaire et celles du docteur Ferris.
Un maître-chanteur ferait montre de quelque signes de jubilation à
l’égard du pêché de sa victime, et y verrait de la diablerie ; il suggé-
rerait une menace à la victime ainsi qu’un sens du danger qui s’ap-
pliquerait tout autant à lui-même. Le docteur Ferris n’émettait pas
ce genre de signaux. Ses manières étaient celles qui s’appliquaient
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rigidité quand une personne agit comme si elle ne sentait plus rien
du tout, et… Écoutez, est-ce que je ne vous ai jamais dit que je vous
appréciais ? Je vous apprécie beaucoup ; pour la façon dont vous le
prenez. Vous nous entendez. Vous comprenez… Qu’est-ce qu’elle a
dit ? C’était étrange : ce n’est pas pour Hank Rearden qu’elle a peur,
c’est pour Ken Danagger. Elle dit que Rearden aura la force de faire
face, mais que Danagger ne l’a pas. C’est pas que la résistance lui
manque, mais il refusera de l’affronter. Elle… Elle est certaine que
Danagger sera le prochain à partir. À partir comme Ellis Wyatt et
tous les autres. Jeter l’éponge et disparaître… Pourquoi ?
Et bien, elle pense qu’il s’agit de quelque chose comme un stress qui
se déplace d’un individu à l’autre ; un stress économique et personnel.
Aussitôt que toute la pression du moment se déplace pour tomber sur
les épaules d’un homme ; il devient celui qui va disparaître, comme
un pilier qu’on retire. Il y a un an, rien de pire ne pouvait arriver dans
le pays que de perdre Ellis Wyatt. Il est celui qu’on a perdu. Depuis
ce temps là, qu’elle dit, c’est comme si le centre de gravité étaient
en train de changer tout le temps de position –comme un cargo en
train de sombrer et dont on a perdu le contrôle– passant d’industrie
en industrie, d’homme en homme. Quand on en perd un, un autre
prend sa place comme « nouvel homme indispensable du moment » ;
et « hop », c’est justement celui qu’on perd immédiatement après ! Et
bien, qu’est-ce qui pourrait être plus désastreux, maintenant, que
de voir le charbon tomber dans les mains de types comme Boyle
ou Larkin ? Et il n’y en a pas d’autre dans le charbonnage qui vaille
grand-chose, à part Ken Danagger. Et donc c’est pour ça qu’elle dit
qu’elle sent que c’est comme s’il était un homme « marqué », comme
s’il était sous un projecteur, maintenant, attendant de disparaître…
Qu’est-ce qui vous fait rire ? Ça pourrait passer pour absurde, mais
je pense que c’est vrai… Quoi ? … Oh oui, et comment que c’est une
femme intelligente ! Et puis, il y a encore un autre truc qu’elle a dit.
Un homme doit en arriver à atteindre un certain état d’esprit ; pas
de la colère ou du désespoir, mais quelque chose de beaucoup, beau-
coup plus que les deux réunis, avant qu’il puisse disparaître.
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Elle ne peut pas dire ce que c’est, mais elle savait, bien avant l’in-
cendie, qu’Ellis Wyatt avait atteint cette étape et que quelque chose
allait lui arriver.
Quand elle a vu Ken Danagger au tribunal, aujourd’hui, elle a dit
qu’il était « juste à point » pour « le destructeur »… Oui, c’est les mots
exacts qu’elle a utilisé : « il est à point pour « le destructeur’ ».
Vous voyez, elle ne croit pas que ça arrive comme ça, par hasard, ou
par accident. Elle pense qu’il y a une machination bien organisée
derrière tout ça, une intention, un homme. Il y a un « destructeur »
en vadrouille dans le pays, qui escamote les piliers de l’économie les
uns après les autres pour laisser toute la structure nous tomber sur
la tête. Une sorte de créature implacable animée par quelque but
inconcevable… Elle dit qu’elle ne va pas le laisser faire disparaître
Ken Danagger. Elle n’arrête pas de répéter qu’elle doit stopper Ken
Danagger ; elle veut lui parler, le supplier, plaider, ranimer quoique
ce soit qu’il est en train de perdre, lui donner des armes contre « le
destructeur », avant que « le destructeur » arrive. Elle est désespéré-
ment anxieuse de joindre Danagger avant « lui ». Il a refusé de voir
tout le monde. Il est retourné à ses mines, à Pittsburgh. Mais elle l’a
eu au téléphone, aujourd’hui, tard dans la soirée, et elle a convenu
d’un rendez-vous avec lui pour le voir demain matin.
Oui, elle ira à Pittsburgh demain… Oui, elle a peur pour Danagger,
terriblement peur… Non. Elle ne sait rien du « destructeur ». Elle
n’a pas l’ombre d’un indice quant à son identité, aucune preuve de
son existence ; en dehors de la suite logique de disparitions qu’elle a
trouvé. Mais elle est certaine qu’il existe… Non, elle n’arrive pas à
deviner son but. Elle dit qu’il n’y a rien sur Terre qui pourrait jus-
tifier ce qu’il fait. Il y a des moments où elle dit qu’elle voudrait le
trouver plus que n’importe quel autre homme dans le monde, plus
que l’inventeur du moteur. Elle dit que si elle trouve « le destruc-
teur », elle lui tirera dessus à vue ; qu’elle donnerait sa vie pour l’avoir
en premier et de ses propres mains… Parce que c’est « la créature la
plus diabolique qui ait jamais existé », « l’homme qui aspire les cer-
veaux du monde ! »
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PLUR IU M INTERROGATIONU M
…Je crois que c’est trop pour elle, parfois ; même pour quelqu’un
comme elle. Je ne crois même pas qu’elle prend le temps de réaliser
à quel point elle est crevée.
L’autre matin, j’étais arrivé au boulot vraiment très tôt, et je l’ai
trouvé endormie sur le sofa dans son bureau, avec la lumière encore
allumée sur son bureau. Elle était restée là toute la nuit. Je suis juste
resté là à la regarder. Je ne l’aurais pas réveillé, même si ce putain de
réseau de chemin de fer de merde s’effondrait entièrement… Quand
elle était endormie ? Pourquoi, on aurait dit une jeune fille. On aurait
dit qu’elle tenait pour une certitude qu’elle allait se réveiller dans
un monde où personne ne lui ferait de mal, comme si elle n’avait
rien à cacher, ni ne devait craindre quoique ce soit. C’était ça qui
était terrible : cette pureté dépourvue de culpabilité qu’on pouvait
voir sur son visage, avec ce corps tordu par l’épuisement, gardant la
pose qu’elle devait avoir juste après s’être effondrée. Elle avait l’air…
Dites-donc, pourquoi devriez-vous me demander de quoi elle a l’air
quand elle est couchée ? …
Oui, c’est vrai, pourquoi je parle de ça, après tout, moi ? Je ne devrais
pas. Je ne sais pas ce qui me fait penser à ça… Ne faites pas atten-
tion. Ça ira mieux demain. Je crois que c’est juste que ça me tue,
cette histoire de tribunal. Je peux pas m’empêcher de penser : si des
hommes comme Rearden et Danagger doivent être envoyés en pri-
son, alors dans quel genre de monde on est en train de bosser, et
pour quoi faire ? Est-ce qu’il n’y a plus de justice sur Terre ? J’ai été
assez bête pour sortir ça à un journaliste, quand on était en train
de sortir du tribunal ; et il a simplement rigolé, en faisant : « Qui
est John Galt ? »… Non mais dites-moi, qu’est-ce qui nous arrive ?
Est-ce qu’il ne reste pas un seul homme de justice ? Y-a-t-il vraiment
personne pour prendre leur défense ? Eh, ho… Vous m’écoutez, là ?
Il y aurait pas quelqu’un qui pourrait les défendre ? »
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LA LISTE NOIR E BLANCHE
Pendant les deux heures de vol jusqu’à Pittsburgh, Dagny avait été
trop tendue pour être capable de justifier son anxiété ou pour s’en
débarrasser ; il n’y avait aucune raison d’aller jusqu’à compter les
minutes ; pourtant elle avait ressenti un besoin aveugle de faire le
plus vite possible.
L’anxiété avait disparu quand elle était entrée dans le secrétariat
du bureau de Ken Danagger : elle l’avait atteint, rien n’avait pu lui
empêcher de le faire, elle en éprouvait un sentiment de sécurité, de
la confiance et un énorme soulagement. Les paroles de la secrétaire
avaient démoli tout cela. « Tu es en train de devenir une trouillarde »,
se dit Dagny, en ressentant un inexplicable frissonnement de crainte,
lorsqu’elle avait entendu les paroles qui étaient hors de toute propor-
tion avec leur signification.
– Je suis vraiment désolée, Mademoiselle Taggart, elle entendit la
voie respectueuse et pleine de sollicitude de la secrétaire, et elle
réalisa qu’elle était restée plantée là sans rien répondre, « Monsieur
Danagger vous recevra dans juste un petit moment. Ne voulez-vous
pas vous asseoir ? » La voix suggérait une anxieuse inquiétude pour
l’impolitesse d’avoir à la faire attendre. Dagny sourit.
– Oh, ne vous en faites pas pour moi. Elle s’assit dans un fauteuil
en bois faisant face à la balustrade qui la séparait du bureau de
la secrétaire.
Elle chercha une cigarette et interrompit son mouvement, se deman-
dant si elle aurait le temps de la finir, espérant qu’elle ne le pourrait
pas, puis elle l’alluma brusquement.
C’était un de ces vieux bâtiments en pierre avec plein de fenêtres, si
communs dans les grands centres-villes, qui servait de quartier géné-
ral à la grande Danagger Coal Company. Quelque part dans les col-
lines se trouvaient les puits de mine où Ken Danagger avait autre-
fois travaillé comme mineur. Il n’avait jamais voulu que ses bureaux
soient éloignés des gisements de charbon. Elle pouvait apercevoir les
entrées des galeries qui se découpaient dans les flancs des collines,
petits cadres de poutrelles métalliques, qui menaient à un immense
royaume souterrain. Elles semblaient êtres modestes et précaires,
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PLUR IU M INTERROGATIONU M
perdues dans les oranges et rouges violents des collines. Sous un ciel
bleu éclatant, à la lumière du soleil de cette fin de mois d’octobre, les
paquets de feuilles mortes en mouvement suggéraient une mer de
feu… Telles des vagues formant des rouleaux pour engloutir les fra-
giles postes de garde des portes de la mine. Elle soupira et regarda
au loin ; elle songeait aux feuilles mortes enflammées formant des
étendues sur les collines du Wisconsin, sur la route de Starnesville.
Elle remarqua qu’il ne restait plus qu’un mégot de sa cigarette entre
ses doigts. Elle en alluma une autre. Lorsqu’elle jeta un coup d’œil à
la pendule accrochée au mur du secrétariat, elle surprit le regard de
la secrétaire qui la regarda au même moment. Son rendez-vous était
programmé pour 15 heures ; la pendule disait : 15 : 12.
– Je vous prie de bien vouloir m’excuser, Mademoiselle Taggart, dit
la secrétaire, « Monsieur Danagger sera disponible d’une minute à
l’autre. Monsieur Danagger est extrêmement ponctuel à ses rendez-
vous. Croyez-bien que c’est la première fois que cela se produit. »
– Je le sais bien.
Elle savait en effet que Ken Danagger était aussi rigoureusement
ponctuel avec ses planning et horaires que pouvaient l’être les trains,
et qu’il était connu pour annuler un entretien si celui qui l’avait sol-
licité se permettait d’arriver cinq minutes en retard.
La secrétaire était une vieille-fille assez âgée avec des manières peu
avenantes ; des manières de courtoisie prononcées avec une tonalité
linéaire imperméable à tout choc, tout comme son chemisier blanc
immaculé semblait être imperméable à une atmosphère chargée de
poussière de charbon.
Dagny trouva étrange qu’une personne de ce genre, endurcie et bien
formée à son travail, puisse sembler nerveuse : elle semblait réticente
à engager la conversation, elle se tenait immobile sur son fauteuil,
le buste incliné au-dessus de quelques feuilles de papier posées sur
son bureau. La moitié de la deuxième cigarette de Dagny était par-
tie en fumée tandis que la femme était toujours penchée au-dessus
de la même page.
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LA LISTE NOIR E BLANCHE
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LA LISTE NOIR E BLANCHE
n’a même pas l’air d’avoir quarante ans. Il a plutôt l’air d’avoir un
peu plus de la trentaine. »
Vous a-t-il donné son nom.
Non.
À quoi ressemble-t-il ?
La secrétaire se mit soudainement à parler avec animation, comme
si elle était sur le point de prononcer un compliment enthousiaste,
mais le sourire disparut abruptement.
– Je ne sais pas, répondit-elle, un peu mal à l’aise, « Il n’est pas facile
à décrire. Il a un visage étrange. »
Elles étaient restées silencieuses durant un bon moment, et les
aiguilles de la pendule étaient en train d’approcher les 15 : 50 quand
le buzzer de l’interphone sonna sur le bureau de la secrétaire. C’était
le son en provenance du bureau de Danagger, le signal qui indiquait
la permission d’entrer.
Elles se dressèrent toutes deux, et la secrétaire se précipita en avant,
souriant avec soulagement, se pressant pour ouvrir la porte.
Alors qu’elle pénétra dans le bureau de Danagger, Dagny vit la porte
de la sortie privée qui se refermait sur le visiteur qui venait de la pré-
céder. Elle entendit le claquement de la porte contre son chambranle
et le faible tintement de sa vitre.
Elle vit l’homme qui venait de partir, par sa réflexion sur le visage
de Danagger. Ce n’était pas le visage qu’elle avait vu au tribunal, ce
n’était pas le visage de contenance de l’inamovible rigidité dépour-
vue d’expression qu’elle avait connu durant des années ; c’était un
visage qu’un jeune homme de vingt ans devrait souhaiter avoir, mais
ne le pourrait ; un visage duquel toute tension avait été effacée, tant
et si bien que les joues striées de rides, le front aux multiples plis, les
cheveux grisonnants –tels des éléments réarrangés par l’effet d’un
nouveau thème– étaient faits pour former une composition d’espoir,
d’impatience et de sérénité vidée de toute culpabilité : le thème était
la délivrance.
Il ne se leva pas, lorsqu’elle entra –il avait l’air de quelqu’un qui n’était
pas encore revenu à la réalité du moment et avait oublié les routines
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LA LISTE NOIR E BLANCHE
Oh, ça ? Ne vous en faites pas, à propos de ça. On s’en fout. Je vais
prendre ma retraite.
Elle resta immobile, ne ressentant rien, se demandant vaguement
si c’était comme ça que l’on se sentait lorsque que l’on venait d’en-
tendre l’annonce de son propre décès que l’on avait tant redouté, mais
n’avait jamais vraiment cru possible. Le premier mouvement qu’elle
fit fut de tourner vivement la tête en direction de la porte de sortie ;
elle demanda à voix basse, sa bouche tordue par la haine :
– Qui était-ce ? Danagger rit.
– Si vous avez si bien deviné, vous devriez avoir également deviné
que c’est une question à laquelle je ne répondrai pas.
– Oh Dieu, Ken Danagger ! gémit-elle ; ses mots lui avaient fait réa-
liser que la barrière d’impuissance, de silence, de questions demeu-
rant sans réponses, était déjà érigée entre eux ; la haine n’avait été
qu’un fin fil qui l’avait retenue pour un instant et le cassa en perdant
sa contenance, « Oh, Dieu ! »
– Tu te trompes, ma petite, dit-il gentiment, « Je sais ce que tu ressens,
mais tu te trompes », puis il ajouta, sur un ton plus formel, comme s’il
venait de se souvenir des usages, comme s’il tentait encore de trouver
un équilibre entre deux types de réalités, « Je suis désolé, Mademoi
selle Taggart, que vous deviez venir ici juste après. »
– Je suis venue trop tard, dit-elle, « C’était ce que je voulais prévenir
en venant jusqu’ici. Je savais que ça arriverait. »
– Pourquoi ?
– J’étais certaine qu’il viendrait vous prendre ensuite, qui qu’il
puisse être.
Vraiment ? Ça c’est drôle. Je ne m’en étais pas douté.
Je voulais vous avertir que… Vous armer contre lui.
Il sourit.
– Croyez-moi sur parole, Mademoiselle Taggart, et comme ça vous
ne vous torturerez pas avec des regrets pour votre retard ; ça n’au-
rait pas pu être fait. Elle avait la certitude qu’à chaque minute qui
passait il était en train de s’éloigner vers quelque lointain où elle ne
serait jamais capable de l’atteindre, mais il y avait encore une sorte
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PLUR IU M INTERROGATIONU M
de passerelle étroite qui les reliait tous deux, et elle devait faire
vite. Elle se pencha en avant, elle dit avec vraiment beaucoup de
calme, l’intensité de l’émotion prenant la forme d’une voix exagé-
rément monocorde.
– Vous souvenez-vous de ce que vous pensiez et ressentiez, de ce
que vous étiez, il y a trois heures ? Vous souvenez-vous de ce que
vos mines signifiaient pour vous ? Est-ce que les noms « Taggart
Transcontinental », ou « Rearden Steel » vous disent quelque
chose ? Au nom de quoi allez-vous me répondre ? M’aiderez-vous
à comprendre ?
– Je répondrai tout ce que je peux.
– Vous avez décidé de prendre votre retraite ? D’abandonner
votre affaire ?
– Oui.
– Est-ce que cela ne signifie plus rien pour vous, maintenant ?
– Cela signifie plus pour moi maintenant que ça ne l’a jamais signifié.
Mais vous allez l’abandonner ?
Oui.
Pourquoi ?
Ça, je ne peux pas y répondre.
– Vous qui avez aimé votre travail, qui ne respectiez rien d’autre que
le travail, qui méprisiez tout type de passivité dépourvue de but, et la
renonciation… Avez-vous renoncé au style de vie que vous aimiez ?
Non, je viens juste de découvrir combien je l’aime.
Mais vous avez l’intention de vivre sans travail ni but ?
Qu’est-ce qui vous croire ça ?
– Allez-vous continuer dans l’activité du charbonnage, dans un
autre endroit ?
Non, pas dans le charbonnage.
Alors qu’est-ce que vous allez faire ?
Je n’en ai pas encore décidé.
Où allez-vous aller ?
Je ne répondrai pas.
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cela doit vous sembler ahurissant. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Il
a seulement décrit de quoi j’ai vécu, de quoi chaque homme vit, et
comment ; et quelle part de ce temps l’homme consacre à sa propre
destruction. Elle savait que toute question était futile et qu’il n’y avait
plus rien qu’elle aurait pu lui dire. Il regarda la tête baissée et dit sur
un ton de gentillesse :
– Vous êtes une brave personne, Mademoiselle Taggart. Je sais ce que
vous êtes en train de faire, maintenant, et ce qu’il vous en coûte. Ne
vous torturez pas. Laissez-moi m’en aller.
Elle se redressa sur ses jambes. Elle était sur le point de parler, mais
tout à coup il remarqua la direction de son regard, puis la vit faire
un pas en avant pour saisir le cendrier posé vers le bord du bureau.
Le cendrier contenait un mégot de cigarette sur lequel était imprimé
le symbole du dollar.
Qu’y-a-t’il, Mademoiselle Taggart ?
Est-ce qu’il… Est-ce qu’ »il » fumait ça ?
Qui ?
Votre précédent rendez-vous… A-t’il fumé cette cigarette ?
– Pourquoi ? Je ne sais pas… Je crois bien… Oui, je pense que je l’ »ai »
vu fumer une cigarette, à un moment… Faites-moi voir… Non, ce
n’est pas celles que je fume, donc ça doit être « la sienne ».
– N’y-a-t-il eu aucun autre visiteur dans ce bureau, aujourd’hui ?
– Non. Mais pourquoi, Mademoiselle Taggart ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Puis-je garder ceci ?
– Quoi ? Le mégot de cigarette ? il la regarda, abasourdi, « Oui.
Pourquoi ? Bien sûr, mais pourquoi faire ? » Elle était en train de
contempler le mégot de cigarette dans le creux de sa main, comme
s’il s’était agi d’un joyau.
– Je ne sais pas… Je ne sais pas si ça va m’aider, sauf que c’est un indice
en rapport avec –elle eut un sourire aigre– « un secret personnel. »
Elle restait là, réticente à s’en aller, regardant Ken Danagger comme
si elle regardait pour la dernière fois quelqu’un qui s’apprêtait à par-
tir vers le monde dont on ne revient pas. Il s’en rendit compte, puis
sourit et étendit sa main.
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LA LISTE NOIR E BLANCHE
Je ne vous dirai pas adieu, fit-il, « parce que je vous reverrai dans un
avenir qui n’est pas si lointain. »
Oh, répondit-elle avec impatience, « alors vous allez revenir ? »
– Non. Vous allez me rejoindre.
Il n’y avait seulement qu’un léger souffle rouge au-dessus des struc-
tures, dans l’obscurité, comme si l’usine était en train de dormir
mais était bien en vie, avec la respiration régulière des fournaises, et
les battements de cœur lointains des patins des tapis roulants pour
en témoigner.
Rearden se tenait devant la baie vitrée de son bureau, sa main pressée
contre la vitre ; avec l’effet de la perspective de la distance, sa main
recouvrait près d’un kilomètre de l’infrastructure du site industriel,
comme s’il essayait de les tenir.
Il était en train de regarder un long mur de bandes verticales, qui
était une batterie de fours à charbon. Un étroite porte s’ouvrit en glis-
sant pour laisser voir un bref soupir de flammes, et une feuille de
coke rayonnant d’une vive lueur rouge en sortit doucement en glis-
sant, telle une tranche de pain de mie sortant d’un grille-pain géant.
Elle resta bien droite et immobile pour un instant, puis une craque-
lure partit d’un angle et elle s’effondra sur une gondole attendant sur
les rails, juste en dessous.
« Le charbon de Danagger », se dit-il. C’était les mots qui occupaient
son esprit.
Tout le reste n’était qu’un sentiment de solitude, si vaste que même
sa propre douleur semblait être engloutie par un énorme vide.
Hier, Dagny lui avait raconté l’histoire de sa vaine tentative et lui
avait transmis le message de Danagger. Ce matin, il avait entendu
la nouvelle disant que Danagger avait disparu. Durant sa nuit sans
sommeil, puis durant les efforts de concentration tendus réclamés
par sa journée de travail, sa réponse à ce message était sans cesse
revenue dans son esprit, une réponse qu’il n’aurait aucune chance de
prononcer un jour.
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« La seule personne que j’ai apprécié dans toute ma vie. » Ça venait
de Ken Danagger, qui n’avait jamais exprimé quoique ce soit de plus
personnel que « Regardez-donc ça, Rearden. »
Il se demanda : « Pourquoi avons-nous renoncé à ça ? Pourquoi avons-
nous été tous deux condamnés –nous, dont nos bureaux sont séparés
par des heures de distance– à un exile au milieu de mornes étrangers
qui nous ont fait renoncer à tout désir de tranquillité, d’amitié, d’en-
tendre le son des voix humaines ? Pourrais-je réclamer maintenant
juste une heure passée à écouter mon frère Philip et l’offrir à Ken
Danagger ? Qui faisait que notre devoir était désormais d’accepter,
en seule récompense de notre travail, cette torture grise de prétendre
« l’amour » pour ceux qui n’éprouvaient rien d’autre que le mépris à
notre égard ? Nous, qui étions capables de faire fusionner le métal
et la roche pour atteindre nos buts, pourquoi n’avons-nous jamais
cherché ceci que nous espérions des hommes ? Il essayait d’étouffer
les mots dans sa tête, sachant qu’il était désormais devenu inutile de
les penser. Mais les mots étaient là et ils étaient comme des paroles
adressées au mort : « Non, je ne vous maudis pas d’être parti ; si c’est
la question et la douleur que vous avez emporté avec vous. Pourquoi
ne m’avez-vous pas laissé une chance de vous dire… Quoi ? Que j’ap-
prouve ? … Non, mais je ne peux ni vous maudire, ni vous suivre. »
En fermant les yeux, il s’autorisa à éprouver un instant l’immense
soulagement qu’il en ressentirait si, lui aussi, devait partir, abandon-
nant tout. Sous le choc de sa perte, il ressentit un très léger soupçon
de jalousie. « Pourquoi ne sont-ils pas venus pour moi aussi, qui qu’ils
puissent êtres, pour me donner cette irrésistible raison qui m’inci-
terait à m’en aller ? »
Mais l’instant d’après, son tremblement de colère lui dit qu’il assas-
sinerait l’homme qui tenterait de l’approcher, il l’assassinerait avant
même d’entendre les mots du secret qui l’enlèveraient à son usine.
Il était tard, son personnel était parti, mais il redoutait la route
jusqu’à chez lui et la vacuité de la soirée à venir. Il avait l’impression
que l’ennemi qui avait « effacé » Ken Danagger était en train de l’at-
tendre dans l’obscurité, au-delà de la lueur de l’usine. Il n’était plus
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invulnérable, mais quoique cela puisse être, se dit-il, d’où que cela
puisse venir, il en était protégé, ici, comme s’il se trouvait au milieu
d’un cercle de feu tracé autour de lui pour repousser le diable. Il
regarda les éclaboussures blanches et scintillantes dans les fenêtres
sombres d’une structure dans le lointain ; on aurait dit des reflets de
la lumière du soleil sur l’eau qui s’étaient figés. C’était la réflexion
d’un signe au néon qui brûlait sur le toit du building, au-dessus de
sa tête, disant : REARDEN STEEL. Il repensa à la nuit lors de laquelle
il avait songé qu’il aurait aimé allumer un signe au-dessus de son
passé, qui aurait dit : REARDEN LIFE. Pourquoi avait-il souhaité une
pareille chose ? Pour l’exposer au regard de qui ?
Il songea –avec un étonnement aigri et pour la première fois– que
la joyeuse fierté qu’il en avait naguère éprouvé lui était venue de son
respect des hommes, pour la valeur de leur admiration et de leur
jugement. Il n’éprouvait plus du tout de telles choses, aujourd’hui. Il
n’y avait pas d’homme, se dit-il, à la vue desquels il aurait souhaité
exposer un tel signe.
Il se détourna brusquement de la baie vitrée. Il attrapa son pardessus
avec un geste de balayage rapide et brutal qui devait agir comme un
signal le ramenant à la discipline de l’action. Il referma sur son corps
les deux plis de son pardessus, comme s’il s’agissait des portes d’un
placard à outils ; il en serra la ceinture telle une sangle devant assu-
rer un lourd chargement, puis il s’empressa d’éteindre les lumières,
comme si l’extinction d’un incendie en aurait dépendu, en prenant
le chemin de la sortie.
Il poussa violemment la porte… Et s’interrompit. Une lampe unique
était en train de brûler dans un angle du bureau, à moitié dans la
pénombre de son secrétariat. L’homme qui était assis à l’angle d’un
bureau, dans cette pause d’attente commune à tous ses visiteurs, était
Francisco d’Anconia.
Rearden demeura figé sur place et saisit le bref instant, quand
Francisco, qui ne bougeait pas, le regarda avec air de léger sourire
amusé qui était comme un clin d’œil entre des conspirateurs à pro-
pos d’un secret qu’ils comprenaient tous deux, mais n’étaient pas
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– Si voulez voir un principe abstrait tel que l’action morale, sous une
forme matérielle ; en voila un exemple. Regardez-le bien, Monsieur
Rearden. Chacune de ces poutrelles, chacun de ces tubes, câbles et
valves ont été apportés ici par le fait d’un choix en réponse à une ques-
tion : bon ou mauvais ? Vous aviez à bien choisir et vous deviez choisir
le meilleur pour servir au mieux votre but, lequel était faire de l’acier ;
et ensuite d’étendre les connaissances acquises pour faire de mieux
en mieux en utilisant votre but comme échelle de valeurs. Vous
deviez agir selon votre propre jugement, vous deviez avoir la capacité
de juger, le courage de défendre le verdict établi par votre esprit, et
la plus pure, la plus inflexible consécration de la règle de bien faire,
de faire le meilleur, et, si possible, au-delà du meilleur possible, pour
vous. Rien n’aurait pu vous faire agir à l’encontre de votre jugement,
et vous auriez rejeté comme mauvais –comme le diable– tout homme
qui aurait tenté de vous dire que la meilleure manière de chauffer
un haut-fourneau est de le remplir avec de la glace. Des millions
d’hommes, un pays tout entier, n’a pas été capable de vous dissuader
de produire le Rearden Metal, parce que vous aviez connaissance de
sa valeur superlative et le pouvoir que confère une telle connaissance.
Mais ce que je me demande, Monsieur Rearden, c’est pourquoi vous
vivez selon un code de principes quand vous avez affaire à la nature,
et selon un autre lorsqu’il s’agit des hommes ?
Les yeux de Rearden étaient braqués sur lui avec tant d’intensité que
la question arriva lentement, comme si l’effort nécessaire pour la pro-
noncer était une distraction :
– Que voulez-vous dire ?
– Pourquoi ne vous en tenez vous pas au propos de votre vie aussi
clairement que vous le faites avec votre usine ?
– Que voulez-vous dire ?
– Vous avez porté un jugement sur chaque brique de cette entre-
prise par rapport à sa valeur ajoutée permettant de produire de
l’acier. Avez-vous été aussi strict pour ce qui concerne les ambitions
que votre travail et que cet acier sont en train de servir ? Quelle
ultime finalité recherchez-vous en vouant votre vie à la fabrication
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– Oui, fit Rearden sur un ton de voix qui s’était abaissé. Alors, si vous
étiez puni, au lieu de ça ; quelle sorte de code auriez-vous accepté.
Rearden ne répondit pas.
Il est généralement admis, dit Francisco, « que vivre dans la société
humaine rend la vie de chacun de ses individus plus facile, et moins
exposée aux risques que s’ils se trouvaient chacun seuls pour lut-
ter contre la nature sur une île déserte. Maintenant, partout où il se
trouve, un homme qui utilise du métal ou en a besoin, quelqu’en soit
le but, sait que le Rearden Metal lui a rendu la vie plus facile. L’a-t’il
rendue plus facile pour vous ? »
Non, répondit Rearden, avec le ton de sa voix se faisant plus bas.
A-t-il laissé votre vie comme elle l’était lorsque vous ne l’aviez pas
encore mis au point ?
Non… Dit Rearden, le mot semblait avoir été rompu, comme s’il
avait coupé court à une pensée qui suivait.
La voix de Francisco lui claqua tout à coup comme un coup de fouet
en pleine face :
– Dites-le !
– Ça l’a rendu plus difficile, dit Rearden avec une voix qui n’avait cette
fois ci plus de ton.
– Quand vous vous sentiez fier des rails de la Ligne John Galt, dit
Francisco –le rythme mesuré de sa voix donnant une impitoyable
clarté à ses mots– « à quel genre d’hommes pensiez-vous alors ?
Vouliez-vous voir cette Ligne être utilisée par vos égaux ; par des
géants de la production d’énergie, tels qu’Ellis Wyatt à qui elle aurait
permis d’accomplir des exploits de plus en plus grands, dans leurs
genres respectifs ? »
– Oui, fit Rearden, avec empressement cette fois ci.
– Auriez-vous voulu la voir être utilisée par des hommes qui ne pour-
raient égaler le pouvoir de votre esprit, mais qui auraient une inté-
grité morale similaire à la votre –des hommes tels qu’Eddie Willers–
qui n’auraient jamais pu inventer votre Metal, mais qui feraient
de leur mieux, travailleraient aussi dur que vous, vivraient de leur
propres efforts et, lorsqu’ils auraient le plaisir de voyager rapidement
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par les efforts d’un autre. » Rearden ne répondit pas ; il était en train
de regarder la réflexion d’un signe au néon sur des fenêtres sombres,
au milieu de l’obscurité.
– Vous tirez votre fierté de ne fixer aucune limite à votre endu-
rance, Monsieur Rearden, parce que vous pensez que vous avez rai-
son. Qu’est-ce qu’il se passe, si jamais vous vous êtes trompé ? Qu’est
ce qu’il se passe si vous êtes en train de placer votre vertu au ser-
vice du diable, et la laissez devenir un outil servant à la destruction
de tout ce que vous aimez, respectez et admirez ? Pourquoi ne vous
appuyez-vous pas sur votre propre code de valeur, quand vous vous
trouvez au milieu des hommes, que lorsque vous vous trouvez au
milieu des fondeurs d’acier ? Vous qui ne toléreriez pas un pour cent
d’impureté dans un alliage de métal, qu’avez-vous toléré dans votre
code moral ? Rearden était totalement figé ; les mots dans son esprit
étaient comme le martellement de pas le long d’un chemin qu’il avait
cherché ; les mots étaient : « la caution de la victime ».
– Vous, qui ne pouviez vous soumettre aux privations de la nature,
mais avez entrepris de la conquérir et de la soumettre au service de
votre plaisir et de votre confort, à quoi avez-vous accepté de vous
soumettre, entre les mains des hommes ? Vous, qui tenez de l’expé-
rience de votre travail que l’on ne doit accepter la punition seulement
pour avoir eu tort, qu’avez-vous bien voulu accepter de supporter, et
pour quelle raison ? Durant toute votre vie, vous avez entendu votre
propre dénonciation, pas pour vos fautes, mais pour vos plus grandes
vertus. Vous avez été haï, non pas pour vos fautes, mais pour vos
exploits. Vous avez été méprisé pour toutes ces qualités de caractère
qui font votre plus grande fierté.
Vous avez été traité d’ »égoïste » pour avoir eu le courage d’agir sur
la base de votre jugement propre et pour ne pas avoir accepté que
votre vie soit placée sous la responsabilité de qui que ce soit d’autre
que vous. On vous a traité d’ »arrogant » au motif de votre indépen-
dance d’esprit. On a prétendu que vous étiez « cruel » en raison de
votre inamovible intégrité. Vous avez été traité d’ »antisocial » au
motif de votre vision qui vous a fait vous aventurer sur des chemins
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qui n’avaient encore jamais été découverts. On a dit que vous étiez
« impitoyable » pour la résistance et la discipline de vos pulsions au
service de vos visées. On vous a traité de « gripsou » au motif de la
magnificence de votre capacité à créer de la richesse. Vous, qui avez
dépensé un inconcevable flot de votre énergie, avez été appelé un
« parasite ». Vous, qui avez créé de l’abondance là où il n’y avait rien
d’autre que des terrains vagues et des hommes impuissants cre-
vant de faim devant vous, avez été traité de « voleur ». Vous, qui les
avez tous maintenu en vie, avez été appelé un « exploiteur qui se
goinfre ». Vous, qui comptez parmi les hommes les plus purs et les
plus moraux, avez été regardé de haut au prétexte d’être appelé un
« vulgaire matérialiste ».
Vous êtes-vous interrompu un instant pour leur demander : de quel
droit ? Selon quel code de valeurs ? Selon quel standard ?
Mais non, vous avez supporté tout cela sans rien dire. Vous vous êtes
incliné devant leur code et n’avez jamais défendu le votre.
Vous saviez quelles exigences morales étaient requises pour pro-
duire ne serait-ce qu’un seul clou, mais vous les avez laissé vous
taxer d’ »immoralité ».
Vous saviez que l’homme a besoin du code de valeurs le plus stricte
pour s’accommoder de la nature, mais vous avez pensé que vous
n’aviez pas besoin d’un tel code pour vous accommoder des hommes.
Vous avez mis l’une des armes les plus meurtrières dans les mains de
vos propres ennemis, une arme que vous n’avez même pas suspecté
ou compris en temps que telle. Leur code moral est leur arme. Posez-
vous la question : jusqu’à quel point, et de combien de terribles façons,
l’avez-vous accepté ? Demandez-vous à quel point un code de valeurs
morales peut affecter la vie d’un homme, et pourquoi l’homme ne
peut survivre sans lui, et qu’est-ce qu’il lui arrive lorsqu’il accepte le
mauvais standard par lequel le diable peut prétendre être « le gentil ».
Vous dirai-je pourquoi vous vous sentez attiré par moi, alors que
vous pensez pourtant que vous devriez m’envoyer au diable ? C’est
parce que je suis le premier homme qui vous a accordé ce que le
monde entier vous doit, et que vous auriez dû attendre de tous les
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CHAPITRE IV
LA CAUTION DE LA VICTIME
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fête joyeuse célébrée par tous aux États-Unis. La date exacte de cet événement est
encore aujourd’hui controversée. (NdT)
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Elle fit une pause pour apprécier l’effet. Il n’y en avait aucun, sauf
que son air intéressé semblait s’être intensifié ; il écoutait comme s’il
était maintenu attentif par quelque sorte de curiosité scientifique. Ce
n’était pas ce qu’elle avait escompté.
Je crois que tu me comprends, ajouta-elle.
Non. Pas vraiment.
– Je pense que tu devrais abandonner l’illusion de ta propre perfec-
tion, laquelle, tu le sais si bien, n’est qu’un mirage. Je pense que tu
devrais apprendre à rencontrer d’autre gens et à t’entendre avec. Le
jour des héros appartient au passé. C’est le jour de l’humanité, d’une
façon plus profonde que tu l’imagines. On n’attend plus des êtres
humains qu’ils soient des saints, ni qu’ils soient punis pour leurs
pêchés. Personne n’a raison ou a tort ; nous sommes tous ensemble
dans la même barque, nous sommes tous humains… Et l’humain est
l’imparfait. Ça ne te rapportera rien, demain, de prouver qu’ils ont
tort. Tu devrais plutôt lâcher prise de bonne grâce, simplement parce
que c’est la seule décision pratique que tu puisses prendre. Tu devrais
te taire, précisément parce qu’ils ont tort. Ils l’apprécieront. Fais des
concessions aux autres et ils t’en feront en retour. Vis ta vie et laisse
les autres vivre. Donne et prends. « Lâche du lest » et « mets un peu
d’eau dans ton vin ». C’est ça la politique de notre époque ; et il est
temps que tu l’acceptes. Ne me dis pas que tu es « trop bon » pour ça.
Tu sais bien que tu ne l’es pas. Tu sais que je le sais bien.
L’expression de ses yeux, qui semblaient êtres intensément absor-
bés et fixés sur quelque point dans l’espace, n’était pas une forme
de réponse à ses mots : c’était une réponse à la voix d’un homme
qui était en train de lui dire, « Pensez-vous que ce à quoi vous êtes
en train de faire face est uniquement une conspiration pour saisir
vos richesses ? Vous, qui connaissez la source de la richesse, devriez
savoir que c’est bien plus et bien pire que cela. »
Il se tourna pour regarder Lillian. Il était en train de jauger la pleine
mesure de son échec ; dans l’immensité de sa propore indifférence.
Le bourdonnement de ses insultes était comme le son lointain d’une
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27. Dessert anglais traditionnellement servi le jour de Noël et qui est généralement
fait d’une pâte à pain particulière cuite à la vapeur, riche en fruits séchés et en
noisettes, et de graisse de bœuf ou de mouton. Il se présente sous la forme extérieure
d’un gâteau dont l’aspect sombre est dû à l’usage de sucre roux pour sa préparation.
Du brandy et du jus de citron peuvent y être ajoutés. (NdT)
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Non.
– Peut-être qu’il va un peu trop loin, parfois, mais ce ne sont que des
paroles sans fondement, c’est juste cette façon de parler des jeunes
d’aujourd’hui, il n’a pas vraiment conscience de ce qu’il dit.
– Et bien alors, laisse-le apprendre.
– Ne soit pas si dur avec lui… Il est plus jeune que toi et… Et plus
faible. Il… Henry, ne me regarde pas de cette façon ! Je ne t’ai jamais
vu comme ça… Tu ne devrais pas l’effrayer comme ça. Tu sais bien
qu’il a besoin de toi.
– Le sait-il ?
– Tu ne peux pas être si dur avec un homme qui a besoin de toi, ça
te pésera sur la conscience pour tout le restant de ta vie.
Certainement pas.
Tu devrais être gentil, Henry.
Je ne le suis pas.
Tu devrais avoir de la pitié.
Je n’en ai pas.
Un homme bon sait comment pardonner.
Je ne pardonne pas.
– Tu ne voudrais tout de même pas que je crois que tu es un égoïste ?
– C’est ce que je suis.
Les yeux de Philip fixaient alternativement l’une puis l’autre. On
aurait dit un homme qui avait toujours été certain d’avoir les deux
pieds solidement ancrés sur un bloc de granite, et qui venait sou-
dainement de découvrir qu’il s’agissait en fait d’une fine couche de
glace qui craquait maintenant partout autour de lui.
– Mais je… Tenta-t-il, puis stoppa ; le son de sa voix suggérait des
pas éprouvant la glace, « Mais, j’ai pas droit à la liberté d’expression ? »
Dans ta propre maison. Pas dans la mienne.
J’ai pas le droit d’avoir mes idées à moi ?
À tes frais. Pas aux miens.
Tu ne tolères pas les différences d’opinion ?
Pas quand c’est moi qui paye les factures.
– Et y a rien d’autre qui compte que l’argent, même pour ça aussi ?
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ses yeux. Il s’assit sur le bord de son bureau. Elle s’appuya contre le
dossier de son fauteuil, en relevant d’un revers de main une mèche
de cheveux sur son visage, relaxant ses épaules sous son fin chemi-
sier blanc.
– Dagny, il y a quelque chose que je voudrais te dire à propos des
rails que tu as commandés. Je veux que tu saches ça ce soir. Elle
était en train de l’observer attentivement ; l’expression sur son visage
communiquait au sien la même expression de tension solennelle
et silencieuse.
– Je suis censé livrer 60 000 tonnes de rails à la Taggart
Transcontinental le 17 février, ce qui équivaut à 480 kilomètres de
rails. Tu sais quel matériau est plus léger et moins cher que l’acier.
Ton rail ne sera pas en acier, il sera en Rearden Metal. Ne discute pas,
ni ne proteste, ni même n’accepte. Je ne suis pas en train de réclamer
ton consentement. Tu n’es pas censée consentir ou savoir quoique ce
soit à propos de ça, je suis en train de le faire, et moi seul en serais
tenu pour responsable.
Nous ferons en sorte que les gens de ton équipe qui savent que tu as
commandé de l’acier ne sauront pas que tu as reçu du Rearden Metal,
et que ceux qui savent que tu as reçu du Rearden Metal ne sauront pas
que tu n’avais pas les autorisations nécesaires pour en acheter. Nous
allons manipuler les écritures comptables et autres, de telle manière
que si jamais il devait y avoir quelqu’un qui vienne mettre le nez là-
dedans, il ne serait jamais capable de trouver quoique ce soit à redire
contre qui que ce soit, à part contre moi. Au mieux, ils pouront sus-
pecter que j’ai graissé la patte28 à quelqu’un, ou que tu que avais remar-
qué une incohérence inexplicable, mais ils seront incapable de prou-
ver quoique ce soit de plus. Je veux que tu me donnes ta parole que
tu ne l’admettras jamais, quoiqu’il arrive. C’est mon Metal, et s’il y
a des risques à prendre, c’est moi qui les prendrai. J’ai imaginé ça le
jour même où j’ai reçu ta commande. J’ai commandé le cuivre pour
le faire, depuis une source d’approvisionnement qui ne me trahira
28. Expression populaire signifiant soudoyer ou corrompre financièrement quelqu’un
dans le but d’obtenir une faveur. (NdT)
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– Est-ce que tu penses que tu pourrais lui en voler un verre pour moi,
s’il ne l’a pas fermé à clé ?
– Je vais voir.
Il se tint en face du portrait de Nat Taggart accroché au mur, pour le
regarder –le portrait d’un jeune homme qui relevait la tête bien haut–
en attendant qu’elle revienne, apportant une bouteille de Brandy et
deux verres.
Il remplit les deux verres en silence.
– Tu sais, Dagny, Thanksgiving était un jour de fête établi par des
gens productifs pour célébrer le succès de leur travail.
Le mouvement de son bras, alors qu’il avait levé son verre, alla du
portrait à elle, puis à lui-même, puis aux buildings de la ville, der-
rière les vitres.
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qui s’effondraient sur les maisons de la nation » ; que « s’il n’y avait pas
ces quelques hommes qui ne respectaient pas les décrets et entravaient ainsi
la bonne évolution des grands projets gouvernementaux, le retour de la
prospérité annoncée serait au rendez-vous depuis déjà bien longtemps » ;
et qu’un homme tel que « Hank Rearden n’était motivé par rien d’autre
que le profit ».
Cette dernière accusation était dépourvue d’explications et d’infor-
mations complémentaires, comme si les mots « motivé par le profit »
suffisaient à exposer l’ultime marque du mal.
La foule se souvenait que ces mêmes media, il y avait seulement
moins de deux années, avaient crié que la fabrication du Rearden
Metal devait être interdite, parce que celui qui le produisait était en
train de mettre la sécurité et la santé des gens en danger dans le seul
but de réaliser de « juteux profits » ; ils se souvenaient que l’homme
en gris s’était trouvé dans la cabine de la première locomotive à rou-
ler sur des rails faits avec son Metal ; et qu’il comparaissait mainte-
nant en justice pour le « crime égoïste, « d’avoir retiré aux citoyens
la consommation d’un lot de ce même Metal–qui avait précédem-
ment été son « crime égoïste » d’avoir tenté de le lancer sur le marché.
Selon la procédure établie par les directives, les affaires de ce type ne
devaient pas être jugées par un jury, mais par une assemblée consti-
tuée de trois juges nommés par le Ministère du Plan économique
et des Ressources nationales ; la procédure, disaient les directives,
devait être informelle et démocratique.
Pour cette occasion exceptionnelle, le banc des juges avait été
démonté de la vieille Cour de Philadelphie et remplacé par une
table posée sur une estrade de bois, ce qui conférait à la salle une
atmosphère suggérant le genre de réunion où une présidence tentait
de mettre un peu de vernis sur la misère d’un corps retardé. L’un
des juges, agissant en temps que plaignant pour le Ministère public,
avait lu les charges.
– Vous pouvez maintenant exposer ce que vous avez à dire pour votre
propre défense, annonça-t-il.
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Faisant face à l’estrade, Hank Rearden répondit avec une voix par-
ticulièrement claire et sans inflexions :
Je n’ai rien à dire pour ma défense.
En êtes-vous sûr…
Le juge en était tombé des nues ; il n’avait pas espéré que sa tâche
puisse être aussi aisée. Vous exposez-vous délibérément à la merci
de ce tribunal ?
– Je ne reconnais pas à cette cour le droit de me juger.
– Quoi ? Mais, Monsieur Rearden, ceci est un tribunal légalement
constitué, et dont les membres ont été légalement appointés pour
procéder au jugement de ce crime.
– Je ne reconnais pas ce que j’ai fait en temps que « crime ».
– Mais vous avez admis que vous avez violé nos décrets contrôlant la
vente de votre Metal.
– Je ne vous reconnais pas le droit de « réglementer » la vente de
mon Metal.
– Est-il nécessaire de mentionner que votre reconnaissance n’est
pas requise ?
– Non. J’en suis pleinement conscient, et j’agis en conséquence. Il
remarqua l’immobilité dans la salle. Selon les règles des préten-
tions compliquées auxquelles ces gens jouaient pour le service de
leur mutuels bénéfices et arrangements, ils auraient dû considérer la
position qu’il venait de prendre comme le fait d’une incompréhen-
sible folie ; il aurait dû y avoir des frémissements d’étonnement et de
dérision ; il n’y en avait aucun ; ils demeuraient immobiles ; ils com-
prenaient très bien.
– Voulez-vous dire que vous refusez de vous soumettre à la loi ?
demanda le juge.
– Non. Je me soumets à la lettre à la loi. Votre loi tient que l’on dis-
pose de ma vie, de mon travail et de ma propriété, sans mon consen-
tement. Et bien c’est très bien ; dans ce cas vous pouvez dispo-
ser de moi sans ma participation à ce jugement. Je ne prendrai pas
part à ma propre défense, là où aucune défense n’est possible, et je
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vers l’avant, son visage aussi était poussé vers l’avant, pointant tel un
museau animal endurci par une attitude de peur qui s’était mainte-
nant transformée en méchante haine. Monsieur Mowen, qui était
assis à côté de lui, était un homme de plus grande innocence et de
moindre compréhension ; sa peur était d’une plus simple nature ; il
écoutait avec une expression d’indignation ahurie, et il chuchota
à Larkin :
– Mon Dieu, et maintenant il l’a fait ! Maintenant il va convaincre
tout le pays que les patrons son des ennemis du bien public !
– Devons-nous comprendre, demanda le juge, « que vous considérez
que vos interêts sont supérieurs à ceux du public ? »
– Je considère qu’une telle question ne devrait jamais être posée, sauf
dans une société cannibale.
– Quoi… Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Je considère qu’il n’y a pas de conflit d’interêts entre les hommes
qui ne considèrent pas comme leur dû ce qu’ils n’ont pas gagné, et
ne pratiquent pas le sacrifice humain.
– Devons-nous comprendre que si le public fait une nécessité de
réduire un peu vos profits, vous ne lui reconnaissez pas le droit de
le faire ?
– Pourquoi ? Bien sûr que je lui reconnais ce droit. Le public
peut réduire mes profits quand il le désire, en refusant d’acheter
mes produits.
– Mous sommes en train de parler de… D’autres méthodes.
– Toute autre méthode pour réduire les profits de quelqu’un est une
méthode de pillards… Et en tant que telle, là je la reconnais.
– Monsieur Rearden, ce n’est pas comme ça comme vous allez vous
allez efficacement plaider votre défense.
– J’ai dit que je ne me défendrai pas.
– Mais, c’est du jamais vu ! Réalisez-vous la gravité des charges qui
pèsent contre vous ?
– Je me moque bien de le réaliser.
– Réalisez-vous les possibles conséquences de votre prise de position ?
– Pleinement.
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– Il est de l’opinion de cette cour que les faits présentés par la Partie
civile ne semblent garantir aucune clémence. La sanction que ce tri-
bunal a le pouvoir de vous imposer est extrêmement sévère.
Allez-y.
Je vous demande pardon ?
Imposez-la.
Les trois juges se regardèrent les uns les autres. Puis leur porte-
parole se tourna vers Rearden.
– Ceci est sans précédent, dit-il.
– C’est complètement irrégulier, dit le second juge, « La loi requiert
que vous présentiez votre propre défense. Votre seule alternative est
que vous déclariez pour le greffe que vous vous en remettiez à la
merci de la Cour.
Il n’en est pas question.
Mais vous devez le faire.
– Voulez-vous dire que ce que vous attendez de moi est une sorte
d’action volontaire ?
Oui.
Je ne suis pas volontaire.
– Mais la loi exige que la défense de l’accusé soit représentée sur les
minutes du procès.
– Seriez-vous en train de dire que vous avez besoin de ma collabora-
tion pour que cette procédure soit légale ?
Et bien, non… Oui… Il s’agit que la forme soit respectée.
Je ne vous aiderai pas.
Le troisième et le plus jeune des trois juges, qui avait officié en
temps que représentant de la Partie civile fit sèchement, sur un
ton d’impatience :
– Ceci est ridicule et déloyal ! Ne chercheriez-vous pas à suggérer
qu’un homme de votre importance s’est vu imposer un… Il s’inter-
rompit soudainement en pleine phrase. Quelqu’un à l’arrière de la
salle emettait un long sifflement.
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– Je n’ai pas apprécié ce que vous avez dit lors de votre procès, dit un
autre homme, « De mon point de vue, je ne suis pas du tout d’accord
avec vous. Personnellement, je suis fier de croire que je travaille pour
le bien public, pas juste pour mon seul profit. J’aime penser que j’ai
des objectifs qui sont plus élevés que juste gagner mes trois repas
quotidiens et ma limousine Hammond.
– Et je n’aime pas beaucoup cette idée qui suggère qu’il n’y ait pas
de directives et pas de moyens de contrôle, dit un autre, « Je vous
garanti qu’ils vont devenir fous et trouver une parade. Mais pas de
contrôle du tout ? Je ne peux pas être d’accord avec ça. Je pense que
quelques contrôles sont nécessaires : ceux qui servent le bien public.
– Vous m’en voyez désolé, Messieurs, dit Rearden, « mais je crois que
je vais être obligé de sauver vos putains de têtes en même temps que
la mienne. »
Un groupe d’entrepreneurs à la tête duquel se trouvait Monsieur
Mowen ne fit aucune déclaration à propos du procès. Mais une
semaine plus tard ils annoncèrent, en en faisant un battage immo-
déré, qu’ils étaient en train de réunir des fonds pour la construction
d’une aire de jeux pour les enfants des sans-emplois.
Bertram Scudder ne fit pas mention du procès dans ses colonnes.
Mais dix jours plus tard, il écrivit, entre autres articles traitant des
« on-dit » et des « il paraîtrait » :
« (…) Il est possible de se faire une idée de la popularité de Mr. Hank Rearden
en partant d’une observation qui montre que, parmi toutes les catégories
et tous les groupes sociaux de notre société, il semble être le moins popu-
laire précisément au milieu de ses collègues entrepreneurs et affairistes. Sa
marque de fabrique de patron impitoyable, appartenant désormais à la
vieille école, semble tomber bien à plat auprès des barons du profit et autres
prédateurs. (…) »
Durant un soir de décembre –alors que la rue au-delà de sa fenêtre
était comme une gorge congestionnée toussant les coups de klaxon
des embouteillages de Noël– Rearden était assis dans la salle à man-
ger de sa suite à l’hôtel Wayne-Falkland, combattant un ennemi plus
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– Non. Il se leva et mit un coup de pied dans les dessins pour les
repousser encore un peu plus loin. Rearden nota que s’il avait été
désagréablement surpris par l’impertinente manière de propriétaire
de Francisco lorsqu’il était entré dans son bureau, il était mainte-
nant lui-même coupable de la même attitude, car il ne proposait
aucune justification de sa visite, mais avait pourtant traversé la pièce
et s’était assis avec décontraction dans un fauteuil, comme s’il était
chez lui.
– Pourquoi n’êtes-vous pas venu continuer ce que vous avez com-
mencé ? demanda-il.
Vous l’avez brillament continué sans mon aide.
Vous faites allusion à mon procès ?
– Je veux précisément parler de votre procès, voulez-vous dire.
– Comment le savez-vous ? Vous n’étiez pas là ?
Francisco sourit parce que le ton de sa voix confessait une phrase
de plus :
– Je m’intéressais à vous. N’avez-vous pas pensé que j’ai écouté à la
radio chacun des mots que vous avez prononcés.
– Oh, vraiment ? Et bien alors, avez-vous apprécié d’entendre vos
propres mots se propager dans les airs, avec moi comme faire valoir ?
– Non, je ne crois pas, Monsieur Rearden. Ils n’étaient pas mes mots.
N’exprimaient-ils pas plutôt ce pourquoi vous avez toujours vécu ?
– Oui.
– Je vous ai seulement aidé à voir que vous deviez être fier de vivre
en leur nom.
– Je suis content que vous les ayez entendus.
– C’était grand, Monsieur Rearden… Et à peu près trois généra-
tions trop tard.
– Que voulez-vous dire.
– Si un seul patron avait eu le courage, à ce moment là, de dire qu’il
ne travaillait pour rien d’autre que son propre profit – et l’avait fiè-
rement proclamé– il aurait sauvé le monde.
– Je ne considère pas que le monde soit perdu depuis longtemps.
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– Il ne l’est pas. Il ne peut jamais l’être. Mais oh, mon Dieu ! Qu’est-ce
qu’il nous aurait épargné !
– Et bien, nous devons combattre –peut importe l’époque dans
laquelle nous sommes coincé.
– Oui… Vous savez, Monsieur Rearden, je suggère que vous vous
procuriez une retranscrption de votre discours et relisiez ce que vous
avez dit. Après quoi, voyez si vous le pratiquez pleinement et avec
consistance ou pas.
Voulez-vous dire que je ne le fais pas ?
Voyez ça par vous-même.
– Je sais que vous aviez beaucoup de choses à me dire, lorsque nous
avons été interrompus cette nuit là, à l’usine. Pourquoi ne finissez-
vous pas ce que vous aviez à dire ?
– Non, c’est trop tôt.
Francisco agissait comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire à propos
de cette visite, comme s’il cela était allé de soit–ainsi qu’il se com-
portait chaque fois qu’il se trouvait en présence de Rearden. Mais
Rearden nota qu’il n’était pas aussi calme qu’il aurait voulu le lais-
ser paraître ; il marchait dans la pièce en faisant des allés et venues,
d’une manière qui semblait être le relâchement d’une émotion qu’il
ne voulait pas confesser ; il avait oublié la lampe qui était restée là,
posée sur le sol de la pièce comme seule source de lumière.
– Tout ce que vous avez découvert et compris vous a coûté rudement
cher, vous ne croyez pas ? dit Francisco, « Alors… Avez-vous appré-
cié le comportement de vos collègues chefs d’entreprises ? »
– Je suppose que je devais m’y attendre.
Avec une voix tendue par la colère de la compassion forcée,
Francisco dit :
– Ça aura fait douze ans, et cependant je suis toujours incapable d’y
être indifférent !
On aurait dit qu’il l’avait dit involontairement, comme si, en faisant
des efforts pour ne pas laisser filtrer le son de l’émotion, il avait pro-
noncé des mots qu’il ne s’autorisait ordinairement pas à dire.
– Douze ans… Depuis quoi ? demanda Rearden.
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J’ai dépensé beaucoup d’argent dans les fêtes les plus vulgairement
ostentatoires que j’ai pu imaginer, et vraiment très peu de temps à
me faire voir avec le genre de femmes qui allait avec. Pour ce qui
concerne le reste… Il s’arrêta un instant, puis dit, « … J’ai quelques
amis qui savent ça, mais vous êtes la première personne à laquelle
je confie ça contre mes propres règles de discrétion : je n’ai jamais
couché avec aucune de ces femmes. Je n’ai jamais même touché à
aucune d’entre elles. »
– Ce qui est encore plus incroyable, c’est que je vous crois.
La lampe posée à ses pieds lança des morceaux cassés de lumière sur
son visage au moment où il se pencha en avant ; son visage avait une
expression d’amusement dépourvu de toute culpabilité.
– Si vous en avez quelque chose à faire de jeter un coup d’œil plus
attentif à ces couvertures de magazines, vous verrez que je n’y dis
jamais rien. Ce sont les femmes qui s’empressent de faire publier ça
à grand renfort d’histoires insinuant que d’être vu en ma compa-
gnie dans un restaurant est le signe d’une grande histoire roman-
tique. Que croyez-vous que ces femmes recherchent, à part la même
chose que le coureur de jupons… Le désir de gagner leur propre
valeur à partir du nombre et de la célébrité des hommes dont elles
font la conquête ? Seulement, c’est un tout petit peu plus bizarre,
parce que la valeur qu’elles recherchent ne doit pas être trouvée dans
la réalité d’un fait, mais dans la seule suggestion que « ça s’est pro-
duit », et dans le sentiment et de jalousie que tout cela communique
à d’autres femmes.
Et bien, j’ai donné à ces couche-toi-là ce qu’elles voulaient ; mais ce
qu’elles voulaient littéralement, sans la prétention de ce à quoi elles
s’attendaient, la prétention qui leur empêchait de voir la vraie nature
de leur souhaits. Croyez-vous qu’elles voulaient coucher avec moi,
ou avec n’importe quel autre homme ? Elles ne seraient pas capables
d’un désir si réel et si honnête. Elles voulaient de la nourriture pour
leur vanité ; et je le leur ai donné. Je leur ai donné la chance de se
vanter auprès de leurs amies et de pouvoir se regarder dans les pages
de la presse à scandale dans les rôles des « grandes séductrices ».
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commande « illégale » est plus importante pour moi que toute mon
entreprise. Francisco secoua lentement la tête sans rien répondre ;
puis il demanda :
– Auquel de vos « amis » dans l’industrie du cuivre allez-vous offrir
l’immense privilège de transmettre une information « intéressante »
sur vous, cette fois ? Rearden sourit.
– Pas cette fois. Cette fois, je fais des affaires avec quelqu’un en qui
je peux faire confiance.
Vraiment ? Qui est-il ?
Vous. Francisco se redressa bien droit.
Quoi ? demanda-t-il d’une voix si faible qu’elle réussit presque à
cacher son souffle coupé. Rearden sourit.
– Ne saviez-vous pas que je suis l’un de vos clients, maintenant ? Ça
a été fait grâce à un réseau d’intermédiaires sous couvert d’un nom
bidon… Mais j’aurai besoin de votre aide pour empêcher quiconque
parmi votre personnel de s’intéresser de trop près à ça. J’ai besoin de
votre cuivre, j’ai besoin qu’il me soit livré à temps… Et je m’en fous
s’ils doivent m’arrêter pour ça plus tard, pour autant que je puisse
me le procurer.
Je sais que vous ne vous intéressez plus du tout à votre entreprise,
votre fortune, votre travail, parce que vous vous moquez bien d’avoir
à faire des affaires avec des pillards comme Taggart et Boyle. Mais
si vous croyez en tout ce que vous m’avez appris, si je suis le dernier
homme que vous respectez, alors vous m’aiderez à survivre et à les
battre. Je n’ai jamais demandé d’aide à personne. Je suis en train de
demander la votre.
J’ai besoin de vous. J’ai confiance en vous. Vous avez toujours exprimé
votre admiration pour moi. Et bien, je mets ma vie entre vos mains…
Si vous la voulez. Une commande à d’Anconia Copper est en train de
m’être expédiée, à cet instant. Elle a quitté San Juan le 5 décembre.
– Quoi ? !
Le cri fut la pleine expression d’un choc. Francisco s’était redressé
d’un bond sur ses jambes et avait dépassé toute tentative de cacher
quoique ce soit :
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PLUR IU M INTERROGATIONU M
Le 5 décembre ?
Oui, fit Rearden, stupéfait.
– Je vous avais dit de ne pas faire affaire avec d’Anconia Copper ! Ça
avait été comme un cri de désepoir qui était pour moitié un gémis-
sement, et de la fureur pour l’autre.
Sa main s’apprêta à saisir le combiné du téléphone, mais elle se retira
brusquement. Il saisit à la place le bord de la table, comme pour
s’empêcher de décrocher le combiné, et il resta dans cette position,
immobile, pendant un moment dont ni lui ni Rearden n’auraient pu
évaluer la durée.
Rearden se sentait engourdi par le fait d’observer l’agonie d’une
lutte intérieure avec la silhouette immobile d’un homme pour seule
preuve. Il ne pouvait deviner la nature de cette lutte ; il savait seule-
ment qu’il y avait quelque chose que Francisco avait le pouvoir d’em-
pêcher à cet instant, et que c’était un pouvoir qu’il n’utiliserait pas.
Quand Francisco releva la tête, Rearden vit un visage défait par une
si grande expression de souffrance que ses traits en furent un cri de
douleur presque audible, plus terrible encore parce que son visage
avait une expression de fermeté, comme si la décision avait été prise
et que ceci en était le prix.
– Francisco… Que se passe t-il ?
Hank, je… Il secoua la tête, puis s’interrompit, puis se tint bien droit.
Monsieur Rearden, dit-il avec une voix qui avait la force, le déses-
poir et la dignité particulière d’une prière qu’il savait être sans espoir,
« … Pour le moment où vous allez me maudire, quand vous allez
remettre en question chacun des mots que je vous ai dit… Je vous
jure solennellement, sur la vie de la femme que j’aime, que je suis
votre ami. »
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LA CAU TION DE LA V ICTIME
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PLUR IU M INTERROGATIONU M
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CHAPITRE V
COMPTE DÉBITEUR
Ce fut la première fois que Rearden Steel essuya un échec dans son
histoire. Pour la première fois une commande n’avait pas été livrée
comme convenu. Mais le 15 février, jour ou les rails auraient dû être
livrés à la Taggart, ça n’aurait rien changé de toute manière.
L’hiver était arrivé plus tôt que d’ordinaire, durant les derniers jours
de novembre. Les gens disaient que c’était l’hiver le plus rude jamais
enregistré par la météo, et que personne n’était à blâmer pour la
sévérité inhabituelle des tempêtes de neige. Ils ne cherchaient pas
à se souvenir s’il y avait eu une époque lors de laquelle les tempêtes
de neige ne se produisaient pas inévitablement, s’abattant sur les
routes mal, ou plus du tout, éclairées et sur les toits des maisons qui
n’étaient plus chauffées, ne stoppaient pas la circulation des trains,
et ne laissaient pas une « épidémie » de corps gélés qui se comptaient
par centaines.
La première fois que Danagger Coal avait été en retard pour livrer du
charbon à la Taggart Transcontinental, durant la dernière semaine
de décembre, le cousin de Danagger avait expliqué qu’il n’avait rien
pu faire ; il avait dû réduire le temps de travail quotidien à six heures,
disait-il, dans le but de remonter le moral des hommes qui ne sem-
blaient plus se comporter comme ils le faisaient du temps de son
cousin Kenneth ; les hommes étaient devenus négligents et mous,
disait-il, parce qu’ils avaient été épuisés par la dure discipline de
la direction précédente ; il s’était trouvé impuissant, à la suite des
départs injustifiés et inexpliqués des cadres et des ouvriers les plus
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PLUR IU M INTERROGATIONU M
anciens et les plus expérimentés, des hommes qui avaient été dans
l’entreprise durant dix à vingt années ; il ne pouvait rien y faire s’il
semblait y avoir quelques frictions entre ses employés et ses nouveaux
cadres, même si les nouveaux hommes étaient beaucoup plus « pro-
gressistes » et « humains » que les vieux « conducteurs d’exclaves » ; il
s’agissait juste d’un temps de « réadaptation », disait-il.
Il ne pouvait rien y faire, disait-il encore, si le tonnage prévu pour
la Taggart Transcontinental avait été cédé, la veille du jour prévu
de sa livraison, au Secrétariat d’État à l’aide humanitaire pour que
celui-ci l’expédie à l’État Populaire d’Angleterre : il s’agissait d’une
mesure d’urgence, le peuple anglais était en train de mourir de faim
et toutes les entreprises nationalisées de ce pays avaient fermé leurs
portes–et Mademoiselle Taggart était en train de devenir déraison-
nable, sachant qu’il ne s’agissait que d’un retard d’un jour.
Ce n’était qu’un seul jour de retard. Il causa un retard de trois jours
dans le fonctionnement du train de fret Numéro 386 au départ de la
Californie et à destination de New York, constitué de cinquante-neuf
wagons remplis de laitues et d’oranges. Le Train de Fret Numéro
386 attendit donc sur une voie de garage d’une gare d’approvisionne-
ment en charbon, où le charbon n’était pas arrivé. Lorsque le train
atteignit finalement New York, les laitues et les oranges avaient été
jetées dans l’East River29 ; elle avaient trop longtemps attendu leur
tour dans les entrepôts ferroviaires de Californie, la conséquence de
départs de trains annulés et reportés, et aussi des mesures sociales
décrétées par le gouvernement qui interdisaient aux locomotives de
tirer un train de plus soixante wagons.
Personne, à l’exception de leurs amis et des gens associés à ce com-
merce, ne remarquèrent que les planteurs d’oranges de Californie
déposèrent leurs bilans, de même que deux fermes de laitues basées
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COMP TE DÉBITEUR
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PLUR IU M INTERROGATIONU M
de recevoir ses madriers à temps, vit ses contrats annulés, et les ache-
teurs des maisons en bois qu’il construisait envoyés promener sur les
routes balayées par la tempête de neige qui faisait rage, à la recherche
de quelque chose qui n’existait plus désormais.
La tempête de neige qui survint fin janvier bloqua les routes pas-
sant par la chaîne des Montagnes Rocheuses, dressant des murs
blancs de neuf mètres en travers des voies principales de la Taggart
Transcontinental. Les hommes qui tentèrent de dégager les voies
de chemin de fer furent contraints d’abandonner dès les premières
heures de travail ; les chasses-neige tombèrent en panne les uns après
les autres. L’entretien des chasse-neiges et des déblayeuses avait été
précaire durant les deux années précédentes, du fait d’une météo
dont on avait pourtant dit qu’elle allait en se réchauffant.
Les nouveaux chasse-neiges n’avaient pu être livrés ; le patron de la
société qui les construisait avait « mis la clé sous la porte », se trouvant
dans l’incapacité d’obtenir l’acier qu’Orren Boyle lui avait promis.
Trois trains au départ de l’ouest étaient bloqués sur les voies de garage
de la gare de Winston, haut en altitude dans les Montagnes Rocheuses,
là où la ligne principale de la Taggart Transcontinental coupait à tra-
vers l’angle nord-ouest de l’État du Colorado. Ils demeurèrent ainsi
au-delà de tout espoir d’aide cinq jours durant. Les trains ne parve-
naient pas à traverser la tempête de neige pour arriver jusqu’à eux.
Le dernier des camions construits par Lawrence Hammond tomba
en panne sur les corniches gelées d’une autotoroute de montagne.
Les meilleurs des avions autrefois construits par Dwight Sanders
furent bien envoyés, mais ils n’atteignirent jamais Winston : la tra-
versée d’une première tempête mit trop rudement à l’épreuve leur
état d’entretien, devenu incertain faute de pièces détachées.
À travers le rideau de neige, les passagers piégés à l’intérieur des trains
apercevaient les lumières des cabanes de Winston. Les lumières
s’éteignirent durant la nuit du second jour. Au soir du troisième, ils
eurent épuisé leur lumière et leur chauffage, et il ne resta pratique-
ment plus rien à manger à bord des trains. Durant les brèves accal-
mies de la tempête, lorsque le rideau blanc disparut et laissa derrière
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lui l’immobilité d’un vide noir rejoignant l’horizon d’une terre sans
lumières avec un ciel sans étoiles, les passagers purent voir au loin,
à des kilomètres et des kilomètres d’eux en direction du sud, une
petite langue de flamme qui se tortillait dans le vent. C’était la
Torche de Wyatt.
Au matin du sixième jour, lorsque les trains furent en mesure de rou-
ler à nouveau et de se diriger vers les pentes de l’Utah, du Nevada et
de la Californie, les employés des trains observèrent les cheminées
éteintes et les portes closes des petites entreprises situées le long des
voies ferrées.
« Les tempètes sont une catastrophe naturelle, « écrivit Bertram Scudder,
« et personne ne peut-être tenu pour responsable de la météo. »
Le rationnement du charbon établi par Wesley Mouch permettait
le chauffage des habitations trois heures par jour. Il n’y avait pas de
bois à brûler, pas de métal pour fabriquer des nouveaux fours, pas
d’outillage pour percer les murs des maisons afin de procéder à de
nouvelles installations plus adaptées.
Dans des « machins » de fortune fait de briques et de bidons d’huile,
des professeurs brûlaient les livres de leurs bibliothèques, et les plan-
teurs de fruits brûlaient les arbres de leurs vergers pour se chauffer.
« (…) les privations et les disettes endurcissent l’esprit du peuple, « écrivit
Bertram Scudder, « et elles forgent l’acier fin dont la discipline sociale des
citoyens est faite. Le sacrifice est le ciment de la société. Il unit les briques
humaines pour en faire son grand édifice. »
« La nation qui s’appuyait naguère sur le credo disant que la grandeur
n’est accessible qu’à travers la production, se voit dire aujourd’hui
qu’elle ne peut être accomplie que par le culte de la misère. » déclara
Franscisco d’Anconia durant une interview qu’il accorda aux media.
Mais cette phrase ne fut pas rapportée.
Le seul grand succès commercial, cet hiver là, revint à l’industrie des
loisirs. Les gens rognaient les pennies sur leurs budgets nourriture et
chauffage, et se privaient de manger pour s’assembler dans les salles
de cinéma dans le but d’y trouver un peu de rêve et d’échapper ainsi,
pour quelques heures, à leur état d’animaux terrorisés et réduits à la
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contre lui, fut bien plus grande que leurs préoccupations pour les vic-
times de la catastrophe du fleuve.
Il se disait tout bas que l’ingénieur principal de l’Atlantic Southern,
désespéré par l’échec de son entreprise à obtenir l’acier dont il avait
besoin pour renforcer le pont, avait démissionné six mois aupara-
vant, avant de dire à son entreprise que le pont ne remplissait plus les
normes de sécurité. Il avait écrit au plus grand journal de New York,
pour avertir le public à ce propos ; la lettre n’avait pas été reproduite.
On chuchotait que les trois premières longueurs du pont avaient tenu
parce qu’elles avaient été renforcées avec des éléments structurés en
Rearden Metal ; mais 500 tonnes de métal était tout ce que la com-
pagnie ferroviaire avait pu obtenir, en vertu de la Loi des parts égales.
Pour seul résultat suivant les investigations officielles menées par
des experts designés, deux ponts enjambant le fleuve Mississipi et
appartenant à deux compagnies ferroviaires plus modestes, avaient
été interdit d’accès et à l’usage. L’une de ces deux entreprises déposa
son bilan ; l’autre ferma une de ses lignes et détourna l’une de ses
voies en direction d’un autre pont enjambant le Mississipi, et appar-
tenant à la Taggart Transcontinental ; l’Atlantic Southern fit la
même chose.
Le grand Pont Taggart de Belford, dans l’Illinois, avait été ini-
tialement construit par Nathaniel Taggart. Il avait combattu le
gouvernement des années durant parce que les tribunaux l’avaient
condamné à cesser d’utiliser ce pont, à la suite de plaintes des exploi-
tants de passeurs qui disaient que le chemin de fer constituait un
moyen de transport qui décimait leurs activités, et ainsi nuisait au
bien-être public, et que les ponts de chemin de fer enjambant le
Mississipi devaient tous être interdit à l’usage au nom de « l’obs-
truction matérielle ». La justice avait donné raison aux plaignants et
ordonné à Nathaniel Taggart de démolir son pont, et de faire traver-
ser le Mississipi à ses passagers par le moyen des barges. Il avait fina-
lement gagné cette bataille à la Court Suprême de justice avec une
majorité de une voix. Son pont était aujourd’hui le seul lien majeur
reliant les deux parties du continent. Son dernier descendant avait
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Elle remarqua que Jim avait perdu l’aisance qui caractérisait son
habituelle performance.
Il se tenait assis avec la tête rentrée dans les épaules et ses yeux
qui allaient trop rapidement d’un visage vers un autre. Un homme
de Washington avait pris place avec eux à la table. Personne ne
savait exactement ce qu’il faisait et quelle était sa fonction, mais ce
n’était pas nécessaire ; ils avaient juste besoin de savoir qu’il était
« à Washington ». Son nom était « Monsieur Weatherby ». Il avait
les tempes grisonnantes, un visage long et étroit et une bouche qui
aurait fait dire qu’il devait contracter en permanence ses muscles
faciaux pour la maintenir fermée, ce qui donnait un air guindé à
son visage qui, sans cela, n’aurait rien suggéré d’autre. Les directeurs
ignoraient s’il était là en temps qu’invité, que conseiller ou comme
président « non-officiel » du Conseil ; ils trouvaient plus prudent de
ne pas chercher à le savoir.
– Il me semble, dit le président du Directoire, « que la priorité numéro
un que nous devons considérer avant toute autre, est que les voies
de notre ligne principale sont dans état déplorable, pour ne pas dire
critique. » Il marqua une pause, puis ajouta prudemment, « … Alors
que le seul rail valable que nous possédons se trouve sur la Ligne
John Galt… Je veux dire la Ligne Rio Norte. » En usant du même ton
prudent qui permettait aux autres de bien saisir le sens de ses mots,
un autre homme dit :
– Si nous prenons en considération l’état de disette qui affecte nos
équipements, et que nous considérons un instant que nous sommes
en train de le laisser s’user au service d’une branche qui travaille à
perte… Il s’arrêta là, pour ne pas s’étendre sur ce qui pourrait arri-
ver s’ils prenaient ce fait en considération.
– À mon avis, intervint un homme maigre à la face blême arborant
une moustache nettement taillée, « la Ligne Rio Norte semble être
devenue une charge financière que la société pourrait bien n’être
plus à même de supporter ; en fait, plus du tout, à moins que cer-
taines dispositions soient prises, lesquelles… » il jeta un coup d’œil
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– Personne ne peut nier, Jim, que Wesley a une haute vue de toi en
temps qu’homme d’affaires éclairé, que conseiller de valeur et en
temps que l’un de ses amis personnels les plus proches, les yeux de
Taggart le fusillèrent durant une fraction de seconde : cette dernière
là était encore pire, « Mais personne ne peut dire que Wesley hési-
terait à sacrifier ses attaches personnelles et ses amitiés, là où le bien
public est concerné. »
Le visage de Taggart demeura blanc ; sa terreur lui venait de choses
qui n’étaient jamais autorisées à être extériorisées sous la forme de
mots, ou même en mouvements musculaires sur le visage. La terreur
était sa lutte pour repousser une pensée inadmissible : « le public »,
ça avait été lui pour tellement longtemps, et de si différentes façons
dans le cadre de tellement d’affaires, qu’il savait ce que ça pouvait
signifier si ce titre magique, ce titre sacré auquel personne n’oserait
s’opposer, était transféré, de même que son « bien », à la personne de
Buzzy Watts.
Mais ce qu’il demanda –et il se dépêcha de le demander– fut :
– Tu n’es pas en train d’insinuer que je placerais mes intérêts person-
nels au-dessus du bien public, bien sûr ?
– Non, bien sûr que non, dit Monsieur Weatherby avec un air qui
était presque un sourire, « Certainement pas. Pas toi, Jim. Ton atti-
tude et ton esprit citoyens –et ta jugeote– sont trop bien connus.
C’est justement pourquoi Wesley espère que tu considères la ques-
tion sous tous ses « angles ».
– Oui, bien sûr, fit Taggart, piégé.
– Bon, considère l’angle sous lequel les syndicats voient les choses.
Peut-être que tu ne peux pas te permettre de leur accorder une aug-
mentation de salaire, mais eux, comment peuvent-ils se permettre
d’exister quand le coût de la vie est en train de s’envoler ? Ils doivent
bien manger, eux aussi ; c’est pas vrai ? Chemin de fer ou pas chemin
de fer, c’est ça qui vient en premier. Le ton qu’employait Monsieur
Weatherby était empreint d’une placide vertu désintéressée, comme
s’il était en train de réciter une formule requise pour communiquer
une autre signification qui, desormais, devenait claire pour tout le
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monde ; il regardait Taggart bien droit dans les yeux pour marquer
l’emphase sur ce qui n’était pas dit.
– Une fois réunis, les syndicats de cheminots comptent presque un
million d’adhérents, avec des familles, des gens à charge et autres
membres plus lointains qui sont tous pauvres ; et qui n’a pas de
membres dans sa famille qui connaissent des difficultés financières,
de nos jours ? Une fois tout ce monde là réunit, ça représente, plus ou
moins, cinq millions de votes… Euh, de personnes–pardon. Wesley
doit garder ça à l’esprit. Il doit se poser quelques questions sur la psy-
chologie de ces gens là. Et ensuite considérer le public. Les tarifs que
tu demandes furent établis à une époque où tout le monde gagnait
bien sa vie. Mais au point où en sont les choses aujourd’hui, les prix
des moyens de transport sont devenus élevés, si ce n’est prohibitifs,
pour tout le monde. Les gens sont en train de se plaindre partout
dans le pays, à propos de ça.
Il regarda Taggart toujours bien droit dans les yeux, et avec encore
plus d’insistence ; il ne fit que le regarder, mais son regard avait la
qualité d’un clin d’œil.
– Ça fait un sacré paquet de gens, Jim. Ils ne sont pas vraiment contents,
en ce moment, et à propos d’un nombre épouvantable de choses. Un
gouvernement qui réussirait à persuader les compagnies ferroviaires
de baisser leurs tarifs, ça ferait plein de familles reconnaissantes.
Le silence qui lui fit écho fut comme un trou si grand qu’aucun son
n’aurait pu revenir de ce qui s’écraserait dans son fond. Taggart savait,
comme ils le savaient tous, pour quel motif « désintéressé » Monsieur
Mouch serait toujours prêt à « sacrifier » ses amitiés personnelles.
C’était le silence, et le fait qu’elle ne voulait pas le dire – qu’elle était
venue ici résolue à ne pas ouvrir la bouche mais ne pouvait résister à
la tentation– qui donna à la voix de Dagny une sonorité si vibrante
et si dure :
– Alors, Messieurs, vous avez eu tout ce que vous avez demandé
durant ces années ?
La rapidité avec laquelle ils tournèrent leurs yeux vers elle fut une
réponse involontaire à un son inattendu, mais la rapidité avec laquelle
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– … Et, par conséquent, je suggère que la Ligne John Galt soit fer-
mée. Quelque chose, se dit-elle, lui avait fait appeler la Ligne par
son vrai nom.
« Tu avais à le supporter aussi, il y a des générations de ça… C’était
certainement aussi difficile pour toi, aussi pénible, mais tu ne t’es pas
laissé arrêter par ça… Est-ce que c’était aussi pénible que ça ? aussi
moche ? … Ça ne change pas grand-chose ; c’est juste la forme qui
change, mais c’est seulement de la souffrance, et tu ne t’es pas laissé
arrêter par de la souffrance, pas par quelque genre que ce soit que tu
avais dû endurer… Tu ne t’es pas laissé stopper… Tu n’y as pas cédé…
Tu y as fait face, et c’est la même chose que celle à laquelle je fais
face… Tu t’es battue et j’aurai à le faire aussi –tu l’as fait– j’essaye-
rai… » Elle entendit dans sa tête l’intensité silencieuse des mots de
son dévouement ; et cela lui réclama quelques instants avant qu’elle
réalise qu’elle avait été en train de parler à Nat Taggart.
La voix suivante qu’elle entendit fut celle de Monsieur Weatherby :
– Attendez une minute, les gars. N’avez-vous pas réfléchi que vous
avez besoin d’une autorisation pour fermer une ligne ?
– Nom de Dieu, Clem ! le cri de Taggart était de la franche panique,
« Il ne va tout de même pas y avoir de problèmes pour… »
– Je n’en serais pas si sûr, si j’étais toi. Rappelle toi que tu es un ser-
vice public, et que tu es censé offrir une alternative de transport aux
usagers, que cela te rapporte de l’argent ou pas.
– Mais tu sais bien que c’est impossible !
– Et bien, c’est bien pour toi ; ça règle ton problème, si tu fermes cette
ligne ; mais nous, à quel point cela va-t-il nous poser des problèmes ?
Nous laisser tout un État grand comme le Colorado pratiquement
sans aucun moyen de transport ? … Quelle sorte de réaction popu-
laire en ressortira-til ? Maintenant, bien sûr, si tu as quelque chose
à offrir à Wesley Mouch pour compenser, si tu garantis l’augmenta-
tion aux leaders syndicaux…
– Je ne peux pas ! J’ai donné ma parole au Syndicat National des
Chemins de Fer !
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un cabinet faiblement éclairé et qu’elle vit les bords d’un verre entre
ses doigts. Elle s’était à peine rendue compte de comment ils en
étaient arrivés à se retrouver là. C’était un endroit tranquille et cher,
qui évoquait une cachette secrète ; elle vit une petite table lustrée
sous ses mains, le cuir d’une chaise de forme circulaire derrière ses
épaules, et un cabinet fait de miroirs sombres et bleutés qui les cou-
pait de la vue de tout plaisir ou douleur que d’autres, qui étaient éga-
lement venus ici, auraient pu vouloir y cacher. Francisco s’était pen-
ché en avant, en appui sur la table, la regardant ; et ce fut pour elle
comme si elle était en appui contre l’incessante attention de ses yeux.
Ils ne parlèrent pas de la Ligne, mais elle dit abruptement, en regar-
dant le liquide dans son verre :
– Je suis en train de penser à la nuit où Nat Taggart entendit qu’il
devait abandonner le pont qu’il était en train de construire. Le pont
qui traverse le Mississipi. Il avait désespérément manqué d’argent…
Parce que les gens avaient peur du pont, ils disaient que c’était une
« aventure impraticable ». Le matin, il apprit que les propriétaires des
bateaux à vapeur avaient porté plainte contre lui, et demandaient que
son pont soit détruit parce qu’il consituait une « menace pour le bien
public ». Trois sections de pont avaient déjà été construites cepen-
dant, s’avançant au-dessus du fleuve.
Ce jour là une foule constituée de gens de la région attaqua le chan-
tier et incendia les échafaudages de bois. Les ouvriers s’enfuirent ;
parce qu’ils étaient effrayés pour certains ; parce les propriétaires de
bateaux à vapeur les y avaient un peu encouragés avec de l’argent
pour d’autres ; et pour tous les autres parce que Nat Taggart n’avait
plus d’argent pour les payer depuis déjà des semaines. Durant cette
longue journée, il recevait continuellement des nouvelles qui disaient
que les hommes qui avaient souscrit des options d’achat pour les
actions de la Compagnie Ferroviaire Taggart Transcontinental,
annulaient leurs ordres les uns après les autres. À l’approche de la
soirée, un comité représentant deux banques qui étaient son dernier
espoir de soutien, vint le rencontrer. Il se trouvait sur le chantier
même, au bord du fleuve, dans le vieux wagon couchette où il vivait,
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avec la porte ouverte sur la vue des restes noircis des échafaudages et
des madriers encore fumants au-dessus des morceaux d’acier tordus.
Il avait négocié un prêt auprès de ces banques, mais le contrat n’avait
pas été signé. Le comité lui dit qu’il ferait mieux d’abandonner son
projet de pont, parce qu’il ne faisait aucun doute qu’il allait perdre
son procès et qu’il se trouverait mis dans l’obligation de le détruire,
aussitôt après que sa construction serait achevée. S’il était d’accord
pour renoncer, lui dirent-ils, et de faire traverser le fleuve à ses pas-
sagers en empruntant les barges, ainsi que toutes les autres compa-
gnies de chemin de fer le faisaient, alors ils apposeraient leurs signa-
tures sur le contrat et il aurait l’argent pour continuer la construction
de sa ligne de l’autre côté du fleuve. Sinon, le contrat ne serait pas
signé et les banques se retireraient du projet. Quelle était sa réponse ?
–lui demandèrent-ils.
Il ne prononça pas un mot, il s’empara du contrat et le déchira en
deux, puis le tendit aux hommes du comité avant de leur tourner
le dos pour les laisser plantés là. Il marcha sur les trois sections du
pont, sur les traverses, et comme ça jusqu’au jambage le plus éloi-
gné, au-dessus du fleuve. Arrivé là, il se baissa et prit un outil que
les hommes avaient abandonné, et commença à déblayer les débris
d’échafaudages brûlés, déjà loin au-delà du dernier morceau d’acier
surplombant les eaux. Son ingénieur principal l’avait regardé en
train de manier sa hache, seul au-dessus des eaux, avec le soleil qui
était en train de se coucher au-dessus de l’ouest, là où sa ligne devait
aller. Il travaila toute la nuit durant. Au matin, il avait imaginé une
stratégie qui lui dictait comment il allait faire pour trouver les bons
hommes, les hommes doués d’indépendance de jugement ; pour les
trouver, pour les convaincre, pour réunir les fonds, pour continuer
la construction du pont.
Elle parlait avec une voix basse et neutre tout en regardant le reflet
de lumière qui brillait dans le liquide, tandis que ses doigts faisaient
tourner le verre de temps à autre. Elle ne montrait aucune émotion,
mais sa voix avait l’intensité monotone d’une prière :
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– Dagny, lui demanda-t-il à voix basse –et elle se demanda ce qui lui
suggérait cette impression que c’était comme si sa vie allait dépendre
de ce qu’elle allait répondre– « Comment réagirais-tu, si c’était la
ligne principale que tu serais chargée de démonter ? » Elle répondit
sans aucune hésitation :
– Alors, je laisserais la dernière locomotive me rouler dessus, puis elle
ajouta, « Non. Ce ne serait que de l’apitoiement sur mon propre sort.
Je ne ferais pas ça. » Il dit d’une voix douce :
– Je sais que tu ne le ferais pas. Mais tu aimerais pouvoir le faire.
– Oui.
Il sourit, sans la regarder ; c’était un sourire moqueur, mais c’était
un douloureux sourire, et la moquerie s’adressait à lui-même. Elle
se demanda ce qui lui faisait en être certaine ; mais elle connaissait
si bien son visage qu’elle pourrait toujours savoir ce qu’il ressentait,
quoiqu’elle ne puisse plus en connaître les raisons. Elle connais-
sait son visage, se dit-elle, aussi bien qu’elle connaissait son corps,
comme elle pouvait encore le voir, comme elle en fut soudaine-
ment consciente, malgré les vêtements et comme elle s’en trouvait à
quelques dizaines de centimètres dans l’intimité presque totale de
ce cabinet.
Il tourna son visage à nouveau vers le sien, et quelque soudain chan-
gement dans ses yeux lui fit être certaine qu’il savait à quoi elle était
en train de penser. Il regarda ailleurs tout en prenant son verre.
– Et bien… Fit-il, « à Nat Taggart ? »
– Et à Sebastian d’Anconia ? demanda-telle, avant de le regretter
parce que cela sonnait comme une moquerie qu’elle n’avait pas vou-
lue. Mais elle vit dans son regard une lueur d’une étrange clarté, et
il répondit avec fermeté, et avec une légère touche de fierté dans
son sourire :
– Oui… Et à Sebastian d’Anconia. Sa main tremblait légèrement et
il renversa quelques gouttes sur un carré de dentelle en papier qui
reposait sur le plastique sombre et brillant de la table. Elle le regarda
vider son verre d’un geste simple et unique ; le mouvement brusque et
bref de sa main évoquait le geste de quelque serment solennel. Elle
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se dit tout à coup que c’était la première fois, en douze ans, qu’il était
venu la voir de lui-même.
Il avait agi comme s’il était pleinement confiant du contrôle qu’il
avait de lui-même, comme si cette confiance qu’il y investissait se
voulait être une « transfusion », pour lui laisser reprendre le sien ; il ne
lui avait pas laissé le temps de s’émerveiller du fait qu’ils se retrou-
vaient ici, ensemble. Inexplicablement, elle sentait que les rènes qu’il
avait eu bien en main étaient parties. Il ne s’agissait que du silence
de quelques moments durant lesquels il ne se passait rien, des lignes
figées des dessins de son front, de ses pommettes et de sa bouche,
tandis qu’il demeurait assis avec son visage tourné vers le vide–mais
elle eut le sentiment que c’était lui désormais qui devait se battre
pour quelque chose qu’il devait reprendre.
Elle se demanda quel avait bien pu être son but, ce soir ; et elle remar-
qua que peut-être il l’avait atteinte ; il l’avait portée à la suite du pire
moment ; il lui avait donné une défense d’une valeur inestimable
contre le désespoir ; la connaissance qu’une intelligence vivante
l’avait entendue et comprise. Mais pourquoi avait-il voulu le faire ?
Pourquoi s’était-il soucié d’elle à propos de son heure de désespoir ;
après les années d’agonie qu’il lui avait infligée ? Pourquoi cela avait-
il été important pour lui de savoir comment elle prenait la mort de
la Ligne John Galt ? Elle eut conscience que c’était la question qu’elle
ne lui avait pas posé dans le hall du Building Taggart.
Ceci était le lien entre-eux, songea-t-elle : qu’elle ne devrait jamais
être étonnée de le voir apparaître lorsqu’elle avait le plus besoin de
lui, et qu’il saurait toujours quand il devrait apparaître. C’était ça le
danger : qu’elle lui fasse confiance même en sachant qu’il pouvait
n’être rien d’autre qu’une sorte de « piège », même en gardant à l’es-
prit qu’il finirait toujours par trahir ceux qui lui faisaient confiance.
Il se pencha un peu en avant, tout en croisant les bras sur le bord de
la table. Il dit tout à coup, sans se tourner vers elle :
– Je suis en train de penser aux quinze années que Sebastian d’Anconia
dut attendre pour retrouver la femme qu’il aimait. Il ne savait pas
s’il la retrouverait un jour, si elle aurait survécu… Si elle l’aurait
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mais ils devaient venir, tous deux aiguillonés par le même motif non-
confessé : ils ne pouvaient résister au désir de voir le dernier voyage
du dernier train, tout comme on ne résiste pas au désir de rendre un
dernier hommage en assistant à un enterrement, même en sachant
pertinemment qu’il ne s’agit de rien d’autre qu’un acte de torture
contre soi-même. Ils avaient achetés quelques machines-outils à des
propriétaires douteux dans le cadre de ventes d’une légalité discu-
table, sachant que personne n’aurait pu dire qui avait le droit de dis-
poser des grandes propriétés mortes, et il ne se serait trouvé personne
pour contester la validité de ces transactions. Ils avaient acheté tout
ce qui pouvait être déménagé de l’usine ravagée de la Nielsen Motors.
Ted Nielsen était parti et avait disparu, une semaine après l’annonce
que la Ligne devait être fermée.
Elle s’était sentie comme dans la peau d’une récupératrice, mais l’ac-
tivité de la chasse lui avait rendu ces quelques derniers jours plus
faciles à supporter. Quand elle se fut apperçue qu’il ne lui restait
plus que trois heures avant le départ du dernier train, elle était par-
tie marcher dans la campagne pour échapper à la sinistre immobi-
lité de la petite ville. Elle avait marché au hasard le long des che-
mins de montagne qui serpentaient, seule au milieu des rochers et
de la neige, essayant de substituer le mouvement à la pensée, sachant
qu’il lui fallait s’affranchir de ce jour sans penser à cet été, quand elle
avait voyagé dans la locomotive du premier train.
Mais elle s’était retrouvée en train de revenir en arrière sur le lit
de la voie de la Ligne John Galt, et elle avait su que c’était ce qu’elle
avait voulu faire, qu’elle était sortie faire un tour dans cet unique but.
C’était un chemin en épi qui avait dû offrir un accès à une voie de
garage, et dont tous les équipements avaient déjà été démontés. Il n’y
avait ni signaux lumineux, ni mécanisme d’aiguillage, ni fils de télé-
phone ; rien d’autre qu’une longue bande de traits de bois laissés sur
le sol–une chaîne de traverses sans rails, tel un reste de colonne ver-
tébrale ; et avec pour gardien solitaire, à un passage à niveau aban-
donné, un mat avec des bras écartés disant :
« STOP. REGARDEZ. ÉCOUTEZ ».
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tendus entre les roues, n’avait pas ce joyeux son habituel de l’énergie
se préparant pour un sprint ; elle avait le son d’un halètement que l’on
redoute d’entendre, et que l’on redoute plus encore de l’entendre s’ar-
rêter. Au loin, au bout de la ligne de vitres éclairées, elle vit le petit
point rouge de la lanterne qui avait été accrochée à son wagon privé.
Au-delà de la lanterne, il n’y avait plus rien d’autre que le vide noir.
Le train était chargé au maximum de ses capacités, et les notes
aigues d’hystérie dans la confusion des voix, étaient des supplica-
tions pour plus d’espace dans les compartiments et dans les allées.
Quelques gens ne partaient pas et restaient là, animés par une curio-
sité insipide, observant le spectacle ; ils étaient venus comme s’ils
savaient que c’était le dernier événement auquel ils assisteraient au
sein de leur communauté, et peut-être même le dernier de leur vie.
Elle se fraya un chemin avec hâte à travers la foule en faisant des
efforts pour ne pas regarder les gens.
Quelques-uns savaient qui elle était, la plupart l’ignorait. Elle vit une
vieille femme portant un châle élimé sur ses épaules, et le graphique
d’une vie de lutte sur la surface craquelée de son visage ; le regard de
cette femme était un appel à l’aide désespéré. Un jeune homme pas
rasé avec des petites lunettes à montures cerclées d’or se tenait sur
une caisse sous un arc de lumière, appelant en direction des visages
qui le dépassaient, « Qu’est-ce qu’ils racontent, pas d’activité écono-
mique ! Regardez ce train ! Il est plein de passagers ! Il y a plein d’ac-
tivités économiques ! C’est juste qu’il n’y a plus de profits pour eux…
C’est pour ça qu’ils vous laissent périr, ces parasites avides ! »
Une femme échevelée se rua vers Dagny en agitant deux billets
de train et en hurlant quelque chose à propos d’une mauvaise date.
Dagny se résigna à pousser les gens pour se frayer un passage, luttant
pour atteindre la queue du train ; mais un homme au visage émacié
avec des yeux fixes d’années de méchante futilité se précipita sur elle
en criant, « Il n’y a pas de problèmes pour vous… Vous êtes « habillée
pour l’hiver » et vous avez un wagon privé, mais vous ne nous don-
nerez pas un seul train, vous et tous ces autres égoïstes… »
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– Je vois.
En la regardant depuis sous ses arcades sourcilières, comme s’il
escomptait ostensiblement qu’elle comprenne que ce qu’il allait dire
n’était peut-être pas tout à fait anodin, Taggart demanda :
Comment le prend-t-il ?
Qui ? Elle savait très bien de qui il voulait parler.
Votre mari.
Comment ça, « le prendre » ?
La fermeture de cette ligne ? Elle eut un gai sourire.
– Votre perspicacité est aussi bonne que la mienne, Jim… Et la
mienne est vraiment bonne.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous savez comment il le prendrait… Aussi bien que vous savez
comment votre sœur le prend. À quelque chose malheur est bon, je sais,
mais là vous êtes en train de suggérer qu’il y a deux maux, n’est-
ce pas ?
– De quoi a-t-il parlé durant ces derniers jours ?
– Il est allé dans le Colorado pendant plus d’une semaine, donc je…
Elle s’interrompit ; elle était partie pour répondre avec légèreté, mais
elle remarqua après coup que la question de Taggart avait été trop
spécifique pour une tonalité de voix trop désinvolte, et elle réalisa
qu’elle avait été frappée par la première note dans le ton de sa voix
qui les avaient amenés à se rencontrer pour un déjeuner ; elle fit une
pause aussi courte que possible, puis finit sa phrase avec encore plus
de légèreté : « … Donc je ne pourrais le savoir. Mais je sais qu’il va
revenir d’un jour à l’autre, maintenant. »
– Diriez que son attitude est encore ce que d’aucun qualifierait
de « récalcitrante » ?
– Pourquoi, Jim, serait-ce une litote !
– On aurait pu espérer que les événements lui auraient peut-être
enseigné la sagesse d’une approche plus douce.
Elle s’amusait de le maintenir dans le doute à propos de sa capacité
à comprendre le deuxième degré.
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juste pour nous en assurer, et nous avons été informés que le nom de
Monsieur Rearden n’est pas sur la liste des passagers de la Comète.
– Je vois… Alors annulez la commande, s’il vous plait… Merci. Elle
resta un instant assise à côté du téléphone, fronçant les sourcils, puis
elle appela Mademoiselle Ives.
– Oh, s’il vous plait, Mademoiselle Ives, excusez moi d’être un peu
étourdie, mais, dans mon empressement, je n’ai pas songé à écrire ce
que vous m’avez dit ; et maintenant je n’en suis plus très sûre. Avez-
vous dit que que Monsieur Rearden revenait demain ? Par la Comète ?
– Oui, Madame Rearden.
– Vous n’avez pas entendu parler d’aucun changement dans ses plans ?
– Pourquoi, non. En fait, je viens justement de parler avec Monsieur
Rearden, il y a environ une heure. Il m’a téléphoné depuis la gare de
Chicago, et il a d’ailleurs dit qu’il ne pouvait pas s’attarder au télé-
phone parce que le train s’apprêtait à repartir.
– Je vois, merci.
Elle bondit sur ses jambes aussitôt que le clic du téléphone lui ren-
dit son intimité. Elle commença à faire des allées et venues dans la
pièce, ses pas se faisant désormais tendus et dépourvus de rythme.
Puis elle s’arrêta tout à coup, saisie par une idée soudaine.
Il n’y avait qu’une seule raison qui pourrait pousser un homme à
réserver une place de train sous un faux nom : il ne voyageait pas seul.
Les muscles de son visage se déplacèrent lentement pour former un
sourire de satisfaction : voila l’opportunité qu’elle n’avait pas espérée.
Se tenant debout sur un quai de la gare centrale Taggart, en un
endroit qui correspondait au milieu du train, Lillian observait les
passagers qui descendaient de la Comète. Sa bouche avait conservé
quelque chose comme un sourire ; il y avait une lueur d’animation
au fond de ses yeux sans vie ; son regard se fixait sur un visage pour
aller vers un autre, lui faisant bouger la tête avec l’empressement
maladroit d’une jeune écolière.
Elle était en train d’anticiper la vue de la tête de Rearden, quand il
la verrait l’attendre ici tandis que sa maîtresse se trouverait à côté de
lui. Son regard s’attardait avec espoir sur toutes les jeunes femmes
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Elle ne dit rien. Elle le suivit sans dire un mot lorsqu’il se tourna
pour partir. Dans le taxi, elle demeura silencieuse et garda son
visage à moitié tourné ailleurs que dans sa direction, tandis qu’ils
roulaient en direction de l’hôtel Wayne-Falkland. Il eut la certitude,
alors qu’il observait la bouche légèrement en cul-de-poule, qu’une
violence peu commune grondait en elle. Il ne l’avait jamais vu faire
l’expérience d’une forte émotion de quelque sorte que ce soit. Elle
se retourna brutalement vers lui aussitôt qu’ils se retrouvèrent seul
à seul dans sa suite.
– Alors comme ça c’était donc elle ? demanda-t-elle.
Il ne s’y était pas attendu. Il la regarda, sans vraiment croire qu’il
avait parfaitement compris.
– C’est Dagny Taggart, ta maîtresse, n’est-ce pas ? Il ne répondit pas.
– Il se trouve que je sais qu’il n’y avait pas de compartiment réservé
à ton nom, dans ce train. Et donc c’est comme ça que je sais où tu as
dormi durant les quatre derniers jours. Es-tu disposé à l’admettre, ou
préfères-tu que j’envoi des détectives pour questionner les employés
de son train et ses domestiques ? Est-ce Dagny Taggart ?
– Oui, répondit-il calmement. Sa bouche se tordit pour exprimer
quelque chose qui ressemblait à un vilain petit rire contenu ; elle
regardait au-delà de lui.
– J’aurais dû le savoir. J’aurais dû le deviner. C’est pour ça que ça n’a
pas marché ! Il demanda, avec un ahurissement dénué d’empathie :
– Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Elle fit soudainement un pas en arrière, comme si elle venait de se
souvenir de sa présence.
– Avais-tu… Quand elle était présente chez nous durant cette soi-
rée… Avais-tu déjà… ?
– Non. Pas encore à ce moment là.
– La « grande femme d’affaires », dit-elle, « au-dessus de tout reproche
et de toute faiblesse féminine. Le grand esprit détaché de tout intérêt
pour les émotions du corps… » elle étouffa un petit rire nerveux, en
disant, « Le bracelet… » elle l’avait dit avec cette attitude d’immobi-
lité qui lui aurait laissé penser que les mots s’étaient accidentellement
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CHAPITRE VI
LE MÉTAL MIRACLE
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– Il est évident que des mesures doivent être prises. Des measures
drastiques, dit James Taggart en s’adressant non pas à Monsieur
Thompson, mais à Wesley Mouch, « On ne peut pas laisser faire
les choses comme ça beaucoup plus longtemps. » Sa voix était trem-
blante et belliqueuse.
– Calme moi, Jim, fit Orren Boyle. Quelque chose doit être fait,
et rapidement !
– Ne me regarde pas, lâcha sèchement Wesley Mouch, « Je ne peux
rien y faire. Je ne peux rien y faire si les gens refusent de coopérer.
J’ai les poings liés. J’aurais besoin de pouvoirs plus larges. » Mouch
les avait tous convoqué à Washington, comme il avait convoqué ses
amis et ses conseillers personnels, pour une conférence privée, non-
officielle, à propos de la crise nationale. Mais lorsqu’ils le regar-
daient, ils étaient incapables de dire si ses manières étaient trop
confiantes ou pleurnichardes, s’il était en train de les menacer ou
d’implorer leur aide.
– Le fait est, dit Monsieur Weatherby d’un air collet-monté et avec
une intonation de voix statistique, « que durant la période des douze
derniers mois finissant au premier de cette année, le nombre de
dépôts de bilans enregistrés a doublé par rapport à la même période
de douze mois précédente. Depuis le premier de cette année, il
a triplé. »
– Assurez-vous bien qu’ils pensent que c’est de leur propre faute, dit
le docteur Ferris sur un ton décontracté.
– Hein ? dit Wesley Mouch, en fixant le docteur Ferris du regard.
– Quoique vous fassiez, ne vous excusez jamais, dit le docteur Ferris,
« Faites plutôt naître en eux un sentiment de culpabilité. »
– Je ne suis pas en train de « m’excuser » ! lâcha sèchement Mouch, « Je
ne suis pas à blâmer. J’ai besoin de pouvoirs plus larges. »
– Mais c’est de leur propre faute, dit Eugene Lawson, en se tournant
agressivement vers le docteur Ferris, « c’est leur propre manque d’es-
prit citoyen. Ils refusent de reconnaître que la production n’est pas
une initiative privée, mais un devoir citoyen. Ils n’ont pas le droit de se
tromper, quelques soient les conditions qui se présentent. Ils doivent
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31. Il s’agit ici d’une allusion à une phrase prononcée par George Washington (1732–
1799), restée connue depuis : «Élevons un standard auquel le sage et l' honnête
peuvent se fier ; le reste est entre les mains de Dieu». (NdT)
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Il y en a qui sont loin d’être fauchés, dit Orren Boyle d’une voix lente,
« Vous autres, les gars, n’avez pas d’excuse. Tous ces besoins et toute
cette misère qui gangrènent tout le pays… Aussi longtemps qu’il y
en a qui ne sont pas fauchés du tout… »
Je ne peux rien y faire ! cria Wesley Mouch, « Je ne peux rien y faire
du tout ! J’ai besoin de pouvoirs plus étendus ! »
Ils n’auraient pu savoir ce qui avait poussé Monsieur Thompson à
être présent à cette conférence en particulier. Il n’avait pas dit grand-
chose, mais avait écouté avec intérêt. Il semblait que c’était comme
s’il y avait quelque chose qu’il voulait apprendre, et maintenant son
attitude suggérait que c’était comme s’il l’avait appris. Il se leva et
sourit avec une joyeuse sincérité.
– Allez-y, Wesley, dit-il, « allez-y avec le Numéro 10 289. Vous ne ren-
contrerez absolument aucun problème. »
Ils s’étaient tous levés avec une attitude d’obséquiosité réticente et
sinistre. Wesley Mouch baissa les yeux pour lancer un coup d’œil à
sa feuille de papier, puis dit sur un ton marqué par l’irritation :
– Si vous voulez que j’engage le processus, vous aurez à declarer un
état de catastrophe national.
– Je le déclarerai quand vous voulez, aussitôt que vous serez prêt.
– Il y a certaines difficultés qui…
– Je vous les laisse. Prenez les solutions qui vous conviennent le
mieux. C’est votre travail. Laissez-moi juste jeter un coup d’œil au
brouillon, demain ou après-demain, mais ne me faites pas perdre
mon temps avec les détails. Je dois faire une allocution à la radio
dans une demi-heure.
– La principale difficulté est que je ne suis pas sûr que la loi contitu-
tionnelle nous garantisse réellement l’application de certains articles
du Décret Numéro 10-289. Je crains qu’elles puissent êtres contestées,
et légalement contestables.
– Oh, merde ; nous avons déjà publié tellement de décrets de lois
d’urgence nationale et extraordinaires que si vous fouillez bien dans
tout ça, vous serez sûr d’y trouver quelque chose qui vous couvrira.
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Fred Kinnan ferma la fenêtre comme s’il aurait voulu s’assurer qu’elle
soit étanche, puis il s’assit sur le bras d’un fauteuil. Orren Boyle
écrasa le mégot de son cigare. James Taggart baissa la tête pour
regarder ses mains. Le docteur Ferris était le seul qui semblait être
à l’aise.
– Au nom du bien-être général, lu Wesley Mouch, « pour assurer la sécu-
rité des citoyens, pour arriver aux pleines égalité et stabilité, il est décrété
pour toute la durée de l’état de crise nationale que :
Premier Point. Tous les travailleurs, percepteurs de revenus, et employés
de toutes sortes, quelque soit la nature de leur travail, sont dorénavant liés
à leur emploi, et ne devront ni le quitter, ni être licencié pour quelque motif
que ce soit, ni ne devront changer d’emploi, sous peine d’un terme d’empri-
sonnement. La durée du dit terme sera déterminée par le Conseil d’Uni-
fication, lequel Conseil verra ses membres appointés par le Ministère
du Plan économique et des Ressources nationales qui procédera à ces
appointements selon son opinion, là où leurs services serviront au mieux
les intérêts de la nation.
Deuxième Point. Tous les établissements et autres lieux et biens immo-
billiers dont l’objet ou la vocation, formel ou apparenté, sont de nature
commercial, industriel, ou liés à la production de bien et/ou de services
quelqu’ils soient, devront désormais rester en activité ; et les propriétaires,
gérant, directeurs et gestionnaires de tels lieux sus-mentionnés ne qui-
teront, n’abandonnerons, ne fermeront, ne vendront ni ne céderont ou
transfèreront leur activité économique et de production, ni ne prendront
leur retraite sous peine de nationalisation de fait de leurs activités et de
tous les biens de nature matérielle ou immatérielle y étant rattachés.
Troisième Point. Tous les brevets d’invention et droits de d’exploitation
ou de reproduction concernant ou relatifs à tout engin, machinerie, appa-
reillage et/ou leurs éléments contituants ou accessoires et procédés et for-
mules de fabrication, production ou servant à ces derniers quelqu’ils soient,
seront cédés à la Nation au titre de don patriotique d’urgence, et ces dons
seront dûment certifiés sous la forme et l’usage d’un Certificat de Don
devant être volontairement signé par les détenteurs des sus-dit brevets et
droits. Le Conseil d’Unification, décrit au Premier Point du présent
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– Oui, bien sûr. C’est un plan très pratique. C’est nécessaire, pratique
et juste. Ça va résoudre d’un coup les problèmes de tout le monde. Ça
va donner à chacun une chance de se sentir en sécurité. Une chance
de se reposer un peu.
– Il offrira la sécurité au peuple, dit Eugene Lawson, tandis que l’ex-
pression de sa bouche glissa vers un sourire, « La sécurité… C’est
cela que veulent les gens. S’ils la désirent, pourquoi ne devraient-ils
pas l’obtenir ? Juste parce ce qu’une petite poignée de riches s’y oppo-
sera toujours ? »
– Ce ne sont pas les riches qui s’y opposeront ; intervint lascivement le
docteur Ferris, « ils bavent d’amiration pour la sécurité plus qu’aucun
autre animal… Ne vous en êtes vous jamais rendu compte, jusqu’à
ce jour ? »
– Bon, qui s’y opposera ? lâcha sèchement Lawson. Le docteur Ferris
ponctua la phrase avec un sourire approprié. Lawson regarda ail-
leurs en disant :
– Qu’ils aillent en enfer ! Pourquoi devrions-nous nous en faire pour
eux ? C’est à nous de diriger le monde pour le bien du petit peuple.
C’est l’intelligence qui est à l’origine de tous les maux de l’humanité.
L’esprit de l’homme est la source de tous les maux. Ceci est le jour
du cœur. C’est le faible, le doux et l’humble qui doivent être le seul
objet de toute notre attention et de tous nos efforts, sa lèvre infé-
rieure se tordit avec un mouvement mou qui eut quelque chose de
lubrique, « Ceux qui sont les grands sont ici pour servir ceux qui ne
le sont pas. S’ils refusent de s’affranchir de leurs obligations morales,
c’est à nous de les y contraindre. Il y a eu, naguère, un Age de la Raison,
mais nous l’avons dépassé. Nous sommes maintenant dans l’Age de
l’Amour Universel. »
– Ferme-là ! s’écria James Taggart. Tous les regards se tournèrent
vers lui.
– Pour l’amour du Christ, Jim, que se passe-t-il ? dit Orren Boyle
en tremblant.
– Rien… Dit Taggart, « rien… Wesley, retiens-le s’il te plait. » Mouch,
très mal-à-l’aise, dit :
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dans les poches, observant Mouch avec le regard souriant d’un poli-
cier endurci s’apprêtant à prendre sur le fait un voleur à l’étalage.
– Tout ce que je trouve à dire, c’est que vous ferez mieux d’inclure
mes hommes dans votre Conseil d’unification, dit-il, Arrange-toi
pour que ça se passe comme ça, mon pote… Ou je pisserai sur ton
Premier Point.
– J’ai l’intention, bien entendu, de toujours inclure un représentant
des travailleurs dans ces Conseils, répondit sèchement Mouch, « tout
autant qu’un représentant du patronat de l’industrie, des grands
groupes, et de tous les partenaires soc… »
– Il n’y-pas de « partenaires sociaux » qui tiennent, coupa Fred
Kinnan sur un ton de voix égal, « Seulement des délégués syndi-
caux. Point-barre… »
– Qu’est-ce que c’est que cette connerie ! cria Orren Boyle, « Ça équi-
vaut à tricher aux cartes, vous ne croyez pas ? »
– Et alors, dit Fred Kinnan.
– Mais c’est comme si on vous donnait la possibilité de mettre un col-
lier étrangleur à toutes les entreprises du pays !
– Et tu crois que je suis là pour quoi, moi ?
– C’est déloyal ! hurla Boyle, « Je ne soutiendrai pas une telle demande !
Vous n’avez aucun droit ! Vous… »
– Des droits ? interrompit Kinnan avec un ton innocent, « Est-ce
qu’on est en train de parler de droits ? »
– Mais, je veux dire, après tout, il y a tout de même certains droits
de propriété fondamentaux qui…
– Ecoute-moi bien, mon gars ; tu veux le Troisième Point, pas vrai ?
– Et bien, je…
– Bon, et bien alors tu ferais mieux de la mettre en sourdine pour les
droits à la propriété, à partir de maintenant. Mets-la bien en sourdine.
– Monsieur Kinnan, intervint le docteur Ferris, « vous ne devriez
pas recommencer la maladresse de faire de larges « généralisations ».
Notre politique doit être flexible. Il n’y a pas de principes abso-
lus qui… »
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le savent bien. Mais y savent que je pourrai pas faire autrement que
de leur jeter quelques miettes, de temps en temps, si je veux garder
« mon petit racket » ; tandis qu’avec vous autres, ils auraient même
pas une chance d’avoir une cacahuète.
Donc c’est pour ça que si y doivent marcher à la baguette, y vaudrait
mieux pour eux que ce soit moi qui la tienne, et pas vous… Vous les
enfoirés de pleurnichards mielleux qui bavez d’admiration pour « le
bien-être public » !
Vous croyez qu’en dehors de votre petit monde étriqué de « tantes »
élevées à l’université, c’est juste « un grand village d’idiots » que
vous « roulez dans la farine » ? Je suis peut-être qu’un racketteur…
Mais moi je le sais, et mes gars le savent aussi, et ils savent que c’est
comme ça que ça payera le mieux. Pas avec votre gentille « humanité »
de mon « cœur » adoré ; et pas avec un penny de plus que ce que je
pourrais tirer, mais au moins ils savent que c’est plus sûr de compter
sur moi. C’est sûr que ça me rend malade, des fois ; que ça me rend
malade même là, maintenant, mais c’est pas moi qui ai construit ce
genre de planète… Vous l’avez fait… Et donc, moi je suis juste en
train de jouer au « jeu » que vous avez organisé, et je vais y jouer aussi
longtemp que ça durera, et je pense pas que ça va durer encore bien
longtemps pour tout le monde !
Il se leva. Personne n’avait rien répondu. Il laissa son regard se dépla-
cer lentement d’un visage vers l’autre, puis il s’arrêta sur celui de
Wesley Mouch.
– Est-ce que j’ai les Conseils, Wesley ? demanda-t-il sur un
ton désinvolte.
– La sélection du personnel spécifique est seulement un détail tech-
nique, dit Mouch d’une voix agréable, « Suppose que nous en par-
lions plus tard, toi et moi ? »
Tout le monde dans la pièce savait que ça voulait dire Oui.
– OK Mec, dit Kinnan. Il s’en retourna vers la fenêtre, s’assit sur le
rebord et alluma une cigarette. Pour quelques raisons implicites et
refoulées, les autres dirigèrent leurs regards vers le docteur Ferris,
comme pour y chercher une opinion.
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– Ils ne le feront pas, dit Fred Kinnan, « Vos « nouveaux intellos » sont
du genre à être les premiers à couiner quand tout va bien… Et les
premiers à fermer leur clapet au premier signe de danger. Ils passé
des années à cracher à la gueule de celui qui les nourrit… Et ils
lèchent la main de l’homme qui met une claque sur leurs gueules
béates d’admiration. C’est pas eux qui ont livré tous les pays de l’Eu-
rope les uns après les autres, à des comités de gangsters, juste comme
celui qui est là, peut être ? C’est pas eux qui sortent la tête en coui-
nant comme des harpies, pour éteindre toutes les alarmes et pour
casser tous les cadenas, pour ouvrir la voie aux gangsters ? Vous en
avez entendu un seul « piper un mot » depuis ce moment là ? Est-ce
qu’ils ont crié qu’ils étaient « les amis des travailleurs » ? Est-ce que
vous les entendez hausser le ton à propos des chaînes des forçats, des
camps d’esclaves, des journées de travail de 14 heures et des morts du
scorbut dans les États Populaire d’Europe ? Non, mais c’est sûr que
vous les entendez raconter aux miséreux harcelés que de bouffer des
pissenlits c’est « que du bonheur », que l’esclavage c’est « la liberté », que
les chambres de torture sont des lieux « d’amour fraternel », et que si
les miséreux ne pigent pas, alors c’est que c’est leur propre faute s’ils
souffrent le martyre, et que c’est les corps lessivés dans les cellules
des prisons qui sont à blâmer pour tout leurs problèmes, et pas leur
chefs « bienfaiteurs » et « désintéressés » !
« Intellectuels » ? Vous devriez plutôt vous inquiéter pour n’importe
quelle autre race de pékin qui vous passe par la tête, mais pas pour
ces « nouveaux intellectuels » ; ils avalent n’importe quoi. Je me sens
pas tranquille avec le plus paumé des rats de quais, au syndicat des
dockers ; il risque de se souvenir tout d’un coup qu’il est un homme ;
et après ça, moi je ne serai plus capable de le faire « se tenir à car-
reau ». Mais les intellos ? Ça c’est le truc qu’ils ont oublié depuis des
lustres. Je crois même que c’est la seule chose que toute leur éduca-
tion à servi à leur faire oublier. Faites tout ce que vous voulez de ces
intellos là. Ils le prendront. »
– Pour une fois, dit le docteur Ferris, « je suis d’accord avec Monsieur
Kinnan. Je suis en phase avec ses faits tels qu’il les évoque, si ce n’est
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avec ses sentiments. Vous ne devriez pas vous en faire avec les intel-
lectuels, Wesley. Placez-en juste quelques-uns dans le gouvern-
ment, et envoyez les à l’extérieur pour prêcher exactement le même
genre de choses dont Monsieur Kinnan a fait mention : que le blâme
revient aux victimes. Donnez-leur des émoluements modérément
confortables et des titres aussi ronflants que possible ; et ils oublie-
rons bien vite leurs « droits d’auteurs » et feront un bien meilleur tra-
vail pour vous que des brigades entières de police politique. »
– Oui, dit Mouch, « je sais ça ».
– Le danger qui m’inquiète viendra de quelque chose de tout à fait
différent, dit le docteur Ferris qui était devenu songeur, « Vous pour-
riez bien rencontrer pas mal de problèmes avec cette histoire de
Certificat de Don signé « volontairement », Wesley. »
– Je sais, dit Mouch d’un air maussade, « c’est le point à propos duquel
je voulais que Thompson nous aide. Mais je crois qu’il ne le peut pas.
Nous n’avons pas vraiment les pouvoirs légaux de saisir des dépôts
de brevets. Oh, il y a plein de clauses dans des dizaines de lois qui
pouraient être légèrement ré-interprétées et légèrement détournées
de leur propos d’origine pour couvrir tout ça… Presque, mais c’est
un peu « bancal ». N’importe quel entrepreneur pas bête et qui n’a
pas froid aux yeux, et qui voudrait nous mettre à l’épreuve avec une
affaire portant sur ce sujet, aurait de sérieuses chances de nous battre.
Or nous devons absolument sauver les apparences d’un semblant de
« légalité » ; où sinon la populace « n’avalera pas cette pilule ».
– Précisément, dit le docteur Ferris, « il est extrêmement important
que ces brevets nous soient « volontairement » cédés. Même si nous
avions à portée de main une loi permettant une nationalisation de
fait, ce serait tout de même beaucoup plus présentable de les obte-
nir comme un « don patriote » ou quelque chose comme ça. Ce que
nous voulons, c’est laisser aux gens l’illusion qu’ils sont toujours en
train de préserver « leurs » droits de propriété. Et la plupart d’entre
d’eux marcheront. Ils signeront les Bons de Don. Faites juste un peu
de bruit disant qu’il s’agit d’un devoir « hautement patriotique » et
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que tout ceux qui refusent ne sont que des « princes de la cupidité »,
et ils les signeront. Mais… »
Il s’interrompit.
– Je sais, dit Mouch ; il était visiblement en train de devenir plus ner-
veux, « Il y aura, je pense, quelques-uns de ces enfoirés de la « vieille
école », ici et là, qui refuseront de signer ; mais ils ne seront pas assez
connus pour faire du bruit, personne ne prêtera attention à eux ;
leurs propres communautés et amis se retourneront contre eux pour
avoir été « égoïstes », et donc ça, ça ne nous créera pas de problèmes.
Nous n’auront juste qu’à récupérer les brevets, de toute façon, et ces
gars n’auront ni le culot ni les moyens d’emmener l’affaire devant les
tribunaux pour tenter de faire une jurisprudence. Mais… » Puis il
stoppa. James Taggart était penché en avant sur sa chaise, en train
de les observer ; il commençait à apprécier la conversation.
– Oui, reprit le docteur Ferris, « je suis en train d’y songer aussi. Je
suis en train de songer à l’un de ces hommes d’affaires entreprenants
qui est en position de nous faire voler en éclats. Que nous puissions
« recoller » les éclats après ou non est difficile à dire. Dieu seul sait
ce qu’il risque d’arriver en des temps d’hystérie comme ceux-là, et
dans une situation aussi délicate que celle-ci. N’importe quoi peut
déstabiliser n’importe quoi ; faire voler en éclat tout notre travail.
Et il se trouve quelqu’un qui veut le faire, il le fait. Il le fait, et il le
peut. Il connaît le dessous des apparences, il connaît les choses qui
ne doivent pas être dites ; et il n’a pas peur de les dire. Il sait quelle
est l’arme qui est dangereuse, l’arme fatalement dangereuse. Il est
notre adversaire le plus redoutable. »
Qui ? demanda Lawson. Le docteur Ferris hésita, haussa les épaules
et répondit :
L’homme irréprochable. Lawson le fixa avec un air désemparé.
Que voulez-vous dire, et à qui faites-vous allusion ? James Taggart sourit.
– Je veux dire qu’il n’est pas possible de désarmer n’importe quel
homme, dit le docteur Ferris, « excepté à travers le bon usage du sen-
timent de culpabilité. À travers ce qu’il a lui-même accepté comme
de la culpabilité. Si jamais un homme vole ne serait-ce qu’un penny,
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– Je vois qu’on est toujours sûr de pouvoir te joindre à ton bureau, dit-
il ; la voix était moqueuse, sèche et tendue.
Où espérais-tu que je sois ?
Comment trouves-tu la nouvelle suspension ?
Quelle « suspension » ?
Le « moratoire sur les cerveaux ».
De quoi es-tu en train de parler ?
Tu n’as pas lu les journaux, aujourd’hui ?
Non.
Il y eut une pause ; puis sa voix arriva lentement, changée et plus grave :
Tu ferais mieux d’y jeter tout de suite un œil, Dagny.
D’accord.
Je te te rappellerai plus tard. Elle raccrocha et pressa le bouton
de l’interphone.
– Trouvez-moi un journal de ce matin, dit-elle à sa secrétaire.
– Oui Mademoiselle Taggart, répondit la voix enthousiaste.
Ce fut Eddie Willers qui entra et posa le journal sur son bureau. La
signification de l’expression de son visage était la même que celle
du ton que Francisco venait d’employer : l’avertissement à l’avance
de quelque catastrophe inconcevable.
– Aucun d’entre-nous ne voulait être le premier à te l’annoncer, dit-
il d’une voix très basse, puis il s’en retourna.
Quand elle se leva au-dessus de son bureau, quelques instants plus
tard, elle eut l’impression qu’elle contrôlait pleinement son corps
mais que, en même temps, elle n’était pas consciente de son exis-
tence. Elle avait l’impression de s’être dressée sur ses jambes, et il
lui semblait qu’elle se tenait bien droite sans toucher le sol. Il y avait
une clarté anormale autour de chaque objet dans la pièce, pourtant
elle ne voyait rien autour d’elle, mais elle savait qu’elle serait capable
de distinguer le fil d’une toile d’arraignée, si elle avait eut besoin de
le faire, exactement comme elle serait capable de marcher sur le faîte
d’un toit avec l’assurance d’un somnanbule.
Elle ne pouvait savoir qu’elle était en train de regarder la pièce avec
les yeux d’une personne qui avait perdu la capacité et le concept du
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– Je veux suivre, dit-il à voix basse, « Je veux partir d’ici, et… Et je
ne peux pas. Je ne parviens pas à m’y résigner. »
Alors peux-tu me rendre un service ?
Bien sûr.
– N’essaye pas de me joindre pour me parler du réseau. Je ne veux pas
en entendre parler. Ne dit à personne où je suis, sauf à Hank Rearden.
S’il te le demande, dis lui à propos de la cabane et comment aller là-
bas. Mais personne d’autre. Je ne veux voir personne.
D’accord.
Promis ?
Bien sûr.
– Quand j’aurai décidé de ce que je vais devenir, je te le ferai savoir.
J’attendrai.
C’est tout, Eddie. Il savait que chacun de ses mots avait été mesuré
et que rien ne pouvait être dit entre-eux à cet instant. Il inclina la
tête, comme une manière de dire le reste, puis il sortit du bureau.
Elle vit le rapport de l’ingénieur principal encore ouvert sur son
bureau, et pensa qu’elle devait immédiatement lui donner l’ordre de
reprendre son travail sur le secteur de Winston, puis elle se souvint
que ce n’était plus du tout son problème. Elle n’en éprouva aucune
peine. Elle savait que la douleur viendrait plus tard, et qu’elle pren-
drait la forme d’une agonie de souffrances déchirantes, et que la
torpeur de cet instant n’était qu’un instant de répit qui lui était gra-
cieusement accordé, pas après, mais avant, pourqu’elle se prépare à
l’endurer. Mais ça ne faisait rien. « Si c’est ce que cela me demandera,
alors je le supporterai », se dit-elle.
Elle s’assit derrière son bureau et téléphona à Rearden à son usine,
en Pennsylvanie.
– Bonjour, ma bien aimé, dit-il simplement et clairement, comme
s’il avait voulu le lui dire parce que c’était vrai et légitime, et qu’il
avait besoin de s’accrocher aux concepts de la réalité et de la tension.
Hank, j’ai donné ma démission.
Je vois. Le ton de sa voix suggéra qu’il s’y était attendu.
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meurtriers pour protéger nos vies. Mais vous avez besoin du pro-
duit de la compétence de l’homme ; et cependant vous proclamez
que la capacité de produire est un mal « égoïste » ; et de la mesure de
la capacité à produire d’un homme, vous en faites la mesure de sa perte.
Nous vivions par ce nous tenions pour être bon, et punissions ce que
nous tenions pour être mal. Vous vivez par ce que vous dénoncez
comme mal, et punissez ce que vous savez être bon. »
Il se souvint de la forme de punition que Lillian avait cherché à
lui imposer, la forme qu’il avait trouvée trop monstrueuse pour
être vraie ; et il en voyait maintenant la pleine application, sous la
forme d’un système de pensée, comme une façon de vivre à une
échelle mondiale.
Elle était là : cette punition qui, pour pouvoir fonctionner, requié-
rait la vertu de l’homme auquel elle devait être infligée ; son inven-
tion du Rearden Metal était en train d’être utilisée comme le motif
de son expropriation ; l’honneur de Dagny, et la profondeur des sen-
timents qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, étaient en train d’être
utilisés comme un moyen de chantage, un chantage contre lequel le
dépravé serait immunisé ; et, dans les États Populaires d’Europe, des
millions d’hommes étaient en train d’être maintenus en état d’as-
servissement par l’usage de leur désir de vivre, par le moyen de leur
énergie extraite du travail forcé, par le moyen de leur capacité à assu-
rer la subsistance de leurs maîtres, le moyen du système de l’otage, de
leur amour pour leurs enfants ou leurs épouses ou leur amis ; par le
moyen de l’amour, la capacité et le plaisir utilisés comme « petit bois »
pour les menaces, et comme l’appat pour l’extorsion, avec l’amour lié
à la peur, à la capacité de punir, à l’ambition de la confiscation, au
chantage pour loi, à la fuite de la souffrance, et non la quête du plai-
sir, comme seul « encouragement à l’effort » et pour seule « récom-
pense de l’exploit » ; des hommes maintenus en état d’esclavage par
les moyens de toutes les capacités et compétences particulières qu’il
puissent posséder, et de quelque forme de joie que ce soit qu’ils
puisses trouver dans la vie.
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Tel était le « code » que le monde avait accepté, et telle était la clé du
code : qu’elle consistait à « accrocher » l’amour de l’existence propre
à l’homme à un circuit de torture, de telle manière que seul celui
qui n’a rien à offrir n’ait rien à craindre ; de telle façon que les ver-
tus qui rendaient la vie possible, et que les valeurs qui donnaient un
sens à cette dernière, deviennent les ingrédients de sa propre des-
truction ; de telle façon que le meilleur de lui-même devienne l’ou-
til de sa propre agonie, et que l’existence de l’homme sur la Terre
devienne irréalisable.
« …Le votre était le code de la vie. » dit la voix d’un homme qu’il ne
pouvait oublier, « Alors, quel est le leur ? »
« Pourquoi le monde l’avait-il accepté ? » se dit-il. Comment les vic-
times en étaient-elles arrivées à cautionner un code qui les pronon-
çait coupable du fait d’exister ? …
Puis, la violence d’un coup intérieur devint l’immobilité totale de
son corps tandis qu’il se trouva en train de contempler une soudaine
vision : ne l’avait-il pas fait aussi ? N’avait-il pas donné sa caution au
code « d’auto-damnation » ?
« Dagny » –se dit-il– « et la profondeur de leurs sentiments réci-
proques… Le chantage dont le dépravé serait immunisé… Ne l’avais-
je pas, moi aussi, appelé dépravation ? N’avais-je pas été le premier
à lui lancer toutes les insultes que ce déchet humain menaçait de lui
lancer au visage en public ? N’avais-je pas accepté comme une culpa-
bilité la plus grande forme de bonheur que je n’avais jamais trouvé ? »
« Vous qui tolèrereriez pas un pour-cent d’impureté dans un alliage
de métal, « lui disait la voix qu’il ne pouvait oublier, « qu’avez-vous
toléré dans votre code moral ? »
– Et bien, Monsieur Rearden, dit la voix du docteur Ferris, « me
comprenez-vous, maintenant ? Prenons-nous le Metal, ou faisons-
nous plutôt des histoires d’alcove de Mademoiselle Taggart une
affaire pitoresque ? »
Il n’était pas en train de voir le docteur Ferris. Il était en train de
voir –avec la violente clarté qui était comme un rayon de lumière
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Mais j’avais qualifié mon bonheur de « mal » et le lui avait fait por-
ter comme une disgrâce.
Ce qu’ils veulent lui faire aujourd’hui, je l’avais fait en premier. Je
l’avais rendu possible.
Je l’avais fait–au nom de la miséricorde pour la femme la plus mépri-
sable que je connaisse. Cela aussi, était leur code, et je l’avais accepté.
J’avais cru qu’une personne était redevable d’un devoir envers une
autre, sans qu’aucun paiement ne doive en être attendu en retour.
J’avais cru que c’était mon devoir d’aimer une femme qui ne me don-
nait rien, qui trahissait tout ce pourquoi je vivais, qui demandait son
bonheur au prix du mien. J’avais cru que l’amour était une sorte de
cadeau « statique » qui, une fois accordé, n’avait plus besoin d’être
mérité ; exactement comme ils croient que la richesse est « une pos-
session statique » qui peut être saisie et détenue sans faire d’effort
pour cela. J’avais cru que l’amour était une « gratuité », et non pas
une récompense qui se gagnait ; exactement comme ils croient qu’il
est « juste » de demander une richesse sans avoir à la gagner.
Et exactement comme ils croient que leur besoin est un « droit de
réclamation » sur mon énergie, j’avais cru que son désespoir était une
réclamation sur ma vie. Pour le service de la « pitié » et non de la jus-
tice. J’avais enduré dix années de torture que je m’étais infligé à moi-
même. J’avais placé la pitié au-dessus de ma propre conscience, et
c’est ceci qui est le cœur de mon sentiment de culpabilité. Mon crime
avait été commis quand je lui avais dit, « Selon toutes les valeurs qui
sont les miennes, rester mariés sera une tromperie répugnante. Mais
ces valeurs ne sont pas les tiennes. Je ne comprends pas les tiennes,
je ne les ai jamais comprises, mais je les accepterai. »
Et les voila, posées ici sur mon bureau, ces « valeurs » que j’avais
acceptées sans comprendre. Ici se trouve la valeur de son amour pour
moi, cet amour auquel je n’avais jamais cru, mais avais tenté d’épar-
gner. Ici se trouve le produit final de ce qui n’est pas gagné.
J’avais pensé qu’il était acceptable de commettre l’injustice, aussi
longtemps que j’en serais le seul à souffrir. Mais rien ne peux justi-
fier l’injustice.
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CHAPITRE VII
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ventre à terre chaque fois que la boîte avait besoin d’eux… Vous
devriez voir le genre de déchets qu’on récupère pour combler les
places vacantes ! Il y en a bien quelques-uns qui veulent bosser, mais
ils ont peur même de leur propre ombre. Les autres sont le genre
de déchet dont j’aurais jamais cru que ça existait pour de vrai… Ils
prennent les boulots qu’on leur offre, et ils savent qu’on peut pas les
mettre dehors une fois qu’ils ont mis un pied dans la place ; et à partir
de là, ils nous font clairement comprendre qu’ils ont pas l’intention
de bosser pour la paye qu’on leur donne, et qu’ils en avaient même
jamais eu l’intention.
C’est le genre de gars qui trouve ça très bien comme ça… Ils sont
très contents que ça se passe comme ça, maintenant. Vous pouvez
imaginez, vous, qu’il y a des êtres humains qui sont contents comme
ça ? Et bien, ils le sont… Vous savez, je pense pas que j’y crois vrai-
ment… Tout ce qui nous arrive depuis quelques temps. Ça arrive
bien clairement, mais j’y crois pas. Je continue à penser que la folie,
c’est un état où une personne peut pas dire exactement ce qui est vrai.
Bon, ce qui est vrai maintenant est complètement dingue… Et si
je l’acceptais comme une réalité, c’est moi qui serait dingue, vous
croyez pas ? … Je continue de travailler, et je continue de me dire
qu’ici ça s’appelle Taggart Transcontinental. Je continue d’attendre
qu’elle revienne… Que la porte pourrait s’ouvrir n’importe quand,
et… Oh, mon Dieu, je suis pas censé dire ça… ! Quoi ? Vous le
saviez ? Vous saviez qu’elle avait fichu le camp ? … Ils tiennent ça
secret. Mais bon, tout le monde doit le savoir, seulement personne
n’est censé en parler. Ils sont en train de dire aux gens qu’elle a pris
« un congé ». Elle est toujours officiellement notre vice-président exé-
cutif. Je pense que Jim et moi devons être les seuls dans la boîte à
savoir qu’elle a donné sa « dém » pour de bon.
Jim est mort de trouille que ses potes de Washington vont lui piquer
sa « boîte », si jamais ça se savait qu’elle « s’est cassée ». C’est supposé
être « désastreux pour le moral de l’opinion public », quand une per-
sonne importante « se casse », et Jim veut pas qu’ils sachent qu’il se
retrouve avec un « déserteur » en plein dans sa propre famille…
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Mais c’est pas tout. Jim est complètement paniqué parce qu’il sait que
les actionnaires, les employés et tous ceux qui font du business avec
nous, perdront complètement confiance en Taggart Transcontinental,
s’ils apprennent qu’elle a « mis les voiles ». La confiance ! Vous pen-
seriez que ça compterait pas, aujourd’hui que personne puisse plus
rien y faire. Et pourtant, Jim sait qu’on doit sauver quelques appa-
rences de la grandeur à laquelle Taggart Transcontinental préten-
dait, autrefois. Et il sait que tout ce qu’il en restait est parti avec elle…
Non, ils savent pas où elle est… Oui, moi je le sais, mais je leur dirai
pas. Je suis le seul qui sait… Oh oui, ils ont bien essayé de le savoir.
Ils ont essayé de me « tirer les vers du nez » de toutes les façons qu’ils
ont pu, mais ça sert à rien.
Je le dirai à personne… Vous devriez voir le « phoque » bien dressé
qu’on a maintenant à sa place… Notre « nouveau vice-président exé-
cutif ». Oh ça c’est sûr qu’on en a un… En fait c’est comme si on en
avait un, et qu’on en avait pas en même temps. C’est comme tout
ce qu’ils font aujourd’hui… « ça marche pas et on le sait, mais c’est
comme ça et puis c’est tout. »
Son nom c’est Clifton Locey… Il vient de l’équipe personnelle de
Jim… Un « brillant » jeune progressiste de 47 ans et un ami person-
nel de Jim. Il est seulement censé être à sa place pour s’occuper de
ses affaires pendant qu’elle est « en congé », et tout le monde sait bien
qu’il est le nouveau vice-président exécutif.
Il donne les ordres… C’est à dire qu’il fait attention à ne jamais être
surpris en train d’en donner un. Il se donne beaucoup de mal pour
s’assurer qu’on pourra jamais lui reprocher d’avoir pris aucune déci-
sion, et que comme ça il sera jamais à blâmer pour quoi que ce soit.
Vous voyez, sa mission, c’est pas de diriger une compagnie ferroviaire,
mais d’avoir « un bon job ». Il a pas l’intention de faire marcher des
trains… Il veut juste plaire à Jim.
Il en a « rien à secouer » s’il y a un train qui roule ou pas, du moment
qu’il fasse bonne impression à Jim et auprès des « gars de Washington ».
Jusqu’à maintenant, il s’est arrangé pour faire venir deux hommes à
lui : un jeune troisième assistant, pour pas faire suivre un ordre que
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C’était une route sombre, mais elle menait vers une nouvelle direc-
tion. Rearden marchait depuis son usine ; pas vers sa maison, mais
vers la ville de Philadelphie.
Ça représentait une grande distance, à pied, mais il avait voulu le
faire ce soir là, ainsi qu’il l’avait fait chaque soir depuis la semaine
dernière. Il se sentait en paix dans l’obscurité vide de la campagne,
sans rien d’autre que les formes noires des arbres autour de lui, sans
situé dans l’État de New York qui devait prêter son nom au célèbre Festival
de Woodstock de 1969, qui se déroula, en réalité, à 69 kilomètres au sud-est du
hameau de Woodstock, 12 ans après la première publication de ce livre. Woodstock
est situé à quelques kilomètres au nord-est de la ville de New York. C’est un
village qui comptait 2187 habitants en 2000. (NdT)
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aucun autre mouvement que celui de son propre corps et des branches
remuant dans le vent, sans aucune autre lumière que les lentes étin-
celles des lucioles papillonant dans les buissons. Les deux heures de
marche qui séparaient l’usine de la ville étaient son moment de répit.
Il avait déménagé de sa maison pour prendre un appartement dans
Philadelphie. Il n’avait donné aucune explication ni à sa mère, ni
à Philip ; il n’avait rien dit, excepté qu’ils pouvaient rester dans la
maison s’ils le désiraient, et que Mademoiselle Ives se chargerait de
régler leur factures. Il leur avait demandé de dire à Lillian, quand
elle rentrerait, de ne pas chercher à le revoir. Ils l’avaient regardé
dans un silence terrifiant.
Il avait donné un chèque en blanc à son avocat, et avait dit : « Obtenez-
moi un divorce, pour les motifs que vous voulez et quelqu’en soit le
prix. Je ne veux pas entendre parler des moyens que vous utiliserez,
de combien de juges vous achèterez ou si vous jugez nécessaire d’or-
ganiser une scène portant préjudice à ma femme. Faites ce que vous
voulez. Mais il n’est pas question de payer quelque pension que ce
soit, ni de partager quoi que ce soit. »
L’avocat l’avait regardé avec l’esquisse d’un sourire sage et triste,
comme s’il s’agissait d’un événement auquel il s’attendait depuis
longtemps déjà. Il avait répondu :
« OK Hank. Ça peut s’arranger. Mais ça prendra un peu de temps. »
« Faites en sorte que ça aille le plus vite que vous le pouvez. »
Personne ne lui avait posé de questions à propos de la signature du
Certificat de Don. Mais il avait bien remarqué que les hommes à
l’usine le regardaient désormais avec une sorte de curiosité intriguée,
presque comme s’ils s’attendaient à voir les cicatrices de quelque tor-
ture physique sur son corps.
Il ne ressentait rien, rien d’autre que la sensation d’un paisible cré-
puscule qui se déroulait avec constance, telle une étendue de laitier se
formant sur le métal liquéfié quand il devient une croute et englouti
la dernière bulle de luminosité blanche. Il était indifférent à la pen-
sée des pillards qui allaient maintenant fabriquer du Rearden Metal.
Son désir de conserver ses droits de propriété et de fièrement être le
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pillards ; la seconde était de lui dire les mots qu’il aurait dû connaître
lors de leur première rencontre, et qu’il aurait dû les lui dire dans le
couloir de la maison de Wyatt.
Il n’y avait rien d’autre que la forte illumination du ciel étoilé de la
nuit d’été pour le guider tandis qu’il marchait, mais il ne pouvait
distinguer l’autoroute et les restes d’un muret de pierre au-devant,
au croisement des petites routes de campagne. Le muret n’avait plus
rien à protéger, seulement une étendue d’herbes folles, un saule qui
s’épenchait au-dessus de la route, et, plus avant dans le lointain,
les ruines d’une ferme dont la toiture éventrée laissait entrevoir la
lumière des étoiles.
Il marchait, en pensant que même cette vision retenait encore le
pouvoir d’avoir une valeur : elle lui offrait la promesse d’une longue
bande d’espace vierge de toute intrusion humaine.
L’homme qui s’avança soudainement sur la route, comme depuis
nulle part, devait venir de depuis derrière le saule, mais si rapi-
dement qu’il sembla que c’était comme s’il avait bondi depuis le
milieu de l’autoroute. La main de Rearden plongea dans la poche
vers le pistolet, mais elle s’interrompit ; il sut –par la fière posture
du corps se tenant bien droit et à découvert, par la ligne droite des
épaules se découpant contre le ciel étoilé– que l’homme n’était pas
un bandit. Lorsqu’il entendit la voix, il sut que l’homme n’était pas
un mendiant.
– Je dois vous parler, Monsieur Rearden.
La voix avait la fermeté, la clarté et la courtoisie spéciale si particu-
lière qui sont communes aux hommes habitués à donner des ordres.
– Allez-y, dit Rearden, « pour autant que n’ayez pas l’intention de
me demander de l’aide ou de l’argent. » Les vêtements de l’homme
étaient frustes, mais efficacement simples. Il portait un pantalon
noir, et un coupe-vent bleu foncé maintenu bien fermé jusqu’à la
hauteur de sa gorge qui prolongeait les lignes de sa longue et mince
silhouette. Il portait une casquette bleu-nuit, et tout ce qui pouvait
être vu de son corps dans la nuit était ses mains, son visage, et un
peu de cheveux blonds dorés aux tempes.
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sur le visage ; il n’avait pas changé une seule fois tandis que l’homme
avait parlé ; on aurait dit que cet homme avait perdu depuis long-
temps la capacité d’avoir des émotions, et que ce qui restait de lui
n’était que des caractéristiques physiques qui semblaient à la fois
implacables et mortes. Avec un soupir d’étonnement, Rearden se
trouva à penser que ce n’était pas le visage d’un homme, mais celui
d’un ange vengeur.
– Pourquoi vous en êtes-vous soucié ? demanda Rearden, « Qu’est-ce
que je représente pour vous ? »
– Bien plus que vous n’avez de raisons de le suspecter. Et j’ai un ami
pour qui vous représentez bien plus que vous n’en saurez jamais. Il
aurait donné n’importe quoi pour se trouver à côté de vous aujourd’hui.
Mais il ne peut pas venir vous voir. Et donc je suis venu pour lui.
Quel ami ?
Je préfère ne pas le nommer.
– Avez-vous dit que vous avez passé beaucoup de temps à collecter
cet argent pour moi ?
– J’ai collecté bien plus que ça. Il fit un hochement de tête en direc-
tion de l’or. Je le détiens en votre nom et je vous le remettrai quand
le temps sera venu. Ceci n’est qu’un échantillon, comme preuve qu’il
existe, et si vous atteignez le jour où vous vous trouverez dérobé de ce
qu’il reste de votre fortune, je veux que vous vous souveniez que vous
avez un compte en banque largement approvisionné qui vous attend.
– Quel compte ?
– Si vous tentez de vous figurer tout l’argent que l’on vous a
pris par la force, vous saurez que votre compte représente une
somme considérable.
Comment l’avez-vous collecté ? D’où vient cet or ?
Il a été pris à ceux qui vous ont volé.
Pris par qui ?
Par moi.
Qui êtes-vous ?
– Ragnar Danneskjold. Rearden le regarda pendant un long moment,
immobile, puis il laissa le lingot d’or tomber de ses mains. Les
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croient que mon esprit est leur propriété… Laissez-les venir tenter
de le prendre.
– Mais quelle sorte de vie avez-vous choisi ? À quel but avez-vous
dédié votre esprit ?
Au but de mon amour ?
Qui est ?
La justice.
Servie en choisissant de vous faire pirate ?
– En travaillant pour le jour où je n’aurai plus besoin d’être un pirate.
– Quel est ce jour ?
– Le jour où vous serez libre de réaliser un profit avec le Rearden Metal.
– Oh mon Dieu ! s’écria Rearden en riant, mais avec une voix déses-
pérée, « c’est ça votre ambition ? » Le visage de Danneskjold ne chan-
gea pas.
C’est ça.
Espérez-vous vivre assez longtemps pour voir ce jour là ?
Oui. Pas vous ?
Non.
– Alors qu’attendez-vous encore de la vie, Monsieur Rearden ?
Rien.
Pourquoi travaillez-vous ? Rearden le regarda bien en face.
Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Pour vous faire comprendre pourquoi je ne pense pas comme vous.
– N’espérez jamais que j’approuve les actions d’un criminel.
– Je ne l’espère pas. Mais il y a quelques petites choses que je vou-
drais vous aider à voir.
– Même si elles sont vraies, les choses dont vous parlez, pourquoi
avez-vous choisi d’être un bandit ? Pourquoi n’êtes vous pas simple-
ment parti, comme… Il s’interrompit.
– Comme Ellis Wyatt, Monsieur Rearden ? Comme Andrew
Stockton ? Comme votre ami, Ken Danagger ?
Oui !
Aprouveriez-vous cela ?
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– Les pillards ne sont pas les seuls à tenir à jour des dossiers sur vous,
Monsieur Rearden. Je le fais aussi. J’ai, dans mes dossiers, des copies
de tous vos avis d’imposition pour les douze dernières années, et c’est
la même chose pour tous mes autres clients. J’ai des amis occupant
des postes dans quelques endroits surprenants qui obtiennent les
copies dont j’ai besoin. Je réparti l’argent entre mes « clients » selon
les montants qui leur ont été extorqués. La plupart de mes comptes
ont été maintenant restitués à leurs propriétaires. Le votre est le plus
important restant à régler.
Le jour où vous serez prêt à le réclamer… Le jour où je serai certain
que pas un penny qui s’y trouve ne reviendra supporter l’effort des
pillards… Je vous ferai parvenir votre compte. En attendant… Il jeta
un regard au lingot d’or sur le sol, « ramassez-le Monsieur Rearden.
Il n’a pas été volé. Il s’agit de votre argent. »
Rearden ne bougea pas, ni ne répondit, ni ne baissa le regard.
– Beaucoup plus que ça se trouve à la banque, sur un compte à
votre nom.
Quelle banque ?
Vous souvenez-vous de Midas Mulligan, à Chicago ?
Oui, bien sûr.
Tous mes comptes sont détenus par la Mulligan Bank.
Il n’y a pas de Mulligan Bank à Chicago.
Elle n’est pas à Chicago. Rearden laissa s’écouler un instant.
Où est-elle ?
– Je pense que vous le saurez sous peu, Monsieur Rearden. Mais je ne
peux pas vous le dire maintenant, il ajouta, « Je dois cependant vous
dire que je suis seul responsable de cette entreprise. C’est ma mission
propre et personnelle. Personne d’autre que moi –et les hommes de
mon équipage– n’y est impliqué.
Même mon banquier n’a rien à voir là-dedans, excepté de garder
l’argent que je dépose. Bon nombre de mes amis n’approuvent pas
la « voie » que j’ai choisie. Mais nous choisissons tous nos propres et
différentes manières de nous engager dans la même bataille… Et
celle là, c’est la mienne.
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gens, mais c’est un homme dont la tête est mise à prix partout dans
le monde pour 3 millions de dollars.
Il avait tourné la clé de contact, et le moteur fit vibrer l’air avec de
vifs craquements sonores, quand le deuxième policier se pencha en
avant. Il avait regardé les cheveux blonds qui dépassaient de sous la
casquette de Danneskjold.
Qui est-ce, Monsieur Rearden ? demanda-t-il.
Mon nouveau garde du corps, répondit Rearden.
– Oh… ! Une sage précaution, Monsieur Rearden, en des temps
comme ça. Bonne nuit, Monsieur.
Le moteur secoua la voiture en avant. Ses feux arrière se rétrécirent
sur la route. Danneskjold les observa s’éloigner, puis il fixa du regard
la main droite de Rearden avec un regard d’àpropos. Rearden réa-
lisa qu’il s’était tenu en face du policier avec sa main agrippée à la
crosse du pistolet dans sa poche, et qu’il avait été prêt à s’en servir.
Il relâcha sa prise et retira rapidement la main de sa poche.
Danneskjold sourit. C’était un sourire amusé et radieux, le rire
silencieux d’un esprit jeune et clair saluant un moment qu’il avait
été heureux d’avoir vécu.
Et bien que ces deux là ne se ressemblent pas, le sourire fit penser
Rearden à Francisco d’Anconia.
– Vous n’avez pas dit de mensonge, dit Ragnar Danneskjold, « Votre
« garde du corps »… C’est ce que je suis et ce que je mériterais d’être
en de bien plus de façons que vous ne pouvez le savoir maintenant.
Merci, Monsieur Rearden, et à bientôt… Nous nous rencontrerons
à nouveau, plus tôt que je ne l’avais espéré. »
Il était parti avant que Rearden ait pu répondre. Il avait disparu der-
rière le muret de pierre aussi abruptement et silencieusement qu’il
était venu. Quand Rearden se tourna pour regarder en direction du
champ où se trouvait la ferme, il n’yeut aucune trace de lui et aucun
signe de mouvement nulle part dans l’obscurité.
Rearden se trouvait planté là, sur le bord d’une route déserte au
milieu d’une étendue de solitude plus vaste qu’il lui avait semblé
auparavant. Puis, sur le sol devant ses pieds, il vit un objet enveloppé
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– Je sais bien qu’il faut que j’y arrive. Mais je pense pas qu’on sera
là-bas à l’heure. Ce putain de « super-spécialescargot » a déjà des
heures de retard.
– Il faudra bien que tu y sois, Kip, dit l’homme sur le ton monocorde
de mauvais augure de celui qui se dégage de toute responsabilité, et
qui se sent concerné uniquement par la fin, et non par les moyens.
– Oh putain, ça va… Tu crois crois que je suis pas au courant ?
Kip Chalmers avait des cheveux blonds bouclés et une bouche sans
formes. Il venait d’une famille ni riche ni pauvre et à moitié distin-
guée, mais il ne tarissait jamais de sarcasmes pour la richesse et la
distinction, d’une façon qui impliquait que seul un aristiocrate de
haute volée pouvait se permettre un tel degré d’indifférence cynique.
Il avait obtenu un diplôme dans une école prestigieuse qui était spé-
cialisée dans l’élevage de ce genre d’aristocratie. L’école lui avait
appris que le but des idées et de leurrer ceux qui sont assez stupide
pour penser. Il avait fait son chemin à Washington avec la grâce
d’un monte-en-l’air, gravissant les échelons de bureau en bureau
comme il aurait escaladé une structure chancelante en utilisant des
restes de corniches comme prises. On le situait dans la catégorie
des « semi-puissants », mais ses manières le faisaient passer auprès
des hommes ordinaires pour rien de moins qu’un « puissant » tel que
Wesley Mouch.
Pour des raisons propres à la stratégie particulière qu’il avait choi-
sie, Kip Chalmers avait décidé de faire une entrée dans la politique
populaire, et de se présenter aux élections comme Législateur pour
l’État de la Californie, ce bien qu’il ne connaissait rien à propos de
cet État, hormis son industrie cinématographique et ses clubs de
plages. Son directeur de campagne s’était chargé des travaux pré-
liminaires d’introduction, et Chalmers s’apprêtait à faire face à ses
futurs électeurs pour la première fois, demain soir à San Francisco,
à l’occasion d’une tournée de campagne qui avait bénéficié d’une
énorme couverture médiatique. Le directeur de campagne avait
voulu qu’il commence un jour en avance, mais Chalmers était resté
à Washington pour être présent à un cocktail et il était parti au tout
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Chalmers remplit une nouvelle fois son verre. Le wagon était secoué,
et tout ce qui était en verre cliquetait légèrement sur les étagères du
bar. Les trouées étoilées dans le ciel continuaient de se mouvoir avec
des secousses à travers les vitres, et on aurait dit que les étoiles s’en-
trechoquaient les unes contre les autres. Ils ne pouvaient rien voir au-
delà de la baie vitrée panoramique de la voiture de queue, excepté les
petits halos des lanternes rouges et vertes qui ponctuaient l’arrière
du train, et une brève traînée de rails s’éloignant d’eux dans l’obs-
curité. Un mur de roche faisait la course avec le train, et les étoiles
disparaissaient occasionnellement comme si elles s’éteignaient tout à
coup, soulignant ainsi, haut au-dessus d’eux, les sommets des mon-
tagnes du Colorado.
– Les montagnes… Dit Gilbert Keith-Worthing avec satisfaction,
« c’est un spectacle de ce genre qui fait ressentir l’ampleur de l’in-
signifiance de l’homme. Quel est donc ce petit bout de rail pré-
somptueux que de vulgaires matérialistes sont si fiers de fabriquer…
Comparé à cette éternelle grandeur ? Pas plus qu’un fil de bâti de
couturière sur l’ourlet du vêtement de la nature. Si un seul de ces
géants de granit choisissait de s’écrouler, il anihilerait ce train. »
– Et pourquoi choisirait-il de tomber ? demanda Laura Bradford sans
intérêt particulier.
– Je pense que ce putain de train est en train d’avancer plus lente-
ment, dit Kip Chalmers, « Ces bâtards sont en train de ralentir, en
dépit de ce que leur ai demandé ! »
– Bon… C’est les montagnes, tu sais… Dit Lester Tuck.
– Qu’elles aillent se faire foutre, les montagnes ! Lester quel jour on
est ? Avec tous ces putains de changements de fuseaux horaires. Je
peux pas dire quelle…
– On est le 27 mai, soupira Lester Tuck.
– On est le 28 mai, dit Gilbert Keith-Worthing, « on vient de dépas-
ser minuit de douze minutes. »
– Jésus ! cria Chalmers, Mais c’est aujourd’hui, le rassemblement ?
Ouais, dit Lester Tuck.
On va pas y arriver ! On…
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Le train eut une secousse plus brutale qui lui arracha le verre de la
main. Le son fin du verre qui se brisa sur le sol s’unit au crissement
des patins de freinage des roues contre le rail d’une courbe serrée.
– Je me disais, demanda nerveusement Gilbert Keith-Worthing,
« est-ce que notre chemin de fer est sûr ? »
– Bordel, oui ! dit Kip Chalmers, « On a tellement de règlements, de
textes de lois et de normes de sécurité que ces bâtards se garderaient
bien d’être négligents… !Lester ? C’est quoi, le prochain arrêt ? »
Il y aura pas de prochain arrêt avant Salt Lake City34.
Je voulais dire, c’est quoi la prochaine gare ?
Lester Tuck fit apparaître une carte tachée qu’il avait consulté toutes
les quelques minutes depuis la tombé de la nuit.
– Winston, dit-il, « Winston, Colorado35. » Kip Chalmers tendit la
main pour attraper un autre verre.
– Tinky Holloway a dit que Wesley a dit que si tu ne gagnes pas cette
campagne, t’es fini, dit Laura Bradford.
Elle s’était affalé dans son fauteuil, regardant au-delà de Chalmers,
étudiant son propre visage dans un miroir sur la cloison du wagon ;
elle s’ennuyait et ça l’amusait d’aiguillonner sa colère impotente.
– Oh, il a dit ça, il l’a dit ?
– Hm-hm. Wesley ne veux pas que qui que ce soit –et peut importe
qui c’est ou son nom– qui soit contre contre toi arrive à gagner ces
Législatives. Si tu gagnes pas, Wesley sera en rogne comme un
diable. Tinky a dit…
– Qu’il aille se faire foutre ce bâtard ! Y ferait mieux de faire gaffe à
son cou !
– Oh, ça je sais pas. Wesley l’aime vraiment beaucoup, ajouta-t-elle,
« Tinky Holloway ne laisserait pas un misérable train lui faire man-
quer un rendez-vous important. Ils n’oseraient pas le faire attendre. »
Kip Chalmers fixait son verre.
– Je vais faire saisir toutes les compagnies de chemin de fer par le
gouvernement, dit-il d’une voix basse.
34. Grande cité et capitale de l’État de l’Utah. (NdT)
35. Cette ville du Colorado n’existe pas dans la réalité. (NdT)
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– Le premier à venir, dit Bill Brent avec quelque chose qui paraissait
implacable dans le ton de sa voix, « sera le Numéro 236, le train de
marchandises rapide en provenance de San Francisco qui doit arri-
ver à sept-dix-huit au matin. » Il ajouta, « C’est la Diesel la plus proche
de nous à cet instant. J’ai vérifié. »
– Et le train de transport special de l’Armée ?
– Il vaudrait mieux ne pas y penser, Dave. Celui là a une priorité
supérieur à n’importe quoi d’autre sur la ligne, y compris la Comète,
sur ordre de l’Armée. Ils sont déjà en retard, à l’heure qu’il est… Ils
ont eu deux palliers de roulement qui ont pris feu. Ils sont en train
de transporter des munitions pour les arsenaux de la Côte Ouest.
Vaudrait mieux prier pour que rien ne les stoppe dans notre sec-
teur. Si vous pensez que l’enfer nous est tombé dessus parce qu’on
retient la Comète, c’est rien à côté de ce qu’il nous tombera dessus si
on essaye de stopper ce Spécial là. »
Ils demeurèrent silencieux. Les fenêtres étaient ouvertes à la nuit
d’été et ils pouvaient entendre la sonnerie du téléphone, en bas, dans
le bureau de l’aiguilleur. Les signaux lumineux clignotaient au-des-
sus des voies désertes qui avaient été autrefois un point de passage
très animés de la division.
Mitchum regarda vers la rotonde, là où les silhouettes noires
de quelques locomotives à vapeur se découpaient contre une
faible lumière.
– Le tunnel… Dit-il avant de s’interrompre.
– … Fait plus de douze kilomètres de long, dit le maître de trains
avec une dure emphase.
– Je réfléchissais simplement à haute voix, lâcha sèchement Mitchum.
Mieux vaut ne pas y penser, dit doucement Brent.
Je n’ai rien dit du tout !
– C’était quoi cette discussion que vous avez eu avec Dick Horton,
avant qu’il parte ? demanda le responsable du parc des locomotives,
un peu trop innocemment, comme si le sujet n’avait aucun rapport,
« C’était pas quelque chose à propos du système de ventilation du
tunnel qui tenait à pas grand-chose ? N’a-t’il pas dit que le tunnel
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Clifton Locey n’était pas au lit ; il venait juste de rentrer d’une tournée
des boîtes de nuit en compagnie d’une jeune femme. Il lui demanda de
l’attendre et se précipita aux bureaux de la Taggart Transcontinental.
Aucun des employés de l’équipe de nuit qui le virent là n’auraient pu
dire pourquoi il apparaissait en personne, mais ils n’auraient pas pu
dire non plus que cela était tout à fait inutile. Il entra dans plusieurs
bureaux et en ressortit avec précipitation, et fut vu par bien des gens,
et son attitude suggéra une grande activité. Le seul résultat palpable
de tout cela fut un ordre qui fut envoyé à travers des câbles à Dave
Mitchum, directeur de la division du Colorado.
FOURNIR IMMÉDIATEMENT UNE LOCOMOTIVE À MR. CHALMERS.
FAITES PARTIR LA COMÈTE EN TOUTE SÉCURITÉ ET SANS
DÉLAIS NI RETARDS INUTILES.
S’IL S’AVÈRE QUE VOUS N’ÊTES PAS CAPABLE DE FAIRE
FACE À VOS OBLIGATIONS PROFESSIONNELLES, JE VOUS
EN TIENDRAI POUR RESPONSABLE DEVANT LE CONSEIL
DE L’UNIFICATION.
CLIFTON LOCEY
Après quoi, Clifton Locey appela sa copine pourqu’elle le rejoigne
dans un petit hôtel de campagne, où il se rendit lui-même en voi-
ture afin de s’assurer que personne ne pourrait le trouver pour les
heures à venir.
L’aiguilleur de Silver Springs fut déconcerté par l’ordre qu’il remit
à Dave Mitchum, mais Dave Mitchum comprit. Il savait qu’aucun
ordre dans une compagnie ferroviaire ne demanderait une chose
telle que de fournir une locomotive à un usager ; il savait que la chose
n’était rien d’autre qu’une preuve a décharge fabriquée pour la cir-
constance, il devinait à la défaveur de qui cette preuve servirait plus
tard, et il sentit les sueurs froides en réalisant qui avait été choisi pour
jouer le rôle de fusible dans cette histoire.
– Qu’est ce qu’il y a, Dave ? demanda le maître de trains.
Mitchum ne répondit pas. Il saisit le combiné du téléphone d’une
main tremblante et demanda à être mis en communication avec
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qu’est-ce que j’ai à voir avec le Colorado ? … Oh, bordel, j’en sais
rien, voyez l’ingénieur principal, parlez lui ! »
L’ingénieur principal de la région centre répondit sur un ton impatient :
– Oui ? Quoi ? Qu’est ce que c’est que ça ?
Et Mitchum se précipita avec désespoir pour expliquer. Quand
l’ingénieur principal entendit qu’il n’y avait pas de Diesel, il
lâcha abruptement :
– Et bien alors maintenez le train à quai, bien sûr !
Qnand il entendit à propos de Monsieur Chalmers, il dit sur un ton
qui venait de s’adoucir :
– Hmm… Kip Chalmers ? De Washington ? … Et bien, je ne sais
pas. C’est un problème qui relève de l’autorité de Monsieur Locey.
Quand Mitchum dit :
– Monsieur Locey m’a dit de me débrouiller avec ça, mais…
L’ingénieur principal dit alors sur un ton qui redevint sec, mais
contenait une note de soulagement :
– Et bien alors, faites exactement comme Monsieur Locey a dit !
Et il raccrocha.
Dave Mitchum reposa doucement le combiné du téléphone. Il ne
criait plus. Au lieu de ça il tapotait sur la chaise avec ses doigts,
presque comme s’il était dans le vague et ne pensait plus à rien. Il
resta là, assis, avec les yeux fixés pendant un bon bout de temps sur
l’ordre de Monsieur Locey.
Puis il jeta un regard dans la pièce. L’aiguilleur était occupé au télé-
phone. Le maître de trains et le reponsable du parc des machines
étaient là, mais ils prétendaient qu’ils n’étaient pas en train d’at-
tendre. Il aurait voulu que Bill Brent, l’aiguilleur en chef, rentre
chez lui ; Bill Brent se tenait debout dans un angle de la pièce, il
le regardait.
Brent était un petit homme mince avec de larges épaules ; il avait
quarante ans, mais on lui en donnait moins ; il avait le visage
pâle d’un homme qui travaille dans les bureaux, mais il avait ces
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« Les gens doivent en être informé » avait été tout ce qu’il avait été
capable d’offrir comme raison. Il avait été incapable d’expliquer que
les connexions endolories de son esprit, avaient formé les conclu-
sions dépourvues de mots qui lui faisaient sentir que si ceci avait
été le fait de la volonté du peuple, alors le peuple devait le savoir ; il
ne pouvait croire que le gens le feraient, s’il savaient. L’éditeur avait
refusé ; il avait justifié son refus en déclarant que ce n’était « pas bon
pour le moral du pays ».
Le maître de trains ne connaissait rien à la philosophie de la poli-
tique ; mais il savait que ça avait été à cet instant qu’il avait perdu tout
intérêt pour la vie ou la mort de tout êrte humain, ou pour le pays. Il
se dit, alors qu’il tenait dans sa main le combiné du téléphone, que
peut-être il devait avertir les hommes qu’il était sur le point d’appe-
ler. Ils avaient confiance en lui ; il ne leur viendrait jamais à l’esprit
qu’il pouvait sciemment les envoyer vers leur mort.
Mais il secoua la tête : ceci n’était qu’une vieille pensée, une pensée
de l’année dernière, une réminiscence du temps où il avait confiance
en eux, lui aussi. Ces notions là ne comptaient plus, aujourd’hui. Son
cerveau fonctionnait lentement et c’était comme s’il devait aller à la
recherche de ses pensées à travers un vide au milieu duquel aucune
émotion qui puisse les éperonner ne répondait ; il se dit qu’il y aurait
des problèmes s’il avertissait quelqu’un du danger, il y aurait comme
une sorte de dispute, et c’était à lui qu’il incombait de faire une sorte
de grand effort pour la déclencher. Il avait oublié ce qui pouvait être
à l’origine d’un pareil dilemme. La vérité ? La justice ? La camara-
derie ? Il ne voulait pas faire un effort. Il était vraiment fatigué. S’il
avertissait tous les hommes dont les noms figuraient sur sa liste, son-
gea-t-il, il n’y aurait personne qui voudrait conduire cette locomo-
tive, et donc il sauverait deux vies, plus trois cent autres se trouvant
à bord de la Comète.
Mais il ne se trouvait rien dans son esprit qui puisse correspondre à
ces chiffres ; « vies » n’était qu’un mot, il n’avait pas de signification.
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Durant l’effort lent qu’il fit pour se relever, Bill Brent leva les yeux
et vu indistinctement les deux hommes à travers le sang qui lui ruis-
selait sur les yeux. Il vit qu’ils comprenaient, mais il remarqua les
visages fermés des hommes qui ne voulaient pas comprendre, ne vou-
laient pas interférer et qui le haïssaient pour les laisser seuls aux prises
avec « la justice ».
Il ne dit rien, se redressa sur ses jambes et sortit du bâtiment.
Mitchum évita les autres du regard.
– Hé, vous ! appela-t-il en secouant la tête en direction de l’aiguilleur
de nuit, à l’autre bout de la pièce, « Venez ici. Vous êtes promu, vous
venez de prendre son poste à compter de maintenant. »
Après avoir fermé la porte, il répéta au garçon l’histoire de la loco-
motive Diesel à Fairmount, exactement comme il venait de la servir
à Brent, et aussi l’ordre de faire partir la Comète avec la locomotive
Numéro 306, « si jamais » le jeune garçon n’avait pas de ses nou-
velles d’ici une demi-heure. Le garçon n’était ni en position de se
permettre de penser, de parler ou de comprendre quoique ce soit ; il
continuait de voir le sang couler sur le visage de Bill Brent qui avait
été son idole.
– Oui, Monsieur, répondit-il, troublé.
Dave Mitchum se mit en route pour Fairmount et, tandis qu’il
grimpa à bord de la machine d’inspection des voies, il annonça à
chaque homme de la maintenance des voies, aiguilleur et employé
au nettoyage qu’il avait pu apercevoir, qu’il était « parti à Fairmount
à la recherche d’une Diesel pour la Comète ».
L’aiguilleur de nuit s’assit derrière le bureau, regardant la pendule et
le téléphone, et priant pour que le téléphone sonne et qu’il entende
la voix de Monsieur Mitchum. Mais la demi-heure s’écoula dans le
silence, et quand il ne resta plus que trois minutes, le garçon sentit
monter en lui une terreur qu’il ne pouvait expliquer, excepté qu’il ne
voulait pas envoyer cet ordre là. Il se tourna vers le maître de trains
et le responsable du parc des machines, et demanda avec hésitation :
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CHAPITRE VIII
Le soleil affleurait la cime des arbres sur les pentes de la colline, et,
en prenant la couleur du ciel, leurs couleurs avaient viré vers un bleu
argenté. Dagny se tenait dans l’encadrement de la porte de la cabane
de chasse, les premiers rayons de soleil illuminaient son front, et des
kilomètres de forêt s’étendaient sous ses pieds. Les feuilles allaient
de l’argent au foncé de la route plus bas en passant par le vert. La
lumière perçait à travers les branches et semblait s’élancer vers le
haut quand elle frappait un massif de fougères, en le faisant devenir
une fontaine de rayons verts. Cela lui procurait du plaisir d’obser-
ver le mouvement de la lumière sur l’immobilité, quand rien d’autre
ne pouvait bouger.
Elle avait marqué la date, ainsi qu’elle le faisait chaque matin, sur
une feuille de papier qu’elle avait accroché à l’aide d’une punaise au
mur de sa chambre. La progression des dates sur ce papier était le
seul mouvement dans l’immobilité de ses jours, telle une liste de
dates mise à jour par un prisonnier sur une île déserte. La date de
ce matin était 28 mai.
Elle avait voulu écrire ces dates pour servir un but, mais elle ne pou-
vait dire si elle l’avait atteint ou pas. Elle était venue ici avec trois
objectifs en tête qu’elle s’était imposé comme s’ils étaient des ordres :
se reposer, apprendre à vivre sans chemin de fer, dégager la douleur
de la voie. « Dégager la douleur de la voie » était l’expression qu’elle
utilisait. Elle se sentait comme liée à un « étranger blessé » qui pou-
vait se faire surprendre n’importe quand par une attaque qui la ferait
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crier avec lui. Elle ne ressentait aucune pitié pour « l’étranger », seu-
lement une méprisante impatience ; elle devait le combatre et le
détruire, et alors sa « voie serait dégagée » pour qu’elle puisse déci-
der de ce qu’elle aimerait faire ; mais « l’étranger » n’était pas facile
à combattre.
Le but du repos avait été facile à atteindre. Elle découvrait qu’elle
aimait la solitude ; le matin elle se réveillait avec une humeur de
confiante bienvieillante, le sentiment qu’elle pouvait s’aventurer plus
loin, et accepter de s’accommoder de quoiqu’elle puisse rencontrer
sur son chemin. En ville, elle avait vécu une tension chronique pour
pouvoir supporter le choc de la colère, de l’indignation, du dégoût
et du mépris.
Le seul danger qui la menaçait ici était la simple douleur de quelque
possible accident physique ; ça semblait innocent et facile, par com-
paraison. La cabane était loin de toute route fréquentée ; elle était
restée telle que son père l’avait laissé. Elle faisait cuire ses repas
sur une cuisinière à bois, et récupérait le bois sur le flanc de la col-
line. Elle défrichait les broussailles le long des murs, elle réparait
les bardeaux de la toiture, elle repeignait la porte et les fenêtres. Les
pluies successives, les fougères et les broussailles avaient englouti les
marches qui avaient constitué autrefois un accès menant à un che-
min en espaliers qui montait le long de la colline, depuis la cabane
jusqu’à la route. Elle l’avait reconstruit en nettoyant le chemin, en
remettant les pierres à leurs places, en refaisant les contreforts de
terre molle maintenue par des planches de bois. Cela lui procura
le plaisir d’imaginer un système compliqué de poulies et de leviers
réalisés à partir de vieux morceaux et pièces métalliques et autres
longueurs de corde, pour pouvoir déplacer des pierres dont le poids
excédait de loin ses capacités physiques. Elle avait planté quelques
graines de capucines et de belles-de-jour, pour en voir une pous-
ser lentement au-dessus de la terre, et les autres grimper le long des
troncs d’arbres, pour les voir grandir, pour observer leur progression
et les directions qu’elles prenaient. Le travail lui procurait le calme
dont elle avait besoin ; elle n’avait pas remarqué comment elle avait
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les deux lettres TT ; le bruit des roues cliquetant sur un rythme qui
allait en s’accentuant sous le plancher de sa voiture ; la statue de Nat
Taggart dans le grand hall de la gare centrale.
Luttant pour ne pas les connaître, pour ne pas les sentir, son corps
devenu rigide à l’exception du mouvement de frottement de son
visage contre son bras, elle allait à la recherche, au-delà de sa
conscience, de toute la volonté qui demeurait encore en elle pour
alimenter la répétition des mots silencieux et dépouvus de ton qui
disaient : « Oublie tout ça. »
Il y avait de longues étendues d’accalmie, lors desquelles elle était
capable de faire face à son problème avec la clarté sans passion de
l’évaluation d’un problème d'ingénierie. Mais elle ne pouvait trou-
ver aucune réponse. Elle savait que son envie désespérée du che-
min de fer disparaîtrait, pour autant qu’elle puisse être capable de
se convaincre elle-même que c’était impossible ou impropre. Mais
l’envie provenait de la certitude que la vérité et la raison étaient les
siennes –que l’ennemi était l’irrationnel et l’iréel– qu’elle ne pou-
vait pas se fixer un autre but par elle-même ou faire appel à quelque
amour qui lui aurait permis de l’accomplir, tandis que son but légi-
time avait été perdu, pas au profit de quelque force supérieure, mais
à celui d’un mal terrifiant qui conquérait en utilisant le moyen
de l’impotence.
Elle ne pouvait renoncer au chemin de fer, se disait-elle ; elle pou-
vait trouver le consentement ici, dans cette forêt ; mais elle ferait le
tracé, puis elle atteindrait la route, en-dessous, puis elle la recons-
truirait ; et ensuite elle arriverait jusqu’au-devant de la propriétaire
de la boutique de Woodstock, et ce serait terminé, et le visage blanc
et vide fixant l’univers avec une apathie inamovible serait la limite
qui se dresserait en travers de son effort.
« Pourquoi ? » s’entendit-elle hurler à voix haute.
Il n’y eut pas de réponse.
« Alors reste ici jusqu’à ce que tu trouves la réponse », se dit-elle.
« Il n’existe aucun autre endroit où que tu puisses aller. Tu ne peux
pas bouger, tu ne peux pas commencer à obtenir des droits de
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passage avant… Avant d’en savoir assez pour être à même de choi-
sir un terminus. »
Il y avait de longues soirées silencieuses, quand l’émotion qui la fai-
sait s’asseoir, immobile, et regarder en direction de la distance inna-
teignable au-delà de la lumière mourante vers le sud, était la sen-
sation d’isolement de Hank Rearden. Elle voulait la vision de son
visage à l’expression de fermeté, le visage confiant qui la regardait
avec l’esquisse d’un sourire. Mais elle savait qu’elle ne pouvait le voir
jusqu’à ce qu’elle gagne sa propre bataille. Son sourire devait être
mérité, il s’adressait à un adversaire qui pouvait échanger sa force
contre la sienne, et non à une épave battue par la souffrance qui
rechercherait du soulagement dans ce sourire, et detruirait ainsi tout
son sens. Il pouvait l’aider à vivre ; il ne pouvait pas l’aider à décider
pour quel but elle aimerait continuer à vivre.
Elle avait ressenti un léger sentiment d’anxiété depuis le matin,
lorsqu’elle traça un trait sur 15 MAI sur son calendrier. Elle s’était
forcée elle-même à écouter les nouvelles à la radio, de temps à autre ;
aucune mention du nom Hank Rearden n’avait été faite. Sa peur
pour lui était le dernier lien qui la rattachait à la cité ; c’était lui qui
faisait persister son envie de regarder régulièrement à l’horizon, vers
le sud, et en contrebas en direction de la route qui passait au pied de
la colline. Elle se surprit à attendre sa venue. Elle se surprit à écou-
ter dans l’espoir d’entendre le bruit d’un moteur. Mais le seul bruit
qui lui communiquait parfois un début d’espoir futile, était le batte-
ment d’ailes inopiné de quelque grand oiseau émergeant d’entre les
branches pour s’élever dans le ciel.
Il y avait un autre lien qui la rattachait au passé, qui demeurait encore
comme une question sans réponse : Quentin Daniels et le moteur
qu’il était en train d’essayer de reconstruire.
Le 1er juin, elle lui devrait son chèque mensuel. Devrait-elle lui dire
qu’elle était partie, qu’elle n’aurait jamais besoin de ce moteur, et que
même le monde n’en aurait plus besoin ? Devrait-elle lui dire d’ar-
rêter et de laisser le reste du moteur finir en un tas de rouille, au
milieu de quelque tas de détritus identique à celui au milieu duquel
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elle l’avait trouvé ? Elle ne pouvait se résigner à faire une telle chose.
Ça paraissait encore plus dur que de renoncer au chemin de fer. Ce
moteur, se dit-elle, ne constituait pas un un lien avec le passé : il était
le dernier lien qui la rattachait à son futur. De le rompre semblait
être un acte, non pas de meurtre, mais de suicide ; son ordre de tout
arrêter équivaudrait à sa signature sous la certitude qu’il n’y avait pas
de « terminus » pour elle.
Mais ce n’est pas vrai, songea-t-elle tandis qu’elle se tenait sur le seuil
de la porte de sa cabane, en cette matiné du 28 mai ; ce n’est pas vrai
qu’il n’y a pas de place dans le futur pour une prouesse superlative
de l’esprit de l’homme : ça ne pourra jamais être vrai. Peu importe
ce que peut être son problème, ceci lui resterait ; cette inébranlable
conviction que le mauvais n’était pas naturel et seulement « tempo-
raire ». Elle la ressentait plus clairement que d’ordinaire, ce matin ;
la certitude que la laideur des hommes dans la cité, et la laideur de
sa souffrance, n’étaient que des accidents sur son parcours ; tandis
que le sentiment souriant de l’espoir qui montait en elle à la vue de
la forêt innondé par la lumière du soleil, le sentiment d’une promesse
qui n’avait pas de limites, était le permanent et le réel.
Elle demeurait sur le seuil de la porte, fumant une cigarette. Dans la
pièce derrière elle, les sons d’une symphonie du temps de son grand-
père lui arrivaient de la radio. Elle écoutait à peine, elle était seule-
ment consciente du flot du son des cordes qui semblaient jouer un
accompagnement harmonique pour la fumée qui s’élevait depuis le
bout de sa cigarrette, en effectuant des mouvements courbes et lents,
ou pour le mouvement circulaire de son bras déplaçant de temps à
autre la cigarette vers sa bouche. Elle ferma les yeux et demeura
immobile, sentant les rayons du soleil sur son corps. Voila quel était
la prouesse, se dit-elle : de prendre le plaisir de cet instant, de ne lais-
ser aucun souvenir de sa douleur venir perturber sa capacité à ressen-
tir comme elle ressentait à cet instant même ; aussi longtemps qu’elle
pouvait préserver ce sentiment, elle aurait l’énergie pour avancer.
Elle eut à peine conscience d’un léger bruit qui lui parvenait avec la
musique, tel les craquements d’un vieux disque. La première chose
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qu’un homme pouvait faire. Peu importe ce qu’il avait fait pour
saccager sa vie, ceci était encore le Francisco d’Anconia dans le lit
duquel elle avait été si fière de lui appartenir –peu importait quelle
sorte de trahison le monde avait amené en travers de sa route, sa
vision de la vie avait été vraie, et une partie indestructible de celle-
ci était restée en lui– et en réponse, son corps répondit au sien, ses
bras et sa bouche le tenaient, confessant son désir, confessant une
admission qu’elle lui avait toujours faite et qu’elle lui ferait toujours.
Puis le reste des années de Francisco lui revint à l’esprit, tel le coup
de poignard douloureux de savoir que plus grand il était, plus grande
était sa culpabilité d’avoir détruit cela. Elle le repoussa pour se
dégager de son étreinte, elle secoua la tête, elle dit en réponse, pour
eux deux :
– Non. Il la regarda, désarmé et souriant.
– Pas maintenant. Tu dois me pardonner énormément de choses, tout
d’abord. Mais maintenant je peux tout te dire.
Elle n’avait jamais entendu cette intonation de désespoir basse et
étouffée dans le son de sa voix. Il était en train de lutter pour
reprendre le contrôle de lui-même, il y avait presque une note d’ex-
cuse dans son sourire, l’excuse d’une enfant suppliant l’indulgence,
mais il y avait également un amusement adulte, la déclaration riante
qu’il n’avait pas à cacher sa lutte puisqu’il avait lutté contre le bon-
heur, et non contre la douleur.
Elle se recula encore de lui d’un pas ; c’était comme si l’émotion
l’avait propulsée en avant de sa propre conscience –et les questions
étaient maintenant en train de la rattraper– tâtonnant pour appré-
hender la forme des mots.
– Dagny, cette torture que tu as traversée, ici, durant ce dernier mois
–réponds-moi aussi honnêtement que tu le peux– penses-tu que tu
aurais pu l’endurer, il y a douze ans ?
Non, répondit-elle–il sourit.
Pourquoi me demandes-tu ça ?
– Pour racheter douze années de ma vie, lesquelles je n’aurai pas
à regretter.
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mois, où j’aurais presque souhaité qu’il vienne pour moi aussi. Mais
personne n’est venu. »
– Non ?
– Non. Je m’étais imaginé qu’il leur donnait quelque raison inconce-
vable de trahir tout ce qu’ils aimaient. Mais ce n’était pas nécessaire.
Je sais ce qu’ils ressentaient. Je ne peux plus leur en vouloir. Ce que
je ne sais pas, c’est comment ont-ils appris à exister après ça… Si
jamais aucun d’entre-eux existe encore.
– As-tu le sentiment d’avoir trahie Taggart Transcontinental ?
– Non. Je… J’ai plutôt le sentiment de l’avoir trahie en restant
au travail.
– Tu l’aurais fait.
– Si j’avais accepté de servir les pillards, c’est… C’est Nat Taggart
que je leur aurais livré. Je ne le pouvais pas. Je ne pouvais pas laisser
ce qu’il avait réalisé, et ce que j’avais réalisé, partir entre leurs mains
en guise de but final.
– Non, tu ne pouvais pas te le permettre. Est-ce que tu vois ça comme
de l’indifférence ? Penses-tu que tu aimes moins le chemin de fer
maintenant qu’il y a un mois ?
– Je pense que je donnerais une année de ma vie juste pour avoir une
année de plus dans le chemin de fer… Mais je ne peux pas revenir
en arrière.
– Donc tu sais ce qu’ils ont ressenti, tous les hommes qui sont partis,
et ce que c’était qu’ils aimaient quand ils ont abandonné.
– Francisco, demanda-t-elle sans le regarder, la tête baissée, « pour-
quoi m’as-tu demandé si j’aurais pu l’abandonner, il y a douze ans ? »
– Tu sais à quelle nuit je suis en train de penser, comme je pense que
tu y penses aussi ?
– Oui… Dit-elle à voix basse.
– C’était lors de cette nuit là que j’ai abandonné d’Anconia Copper.
Lentement, avec un long effort, elle bougea sa tête pour relever les
yeux vers lui.
Son visage avait la même expression qu’elle avait vu à ce moment
là, le matin qui suivit, il y avait douze ans : un sourire, quoiqu’il ne
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– Plus difficilement, dit-elle encore, à voix basse, « Je ne suis pas sûr
que je puisse le comprendre, même encore maintenant. Ni ton genre
de renonciation, ni le mien… Mais, Francisco –elle rejeta tout à coup
la tête en arrière pour mieux le regarder– « si c’était ça, ton secret,
alors de tout l’enfer que tu as dû endurer, j’étais… »
– Oh oui, mon amour… Oui, tu étais la pire des choses !
C’était un cri désespéré, son son de rire et de soulagement confes-
sant toute l’agonie qu’il voulait balayer. Il saisit sa main, il pressa sa
bouche contre, puis son visage, pour ne pas lui laisser voir l’expres-
sion de ce que toutes ces années avaient pu être.
– C’est une sorte d’expiation, qu’elle n’est pas… De toute façon. Je t’ai
fais souffrir, et c’est comment je paie pour ça… En sachant ce que je
te faisais, et en ayant à le faire… Et en attendant, en attendant de…
Mais c’est fini. Il releva la tête, souriant, il la regarda en baissant la
tête et elle vit une expresion de tendresse protectrice apparaître sur
son visage, laquelle lui révéla le désespoir qu’il devait voir sur le sien.
– Dagny, ne penses pas à ça. Je ne revendiquerai aucune souffrance
pour moi comme excuse. Quelque soient mes raisons, je savais ce
que je faisais et je t’ai terriblement blessé. Il me faudra des années
pour m’en remettre. Oublier ce que –elle sut ce qu’il voulait dire : ce
que son étreinte avait confessé– « ce que je n’ai pas dit. De toutes les
choses que j’ai à te dire, c’est celle que je vais dire en dernier. »
Mais ses yeux, son sourire, l’étreinte de ses doigts sur son poignet le
disaient contre sa volonté.
– Tu as eu trop à endurer, et il y a beaucoup de choses que tu dois
apprendre à comprendre, pour que tu perdes chaque cicatrice de ce
que tu n’aurais jamais dû avoir à endurer. Tout ce qui compte main-
tenant, c’est que tu es libre d’en sortir. Nous sommes libres, tous les
deux, nous sommes libres des pillards, nous sommes hors de leur
atteinte. Elle dit, d’une voix doucement désolée :
– C’est pour ça que je suis venue ici… Pour essayer de comprendre.
Mais je n’y arrive pas. Cela semble être une erreur monstrueuse
d’abandonner le monde aux pillards, et une monstrueuse erreur
de vivre selon leurs règles. Je ne peux pas abandonner, ni ne peux
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37. Ward-heeler est un mot sans équivalent en français, désignant une personne
impliquée dans la politique pour en faire une carrière purement lucrative
et en tirer avantages, droits et privilèges spéciaux. La connotation de ce mot
était exclusivement péjorative à l’époque lors de laquelle Ayn Rand écrivit
La Révolte d’Atlas, mais le terme est aujourd’hui plus largement utilisé pour
simplement désigner un «politicien de carrière». (NdT)
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de travail. Ils comptent sur toi pour que tu te dises qu’aucun effort
n’est trop grand pour servir ce que tu aimes.
Dagny, tes ennemis te détruisent en utilisant ton propre pouvoir pour
y parvenir. Ta générosité et ton endurance sont leurs seuls outils de
sape. Ta rectitude sans contrepartie est la seule prise qu’ils ont sur toi.
Ils le savent. Toi tu ne le sais pas. Un jour tu comprendras que c’est
la seule chose qu’ils craignent. Tu dois apprendre à les comprendre.
Tu ne te libéreras pas d’eux jusqu'à ce que tu comprennes. Quand
tu y arriveras, alors là tu atteindras un état de colère légitime qui te
fera détruire chaque rail de la Taggart Transcontinental, plutôt que
de les changer en neuf !
Mais pour la leur laisser ! gémit-elle, « Pour l’abandonner… Pour
abandonner la Taggart Transcontinental… Alors que c’est… C’est
presque comme une personne qui vit… »
C’était. Ça ne l’est plus. Laisse leur cette entreprise. Ils n’en feront
rien de bon pour eux. Laisse là partir. On n’en a pas besoin. On peut
la reconstruire. Ils ne savent pas le faire. Nous sommes capable de
survivre sans. Pas eux.
Mais nous sommes donc tombés si bas pour en arriver à renoncer et
à tout abandonner !
Dagny, nous, que les assassins de l’esprit humain on appelé des
« matérialistes », nous sommes précisément les seuls à savoir que les
objets matériels valent si peu en temps que tels, tout simplement
parce que c’est nous qui créons leur valeur et leur signification.
Nous pouvons bien nous permettre de leur abandonner, pour un
petit moment, dans le but de redonner vie à quelque chose de plus
précieux. Nous sommes l’âme de ce que les compagnies ferroviaires,
les mines de cuivre, les aciéries et les puits de pétrole constituent
« l’enveloppe corporelle »… Et ils sont des entités vivantes dont le
cœur bat jour et nuit, tel le notre, dans la cadre du but sacré de main-
tenir l’existence humaine, mais seulement aussi longtemps qu’ils
demeurent l’expression, la récompense et la propriété de l’évolution
et de la performance.
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Sans nous, ils ne sont que des corps, et leur seul produit est le poison,
pas la richesse ou la nourriture, mais le poison de la désintégration
qui transforme les hommes en hordes d’animaux nécrophages et de
récupérateurs de tous poils.
Dagny, apprends à comprendre la nature de ton propre pouvoir et
tu comprendras alors le paradoxe que tu vois autour de toi. Tu n’as
pas à dépendre d’aucune possession matérielle, elles dépendent de
toi, c’est toi qui les crée, c’est toi qui possèdes le seul outil de leur
production. Où que tu sois, tu seras toujours capable de produire.
Mais les pillards –selon leur propre théorie qu’ils revendiquent bien
haut– sont dans une situation de besoin permanent et désespéré qui
est quasi-congénital, et sont laissés à la merci aveugle de la matière.
Pourquoi ne les prendrais-tu pas à leur mot ? Ils ont besoin de che-
min de fer, d’usines, de mines, de moteurs, qu’ils ne sont pas capables
de construire ni même de faire fonctionner. De quel usage leur sera
ta compagnie de chemin de fer, sans toi ? Qui l’empéchait de par-
tir en fumée ? Qui la maintenait en vie ? Qui l’a sauvée, encore
et encore ?
Est-ce que c’était ton frère James ? Qui les a nourris ? Qui a nourri
les pillards ? Qui a produit leurs armes ? Qui leur a donné les moyens
de te réduire à l’esclavage ? Le spectacle invraisemblable de petits
incompétents mesquins exerçant le contrôle des produits du génie
humain… Qui a rendu cela possible ? Qui a aidé nos ennemis, qui a
forgé tes chaînes, qui a détruit tes réalisations et tes exploits ?
Le mouvement qui la fit se dresser était comme un cri silencieux. Il
se redressa lui aussi sur ses jambes avec l’énergie contenue d’un res-
sort en tension qui se déroule soudainement, sa voix poursuivit sur
un ton de triomphe sans merci :
– Tu commence à voir, n’est-ce pas ? Dagny ! Laisse-leur la car-
casse de cette compagnie ferroviaire, laisse-leur tous ces rails rouil-
lés, ces traverses pourries et ces locomotives essoufflées… Mais ne
leur abandonne pas ton esprit ! Ne leur laisse surtout pas ton esprit !
L’avenir du monde repose sur cette décision… !
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nuit dernière, et il se disait que l’autre avait été appelé en urgence pour
se rendre dans un hôpital non-nommé, au côté d’ »un père gravement
malade » dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant.
L’ingénieur en chef avait été injoignable à son domicile, et le vice-
président en charge des relations publiques demeurait introuvable.
En conduisant depuis son domicile jusqu’au bureau, Taggart avait
vu les caractères gras noirs des gros titres dans les kiosques dans les
rues. Tandis qu’il déambulait dans les couloirs du building de la
Taggart Transcontinental, il avait entendu la voix d’un commenta-
teur provenant d’une radio laissée allumée dans un bureau ; c’était
le genre de voix que l’on se serait attendu à entendre au coin d’une
rue mal éclairé d’un quartier mal fréquenté ; c’était la demande, pro-
noncée sur le ton agressif d’un cri, que les compagnies ferroviaires
soient nationalisées.
Il avait marché dans les couloirs, en faisant claquer les semelles
de ses chaussures sur le sol pour que son arrivée soit remarquée et
semble pressée, ce dans le but d’installer l’atmosphère de stress, et
que personne n’ose le stopper pour lui poser des questions. Il avait
verrouillé la porte de son bureau, et demandé à son secrétaire de ne
laisser entrer personne ni de lui passer aucun appel, et de dire à tous
les visiteurs que « Monsieur Taggart est en réunion ».
Puis il s’était assis derrière son bureau, seul avec sa peur bleue. Il
avait eu l’impression d’être pris au piège dans une chambre forte qui
se serait située sous terre, et dont la combinaison de la porte aurait
été égarée et impossible à trouver ; et, comme s’il avait été exposé
à la vue tous les gens de la cité, il avait espéré que la porte reste-
rait fermée pour l’éternité. Il devait être ici, dans son bureau, c’était
ce que l’on attendait de lui, il devait rester là, assis sans rien faire et
attendre ; attendre que l’inconnu lui tombe sur les épaules et déter-
mine ainsi ses actions ; et la terreur, qui était double, était celle de
qui allait venir vers lui, et tout à la fois le fait que personne ne venait,
personne pour lui dire quoi faire.
Les sonneries des téléphones de son secrétariat lui semblaient être
des cris d’appels à l’aide étouffés. Il regardait la porte avec une
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Il demeurait assis là, le regard baissé sur le dessus de son bureau, s’ef-
forçant de ne rien regarder et de ne penser à rien. C’était comme s’il
était immergé dans une nappe de brouillard, luttant pour ne pas lui
laisser prendre la forme de quoique ce soit. Ce qui existe possède une
identité ; il pouvait refuser cette existence en refusant de l’identifier.
Il n’avait pas examiné le compte-rendu des événements dans le
Colorado, il n’avait pas tenté de saisir leur cause, il ne considérait
pas leurs conséquences. Il ne pensait pas. La boule d’émotion dés-
séchée lui faisait l’effet d’un poids physique à l’intérieur de sa poi-
trine, emplissant sa conscience, le libérant de la responsabilité de
la réflexion. La boule était de la haine ; la haine comme sa seule
réponse, la haine comme sa seule réalité, la haine sans objet, cause,
début ou fin, la haine comme sa revendication contre l’univers,
comme une justification, comme un droit, comme un absolu.
Le hurlement des téléphones continuait de ponctuer le silence. Il
savait que ces implorations pour de l’aide ne lui étaient pas adressées,
mais étaient adressées à une entité dont il avait volé la forme. C’était
cette forme que les cris étaient maintenant en train de lui arracher ;
il avait l’impression que les sonneries avaient cessé d’être des sons
et étaient devenues une succession de coups de fouets frappant son
crâne. L’objet de la haine commença à prendre forme, comme s’il
avait été appelé par les sonneries. La boule compacte explosa à l’in-
térieur de lui et le projeta aveuglément dans l’action.
Se précipitant à l’extérieur de son bureau, affectant des manières de
défi à l’attention de tous les visages autour de lui, il courut littéra-
lement à travers les couloirs et les halls du département des opéra-
tions, puis dans l’antichambre du bureau du vice-président exécutif.
La porte du bureau était ouverte ; il vit le ciel au-delà des grandes
fenêtres derrière le bureau inoccupé. Puis il vit le personnel dans
l’antichambre, derrière lui, et la tête blonde d’Eddie Willers dans son
cube de verre. Il s’avança avec détermination droit vers Eddie Willers,
il ouvrit violemment la porte de verre du cube et, depuis le seuil, bien
en vue et bien à portée d’oreille de tous, il cria :
– Où est-elle ?
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ça peut faire ? Je ne te dirai pas où elle est. Si je vois le pays tout entier
s’écrouler, je ne te le dirais toujours pas. Tu ne la trouveras pas. Tu… »
Ils se tournèrent soudainement au son de la porte de la pièce qui
venait de s’ouvrir violemment. Ils virent Dagny Taggart qui se tenait
dans l’encadrement.
Elle portait une tenue de coton froissée, et ses cheveux étaient défaits
par les heures de route. Elle demeura immobile pour la durée d’un
regard circulaire autour d’elle, comme pour se remémorer l’en-
droit, mais il n’y avait aucune reconnaissance de quiconque dans
son regard, le regard balayait simplement la pièce, comme pour
dresser un rapide inventaire de ce qui s’y trouvait. Son visage n’était
pas celui dont ils se souvenaient ; il avait vieilli, pas du fait de l’ap-
parition de rides, mais par le fait d’un regard nu et fixe dépourvu
de toute qualité, à l’exception de quelque chose d’indéfinissable qui
évoquait l’impitoyable.
Et pourtant, leur première réponse, devançant le choc ou l’étonne-
ment, fut une émotion unique qui se répandit dans toute la pièce,
tel un souffle de soulagement. C’était sur tous les visages sauf un :
celui d’Eddie Willers, qui seul était resté calme il y avait encore un
instant, qui s’effondrait maintenant sur son bureau ; il ne produisit
pas un son, mais les mouvements de ses épaules étaient des sanglots.
Son visage n’adressa pas un signe de reconnaissance à quiconque,
aucune émotion de retrouvailles, comme si sa présence ici avait été
inévitable et qu’aucun mot n’était nécessaire. Elle se dirigea tout
droit vers la porte de son bureau ; en dépassant le bureau de sa secré-
taire, elle dit avec une voix semblable à celle d’une machine automa-
tique, ni dure ni agréable :
– Demandez à Eddie de venir dans mon bureau.
James Taggart fut le premier à faire un mouvement, comme s’il avait
redouté de la perdre de vue. Il entra derrière elle, il criait :
– Je ne pouvais rien faire ! puis, alors que la vie le regagnait, le fai-
sait redevenir lui-même, ce qu’il était en de normales circonstances,
il cria, « C’était ta faute ! C’est toi qui est à l’origine de ça ! Tu dois
payer pour ça ! Parce que tu es partie ! »
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fait à Hank Rearden quand il était payé par Rearden Steel. Si tout
le monde a oublié depuis, et bien moi pas.
– Il est de mon devoir de porter assistance aux réseaux ferroviaires
de la Nation, à tout moment, Mademoiselle Taggart. Monsieur
Weatherby avait l’air de faire tout ce qu’il pouvait pour éviter l’en-
gagement d’avoir entendu et compris ce qu’il avait entendu ; mais
une note soudaine d’intérêt se fit entendre dans sa voix, lorsqu’il
demanda, lentement, pensivement, avec une réserve rusée :
– Dois-je comprendre, Mademoiselle Taggart, que c’est votre sou-
hait d’avoir exclusivement affaire à moi pour tout ce qui relève des
questions officielles ? Puis-je considérer cela comme votre politique ?
Elle lui adressa un petit rire étouffé assez bref :
– Allez-y. Vous pouvez toujours me considérer comme une « rela-
tion » dont vous avez la propriété exclusive, utilisez-moi comme une
« possibilité d’influence particulière », et « échangez » moi partout
où vous le voulez à Washington. Mais je me demande bien ce que
ça va vous rapporter, parce ce que je ne vais pas « jouer le jeu », je ne
vais pas « échanger des faveurs », je commence tout juste à contour-
ner vos « lois »… Et vous pourrez m’arrêter quand vous aurez l’im-
pression que vous « pourrez » vous le permettre.
– Je crois que vous vous faites une idée de la loi qui est devenue dépas-
sée, Mademoiselle Taggart. Pourquoi parler de « lois rigides et invio-
lables » ? Notre système judiciaire est devenu moderne, extensible et
ouvert à l’interprétation en fonction des… Circonstances.
– Alors commencez donc tout de suite par être
« extensible », parce que moi je ne le suis pas plus que les catastrophes
ferroviaires. Elle raccrocha, et dit à Eddie, sur le ton d’une estima-
tion qui en était revenu aux réalités :
– Ils vont nous laisser tranquille pendant un bout de temps.
Elle ne semblait pas remarquer les changements intervenus dans son
bureau : l’absence du portrait de Nat Taggart, la nouvelle table à café
en verre sur laquelle Monsieur Locey avait étalé, pour « le bénéfice
des visiteurs », un choix des magazines humanistes les plus engagés,
avec quelques titres d’articles soulignés sur leurs couvertures.
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CHAPITRE IX
NI PEUR NI CULPABILITÉ
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Elle avait dit qu’elle donnerait sa vie pour une seule année de plus au
chemin de fer. Elle était revenue, mais ce n’était pas la joie de tra-
vailler ; c’était seulement la paix claire et froide qui suivait le but qui
avait été atteint ; et la persistence de la douleur qui n’était pas admise.
Des nuages avaient enveloppé le ciel et étaient descendus comme un
brouillard, en bas dans les rues, comme si le ciel était en train d’en-
gloutir la cité. Elle ne pouvait voir toute l’île de Manhattan, cette
longue forme triangulaire coupant à travers un océan invisible. Elle
ressemblait à la proue d’un navire en train de sombrer ; quelques
grands buildings s’élevaient encore au-dessus d’elle, telles de grandes
cheminées, mais le reste était en train de disparaître sous des volutes
gris-bleues en s’enfonçant lentement dans la vapeur et dans l’espace.
« C’était comme ça qu’ils étaient partis » –se dit-elle– « l’Atlantide, la
cité qui sombra dans l’océan, et tous les autres royaumes qui dispa-
rurent, laissant derrière eux la même légende dans tous les langages
des hommes, et le même désir. »
Elle sentait –comme elle l’avait senti durant une certaine nuit de
printemps, affalée en travers de son bureau au siège social en ruines
de la Ligne John Galt, à côté d’une fenêtre faisant face à une allée
sombre–l’émotion et la vision de son propre monde, qu’elle n’attein-
drait jamais… « Toi. » –songea-t-elle– « Qui que tu sois, que j’ai tou-
jours aimé mais que je n’ai jamais trouvé, toi dont je voulais voir la
fin des rails au-delà de l’horizon, toi dont j’ai toujours senti la pré-
sence dans les rue de la cité, et dont j’avais voulu construire le monde,
c’est mon amour pour toi qui m’avait fait continuer à avancer, mon
amour et mon espoir de t’atteindre, et mon souhait d’être digne de
toi le jour où nous nous serions trouvés face à face.
Maintenant je sais que je ne te trouverai jamais –que tu n’est pas
quelque chose qui doit être atteint ou vécu– mais ce qui reste de ma
vie est toujours tiens, et je continuerai en ton nom même si c’est un
nom que je n’apprendrai jamais, je continuerai à te servir même si
je ne dois jamais gagner, je coninuerai, pour être digne de toi le jour
où je t’aurais rencontré, même si cela n’arrivera pas… » Elle n’avait
jamais accepté le désespoir, mais elle se tenait devant la fenêtre et,
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– La vie d’un homme compétent qui aurait pu périr dans cette catas-
trophe là, mais qui va échapper à la prochaine, que je préviendrai…
Un homme qui a un esprit intransigeant et une ambition illimi-
tée, et qui éprouve de l’amour pour sa propre existence… Le genre
d’homme qui est ce que nous étions, quand nous avons tous les deux
démarré dans la vie, toi et moi. Tu l’as abandonné. Je ne peux pas. Il
ferma les yeux durant un instant, le mouvement de durcissement de
sa bouche était un sourire ; un sourire de substitution pour un gro-
gnement de compréhension, d’amusement et de peine. Il demanda,
d’une voix à la fois douce et grave :
– Penses-tu que tu peux encore le servir –ce genre d’homme– en fai-
sant marcher le réseau de chemin de fer.
– Oui.
– D’accord, Dagny. Je n’essayerai pas de te stopper. Aussi longtemps
que tu penses toujours que rien ne peut t’arrêter, ou le devrait. Tu
t’arrêteras le jour où tu découvriras que ton travail n’a pas servi la vie
de cet homme, mais sa destruction.
– Francisco ! ce fut un cri d’étonnement et de désespoir, « Tu com-
prends très bien, tu sais ce que je veux dire par ce genre d’homme,
tu le vois aussi ! »
– Oh oui, dit-il simplement avec décontraction, en regardant vers
quelque point dans l’espace à l’intérieur de la pièce, presque comme
s’il était en train de voir une personne en chair et en os. Il ajouta,
« Pourquoi devrais-tu être étonnée ? Tu as dit que nous étions ce
genre de personne, toi et moi. Nous le sommes toujours. Mais l’un
de nous deux l’a trahi. »
– Oui, fit elle sévèrement, « l’un de nous deux l’a fait. Nous ne pou-
vons le servir par le renoncement. »
– Nous ne pouvons le servir en concluant un arrangement avec
ses destructeurs.
– Je ne conclus aucun arrangement avec eux. Ils ont besoin de moi.
Ils le savent. C’est mon arrangement que je leur ferai accepter.
– En jouant à un jeu où ils recupèrent des bénéfices en échange du
mal qu’ils te font ?
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– Vous avez le droit de dire tout ce que vous voulez de moi ; mais
puisque tout cela n’a rien à voir avec Mademoiselle Taggart… Me
permettrez vous de partir ?
– Non ! Voulez-vous vous défiler, comme tous ces autres poltrons ?
Cherchez-vous la fuite ?
– Je me rendrai partout où vous le souhaitez, quand vous le vou-
lez. Mais je m’abstiendrai de le faire en la présence de Mademoi
selle Taggart.
– Pourquoi pas ? Je veux que cela soit fait en sa présence, puisque vous
vous trouvez dans un endroit où vous n’avez aucun droit d’y être. Il
ne ne me reste rien que je puisse protéger de vous, vous avez pris
plus que les pillards ne pourraient jamais prendre, vous avez détruit
tout ce que vous avez touché, mais il y a une chose que vous ne tou-
cherez pas. Il savait que l’absence rigide d’émotions sur le visage de
Francisco, était la preuve la plus flagrante d’un effort inhabituel pour
les contôler ; il savait que c’était de la torture, et que lui, Rearden,
était animé par une pulsion qui ressemblait au plaisir d’un tortio-
naire, excepté qu’il était maintenant incapable de savoir s’il torturait
Francisco, ou lui-même.
– Vous êtes pire que les pillards, parce que vous trahissez avec une
conscience complète de ce que vous êtes en train de trahir. Je ne sais
pas quelle forme d’amoralité vous anime… Mais je veux que vous
appreniez qu’il y a des choses qui sont au-delà de votre atteinte, au-
delà de vos aspirations ou de votre méchanceté gratuite.
– Vous n’avez rien… À craindre de moi… Maintenant.
– Je veux que vous appreniez que vous ne devez même pas penser à
elle, ne pas la regarder, ne pas l’approcher. De tous les hommes, c’est
vous qui ne devez pas vous trouver en sa présence.
Il avait conscience qu’il était poussé par une colère désespérée contre
ses propres sentiments pour cet homme, que ces sentiments exis-
taient encore, que c’était ces sentiments là qu’il lui fallait outrager
et détruire.
– Quelque puisse en être la raison, c’est de tout contact avec vous
qu’elle doit être protégée.
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Quand ses yeux se déplacèrent vers le visage de Francisco, elle n’y vit
aucun signe de lutte, seulement la peau de ses tempes qui était ten-
due, et les parties planes de ses joues qui étaient rentrées vers l’inté-
rieur et semblaient plus creusées que d’ordinaire. Cela faisait paraître
son visage nu, pur et jeune. Elle éprouvait de la terreur parce qu’elle
voyait dans ses yeux les larmes qui ne s’y trouvaient pas. Ses yeux
étaient à la fois brillants et secs. Il était en train de regarder Rearden,
mais ce n’était pas Rearden qu’il était en train de voir. On aurait dit
qu’il se trouvait en face d’une autre personne dans la pièce, et c’était
comme si son regard était en train de dire : « si c’est ce que tu attends
de moi, alors même ça c’est à toi, à toi de l’accepter et à moi de l’en-
durer, il n’y a rien de plus que cela que je puis t’offrir, mais laisse moi
l’orgueil de savoir que je peux tant t’offrir. »
Elle vit –d’une simple artère battant sous la peau de sa gorge, avec
une légère trace de rose à la commissure de ses lèvres– l’attitude
d’une dévotion éblouie qui était presque un sourire, et elle sut qu’elle
était en train d’assister au spectacle de la plus grande performance
de Francisco d’Anconia.
Quand elle prit conscience qu’elle tremblait et qu’elle entendit sa
propre voix, elle sembla rencontrer l’écho de son cri dans l’air de la
pièce, et elle réalisa combien avait été court l’instant qui venait de
s’écouler entre les deux. Sa voix avait la tonalité sauvage qui s’éle-
vait pour s’apprêter à donner un coup, et elle était en train de crier
à Rearden :
– … Pour me protéger de lui ? Bien avant que tu aies jamais…
– Non !
La tête de Francisco avait effectué un mouvement soudain vers
elle, le ton cassant et très bref de sa voix contenait toute la violence
qui n’avait pu s’épancher, et elle comprit qu’il s’agissait d’un ordre
auquelle elle devait obéir. Avec une immobilité totale dont seule sa
tête s’affranchit, Francisco se tourna vers Rearden. Elle vit ses mains
relâcher le bord de la table pour revenir le long de son corps, décon-
tractées à nouveau.
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le principede tout le reste, qui postule que dans le butde leur accor-
der un inestimable bénéfice nous devrions nous accommoder d’un
statut de martyreaux yeux d’hommes qui, sans nous, ne pourraient
jamais concevoir de telles choses.
J’aurai pu oublier le reste, mais lorsque j’y songe,
je me dis à chaque fois : puissent-ils être tous
maudits. Je les verrai tous mourir de faim, et moi
avec eux, plutôt que de les pardonner pour ça ou
de les laisser passivement le faire !
Pour vous dire toute la vérité, j’espère bien réus-
sir à trouver le secret de ce moteur, plus que
jamais. Et donc je continuerai à y travailler pour
mon propre et seul plaisir aussi longtemps que je
vivrai. Mais si jamais j’y parviens, cette réussite
demeurera un secret personnel. Je ne le dévoilerai
pas pour quelque ambition commerciale que ce soit.
C’est pourquoi je me trouve dans l’impossibilité
d’accepter votre argent plus longtemps.
L’activité commerciale servant des interêts exclu-
sivement privés et d’ordre pécuniers est censée
être quelque chose de méprisable de nos jours, et
donc tous ces gens devraient sincèrement approu-
ver ma décision. En outre, je suis lassé d’aider
ceux qui me méprisent.
J’ignore combien de temps je vivrai et ce queje
ferai dans le futur. Pour l’instant, j’ai l’in-
tention de conserver mon travail de gardien de
nuit au sein de cet institut. Mais si un de me
employeurs devait me rappeler que je n’ai légale-
ment plus le droits, même d’avoir un tel emploi,
alors je partirai.
Vous m’avez offert la plus grande chance que je
pouvais espérer, et si je dois aujourd’hui vous
asséner le coup douloureux de cette décision, sans
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– Allo ?
– Daniels ! C’est vous ? Vous êtes vivant ? Vous êtes toujours là ?
– Pourquoi, oui. C’est Mademoiselle Taggart ? Qu’est-ce qu’il
se passe ?
– Je… Je pensais que vous étiez parti.
– Oh, je suis désolé, je viens juste d’entendre le téléphone sonner.
J’étais derrière, à l’extérieur, en train de ramasser des carrotes.
– Des carrotes ? elle rit d’un rire de soulagement hystérique.
– J’ai mon propre carré de jardin, dehors. Avant c’était la pelouse,
devant le parking, mais, bon… Appelez-vous depuis New York,
Mademoiselle Taggart ?
– Oui, je viens juste de recevoir votre lettre. Juste à l’instant. J’ai…
J’étais en déplacement.
– Oh, il y eut une pause, puis il dit avec calme, d’une voix plus basse,
« Il n’y a vraiment rien d’autre à ajouter, à propos de ça, Mademoi
selle Taggart. »
Dites moi, allez-vous partir ?
Non.
Et vous ne prévoyez pas de le faire ?
Non. Où ?
Avez-vous l’intention de rester à l’Institut ?
Oui.
Pour encore combien de temps ? Indéfiniment ?
Oui… Pour autant que je le sache.
Personne ne vous aurait approché, par hasard ?
À propos de quoi ?
À propos de partir.
Non. Qui ?
– Écoutez, Daniels, je ne vais pas essayer de discuter à propos de
votre lettre au téléphone. Mais il faut que je vous parle. Je vais venir
vous voir. Je serai là-bas aussi rapidement que je le pourrai.
– Je ne veux pas que vous fassiez ça, Mademoiselle Taggart. Je ne
veux pas que vous vous sentiez obligée d’aller jusque là, alors que
c’est inutile.
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Il le faut.
– J’imagine que oui. Tu ne dois pas te rendre dans le Colorado, de
toute façon ?
– Oui, j’avais l’intention de partir demain dans la nuit. Mais je pense
qu’Eddie peut se charger de mes activités courantes, au bureau ; je
ferais mieux de partir maintenant. Ça prend trois jours –elle se sou-
vint– ça va me prendre cinq jours, maintenant, pour arriver dans
l’Utah. Je dois y aller par le train, il y a des gens que je dois voir en
route, sur la ligne… Ça ne peut pas attendre, de toute façon.
Tu comptes rester combien de temps dans le Colorado ?
Difficile à dire.
– Passe-moi un coup de fil quand tu arriveras là-bas, hein ? Si tu
penses que tu va rester plus longtemps que prévu, je t-y rejoindrai.
C’était la seule forme qu’il pouvait donner aux mots qu’il avait déses-
pérément souhaité lui dire, avait attendu pour les lui dire, était venu
jusqu’ici pour les lui dire, et qu’il souhaitait prononcer maintenant
plus que jamais, mais il savait qu’ils ne devaient pas être dits ce soir.
Elle sut, par le léger stress et la solennéité qu’il y avait dans le ton de
sa voix, que c’était l’acceptation de sa confession, sa capitulation, son
pardon. Elle demanda :
– Pourras-tu laisser l’usine ?
– Ça prendra juste quelques jours pour que je m’organise, mais c’est
possible. Il sut que ses mots indiquaient la reconnaissance, la com-
préhension et le pardon, quand elle dit :
– Hank, pourquoi ne me rejoindrais-tu pas dans le Colorado, dans une
semaine ? Si tu prends ton avion, nous arriverons là-bas tous les deux
en même temps. Et comme ça, après nous reviendrons ensembles.
– D’accord… Mon amour.
Elle dicta une liste d’instruction tandis qu’elle allait et venait dans
sa chambre, réunissait des vêtements et remplissait rapidement une
valise. Rearden était parti ; Eddie Willers était assis derrière la coif-
feuse et prenait des notes. Il semblait travailler comme d’ordinaire,
avec efficacité, sans jamais contester ou remettre quoique ce soit
en question, comme s’il ne remarquait même pas la présence des
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par jour ; dans cette partie du pays, justement ? Oh, c’est sûr qu’on
faisait la gueule, mais qu’est-ce qu’on en a à faire, aujourd’hui ?
Je l’ai trouvé… Il vit dans un ranch, dans l’Arizona. Je l’ai appelé en
direct et je l’ai supplié de nous sauver. Juste pour prendre les choses
en main pendant une nuit, pour poser neuf kilomètres de voie. Neuf
kilomètres de voie, Dagny, c’est juste là-dessus qu’on est en train de
buter… Et il est le plus grand poseur de rails qui ait jamais vécu !
Je lui ai raconté que je lui demandais ça comme un geste de charité
pour nous, s’il voulait bien le faire. Tu sais, je pense qu’il m’a com-
pris. Il ne l’a pas mal pris. Il avait l’air d’être triste. Mais il n’a pas
voulu le faire. Il a dit qu’il ne faut pas sortir les gens de leur tombe…
Il m’a souhaité bonne chance. Je pense qu’il était sincère… Tu sais,
je ne pense pas qu’il est un de ceux que « le destructeur » a mis K.O.
Je pense qu’il s’est juste « fini » tout seul.
– Oui, je sais qu’il est mal.
Eddie vit l’expression sur son visage et réorienta en hâte le sujet de
la conversation.
– Oh, on a finalement trouvé un homme qui pouvait se charger de
tout, à Elgin, dit-il, en forçant sa voix à exprimer la confiance et
l’optimisme, « T’inquiète… La voie sera terminée bien avant que tu
arrives là-bas. »
Elle le regarda avec un air qui était une légère suggestion de sou-
rire, en songeant aux innombrables fois où elle lui avait dit ce mot
elle-même, et à la bravoure désespérée avec laquelle c’était lui qui
était maintenant en train d’essayer de le lui dire : « t’inquiète… » Il
remarqua son coup d’œil, il comprit, et l’esquisse de sourire qu’il lui
adressa en retour eut des airs d’excuse embarrassée.
Il se pencha à nouveau sur son bloc-notes, un peu en colère contre
lui-même, sentant qu’il avait enfrein la règle qu’il s’était imposé :
« Ne lui rend pas la tâche plus pénible. » Il n’aurait pas dû lui dire à
propos de Dan Conway, se dit-il ; il n’aurait pas dû dire quoi que ce
soit qu’il leur rappelle le désespoir qu’ils ressentiraient, s’ils étaient
amenés à le ressentir. Il se demanda ce qui lui arrivait ; il se dit
que c’était inexcusable qu’il puisse être amené à s’apercevoir que sa
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discipline s’en allait, juste parce que c’était la pièce d’un apparte-
ment, et non un bureau.
Elle poursuivit sa litanie ; et il écouta, le regard baissé sur son bloc,
écrivant quelques notes de temps à autre. Il ne s’autorisa plus à la
regarder encore.
Elle ouvrit brusquement la porte de son vestiaire, retira prestement un
costume d’un ceintre et le plia, tandis que sa voix continuait de débi-
ter des instructions avec une précision dépourvue d’empressement.
Il ne relevait pas la tête, il n’était conscient de sa présence que par
le moyen du son : les sons de ses mouvements rapides et de sa voie
mesurée. Il savait ce qui n’allait pas avec lui, songea-t-il encore ; il ne
voulait pas qu’elle parte, il ne voulait pas la perdre encore–pas après
un moment de retrouvailles si bref. Mais de se laisser aller à faire
passer en premier ses considérations personnelles, à un moment où il
savait combien l’entreprise avait besoin d’elle dans le Colorado, était
un acte de déloyauté qu’il n’avait jamais commis auparavant ; et il en
éprouva un vague sens de culpabilité.
– Faire partir l’ordre que la Comète fasse un arrêt à chaque gare cen-
trale de secteur, instruisit-elle, « et que chaque directeur de secteur
doit me préparer un rapport sur… »
Il releva les yeux, puis son regard s’arrêta et il n’entendit pas le reste
des mots. Il vit une robe de chambre d’homme pendue au dos de la
porte ouverte du vestiaire, une robe de chambre bleu-sombre avec les
initiales H.R, brodées en fil blanc sur la poche de poitrine.
Il se demanda où il avait déjà vu cette veste, auparavant ; il se sou-
vint de l’homme qui lui faisait face depuis l’autre côté d’une table
roulante à petit déjeuner, à l’hôtel Wayne-Falkland, il se souvint de
cet homme arrivant sans se faire annoncer à son bureau, tard durant
un soir de Thanksgiving ; puis la réalisation qu’il aurait dû s’en dou-
ter lui parvint comme une soudaine secousse venue de sous-terre,
d’un tremblement de terre unique ; cela arriva avec une émotion qui
cria si sauvagement « Non ! » que le cri –et non ce qu’il avait vu– fit
s’effondrer toutes les poutrelles en lui. Ce n’était pas le choc de la
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l’air d’être comme si rien ne vous avait jamais touché ; et c’est ça qui
m’a fait me sentir libre, comme si… Comme s’il n’y avait pas de pro-
blèmes dans le monde…
Vous savez ce qui est surprenant avec vous ? C’est votre tête. On croi-
rait toujours que vous n’avez jamais ressenti ni douleur, ni peur et
ni culpabilité… Je suis désolé d’être arrivé si tard. Je devais la voir
en vitesse… Elle vient juste de prendre la Comète… Oui, cette nuit,
là, à l’instant.
…Oui, elle est partie… Oui, ça été une décision en « coup de vent » ;
dans l’heure qui vient de s’écouler. Elle voulait partir demain dans
la nuit, mais il y a eu un imprévu, et il a fallu qu’elle parte immédia-
tement… Oui, elle va aller dans le Colorado, dans la foulée… Dans
l’Utah, en premier… Parce qu’elle a reçu une lettre de Quentin
Daniels qui lui dit qu’il arrête, et la seule chose qu’elle n’abandon-
nera pas, qu’elle ne supporterait pas d’êre obligée d’abandonner, c’est
le moteur. Vous vous rappelez de l’histoire du moteur –je vous en
avais parlé– le reste qu’elle a trouvé… Daniels ? C’est un physicien
qui a bossé pendant un an à l’Institut de Technologie de l’Utah, pour
essayer de trouver le secret du moteur et le reconstruire… Pourquoi
vous me regardez comme ça ? … Non, je vous avais pas parlé de
lui avant ça parce c’était confidentiel. C’était un projet privé, très
secret, à elle, en dehors de « la boîte »… Et puis de toute façon, en
quoi ça vous aurait intéressé ? Je pense que je peux en parler, main-
tenant, parce qu’il a tout stoppé… Oui, oui, il lui a dit pourquoi il
voulait plus. Il dit qu’il ne donnera pas quoique ce soit qui vienne de
son intelligence à un monde qui le considère comme un esclave. Il
dit qu’il a pas l’intention d’être transformé en martyre du peuple en
échange de lui avoir donné un bénéfice inestimable… Quoi, qu’est-
ce qui vous rire ? … Eh, c’est bon, là ! Arrêtez ! Pourquoi est-ce que
ça vous fait vous marrer comme ça ? … Tous les secrets ? Qu’est-ce
que vous voulez dire par « tous les secrets » ? Il les a pas trouvé tous les
secrets du moteur, si c’est ce que vous voulez dire, mais il semble qu’il
était bien parti, qu’il avait de bonnes chance d’y arriver… Non, c’est
tombé à l’eau. Elle est partie en courant pour le voir, elle veut tenter
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CHAPITRE X
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sa pose suggérant qu’il ne lui restait plus assez de force pour se rele-
ver ou même pour en avoir quoique ce soit à faire d’être pris. Il regar-
dait le chef de train avec des yeux qui étaient cependant observateurs,
pleinement conscients mais apparemment incapables de toute réac-
tion. Le train ralentissait pour traverser un tronçon de voie en mau-
vais état, le chef de train avait ouvert la portière à une bourrasque
d’air froid et faisait des gestes indiquant le vide noir qui se dépla-
çait, en ordonnant :
– Allez, go ! Fous le camp toi-même, ou je vais te botter le cul pour
t’y envoyer la tête la première !
Il n’y avait aucune trace d’étonnement sur le visage du clochard,
aucune expression de protestation, aucune colère, aucun espoir ; on
aurait dit qu’il avait abandonné depuis longtemps tout jugement des
actes d’origine humaine. Il bougea avec obéissance pour se relever,
ses mains s’élevant à tâtons le long des rivets de la cloison du wagon.
Elle le vit la regarder puis regarder ailleurs, comme s’il n’était seu-
lement qu’une partie obligée et inanimée du train. Il ne semblait pas
être conscient de la présence de Dagny, pas plus que de la sienne,
d’ailleurs ; il était prêt à s’excéuter avec indifférence en réponse à un
ordre qui, considérant son état physique, signifiait la mort assurée.
Elle jeta un coup d’œil au chef de train. Elle ne vit rien sur son visage,
à l’exception d’une malveillance aveugle et douloureuse : cathar-
sis de quelque colère réprimée depuis longtemps contre le premier
objet contre lequel il était possible de se défouler sans avoir à encou-
rir un grand risque, presque sans aucune conscience de l’identité de
cet « objet ». Les deux hommes n’étaient plus des êtres humains l’un
pour l’autre.
Le costume du clochard était une masse de pièces délicatement rap-
portées sur des vêtements si raides et si lustrés par l’usure, qu’on se
serait attendu à les voir se briser comme du verre si on avait tenté
de les plier ; mais elle remarqua le col de sa chemise ; c’était un col
auquel les nettoyages répétés chez un blanchisseur avaient donné
une couleur d’os, et cela avait préservé ce quelque chose d’une forme.
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Hier, fit-il, avant d’ajouter, « Je crois. » Elle sonna pour faire venir
un steward, et commanda un dîner pour deux devant être apporté
dans son wagon.
Le clochard l’avait observé silencieusement, mais quand le steward
fut parti, il offrit le seul paiement dont il avait le pouvoir :
Je veux pas vous mettre dans l’embarras, M’dame. Elle sourit :
Quel embarras ?
– Vous êtes en train de voyager avec un de ces magnats du chemin
de fer, n’est-ce pas ?
Non, seule.
Alors vous êtes l’épouse de l’un d’entre eux ?
Non.
Oh.
Elle vit son effort pour exprimer quelque chose comme du respect,
comme s’il voulait se faire pardonner de l’avoir forcé à faire une
confession embarrassante, et elle rit.
Non, pas ça non plus. Je crois bien que je suis moi-même un de ces
magnats. Mon nom est Dagny Taggart et je travaille pour cette
entreprise ferroviaire.
Oh… Je pense que j’ai entendu parler de vous, M’dame, dans le temps.
Il était difficile de se faire une idée de ce que « dans le temps » signi-
fiait pour lui, si cela représentait un mois ou une année, ou quelque
autre durée qui avait pu s’écouler depuis qu’il avait renoncé. Il
était en train de la regarder avec une sorte d’intérêt qui apparte-
nait au passé, comme s’il songeait qu’il y avait eu un temps où il
l’aurait considéré comme un personnage sur lequel il valait la peine
de s’attarder.
– Vous étiez la dame qui dirigeait une compagnie de chemin de fer.
– Oui, répondit-elle, c’est ce que j’étais.
Il ne montrait aucun signe d’étonnement en réponse au fait qu’elle
avait choisi de l’aider. C’était comme s’il avait dû être confronté à tel-
lement de brutalité, qu’il avait abandonné le réflexe de comprendre,
de faire confiance où de s’attendre à quoi que ce soit.
– Pourquoi êtes-vous monté à bord de ce train ? demanda-telle.
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– Quel était le nom de l’usine ? demanda-t-elle avec une voix qui était
à peine audible.
– La Twentieth Century Motor Company, M’dame, à Starnesville,
dans le Wisconsin.
Continuez.
Nous avons donc voté pour ce plan durant un grand rassemblement ;
tout le monde était là, on était six mille, tous ceux qui travaillaient
à l’usine. Les héritiers Starnes faisaient de longs discours à propos
de ça, et c’était pas très clair, mais personne n’a posé aucune ques-
tion. Aucun d’entre nous savait comment le plan marcherait, mais
on pensait tous que si nous on ne le comprenait pas, et bien c’était
pas grave, parce que y avait bien un gars à côté de nous qui le com-
prenait, lui ; et on pouvait toujours lui demander de nous expliquer
après ce qu’on n’avait pas compris sur le moment. De toute façon,
si quelqu'un avait des doutes, il se sentait coupable et il la fermait…
Parce qu’ils s’étaient arrangés pour que tous le monde comprenne
bien que celui qui était pas d’accord avec le plan, était un « tueur d’en-
fants dans l’âme » et « moins qu’un être humain ».
Ils nous ont dit que le plan nous permettrait d’arriver a un « noble idéal ».
Et bien je vais vous dire : comment on aurait pu dire que que c’était
pas vrai ? C’est pas ce qu’on a toujours entendu ? C’est pas ce que
nous ont toujours dit nos parents, et nos instituteurs, et les pasteurs
et les prêtres à l’église ? Et dans tous les films, et dans tous les dis-
cours politiques, c’est pareil… Est-ce qu’on nous a pas toujours dit
que c’était vertueux et juste ?
Et bien, c’est quand même entièrement de notre faute, ce qui est
arrivé à partir de ce grand rassemblement. Mais bon, on a voté pour
le plan… Et ce qu’on a eu, on l’a pas vu venir.
Vous savez, M’dame, on est des hommes marqués, d’une certain
façon, ceux d’entre nous qui ont vécu les quatre années de ce plan à
l’usine de la Twentieth Century.
L’enfer… Qu’est ce que c’est d’après vous ? L’enfer c’est l’enfer ; quand
vous êtes dedans il est partout, et il vous ricane au nez avec un de ces
petits rires narquois, vous voyez ce que je veux dire ?
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entre six mille mendiants, chacun prétendant que ses besoins étaient
plus importants que ceux de « ses frères ». « Comment est-ce qu’on
aurait pu faire autrement ? »
Et bien d’après vous, qu’est-ce qui est arrivé ? Ça ne pouvait être que
qui, qui devait la fermer, qui devait se sentir mal à l’aise ? Et lesquels
c’était qui s’en tiraient avec le jackpot ?
Mais c’était pas tout. Il y a eu quelque chose d’autre qu’on a décou-
vert dans ces mêmes Congrès. La production de l’usine avait chuté
de 40 pour cent dès la fin des six premiers mois qui ont suivi le vote
du plan, et c’est à cause de ça qu’il avait été décidé qu’il y en avait
qui avaient fait moins que « leurs compétences » –vous voyez ce que
je veux dire ? Qui ? Comment vous auriez pu le dire ? La «famille»
votait à propos de ça aussi. Ils votaient pour savoir quels hommes
étaient les meilleurs, et ceux qui était désignés, étaient condamnés
à faire des heures supplémentaires chaque nuit pour les six mois qui
suivaient– jusqu’au Congrès suivant. Des heures supplémentaires
non-payées, puisque vous n’étiez pas payé d’après la qualité et l’im-
portance de ce que vous produisiez, vous n’étiez pas payé d’après la
quantité que vous étiez capable de produire, mais en fonction de
vos « besoins ».
Est-ce que j’ai besoin de vous expliquer en détail ce qui est arrivé,
après ça… Et quel genre de créatures on était devenu, nous qui avi-
ons été des être humains tout ce qu’il y a de plus normaux ?
Et bien je vais vous le dire quand même, parce que c’est vrai-
ment arrivé.
Nous avons commencé à cacher toutes nos compétences, tous nos
points forts et tout notre savoir-faire, à travailler moins vite, et à faire
très attention à bien surveiller nos collègues pour ne jamais travailler
mieux qu’eux et plus vite qu’eux. Qu’est-ce qu’on pouvait faire d’autre,
puisque nous savions que si jamais nous faisions de notre mieux pour
« la famille », c’était pas des remerciements ou des primes que nous
avions, mais des pénalités ? Nous savions que chaque fois qu’un salo-
pard foutait en l’air une série de moteurs et coûtait de l’argent à la
société –soit par négligence et fainéantise, parce qu’il en avait rien à
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faire, ou simplement parce qu’il était pas compétent– c’est nous qui
devions faire des « heures sup’ » et venir travailler les dimanches. Et
donc c’est comme ça, évidemment, qu’on en est arrivé à faire de notre
mieux pour ne pas être bon.
Il y avait un jeune gars qui s’y est mis, « tout feu tout flamme » pour
« le noble idéal », un petit gars brillant qui n’avait pas fait d’études
mais qui était une tête incroyable. La première année il a imaginé
une nouvelle méthode de travail qui permettait d’économiser des
milliers d’heures. Il a donné ça à « la famille », sans rien demander
en échange en primes ou en avantages ; il aurait rien pu demander,
de toute façon, mais ça lui allait comme ça. C’était « par idéal », qu’il
disait. Mais quand il s’est retrouvé « déclaré » comme l’un des plus
capables de l’usine, par vote, et qu’il a été décidé qu’il devait travail-
ler aussi le soir parce qu’il n’avait pas donné assez –par rapport à ce
qu’il était capable de faire– là il a commencé à la fermer, et il a fermé
sa tête aussi par la même occasion.
Vous auriez pu parier sans risques qu’il ne s’est pas pointé avec des
idées, l’année d’après.
Qu’est-ce qu’ils nous répétaient tout le temps, à propos de la « com-
pétition scandaleuse du système basé sur le profit, « où les hommes
devaient faire la compétition pour savoir qui faisait un meilleur tra-
vail que son voisin ? Scandaleux, hein ? Et bien ils auraient dû voir ce
que c’était quand nous étions tous obligés de faire la compétition les
uns contre les autres pour qui ferait le plus mauvais travail possible.
Moi je vous le dis parce que je l’ai vu de mes yeux : il n’y a pas de
meilleure façon pour détruire un homme que de le mettre dans une
situation où le seul but qu’il peut avoir c’est de ne surtout pas faire
de son mieux, où il doit faire des efforts pour faire un mauvais tra-
vail, jour après jour. Ça –je vous le garanti– ça le finira plus rapi-
dement que l’alcool, ou que de tourner en rond ou que de « faire la
manche ». Mais il n’y avait rien d’autre à faire pour nous que de faire
croire que nous étions des ratés.
La faute dont on avait le plus peur qu’on nous en accuse, c’était d’être
soupçonné de compétence. La compétence, c’était comme un crédit
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que vous aviez à payer mais que vous ne finiriez jamais de payer. Et
à la sortie, qu’est-ce qu’il nous restait, là-bas, qui nous aurait encou-
ragé à travailler ? Vous saviez que vous auriez votre pitance de base,
de toute façon, que vous travailliez ou pas… « Votre logement et
votre minimum vital » qu’ils disaient… Et au-delà de votre pitance,
vous n’aviez aucune chance d’avoir plus, peu importait comment que
vous vous y preniez pour essayer d’y arriver.
Vous ne pouviez pas espérer vous acheter des nouveaux vêtements
pour l’année d’après… Ils pouvaient vous allouer une prime d’ha-
billement, ou ils ne le faisaient pas… Ça pouvait dépendre de si
quelqu’un s’était cassé la jambe, avait besoin d’une operation, ou
avait fait d’autres bébés. Et comme ça, s’il n’y avait pas d’argent
pour des nouveaux vêtements pour tout le monde, et bien vous, vous
n’auriez pas de nouveaux vêtements… « C’est comme ça et puis c’est
tout », ou « Parce que… » qu’ils disaient simplement.
Il y avait un homme qui avait travaillé très dur pendant toute sa vie,
parce qu’il avait toujours voulu envoyer son fils faire des études supé-
rieures. Et bien le garçon a eu son Bac durant la seconde année qui
avait suivi le plan… Mais « la famille » avait décidé qu’elle ne donne-
rait aucune prime pour l’université. Ils ont dit que son fils ne pouvait
pas aller à l’université, tant que les autres ne pourraient pas y envoyer
les leurs, et puis que de toute façon c’était trop cher.
Le père est mort l’année d’après, dans une bagarre à coups de cou-
teau dans un bar… Une bagarre à propos de rien en particulier…
Des bagarres comme ça, il commençait à y en avoir de plus en plus
souvent entre nous.
Et puis il y a eu l’histoire de ce vieux type, un veuf qui n’avait pas
de famille et qui avait un hobby qui lui tenait à cœur : les disques. Je
crois que c’est tout ce qu’il a jamais eu dans sa vie. Avant, dans le
temps, il lui arrivait souvent de sauter des repas, juste pour pouvoir
s’acheter les nouveaux disques de musique classique qui sortaient. Et
bien ils ne lui ont pas donné de prime pour des disques… « c’est un
luxe personnel », qu’ils disaient.
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m’étonne– et parce qu’ils n’avaient pas à s’en faire ; les bébés n’étaient
pas leur soucis, c’était le souci de « la famille ».
En fait, la meilleure chance que vous aviez d’avoir une augmentation
et de respirer un peu pendant un bout de temps, c’était une « prime
d’enfant ». Soit ça, soit une maladie majeure.
Ça ne nous a pas pris beaucoup de temps pour comprendre la musique.
Tout homme qui essayait de jouer la carte de l’honnêteté devait se
priver de tout. Il perdait le goût pour n’importe quel plaisir, il en
arrivait à haïr de dépenser l’équivalent nécessaire pour un paquet
de cigarettes ou pour un paquet de chewing-gums, et s’inquiétait
de savoir si quelqu’un ne pourrait pas avoir « besoin » de cet argent.
Il en venait même à avoir honte de chaque bouchée de nourriture
qu’il avalait grâce à ses nuits épuisantes d’heures supplémentaires,
sachant que cette nourriture n’était pas la sienne de droit, espérant
misérablement qu’on le tromperait plutôt que ce soit lui qui trompe
les autres, qu’il devienne un « suceur », mais pas un « suceur de sang ».
Il ne se marirait pas, il n’aiderait pas les siens à repartir chez eux, il
n’oserait jamais être à l’origine d’une charge supplémentaire pour
sa « famille ». Et puis de toute façon, s’il lui restait encore quelque
sens des responsabilités, il réaliserait qu’il ne pouvait pas se marier
ou mettre décemment des enfants au monde, puisqu’il ne pouvait
pas faire de projets, ne pouvait rien promettre, ne pouvait compter
sur rien.
Mais les sans-avenirs et les irresponsables tiraient pas mal de temps
libre de leur situation. Ils élèvaient leurs bébés, ils mettaient les filles
dans des situations impossibles, ils allaient dans tout le pays conver-
tir les bons à rien qu’ils pouvaient trouver dans leurs familles, chaque
petite sœur enceinte, pour obtenir une « prime de handicap », ils se
trouvaient plus de maladies qu’aucun docteur aurait pu en contester,
ils faisaient exprès de bousiller leur vêtements, leurs meubles, leurs
maisons, n’importe quoi que leur famille priait pour avoir ! Ils trou-
vaient plus de moyens de justifier qu’ils étaient dans le besoin qu’on
pourrait en imaginer… Ils avaient fini par développer un talent pour
ça, et c’était la seule compétence qu’ils pouvaient montrer.
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Que Dieu nous protège, M’dame ! Est-ce que vous voyez ce qu’on
a vu ? On a vu qu’on nous avait donné une loi pour vivre avec, une
loi morale, ils appelaient ça. Une loi qui punissait ceux qui la respec-
taient. Plus vous essayiez de respecter cette loi, et plus vous en souf-
friez ; moins vous respectiez cette loi, et mieux vous en étiez récom-
pensé. Votre honnêteté était comme une sorte d’outil dont votre
voisin pouvait se servir pour vous nuire. L’honnête payait, le mal-
honnête collectait. L’honnête perdait, le malhonnête gagnait.
Combien de temps un homme pouvait rester bon, avec cette loi de
la bonté ?
Nous étions encore vraiment un paquet de travailleurs tout à fait
décents, quand ça a commencé. Il n’y avait pas beaucoup de filous
parmi nous. On connaissait notre travail et on en était fier, et on
travaillait pour la meilleure usine de la région, là où le vieux Starnes
n’embauchait rien d’autre que la « fine fleur » de tout le pays. En l’es-
pace de seulement un an, après que le plan a été voté, il ne restait
plus un seul honnête homme parmi nous. C’était devenu l’enfer, le
genre d’enfer horrible dont les prêcheurs parlent pour vous effrayer,
mais que vous n’auriez jamais cru voir pour de vrai.
Le problème, c’était pas que le plan encourageait quelques bâtards,
mais qu’il transformait des gens tout fait corrects en bâtards, et
qu’il ne pouvait rien faire d’autre que ça… Et ils appelaient ça un
« idéal moral » !
Pourquoi on était censé travailler ? Pour « l’amour de nos frères » ?
Quels frères ? Pour les pique-assiettes, les faignants, les tapeurs
qu’on voyait partout autour de nous ? Et puis qu’ils trichaient ou
qu’ils étaient juste vraiment incompétents, qu’ils ne voulaient pas
ou qu’ils étaient juste incapable… Quelle différence ça faisait pour
nous ? Si nous étions liés pour la vie au niveau de notre inaptitude,
simulée ou vrai… Pendant combien de temps nous en aurions eu
quelque chose à faire, pour qu’on puisse continuer comme ça ? On
n’avait aucun moyen de savoir s’ils étaient capables, on n’avait aucun
moyen de contrôler leurs besoins… Tout ce qu’on savait c’est que
nous étions des bêtes de somme qui luttaient aveuglément dans
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rien du tout, excepté qu’il avait une équipe chargée de ne rien faire, et
comme ça il n’avait pas à se sentir obliger de traîner dans les bureaux.
Le salaire qu’il touchait –bon, je devrais pas appeler ça un salaire,
personne d’entre-nous n’était payé– l’aumône disons, qui lui avait été
votée était bien modeste : environ dix fois ce que je touchais, mais ça
voulait pas dire que vous étiez riche avec ça.
Eric ne s’intéressait pas à l’argent ; il aurait pas su quoi faire avec.
Il passait son temps à traîner avec nous, et il montrait comment
il était « sympa », familier et démocratique. Ce qu’il voulait c’était
d’être aimé, apparemment. Son truc pour y arriver, c’était de tout
le temps nous rappeler qu’il nous avait « offert l’usine ». On pouvait
pas le blairer.
Gérald Starnes était notre directeur de la production. On n’a jamais
pu savoir, au juste, combien il se mettait dans la poche… Ce que
c’était, son aumône à lui ? Pour le savoir, il aurait fallu y mettre une
équipe de comptables, et y faire travailler aussi une équipe d’ingé-
nieurs pour tenter de reconstituer le circuit, direct et indirect, de pas-
sage de l’argent qui arrivait jusqu’à son bureau.
Pas un centime de cet argent n’était censé être pour lui… C’était
tout pour « les dépenses de l’entreprise ». Gerald avait trois voitures,
quatre secrétaires, cinq téléphones, et il avait l’habitude d’organi-
ser des « caviar et Champagne parties » qu’aucun magnat qui payait
ses impôts dans le pays n’aurait été assez riche pour se les offrir. Il
dépensait plus d’argent en une année que ce qu’avaient été les béné-
fices réalisés par son père durant les deux dernières années de sa vie.
On a vu un paquet de cinquante kilos –cinquante kilos ! On s’est
amusé à les peser pour de vrai– de magazines dans le bureau de
Gerald, remplis d’histoires à propos de notre usine et de notre
« noble plan », avec des photos en grand de Gerald Starnes, et des
grands titres qui l’appelait un grand champion social.
Gerald Starnes aimait bien aller dans les ateliers, la nuit, habillé en
costume, faisant flasher un diamant au doigt qui était de la taille
d’une pièce de cinq cents, et secouant tout le temps un « barreau de
chaise » pour faire tomber la cendre partout.
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N’importe quel frimeur qui n’a rien d’autre que son fric pour se faire
remarquer et un mauvais… À part qu’il ne fait pas de mystères pour
dire que c’est son fric, et vous êtes libre de bailler devant lui ou pas ;
c’est comme vous voulez, et vous ne le faites pas, en général. Mais
un bâtard comme Gerald Starnes mettait un point d’honneur à dire
–et il le débitait sans arrêt– qu’il ne s’intéressait pas à la richesse maté-
rielle, qu’il ne faisait que servir « la famille », que tout le luxe c’était
pas pour lui-même, mais pour « le bien commun de nous tous », parce
que c’était nécessaire de maintenir l’image de prestige de l’entreprise
et de notre noble plan aux yeux du public… Et c’est comme ça que
vous en arriviez à haïr cette créature plus que n’importe quel autre
être humain que vous n’aviez jamais haï.
Mais sa sœur, Ivy, était encore pire. Elle, c’était vrai qu’elle n’avait
rien à faire de la richesse matérielle. L’aumône qu’elle touchait était
la même que la notre, et elle se baladait en traînant des chaussures
à talon plats et des robes-chemisier à deux sous… Exprès pour nous
montrer combien elle était « désintéressée ». Elle était notre directeur
de la distribution. Elle était la femme « en charge de nos besoins ».
C’était elle qui nous tenait par la gorge. Bien sûr, la distribution était
décidée par vote… Par « la voix du peuple ». Mais quand le peuple
c’est à peu près six mille voix qui hurlent en même temps, essayant
de décider sans information précise, politique claire ou même rai-
son, quand il n’y a pas de règles du jeu et que chacun peut demander
n’importe quoi, mais n’a droit à rien, quand tout le monde détient un
pouvoir sur la vie de tout le monde à l’exception de la sienne ; alors là
ça devient – comme c’est devenu, d’ailleurs– que « la voix du peuple »,
en fait, c’est celle d’Ivy Starnes.
À la fin de la deuxième année on avait abandonné la prétention
des Congrès de la famille, au nom de « l’efficacité de la production
et des économies de temps ». Un Congrès, ça durait dix jours, ordi-
nairement… Et toutes les pétitions de besoins étaient simplement
envoyées au bureau de Mademoiselle Starnes. Enfin, non… Pas
envoyées. Elles devaient lui être récitées en personne par chaque auteur
de pétition. Après quoi, elle établissait une « liste des distributions »
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faire qu’elle se réalise et qu’il semble rien y avoir qui explique pour-
quoi ils sont tombé amoureux d’une idée pareille… C’est parce qu’il
y a une raison, en fait, dont ils ne veulent pas parler. Et nous c’était
pareil… On n’était pas innocents non plus, quand on a voté « oui »
pour ce plan, de toute façon.
On ne l’a pas fait parce qu’on a cru que ces vieilles âneries du genre
« on est tous des frères et on s’aime tous très fort, et patati et patata »,
étaient honnêtes et sérieuses. On avait une autre raison, mais toutes
ces âneries là nous aidaient à masquer ces vraies raisons aux autres,
et même à nous mentir à nous même pour qu’on en garde une bonne
conscience. Ces âneries nous offraient une chance de faire pas-
ser pour une vertu, quelque chose qu’autrement on aurait eu trop
honte d’admettre.
Il n’y a pas eu un seul homme qui a voté « oui » parce qu’il ne pen-
sait pas que grâce à une histoire de ce genre il pourrait tirer quelque
chose de ceux qui sont plus capables que lui, et même d’avoir un pou-
voir sur eux. Il n’y avait pas un homme qui était déjà bien assez riche
et intelligent, mais qui ne pensait pas qu’il y avait quelqu’un qui était
plus riche et plus intelligent que lui, et qu’un plan comme celui là lui
rapporterait forcément une part, ou mieux, de cette richesse et de
cette intelligence qui étaient supérieures aux siennes.
Mais au moment où il pensait qu’il en récupérerait quelque chose sur
le dos de ceux qui étaient au-dessus de lui, il oubliait toujours que
ceux qui étaient en-dessous de lui pensaient exactement la même chose.
Il oubliait complètement tous ceux qui lui étaient inférieurs, et qui
se précipitaient pour lui piquer exactement ce qu’il espérait piquer à
ceux qui lui étaient supérieurs. Vous saisissez, M’dame ?
Le travailleur qui aimait l’idée que son besoin lui donnait le droit
d’avoir une limousine comme son patron, oubliait que chaque pique-
assiette et chaque clodo sur Terre « déboulerait » aussitôt pour hurler
comme un loup que ses besoins lui garantissaient le droit d’avoir le
même frigidaire que le sien.
C’était ça, notre vrai but, quand nous avons voté –c’était la vérité–
mais on n’aimait pas même y penser trop haut, et c’est pour ça que
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Vous étiez parti pour me dire pourquoi les gens ont commencé à faire
de cette question une expression populaire.
– Oui…
Il était en train de regarder dans le vague, comme s’il avait une vision
qu’il avait étudié des années durant, mais qui demeurait toujours la
même, inchangée et non résolue ; sur son visage, l’expression qui
venait de se former exprimait quelque chose comme une étrange ter-
reur, et une interrogation.
– Vous étiez sur le point de me dire qui était le John Galt dont ils
voulaient parler –pour autant que cette personne ait jamais existé.
– Je l’aurais bien voulu, M’dame. Je veux dire, j’éspère que c’est juste
une coïncidence, juste une phrase qui n’a aucun sens.
– Mais vous aviez quelque chose à l’esprit. Quoi ?
– C’était… C’était quelque chose qui était arrivé durant le tout pre-
mier Congrès dans l’usine de la Twentieth Century. Peut-être que
c’est ça qui en est à l’origine, ou peut être pas. J’en sais rien… Le
Congrès a été tenu durant une nuit, au printemps, il y a douze ans.
Les six mille que nous étions s’étaient rassemblés sur des gradins
construits pour la circonstance, et qui montaient jusqu’aux che-
vrons du plus grand hangar de l’usine. On venait juste de voter pour
le nouveau plan, et on était tous dans un drôle d’état d’excitation.
On en faisait beaucoup trop de bruit, on se réjouissait de « la vic-
toire du peuple » et on criait des menaces contre des sortes d’enne-
mis inconnus ; on avait envi d’en découdre, comme des petits tyrants
qui avaient mauvaise conscience. Il y avait vraiment de l’électricité
dans l’air, et on se sentait prêts à faire n’importe quoi, et on était tous
qu’une foule laide et plutôt dangereuse, à cet instant là.
C’était Gerald Starnes qui était le président de séance, et il arrêtait
plus de frapper avec son maillet pour nous faire taire, et on en a fait
taire quelques uns, mais pas tant que ça, et vous auriez pu voir toute
cette foule qui n’arrêtait pas de bouger d’un côté vers l’autre, comme
de l’eau qu’on ferait bouger dans un moule à tarte.
« Ceci est un moment crucial de l’histoire de l’humanité ! » Gerald
criait au milieu du bruit de la foule ; « Souvenez-vous qu’aucun
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que lui qui avait vu et compris la vérité qu’on avait refusé de voir,
était la rétribution qu’on avait placé nous même au-dessus de nos
têtes, le vengeur, l’homme de cette justice qu’on avait défié. On a
commencé à croire qu’il avait porté sur nous une sorte de malédic-
tion, et qu’on ne pouvait échapper à son verdict, et qu’on ne pourrait
jamais lui échapper… Et c’était ça qui était le plus terrible ; c’était
qu’il ne nous poursuivait pas, c’était nous qui étions tout d’un coup
en train de lui courir après, et lui il était seulement parti sans laisser
de trace. On n’arrivait pas à savoir ce qu’il était devenu, et on pouvait
le trouver nulle part. On se demandait par quelle impossible pouvoir
il avait fait ce qu’il avait promis. Il n’y avait pas de réponse à ça. On
a commencé à penser à lui chaque fois qu’on voyait quelque chose
qui s’effondrait dans le monde, et que personne ne pouvait expliquer,
chaque fois qu’on en prenait un coup, chaque fois qu’on perdait un
espoir, chaque fois qu’on se sentait pris dans cette brume morte et
grise qui semblait descendre partout sur Terre. Peut-être que les gens
nous ont entendu crier cette question là, et qu’ils ne savaient pas ce
qu’on voulait dire, mais ils comprenaient trop bien ce qui nous faisait
le crier. Eux aussi, ils ont commencé à sentir que quelque chose était
en train de s’en aller du monde. Peut-être que c’était pour ça qu’ils
ont commencé à le répéter, chaque fois qu’ils pensaient qu’il n’y avait
plus d’espoir. Je préférerais penser que je me trompe, que ces mots
n’avaient pas de sens, qu’il n’y avait pas d’intention consciente et pas
de vengeur derrière la fin de la race humaine. Mais quand je les ai
entendus répéter cette question, je sentais que j’avais peur. Je pense à
l’homme qui disait qu’il stopperait le moteur du monde. Vous voyez,
son nom, c’était John Galt.
Elle se réveilla parce que le bruit des roues avait changé. C’était
un rythme irrégulier, avec des crissements soudains et courts, des
craquements secs, un son comme un rire hystérique cassé, avec
les secousses agitées du wagon pour l’accompagner. Avant même
de jeter un coup d’œil à sa montre, elle sut que c’était la voie de la
Kansas Western et que le train avait commencé de s’engager sur
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39. Pat Logan fut le conducteur sélectionné pour conduire le premier train à rouler sur
la Ligne John Galt, en compagnie de Dagny Taggart et de Hank Rearden.
Voir 1e partie, Chapître viii (NdT)
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– Fermez là, fit Dagny, « ou je ferme les portes du train et je vous
abandonne ici. »
– Vous n’avez pas le droit de faire ça ! Vous êtes une représentante
des transports en commun ! Vous n’avez pas droit à la discrimination
contre moi ! J’en référerai auprès du Conseil de l’unification !
– … Si je vous donne un train qui vous permettra d’arriver à por-
tée de vue, ou de voix, de votre Conseil, fit Dagny en tournant les
talons. Elle vit Kellogg qui regardait dans sa direction ; son regard
était comme une ligne tirée sous ses mots pour les soumettre à sa
propre attention.
– Trouvez une lampe torche quelque part, fit-elle, « pendant que je
vais chercher mon sac, et on se mettra en route juste après. » Quand
ils commencèrent à marcher en quête d’un téléphone de voie, et
qu’ils eurent dépassé l’alignement silencieux des wagons, ils virent
une autre silhouette qui descendit du train et qui courut dans leur
direction pour les rejoindre. Elle reconnut le clochard.
– Des problèmes, M’dame ? demanda-t-il en s’arrêtant à sa hauteur.
L’équipage a déserté.
Oh, et qu’est-ce qu’on peut faire ?
– Je vais marcher jusqu’à un téléphone et appeler la gare de triage.
– Vous pouvez pas y aller seule, M’dame. Pas de nos jours.
Je ferais mieux de venir avec vous. Elle sourit.
– Merci, mais ça va aller. Monsieur Kellogg va m’accompagner. Au
fait, quel est votre nom ?
– Jeff Allen, M’dame.
– Écoutez, Allen ; avez-vous déjà travaillé dans le chemin de fer ?
– Non, M’dame.
– Bon, et bien vous travaillez pour moi, maintenant. Vous êtes
nommé responsable des chefs de trains, et représentant du vice-pré-
sident exécutif. Là, maintenant, votre travail consiste à prendre ce
train en charge durant mon absence, afin de maintenir l’ordre et
d’empêcher le bétail de céder à la panique. Dites leur que je vous ai
appointé. Vous n’aurez pas besoin de preuves. Ils obéiront à tous ceux
qui attendent de l’obéissance de leur part.
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40. Les deux traits verticaux étant censés représenter un «U» et l’ensemble signifiant
alors : «United States». Il s’agit là d’une explication toute personnelle d’Ayn
Rand qui ne fut jamais reprise par quiconque depuis, et jamais suggérée par
quiconque avant elle. Ayn Rand ne semble pas prendre en considération le
fait que ce signe, en temps que symbole monétaire, était déjà en usage avant la
formation des États-Unis d’Amérique. (NdT)
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– Quel propos ?
– Pour nous rappeler –durant les moments de découragement, dans
la solitude de l’exile– quel est notre vraie patrie, qui a toujours été la
votre, à vous aussi, Mademoiselle Taggart.
– Merci, dit-elle. Elle mit les cigarettes dans sa poche ; il remarqua
que la main de Dagny était en train de trembler en tenant le paquet.
Quand ils atteignirent la sixième des huit bornes kilomètriques,
ils étaient restés silencieux depuis un bon moment, il ne leur res-
tait aucune force pour quoique ce soit d’autre que de faire se mou-
voir leurs pieds. Au loin, ils virent un point lumineux, trop bas au-
dessus de l’horizon et trop agressivement clair pour être une étoile.
Ils continuèrent à le regarder tout en marchant, et ils ne dirent rien
jusqu’à ce qu’ils furent certain qu’il s’agissait d’un puissant signal
électrique, brûlant au milieu de la prairie déserte.
Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
Je ne sais pas, dit-il, « On dirait… »
– Non, fit-elle, « ça ne pourrait pas être ça ; pas dans un endroit
comme celui-là. »
Elle ne voulait pas l’entendre nommer l’espoir qui était né en elle
durant les quelques minutes passées. Elle ne pouvait pas se per-
mettre d’y penser, ou de savoir que cette pensée était de l’espoir.
Ils trouvèrent la boîte du téléphone au huitième kilomètre. Le signal
lumineux était en suspension, tel un point de feu froid et violent, à
moins d’un kilomètre plus au sud.
Le téléphone fonctionnait. Lorsque qu’elle approcha le combiné de
son oreille, elle entendit le bourdonnement de la ligne qui lui sem-
bla être la respiration d’une créature vivante. Puis une voix traî-
nante répondit :
Jessup, de Bradshaw. La voix avait l’air d’être engourdie par
le sommeil.
Ici, c’est Dagny Taggart, qui vous parle depuis le…
Qui ?
– Dagny Taggart, de la Taggart Transcontinental, parlant depuis…
– Oh… Oh, oui… Je vois… Oui ?
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– Nous n’avons rien de prévu sur cette voie avant le Numéro 4, c’est
un train de passagers qui part de Laurel en direction du nord, à
8 : 37. Vous pouvez attendre jusque là. L’aiguilleur de jour sera là, à
ce moment là. Vous pourrez lui parler.
– Espèce d’abruti, je suis en train de vous parler de la Comète !
– Et alors ? Ça me fait quoi, à moi ? C’est pas la Taggart
Transcontinental, ici ! Vous en demandez bien beaucoup pour votre
argent ! Vous n’avez rien fait d’autre que de nous donner des maux
de tête… ! Avec tout le travail en plus que ça nous a demandé, et
rien en échange pour nos petits camarades, le ton de sa voix était
en train de glisser vers l’insolence pleurnicharde, « De quel droit
me parlez-vous sur ce ton là, d’abord. C’est fini, le temps où vous
pouviez parler aux gens comme ça. » Elle n’avait jamais cru qu’il y
avait des hommes avec lesquels une certaine méthode, qu’elle n’avait
jamais utilisé, marcherait ; de tels hommes n’étaient pas recrutés par
la Taggart Transcontinental, et elle n’avait jamais été forcée d’avoir
à faire à eux auparavant.
– Savez-vous qui je suis ? demanda-t-elle, sur le ton froid et supérieur
habituellement réservé à l’usage de la menace personnelle.
Et ça marchait.
– Je… Je crois bien, répondit-il.
– Alors laissez-moi-vous dire ceci : si vous ne m’envoyez pas immé-
diatement un équipage, vous vous retrouverez sans emploi moins
d’une heure après que j’aurai atteint Bradshaw, endroit que j’aurais
atteint tôt ou tard. Vous feriez mieux de vous débrouiller pour que
cela arrive le plus tôt possible.
– Oui, M’dam’, dit-il.
– Faites venir un équipage de train de voyageurs au grand complet, et
donnez leur l’ordre de nous ammener jusqu’à Laurel, où nous aurons
nos propres hommes.
– Oui, M’dam’, il ajouta, « Informerez-vous les bureaux que c’est vous
qui m’avez dit de faire ça ? »
Je le ferai.
Et que c’est vous qui en assumez la responsabilité ?
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Puis elle se trouva seule aux prises avec les lumières des instruments
de son tableau de bord, et avec l’étendue des étoiles au-delà de son
film de verre. Il n’y avait rien d’autre pour la porter que le batte-
ment du moteur et la conscience de l’esprit des hommes qui avait
fait l’avion. Mais quoi d’autre nous porte n’importe où ? se dit-elle.
La ligne de sa course allait vers le nord-ouest pour couper en dia-
gonale à travers l’État du Colorado. Elle savait qu’elle avait choisi la
route la plus dangereuse, au-dessus d’une étendue trop longue de la
barrière rocheuse constituée des pires montagnes ; mais c’était la route
la plus directe, et la sécurité reposait sur l’altitude, et aucune mon-
tagne ne paraissait dangereuse, comparée à l’aiguilleur de Bradshaw.
L’étendue d’étoiles ressemblait à de la mousse, et le ciel semblait
remplis de mouvements d’écoulement, le mouvement de bulles qui
se formaient et prenaient place, le flottement de vagues circulaires
sans progression. Une étincelle de lumière jaillissait sur la Terre de
temps à autre, et elle semblait plus lumineuse que tout le bleu sta-
tique au-dessus. Mais elle était isolée et suspendue entre le noir des
cendres et le bleu d’une crypte, elle semblait lutter pour son fragile
piétement, elle lui adressait un salut et s’en allait.
Le trait pâle d’une rivière émergea lentement du vide, et pour un
long moment il demeura en vue, planant imperceptiblement à sa ren-
contre. On aurait dit une veine phosphorescente apparaissant à tra-
vers la peau de la Terre, une veine délicate et exsangue.
Quand elle vit les lumières d’une petite ville, telle une poignée de
pièces d’or lancée sur la prairie, les violentes lumières brillantes ali-
mentées par un courant électrique, elles semblèrent aussi distantes
que les étoiles et désormais inaccessibles. L’énergie qui les avait
fait s’allumer était partie, le pouvoir qui avait créé des centrales
électriques dans des prairies vides avait disparu, et elle ne voyait
aucun voyage qui aurait permit de le faire revivre. Pourtant, celles-ci
avaient été des étoiles –se dit-elle en regardant en bas– elles avaient
été son but, son phare guidant sa route, l’aspiration qui la portait
tout au long de sa course ascendante. Cela que d’autres prétendaient
ressentir à la vue des étoiles –étoiles dont nous sommes préservés
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avec les accords de son thème qui surgissaient telle une vision loin-
taine qui devait être atteinte.
Elle vit l’aéroport d’Afton depuis un intervalle de plusieurs kilo-
mètres, comme un quadrilatère d’étincelles, puis comme une broche
faite de rayons blancs. Il était éclairé pour un avion s’apprêtant à
décoller et elle devait attendre son tour pour atterrir. Décrivant des
cercles dans l’obscurité qui encerclait la piste, elle vit le corps d’ar-
gent d’un avion s’élevant des feux blancs tel un phoenix et –selon
une trajectoire rectiligne, presque en laissant un sillage de lumière
derrière lui en suspension pour l’espace d’un instant– s’éloignant
vers l’est.
Puis elle décrivit une large courbe pour prendre sa place, pour plon-
ger vers l’allée lumineuse ; elle vit une bande de ciment voler devant
son visage, elle sentit la secousse des roues qui la stoppèrent à temps,
puis la traînée de son propre mouvement mourant, et l’avion se lais-
ser apprivoiser par la sécurité d’une voiture tandis qu’il longeait dou-
cement la piste d’atterissage.
C’était un petit aérodrome privé, qui servait la maigre fréquence des
vols de quelques groupes industriels qui demeurait encore en exis-
tence, à Afton. Elle vit un employé au sol, solitaire, se pressant au-
devant d’elle. Elle sauta sur le sol au moment où l’appareil s’immo-
bilisa définitivement, les heures du vol balayées de son esprit par
l’impatience, au-delà d’une étendue de temps d’encore quelques
minutes de plus.
– Pourrais-je obtenir une voiture pour m’emmener tout de suite
jusqu’à l’Institut de Technologie, demanda-t-elle. L’employé la
regarda d’un air surpris.
– Pourquoi, oui, je pense bien, M’dame. Mais… Mais pourquoi faire.
Il n’y a personne là-bas.
– Monsieur Quentin Daniels s’y trouve.
L’employé secoua lentement la tête ; puis il agita son pouce en direc-
tion des lumières de la queue de l’appareil qui se rétrécissaient dans
le ciel.
Monsieur Daniels, c’est là qu’il est, maintenant.
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Quoi ?
Il vient juste de partir.
Partir ? Pourquoi ?
– Il est parti avec un homme qui est arrivé il y a deux ou trois heures
pour venir le chercher.
– Quel homme ?
– J’sais pas, jamais vu avant, mais, « la vache » ! Il a un de ces zincs !
Elle était déjà aux commandes de son appareil, elle accéléra le long
de la piste et elle s’éleva dans le ciel ; telle une balle, son avion fonça
en direction de deux étincelles rouge et verte qui clignotaient au loin
dans le ciel d’est–tandis qu’elle répétait encore :
– Oh non, ils ne l’auront pas ! Ils ne l’auront pas ! Ils ne l’auront pas !
« Une bonne fois pour toutes », pensa t-elle, en serrant les commandes
comme si elles étaient l’ennemi auquel elle ne devait pas renoncer,
ses mots espacés tel des explosions accompagnant une traînée de feu
dans son esprit, pour les lier ; « une bonne fois pour toutes… Pour
rencontrer le « destructeur » dans un face à face… Pour apprendre
qui il est et où il va pour y disparaître… Pas le moteur… Il ne va pas
emporter le moteur dans l’obscurité de son inconnu monstrueux et
fermé… Il ne va pas s’échapper, cette fois… »
Une bande de lumière s’élevait dans le ciel, à l’est, et elle semblait
venir de la Terre, s’allumant le temps d’un souffle, maintenue et libé-
rée. Dans le bleu profond au-dessus, l’avion de l’étranger était une
simple étincelle qui changeait de couleur et clignotait d’un côté vers
l’autre, telle l’extrémité d’un pendule se balançant dans l’osbcurité
et mesurant le temps.
La courbe de la distance suggérait l’illusion que l’étincelle était en
train de redescendre plus près de la Terre, et elle poussa la manette
des gaz à fond pour ne pas perdre l’étincelle de vue, pour ne pas lui
laisser toucher la ligne d’horizon puis disparaître. La lumière flot-
tait dans le ciel, comme si elle était dessinée au-dessus de la Terre
par l’avion de l’étranger. L’avion se dirigea vers le sud-est, et elle le
suivit dans le lever de soleil imminent.
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fit aussi proche que possible d’un sourire ; c’était lui qui pilotait son
avion pour elle, se dit-elle ; il lui avait donné le pouvoir de le suivre
avec la maîtrise d’un somnanbule qui ne faisait pas de faux pas.
Comme si elle répondait d’elle-même au contrôle de l’avion de
l’étranger, l’aiguille de son altimètre indiquait qu’elle prenait lente-
ment de l’altitude. Elle était en train de monter et elle allait mon-
ter encore, et elle se demanda quand sa respiration et son moteur ne
fonctionneraient plus.
Il se dirigeait vers le sud-est, en direction des montagnes les plus
hautes qui obstruaient la course du soleil.
Ce fut l’avion de l’étranger qui fut frappé par le premier rayon de
soleil. Il envoya un reflet violent pour un instant, tel un souffle de
feu blanc, envoyant des rayons tirés depuis ses ailes.
Les pics de la chaîne de montagnes arrivèrent ensuite : elle vit la
lumière du soleil atteindre la neige dans les crevasses, puis dégouli-
ner le long des flancs de granite ; elle découpait de violentes ombres
sur les corniches et amenaient les montagnes vers la finalité vivante
d’une forme.
Ils étaient en train de survoler l’étendue la plus sauvage du Colorado,
inhabité, inhabitable, inaccessible aux hommes, à pied comme par
avion. Aucun atterrissage n’était possible dans un rayon de plus cent
cinquante kilomètres ; elle jeta un coup d’œil à sa jauge de carbu-
rant : il lui restait une demi-heure de vol. L’étranger était en train
de se diriger droit vers une autre chaîne, plus haute encore. Elle se
demanda pourquoi il choisissait un trajet qu’aucune route aérienne
ne traversait et ne traverserait jamais. Elle aurait voulu que cette
chaîne soit derrière elle ; c’était le dernier effort qu’elle pouvait espé-
rer faire.
L’avion de l’étranger relâcha soudainement sa vitesse. Il était en train
de perdre de l’altitude juste au moment où elle s’était attendue à ce
qu’il en prenne. La barrière de granite était en train de s’élever au-
devant de sa trajectoire pour le rencontrer, tentant d’atteindre ses
ailes ; mais la longue course fluide de son mouvement glissait vers
le bas. Elle ne pouvait détecter aucune manœuvre brusque, aucun
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pour venir se placer devant ses yeux. En l’espace d’un instant, quand
elle reposa à nouveau les mains sur les commandes, la lumière était
partie, mais son appareil amorçait un tonneau.
Il y eut une explosion de silence dans ses oreilles et une pale de son
hélice se dressa, raide, devant elle : son moteur était arrêté.
Elle essaya de tirer les commandes pour relever le nez de l’avion, mais
il continuait de descendre ; et ce qu’elle vit fuir devant ses yeux n’était
pas une étendue de rochers déchiquetés, mais l’herbe verte d’une
piste d’atterrissage, là où il ne s’en était trouvé aucune auparavant.
Il n’y avait pas de temps pour voir le reste. Il n’y avait pas de temps
pour chercher des explications. Il n’y avait pas de temps pour arrêter
le mouvement de tonneau qui avait maintenant amené son appareil
sur le dos. La Terre était un plafond vert qui descendait sur elle, à
une distance de quelques petites centaines de pieds, et qui se rédui-
sait rapidement.
Projetée depuis un côté de la carlingue à l’autre, tel un pendule battu
de part et d’autre, s’accrochant aux commandes, à moitié dans son
siège, à moitié sur ses genoux, elle lutta pour redresser l’appareil et
l’amener en vol plané, dans le but d’effectuer un atterrissage sur le
ventre tandis que le sol tournait autour d’elle, défilant au-dessus
d’elle, puis en-dessous, les spirales de ses mouvements se rappro-
chant. Son bras tirant le volant, sans aucune chance de savoir si elle
pouvait y parvenir, avec son espace et son temps qui s’écoulaient vers
leurs fins proches, elle ressentit –dans un flash de sa pleine et violente
pureté– ce sens spécial de l’existence qui avait toujours été le sien ;
dans un moment de consécration à l’amour qu’elle lui portait ; de son
déni de catastrophe rebelle, à son amour de la vie et de la valeur sans
égale qui était elle-même, elle eut la féroce et fière certitude qu’elle
survivrait. Et, en réponse à la Terre qui volait pour la rencontrer, elle
entendit dans son esprit, comme une moquerie adressée au destin,
comme son cri de défi, les mots de la phrase qu’elle haïssait, les mots
de la défaite, de désespoir et de supplication pour de l’aide :
– Oh, bon sang ! Qui est John Galt ?
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TROISIÈME PARTIE
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CHAPITRE I
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Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit la lumière du soleil, les feuilles
vertes et le visage d’un homme. Elle se dit : « je sais ce que c’est. »
C’était le monde comme elle avait espéré le voir lorsqu’elle avait
seize ans –maintenant elle l’avait atteint– et cela semblait si simple,
si dépourvu de surprise, que ce qu’elle en ressentit fut comme une
bénédiction prononcée pour l’univers au moyen de trois mots : « Mais
bien sûr ».
Elle avait le regard levé en direction d’un homme qui était agenouillé
à coté d’elle, et elle sut que durant toutes les années qui se trouvaient
derrière elle, ceci était ce qu’elle aurait donné sa vie pour le voir :
un visage qui ne portait aucune marque de douleur, de peur ou de
culpabilité. La forme de sa bouche était toute fierté, et plus que cela :
c’était comme s’il était fier de se savoir fier. Les surfaces anguleuses
de ses joues lui firent songer à de l’arrogance, à de la tension, à du
mépris ; cependant le visage n’avait aucune de ces caractéristiques, il
avait leur somme finale : l’expression d’une détermination sereine et
de la certitude, et la promesse d’une innocence impitoyable qui ne
rechercherait pas le pardon ni ne l’accorderait. C’était un visage qui
n’avait rien à cacher ou à fuir, un visage qui exprimait l’absence de
la peur d’être vu, ou de voir, tant et si bien que la première chose
qu’elle saisit à propos de lui fut la perception intense de son regard ;
c’était comme si, de tous les sens dont la nature l’avait pourvu, sa
faculté de la vision était celui qu’il aimait le plus, et que l’exercice de
celui-ci lui apportait une joyeuse aventure qui n’avait pas de limites,
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– C’est une autre sorte d’existence, fit Galt, « Mais pour ce qui
concerne la mort, est-ce que cela ne vous semblerait pas plutôt être
le contraire ? »
Oh oui, fit-elle, « oui… » Elle adressa un sourire à Mulligan.
Où se trouve « la porte de devant » ?
Ici, répondit-il en pointa un doigt droit vers son front.
– J’ai perdu la « clé », dit-elle simplement, sans aucune forme de res-
sentiment, « J’ai perdu toutes les clés, là, maintenant. »
– Vous les trouverez. Mais, bordel, qu’est-ce que vous fichiez dans
cet avion ?
J’étais en train de le suivre.
Lui ? il pointa un doigt en direction de Galt.
Oui.
– Vous avez de la chance d’être en vie ! Êtes-vous salement amochée ?
– Je ne pense pas.
– Vous aurez à répondre à quelques questions, une fois qu’ils vous
auront rafistolé. Il lui tourna le dos abruptement, et se remit en
route pour redescendre vers sa voiture en marchant au devant du
petit groupe, puis il retourna la tête pour adresser un regard à Galt.
– Bon, et bien qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Il y a là une chose
contre laquelle on ne s’était pas préparé : le premier briseur de grêve.
– Le premier… Quoi ? demanda-t-elle.
– Laissez tomber, coupa Mulligan, puis il ramena son regard sur Galt.
– Qu’est-ce qu’on fait ?
– Ce sera à moi de m’en occuper, dit Galt, « J’en serai responsable.
Vous, vous prenez Quentin Daniels. »
– Oh, il n’est pas du tout un problème. Il n’a besoin de rien d’autre
que de se familiariser avec les lieux. Il a l’air de connaître tout le reste.
Oui. Il a pratiquement fait tout le chemin par lui-même. Il la vit en
train de l’observer avec étonnement, et dit :
Il y a une chose à propos de laquelle je dois vous remercier, Mademoi
selle Taggart : vous m’avez adressé un compliment, lorsque vous avez
choisi Quentin Daniels pour suivre mes recherches. Il était un can-
didat plausible, en effet.
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Il soutint son regard ; elle vit le léger mouvement qu’elle avait déjà
relevé comme étant typique de lui : ce mouvement de sa bouche
orgueilleusement intraitable qui formait une courbe suggérant un
léger sourire.
– Comprenez-le comme vous voulez, répondit-il.
Elle laissa s’écouler un instant pour souligner sa décision d’afficher
une expression sévère, puis elle ajouta froidement, sur le ton accusa-
teur réservé à un ennemi :
– Vous saviez que j’étais en train de voyager en train pour me rendre
chez Quentin Daniels ?
– Oui.
– Vous vous êtes dépêché d’arriver avant moi dans le but de ne pas
me laisser le voir ? Dans le but de me battre… En sachant pertinem-
ment quelle sorte de désappointement cela m’occasionnerait ?
– Bien sûr.
Ce fut elle qui regarda ailleurs et demeura silencieuse. Il se leva pour
préparer le reste de leur petit déjeuner. Elle l’observa tandis qu’il s’af-
fairait devant la cuisinière, en train de toaster le pain, de faire frire
les oeufs et le bacon. Il y avait une aisance décontracté suggérant la
compétence dans sa manière de travailler, mais il s’agissait d’une
compétence relevant d’une autre profession ; ses mains se dépla-
çaient avec la précision et la rapidité de celles d’un ingénieur mani-
pulant des leviers sur un pupitre de commande. Elle se souvint tout
à coup où elle avait déjà vu un expert en train d’accomplir une per-
formance absurde.
– Est-ce cela que vous avez appris du docteur Akston ? demanda-t-
elle en désignant la cuisinière.
– Ça, entre autres choses.
– Vous a-t-il appris à passer votre temps… Votre temps ! –elle ne put
empêcher le soupir d’indignation d’interrompre sa voix– « à ce genre
de travail ? »
– J’ai passé du temps à accomplir des tâches de bien moindre impor-
tance. Lorsqu’il posa l’assiette devant elle, elle demanda :
– Où avez-vous trouvé cette nourriture ? Ont-ils une supérette, ici ?
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« A » EST « A »
– Oui, c’est vrai… Mais ne vous agitez pas comme ça, ou le docteur
vous ordonnera de rester alitée.
– L’alimentation en électricité… Dit-elle en s’étouffant, « l’alimenta-
tion en électricité… Est assurée au moyen de votre moteur ? »
– Oui.
– Il est construit ? Il fonctionne ? Il est en train de fonctionner, là ?
Il a cuit votre petit déjeuner.
Je veux le voir !
Ne vous esquintez pas la santé pour regarder cette cuisinière. C’est
juste une cuisinière tout à fait ordinaire, comme n’importe quelle
autre, seulement elle coûte des centaines de fois moins cher à
faire fonctionner. Et c’est tout ce que vous aurez la chance de voir,
Mademoiselle Taggart.
Vous m’avez promis de me faire découvrir cette vallée.
Je vous la montrerai. Mais pas le générateur électrique.
– M’emmenerez-vous visiter cet endroit, maintenant, quand nous
auront fini notre petit déjeuner ?
Si vous voulez… Et si vous êtes capable de vous déplacer.
Je le suis. Il se leva, alla jusqu’à un téléphone et composa un numéro.
– Allo, Midas ? … Oui… Il l’a fait ? Oui, elle va bien… Pourriez-
vous me louer votre voiture pour la journée ? … Merci. Au tarif habi-
tuel… 25 cents… Pourriez-vous me la faire envoyer ? … Auriez-vous
une sorte de canne, par hasard ? Elle en aura besoin… Ce soir ? Oui,
ça ne devrait pas poser de problèmes. Nous y serons. Merci. Il rac-
crocha. Elle le regarda avec incrédulité.
– Vous ai-je entendu dire que Monsieur Mulligan, dont la fortune est
estimée à environ 200 millions de dollars –je crois– va vous deman-
der « 25 cents » pour avoir utilisé sa voiture ?
– C’est exact.
– Comment ça : n’aurait-il pu tout simplement vous l’offrir, par cour-
toisie ? Il la considéra un moment, étudiant son visage, comme pour
délibérément lui laisser voir l’amusement qu’il en tirait.
– Mademoiselle Taggart, fit-il finalement, « nous n’avons aucune
loi dans cette vallée, aucune rêgle, aucune organisation formelle
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d’aucune sorte. Nous venons ici parce que nous voulons nous reposer.
Mais nous avons certaines coutumes que nous observons tous, parce
qu’elles relèvent de choses dont nous avons besoin de nous reposer.
Donc, je dois vous avertir qu’il y a un mot qui est interdit dans cette
vallée : le mot « donner. » »
– Je suis désolé, fit-elle, « Vous avez raison ».
Il se reversa une tasse de café et tendit un paquet de cigarettes dans
sa direction. Elle sourit lorsqu’elle prit une cigarette : elle portait le
symbole du dollar.
– Si vous ne vous sentez pas trop fatiguée, en fin d’aprèsmidi, fit-
il, « Mulligan nous a invité pour le dîner. Il aura invité d’autres per-
sonnes, je pense, que vous serez heureuse de rencontrer. »
– Oh, bien sûr ! Je ne serais pas trop fatiguée. Je pense que je ne me
sentirai plus jamais fatiguée. Ils étaient en train de finir leur petit
déjeuner, quand elle vit la voiture de Mulligan s’arrêter devant la
maison. Le chauffeur sauta du véhicule, courut jusqu’à la porte de
la maison, et entra précipitamment dans la pièce, sans même s’inter-
rompre pour sonner ou frapper à la porte. Cela lui prit un moment
pour réaliser que le jeune homme impatient, essoufflé et échevelé
était Quentin Daniels.
– Mademoiselle Taggart, s’écria-t-il en soufflant, « je suis désolé ! »
La culpabilité désespérée de sa voix contrastait avec l’expression de
joyeuse excitation de son visage.
– Je n’ai jamais manqué à ma parole avant cela ! Il n’y a pas d’ex-
cuse pour cela, je ne peux pas vous demander de me pardonner, et
je sais que vous ne le croiriez jamais, mais la vérité, c’est que j’ai…
J’avais oublié !
Elle jeta un coup d’œil en direction de Galt.
– Je vous crois.
– J’ai complètement oublié que j’avais promis de vous attendre, j’ai tout
oublié… Jusqu’à il y a seulement quelques minutes, quand Monsieur
Mulligan m’a raconté que vous vous étiez écrasée ici en avion, et alors
là j’ai compris que c’était de ma faute, et si jamais quelque chose vous
était arrivé… Oh Dieu merci, comment vous sentez-vous ?
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41. Il y eut réellement une société américaine de construction aéronautique Sanders
qui ne produisit qu'un seul modèle d'avion de tourisme monomoteur, le ERCO
Ercoupe 415-G. Il semble bien que ce soit à cet avion qu’Ayn Rand ait songé
pour le trajet de Dagny jusqu' à la vallée. La production du ERCO Coupé fut
entreprise en 1939 par la société Engineering and Research Corporation (ERCO).
En 1947, la société ERCO revendit son outillage de production et son stock de
pièces détachées à la société Sanders Aviation (telle que nommée dans ce livre), qui
en poursuivit la fabrication. Construit en aluminium, le Ercoupe 415-G fut un
avion innovant à bien des égards, au point que Sanders Aviation en continua
la production jusqu'en 1970, date à laquelle 5 685 Ercoupe 415-G avaient été
produits. Il est intéressant de relever que cet avion avait la réputation d' être
impossible à mettre en vrille–ce qui sauva certainement Dagny. De nombreux
avions Ercoupe 415-G volent encore aujourd' hui. (NdT)
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Qui, alors ?
Richard Halley… Musique. C’est le meilleur élève d’Halley.
Elle sourit.
– Je sais, nous sommes dans un endroit où l’on emploie rien d’autre
que des aristocrates pour accomplir les boulots qui réclament le
moins d’intelligence.
– Ils sont tous des aristocrates, ça c’est bien vrai, dit Ellis Wyatt,
« parce qu’ils savent qu’il n’existe pas de chose telle qu’un travail stu-
pide… Mais seulement des gens stupides qui ne veulent pas faire
ces boulots là. » Le pétrolier était en train de les regarder depuis en
haut, les écoutant avec curiosité. Elle releva les yeux pour le regar-
der ; on aurait dit un chauffeur de poids-lourd, et c’est pourquoi
elle demanda :
– Qu’est-ce que vous faisiez avant, à l’extérieur ? Un professeur de
philologie comparative, j’imagine ?
– Non, M’dam’, répondit-il, « Je conduisais des semiremorques. Mais
c’était pas ce que voulais faire pour le restant de mes jours. »
Ellis Wyatt était en train de regarder un peu partout autour de lui,
avec une attitude d’orgueil attendant la reconnaissance ; c’était la
fierté d’un hôte durant une réception formelle dans un salon, et
l’impatience d’un artiste à l’heure de l’ouverture d’un vernissage lui
étant consacré.
Elle sourit et demanda, en désignant la machinerie :
Schiste bitumineux ?
Hm-hm.
– C’est le procédé sur lequel vous travailliez à le developper, quand
vous étiez encore « sur Terre » ? Elle l’avait dit involontairement, et
elle eut un peu le souffle coupé en entendant ses propres mots. Il rit.
Quand j’étais en enfer… Oui. Je suis sur Terre, maintenant.
Quelles quantités produisez-vous ?
200 barrils-jour.
Une note de tristesse revint dans le son de sa voix :
– C’est le procédé grâce auquel vous aviez l’intention de remplir cinq
trains de citernes par jour.
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45. Le gallon, unité liquide américaine, vaut 3,78 litres. (NdT)
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d’un livre feuilleté par le déplacement d’air que créait leur voi-
ture : SUPERMARCHE MULLIGAN, CUIRS ET PEAUSSERIES ATWOOD,
BOIS NIELSEN–puis le symbole du dollar au-dessus de la porte
d’une petite usine en briques, associé à l’inscription SOCIETE DES
TABACS MULLIGAN.
Qui assiste Mulligan dans son entreprise ? demanda t-elle.
Le docteur Akston, répondit-il.
Il y avait quelques passants, quelques hommes, moins de femmes, et
ils marchaient tous avec une sorte d’empressement déterminée par
un but, comme s’ils savaient exactement ce qu’ils étaient venus cher-
cher ici. Les uns après les autres, ils s’arrêtaient en voyant passer la
voiture, ils faisaient des signes de la main à Galt et ils la regardaient
avec une curiosité et une reconnaissance dépourvues d’étonnement.
Ai-je été attendue depuis longtemps, ici ? demanda-t-elle.
Vous l’êtes toujours, répondit-il.
Sur le bord de la rue, elle vit une structure faite de grandes vitrines
maintenues par une armature de bois ; mais pendant un bref ins-
tant il lui sembla que c’était seulement un cadre pour une peinture
représentant une femme ; une grande femme fragile avec des che-
veux blonds pâle et un visage d’une telle beauté qu’il semblait voilé
par la distance, comme si l’artiste qui l’avait peint avait seulement été
capable de la suggérer, et non de la rendre vraiment réelle. L’instant
suivant, la femme bougea la tête–et Dagny réalisa qu’il y avait des
gens aux tables à l’intérieur de la structure, que c’était une cafétéria,
et que la femme se tenait derrière le comptoir, et qu’elle était Kay
Ludlow, la star de cinéma qui, une fois qu’on l’avait vu, ne pouvait
plus jamais être oubliée ; la star qui s’était retirée de la scène et avait
disparu il y avait cinq ans, pour être remplacée par des filles por-
tant des noms aussi ordinaires que possible et des visages interchan-
geables. Mais au choc de ce qu’elle était en train de réaliser, Dagny
songea au genre de films qui étaient réalisés aujourd’hui… Et c’est
alors qu’elle se dit que la cafétéria était un usage de la beauté de Kay
Ludlow, plus approprié qu’un rôle dans un film à la gloire du lieu
commun de n’avoir aucune gloire.
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49. Une pièce de 1 Penny américaine est de la même taille, de la même épaisseur et
faite du même métal qu’une pièce de 2 centimes d’Euro. (NdT)
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ouvert les yeux sur la terre de la vallée ; instant qui s’unissait à celui
du début de sa quête.
Elle se tenait là, le regard relevé vers la structure, sa conscience ayant
capitulé devant une vision et une émotion uniques dépourvues de
mots ; mais elle avait toujours su qu’une émotion était une somme
réalisée par une machine à additionner de l’esprit, et ce qu’elle éprou-
vait maintenant était le total instantané de toutes les pensées qu’elle
n’avait pas à nommer, la somme totale d’une longue progression,
telle une voix lui racontant par le moyen de sensations : Si elle s’était
accrochée à Quentin Daniels, avec pas l’ombre d’une chance d’uti-
liser le moteur, dans le seul but de s’assurer que l’exploit était une
chose qui n’avait pas disparu de la surface de la Terre ; si –tel un plon-
geur entraîné par ses plombs dans le fond d’un océan de médiocrité,
sous la pression des hommes avec des yeux de gélatine, avec des voix
de caoutchouc, avec des convictions en forme de spirale, avec des
âmes et des mains qui ne s’engagent jamais– elle s’était accrochée,
comme à sa ligne de vie et à son tube à oxygène, à la pensée d’un
exploit superlatif de l’esprit humain ; si, à la la vue du reste du moteur,
dans un cri soudain de suffocation, comme une dernière protesta-
tion en réaction à ses poumons mangé par la corruption, le docteur
Stadler avait crié pour quelque chose, de ne pas mépriser, mais d’ad-
mirer, et que ceci avait été le cri, le désir et la source de sa vie ; si elle
avait bougé, tirée par la faim de sa jeunesse pour une vision de com-
pétence propre, solide et radieuse ; alors c’était ici devant elle, atteint
et fini, le pouvoir d’un esprit incomparable matérialisé sous la forme
d’un réseau de câbles brillant paisiblement sous un ciel d’été, tirant
de l’espace une puissance incalculable dans le secret de l’intérieur
d’une petite masure de pierre.
Elle songea à cette structure faisant la moitié de la taille d’un box
pour automobile, remplaçant les centrales électriques du pays, les
énormes conglomérations d’acier, de carburant et d’efforts ; elle
songea au courant se deversant depuis cette structure, levant des
grammes, des kilos, des tonnes d’efforts depuis les épaules de ceux
qui le feraient ou l’utiliseraient, additionnant ainsi des heures, des
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Il n’y avait aucune émotion dans sa voix, rien d’autre que la pronon-
ciation des mots clairement espacés qu’il dit avec la pleine connais-
sance de leur sens ; mais elle savait qu’elle était en train d’assister au
moment le plus solennel auquel il lui serait jamais donné d’assister ;
elle était en train de voir l’âme nue d’un homme, et le prix qui avait
été payé pour prononcer ces mots, elle était en train d’entendre un
écho du jour où il avait prononcé ces mots pour la première fois, et
avec la pleine connaissance des années qui avaient suivi ce moment ;
elle sut quel genre d’homme s’était dressé pour faire face à six mille
autres durant une nuit sombre de printemps, et pourquoi ils avaient
eu peur de lui ; elle sut que ceci était la naissance et le cœur de toutes
les choses qui étaient arrivées au monde durant les douze années qui
avaient suivi cet instant ; elle sut que ceci était d’une bien plus grande
importance que le moteur caché à l’intérieur de la structure ; elle le
sut au son de la voix d’un homme prononçant, comme pour se le rap-
peler à lui-même et y dédier sa vie, encore :
– Je jure sur ma vie… Et sur mon amour pour elle… Que je ne vivrai
jamais pour le service d’un autre homme… Ni ne demanderai à un
autre homme… De vivre… Pour la mienne.
Cela ne la surprit pas, cela sembla banal et presque sans impor-
tance, qu’à la fin du dernier son, elle vit la porte s’ouvrir lentement,
sans aucune intervention manuelle, s’ouvrant vers l’intérieur sur une
bande d’obscurité croissante.
Au moment où une lumière électrique s’alluma à l’intérieur de la
structure, il saisit la poignée et la tira pour refermer la porte, son ver-
rou cliquant pour confirmer l’état de scellement, à nouveau.
– C’est un verrou qui fonctionne avec le son, expliqua-t-il ; son visage
était serein, « Cette phrase est la combinaison de sons nécessaire à
son ouverture. Je me soucie peu de vous révèler ce secret… Parce que
je sais que vous ne prononcerez pas ces mots jusqu’à ce que vous leur
accordiez le même sens que celui que je leur ai donné. »
Elle inclina la tête.
– C’est exact.
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– Ceci ? elle rit tout à coup, en regardant les visages des hommes
contre la vive lueur d’or de la lumière solaire emplissant les grandes
fenêtres, « On dirait… Vous savez, je n’avais jamais espéré revoir
encore aucun d’entre-vous, je me demandais parfois combien j’au-
rais été prête à donner, juste pour vous entrevoir encore une der-
nière fois, ou pour encore un dernier mot de vous –et maintenant–
maintenant c’est comme ce rêve que vous faisiez quand vous étiez
enfant, quand vous pensiez qu’un jour, au paradis, vous verriez ces
grands disparus que vous n’aviez pas vu sur terre de leur vivant, et
vous choisissiez, dans les siècles passés, les grands hommes que vous
auriez aimé rencontrer. »
– Et bien, cela est un indice menant à la nature de notre secret, fit
Akston, « Demandez-vous si nous devrions laisser le rêve du para-
dis et de la grandeur nous attendre dans notre tombe… Ou si il doit
demeurer le notre ici, maintenant et sur cette Terre ».
– Je sais, répondit-elle d’une voix basse.
– Et si vous rencontriez ces grands hommes au paradis, demanda Ken
Danagger, « que voudriez-vous leur dire ? »
– Juste… Juste « bonjour », je pense.
– Ce n’est pas tout, reprit Danagger, « Il y a quelque chose que vous
souhaiteriez entendre d’eux. Je ne le savais pas, moi non plus, jusqu’à
ce que je le vois pour la première fois » –il désigna Galt– « et il me
l’a dit, et là j’ai su à coté de quoi j’étais passé durant toute ma vie.
Mademoiselle Taggart, ce que vous aimeriez, ce serait de les voir
vous regarder et vous dire « Bravo ». » Elle laissa retomber sa tête et
acquiesça silencieusement, la tête basse, pour ne pas lui laisser voir
la venue soudaine des larmes dans ses yeux.
– Bon, et bien alors : Bravo, Dagny ! Bravo… Vraiment, bravo. Et
maintenant, il est temps pour vous de vous reposer de ce fardeau
qu’aucun d’entre nous n’aurait jamais dû avoir à porter.
– La ferme, fit Midas Mulligan avec une inquiétude anxieuse en
observant la tête baissée. Mais elle releva la tête, en souriant.
– Merci, dit-elle à Danagger.
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certitude que le spectacle était de lui et que c’était lui qui le dirigeait,
qu’il l’avait préparé depuis longtemps déjà, et que tous les autres le
savaient autant qu’elle.
Elle nota qu’une autre personne qui était intensément consciente de
la présence de Galt, Hugh Akston, lui adressait un regard de temps
à autre, involontairement, presque subrepticement, comme s’il lut-
tait pour ne pas avoir à confesser la solitude d’une longue sépara-
tion. Akston ne parlait pas à Galt, comme s’il tenait sa présence
pour acquise. Mais par une fois, quand Galt se pencha en avant et
qu’une mèche de cheveux lui tomba en travers du visage, Akston
étendit la main pour la recoiffer en arrière, sa main s’attardant sur
le front de son élève durant un instant presque imperceptible ; ce fut
la seule faiblesse d’émotion qu’il se permit, le seul salut ; c’était le
geste d’un père.
Elle se retrouva à converser avec les hommes autour d’elle, s’aban-
donnant d’un cœur léger au confort. Non, se dit-elle, ce qu’elle
éprouvait n’était pas de la tension, c’était un subtile étonnement de
la tension qu’elle aurait dû sentir mais qu’elle ne sentait pas ; l’anor-
malité en était que cela paraissait si normal et si simple.
Elle était à peine consciente de ses propres questions tandis qu’elle
s’adressait à un homme, puis à un autre, mais leurs réponses étaient
en train d’imprimer un compte rendu dans son esprit, qui se dérou-
lait phrase après phrase vers un but.
– Le Cinquième Concerto ? fit Richard Halley en réponse à sa question,
« Je l’ai écrit il y a dix ans. Nous l’appelons le Concerto de la Délivrance.
Merci pour l’avoir reconnu à partir de quelques notes sifflées durant
une nuit. …Oui, je suis au courant à propos de ça… Oui, sachant
que vous connaissiez mon œuvre, vous l’avez su, lorsque vous l’avez
entendu, que ce concerto disait tout ce que je m’étais battu pour dire
et pour atteindre. Il lui est dédié », il pointa un doigt en direction de
Galt, « Pourquoi, non Mademoiselle Taggart, je n’ai pas abandonné
la musique. Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? J’ai écrit plus durant
ces dix dernières années que durant n’importe quelle autre période
de ma vie. Je jouerai tout cela pour vous, quand vous viendrez chez
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épaules, qui l’ont maintenu en vie, ont enduré la torture comme seul
paiement, mais n’ont jamais laissé tomber la race humaine.
Et bien, leur tour est arrivé. Laissez les gens découvrir qui ils sont,
que font-ils et qu’arrive-t’il lorsqu’ils refusent de fonctionner. Ceci
est la grêve des gens de l’esprit, Mademoiselle Taggart. Ceci est le
cerveau en grêve.
Elle ne broncha pas, à l’exception des doigts d’une main qui se dépla-
cèrent lentement depuis sa joue jusqu’à sa tempe.
– À travers les âges, poursuivit-il, « l’intelligence a été considé-
rée comme le diable, et toutes les formes d’insultes –d’hérétique
à matérialiste, à exploiteur ; chaque forme d’iniquité : de l’exile à
la déchéance des droits civiques, à l’expropriation ; chaque forme
de torture : des sarcasmes au pilori, au peloton d’exécution– ont
été infligées à ceux qui ont assumé la responsabilité de regarder le
monde avec les yeux d’une conscience vivante, et de se charger de
l’art crucial de l’association rationnelle. Pourtant, seulement dans la
mesure où– soit enchaînés, soit emprisonnés dans des donjons, soit
maintenus dans des recoins cachés, soit dans des cellules pour phi-
losophes, soit dans les échoppes de commerçants– quelques hommes
ont continué à penser, seulement dans cette mesure l’humanité a-t-
elle été capable de survivre. Au long des siècles de vénération pour
le sans-esprit –quelque soit l’état de stagnation que l’humanité avait
choisi d’endurer, quelque-soit la brutalité qui a pu être pratiquée– ce
fut seulement par la grâce des hommes qui perçurent que le blé avait
besoin d’eau pour pousser, que des pierres posées selon une courbe
formeront une arche, que deux et deux font quatre, que l’amour
n’est pas servi par la torture et que la vie ne se nourrit pas de la des-
truction, seulement par la grâce de ces hommes que le reste d’entre-
eux apprirent à vivre des instants où il saisirent l’étincelle de l’être
humain, et seule la somme de tels instants leur permit de continuer
à exister. Ce fut l’homme de l’esprit qui leur apprit à cuire leur pain,
à soigner leurs blessures, à forger leurs armes et à construire des pri-
sons dans lesquels il fut jeté. Il était l’homme de l’extravagante éner-
gie –et de générosité débridée– qui savait que la stagnation n’est pas
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et que vous les nourrissiez tant que vous viverez –et quand vous vous
effondrerez, il y aura une autre victime prête à prendre votre relève
pour les nourrir, tout en luttant pour simplement survivre– et le
temps de chaque victime successive n’en sera que plus court, et tan-
dis que vous mourrez à la tâche de leur laisser votre compagnie fer-
roviaire, votre dernier descendant spirituel mourra pour leur laisser
une miche de pain.
Ceci n’inquiète nullement les pillards du moment. Ils prévoient seu-
lement –ainsi que le prévoyèrent tous les pillards royaux du passé–
que le pillage leur permettra d’aller jusqu’à la fin de leurs vies. Ça
a toujours pu durer, auparavant, parce qu’une génération ne suffi-
sait pas à épuiser le lot de victimes disponibles. Mais cette fois… Ça
ne durera pas. Les victimes sont en grêve. Nous sommes en grêve
contre le martyre ; et contre le code moral qui le demande. Nous
sommes en grêve contre ceux qui croient qu’un homme doit exister
pour supporter la vie d’un autre. Nous sommes en grêve contre la
moralité des cannibales, qu’elle soit pratiquée avec le corps ou avec
l’esprit. Nous ne ferons rien avec les hommes selon d’autres condi-
tions que les nôtres ; et nos conditions constituent un code moral qui
postule que l’homme est une fin en soi, et non les moyens de la fin
d’autres, quelqu’elle puisse être. Nous ne cherchons pas à leur impo-
ser notre code de force. Ils sont libres de croire ce qu’ils veulent. Mais
pour une fois, ils devront le croire et devront exister sans notre aide.
Et, une bonne fois pour toutes, ils apprendront ce qu’implique leur
credo. Ce credo qui dura des siècles seulement grâce à la caution
des victimes ; par le moyen de la victime constentant à accepter sa
punition pour ne pas avoir respecté un code impossible à appliquer.
Mais ce code avait été fait pour ne pas être respecté. C’est un code
qui aide à se développer, non pas ceux qui l’observent, mais ceux qui
le violent ; une moralité maintenue en existence, non pas par la vertu
de ses saints patrons, mais par la grâce de ses pècheurs. Nous avons
décidé de ne plus être « pècheurs ». Nous avons arrêté de « trans-
gresser » leur code moral. Nous allons le pulvériser pour toujours
par l’emploi d’une méthode contre laquelle il ne peut rien : en nous
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raison qu’un banquier peut ne pas accepter et faire circuler des faux
billets, ce qui lui garanti la caution de l’honneur et du prestige de sa
banque, tout comme il peut ne pas accorder au faussaire sa demande
pour la tolérance d’une simple « différence d’opinion », je ne peux pas
accorder le titre de philosophe au docteur Simon Pritchett, ou me
placer dans une situation de compétition avec lui pour la conquête
des esprits des hommes. Le docteur Pritchett n’a rien à déposer sur
le compte de la philosophie, à l’exception de la déclaration qu’il a
fait de détruire l’esprit. Il cherche à encaisser des liquidités dont il
veut nier l’existence, en utilisant pour ce faire le pouvoir de la raison
dont les hommes sont doués. Il cherche à mettre le cachet de la rai-
son sur les plans de ses maîtres pillards. Il cherche à utiliser le pres-
tige de la philosophie pour acheter la mise en esclavage de la pen-
sée. Mais ce prestige là est un compte bancaire qui peut continuer
d’exister seulement aussi longtemps que je suis là pour en « honorer
les chèques ». Laissons-le faire sans moi. Laissons-les –lui et ceux
qui lui accordent la confiance de leurs esprits d’enfants– avoir exac-
tement ce qu’ils demandent : un monde d’intellectuels sans intellect
et de penseurs proclamant qu’ils ne peuvent penser.
Je le leur concède. Je me soumets. Et quand ils verront la réalité abso-
lue de leur monde du « non-absolu », je ne serai pas là et ce ne sera
pas moi qui paierai le prix de leurs contradictions. »
– Le docteur Akston s’est retiré en vertu du principe de caution ban-
caire, intervint Midas Mulligan, « Moi, le banquier, je me retire en
vertu du principe de l’amour. L’amour est la forme ultime de recon-
naissance qu’on accorde aux valeurs superlatives. Ce fut l’affaire
Hunsacker53 qui m’a fait me retirer ; cette affaire qui s’est terminée
par l’injonction, ordonnée par une cour de justice, que j’honore, au
titre de droit fondamental des fonds de mes dépositaires, la demande
de ceux qui seraient en mesure d’apporter la preuve qu’ils n’ont aucun
droit de la demander. Je me suis vu demander de distribuer de l’ar-
gent gagné par des hommes, à des pourritures de vauriens dont la
seule prétention consistait en leur incapacité de le gagner.
53. Lire 1e partie, chapitre x, page 519 (NdT)
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voyais qu’un homme devait s’y tenir, mais pas tel autre ; l’un devait
se soumettre à un jugement, l’autre devait insister avec un sou-
hait relevant de l’arbitraire –son «besoin»– et la loi devait prendre
position en faveur du souhait. La justice devait consister à suppor-
ter l’injustifiable.
Je me suis retiré… Parce que je n’aurais pas pu supporter plus long-
temps de voir un honnête homme s’adresser à moi en me disant
« votre Honneur ». »
Les yeux de Dagny se déplacèrent lentement vers Richard Halley,
comme si elle était à la fois anxieuse et effrayée d’avance d’entendre
son histoire.
Il sourit.
– J’aurais bien pardonné aux hommes pour ma lutte, dit Richard Halley,
« C’était leur perception de mon succès que je ne pouvais excuser. Je
n’avais éprouvé aucune haine durant toutes ces années où ils m’ont
rejeté. Si mon travail était nouveau, c’était à moi de leur laisser le
temps d’apprendre, si je tirais de l’orgueil d’être le premier à défri-
cher un chemin pour le faire grimper jusqu’à une hauteur définie par
moi, je n’avais pas le droit de me plaindre si les autres étaient lents
à suivre. C’était ce que je me suis dit durant toutes ces années ; sauf
durant ces nuits, quand je ne pouvais ni attendre ni croire plus long-
temps, quand je criais « pourquoi ? » mais ne trouvait aucune réponse.
Puis, durant cette nuit où ils ont choisi de m’applaudir, je me suis
trouvé devant eux sur la scène d’une salle de concert, en me disant
que c’était le moment que je m’étais battu pour atteindre, souhai-
tant le sentir mais ne ressentant rien. Je voyais toutes les autres
nuits derrière moi, et j’entendais le « pourquoi ? » qui n’avait tou-
jours pas de réponse ; et leurs ovations me semblèrent aussi vides
que leurs rebuffades.
S’ils m’avaient dit, « Désolé d’avoir été si longs, merci de nous avoir
attendu », je ne leur aurais rien demandé d’autre et je leur aurais
donné tout ce que j’avais à leur donner. Mais ce que j’ai vu sur leurs
visages, et leurs façons de parler lorsqu’ils se rassemblèrent pour faire
mon éloge, étaient la chose que j’avais entendu prêcher aux artistes ;
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seulement je n’avais jamais cru que quelque humain que ce soit pou-
vait oser le dire en le pensant sincèrement.
Ils semblaient dire qu’ils ne me devaient rien, qu’au contraire, leur
surdité m’avait fourni un but moral, qu’il avait été de mon devoir de
lutter, de souffrir, de supporter –pour leur satisfaction– n’importe
quels sarcasmes, mépris et tortures qu’ils avaient choisi de m’infli-
ger, de me les faire endurer dans le but de leur apprendre à aimer
mon œuvre, que c’était leur dû légitime et ma fonction première. Et
c’est là que j’ai compris la nature des pillards en esprit, une chose
que je n’avais jamais été capable de concevoir. Je les ai vu puiser
dans mon âme, exactement comme ils puisaient dans les poches de
Mulligan, tendant leurs mains pour exproprier les valeurs de ma per-
sonne, comme ils tendaient leurs mains pour exproprier sa richesse–
j’ai vu l’impertinente méchanceté gratuite de la médiocrité, bran-
dir, en plastronnant, sa propre vacuité comme un abysse devant être
rempli avec les corps de ceux qui leur son supérieurs… Je les ai vu
chercher, exactement comme ils cherchaient à se nourrir de l’argent
de Mulligan, à se nourrir de ces heures que j’ai passé à écrire ma
musique, et de ce qui me l’avait fait écrire, cherchant à arracher de
leurs dents ce qui menait à leur amour-propre en m’extorquant l’ad-
mission qu’ils étaient le but de ma musique, de telle façon qu’en rai-
son de mon exploit, ce ne devait pas être à eux de reconnaître ma
valeur, mais bien moi qui devait « m’incliner devant la leur »… Ce
fut lors de cette nuit que j’ai fait le serment de ne plus jamais les lais-
ser entendre une autre note de moi.
Les rues étaient vides lorsque j’ai quitté cette salle de concert, je fus
le dernier à partir… Et j’ai vu un homme que je n’avais jamais vu
auparavant, m’attendant sous la lumière d’un réverbère. Il n’eut pas
besoin de m’en dire beaucoup. Mais le concerto que je lui ai dédié
s’appelle le Concerto de la Délivrance. »
Elle regarda les autres.
S’il vous plait, donnez-moi vos raisons, dit-elle avec la légère ten-
sion de la fermeté dans sa voix, comme si elle était en train de se
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–pour observer leur parcours, leur lutte, et leur agonie– pour les en
soustraire lorsque je savais qu’ils en avaient vu assez.
– Que leur disiez-vous pour parvenir à les convaincre de
tout abandonner ?
– Je leur disais qu’ils avaient raison.
En réponse à la question silencieuse de son regard appuyé, il ajouta :
– Je leur donnais l’orgueil qu’ils ignoraient avoir. Je leur donnais mes
mots leur permettant de l’identifier. Je leur donnais la possession
inestimable à côté de laquelle ils étaient passés, qu’ils avaient tant
désiré et n’avaient pourtant pas su qu’ils en avaient besoin : une cau-
tion morale.
Ne m’appeliez-vous pas « le destructeur » et « le chasseur d’hommes » ?
J’étais le délégué itinérant de cette grêve, le leader de la rebellion des
victimes, le défenseur de l’oppressé, du déshérité, de l’exploité… Et
lorsque j’utilise ces mots, je peux dire que, pour une fois, ils ont un
sens littéral.
– Qui fut le premier à vous suivre ?
Il laissa un instant s’écouler, comme pour une emphase délibérée,
puis il répondit :
– Mes deux meilleurs amis. Vous connaissez l’un d’entreeux. Vous
savez peut-être mieux que quiconque quel prix il a payé pour cela.
Notre propre mentor, Docteur Akston, fut le second. Il nous a
rejoint en l’espace d’une soirée de conversation. Ce fut plus difficile
pour William Hasting54, qui fut mon patron au sein du laboratoire
de recherche de la Twentieth Century Motors, et qui dut lutter avec
lui-même durant une année. Mais il se joignit à nous. Puis il y eut
Richard Halley. Après, Midas Mulligan.
… Auquel ça a demandé 15 minutes, compléta Mulligan. Elle se
tourna vers lui.
Ce fut vous qui avez établi cette vallée ?
Oui, fit Mulligan, « Ce ne devait être que ma retraite privée, initiale-
ment. Je l’avais déjà acheté depuis des années. J’avais acheté des kilo-
mètres carrés de ces montagnes, lot après lot, à des fermiers et à des
54. Lire 1e partie, chapitre x, page 534 (NdT)
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Le temps où tous les nôtres seront appelés à venir vivre ici est proche,
car le monde est maintenant en train de s’effondrer si vite qu’il va
bientôt devoir affronter la famine. Mais nous serons capables d’as-
sumer nos besoins propres, dans cette vallée. »
– Le monde est en train de s’écrouler plus vite que ce à quoi nous nous
étions attendus, dit Hugh Akston, « Les hommes sont en train de
s’arrêter et d’abandonner. Vos « trains gelés », les gangs de voleurs, les
déserteurs, ils sont des hommes qui n’ont jamais entendu parler de
nous, et ils ne sont pas impliqués dans notre grêve, ils agissent d’eux-
mêmes –c’est la réponse naturelle à la rationalité quelque puisse être
qui en reste en eux– c’est le même genre de mouvement de contes-
tation que le notre. »
– Nous avons commencé sans aucune limite de temps en vue, dit
Galt, « Nous ne savions pas si nous allions vivre assez longtemps
pour voir la libération du monde, ou si nous allions devoir léguer
notre bataille et notre secret aux générations à venir. Nous savions
seulement que ceci était la seule façon selon laquelle nous voulions
vivre. Mais maintenant nous pensons que nous verrons –et dans pas
si longtemps que cela– le jour de notre victoire et de notre retour. »
Quand ? demanda-elle presque en chuchotant.
Quand le code des pillards se sera effondré.
Il la vit le regarder, son regard exprimant pour moitié une question,
et pour l’autre de l’espoir, et il ajouta :
– Quand le credo de l’immolation aura fait son temps, pour une fois,
pour que le monde reprenne une course dépourvue d'ambiguïté ;
quand les hommes ne trouveront plus de victimes prêtes à se mettre
en travers du chemin de la justice et à dévier la chute des rétributions
vers elles-mêmes ; quand les prêcheurs du sacrifice de soi décou-
vriront que ceux qui sont d’accords pour le pratiquer, n’auront plus
rien à sacrifier, et que ceux qui ont encore quelque chose ne le vou-
dront même plus –quand les hommes verront que ni leurs cœur ni
leurs muscles ne peut les sauver, et que l’intelligence qu’il ont mau-
dit n’est plus là pour leur répondre encore : les cris de demande à
l’aide, quand ils s’effondreront comme ils doivent le faire, en tant
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qu’hommes sans esprit ; quand ils ne leur restera plus aucune préten-
tion d’autorité, aucun reste de loi, aucune trace de moralité, aucun
espoir, pas de nourriture et aucun moyen d’en obtenir ; lorsqu’ils se
seront effondrés et que la voie sera libre ; alors nous reviendrons pour
reconstruire le monde.
Le Terminus Taggart, se dit-elle ; elle entendit les mots en train
de battre dans la torpeur de son esprit, comme la somme d’un far-
deau qu’elle n’avait pas eu le temps de peser. Ceci était le Terminus
Taggart, cette pièce, pas le bâtiment géant à New York ; ceci était
son but, la fin de la voie, le point au-delà de la courbe de la terre
où les deux lignes droites de rail se rencontrent et disparaissent, la
tirant vers l’avant –comme elles avaient tiré Nathaniel Taggart–
ceci était le but que Nathaniel Taggart avait vu au loin, et ceci était
le point qui tenait encore la ligne droite du regard de sa tête rele-
vée au-dessus du mouvement de spirale des hommes dans le hall de
granite. C’était pour cela qu’elle s’était dédiée au rail de la Taggart
Transcontinental, comme au corps d’un esprit qui restait encore à
trouver. Elle l’avait trouvé, tout ce qu’elle avait toujours voulu, c’était
ici, dans cette pièce, atteint et à elle ; mais le prix était ce réseau de
rails derrière elle, les rails qui disparaîtraient, les ponts qui s’écrou-
leraient, les lumières des signaux qui s’éteindraient… « Et pourtant…
C’était tout ce que j’avais toujours voulu », se dit-elle, en détournant
le regard de la silhouette d’un homme aux cheveux colorés de soleil
et aux yeux implacables.
– Vous n’êtes pas obligée de nous répondre maintenant.
Elle releva la tête ; il était en train de la regarder comme s’il avait
suivi les étapes de sa réflexion.
– Nous ne demandons jamais de concessions, dit-il, Nous ne disons
jamais à une personne plus que ce qu’elle est prête à en entendre.
Vous êtes la première personne qui a appris notre secret en avance.
Mais vous êtes ici, et vous deviez savoir. Maintenant, vous connais-
sez l’exacte nature du choix que vous aurez à faire. Si cela vous semble
difficile, c’est parce que vous pensez encore que cela ne devrait pas
être « soit l’un soit l’autre ». Vous apprendrez que c’est le cas.
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dans l’espace qui venaient de réaliser leur rencontre ; elle vit qu’il
marchait en fermant les yeux, comme si même cette vision là serait
maintenant une sorte d’intrusion.
Il pénétra dans la maison, et tandis qu’il traversa le salon, il ne
regarda pas vers sa gauche et elle fit de même, mais elle sut que tous
deux étaient en train de regarder la porte sur sa gauche qui menait à
la chambre de Galt. Il traversa la longueur de l’obscurité pour arri-
ver au coin de lumière de lune qui tombait en travers du lit de la
chambre d’amis, il la posa dessus, elle sentit la pause d’un instant de
ses mains qui lui tenait encore les épaules et la taille, et lorsque que
ses mains relachèrent son corps, elle sut que le moment avait pris fin.
Il se recula et pressa un interrupteur, abandonnant la chambre à la
dure lueur d’éclairage public de la lumière. Il demeura un instant
immobile, comme s’il demandait qu’elle le regarde, son visage sévère
et suggérant l’attente.
– Avez-vous oublié que vous vouliez me tirer dessus à vue ? demanda-t-il.
C’était l’immobilité vulnérable de sa silhouette qui le rendait réel.
Le soupir qui la fit se projeter bien droite fut comme un cri de ter-
reur et de déni : mais elle maintint son regard et répondit d’une
voix égale :
C’est vrai. Je l’ai dit.
Alors tenez votre parole.
La voix de Dagny se fit basse, son intensité était à la fois une capi-
tulation et un reproche dédaigneux :
– Vous en savez plus que ça, n’est-ce pas ?
Il secoua la tête.
– Non, je veux que vous vous souveniez que ce fut votre souhait. Vous
aviez raison, dans le passé. Aussi longtemps que vous étiez une par-
tie du monde extérieur, vous deviez me rechercher pour me détruire.
Et des deux options qui vous sont maintenant ouvertes, l’une vous
conduira au jour où vous vous trouverez forcée de le faire. Elle ne
répondit pas, elle était assise et avait le regard baissé, il vit les mèches
de ses cheveux s’agiter et se balancer tandis qu’elle secouait la tête en
un mouvement de protestation désespéré.
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– Vous êtes mon seul danger. Vous êtes la seule personne qui pour-
rait me livrer à mes ennemis. Si vous restez avec eux, vous le ferez.
Choisissez cette option, si vous le souhaitez, mais faites ce choix en
pleine connaissance de cause. Ne me répondez pas maintenant. Mais
jusqu’à ce que vous fassiez –la tension de la sévérité dans sa voix était
le son de l’effort dirigé contre lui-même– « souvenez-vous que je
connais la signification de chacune de ces deux possibles réponses ».
– Aussi pleinement que que je les connais ? fit-elle d’une voix à
peine audible.
– Aussi pleinement.
Il se tourna pour sortir, lorsque ses yeux tombèrent soudainement
sur les inscriptions qu’elle avait remarqué, et oublié, sur les murs de
la chambre.
Elles étaient taillées dans le poli du bois, montrant toujours la force
de la pression sur le crayon dans les mains qui les avait faites, cha-
cune dans sa propre écriture violente :
Tu le surmonteras – Ellis Wyatt
Ça ira mieux demain matin – Ken Danagger
Ça en vaut la peine – Roger Marsh
Il y en avait d’autres.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.
C’est la chambre dans laquelle ils ont passé leur première nuit dans
la vallée. La première nuit est la plus dure. C’est le moment des der-
niers liens avec les souvenirs, et ce sont les pires. Je les laisse rester
ici, de manière à ce qu’ils puissent m’appeler, s’ils veulent me voir.
Je leur parle, s’ils n’arrivent pas à dormir. La plupart n’y parviennent
pas. Mais ils sont libres de le faire au matin… Ils sont tous passés
par cette chambre. Maintenant ils l’appellent « la chambre de tor-
ture », ou « l’antichambre » ; parce qu’ils doivent tous entrer dans la
vallée en passant par ma maison.
Il se tourna pour partir, il s’arrêta sur le seuil et ajouta :
– Ceci est la pièce dont je n’avais jamais eu l’intention que vous l’oc-
cupiez. Bonne nuit, Mademoiselle Taggart.
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CHAPITRE II
L’UTOPIE DE LA CONVOITISE
– Bonjour.
Elle le regarda à travers le salon depuis le seuil de sa porte. Dans
l’encadrement de la fenêtre derrière lui, les montagnes avaient cette
nuance de rose argenté qui semble plus brillante que la lumière du
jour, apportant la promesse d’une autre lumière à venir. Le soleil
s’était levé quelque part au dessus de la terre, mais il n’avait pas
atteint le sommet de la barrière, et c’était le ciel qui brillait pour lui,
annonçant son mouvement. Il y avait un instant, elle avait entendu
le salut joyeux fait au levé du soleil qui n’avait pas été le chant des
oiseaux, mais la sonnerie du téléphone ; elle vit le départ du jour,
pas dans le vert brillant des branches à l’extérieur mais dans le scin-
tillement du chrome de la cuisinière, dans l’éclat d’un cendrier de
verre sur une table, et dans la blancheur cassante des manches de sa
chemise. Irrésistiblement, elle entendit le son d’un sourire dans sa
propre voix, il ressemblait au sien lorsqu’il répondit :
– Bonjour, il était à son bureau en train de rassembler des notes de
calcul effectuées au crayon pour les fourrer dans sa poche, « Je dois
partir pour me rendre à la station électrique, dit-il. Ils viennent juste
de téléphoner pour me dire qu’ils ont un problème avec l’écran de
rayons. Votre avion semble l’avoir déréglé. Je serai de retour dans une
demi-heure et je préparerai notre petit déjeuner à ce moment là. »
C’était la simplicité familière de sa voix, sa manière de prendre sa
présence et leur routine à la maison comme pour acquise, comme
s’il n’y avait rien d’inhabituel pour eux deux à propos de ça, ce qui
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
silhouette rapide et agile sautant par dessus des rocs avec l’aisance
décontractée d’un vol. Il ouvrit brusquement la porte en appelant :
– Eh, John ! et s’arrêta net lorsqu’il la vit. Il portait un polo bleu
sombre et un pantalon de toile légère, il avait des cheveux d’or et un
visage d’une beauté à la perfection si choquante qu’elle en fut figée
sur place, le regardant, non pas d’admiration, tout d’abord, mais
avec incrédulité.
Il la regarda comme s’il ne s’était pas attendu à trouver une femme
dans cette maison. Puis elle vit une expression de familiarité qui évo-
lua vers un genre d’étonnement différent, fait en partie d’amusement,
et pour l’autre de triomphe, qui évolua encore vers un bref petit rire.
– Oh, nous avez-vous rejoint ? demanda-t-il.
– Non, répondit-elle sèchement, pas du tout. Je suis une « briseuse
de grêve ». Il rit, comme un adulte le ferait d’une enfant utilisant des
mots techniques dépassant sa compréhension.
– Si vous savez de quoi vous parlez, alors vous savez que ça n’est pas
possible, fit-il, « Pas ici. »
– J’ai « défoncé la porte ». Littéralement.
Il regarda ses bandages, pesant la question, avec un regard presque
insolent de curiosité sans pudeur.
Quand ?
Hier.
Comment ?
En avion.
Ques faisiez-vous en avion dans cette partie du pays ?
Il avait des manières directes et impérieuses qui pouvaient être soit
celles d’un aristocrate, soit celle d’un voyou ; il avait l’air d’être l’un
et était habillé comme l’autre. Elle le considéra pour un instant, le
faisant délibérément attendre.
Je voulais voir ce que ça faisait d’essayer d’atterrir sur un « mirage
préhistorique », répondit-elle enfin, « et je l’ai fait. »
Vous êtes une briseuse de grêve, dit-il en réprimant un rire, comme s’il
était en train de saisir toutes les implications d’un problème, « Où
est John ? »
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
comme l’aurait fait une actrice sur une scène, comme une femme
dans un bal, comme la gagnante d’un silencieux concours.
– Francisco sera heureux de savoir que c’est vous qui avez été sa
doublure, aujourd’hui, fit Danneskjold lorsqu’elle s’assit à la table à
son tour.
– Sa quoi ?
– Vous savez, aujourd’hui, nous sommes le premier juin. John,
Francisco et moi avons toujours pris un petit déjeuner ensemble le
premier juin, chaque année depuis douze ans.
– Ici ?
– Pas quand on a commencé. Mais toujours ici depuis que cette mai-
son a été construite, il y a huit ans. Il sourit en haussant les épaules,
« Pour un homme qui a plus de siècles de tradition derrière lui que
j’en ai, c’est étrange que ce soit Francisco qui doive être le premier à
faillir à notre propre tradition. »
– Et Monsieur Galt ? demanda-t-elle, « combien de siècles a-t-il der-
rière lui ? »
– John ? Pas un seul. Aucun siècle derrière lui… Mais tous ceux qui
sont à venir.
– On s’en moque, des siècles, fit Galt, « dis moi quelle sortes d’années
tu as laissé derrière toi. Tu as déjà perdu des hommes ? »
Non.
Perdu ton temps, à un moment ou à un autre ?
– Tu veux dire, est ce que j’ai déjà été blessé ? Non, même pas une
égratignure depuis cette fois, il y a dix ans, quand j’étais encore un
amateur –ce que tu devrais oublier, maintenant, d’ailleurs. Je n’ai
jamais été à aucun moment en danger de quelque sorte que ce soit,
cette année… En fait ; j’ai couru de bien moindres dangers que si je
tenais un drugstore dans une petite ville, avec le Décret 10-289 sus-
pendu au-dessus de ma tête.
– Jamais perdu une bataille ?
– Non, l’ennemi est le seul à avoir essuyé des pertes, cette année.
Les pillards ont perdu la plupart de leurs navires contre moi… Et
la plupart de leurs hommes, pour vous. Et toi, tu as eu une année
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qui ne fut pas trop mal, pas vrai ? Je le sais, je me suis tenu au cou-
rant. Depuis notre dernier petit déjeuner ensemble, tu as eu tous
ceux que tu voulais dans l’État du Colorado, et quelques autres en
plus, comme Ken Danagger… Une vraie grosse prise, celui-là. Mais
parle moi un peu d’un autre, encore bien plus gros, qui est presque
à toi. Tu vas l’avoir bientôt celui là, parce qu’il n’est plus que pendu
au bout d’un simple fil, et il est tout prêt à tomber devant tes pieds.
C’est un homme qui m’a sauvé la vie, à propos… Donc tu vois un
peu jusqu’où il est allé.
Galt s’assit en arrière contre le dossier de sa chaise, ses yeux se fai-
sant plus étroits.
– Et alors comme ça, tu me dis que tu ne t’es jamais trouvé en dan-
ger, pas vrai ? Danneskjold rit.
– Oh, j’ai juste pris un tout petit risque de rien du tout. Ça en valait
la peine. C’est la rencontre la plus agréable que je n’ai jamais faite.
J’ai été vraiment impatient de t’en parler moi-même. C’est une his-
toire qui va te plaire. Bon, j’imagine que tu sais de qui je veux par-
ler ? Hank Rearden. Je…
– Non !
Ce fut la voix de Galt ; c’était un ordre ; il y avait une nuance de
violence dans le claquement sec du son que ni Dagny ni même
Danneskjold n’avaient jamais entendu auparavant.
– Quoi ? demanda doucement Danneskjold, avec une mine incrédule.
– Ne m’en parle pas maintenant.
– Mais, tu as toujours dit que Hank Rearden était l’homme que tu
désirerais le plus avoir ici.
– Ça n’a pas changé. Mais tu m’en parleras plus tard.
Elle étudia intensément le visage de Galt, mais n’y pu trouver aucun
indice, seulement une attitude fermée et impersonnelle qui pouvait
être soit de la détermination, soit un contrôle de lui-même qui lui fai-
sait se tendre ses joues et les traits de sa bouche. Peu importe ce qu’il
pouvait savoir sur elle, songea-t-elle, la seule connaissance qui aurait
pu expliquer ceci, en était une à laquelle il n’avait pu avoir accès.
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
entrée avait été faite par le moyen de l’offre de son propre sang,
comme garantie pouvant être prise à n’importe quel moment, par
le fait d’un simple trait maladroit de la plume du comptable. Tandis
qu’elle était en train d’écouter, elle continuait d’admirer la perfection
de son visage ; et elle continuait de songer qu’elle voyait ici cette tête
qui était mise à prix par le monde entier pour des millions de dol-
lars, dans le but de la livrer à la décomposition suivant la mort… Ce
visage qu’elle avait trouvé trop beau pour avoir à endurer les cicatrices
d’une carrière productive –continuait-elle vaguement de se dire en
manquant d’écouter la moitié des mots qu’il prononçait– ce visage
était bien trop beau pour courir aucun risque… Puis elle fut frap-
pée par le fait que sa perfection physique n’était qu’une simple illus-
tration, une leçon des plus élémentaires qui lui était donnée, en des
termes cruellement évidents, sur la nature du monde extérieur et sur
ce qui attendait toute valeur humaine en une époque sous-humaine.
« Quelque soit la justice ou le mal se trouvant dans la voie qu’il avait
choisie, » songea-t-elle, « comment le pouvaient-ils… Non ! » se dit-
elle encore, « sa voie était juste, et c’était précisément cela qui était
horrible : qu’il n’y avait pas d’autre voie que la justice puisse choisir, »
qu’elle ne pouvait pas le condamner, qu’elle ne pouvait ni approuver,
ni prononcer un mot de reproche.
– …Et les noms de mes clients, Mademoiselle Taggart, ont été
patiemment choisis, un par un. J’avais à m’assurer de la nature de
leurs caractères et de leur carrières ; votre nom fut le premier sur ma
liste des restitutions.
Elle se força à afficher un visage tendu et dépourvu d’expression, et
elle répondit :
– Je vois.
– Votre compte est l’un des derniers à ne pas avoir vu ses fonds remis
à son propriétaire. Ils sont là, à la Banque Mulligan, prêts à être
réclamés par vous le jour où vous nous rejoindrez.
– Je vois.
– Votre compte, toutefois, ne représente pas une somme aussi impor-
tante que celle qu’ont eu les autres, même si d’immenses sommes
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vous ont été extorquées par la force, durant ces douzes dernières
années. Vous trouverez–comme cela est inscrit sur les copies des
remboursements de trop-perçu d’impots sur le revenu, que Mulligan
vous remettra–que je ne vous ai retourné que ces taxes que vous
avez payé sur vos salaires de vice-président excécutif, mais pas les
taxes que vous avez payé sur les gains réalisés avec les actions de la
Taggart Transcontinental. Vous méritiez chaque penny des revenus
de ces actions ; et du temps de votre père, j’aurai procédé au rem-
boursement de chaque penny payés sur ces profits… Mais sous la
responsabilité légale de votre frère, la Taggart Transcontinental a
pris sa part de pillage, elle a réalisé des profits par la force au moyen
de faveurs du gouvernement, d’aides et de prêts publics, de mora-
toires et de décrets. Vous n’étiez pas responsable de tout cela, vous
étiez, en fait, la plus grande victime de cette politique… Mais je ne
reverse que l’argent qui fut fait que grâce à l’habileté productive, pas
l’argent qui fut, tout ou partie, pris grâce à des formes diverses de
pillage impliquant l’usage de la force.
– Je vois.
Ils avaient fini leur petit-déjeuner. Danneskjold alluma une ciga-
rette et la regarda durant un instant à travers le premier jet de fumée,
comme s’il savait la violence du conflit qui régnait dans son esprit ;
puis il adressa un large sourire à Galt et se dressa sur ses jambes.
Je serai dans les parages, fit-il, « Ma femme m’attend. »
Quoi ?
– Ma femme, répéta-t-il gaiement, comme s’il n’avait pas compris la
raison de son choc.
Qui est votre femme ?
Kay Ludlow.
Les implications qui la surprirent étaient plus qu’il n’aurait pu
en considérer.
Quand… Quand vous-êtes vous mariés.
Il y a quatre ans.
– Comment avez-vous pu vous montrer où que ce soit, assez long-
temps pour une cérémonie de mariage ?
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paiement mutuel –il lui lança un regard– d’un genre que je n’ai pas
le droit de revendiquer. C’est pourquoi je vous prendrai cinquante
cents par jour, et vous me paierez quand vous accepterez ce compte
qui est à votre nom, à la Banque Mulligan. Si vous n’acceptez pas
ce compte, Mulligan débitera la somme de celui-ci et me la remet-
tra quand je la lui demanderai.
– Je m’en remettrai aux termes de votre offre, répondit-elle ; sa voix
avait la lenteur confiante, délibérée et rusée d’un courtier, « Mais je
ne permettrai pas l’usage de cet argent pour mes dettes. »
– Comment suggérerez-vous de vous y soumettre, dans ce cas.
Je propose de gagner ma chambre et ma nourriture.
De quelle manière ?
En travaillant.
Dans quel domaine ?
Au titre de cuisinier et de femme de ménage.
Pour la première fois, elle le vit céder au choc de l’inattendu, d’une
manière et avec une violence qu’elle n’aurait pu prévoir. Ce n’était
qu’une explosion de rire de sa part ; mais il rit comme s’il avait été
touché au-delà de ses défenses, bien au-delà de la signification
immédiate de ses mots ; elle sentit qu’elle avait touché son passé,
réduisant en pièces une mémoire et un sens personnel qu’elle ne
pouvait connaître. Il riait comme s’il était en train de voir quelque
image lointaine, comme s’il était en train de rire devant cette image,
comme si c’était sa victoire… Et celle de Dagny.
– Si jamais vous m’embauchez, fit-elle, son visage se faisant sévère-
ment poli, son ton de voix clair au point d’en être dur, impersonnel
et plus adapté aux affaires, « je préparerai vos repas, nettoierai votre
maison, m’occuperai de votre linge et autres tâches généralement
accomplies par une domestique, en échange de ma chambre, de mes
besoins vitaux et du peu d’argent dont j’aurai besoin pour certaines
sortes de vêtements. Il se peut que je sois légèrement handicapée par
mes blessures pendant encore quelques jours, mais ça ne durera pas
bien longtemps, et à ce moment là, je serai en mesure de m’accomo-
der pleinement de toute mes tâches. »
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
avant par quelque émotion si forte que quelque soit sa nature, elle
n’en avait pas moins un air de terreur.
– Mademoiselle Taggart… Il chuchotait, puis ne dit plus rien, tandis
qu’elle riait, essayant d’expliquer comment elle avait fait pour arriver
plus vite que lui à sa destination.
Il écoutait, comme si cela était sans aucun rapport, et ensuite il pro-
nonça la chose dont il voulait se remettre :
Mais nous croyions que vous étiez morte !
Qui a pensé ça ?
– Nous tous… Je veux dire, tout le monde dans le monde extérieur.
Puis elle s’arrêta subitement de sourire, tandis que sa voix commença
à reprendre son histoire, et son premier cri de joie.
– Mademoiselle Taggart, vous vous souvenez ? Vous m’aviez dit de
téléphoner à Winston, dans le Colorado, et de leur dire que vous
seriez là bas le lendemain dans l’après-midi. Ça devait être il y a deux
jours, maintenant. Le 31 mai. Mais vous n’êtes pas arrivée jusqu’à
Winston… Et vers la fin de l’aprèsmidi, la nouvelle était sur toutes
les stations de radio que vous aviez disparu dans un accident d’avion,
quelque part dans les Montagnes Rocheuses.
Elle opina lentement du chef, saisissant la nature des événements
qu’elle n’avait pas songé à considérer.
– Je l’ai entendu pour la première fois dans la Comète, dit-il, « Dans
une petite gare au milieu du Nouveau Mexique. Le conducteur du
train nous a retenus là pendant une heure, tandis que je l’aidais à
vérifier l’histoire en effectuant quelques appels longue-distance. Il
a été aussi touché par la nouvelle que je l’ai été. Ils l’étaient tous…
L’équipage du train, le chef de gare, l’aiguilleur… Ils s’étaient tous
pressés autour de moi, quand j’ai appelé les salles de rédaction des
journaux de Denvers et de New York. On n’a pas appris grand-chose.
Seulement que vous aviez quitté l’aéroport d’Afton juste avant le
lever du soleil, le matin du 31 mai, que vous sembliez suivre l’avion
d’un étranger, que l’employé de l’aéroport vous a vu vous envoler
en direction du sud-est… Et que plus personne ne vous a plus revu
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
– L’appel longue distance que j’ai fait depuis cette gare du Nouveau
Mexique, dit-il lentement, « était pour la Pennsylvanie. J’ai parlé à
Hank Rearden. Je lui ai dit tout ce que je savais. Il a écouté, et puis
il y a eu un blanc, et après ça il a dit : « Merci de m’avoir appelé » »,
il ajouta, « Je ne veux plus jamais entendre encore une fois ce genre
de pause, aussi longtemps que serai encore en vie. » Il releva les yeux
vers les siens ; il n’y avait aucun reproche dans le regard de Kellogg,
seulement la connaissance de ce qu’il n’avait pas suspecté lorsqu’il
avait entendu sa requête, mais avait compris depuis.
– Merci, dit-elle, puis elle ouvrit prestement la portière de la voiture,
« Vous voulez que je vous dépose quelque part ? Je dois être rentrée et
j’ai le dîner à préparer avant que mon employeur ne rentre chez lui. »
Ce fut durant les premiers moments qui suivirent son retour à la
maison de Galt, en se trouvant là, seule dans la pièce remplie de la
lumière du soleil, qu’elle dut faire face à la pleine signification de
ce qu’elle ressentait. À travers la fenêtre, elle regarda la barrière de
montagnes en travers du ciel, en direction de l’est. Elle pensait à
Hank Rearden tel qu’il devait être derrière son bureau, maintenant, à
plus de trois mille kilomètres d’ici, son visage tendu comme un mur
de rétention contre l’agonie, comme il avait été tendu sous tous les
coups qu’il avait pris durant toutes ces années –et elle ressentit une
envie désespérée de s’engager dans sa bataille, de se battre pour lui,
pour son passé, pour cette tension de son visage et pour le courage
qui l’alimentait– comme elle voulait se battre pour la Comète, qui se
traînait dans un dernier effort à travers un désert sur une voie qui se
désagrégeait. Elle frémit en fermant les yeux, se sentant comme si
elle était coupable d’une double trahison, se sentant comme si elle
se trouvait en suspension dans l’espace entre cette vallée et le reste
de la terre, sans aucun droit ni pour l’un ni pour l’autre.
Le sentiment disparut lorsqu’elle se trouva assise en face de Galt,
de l’autre côté de la table où ils prenaient leur dîner. Il la regardait,
ouvertement et avec une attitude dépourvue de toute gêne, comme
si sa présence était normale ; et comme si de la voir était tout ce
qu’il souhaitait laisser pénétrer dans sa conscience. Elle s’adossa
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
– John, je suis juste venu ici pour te dire qu’il ne me sera pas possible
de rester ici cette année. Il y eut un silence, puis Galt demanda sur
un ton grave, sa voix se faisant plus basse :
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« A » EST « A »
– Est-ce que c’est aussi grave que ça… Peu importe ce que ça peut être ?
– Oui, je… Je pourrais bien être revenu ici avant la fin du mois. Je ne
sais pas, il ajouta, avec le son d’un effort désespéré dans la voix, « Je
ne sais pas si je dois espérer que ce soit fait rapidement ou… Ou non ».
– Francisco, est-ce que tu te sentirais prêt à avoir à endurer un choc,
là, maintenant ?
– Moi ? Rien ne pourrait me choquer, maintenant.
– Il y a une personne, ici, dans la chambre d’invité, que tu dois voir.
Ça risque d’être un choc pour toi, et donc je préférerais te prévenir
à l’avance que cette personne est toujours un briseur de grêve.
Quoi ? Un briseur de grêve ? Chez toi ?
Laisse-moi t’expliquer comment…
Ça c’est quelque chose que je veux voir par moi-même !
Elle entendit le petit rire méprisant de Francisco et ses pas se préci-
pitant, elle vit la porte s’ouvrir brusquement, et elle remarqua vague-
ment que ce fut Galt qui la referma, les laissant tous deux seul à seul.
Elle ne sut pas durant combien de temps Francisco se tint là, à la
regarder, car les premiers instants dont elle eut une pleine conscience
furent lorsque qu’elle le vit à genoux, se pressant contre elle, son
visage pressé contre ses jambes, et qu’au moment où elle sentit le
tremblement qui parcourut le corps de Francisco pour le laisser fina-
lement immobile, le tremblement parcourut également le sien et la
rendit enfin capable de bouger.
Elle vit avec étonnement que sa main était en train de lui caresser
doucement les cheveux, tandis qu’elle se disait qu’elle n’avait aucun
droit de le faire, et qu’elle ressentait comme un courant de sérénité
se déversant depuis sa main, les enveloppant tous deux, lissant le
passé. Il ne bougeait pas, il n’émettait aucun son, comme si l’acte de
la tenir serrée contre lui disait tout ce qu’il avait à dire.
Lorsqu’il releva la tête, c’était comme s’il ressentait ce qu’elle avait
ressenti lorsqu’elle avait ouvert les yeux pour la première fois dans
la vallée : on aurait dit qu’aucune douleur au monde n’avait jamais
existé pour lui. Il était en train de rire.
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« A » EST « A »
Dagny, c’est arrivé la nuit lors de laquelle j’ai compris, pour la pre-
mière fois, que je t’aimais–c’était à ce moment là que j’ai su que je
devais partir. C’était lorsque que tu es entrée dans ma chambre d’hô-
tel, cette nuit là, quand j’ai vu à quoi tu ressemblais, ce que tu étais,
ce que tu représentais pour moi ; et ce qui t’attendrait dans le futur.
Aurais-tu représenté moins que ça, tu aurais alors pu me stopper
pendant un moment. Mais c’était toi, toi qui étais l’argument final
qui m’a fait te quitter. J’ai réclamé ton aide, cette nuit là… Contre
John Galt. Mais je savais que tu étais sa meilleure arme contre moi,
quoique ni toi ni lui ne pouviez le savoir. Tu étais tout ce qu’il recher-
chait, tout ce qu’il nous avait dit de vivre pour, ou de mourir pour,
si nécessaire… J’étais prêt pour lui, lorsqu’il m’appela soudainement
pour me demander de me rendre à New York, ce primtemps là. Je
n’avais plus entendu parler de lui depuis quelques temps. Il était en
train de se battre contre le même problème que le mien. Il l’a résolu.
…Tu t’en souviens ? C’était à partir de ce moment là que tu n’as plus
entendu parler de moi pendant trois ans. Dagny, lorsque j’ai repris
l’affaire de mon père, lorsque j’ai commencé à avoir affaire au sys-
tème industriel du monde entier, c’est à ce moment là que j’ai compris
la nature du mal dont j’avais soupçonné l’existence, mais que j’avais
cru trop monstrueux pour être vrai. J’ai vu cette vermine avide de
taxes qui a grandi depuis des siècles, comme le fait la moisissure sur
d’Anconia Copper, nous vidant de notre substance en arguant d’au-
cun droit que quiconque pourrait nommer ; j’ai vu tous ces décrets
gouvernementaux et tous ces règlements être décrétés pour me para-
lyser, juste parce que je réussissais ; et qui aidaient mes concurrents,
juste parce qu’ils étaient des molassons incompétents ; j’ai vu les
syndicats ouvriers qui gagnèrent systématiquement lors de tous les
différents qu’ils avaient avec moi, au prétexte de ma capacité à leur
permettre de gagner leur vie ; j’ai vu que le désir de n’importe quel
homme pour de l’argent qu’il était incapable de gagner, était consi-
déré comme un souhait « légitime », mais que si jamais il arrivait à le
gagner, il était alors maudit au motif de convoitise ; j’ai vu les politi-
ciens me faire des clins d’œil, me disant de ne pas m’inquiéter, parce
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que je n’aurais juste qu’à travailler un petit plus dur et a me faire plus
malin qu’eux.
J’ai regardé au-delà des profits du moment, et j’ai vu que plus dure-
ment je travaillais, et plus la corde se resserrait autour de ma gorge,
j’ai vu que mon énergie était en train d’être déversée dans un évier,
que les parasites qui se nourrissaient de moi étaient en train de ser-
vir de nourriture à leur tour, qu’ils s’étaient fait prendre dans leur
propre piège ; et qu’il n’y avait pas de raison pour le justifier, aucune
réponse connue de quiconque, que les tuyaux de l’évier du monde,
qui le faisait se vider de son sang productif, allaient en direction de
quelque brouillard humide que personne n’avait osé percer, tandis
que les gens se contentaient de hausser les épaules, et de dire que la
vie sur Terre ne pouvait se résumer à rien d’autre que le mal.
Et alors j’ai vu que l’establishment industriel du monde, avec toutes
ses magnifiques machineries, ses haut-fourneaux pesant des mil-
liers de tonnes, ses câbles transatlantiques, ses bureaux en acajou,
ses places boursières, ses sigaux élecriques aveuglants, sa puissance,
sa richesse… N’était pas dirigé par des banquiers et des conseils
d’administration, mais par le premier humanitaire mal-rasé traî-
nant dans le sous-sol d’un bar à bières, par le premièr faciès rendu
dodu par la mesquinerie, et qui prêche que la vertu doit être péna-
lisée pour le fait même d’être de la vertu, que le propos de la com-
pétence est d’être au service de l’incompétence, que l’homme n’a
aucun autre droit d’exister que celui d’exister pour être au service
d’autres… Je le savais.
Je ne voyais aucune manière de me battre contre ça. John a trouvé
comment faire.
Nous ne fûmes que deux à le rejoindre, cette nuit lors de laquelle
nous sommes allés à New York : Ragnar et moi, en réponse à son
appel. Il nous a dit ce que nous devions faire et quel genre d’hommes
nous devions atteindre. Il devait quiter la Twentieth Century. Il
vivait alors dans des combles dans un quartier dévasté. Il avait fait un
pas vers la fenêtre et avait pointé un doigt en direction des grattes-
ciel de la cité. Il disait que nous devions « éteindre les lumières du
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toujours la même réponse, même s’il doit y en avoir une plus grande
que tu accorderas à un autre homme. Ce n’est pas grave, ce que tu
peux ressentir pour lui, ça ne changera pas ce que tu ressens pour
moi, et ce ne sera pas de la trahison ni dans un cas ni dans l’autre,
parce que cela provient de la même racine, c’est le même paiement en
réponse aux mêmes valeurs. Peut importe ce qui peut arriver dans le
futur, nous serons toujours l’un pour l’autre ce que nous étions, parce
que tu m’aimeras toujours.
– Francisco, dit-elle à voix basse, « tu sais ça ? »
– Bien sûr. Tu ne le comprends pas, maintenant ? Dagny, chaque
forme de bonheur est une, chaque désir est mû par le même moteur
–par notre amour pour une même valeur unique, pour la potentia-
lité de notre propre existence la plus élevée– et chaque réalisation
en est une expression. Regarde autour de toi. Est-ce que tu vois ce
qui s’ouvre à nous ici, sur une terre sans limites ? Est-ce que tu vois
tout ce que je suis libre de faire, de vivre, de concrétiser ? Est-ce que
tu vois que tout en est une partie de ce que tu es pour moi… Tout
comme j’en suis une partie pour toi ? Et si je te vois sourire d’ad-
miration pour un nouveau fondeur de cuivre que je construirai, ce
sera une nouvelle forme de ce que j’éprouvais lorsque je me trou-
vais étendu au lit à coté de toi. Voudrais-je coucher avec toi ? … Oh,
désespérément. Envirai-je l’homme qui le fait ? Bien Evidemment.
Mais qu’estce que ça peut changer ? Ça représente tellement… Juste
de t’avoir ici, de t’aimer et d’être vivant.
Ses yeux se baissèrent, son visage devint sévère, sa tête penchée
comme pour un acte de révérence, elle dit lentement, comme si s’ap-
prêtant à honorer une promesse solennelle :
– Me pardonneras-tu ?
Il avait l’air étonné, puis il lâcha un petit rire gai, en se souvenant,
et il répondit :
– Pas encore. Il n’y a rien à pardonner, mais je le pardonnerai quand
tu nous auras formellement rejoint.
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relevant de la santé, dans les choses qui lui faisaient peur, comme
si la menace pouvait être combattue, et même, si nécessaire, accep-
tée. Mais il y avait une autre crainte plus laide : la forme sordide du
sacrifice de soi, la suspicion qui ne devait pas être prononcée à son
encontre, qu’il souhaitait se retirer de lui-même de son existence,
afin de laisser la vacuité en résultant la forcer à revenir vers l’homme
qui était son meilleur ami.
Les jours avaient passé avant qu’elle ne se décida à en parler. Puis,
durant un dîner, lors d’une de ces soirées où il était sur le point de
partir, elle était devenue soudainement consciente du plaisir particu-
lier dont elle faisait l’expérience en le regardant manger la nourriture
qu’elle avait préparé ; et, soudainement, involontairement, comme
si ce plaisir lui avait donné un droit qu’elle n’avait pas osé identifier,
comme si le plaisir, et non la douleur, était venu à bout de sa résis-
tance, elle s’était entendue lui demander :
« Qu’est-ce que vous faites, chaque soir ? »
Il avait simplement répondu, comme s’il avait considéré comme
acquis qu’elle le savait :
« Je donne des cours. »
« Quoi ? »
« Je donne un cours sur des sujets traitant de la physique, comme
j’ai l’habitude de le faire chaque année durant ce mois. C’est mon…
Qu’est-ce qui vous fait rire ? » avait-il demandé, en voyant l’expres-
sion de soulagement, de rire silencieux qui n’avait manifestement
pas été dirigée contre ses mots ; puis, avant qu’elle ne réponde, il
avait souri soudainement, comme s’il avait deviné la réponse ; elle
avait vu une sorte de qualité intensément personnelle dans son sou-
rire, qui avait presque été celle d’une intimité insolente, par contraste
avec la manière calme, décontractée et impersonnelle avec laquelle
il poursuivit.
« Vous savez que c’est le mois lors duquel nous échangeons les réali-
sations de nos réelles professions. Richard Halley, doit donner des
concerts, Kay Ludlow doit apparaître dans deux pièces écrites par
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L’amusement qu’il y avait eu dans ses yeux semblait avoir été souli-
gné d’une sorte de signification spéciale.
« Ne me dites pas que vous êtes un assistant comptable en second ! »
« Non, ça n’est pas ce que je suis. »
« Alors, qu’est-ce que vous faites ? »
« J’ai le genre de boulot que le monde me souhaite voir faire. »
« Où ? »
Il avait secoué la tête.
« Non, Mademoiselle Taggart. Si vous décidez de quitter la vallée,
ceci est le genre de chose que vous n’êtes pas censée savoir. »
Il avait sourit, encore, avec cette caractéristique personnelle d’inso-
lence qui avait parut lui dire à ce moment là qu’il savait la menace
contenue dans sa réponse, et ce que cela signifiait pour elle, puis il
s’était levé de table.
Lorsqu’il se fut en allé, ça avait été pour elle comme si l’écoulement
du temps était devenu un poids oppressant dans l’immobilité de la
maison, telle une masse stationnaire pas tout à fait solide, glissant
lentement en une sorte de légère élongation selon un tempo qui ne
lui avait laissé aucune mesure pour savoir combien de minutes ou
d’heures s’étaient écoulées. Elle était assise à moitié étendue dans
un fauteuil du salon, effondrée par cette lassitude lourde et indiffé-
rente qui n’est pas de la fainéantise volontaire, mais la frustration de
la volonté d’une violence secrète qu’aucune action de moindre ampli-
tude ne peut satisfaire.
Ce plaisir spécial qu’elle avait ressenti en le regardant manger la
nourriture qu’elle avait préparé –s’était-elle dite, allongée, immo-
bile, les yeux clos, son esprit se déplaçant comme le temps, à travers
quelque monde de lenteur voilée– ça avait été la joie de savoir qu’elle
lui avait fourni un plaisir des sens, qu’une forme de la satisfaction de
son corps lui était venu d’elle.
« …Il y a une raison », s’était elle dite, « à pourquoi une femme sou-
haiterait faire la cuisine pour un homme … Oh, pas comme un
devoir, pas comme une carrière chronique, seulement comme un
rare rite spécial représentant un symbole de … Mais qu’en ont-ils
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« Qu’est-ce que tu veux ? » avait répété la voix dont le ton était sévère
comme celui d’un juge.
« Je veux qu’il revienne ! » avait-elle répondu, jetant les mots comme
un cri dépourvu de son, s’adressant à un accusateur se trouvant en
elle ; presque comme quelqu’un jetterait un os à une bête le pour-
suivant, dans l’espoir de la distraire et de l’empêcher de bondir sur
le reste.
« Je veux qu’il revienne », avait-elle dit doucement, en réponse à l’ac-
cusation disant que rien ne pouvait justifier une aussi grande impa-
tience… « Je veux qu’il revienne », avait-elle supplié, en réponse au
rappel froid que sa réponse ne pesait pas lourd dans la balance du
juge… « Je veux qu’il revienne ! » avait-elle crié avec défiance, lut-
tant pour ne pas lacher dans sa phrase le mot protecteur et superflu.
Elle avait senti sa tête qui s’affaissait d’épuisement, comme après
une volée de coups prolongée. La cigarette qu’elle avait vu entre ses
doigts avait brûlé durant une longueur d’un peu plus d’un centi-
mètre, seulement. Elle l’avait écrasé et s’était laissée retomber dans
le fauteuil, encore.
« Je ne suis pas en train de l’évader » pensait-elle, « je ne suis pas en
train de l’évader, c’est juste que je ne peux même pas voir une piste
ne menant à aucune réponse… »
« Ce que tu veux » –avait dit la voix, tandis qu’elle trébuchait dans
brouillard qui s’épaississait– « est à point pour que tu le prennes,
mais n’importe quoi qui soit moins que ta pleine acceptation, n’im-
porte quoi qui soit moins que ta pleine conviction, est une trahison
faite à tout ce qu’il est… »
« A lors laisse le me maudir » avait-elle dit en songe, comme si la voix
venait d’être perdue dans le brouillard et n’aurait pu l’écouter, « laisse
le me maudire demain… Je le veux… De retour… »
Elle n’avait entendu aucune réponse, parce que sa tête était douce-
ment retombée contre le fauteuil ; elle s’était endormie.
Quand elle avait ouvert les yeux, elle l’avait vu se tenir à un mètre
d’elle, les yeux baissés sur elle, comme s’il avait été en train de la
regarder depuis un moment. Elle avait vu son visage et, avec la clarté
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n’aurait su dire. Elle avait seulement su que lui qui n’avait jamais ni
commencé ni perdu une bataille contre lui-même, n’avait plus eu à
ce moment là le pouvoir de quitter cette pièce.
Ses manières n’avaient semblé montrer aucun signe d’effort. Il avait
retiré son manteau, l’avait jeté sur un fauteuil, était resté en manches
de chemises, et il s’était assis, face à elle, près de la fenêtre se trou-
vant de l’autre côté de la pièce. Mais il s’était assis sur le bras d’un
fauteuil, comme s’il n’avait été ni vraiment prêt à partir, ni à rester.
Elle en avait ressenti la légèreté d’esprit, la légère et presque frivole
sensation de triomphe lui venant de la connaissance qu’elle avait été
en train de le tenir aussi sûrement qu’elle aurait pu physiquement
le faire ; pour la durée d’un moment bref et dangereux à endurer, ça
avait été une forme de contact plus sastisfaisante.
Puis elle avait ressenti un choc aveuglant et soudain qui avait été
presque comme un coup, presque comme un cri en elle, et elle avait
tâtonné, abasourdie, pour en trouver la cause ; seulement pour réa-
liser qu’il n’avait fait que se pencher un petit peu sur le coté et que
cela n’avait rien été d’autre que la vision d’une posture accidentelle,
de la longue ligne courant depuis son épaule jusqu’à sa taille, puis ses
hanches, et ainsi jusqu’à ses jambes. Elle avait regardé ailleurs, pour
ne pas lui laisser voir qu’elle était en train de trembler ; et elle avait
alors laissé tomber toute pensée de triomphe et de qui était le pouvoir.
« Je vous ai vu bien des fois depuis », avait-il calmement dit, sur un
rythme de voix régulier, mais un petit peu plus lent que d’ordinaire,
comme s’il pouvait tout contrôler de lui, à l’exception de son besoin
de parler.
« Où m’avez-vous vu ? »
« Dans bien des endroits. »
« Mais vous vous étiez assuré de ne pas être vu ? »
Elle savait qu’elle n’aurait pas manqué de remarquer un visage tel
que le sien.
« Oui. »
« Pourquoi ? Aviez-vous peur ? »
« Oui. »
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« Par hasard. C’était tard dans la nuit… Sur un quai de train de pas-
sagers du Terminus Taggart. »
Elle avait su que c’était une forme de capitulation, il ne voulait pas le
dire, mais il fallait qu’il parle, elle avait entendu à la fois l’intensité
délibérément atténuée et le tiraillement de résistance dans sa voix ;
il avait fallu qu’il parle, parce qu’il devait se donner à lui-même et à
elle cette forme particulière de contact.
« Vous portiez une robe de soirée. Vous aviez une cape qui tombait à
moitié de votre corps ; tout d’abord, je n’ai vu que vos épaules dénu-
dées, votre dos, puis votre profil ; on aurait dit, à un moment, que
votre cape était sur le point de tomber encore un peu plus et que vous
vous seriez retrouvée là nue. Puis j’ai vu que vous portiez un long
manteau, couleur de glace, comme la tunique d’une déesse grecque,
mais qui avait les cheveux courts et le profil impérieux d’une femme
américaine. Vous aviez l’air de ne pas être du tout à votre place sur
un quai de gare… Et ce n’était pas sur un quai de gare que j’étais en
train de vous voir. J’étais en train de voir un contexte qui ne m’avait
jamais hanté auparavant ; mais alors, tout-à-coup, j’ai su que vous
apparteniez à ce mileiu de rails, de suie et de poutrelles, que c’était
le contexte adapté à une robe qui volait au vent, aux épaules dénu-
dées et a ce visage aussi vivant que le votre –un quai de gare, pas un
appartement soigné– vous ressembliez à un symbole du luxe, et vous
apparteniez à un endroit qui en était la source ; vous sembliez appor-
ter la richesse avec vous, la grâce, l’extravagance et le plaisir pour les
rendre à leurs propriétaires de droit, aux hommes qui créaient les
compagnies de chemin de fer et les usines ; vous exprimiez l’éner-
gie et sa récompense, tout à la fois, l’expression de la compétence
et du luxe combinés ; et j’étais le premier homme qui n’avait jamais
déclaré de quelle manière ces deux là étaient inséparables ; et j’avais
pensé que si notre époque donnait forme aux dieux qui lui conve-
nait le mieux et érigeait une statue décrivant ce qu’était une compa-
gnie ferroviaire américaine, la votre serait cette statue… Puis j’ai vu
ce que vous étiez en train de faire ; et j’ai alors su que vous étiez en
train de donner des ordres à trois cadres du Terminus, je ne pouvais
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pas entendre les mots que vous prononciez, mais le rythme de votre
voix avait l’air d’être rapide, net et confiant. J’ai alors compris que
vous étiez Dagny Taggart. Je me suis approché plus près, assez près
pour entendre distinctement deux phrases : « Qui a dit ça « avait
demandé l’un des hommes. « Moi, je l’ai dit. » Avez-vous répondu.
C’est tout ce que j’ai entendu, et c’était assez. »
« Et après ? »
Il avait relevé lentement les yeux pour soutenir le regard des siens
depuis l’autre bout de la pièce, et l’intensité submergée qui tirait le
son de sa voix vers le bas en en brouillant le ton pour le faire évoluer
vers la douceur, y conféra une tonalité de moquerie adressée à lui-
même qui avait semblé désespérée et presque naïve.
Après, j’ai su que d’abandonner mon moteur n’était pas le prix le plus
élevé que j’aurais à payer pour cette grève.
Elle s’était demandé quelle ombre anonyme –au milieu des passa-
gers qui l’avaient dépassé en se pressant, aussi insubstanciels que
la vapeur des locomotives et autant ignorés– quelle ombre et quel
visage avaient été les siens ; elle s’était demandé à quelle distance il
s’était approché d’elle pour la durée de cet instant inconnu.
« Oh, pourquoi ne m’avez-vous pas adressé la parole, à ce moment
là ou plus tard ? »
« Vous souvenez-vous de ce que vous étiez en train de faire dans le
Terminus, cette nuit là ? »
« Je me souviens vaguement d’une nuit lors de laquelle ils m’avaient
appelé depuis une soirée à laquelle javais été invitée. Mon père
n’était pas en ville et le nouveau directeur du Terminus avait com-
mis une sorte d’erreur qui avait bloqué tout le traffic dans les tun-
nels. Le vieux directeur était parti sans prévenir durant le week-
end précédent. »
« C’est moi qui l’avait fait partir. »
« Je vois… » sa voix était devenue presque inaudible, comme si elle
avait abandonné le son, tandis que ses paupières étaient retombées,
renonçant à la vue.
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Il s’était tourné pour partir. Elle l’avait stoppé. Ça avait été sa voix
plus que les mots qu’elle avait prononcé, qui l’avait fait s’arrêter : sa
voix s’était faite basse, dépourvue de toute qualité émotionnelle, elle
n’avait été qu’un poids mort qui tombait, et son seul timbre avait été
une sorte de demi-ton traînant, comme un écho intérieur ressem-
blant à une menace ; ça avait été la voix de la supplication d’une per-
sonne s’accrochant encore au concept d’honneur, mais qui ne s’en
souci plus depuis longtemps déjà :
« Vous voulez me retenir ici, n’est-ce pas ? »
« Plus que n’importe quoi d’autre au monde. »
« Vous pourriez me retenir. »
« Je le sais. »
Sa voix l’avait dit sur le même ton que le sien ? Il avait attendu, pour
reprendre sa respiration. Lorsqu’il avait parlé, sa voix était grave et
claire, avec quelque qualité de conscience soulignée qui avait presque
été la qualité d’un sourire de compréhension :
« C’est votre acceptation volontaire de cet endroit, que je veux obte-
nir. Qu’est-ce que ça m’apporterais de bon, d’avoir votre présence
physique sans plus de signification ? C’est le genre de fausse réalité
par laquelle la plupart des gens trichent avec leur leur propre vie. Je
n’en suis pas capable. »
Il s’était tourné pour partir.
« Et vous non plus. Bonne nuit, Mademoiselle Taggart. »
Il s’en était allé dans sa chambre, et avait refermé la porte derrière lui.
Elle avait dépassé le monde de la pensée –tandis qu’elle était restée
allongée dans l’obscurité de sa pièce, incapable de penser ou de dor-
mir– et la violence gémissante qui avait empli son esprit avait plus
semblé être une sensation de ses muscles, mais sa tonalité et ses
ombres qui se tordaient avaient été comme un cri de plainte, dont
elle avait eu conscience, non par les mots, mais par la douleur :
« Laisse-le venir ici, laisse-le craquer ; laisse tout ça être maudit, tout,
ma compagnie de chemin de fer et sa grève et tout ce pourquoi j’ai
vécu ! Laisse tout cela être maudit, tout ce que nous avons été et
sommes ! C’est ce qu’il ferait, si je devais mourir demain ; alors laisse
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moi mourir, mais demain ; laisse-le venir ici, quelque soit le prix qu’il
demande, il ne me reste rien qui ne soit plus à vendre pour lui ; est-
ce que c’est ça, d’être un animal ? C’est ce que ça fait, et je le suis… »
Elle était allongée sur le dos, la paume de ses mains pressée le long
de son corps contre les draps, pour se retenir de se relever et d’al-
ler jusqu’à sa chambre, consciente qu’elle aurait même été capable
de ça…
« Ce n’est pas moi, c’est un corps que je ne peux ni endurer ni contrô-
ler… » Mais quelque part en elle, pas comme des mots, mais comme
des points rayonnant d’immobilité, il y avait eu la présence du juge
qui semblait l’observer, non plus pour une sévère condamnation,
mais en approbation et avec amusement, comme s’il avait dit : « Ton
corps ? Si Galt n’était pas ce que tu sais qu’il est, est ce que ton corps
t’amènerait à faire ça ? Pourquoi est-ce que c’est son corps que tu
veux, et pas un autre ? Penses-tu que tu les maudis, les choses pour
lesquelles vous avez tous deux vécu ? Serais-tu en train de maudir
ceci, ce que tu es en train d’honorer à cet instant précis, par ton sin-
cère désir ? … » Elle n’avait pas eu besoin d’entendre les mots, elle
les connaissait, elle les avait toujours connu.
Au bout d’un moment, elle avait perdu la lueur de cette connaissance
là, et il ne lui était resté rien d’autre que la douleur et les paumes
de ses mains pressées contre les draps ; et le fait de se demander,
presque avec indifférence, si lui aussi était éveillé et était en proie à
la même torture.
Elle n’avait entendu aucun son dans la maison et n’avait vu aucune
lumière en provenance de sa fenêtre illuminant le tronc à l’extérieur.
Après un long moment, elle avait entendu depuis l’obscurité de sa
chambre deux sons qui lui avait donné une pleine réponse ; elle avait
su qu’il était éveillé et qu’il ne viendrait pas ; ça avait été le son d’un
pas, et le clic d’un briquet.
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pour l’écrire ; je veux dire, pas le fait que vous ressentiez, mais que
vous ressentiez ce que je souhaitais que vous ressentiez, pas le fait
que vous admiriez mon travail, mais que vous l’admiriez pour les
choses que je souhaitais voir être admirées.
Il étouffa un rire.
– Il n’y a qu’une passion seulement chez la plupart des artistes, qui
soit plus violente que leur désir pour l’admiration : leur peur d’iden-
tifier la nature de l’admiration telle que celle qu’ils reçoivent. Mais
c’est une peur que je n’ai jamais partagé. Je ne me fais pas d’illusion
à propos de mon travail ou de la réponse que je cherche… Je leur
accorde, à tous deux, beaucoup trop de valeur.
Ça ne m’intéresse pas d’être admiré sans qu’il y ait de cause à ça,
émotionnellement, intuitivement, instinctivement… Ou aveuglé-
ment. Je n’accorde aucune intérêt à aucune « cécité » d’aucune sorte,
j’ai trop à montrer… Ou pour la surdité, j’ai beaucoup trop de choses
à dire.
Ça m’est égal d’être admiré par le « cœur » de qui que ce soit… Seu-
lement par la tête de quelqu’un. Et quand je trouve un client possé-
dant cette inestimable capacité, alors ma performance devient l’objet
d’un échange mutuel pour un profit mutuel. Un artiste est un com-
merçant, Mademoiselle Taggart, le plus dur et le plus exigeant de
tous les commerçants. Me comprenez-vous, maintenant ?
– Oui, fit-elle avec incrédulité, « je vous comprends. »
Avec « incrédulité » parce qu’elle avait été en train d’écouter une
description de son propre symbole d’orgueil moral, choisi par un
homme dont elle ne se serait jamais attendu à ce qu’il le choisisse.
Si c’est la cas, pourquoi aviez-vous cet air si tragique il n’y a qu’un
petit moment ? Qu’est-ce que vous regrettiez ?
Les années durant lesquelles votre œuvre est demeuré dans l’oubli.
Mais ce n’est pas vrai. J’ai donné deux ou trois concerts chaque année,
ici, dans la Ravine de Galt. Je vais en donner un la semaine prochaine.
J’espère que vous viendrez–le prix de l’entrée est de 25 cents.
Elle ne put s’empêcher de rire. Il sourit, puis l’expression de son
visage glissa lentement vers le sérieux, comme sous la marée de
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Les plus grands coupables de cela sont les vrais artistes, qui vont
maintenant voir qu’ils seront les premiers à être exterminés et qu’ils
ont préparé le triomphe de leurs propres exterminateurs en aidant
à détruire leurs seuls protecteurs. Parce que s’il doit y avoir quelque
chose de plus tragique que l’entrepreneur qui ne sait pas qu’il est un
protecteur de l’esprit le plus créatif de l’homme, c’est l’artiste qui
pense que l’entrepreneur est son ennemi.
C’était vrai –se dit-elle, quand elle marcha dans les rues de la val-
lée, regardant avec l’excitation d’une enfant les vitrines des bou-
tiques brillant au soleil–que les activités commerciales, ici, avaient
l’à-propos et le discernement de l’art ; et que l’art– songea-t-elle tan-
dis qu’elle était assise dans l’obscurité de la maison à clins qui fai-
sait office de salle de concert, écoutant la violence contrôlé et la pré-
cision mathématique de la musique de Halley– avait la discipline
sévère des affaires.
Tous deux avaient la radiosité de l'ingénierie, s’était-elle dite
lorsqu’elle s’était assise au milieu des rangées de bancs de la scène
à ciel ouvert, regardant Kay Ludlow sur scène. C’était une expé-
rience qu’elle n’avait pas connu depuis son enfance, l’expérience
d’être tenue trois heures durant par une pièce qui racontait une
histoire qu’elle n’avait jamais vu auparavant, selon un texte qu’elle
n’avait jamais entendu, prononçant un thème qui n’avait pas été une
reprise d’un « pourquoi-pas-celle-là » des siècles passés. C’était le
délice oublié d’être tenu en haleine par les reines de l’ingénieux, de
l’inattendu, du logique, de l’àpropos, du nouveau, et par le fait de
le voir incarné dans une représentation artististique superlative, par
une femme jouant un personnage dont la beauté d’esprit égalait sa
propre perfection physique.
– C’est pour ça que je suis ici, Mademoiselle Taggart, dit Kay
Ludlow, souriant en réponse à son commentaire à la fin du spectacle,
« Quelque soit la qualité de grandeur humaine dont je puisse avoir le
talent d’en brosser le portrait… C’était cette qualité que le monde
extérieur cherchait à dégrader. Ils ne me laissaient jouer rien d’autre
que des symboles de dépravation, rien d’autre que des prostituées,
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Hormis elle-même, le seul invité qu’il avait convié fut Kay Ludlow.
Tous les six etaient assis dans le jardin de la maison du docteur
Akston, avec la lumière du coucher de soleil sur leur visage, et le
plancher de la vallée se condensant en un doux bleu de vapeur, au
loin en dessous.
Elle regardait les élèves du docteur Akston, les trois souples et agiles
personnages allongés sur des transats dans des poses de satisfaction
détendue, vêtus de pantalons de toile de style décontracté, de coupe-
vents, et de chemises dont le col était ouvert : John Galt, Francisco
d’Anconia, Ragnar Danneskjold.
– Ne soyez pas étonnée, Mademoiselle Taggart, dit le docteur
Akston en souriant, « et ne commettez pas l’erreur de penser que
mes trois élèves sont des sortes de « créatures super-humaines ». Ils
sont quelque chose de bien plus grand et de plus étonnant que cela :
ils sont des hommes normaux –une chose que le monde n’a jamais vu–
et leur exploit est qu’ils se sont débrouillés pour survivre comme tel.
Cela demande un esprit exceptionnel, et une intégrité plus excep-
tionnelle encore, de demeurer imperméable aux influences des-
tructrices du cerveau des doctrines du monde, le mal accumulé au
cours de siècles… Pour demeurer humain, sachant que l’humain est
le rationnel. »
Elle sentait qu’il y avait quelque chose de nouveau dans l’attitude du
docteur Akston, un changement dans la sévérité de sa réserve habi-
tuelle ; il semblait l’inclure dans leur cercle, comme si elle était plus
qu’une invitée. Francisco se conduisait comme si sa présence à leur
réunion était naturelle et devait être joyeusement considéré comme
acquise. Le visage de Galt ne laissait pas voir ne serait-ce que l’ombre
d’une réaction ; ses manières étaient celles d’un cavalier courtois qui
l’avait amenée ici à la requête du docteur Akston.
Elle remarqua que les yeux du docteur Akston revenaient fréque-
ment vers elle, comme s’il éprouvait quelque orgueil silencieux à
montrer ses étudiants à un observateur qualifié. Sa conversation
revenait continuellement au même thème, à la manière d’un père
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56. Le lac Érié est l'un des cinq Grands Lacs d'Amérique du Nord. Il est bordé à
l'est par les États américains d'Ohio, de Pennsylvanie, de New York au sud, du
Michigan à l'ouest et de la province canadienne Ontario au nord. (NdT)
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pas vraiment, mais ce que j’éprouvais pour un esprit tel que celui de
Stadler était douloureusement proche de l’amour, c’était ce plaisir
des plus rares : l’admiration. Non, on ne peut pas dire que je l’aimais,
mais lui et moi nous étions toujours sentis comme si nous étions
des compagnons survivants de quelque époque, ou de quelque terre,
qui était en train de disparaître dans cette « malaria » de médiocrité
begayante, partout autour de nous.
Le pêché mortel de Robert Satdler fut qu’il n’est jamais parvenu
à identifier sa vraie patrie… Il haïssait la stupidité. Ce fut la seule
émotion que je ne lui ai jamais vu montrer envers les gens… Une
haine mordante, amère et lassée pour toute ineptie qui osait s’oppo-
ser à lui. Il voulait faire ce qu’il voulait, il voulait qu’on le laisse seul
pour ça, il voulait balayer les gens qui se trouvaient sur son chemin…
Et il n’a jamais su comment faire, ni la nature de son cheminement
et qui étaient ses ennemis. Il a pris un raccourci.
Êtes-vous en train de sourire, Mademoiselle Taggart ?
Vous le haïssez, n’est-ce pas ? Oui, vous connaissez le genre de « rac-
courci » qu’il a emprunté… Il vous a dit que nous étions des rivaux
à propos de ces trois étudiants. C’était vrai… Ou plutôt, ce n’était
pas tout à fait comme ça que je voyais les choses, mais je sais que
c’est comme ça que lui les voyait. Et bien, si nous étions des rivaux,
j’avais un avantage : je savais pourquoi ils avaient besoin de nos deux
professions ; il n’a jamais compris leur intérêt pour la mienne. Il n’a
jamais compris son importance, même pour lui-même… Ce qui,
incidemment, est ce qui l’a détruit. Mais durant ces années là, il était
encore assez vivant pour saisir ces trois étudiants. « Saisir » était le
mot qui convenait. L’intelligence étant la seule valeur qu’il vénérait.
Il avait mis la main sur eux comme s’ils étaient un trésor lui appar-
tenant. Il avait toujours été un homme vraiment seul. Je pense que
durant toute sa vie, Francisco et Ragnar furent, ensemble, sont seul
amour, et que John fut sa seule passion. C’était John qu’il regardait
plus particulièrement comme son héritier, comme son futur, comme
sa propre immortalité. John avait l’intention de devenir un inventeur,
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et que la force vaut pour le droit ? Est-ce que cela aurait été un futur
que Robert Stadler aurait considéré comme rationnel ?
Je veux vous faire observer, Mademoiselle Taggart, que ceux qui
crient le plus fort à propos de leurs désilusions, à propos de la
« défaite de la vertu », de la « futilité de la raison », de « l’impotence de
la logique », sont ceux qui ont réalisé le résultat logique, plein et exact,
des idées qu’ils prêchaient, d’une façon si impitoyablement logique
qu’ils n’osent même pas l’identifier. Dans un monde qui proclame la
non-existence de l’esprit, la rectitude morale du pouvoir par la force
brute, la pénalisation du compétent en faveur de l’incompétent, le
sacrifice du meilleur pour le pire… Dans un tel monde, les meilleurs
doivent se tourner contre la société et doivent devenir ses ennemis
les plus mortels. Dans un tel monde, John Galt, l’homme au pou-
voir intellectuel incalculable resterait un simple travailleur sans qua-
lification… Francisco d’Anconia, le miraculeux créateur de richesses
deviendrait un bon à rien… Et Ragnar Danneskjold, l’homme éclair,
deviendrait un homme de violence. La société –et le docteur Robert
Stadler– ont réalisé tout ce dont ils se faisaient les avocats. De quoi
pourraient-ils se plaindre, aujourd’hui ? Vous ne croyez pas ?
Il sourit ; son sourire avait la douceur sans pitié de la certitude.
– Chaque homme construit son propre monde à son image, dit-il, « Il
a le pouvoir de choisir, mais aucun pouvoir d’échapper à la néces-
sité du choix. S’il renonce à son pouvoir, il renonce à sont statut
d’homme, et l’engrenage chaotique de l’irrationnel est ce qu’il réa-
lise en temps que sphère de son existence… Par le fait de son propre
choix. Quiconque préserve une seule pensée non-corrompue par
quelque concession que ce soit à la volonté des autres, quiconque fait
devenir une allumette ou un carré de jardin une réalité selon l’image
de sa pensée… Celui là, dans cette mesure, est un homme, et cette
mesure là est la seule mesure de sa vertu.
Eux » –il désigna ses élèves–« n’ont fait aucune concession. Ceci » –
il désigna la vallée– « est la mesure de ce qu’ils ont préservé et de
ce qu’ils sont… Maintenant je peux répéter ma réponse à la ques-
tion que vous m’aviez posé, en sachant que que vous la comprendrez
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Il t’a envoyé ?
Oui.
Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Pas grand-chose. Pourquoi ?
– Qu’est-ce qu’il a dit. Est-ce que tu te souviens des mots exacts ?
– Oui, je m’en souviens bien, dit-il, « »Si tu veux saisir ta chance,
prends-là. Tu l’as gagné ». Je m’en souviens, parce que… » –il se
tourna vers Galt en fronçant les sourcils, mais pas plus que s’il s’agis-
sait d’une énigme légère entre amis– « John, je n’ai jamais vraiment
compris pourquoi tu as dit ça. Pourquoi ça ? Pourquoi « ma chance » ? »
– Est-ce que ça te déranges si je ne te réponds pas maintenant ?
– Non, mais…
Quelqu’un le héla depuis les espaliers de la mine, et il marcha rapi-
dement dans la direction de l’homme, comme si le sujet ne réquié-
rait pas plus d’attention.
Elle fut consciente du long moment que cela lui prit pour tourner la
tête vers Galt. Elle avait su qu’elle le surpendrait en train de la regar-
der. Elle ne pouvait rien lire dans ses yeux, à l’exception d’un soup-
çon de dérision, comme s’il savait quelle réponse elle était en train
de chercher, et qu’elle ne pouvait la trouver sur son visage.
– Vous lui avez donné une chance que vous vouliez ?
– J’aurais pu n’avoir aucune chance jusqu’à ce que lui trouve toutes
celles qui lui étaient possibles.
– Comment saviez-vous ce qu’il avait gagné ?
– Je lui ai posé des questions sur vous durant dix années, chaque fois
que je le pouvais, de toutes les manières, sous tous les angles. Non,
il ne me l’avait pas dit… C’était sa façon de parler de vous qui me l’a
dit. Il ne voulait pas parler, mais il parlait avec trop d’impatience, à
la fois avec de l’impatience et de la réticence… Et j’ai fini par com-
prendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’une amitié d’enfance. Je
savais tout ce à quoi il avait dû renoncer pour la grève, et combien
désespérement il ne l’avait pas abandonné pour toujours. Moi ? Je
ne faisais que le questionner à propos de l’un de nos grévistes les plus
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verts luisant au soleil, criant pour être vus ; la fin de sa quête tortu-
rée, l’accomplissement de plus que ses souhaits, non pas l’épave de
son avion et son corps, mais sa présence vivante et sa propre liberté ;
tout ce qu’il cherchait ou avait toujours cherché se trouvait mainte-
nant devant lui, ouvert et l’attendant, à lui et pouvant être atteint en
effectuant seulement une plongée en ligne droite à travers l’air pur
et clair ; à lui, et ne réclamant rien d’autre que la capacité de voir.
– Hank ! cria-t-elle en agitant les bras en des signes désespé-
rés, « Hank ! »
Elle retomba en arrière contre la roche, sachant qu’elle n’avait aucun
moyen d’attirer son attention, qu’elle n’avait aucun pouvoir de lui
donner la vue, qu’aucun pouvoir sur Terre ne pouvait percer cet écran,
à l’exception de ses propres intelligence et vision.
Soudainement, et pour la première fois, elle ne perçut plus l’écran
comme la barrière la plus intangible dans le monde, mais comme la
plus sinistrement absolue.
Effondrée contre la roche, elle observait avec une résignation silen-
cieuse les cercles sans espoir de l’avion qui luttait, et le cri pour de
l’aide dépouvu de plainte de son moteur, un cri qui ne recevrait
aucune réponse. L’avion glissa abruptement vers le bas, mais ce
n’était seulement que l’amorce de sa dernière ascension, il coupa en
diagonal à travers les montagnes et fila dans le ciel. Puis, comme s’il
avait été pris dans l’étendu d’un lac sans rives et sans issue, il s’éloi-
gna en coulant lentement et en se noyant hors de la vue.
Elle songea, avec une compassion pleine d’amertume, à tous ce qu’il
venait de manquer de voir.
Et moi ? se dit-elle. Si elle quittait la vallée, l’écran se refermerait
aussi hermétiquement derrière elle, « Atlantis » descendrait sous
une chambre forte de rayons plus encore hors d’atteinte que le fond
de l’océan, et elle aussi serait abandonnée à la lutte pour les choses
qu’elle n’avait pas su comment voir, elle aussi serait abandonnée à
la lutte contre un mirage de sauvagerie primaire, tandis que la réa-
lité de tout ce qu’elle désirait ne se représenterait jamais à sa por-
tée. Mais l’appel du monde extérieur, l’appel qui la poussait à suivre
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Elle était resté étendue éveillée durant les heures de cette nuit
là, silencieusement inanimée, suivant –comme un ingénieur et
comme Hank Rearden– le cheminement d’une considération dépas-
sionnée, précise et presque mathématique, sans aucun égard pour le
coût et pour l’émotion. L’agonie qu’il était en train de vivre dans son
avion, elle la vivait dans un cube sourd d’obscurité, cherchant, mais
ne trouvant aucune réponse. Elle regardait les inscriptions sur les
murs de sa chambre, légèrement visibles en morceaux de lumières
d’étoiles, mais l’aide que ces hommes avaient appelé durant leurs
heures les plus sombres n’appartenait pas à sa nature.
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je pense seulement que c’est… Oh, mon Dieu, John, il s’agit là d’une
vie tellement indispensable ! » Galt sourit.
– Je le sais. C’est pourquoi je ne pense pas que je la mettrai en jeu…
Je pense que je gagnerai. Francisco était maintenant silencieux. Il
regardait Galt intensément, avec un froncement de sourcils de per-
plexité, pas comme s’il venait de trouver une réponse, mais comme
s’il venait tout-à-coup d’entrevoir une question.
– Écoute, John, fit Mulligan, « sachant que tu n’as pas encore pris
ta décision de sortir, tu n’en as pas encore la moindre idée, là, en
ce moment ? »
– Non, pas encore.
– Et bien alors puisque ce n’est pas fait, voudrais-tu me laisser te rap-
peler quelques petites choses que tu dois prendre en considération ?
– Vas-y.
– Ce sont les dangers accidentels qui me font peur… Les accidents
imprévisibles et hors de la volonté de quiconque dans un monde qui
en train de s’écrouler. Considère les risques physiques d’une machi-
nerie complexe se retrouvant dans les mains de demeurés et de pol-
trons rendus fous par la peur. Pense seulement aux trains… Tu
pourrais bien te retrouver dans une de ces horreurs comme cette
catastrophe du tunnel de Winston, chaque fois que tu vas prendre le
train… Or il se trouve que des incidents de ce genre, il va y en avoir
de plus en plus, et qui seront de moins en moins espacés les uns des
autres dans le temps. Il arrivera un moment où il n’y aura plus un
seul jour sans une catastrophe majeure.
– J’en suis conscient.
– Et la même chose va se produire dans chaque domaine de l’indus-
trie, partout où des machines seront impliquées… Les machines dont
ils ont cru qu’elles pouvaient remplacer l’intelligence. Catastrophes
aériennes, explosions de réservoirs de produits inflammables, rup-
tures de haut-fourneaux, électrocutions avec des lignes et du maté-
riel à haute-tension, effondrements dans le métro, et effondrements
de ponts… Ils vont voir tout ça arriver. Les mêmes machines qui
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ont rendu leurs vies si sûres vont maintenant les mettre continuel-
lement en péril.
– Je le sais.
– Je sais que tu le sais, mais as-tu bien pris en considération chaque
détail spécifique ? Est-ce que tu as pris le temps d’y penser et de
visualiser ? Je veux que tu voies le tableau exact de ce que c’est que le
monde dans lequel tu t’apprêtes à entrer… Avant que tu ne décides
de si quelque chose peut justifier que tu y ailles. Tu sais que ce sont
les grandes villes qui seront les plus touchées. Les grandes villes ont
été faites par le chemin de fer et elles partiront avec.
– C’est exact.
– Quand les rails seront coupés, il ne faudra pas plus de deux jours
pour que la ville de New York commence à crever de faim. C’est tout
ce qu’ils ont réserve. Elle est nourrie par un continent de près de
cinq mille kilomètres de long. Comment vont-ils faire pour amener
de la nourriture jusqu’à New York ? En utilisant des directives et des
charrettes à bœufs ? Mais en premier, avant que ça arrive, ils auront
à traverser toute la phase d’agonie… Les réductions de ceci et de cela,
les pénuries, les émeutes et les manifestations à propos de la nour-
riture, la violence trépignante au milieu de l’immobilité croissante.
– Ils le feront.
– Ils perdront leurs avions, tout d’abord, ensuite ce sera les automo-
biles, et puis leurs camions, et mêmes leurs charrettes à bœufs.
– C’est ce qui va arriver.
– Leurs usines s’arrêteront les unes après les autres, ensuite leurs four-
neaux, et leurs radios. Ensuite ce seront leurs infrastructures élec-
triques qui seront touchées.
– C’est ce qui va arriver.
– Il n’y a seulement qu’un fil usé qui tienne encore les États de ce
continent ensemble. Il n’y aura plus qu’un train par jour, puis un
train par semaine, et puis après ça le Pont Taggart s’écroulera et…
– Non, ça, ça n’arrivera pas !
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C’était la voix de Dagny, et ils se tournèrent tous vers elle tout à coup.
Son visage était blanc, mais plus calme qu’il l’avait été lorsqu’elle leur
avait répondu pour la dernière fois.
Galt se leva lentement sur ses jambes et inclina la tête, comme pour
accepter un verdict.
Vous avez pris votre décision, dit-il.
Oui, je l’ai prise.
– Dagny, dit Hugh Akston, « je suis désolé. » Il parla avec douceur,
avec effort aussi, comme si ses mots étaient en proie à une lutte et
tombaient pour remplir le silence de la pièce. J’aurais aimé qu’il n’ait
pas été possible de voir ceci arriver, j’aurais préféré n’importe quoi…
Sauf de vous voir rester ici par la faute du courage de vos convictions.
Elle étendit les mains, paumes retournées vers le haut, les bras restés
contre son corps, dans un geste de franchise simple, et elle dit, en
s’adressant à eux tous d’une manière si calme qu’elle pouvait se per-
mettre de montrer ses émotions :
– Je veux que vous sachiez ceci : je suis allée jusqu’à souhaiter que je
pourrais vivre encore un mois de plus, de manière à ce que je puisse
le vivre dans cette vallée. Ceci pour vous montrer combien je voulais
rester. Mais aussi longtemps que je choisirai de vivre, je ne pourrai
pas déserter une bataille dont je pense qu’il me revient de la livrer.
– Bien sûr, dit Mulligan avec respect, « si vous le pensez toujours. »
– Si vous voulez savoir quelle est la raison qui me fait vouloir repar-
tir, je vais vous la dire ; je ne me peux pas me résoudre à abandon-
ner à la destruction toute la grandeur du monde, tout ce qui fut à
moi et à vous, ce qui fut fait par nous et qui est toujours à nous de
droit… Parce que je ne peux pas croire que les hommes peuvent
refuser de voir, qu’ils peuvent demeurer pour toujours aveugles et
sourds à ce que nous disons, quand la vérité est de notre côté et
que leurs vies dépendent de ce qu’ils l’acceptent. Ils aiment tou-
jours leurs vies… Et c’est ça qui est le reste non-corrompu de leurs
esprits. Aussi longtemps que les hommes désirent vivre, je ne peux
pas perdre ma bataille.
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nécessaire d’amener nos ennemis jusqu’à cette vallée est une possi-
bilité que nous ne pouvons totalement négliger. C’est pourquoi nous
ne vous laisserons aucune possibilité de le faire. Vous serez emmenée
hors de cette vallée, en avion, les yeux bandés, et vous serez trans-
portée jusqu’à une distance et selon un parcours qui rendra impos-
sible pour vous de tenter de le reconstituer.
Elle inclina la tête.
– Vous avez raison.
– Votre avion a été réparé. Souhaitez-vous le réclamer en signant un
pouvoir sur votre compte à la Banque Mulligan ?
– Non.
– Dans ce cas nous le garderons, jusqu’à ce que choisissiez un jour de
payer pour le récupérer.
– Après-demain, je vous emmenerai dans mon avion jusqu’à un
endroit situé à l’extérieur de la vallée, et je vous déposerai non loin
d’un moyen de transport.
Elle inclina la tête.
– C’est parfait pour moi.
Il faisait sombre, lorsqu’ils quittèrent la maison de Midas Mulligan.
Le chemin du retour en direction de la maison de Galt traversait
la vallée, au-delà de la cabane de Francisco, et tous trois se ren-
dirent chez eux ensemble. Quelques vitres éclairées étaient suspen-
dues à travers l’obscurité, et les premières traînées d’humidité s’agi-
taient lentement devant elles, telles des ombres produites par une
mer lointaine.
Ils marchaient sans dire un mot, mais le bruit de leurs pas, fusion-
nant ensembles pour former un battement continuel était comme
un discours devant être saisi, mais pas prononcé sous quelque autre
forme que ce soit.
Au bout d’un moment, Francisco dit :
– Ça ne change rien, ça ne fait seulement qu’allonger encore un petit
peu plus la durée, et la dernière ligne droite est toujours la plus dif-
ficile, mais c’est la dernière.
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Galt le regarda bien droit dans les yeux, puis il dit lentement, sur le
ton d’un homme qui est pleinement conscient de toutes les consé-
quences de ses paroles :
– J’ai décidé, Francisco. J’y retourne.
La main de Francisco stoppa. Pour un long instant, il ne vit rien
d’autre que le visage de Galt. Puis ses yeux se dirigèrent vers ceux
de Dagny. Il reposa la bouteille et il ne se recula pas, mais ce fut
comme si son regard s’éloigna pour les regarder tous deux depuis
une plus grande distance.
– Mais bien sûr, dit-il.
On aurait dit qu’il venait de s’éloigner encore un peu plus et était
maintenant en train d’embrasser du regard toute l’étendue de leurs
années ; sa voix avait une tonalité égale et dépourvue d’inflexions,
une caractéristique qui allait de pair avec la taille de sa vision.
– Je l’ai su il y a douze ans, dit-il, « je l’ai su avant même que tu n’au-
rais pu le savoir, et c’est moi qui aurait dû avoir vu ce que tu verrais.
Cette nuit là, lorsque tu nous a appelé depuis New York, j’y ai alors
pensé » –il était en train de parler à Galt, mais ses yeux se déplacèrent
vers Dagny– « comme à tout ce que tu étais en train de chercher…
Tout ce que tu nous a dit qui était ce pourquoi nous devions vivre
ou mourir, si nécessaire. J’aurais dû voir que tu le penserais, toi aussi.
Ça n’aurait pu être autrement. C’est comme si ça avait été ; et devait
être. Tout était déjà en place, il y a douze ans », il regarda Galt et
étouffa un bref rire doux, « Et tu dis que c’est moi qui ait eu à endu-
rer le plus ? » Il se tourna dans un mouvement trop leste ; puis trop
lentement, comme pour ajouter une emphase à son geste, il finit la
tâche de verser le vin, remplissant les trois récipients sur la table. Il
saisit les deux timbales d’argent, baissa le regard pour les contempler
l’espace d’un instant qui marqua une courte pause, puis il en tendit
une à Dagny, et l’autre à Galt.
– Prenez-les, dit-il, « Vous les avez gagné… Et pas par chance. » Galt
prit la timbale de sa main, mais ce fut comme si l’acceptation fut for-
mulée par leurs regards tandis qu’ils se regardèrent tous.
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
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« A » EST « A »
Tu ne le pourras pas.
M’observeras-tu comme tu le faisais auparavant ?
Plus encore.
Est-ce que tu vas là-bas pour me protéger ?
Non.
Pour y faire quoi, alors ?
Pour m’y trouver le jour où tu décideras de nous rejoindre.
Elle le regarda attentivement, ne s’autorisant aucune autre réaction,
mais comme si elle tatonnait pour une réponse au premier point
qu’elle n’avait pas pleinement compris.
– Tous les autres seront partis, expliqua-t-il, « Ca deviendra trop dan-
gereux de rester. J’y demeurerai en temps que ta dernière clé restante,
avant que la porte d’accès à cette vallée ne se referme complètement. »
– Oh !
Elle en fit un cri avant que cela puisse être un gémissement. Puis,
recouvrant la manière de détachement impersonnel, elle demanda :
– Suppose que ma décision soit définitive, et que je ne souhaite
jamais vous rejoindre ?
– Ce serait un mensonge.
– Suppose que je décide maintenant de faire le vœu que ce soit défi-
nitif, et que je m’y tienne sans considération pour ce qu’il peut adve-
nir dans le futur ?
– Peu importe les preuves que tu observeras par toi-même dans le
futur, et quelles seront alors tes convictions ?
Oui.
Ce serait pire qu’un mensonge.
Tu es certain que j’ai pris la mauvaise décision ?
Bien sûr.
– Est-ce que tu pense que nous devons être tenus pour responsables
de nos propres erreurs ?
– C’est ce que je pense, oui.
– Alors pourquoi ne me laisses-tu pas subir les conséquences
des miennes ?
– C’est ce que je fais, et c’est ce qu’il t’arrivera.
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L’U TOPIE DE LA CONVOITISE
– Je réaliserai, quand il sera trop tard, que je veux revenir dans cette
vallée… Pourquoi veux-tu avoir à prenre le risque de laisser cette
porte ouverte pour moi ?
– Je n’ai pas à le faire. Je ne le ferais pas, si je n’y avais pas quelque
fin égoïste à y gagner.
Quelle fin égoïste ?
Je veux que tu sois ici.
Elle ferma les yeux et inclina la tête en signe de franche admission
de défaite ; de défaite de son argumentation et de sa tentative de
faire calmement face à la pleine signification de ce qu’elle était en
train de quitter.
Puis elle releva la tête et, comme si elle avait absorbé son style de
franchise, elle le regarda, ne cachant ni sa souffrance ni son désir, ni
son calme, sachant que ces trois sentiments étaient contenus dans
son regard.
Son visage était comme il l’avait été sous le soleil du moment où elle
l’avait vu pour la première fois : un visage de sérénité sans merci et
d’acuité infaillible, sans douleur, ni peur, ni culpabilité.
Elle se dit que s’il lui était possible de continuer à le regarder, de
regarder les lignes droites de ses sourcils surmontant les yeux verts
sombres, de regarder la courbe de l’ombre soulignant la forme de
sa bouche, de regarder les surfaces planes de métal coulé de sa peau
dans le col ouvert de sa chemise, et la pose négligemment inamo-
vible de ses jambes ; alors elle aimerait passer le restant de sa vie dans
cet endroit et de cette manière. Et dans l’instant qui suivit elle sut
que si ce souhait devait lui être accordé, la contemplation en per-
drait toute sa signification, parce qu’elle aurait alors trahi toutes les
choses qui lui conférait de la valeur.
Puis, non pas comme une mémoire, mais comme une expérience du
présent, elle se sentit revivre le moment où elle s’était tenue devant
la fenêtre de sa chambre à New York, regardant une cité émergeant
de la brume, la forme hors d’atteinte d’Atlantis disparaissant dans les
eaux ; et elle sut qu’elle était en ce moment en train de voir la réponse
à cet instant là. Elle ne ressentait pas les mots qu’elle avait adressé
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lorsqu’elle avait ouvert les yeux le premier matin. Puis elle ferma les
yeux et sentit ses mains attachant le bandeau en travers de son visage.
Elle entendit le souffle du moteur, pas comme un bruit, mais comme
le tremblement d’une explosion à l’intérieur de son corps ; seule-
ment c’était comme un tremblement lointain, comme si quelqu’un
qui aurait pu le ressentir aurait été blessée s’il ne s’en était pas trouvé
assez loin.
Elle ne sut pas quand les roues quittèrent le sol ni quand l’avion
passa au-dessus du cercle des cimes. Elle reposait immobile, avec
le martellement rythmé du moteur pour seule perception de l’es-
pace, comme si elle était portée à l’intérieur d’un courant de bruit
qui tressautait de temps à autre. Le bruit provenait de son moteur,
du contrôle des ses mains sur le volant ; elle s’accrocha à ça ; le reste
devait être enduré, sans y opposer de résistance.
Elle reposait immobile, ses jambes étendues en avant, ses bras sur
les accoudoirs du siège, sans aucun sens du mouvement, même pas
du sien, qui aurait pu lui donner une notion du temps, sans espace,
sans point de vue, sans futur, avec la nuit des yeux clos par la pres-
sion du morceau de tissu ; et avec la conscience de sa présence à côté
d’elle comme son unique et intangible réalité. Ils ne parlaient pas.
Par une fois, elle dit tout-à-coup :
Monsieur Galt.
Oui ?
Non. Rien. Je voulais juste savoir si vous étiez encore là.
Je serai toujours là.
Elle ne sut pas durant combien de kilomètres la mémoire du son des
mots lui sembla être un repère s’enfuyant au loin vers l’horizon, pour
finalement disparaître. Puis il n’y eut plus rien d’autre que l’immo-
bilité d’un présent indivisible.
Elle ne sut pas si un jour s’était écoulé, ou une heure, lorsqu’elle res-
sentit le mouvement de plongeon qui signifiait qu’ils étaient sur le
point d’atterrir ou de s’écraser ; les deux possibilités paraissaient sem-
blables dans son esprit. Elle sentit la secousse des roues contre le sol
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CHAPITRE III
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Il ota les jumelles de ses yeux. Il était en train de regarder une prairie
vide. Il n’y avait pas de ferme, il n’y avait rien, même au loin, excépté
une bande grisâtre qui ressemblait à un nuage.
Un unique cri, aigu et sans épaisseur s’éleva depuis les rangs situés
derrière lui, au moment ou une femme s’évanouit. Il se demanda
pourquoi elle devait crier si longtemps après le fait ; puis il réalisa
que le temps qui s’était écoulé depuis l’instant de l’action sur le levier
ne faisait pas tout à fait une minute.
Il releva encore une fois les jumelles, presque comme s’il fut soudai-
nement en train de souhaiter que l’ombre nuageuse puisse être tout
ce qu’il verrait. Mais les objets matériels étaient encore là ; ils étaient
un mont de refus. Il déplaça les jumelles sur les restes ; sur l’instant,
il réalisa qu’il cherchait le cabri. Il ne parvenait pas à le trouver ; il
n’y avait rien d’autre qu’une pile de fourrure grise.
Lorsqu’il baissa les jumelles et se tourna, il trouva le docteur Ferris
qui était en train de le regarder. Il était certain que durant tout le test,
ça n’avait pas été la cible, mais son visage que Ferris avait observé,
comme pour voir si lui, Robert Stadler, pouvait résister au rayon.
– C’est tout ce qu’il en reste, annonça le grassouillet docteur Blodget
dans le microphone, avec le ton doucereux d’un vendeur du rayon
produit d’entretien d’un grand magasin, « Il ne reste pas un clou ni
rivet dans les restes des structures, et il ne reste pas un seul vaisseau
sanguin qui soit intact dans les corps des animaux. »
Des bruits de froissements, frémissements et mouvements agités
et chuchotements aigus s’élevèrent de la foule. Les gens se regar-
daient, se levant avec indécision puis se rasseyant ; demandant n’im-
porte quoi avec une certaine agitation, sauf cette pause. Il y avait un
son d’hystérie submergée dans les chuchotements. Ils semblaient
attendre qu’on leur dise ce qu’ils devaient en penser.
Le docteur Stadler vit une femme se faisant accompagner pour des-
cendre les gradins depuis le dernier rang, sa tête baissée, un mou-
choir pressé contre sa bouche ; elle avait un problème d’estomac.
Il détourna le regard et vit que le docteur Ferris était toujours en
train de l’observer. Le docteur Stadler se renversa légèrement en
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un projet qui était secret… Ils étaient certain que ça ne pouvait être
qu’important, puisqu’eux-mêmes ne furent pas considérés comme
suffisemment « importants » pour être initiés à son secret.
Il y a eu quelques sceptiques et autres leveur de doutes, bien sûr. Mais
ils on jugé préférable de faire machine arrière quand on leur a rap-
pelé que le patron du Département général des sciences et des tech-
nologies était le docteur Robert Stadler… Dont le jugement et l’in-
tégrité pouvaient difficilement être mis en doute. »
Le docteur Stadler était en train d’inspecter ses ongles du regard.
Le grincement soudain du microphone fit sursauter la foule pour
la remettre instantément dans un état d’attention ; on aurait dit des
gens que le contrôle qu’ils avaient encore d’eux-mêmes n’était tou-
tefois plus qu’à une seconde de l’état de panique. Un commenta-
teur avec une voix au débit de mitrailleuse et crachant des sourires,
aboya avec enthousiasme qu’ils allaient maintenant assister à l’émis-
sion de radio en direct qui annoncerait à la nation tout entière le
scoop de la grande découverte. Puis, en jetant successivement un œil
à sa montre, à son texte, puis au signal du bras de Wesley Mouch, il
appela, dans la tête étincelante du microphone en forme de serpent,
les gens dans les salons, ceux des bureaux, ceux des salles d’études,
et ceux des couvents du pays :
– Mesdames et Messieurs ! Projet X !
Le docteur Ferris se pencha vers le docteur Stadler –tandis que les
battements du staccato rythmé de la voix du commentateur galo-
paient à travers le continent, pour rapporter la description de la la
nouvelle invention– et dit sur le ton de la remarque anodine :
Il est d’une importance vitale que le Projet ne fasse l’objet d’aucun
criticisme négatif dans le pays durant cette étape précaire, puis il
ajouta, à moitié incidemment, mi figue-mi raisin, « qu’il n’y ait aucun
criticisme à propos de quoi que ce soit, ni maintenant ni plus tard ».
… Et les autorités politiques, culturelles, intellectuelles et morales,
annonçait le commentateur dans le microphone, « qui ont été les
témoins de ce grand événement, en temps que vos représentants et
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58. La lecture de ce passage, tout comme celle d'autres dans La Révolte d'Atlas,
suggèrent qu'Ayn Rand devait s’être attardé un instant sur la lecture de The
True Believer («L’Engagé Authentique»), par Eric Hoffer, publié en 1951, un
essai magistral traitant des mécanismes psychologiques et sociaux de la croyance et
de l'engagement politique -ou autre- qui est resté jusqu' à aujourd' hui l'ouvrage
de référence sur ce sujet. Tout comme ce fut le cas pour Atlas Shrugged, The True
Believer, un autre grand succès du livre, n’a malheureusement fait l’objet d’aucune
traduction en langue française encore à ce jour. (NdT)
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10-289, décrété, ainsi que vous pourriez ne pas l’avoir réalisé, par
Monsieur Wesley Mouch. Songeriez-vous, peut-être, à quelques
universités ? Elles se trouvent dans la même position. Elles ne
peuvent pas se permettre d’avoir des ennemis. Qui s’élèverait en
notre nom ? Je pense qu’un homme tel que Hugh Akston prendrait
votre défense… Mais le simple fait d’y songer équivaut à se renre
coupable d’anachronisme. Il appartenait à un autre âge. Les condi-
tions fixées par nos réalités sociales et économiques ont rendu son
existence impossible depuis longtemps déjà. Et je ne pense pas que le
docteur Simon Pritchett, ou la génération qui s’est d’elle-même relé-
guée à s’en remettre à son influence intellectuelle, serait capable ou
exprimerait l’envie de nous défendre.
Je n’ai jamais cru en l’efficacité des idéalistes… Pas vous ? … Et notre
époque convient bien mal aux idéaux dénués de sens pratique. Si
jamais d’aucun nourissait l’ambition de s’opposer à la politique gou-
vernementale, comment pourrait-il se faire entendre ? Avec l’aide de
ces messieurs de la presse, Docteur Stadler ? Y-aurait-il encore un
journal qui serait réellement indépendant dans ce pays ? Une station
de radio qui échapperait à tout contrôle et qui dirait ce qu’elle veut ?
Une parcelle de propriété qui serait réellement privée et parfaitement
insaisissable… D’une manière générale… Où, selon un même prin-
cipe, une opinion « personnelle » ?
Le ton de la voix était maintenant devenu évident : c’était le ton
d’un gangster.
– Une opinion réellement personnelle et exprimée ouvertement
est devenue le luxe par excellence, que plus personne ne peut s’of-
frir aujourd’hui.
Les lèvres du docteur Stadler se muèrent avec raideur, avec la même
raideur que celle des muscles des chèvres.
– Vous êtes en train de vous adresser au docteur Stadler.
– Je ne l’ai pas oublié. C’est précisément parce que je ne l’ai pas oublié
que je suis en train de m’exprimer, « Robert Stadler » est un nom
illustre que je haïrais de voir détruire. Mais qu’est-ce qu’un « nom
illustre », de nos jours ? Aux yeux de qui ?
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sur les visages des gens, et cette attitude d’évasion qui refuse de le
savoir ; ils semblaient se déplacer avec les gestes de quelque énorme
prétention, se comportant comme dans un rituel visant à se détour-
ner de la réalité, laissant la terre demeurer à l’écart de la vision et de
leurs vies non-vécues, dans la crainte de « quelque chose » qui était
interdit et qui n’avait pas de nom ; cependant, l’interdit ne se résu-
mait qu’à la simple action de regarder la nature de leur douleur et de
remettre en question leur devoir de l’endurer. Elle le voyait si clai-
rement qu’elle ne cessait pas d’avoir envi de s’approcher d’étrangers,
de les secouer, de leur rire au nez et de crier, « Fais pas la tête ! »
Il n’y avait pas de raison justifiant que les gens soient aussi malheu-
reux que ça, de toute façon… Et puis elle s’était souvenue que la rai-
son était précisément le pouvoir qu’ils avaient banni de leur existence.
Elle avait embarqué à bord d’un train Taggart pour rallier l’aéror-
dome le plus proche ; elle ne s’était identifiée auprès de personne : ça
lui aurait paru hors de question. Elle s’était assise devant la fenêtre
d’un wagon, comme une étrangère qui devait apprendre l’incom-
préhensible language des gens se trouvant autour d’elle. Elle s’était
emparé d’un journal abandonné, elle avait dû faire des efforts pour
comprendre ce qui y était écrit, mais pas assez pour comprendre
pourquoi cela avait été écrit : tout ce qui y était dit paraissait telle-
ment immature et dépourvu de sens.
Elle avait commencé par un paragraphe écrit par un journaliste de
New York qui déclarait, avec plus d’emphase qu’il en était néces-
saire, que Monsieur James Taggart souhaitait que l’on reconnaisse
que sa sœur était décédée des suites d’un accident d’avion, nonobs-
tant toutes les rumeurs si peu patriotiques prétendant le contraire.
Peu à peu, elle s’était souvenue du Décret 10-289 et avait réalisé que
Jim était embarrassé par la suspicion du public qu’elle avait disparu
comme un déserteur.
Le style du paragraphe suggérait que sa disparition avait été une
affaire d’importance nationale qui n’avait pas encore vraiment cédé
sa place à une autre plus récente dans les esprits. Il y avait d’autres
choses qui la faisaient se conforter dans cette impression : une
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– Je ne te le demanderai pas.
– Maintenant dis moi : qu’est-ce que c’est, le Plan d’Unification du
chemin de fer ?
– C’est… Ça t’intéresse vraiment ? … Laisse plutôt Jim te l’expliquer.
Il le fera bien assez tôt. J’ai même pas l’estomac pour le faire… À
moins que vraiment tu insistes pour que je te le dise, ajouta-t-il avec
un effort conscient de discipline.
– Non, tu n’as pas à en arriver à ce point là. Dis-moi juste si j’ai bien
compris ce que disait cet « Unificateur » là : il veut que tu annule la
Comète durant deux journées dans le but d’en envoyer les locomotives
en Arizona, pour tirer un train spécial de pamplemousses ?
– C’est bien ça.
– Et il a annulé un train de charbon dans le but de s’en procurer les
wagons pour transporter ces pamplemousses.
Oui.
Des pamplemousses ?
Oui, des pamplemousses.
Pourquoi ?
Dagny, « pourquoi » est un mot que plus personne n’utilise. Au bout
d’un moment, elle demanda :
As-tu une idée, à propos des raisons ?
Une idée ? Je n’ai pas besoin d’avoir une idée. Je sais.
Bon, et bien alors qu’est-ce que c’est ?
– Le spécial pamplemousse est pour les frères Smather. Les frères
Smather ont acheté un ranch de fruits dans l’Arizona, il y a un an,
à un homme qui a déposé le bilan à la suite du vote de la Loi d’éga-
lité des chances. Il avait été le propriétaire de ce ranch pendant trente
ans. Les frères Smather étaient dans les jeux de hasard, encore l’an-
née d’avant. Ils ont acheté le ranch grâce à un prêt de Washington,
dans le cadre d’un projet de revalorisation des zones économiquement
sinistrées telles que l’Arizona. Les frères Smather avaient des copains
à Washington.
– Et donc ?
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et vos cous que vous avez exposé, par la même occasion. Je ne sau-
verai pas tout ça.
Mais je l’ai promis !
Peut-être, mais moi pas.
– Mais nous ne pouvons pas le leur refuser ! Tu ne vois pas qu’ils nous
ont lié les quatre pattes ? Qu’ils nous tiennent à la gorge ?
– Ne sais-tu pas ce qu’ils peuvent nous faire, en se servant de cette
Régie Nationale, ou en utilisant le Conseil d’Unification, ou même en
se servant du Moratoire sur les bons du chemin de fer ?
– Je savais ça, il y a deux ans.
Il tremblait ; il y avait dans sa terreur une qualité dépourvue de forme,
désespérée, presque supersticieuse, sans commune mesure avec les
dangers qu’il nommait.
Elle eut tout à coup le sentiment que ça venait de quelque chose
de plus profond que sa peur de la réprésaille bureaucratique, que
la représaille en était la seule identification qu’il s’autoriserait à
connaître, une identification rassurante qui avait un semblant de réa-
lité et cachait son vrai motif. Elle était certaine que ce n’était pas la
panique dans le pays qu’il voulait endiguer, mais la sienne ; que lui
et Chick Morrison, et Wesley Mouch, et toute le reste de l’équipe
des pillards, avaient besoin de sa caution, pas pour rassurer leurs
victimes, mais pour se rassurer eux-mêmes à travers la soi-disante
roublarde, la soi-disante « pratique » idée disant que de tromper leur
victimes était la seule identification qu’ils donnaient à leur propres
motifs et à leur insistance hystérique. Avec un mépris horrifié –hor-
rifié par l’énormité de ce qu’elle venait de découvrir– elle se demanda
quel niveau de dégradation intérieure ces hommes devaient atteindre
pour en arriver à s’infliger à eux même des illusions de ce niveau, où
ils cherchaient à obtenir l’approbation extorquée d’une victime non-
consentente pour en tirer la caution morale dont ils avaient besoin,
eux qui considéraient qu’ils ne trompaient que les autres.
Nous n’avons pas le choix ! cria-t-il, « Personne n’a aucun choix ! »
Sors d’ici, dit-elle sur un ton de voix vraiment calme et bas. Quelque
chose dans la tonalité de sa voix laissa échapper une note de ce qui,
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Monsieur Rearden ?
Non, Madame Rearden. Elle laissa s’écouler un bref instant, puis
elle dit :
Faites-là entrer, s’il vous plait.
Il y avait une note particulière d’emphase dans le port de Lillian
Rearden lorsqu’elle entra et s’avança vers le bureau. Elle portait un
costume sur mesure avec un nœud papillon de couleur vive lâche-
ment noué et pendant négligemment sur le côté, et dont la vocation
manifeste était une note d’élégance incongrue, et un petit chapeau
légèrement incliné selon un angle suggérant l’intelligence parce que
l’ensemble était considéré comme amusant ; son visage était un peu
trop lisse, sa démarche un peu trop lente, et elle marchait presque
comme pour faire danser ses hanches.
– Comment allez-vous, Mademoiselle Taggart, dit-elle d’une voix
gracieuse et indolente, d’une voix de salon qui paraissait détonner
dans ce bureau ; une incongruité qui seyait assez bien à l’ensemble
de son costume et de son nœud.
Dagny inclina la tête d’un air grave.
Lillian jeta un coup d’oeil au bureau ; il y avait dans son regard le
même style d’amusement que celui qui caractérisait son chapeau : un
amusement qui voulait suggérer la maturité par la conviction que la
vie ne pouvait être que ridicule.
– Asseyez-vous, je vous en prie, fit Dagny. Lillian s’assit en affec-
tant une attitude et une pose détendues, gracieuses et tout à la
fois décontractées.
Lorsqu’elle tourna son visage vers Dagny, l’amusement était tou-
jours là, mais son expression était différente : il semblait suggérer
qu’elles partageaient toutes deux un secret qui rendrait sa présence
ici absurde aux yeux du monde, mais évidente et logique pour ces
deux femmes là. Elle mit l’accent sur cette la suggestion de cette
impression en demeurant silencieuse.
– Que puis-je faire pour vous ?
– Je suis venue vous dire, dit Lillian sur un ton qui se voulait plaisant,
que vous allez apparaître ce soir dans l’émission de Bertram Scudder.
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Il serait mort avec joie pour le défendre, plutôt que de se rendre aux
hommes qu’il méprisait. C’est ce que tout cela signifiait pour lui…
Et c’est pourtant ce à quoi il a renoncé. Vous serez heureuse de savoir
qu’il y a renoncé pour vous, Mademoiselle Taggart. Pour préserver
votre réputation et votre honneur. Il a signé le Certificat de don qui
lui a fait abandonner le Rearden Metal… Sous la menace que l’adul-
tère dont il s’était rendu coupable avec vous serait exposé aux yeux
du monde.
Oh oui, nous avions des preuves indiscutables de cela, chaque détail
intime. Je crois que vous vous tenez à la philosophie qui désapprouve
le sacrifice… Mais dans ce cas, vous êtes plus encore une femme, et
c’est pourquoi je suis sûre que vous éprouverez de la gratitude pour
le sacrifice qu’un homme a fait pour le seul privilège d’utiliser votre
corps. Vous avez indiscutablement pris grand plaisir aux nuits qu’il a
passé dans votre lit. Vous pouvez maintenant prendre plaisir à savoir
ce que ces nuits lui ont coûté. Et sachant que vous aimez la rudesse,
n’est-ce pas, Mademoiselle Taggart ? … Sachant que le statut que
vous avez choisi est celui d’une prostituée, je vous tire mon chapeau
pour le prix que vous en avez tiré, et qu’aucune de vos consœurs n’au-
rait jamais pu espérer obtenir. »
La voix de Lillian s’était faite –quoique qu’avec une certaine réti-
cence– de plus en plus dure, comme s’il elle avait été une mèche de
perceuse qui continuait à se briser parce qu’elle ne parvenait pas à
trouver la faille dans la pierre. Dagny la regardait toujours, mais l’in-
tensité avait disparu de ses yeux et de sa pose. Lillian se demandait
pourquoi elle avait l’impression que le visage de Dagny était main-
tenant éclairé par un projecteur. Elle ne parvenait à détecter aucune
expression particulière, c’était simplement un visage dans un état
naturel de repos ; et la clarté que l’on pouvait y voir semblait pro-
venir de sa structure, de la précision de ses surfaces marqués, de la
fermeté de sa bouche, de la consistance de son regard. Elle ne pou-
vait décrypter l’expression de ses yeux, elle paraissait incongrue, elle
ressemblait au calme, non pas d’une femme, mais d’un professeur,
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qu’elle avait appelé « le destructeur » : elle ne voulait pas qu’il entende
ce qu’elle aurait à dire maintenant.
« Si tu l’entends » –la douleur était comme une voix qui le lui criait–
« tu ne croiras pas en ce que je t’ai dit… Non, pire, les choses que je
ne t’ai pas dites, mais que tu savais et en lesquelle tu avais cru et les
avaient acceptées… Tu penseras que je n’étais pas libre de les offrir
et que mes jours avec toi étaient un mensonge… Ceci détruira mon
mois et dix de tes années… Ce n’était pas de cette façon que je vou-
lais que tu l’apprennes, pas comme ça, pas ce soir… Mais tu l’ap-
prendras, toi qui a observé et connu chacun de mes mouvements, toi
qui est en train de m’observer à cet instant, où que tu sois… Tu l’en-
tendras… Mais ce doit être dit. »
– … La dernière descendante d’un nom illustre de l’histoire de notre
industrie, la femme dirigeante, possible seulement en Amérique,
la vice-présidente exécutive d’une grande compagnie ferroviaire…
Mademoiselle Dagny Taggart !
Puis elle sentit le contact du Rearden Metal, lorsque sa main se
referma sur le corps du microphone, et ce fut tout à coup simple, ce
ne fut pas la facilité dûe à l’aisance droguée de l’indifférence, mais
le fait d’un sentiment clair et vivant de l’action.
– Je suis venue vous parler du programme social, du système poli-
tique et de la morale de la philosophie dont vous faites l’expérience
aujourd’hui. Il y avait dans sa voix l’expression d’une certitude si
calme, si naturelle et si totale que le son, à lui seul, semblait trans-
porter un immense pouvoir de persuasion.
– Vous avez entendu dire que je pense que ce système est porteur de
dépravation dans ses objectifs, qu’il n’avait que le pillage comme but,
qu’il n’y avait que force et tromperie dans ses méthodes, et que la
destruction comme son résultat.
Vous avez également entendu dire que, comme Hank Rearden, je
suis un loyal supporter de ce système et que j’ai apporté ma coopé-
ration volontaire aux différents aspects de la présente politique, tel
que la mise en application du Décret 10 289. Et bien je suis venue ce
soir vous dire la vérité à propos de tout cela.
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ANTI-CUPIDITÉ
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« A » EST « A »
Jugez de ses vues par le motif de cet acte, vous a-t-on constamment
dit. Et, à cet égard, j’émets mon approbation sans réserves : jugez de
ses vues par le motif de cet acte.
Et, quelques soit la valeur que vous accordez à mon opinion et à
tout avertissement que je pourrais vous adresser… Jugez également
de mes vues par le motif de cet acte, parce que ses convictions sont
les miennes.
Durant deux années, j’ai été la maîtresse de Hank Rearden. Qu’il n’y
ait pas de malentendu à propos de ceci : j’en fais la révélation, non pas
comme d’une honteuse confession, mais avec un sentiment de fierté
qui est le plus grand dont je puisse être capable. J’ai été sa maîtresse.
Nous avons dormi ensemble, dans le même lit, dans les bras l’un de
l’autre. Il n’y a donc rien que quiconque pourrait vous dire à propos
de moi, et que je n’aurais pas été la première à vous dire. Cela ne ser-
vira à rien de me diffamer… Je connais la nature de ces accusations,
et c’est moi-même qui vous les dirai.
Ai-je éprouvé une attraction physique pour lui ? Oui, en effet. Ai-je
été incitée par la passion que mon corps éprouvait pour le sien ? C’est
bien ce qui est arrivé, en effet.
Maintenant, si ceci fait de moi une femme disgraciée à vos yeux…
Laissez votre jugement demeurer une opinion qui vous sera propre.
J’estime, pour ma part, ne rien avoir à regretter.
Bertram Scudder avait les yeux fixés sur elle ; ceci n’était pas le dis-
cours auquel il s’était attendu, et il se dit, avec un sentiment de légère
panique, qu’il n’était pas opportun de la laisser poursuivre, mais elle
était l’invitée spéciale dont les dirigeants de Washington lui avaient
donné l’ordre de la traiter avec prudence ; il ne parvenait pas à acqué-
rir une certitude lui disant s’il devait l’interrompre ou pas ; mais
d’un autre côté, il était content d’entendre ce genre de récit. Dans la
cabine de l’auditoire, James Taggart et Lillian Rearden étaient restés
assis, figés, tels des animaux paralysés par le phare aveuglant d’une
locomotive qui était en train de se précipiter sur eux ; ils étaient ici
les seuls à connaître la relation entre les mots qu’ils étaient en train
d’entendre, et le thème de l’émission ; il était pour eux trop tard pour
1434
ANTI-CUPIDITÉ
tenter quoi que ce soit ; ils n’auraient pas, de toute manière, osé assu-
mer la responsabilité ne serait-ce que d’un mouvement, ou de quoi
que ce soit de ce qui était à venir.
Dans la salle de l’ingénieur du son, un des jeunes intellectuels de
l’équipe de Chick Morrison se tenait prêt à couper la retransmission
en cas de problème, mais il n’entendait aucune sigification de portée
politique dans le discours qu’il était en train d’écouter, aucun élé-
ment qu’il aurait pu considérer comme dangereux pour ses maîtres.
Il était habitué à entendre des discours extorqués à des victimes grâce
à des moyens de pression qui lui étaient inconnus, et il conclut que
ceci était un cas comme un autre de réactionnaire que l’on avait forcé
à confesser un scandal, et que, par conséquent, le discours que tenait
cette femme avait probablement quelque valeur politique ; et puis par
ailleurs, il était curieux de l’entendre.
– … Je suis très fier qu’il m’ait choisie pour lui procurer du plai-
sir, et que ce fut lui qui fut mon choix. Ce ne fut pas –comme cela
arrive à la plupart d’entre vous– un acte de familiarité indulgente
et de mépris mutuel. Ce fut l’ultime forme d’expression de l’admi-
ration que nous éprouvions l’un pour l’autre, accompagnée de la
pleine conscience des valeurs selon lesquelles nous avions fait ce
choix. Nous sommes de ceux qui ne rompent pas la connexion qui
s’établie naturellement entre la valeur de l’esprit et l’action du corps,
de ceux qui n’abandonnent pas leurs valeurs à des rêves vides, mais
les font plutôt se concrétiser, de ceux qui donnent aux pensées une
forme matérielle, et une réalité aux valeurs… De ceux qui fabriquent
de l’acier, des voies ferrées et du bonheur.
Et à tous ceux parmi vous qui haïssent la pensée de la joie humaine,
qui aimeraient voir la vie des hommes être une souffrance chronique
et un échec, qui aimeraient que les hommes s’excusent d’éprouver
du bonheur –ou de rencontrer le succès, ou d’être capable, ou d’être
riche– à tous ceux-ci, je dis ce soir : je le voulais, je l’ai eu, j’ai été
heureuse, j’ai connu la joie, une joie pure, pleine et dépourvue de
tout sentiment de culpabilité, cette joie que vous craignez d’entendre
être confessée de la bouche de n’importe quel être humain, cette joie
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« A » EST « A »
dont votre seule connaissance se trouve dans votre haine pour ceux
qui méritent de l’atteindre.
Et bien, haïssez moi, alors, parce que je l’ai atteinte !
Mademoiselle Taggart, fit Bertram Scudder avec une visible nervo-
sité, « ne sommes-nous pas en train de nous éloigner du sujet de…
Après tout, votre relation personnelle avec Monsieur Rearden n’a pas
de signigification politique qui…
Oh, je ne le pensais pas non plus. Et, bien sûr, je suis venue ici pour
vous parler à propos des systèmes moral et politique sous lesquels
nous sommes en train de vivre.
Bon, moi je croyais tout savoir à propos de Hank Rearden, mais il
y avait une chose que je n’avais jamais su jusqu’à aujourd’hui. C’est
que ce fut un chantage, et la menace que notre relation soit rendue
publique, qui forcèrent Hank Rearden à signer le Certificat de don
pour qu’il cède son Rearden Metal. C’était le fait d’un chantage…
Un chantage exercé par vos hauts fonctionnaires, par vos dirigeants,
par votre…
Au moment même où la main de Scudder fit un mouvement de
balayage pour frapper le microphone et le faire s’écarter de devant
la bouche de Dagny, un léger « clic » se fit entendre, signifiant que
le flic intellectuel avait interrompu la retransmission par la voie
les ondes.
Elle rit, mais il n’y avait personne pour la voir et pour entendre la
nature de son rire. Les silhouettes qui se précipitaient dans le cube
de verre étaient en train de se hurler des choses au visage. Chick
Morrison était en train de pester contre Bertram Scudder en utili-
sant des mots impubliables ; Bertram Scudder était en train de hurler
qu’il s’était opposé à l’idée depuis le début, mais que l’on avait passé
outre son opinion et qu’il avait reçu l’ordre de le faire ; James Taggart
ressemblait à un animal qui se faisait les dents, tandis qu’il gro-
gnait après deux des plus jeunes assistants de Morrison et évitait les
grognements d’un troisième, plus vieux. Les muscles du visage de
Lillian Rearden étaient étrangement flasques, tels les membres d’un
animal couché sur la route, intacts mais morts. Le conditionneur de
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ANTI-CUPIDITÉ
moral poussait des cris stridents disants qu’il devinait ce qu’ils pen-
seraient que Monsieur Mouch en penserait.
– Qu’est ce que je suis censé leur dire ? hurlait l’homme en charge de
faire l’annonce des programmes, en désignant le microphone de la
main, « Monsieur Morrison, il y a une audience qui attend, qu’est-
ce que je leur dit ? »
Personne ne lui répondait. Il n’y avait aucun différent à propos de
ce qu’ils devaient faire, mais il y en avait un gros à propos de qui
devait être blâmé.
Personne ne dit un mot à Dagny ou même ne lança un regard dans
sa direction. Personne ne la stoppa lorsqu’elle sortit.
Elle monta dans le premier taxi qu’elle trouva, et lui donna l’adresse
de son appartement. Tandis que le taxi s’élançait, elle remarqua que
l’aiguille de la radio sur le tableau de bord était allumée et silen-
cieuse. La radio crachotait du bruit statique : elle était règlée sur la
fréquence de l’émission de Bertram Scudder.
Elle laissa reposer son dos contre le dossier du siège, n’éprouvant rien
d’autre qu’un sentiment de désolation, de savoir que le véritable coup
de balai de son acte avait peut-être balayé l’homme qui pourrait bien
ne jamais souhaiter la revoir encore. Elle sentit, pour la première fois,
l’immensité de l’impuissance à le trouver –s’il choisissait de ne pas
être trouvé– dans les rues de la cité, dans les petites villes de tout
un continent, dans les cañons des Montagnes Rocheuses où le but à
atteindre était clos par un écran de rayons. Mais une chose demeu-
rait en elle, telle une buche flottant au milieu du vide, la buche à
laquelle elle s’était acrochée durant toute la durée de l’émission de
radio ; et elle réalisa que c’était la chose qu’elle ne pouvait abandon-
ner ; quand bien même devait-elle en perdre tout le reste ; c’était le
son de sa voix lui disant ; « Personne ne reste ici en faisant semblant
d’en être heureux, de quelque manière que ce soit. »
– Mesdames et Messieurs, –la voix de l’annonceur de Bertram
Scudder émergea soudainent en crachottant depuis depuis le bruit
statique– « en raison d’un incident technique indépendant de notre
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ANTI-CUPIDITÉ
Elle demeura immobile encore un instant, mais elle vit son sourire
s’élargir comme s’il était en train de lire dans ses pensées et qu’il lui
disait qu’elle n’avait rien à craindre. Elle entendit le son d’un léger
craquement et elle vit, posée sur une table à côté de lui, l’aiguille
allumée d’une radio silencieuse.
Ses yeux revinrent vers les siens comme une question, et il répondit
par le plus léger des hochements de tête, à peine plus qu’un batte-
ment de cils : il avait écouté son interview à la radio.
Puis ils se déplacèrent l’un vers l’autre au même moment. Il la saisit
par les épaules pour la supporter, le visage de Dagny s’éleva vers le
sien, mais il ne toucha pas à ses lèvres, il lui prit la main et embrassa
son poignet, ses doigts, la paume de sa main, comme seule forme
de salut dans l’espoir duquel tant de sa souffrance avait été investie.
Puis, soudainement, brisé par tous les efforts de cette journée qui
étaient venus s’ajouter à ceux du mois passé, elle se mit à sanglot-
ter dans ses bras, s’avachissant contre lui, sanglottant comme elle ne
l’avait jamais fait durant toute sa vie, comme une femme, en capi-
tulation devant la douleur et dans un ultime effort de protestation
contre cela.
La soutenant assez pour qu’elle se tienne encore debout et qu’elle
puisse bouger au moyen du corps de Rearden et non du sien, il l’ac-
compagna jusqu’au sofa et tenta de la faire s’asseoir à côté de lui, mais
elle glissa sur le sol, pour s’asseoir à ses pieds et faire disparaître son
visage entre ses genoux, et pour sanglotter sans s’en défendre ni
le déguiser.
Il ne la releva pas, il la laissa pleurer, l’entourant fermement de
son bras. Elle sentit sa main sur sa tête, sur son épaule, elle sentit
la protection de sa fermeté, une fermeté qui semblait lui dire que
puisque ses larmes étaient versées pour eux deux, il avait quand à
lui conscience de sa douleur, la ressentait et la comprenait, mais que
cependant il était capable d’en être le paisible témoin ; et son calme
sembla soulager son fardeau en lui accordant le droit de craquer, ici,
à ses pieds, en lui disant qu’il était capable de porter ce qu’elle ne
pouvait plus porter plus longtemps.
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« A » EST « A »
Elle sut indistinctement que ceci était le vrai Hank Rearden, et peu
importait quelle forme de cruauté insultante avait-il infligé à leur
premières nuits ensemble, peu importait combien souvent elle avait
paru être la plus forte d’eux deux, ceci avait toujours été en lui et à
la source du lien qui les unissait ; cette résistance qui était la sienne
et qui la protégerait si jamais celle-ci devait un jour s’en aller.
Lorsqu’elle releva la tête, son visage était baissé vers elle et lui souriait.
– Hank… Dit elle à voix basse avec culpabilité, avec une expression
d’étonnement désespéré pour sa propre faiblesse.
– Ne dis rien, mon amour.
Elle laissa sa tête s’enfouir encore entre ses genoux ; elle était là,
immobile, luttant pour du repos, luttant contre la pression d’une
pensée qui n’avait pas de mots : il avait été capable de supporter
et d’accepter ce qu’elle avait dit à la radio, seulement comme une
confession de son amour pour lui ; cela faisait de la vérité qu’elle
devait maintenant lui dire, un coup plus inhumain que quiconque
avait le droit d’en porter. Elle se sentait terrorisée à la pensée qu’elle
n’aurait pas la force de le faire, et de la terreur à la pensée qu’elle le
ferait. Lorsqu’elle releva la tête pour le regarder encore, il fit courir
sa main sur son front, brossant ses cheveux à l’écart de son visage.
– C’est fini, mon amour, dit-il. « Le pire de tout cela est fini, pour
tous les deux. »
– Non, Hank, ce n’est pas vrai. Il sourit. Il la tira pour la faire s’as-
seoir à côté de lui, avec sa tête reposant sur son épaule.
– Ne dit rien maintenant, dit-il, « Tu sais que nous comprenons tous
deux ce qui doit être dit, et nous en parlerons, mais pas avant que
cela ait cessé de te blesser tant que ça. »
Sa main descendit la ligne de sa manche, jusqu’à un pli de sa jupe,
avec une pression si légère que c’en était comme si la main ne sen-
tait pas la présence du corps sous les vêtements, comme s’il était en
train de reprendre possession, non pas de son corps, mais seulement
de sa vision.
– Tu as pris tellement sur toi, dit-il, « Tout comme moi. Laisse-les
nous abattre. Il n’y a aucune raison d’en supporter plus. Peut importe
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mais celui des valeurs les plus profondes de l’esprit, que l’on ai le cou-
rage de l’admettre ou pas. C’est pour ça que tu as ri de moi comme
tu l’as fait ce jour là, n’est-ce pas ?
– Oui, dit-elle à voix basse.
– Tu disais, « je ne veux pas ton esprit, ta volonté, ton être ou ton
âme, aussi longtemps que pour moi tu viendras pour le plus bas de
tes désirs. » Tu le savais, lorsque tu as dit ça, que c’était mon esprit,
ma volonté, mon être et mon âme que je te donnais par la voie de
ce désir. Et je veux que tu me le dises maintenant, pour laisser à ce
matin là la signification qu’il avait : mon esprit, ma volonté, mon être
et mon âme, pour te le laisser, Dagny… À toi pour aussi longtemps
que je vivrai. Il la regardait bien en face et elle vit une brève étincelle
dans ses yeux qui n’était pas un sourire, mais presque une expression
disant qu’il avait entendu le cri qu’elle n’avait pas prononcé.
– Laisse-moi terminer, ma bien aimée. Je veux que tu saches com-
bien je suis conscient de ce que je suis en train de dire. Moi, qui
pensais que je les combattais, j’ai accepté le pire credo de nos enne-
mis… Et c’est ce que j’ai toujours payé pour depuis, comme je suis
en train de le payer maintenant, et comme je le dois. J’avais accepté
cette croyance en vertu de laquelle ils détruisent un homme avant
même qu’il ait commencé dans la vie, la croyance tueuse : la brèche
entre son esprit et son corps. Je l’ai accepté, comme la plupart de
leurs victimes l’ont fait, sans le savoir, sans même savoir que cette
question existait. Je me suis rebellé contre leur credo de l’impotence
humaine, et j’avais fais une fierté de ma capacité à réfléchir, à agir,
à travailler pour la satisfaction de mes désirs.
Mais je ne savais pas que ceci était de la vertu, je ne l’ai jamais iden-
tifié en temps que valeur morale, comme la plus haute des valeurs
morales, devant être défendue avant notre vie même, parce que c’est
cela qui rend la vie possible. Et j’en ai accepté le châtiment ; le châ-
timent pour la vertu laissée entre les mains d’un monstre arrogant,
rendu arrogant par mes seules ignorance et soumission.
J’ai accepté leurs insultes, leurs tricheries, leur extorsions. J’avais pensé
que je pouvais me permettre de les ignorer… Tous ces mystiques
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Mais ce que je t’ai fait, ma bien aimée, est encore pire. Ton dis-
cours et le fait que tu te sois trouvée dans l’obligation de le faire…
C’est ce que j’ai apporté à la seule femme que j’aimais, en paiement
du seul bonheur que j’ai connu. Ne me dis pas que c’était ton choix
depuis le début et que tu en avais accepté toutes les conséquences, y
compris celle de cette nuit… Cela n’excuse pas le fait que ce fut moi
qui n’avais pas de meilleur choix à t’offrir. Et que les pillards t’aient
contraint à parler, que tu aies parlé pour me venger et me rendre
libre… N’excuse pas le fait que ce fut moi qui aie rendu possibles
leurs tactiques.
Ce ne fut pas leurs propres convictions du péché et du déshonneur
qu’ils auraient pu utiliser pour te disgrâcier… Mais les miennes.
Ils n’ont fait que se servir des choses que je croyais et disais dans la
maison d’Ellis Wyatt. Ce fut moi qui maintins caché notre amour
comme s’il avait été un coupable secret… Ils n’on fait que s’en ser-
vir pour ce qu’il était selon ma propre appréciation. Ce fut moi
qui fut d’accord pour fausser la réalité pour sauver les apparences à
leurs yeux… Ils n’ont fait que l’encaisser comme un droit que je leur
avais donné.
Les gens pensent qu’un menteur est toujours victorieux. Ce que j’ai
appris est qu’un mensonge est un acte de capitulation envers soi-
même, parce que l’on abandone sa propre réalité à l’autre auquel
on ment, faisant ainsi de cet autre notre maître, nous condamnant
nous-même à partir de là à falsifier la sorte de réalité dont les vues
de cet autre requièrent qu’elle soit faussée. Et si un autre tire le gain
du propos immédiat grâce au mensonge ; le prix que cet autre paie
est la destruction de ce que ce à quoi ce même gain devait lui ser-
vir. L’homme qui ment au monde est dès lors l’esclave du monde…
Quand j’ai choisi de cacher mon amour pour toi, de le désavouer
en public et le vivre comme un mensonge, j’en ai fait une propriété
publique… Et le public à revendiqué cette propriété d’une manière
seyant à la circonstance. Aucune issue de s’offrait à moi pour y
parer ni aucun pouvoir de te sauver. Lorsque j’ai capitulé devant
les pillards, quand j’ai signé leur Certificat de don, pour te protéger,
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– C’est vrai. J’ai rencontré l’homme que j’aime et que j’aimerai tou-
jours, je l’ai vu, je lui ai parlé… Mais il est un homme que je ne peux
avoir, que je peux ne jamais avoir et, peut-être, ne jamais revoir.
– Je pense que j’ai toujours su que tu le trouverais. Je savais ce que
tu éprouvais pour moi, je savais combien c’était, mais je savais que
je n’étais pas ton choix définitif. Ce que tu lui donneras ne m’est
pas retiré, c’est ce que je n’ai jamais eu. Je ne peux pas me rebel-
ler contre. Ce que j’ai signifie trop, pour moi… Et ce que j’ai eu ne
pourra jamais être changé.
– Veux-tu me le dire, Hank ? Est-ce que tu le comprendras, si je dis
que je t’aimerai toujours ?
– Je pense que je l’ai compris avant toi.
– Je t’ai toujours vu comme tu es maintenant. Cette grandeur qui
émane de toi et que tu commences tout juste à te laisser la connaître…
Je l’ai toujours connu et j’ai observé ta lutte pour la découvrir. Ne
parles pas d’un pardon que tu attendrais de moi, tu ne m’as pas blessé,
tes erreurs venaient de ta magnifique intégrité sous la torture infli-
gée par un code impossible… Et ton combat contre lui ne m’a pas
infligé de la souffrance, cela m’a apporté le sentiment que j’ai trop
rarement trouvé : l’admiration. Si tu dois l’accepter, elle sera tou-
jours à toi. Ce que tu représentais pour moi ne pourra jamais être
changé. Mais l’homme que j’ai rencontré… Il est l’amour que je vou-
lais atteindre depuis bien avant que j’ai su qu’il existait, et je pense
qu’il demeurera au-delà de mon atteinte, mais le fait que je l’aime
sera assez pour me faire rester vivante. Il lui prit la main et la pressa
contre ses lèvres.
– Dans ce cas tu sais ce que je ressens, dit-il, « et pourquoi je demeure
heureux. » En relevant les yeux vers son visage, elle réalisa pour la
première fois qu’il était ce qu’elle avait toujours pensé qu’il avait l’in-
tention d’être : un homme doté d’une immense capacité pour la joie
de l’existence. Cette allure d’endurance tendue, de douleur féroce-
ment niée, était maintenant partie ; maintenant, au milieu de ces
débris et de son heure la plus difficile, son visage avait la sérénité de
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la force pure ; il avait cette expression qu’elle avait vu sur les visages
des hommes de la vallée.
– Hank, fit-elle, je ne pense pas que je puisse l’expliquer mais je me
sens comme si je n’avais commis aucune trahison, envers aucun de
vous deux.
– Tu ne l’as pas fait.
Ses yeux semblaient anormalement vivants sur ce visage qui avait
perdu ses couleurs, comme si sa conscience demeurait intacte dans
un corps brisé par l’épuisement. Il la fit s’asseoir et glissa son bras
le long du dossier du sofa, sans la toucher mais la tenant cependant
dans une étreinte protectrice.
– Maintenant, dis-moi, demanda-t-il, où étais-tu ?
– Je ne peux pas te dire ça. J’ai donné ma parole de ne jamais rien
révéler à ce propos. Je peux seulement dire que c’est un endroit que
j’ai découvert par accident, quand je m’y suis écrasée en avion, et
que j’ai quitté avec un bandeau sur les yeux… Et que je ne serais pas
capable de retrouver une nouvelle fois.
Pourrais-tu reconstituer ton chemin pour y retrourner ?
Je n’essaierai pas.
Et l’homme ?
Je ne le chercherai pas.
Il est resté là bas ?
Je ne sais pas.
Pourquoi l’as-tu quitté ?
Je ne peux pas te le dire.
Qui est-il ? Son rire étouffé d’amusement désespéré fut involontaire.
Qui est John Galt ?
Il lui dressa un regard appuyé, étonné ; mais réalisant qu’elle ne plai-
santait pas.
Donc, il y a bien un « John Galt » ? demanda-t-il lentement.
Oui.
Cette phrase de language populaire le concerne ?
Oui.
Et elle a un sens spécial ?
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CHAPITRE IV
ANTI-VIE
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banquier local s’était suicidé après avoir tout d’abord tué sa femme
et ses enfants ; dans le Tennessee, un train de transport de mar-
chandises était parti sans respecter les horaires prévus, laissant tout
à coup une entreprise locale sans moyen de transport ; le fils du pro-
priétaire de l’usine avait quitté l’université et était maintenant en pri-
son, attendant son exécution pour un meurtre commis avec un gang
de pillards ; une gare avait fermé dans le Kansas, et le chef de gare,
qui avait voulu devenir un scientifique, avait abandonné ses études
et était devenu employé à la plonge ; et lui, James Taggart, pou-
vait s’asseoir dans une salle de bar privé et payer pour l’alcool cou-
lant dans la gorge d’Orren Boyle, pour le serveur qui épongeait les
vêtements de Boyle lorsqu’il avait renversé son verre sur sa poitrine,
pour le tapis brûlé par les cigarettes d’une ex-prostituée Chilienne
qui n’avait pas voulu faire l’effort d’attraper un cendrier qui se trou-
vait à un mètre d’elle.
Ce n’était pas la conscience de cette indifférence à l’égard de l’argent
qui le faisait maintenant frissonner de crainte. C’était la conscience
que cela lui serait tout autant égal, s’il avait été réduit à l’état de
ce mendiant. Il y avait eu un temps où il avait resenti quelque
chose comme de la culpabilité –mais cela n’avait pas été plus clair
qu’une pointe d’irritation– à la pensé qu’il avait partagé le péché de
cette convoitise qu’il passait le plus clair de son temps à dénoncer.
Maintenant il était touché par la frémissante réalisation que, en fait,
il n’avait jamais été un hypocrite : en pleine vérité il n’avait jamais
rien eu à faire de l’argent. Cette découverte laissait maintenent un
autre trou qui baillait devant lui, un trou menant vers un autre cul-
de-sac, vers lequel il ne pouvait se risquer de regarder.
« Je veux juste faire quelque chose ce soir ! » –cria-t-il sans émettre un
son à l’adresse d’un passant choisi au hasard, en protestation et avec
une exigeante colère– en une expression de protestation contre quoi
que pouvait être ce qui continuait à le forcer à avoir de telles pen-
sées surgissant ainsi dans on esprit… En colère contre un univers où
quelque force malveillante ne lui permettrait pas de trouver du plai-
sir sans le besoin de savoir ce qu’il voulait ni pourquoi.
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de ne pas le voir ; telle une corne de brume en lui, sonnant, non pas
pour avertir d’un danger, mais pour dire à la brume de s’écarter.
– Pourquoi, oui, je devais vraiment me rendre à un banquet d’affaire
important, mais j’ai changé d’avis, j’ai eu envi de dîner avec toi, ce
soir, dit-il sur le ton d’un compliment. Mais un calme « Je vois » fut
la seule réponse qu’il obtint en retour.
Il fut irrité par sa manière dépourvue de surprise et par son visage
pâle et fermé. Il fut irrité par la douce efficacité avec laquelle elle
donna des instructions aux domestiques, puis de la retrouver à la
lueur des lustres de la salle à manger, lui faisant face depuis l’autre
côté d’une table parfaitement mise, sur laquelle étaient posées deux
coupes en cristal remplies de fruits placées dans des petits bols sépa-
rés par de la glace pilée.
C’était son port qui l’irritait le plus ; elle n’était plus un petit phéno-
mène de cirque incongru, dominée par le luxe de la résidence qu’un
célèbre artiste avait dessiné ; elle était désormais parfaitement inté-
grée dans cet environnement. Elle s’était assise à la table comme si
elle avait été le genre d’hôtesse que l’endroit était en droit de récla-
mer. Elle portait une robe d’intérieur taillée sur mesure, avec des
broderies dans les tons brun-roux, qui était parfairement assortie à
la couleur bronze de ses cheveux, la simplicité sévère de ses lignes
faisant office de seul ornement. Il aurait préféré les bracelets qui
tintaient et les boucles d’oreilles en strass de son passé. Ses yeux le
dérangeaient, comme ils l’avaient fait des mois durant : ils n’étaient
ni amicaux ni hostiles, mais observateurs et interrogateurs.
– J’ai conclu un gros marché, aujourd’hui, fit-il sur un ton qui était
en partie celui de la vantardise, et pour l’autre réclamait de l’indul-
gence, « Un marché impliquant tout le continent et une demi-dou-
zaine de gouvernements. »
Il réalisa que la surprise, l’admiration, la curiosité impatiente aux-
quelles il s’était attendu, appartenaient au visage de la gamine de la
boutique qui avait cessé d’exister. Il ne voyait rien de tout cela sur
le visage de son épouse ; même la colère ou la haine auraient été
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– Pourquoi ?
– … Et c’est bien mieux pour notre politique nationale de laisser
Scudder en avoir été le responsable. Comme ça, il n’est pas nécessaire
de revenir sur ce qu’elle a dit… Et si jamais quelqu’un veux ramener
le sujet sur la table, nous on hurlera que ça a été dit dans une émission
de Scudder, et que les émissions de Scudder n’étaient pas sérieuses,
et que « tout le monde » sait que Scudder ne raconte que des conne-
ries, etc., etc… Et est-ce que tu t’imagines que les gens vont y com-
prendre quelque chose et aller dire le contraire ? Personne n’a jamais
cru en ce que Bertram Scudder disait, de toute façon. Oh, et puis ne
me regarde pas avec ces yeux ronds. Est-ce que tu aurais préféré que
ce soit moi qu’ils choisissent… Pour qu’on me discrédite ?
– Et pourquoi pas Dagny ? Parce que ce qu’elle a dit ne pouvait pas
être discrédité ?
– Et puisque tu es telement désolée pour Bertram Scudder, tu aurais
dû le voir faire tout ce qu’il pouvait pour qu’ils me coupent la tête !
C’est ce qu’il a essayé de faire pendant des années… Comment est-ce
que tu crois qu’il a pu faire une carrière pareille, si c’est pas en écra-
sant les autres ? Il s’était mis dans la tête qu’il était devenu vache-
ment puissant, lui aussi… Tu aurais dû voir comme les magnats des
grandes « boîtes » avaient peur de lui ! Mais il est tombé sur un bec,
cette fois. Cette fois, il s’est trouvé dans le mauvais camp. De façon
incertaine, au-delà de cette agréable stupeur de se relâcher, de se
répandre sur sa chaise et de sourire, il savait que c’était ça, le plai-
sir qu’il avait cherché : d’être lui-même. D’être lui-même –se dit-il–
en ayant la sensation vaporeuse de se trouver dans un état de flot-
tement précaire, au-delà du plus mortel de ses culs-de-sac, celui qui
menait à la question demandant ce qu’il était.
– Tu vois, lui il était dans le camp de Tinky Holloway. On ne savait
vraiment pas en faveur de qui allait pencher la balance, pendant
un moment, entre le camp de Tinky Hollway et celui de Chick
Morrison. Mais c’est nous qui avons gagné. Tinky a conclu un pacte
et il a été d’accord pour faire passer son pote Scudder à la trappe,
en échange de quelques petites choses que nous étions les seuls à
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« Je dois apprendre tout ce que Madame James Taggart est censée
savoir et être », avait été sa façon d’expliquer son but à son professeur
d’étiquette. Elle avait entrepris d’apprendre avec la dévotion, la dis-
cipline et la pulsion d’un cadet de l’Armée ou d’une jeune religieuse.
C’était la seule façon, s’était-elle dit, de gagner la hauteur que son
mari lui avait accordé juste par la confiance, de s’élever à la vision
qu’il avait eu d’elle et dont il était son devoir de la faire se concréti-
ser. Et, sans se le confesser à elle-même, elle avait également pensé
qu’à l’issue d’une longue tâche elle retrouverait la vision qu’elle avait
eu de lui, que la connaissance lui rapporterait l’homme qu’elle avait
vu durant la nuit de son triomphe ferroviaire.
Elle ne put comprendre l’attitude de Jim lorsqu’elle lui parla de ses
leçons. Il avait éclaté de rire ; elle avait été incapable de croire que
le rire avait eu une sonorité de méchant mépris. « Pourquoi, Jim ?
Pourquoi ? Qu’est-ce qui te fait rire ? » Mais il ne l’aurait pas expli-
qué ; presque comme si le fait de son mépris avait été suffisant et ne
reclamait pas de raisons.
Elle n’avait pas pu le soupçonner de méchanceté : il était trop patiem-
ment généreux pour les erreurs qu’elle commettait. Il avait toujours
eu l’air impatient de la montrer dans les salons les plus huppés de
la cité, et il n’avait jamais prononcé un seul mot de reproche pour
son ignorance, pour sa maladresse, pour ces terribles moments où
un échange de regards silencieux parmi les invités, et un afflux de
sang dans ses joues, lui avaient dit qu’elle venait encore de dire une
bêtise. Il n’avait montré aucun embarras, il n’avait fait que seulement
la regarder avec un léger sourire au coin des lèvres.
Quand ils revenaient de l’une de ces soirées, son humeur semblait
joyeuse et pleine d’affection. « Il est en train de me mettre à l’aise »,
s’était-elle dit… Et la gratitude l’avait conduit à étudier avec encore
plus d’acharnement.
Elle s’était attendue à obtenir sa récompense durant la soirée où,
par le fait de quelque imperceptible transition, elle s’était surprise
à apprécier une fête pour la première fois. Elle s’était sentie libre
d’agir, pas en vertu des règles, mais pour son propre plaisir, avec une
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soudaine confiance parce que les règles avaient fusionné pour for-
mer un comportement naturel –elle avait su qu’elle avait attiré l’at-
tention, mais cette fois là, pour la première fois, ça n’avait rien dû au
ridicule, mais à l’admiration– on avait recherché sa compagnie, pour
son propre mérite, elle avait été Madame Taggart, elle avait cessé
d’être l’objet d’une charité qui rabaissait Jim vers le bas, doulourse-
ment tolérée juste parce que c’était lui ; elle avait ri gaiement et avait
vu les sourires d’appréciation en réponse tout autour d’elle ; et elle lui
avait constamment lancé des regards, depuis l’autre bout de la pièce,
radieuse, telle une enfant lui remettant un brevet de bonne conduite
avec une mention très bien, le suppliant d’être fier d’elle. Jim s’était
trouvé seul, assis dans un angle de la pièce, il l’avait observé avec un
regard indécryptable.
Ce soir là, il ne lui avait pas parlé durant le trajet de leur retour à
la maison.
« Je me demande bien poourquoi je continue à traîner dans ces fêtes »
avait-il sèchement lâché, tout à coup, en arrachant littéralement la
cravate de son costume pour la jeter à terre au milieu de leur salon,
« Ça ne m’était encore jamais arrivé de me trouver assis pour toute la
durée d’une perte de temps aussi vulgaire qu’ennuyeuse ! »
« Pourquoi, Jim », avait-elle dit, étonnée, « Je pensais que c’était jus-
tement merveilleux ».
« Ah oui ? Tu semblais t’y sentir comme à la maison… Carrément,
comme si tu avais été Coney Island elle-même. J’aurais plutôt espéré
que tu aurais appris à te tenir à ta place et à ne pas me mettre dans
l’embarras devant tout le monde ».
« Dans l’embarras ? Toi ? Ce soir ? »
« Evidemment ! »
« Comment ? »
« Si tu ne le comprends pas, alors je ne peux pas te l’expliquer », avait-
il répondu sur le ton d’un mystique qui voulait impliquer qu’un
tel manque de compréhension était la confession d’une infério-
rité honteuse.
« Non je ne le comprends pas », avait elle dit avec fermeté.
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« Je suis qualifié pour porter un jugement sur les escrocs. J’en ai vu
assez pour les reconnaître au premier coup d’œil, quand j’en vois ».
« Maintenant tu vois, c’est pour ça que je dis que tu ne t’affranchiras
jamais du milieu social duquel tu viens. Si tu le pouvais, tu appren-
drais à apprécier la philosophie du docteur Pritchett. »
« Quelle philosophie ? » « Si tu n’arrives pas à le comprendre par toi-
même, je ne peux pas te l’expliquer. » Mais elle ne lui aurait pas laissé
finir cette conversation là avec sa petite formule favorite.
« Jim », avait-elle dit, « C’est un escroc, lui et Balph Eubank et tout ce
gang de types qui lui ressemblent… Et je pense qu’ils sont en train
de te rouler dans la farine pour t’entraîner avec eux. »
Au lieu de la colère à laquelle elle s’était atendue, elle avait vu une
brève étincelle d’amusement dans ses yeux, qu’avaient laissé appa-
raître ses paupières lorsqu’elles s’étaient soulevées, tout à coup.
« C’est ce que tu penses ? » avait-il répondu.
Elle avait ressenti un instant de terreur lorsque son esprit avait été
effleuré par un concept qu’elle n’aurait pas cru possible : Et si Jim
n’était pas du tout en train de se faire avoir et faisait déjà parti de leur
gang ? Elle pouvait comprendre l’escroquerie du docteur Pritchett,
s’était-elle dit –il s’agissait d’une sorte de racket qui lui permetait
d’obtenir en retour un revenu qu’il ne méritait pas du tout–elle ne
pouvait ne serait-ce qu’admettre la possibilité, à ce moment là, que
Jim aurait pu être un escroc dans son domaine professionnel ; ce
qu’elle n’avait pu retenir dans son esprit était l’idée de Jim en tant
qu’escroc impliqué dans un racket qui ne lui rapportait rien, une
escroquerie sans gains, une escroquerie non-vénale– l’esprit tordu
d’un tricheur aux cartes ou celui d’un gangster paraissait innocem-
ment grossier en comparaison. Elle n’avait pu concevoir quels pou-
vaient être ses motivations ; elle avait seulement senti que le phare
qui se précipitait vers elle était devenu plus gros.
Ele ne parvenait pas à se souvenir selon quel cheminement, quelle
accumulation de douleurs –tout d’abord comme des irritations lui
amenant de l’incomfort puis comme des coups de poignards d’éton-
nement, puis comme le tiraillement d’une peur chronique flottant
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60. Sans jamais la nommer, l'auteur présente dans cet échange entre Cherryl Brooks
et James Taggart, une description très exacte des symptomes d'une névrose
affectant généralement des enfants gatés ayant atteint l' âge adulte, connue
sous le nom de trouble de la personnalité narcissique (ou, plus populairement
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« narcissisme ») et qui affecte James Taggart d'une manière évidente. Cette névrose
incurable, en effet fréquemment rencontrée chez bien des leaders politiques
ou du monde de l'entreprise, est proche de la psychopathie à bien des égards.
Tout comme Cherryl Brooks s'efforce de le faire, l'entourage de personnes ainsi
névrosées et n'ayant pas une connaissance de ces symptomes typiques et bien
connus des spécialistes, s'efforce presque toujours de chercher des «justifications» à
un comportement leur apparaissant comme difficile à comprendre, ou «torturé» ;
tandis que le narcissique, lui, ne fait que rechercher en permanence une affection
inconditionnelle dont il ne peut percevoir l'intérêt de la rendre à quiconque.
Consulter l'ouvrage de référence des psychiatres pour plus d'information : Manuel
diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM-IV), 1994. (NdT)
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« Ça va les affecter ! Et ils ne savent pas ce qui est en train d’arriver,
mais moi je le sais. Là, maintenant, ils sont tranquillement assis, » –
il agita une main en direction des fenêtres éclairées de la ville– « en
train de faire des projets, de compter leur argent, en train d’embras-
ser leurs enfants ou leur rêves, et ils ne savent pas, mais moi je le sais,
que tout ça va être coincé, stoppé, changé ! »
« Changé… En mieux ou en pire ? »
« En mieux, bien sûr », avait-il répondu avec impatience, comme si la
question avait été hors-sujet ; sa voix avait alors semblé perdre de sa
superbe et glisser vers le son frauduleux du « devoir ». « Il s’agit d’un
plan pour sauver le pays, pour stopper notre déclin économique, pour
maintenir les choses figées, pour realiser la stabilité et la sécurité. »
« Quel plan ? »
« Je ne peux pas te le dire. C’est secret. Top secret. Tu n’as pas
la moindre idée du nombre de gens qui voudraient bien savoir
ça. Il n’y a pas un seul industriel qui ne donnerait pas une dou-
zaine de ses haut-fourneaux juste pour avoir l’ombre d’un avertisse-
ment, qu’il n’aura pas ! Comme Hank Rearden, par exemple, que tu
admires tant. »
Il eut un petit rire étouffé tandis qu’il semblait regarder dans l’avenir.
« Jim », lui avait-elle demandé, avec le son de la peur dans la voix qui
lui dit ce qu’avait pu suggérer son rire étouffé, « pourquoi est-ce que
tu hais Hank Rearden ? »
« Je ne le hais pas ! » il s’était vivement retourné vers elle, et son visage,
incroyablement, exprimait l’anxiété, presque l’effroi, « Je n’ai jamais
dit que je le haïssais. Ne t’inquiètes pas, il approuvera le plan. Tout
le monde le fera. C’est pour le bien de tous. »
On aurait dit qu’il avait été soudainement en train de plaider. Elle
en avait ressenti l’étourdissante certitude qu’il était en train de men-
tir, mais que cependant sa plaidoirie était sincère ; comme s’il avait
éprouvé un besoin désespéré de la rassurer, mais pas à propos des
choses qu’il avait dites.
Elle s’était forcée à sourire.
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« Merci, Monsieur Willers », fut tout ce qu’elle avait dit lorsqu’il eut
fini de parler.
Elle avait attendu le retour de Jim à la maison, ce soir là, et la chose
qui avait atténué toute douleur ou indignation avait été un sentiment
de son propre détachement, comme si cela ne lui avait plus importé
plus longtemps, comme si une action de sa part avait été requise,
mais quelque soit la nature de cette action ou ses conséquences, cela
ne faisait aucune différence.
Ça n’avait pas été de la colère qu’elle avait ressentie quand elle avait
vu Jim entrer dans la pièce, mais un étonnement obscur, presque
comme si elle s’était demandé qui il était et pourquoi devait-il être
nécessaire de lui parler. Elle lui avait dit ce qu’elle savait, brièvement,
avec une voix fatiguée et éteinte. Il lui avait semblé qu’il l’avait com-
pris dès les premières phrases qu’elle avait prononcées, comme s’il
savait que cela devait se produire tôt ou tard.
« Pourquoi ne m’as-tu pas dit la vérité ? » lui avait-elle demandé.
« Alors c’est ça, ta conception de la gratitude ? » avait il crié, « Alors
c’est comme ça que tu le prends, après tout ce que j’ai fait pour toi ?
Tout le monde me l’a dit : que la grossierté et l’égoïsme étaient tout
ce à quoi je devais m’attendre, pour avoir soulevé un petit chat de
gouttière à deux sous par la peau du cou ! »
Elle l’avait regardé comme s’il avait produit des sons inarticulés qui
ne se rapportaient à rien dans son esprit.
« Pourquoi ne m’as-tu pas dit la vérité ? »
« Et-ce que c’est ça, tout l’amour que tu éprouves pour moi, espèce
de petite hypocrite sournoise ? C’est ça, tout ce que je dois espérer
en retour pour ma foi en toi ? »
« Pourquoi as-tu menti ? Pourquoi m’as-tu laissé croire ce que j’ai cru ? »
« Tu devrais avoir honte de toi, tu devrais avoir honte de me regar-
der en face ou de m’adresser la parole ! »
« Moi » ? Les sons inarticulés s’était connectés, mais elle ne pouvait
croire qu’ils étaient leur somme. « Qu’est-ce que tu es en train d’es-
sayer de faire, Jim ? » demanda-t-elle d’une voix incrédule et distante.
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« Cherryl, je suis désolé, je ne voulais pas dire ça. Je retire ce que j’ai
dit, je ne le pensais pas… »
Elle demeura immobile, en appui contre le mur, dans la même posi-
tion qu’elle avait eu depuis le début de la dispute.
Il alla s’asseoir sur le bord d’un canapé, comme s’il avait été abattu,
et prit une pose suggérant le découragement et l’impuissance.
« Comment aurai-je pu te l’expliquer ? avait-il alors dit sur le ton de
l’espoir entièrement abandonné, « Tout ça et si gros et si compliqué.
Comment aurais-je pu tout te dire à propos d’une compagnie de che-
mins de fer transcontinentaux, à moins que tu ne connaisses déjà
tous les détails et implications ? Comment aurais-je pu t’expliquer
mes années de travail, ma… Oh, et puis, à quoi ça sert ? Personne ne
m’a jamais compris et je devrais m’y être habitué, aujourd’hui, seu-
lement j’avais cru que tu étais différente et que j’avais une chance. »
« Jim, pourquoi m’as-tu épousé ? »
Il étouffa un petit rire de tristesse amère.
« C’est ce que tous les gens n’arrêtent pas de me demander. Je ne pen-
sais pas que tu me le demanderais un jour, toi aussi. Pourquoi ? Parce
que je t’aime. »
Elle avait trouvé étrange que ce mot –qui était censé être le plus
simple et le plus évident du langage des hommes, le mot compris de
tous, le lien universel entre les hommes– ne lui avait communiqué
aucune signification quelqu’elle soit. Elle n’aurait pas su dire ce que
c’était qu’il avait ainsi nommé dans son esprit.
« Personne ne m’a jamais aimé, avait-il poursuivi, « Il n’y a aucun
amour dans ce monde. Les gens n’ont pas de sentiments. Je ressens
des choses. Qui en a quoique ce soit à faire ? Tout ce qui les inté-
resse, ce sont les horaires et les quantités de chargement et l’argent.
Je ne peux pas vivre au milieu de ces gens. Je suis vraiment seul. J’ai
toujours eu envi de rencontrer la compréhension. Peut être que je ne
suis juste qu’un idéaliste désespéré, cherchant l’impossible. Personne
ne me comprendra jamais. »
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« Jim », avait-elle dit avec une étrange petite note de sévérité dans le
ton de sa voix, « durant tout ce temps que nous avons passé ensemble,
je n’ai fait que me battre pour essayer de te comprendre ».
Il laissa retomber sa main dans un geste signifiant qu’il repoussait
ses mots, sans agressivité, mais avec tristesse.
« Je pensais que tu le pouvais. Tu es tout ce que j’ai. Mais peut être
que la compréhension mutuelle entre les hommes n’est tout simple-
ment pas possible. »
« Pourquoi est-ce que ça devrait être impossible ? Pourquoi ne me
dis-tu pas ce que c’est, que tu veux ? Pourquoi ne m’aides-tu pas à
te comprendre ? »
Il avait soupiré.
« Et voila. C’est ça le problème… Que tu n’arrêtes jamais de me lan-
cer tous ces « pourquoi ? » Tous ces « pourquoi ? » que tu demandes
toujours à propos de tout. Ce dont je parle ne peut pas être expliqué
en mots. Ça ne peut être nommé. Ça doit être ressenti.
Soit tu le ressens, soi tu ne le ressens pas. Ce n’est pas une chose
de l’intelligence, mais du coeur. Ça ne t’arrive jamais de ressentir ?
Juste ressentir, sans poser toutes ces questions ? Ne peux-tu pas me
comprendre en temps qu’être humain, et non comme si j’étais un
objet scientifique dans un laboratoire ? La grande compréhension
qui transcende nos mots mesquins et nos esprits porteurs d’aucun
espoir… Non, apparamment je ne devrais pas rechercher ça. Mais je
continuerai toujour à chercher et à espérer. Tu es mon dernier espoir.
Tu es tout ce que j’ai. »
Elle était restée appuyée contre le mur, à la même place, et n’avait
pas bougé.
« J’ai besoin de toi, avait-il doucement gémi, « Je suis totalement seul.
Tu n’es pas comme les autres. Je crois en toi. J’ai confiance en toi.
Qu’est-ce que tout cet argent, et la célébrité, et les affaires, et ma
lutte m’ont apporté ? Tu es tout ce que j’ai… »
Elle n’avait toujours pas bougé, et son regard qui s’était abaissé dans
sa direction avait été la seule forme de reconnaissance qu’elle lui
avait donnée.
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Les choses qu’il avait dit sur sa souffrance avaient été des mensonges,
s’était-elle dit ; mais la souffrance elle-même était réelle ; il était un
homme tiraillé par une forme d’anxiété permanente qu’il n’était pas
capable de lui expliquer, mais que, peut-être, elle pouvait apprendre
à comprendre. Elle le lui devait bien, cependant –se dit-elle avec
cette grisaille du sens du devoir– en paiement pour la position qu’il
lui avait donné, et qui, probablement, était tout ce qu’il avait à don-
ner, elle lui devait un effort pour le comprendre.
Ça avait été étrange, durant les jours qui avaient suivis, cette sen-
sation d’être devenue une étrangère pour elle-même, une étrangère
qui n’avait rien à désirer ou à rechercher.
À la place d’un amour suscité par la flamme brillante de la vénéra-
tion pour le héro, elle se retrouvait avec la mordante monotonie de la
pitié. À la place d’un homme qu’elle s’était battu pour trouver, d’un
homme qui se battait pour atteindre son but et qui refusait de souf-
frir, elle se retrouvait avec un homme dont la souffrance était sa seule
valeur proclamée, et tout ce qu’il avait à lui offrir en échange de sa
vie. Mais ça ne faisait plus aucune différence pour elle. Celle là qui
était elle-même, avait recherché avec empressement, dans chaque
recoin qui se trouvait devant elle, l’étrangère passive qui avait pris
sa place et qui était comme tous ces gens trop bien comme-il-faut
autour d’elle, les gens qui disaient qu’ils étaient adultes parce qu’ils
s’abstenaient de réfléchir et de désirer.
Mais l’étrangère était toujours hantée par un fantôme qui était
elle-même, et le fantôme avait une mission à accomplir. Elle devait
apprendre à comprendre les choses qui l’avaient détruite. Il fallait
qu’elle sache, et elle vivait habitée par une sensation d’attente qui ne
la quittait jamais. Il fallait qu’elle sache, même si elle avait le senti-
ment que le phare qui s’avançait vers elle s’était fait plus proche, et
qu’à l’instant où la pleine connaissance viendrait, elle se ferait écra-
ser par les roues.
« Qu’est-ce que tu attends de moi ? » –était la question qui martellait
sans cesse son esprit en guise de seul indice. « Qu’estce que tu attends
de moi ? » –continuait-elle de crier sans un bruit, à table durant les
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dîners, dans les salons, durant les nuits sans sommeil ; criait-elle à
l’adresse de Jim comme à ceux qui semblaient partager son secret,
à Balph Eubank, au docteur Simon Pritchett– « Qu’est-ce que tu
attends de moi ? »
Elle ne le demandait pas à haute voix ; elle savait qu’ils ne répon-
draient pas.
« Qu’est-ce que tu attends de moi ? » –demandait-elle, en ayant l’im-
pression de courir, mais aucune voie ne semblait mener vers quelque
échappatoire que ce soit. « Qu’est-ce que tu attends de moi ? » – deman-
dait-elle, en regardant la longue et entière torture de son mariage
qui n’avait pourtant pas duré depuis aussi longtemps qu’une année.
– Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda-t-elle à haute voix –et
elle vit qu’elle se trouvait assise à la table de leur salle-àmanger, en
train de regarder Jim, son visage à l’expression agité, et la tache d’eau
sur la nappe de la table qui était en train de sécher.
Elle fut incapable de réaliser durant combien de temps le silence
s’était prolongé entre eux, elle fut étonnée par sa propre voix et par
la question qu’elle n’avait pourtant pas eu l’intention de poser à haute
voix. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la comprenne, il n’avait jamais
paru comprendre de bien plus simples requêtes ; et elle secoua la tête
en faisant des efforts pour recouvrer la conscience du présent.
Elle fut surprise de le voir en train de la regarder avec une expres-
sion contenant une note de dérision, comme s’il était en train de rire
de l’idée qu’elle se faisait de sa compréhension.
– L’amour, répondit-il.
Elle se sentit s’affaisser sous le poids du désespoir, en se trouvant face
à cette réponse qui était à la fois si simple et si dépourvue de sens.
– Tu ne m’aimes pas, fit-il sur un ton accusateur. Elle ne répondit pas.
Tu ne m’aimes pas, parce que sinon tu ne poserais pas une telle question.
Je t’aimais, pendant un moment, dit-elle d’une voix lasse, « mais ce
n’était pas ce que tu voulais. Je t’aimais pour ton courage, pour ton
ambition, pour ton habileté. Mais tout cela n’était pas réel, rien de
tout cela. »
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poids peu coopératif, pour affronter une indésirable journée, elle dit
à voix basse : « D’accord, même ça ».
Le pire de cette torture avait été les moments où, alors qu’elle mar-
chait dans la rue, elle avait saisi une brève apparition chataîgne-or,
une traînée lumineuse de cheveux au milieu des têtes des passants, et
avait soudainement eu l’impression que la cité avait disparu, comme
si rien d’autre que la violente immobilité en elle avait été en train de
retarder l’instant où elle se précipiterait vers lui et le saisirait : mais
l’instant suivant n’avait apporté que la vue d’un visage dépourvu de
signification–et elle s’était retrouvée là, abandonnée par le désir de
vivre le pas suivant, n’éprouvant même pas l’envie de générer l’éner-
gie nécessaire à la vie. Elle avait essayé d’éviter de tels instants ; elle
avait essayé de s’interdire de regarder, elle avait marché en se for-
çant à regarder le trottoir. Elle n’y était pas parvenue : par le caprice
d’une impulsion, ses yeux avaient continué à s’attarder sur chaque
traînée d’or.
À son bureau, elle avait laissé les stores des fenêtres relevés, en se sou-
venant de sa promesse, ne faisant que penser : « Si tu es en train de
me regarder, où que tu sois… » Il n’y avait aucun building à proximité
dont la hauteur atteignait celle à laquelle se situait son bureau, mais
elle avait regardé en direction des tours lointaines, en se demandant
quelle fenêtre était celle de son poste d’observation, se demandant si
une de ses inventions, un appareil utilisant des lentilles et des rayons,
pourrait lui permettre d’observer chacun de ses mouvements depuis
un gratte-ciel situé à un pâté d’immeubles ou à un kilomètre plus
loin. Elle s’était assise à son bureau, devant sa fenêtre dont le store
était ouvert, en se disant : « Juste pour savoir que tu es en train de
me voir, même si je ne dois plus jamais te revoir. »
Et en s’en rappelant, maintenant, dans l’obscurité de sa chambre, elle
se redressa sur ses jambes et alluma la lumière.
Puis elle laissa retomber sa tête durant un moment, souriant à propos
d’elle avec un amusement sans joie. Elle se demandait si sa fenêtre
allumée dans l’immensité obscurité de la cité constituait un feu de
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Mais il n’y a aucune raison pour que vous vous inquiétiez pour moi…
Je ne suis pas venue ici pour me plaindre, et… Et ajouter encore un
fardeau supplémentaire sur vos épaules… Que je souffre ne vous met
dans aucune obligation.
Non, bien sûr. Mais que vous accordiez de la valeur aux mêmes
choses que les miennes change quelque chose.
Vous voulez dire… Que si vous voulez me parler vous ne me faites
pas la charité ? C’est pas juste parce que vous vous sentez déolée
pour moi ?
Je suis vraiment désolée pour vous, Cherryl, et je voudrais vous
aider… Pas parce que vous souffrez, mais parce que vous ne méri-
tez pas de souffrir.
Vous voulez dire, vous ne feriez rien pour moi si j’étais faible ou
pleurnicharde ou un peu pourrie ? Seulement pour quoique ce soit
que vous voyez en moi qui est bon ?
– Bien sûr.
Cherryl n’avait pas bougé la tête, mais elle avait pourtant l’air de
l’avoir relevé ; comme si une énergie vivifiante était en train d’apai-
ser ses traits pour leur faire prendre cette rare suggestion combinant
la douleur et la dignité.
– Je ne vous fais pas l’aumône, Cherryl. N’ayez pas peur de me parler.
– C’est étrange… Vous êtes la première personne avec laquelle je sens
que je peux parler… Et ça paraît si simple… Pourtant je… J’avais
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Un animal, lui il sait qui sont ses amis et qui sont ses ennemis, et
quand il doit se défendre. Il ne s’attend pas à ce que l’un de ses amis
lui saute dessus ou lui coupe la gorge. Il ne s’attend pas à ce qu’on
lui dise que l’amour est aveugle, que le pillage est un exploit, que
les gangsters sont des hommes d’État, et que c’est super de casser la
colonne vertébrale de Hank Rearden… ! Oh, mon Dieu, qu’est ce
que je suis en train de dire ?
– Je sais ce que tu es en train de dire.
– Je veux dire, comment je dois me comporter avec les gens ? Je veux
dire, s’il n’y avait rien qui tenait bon pendant une heure… On pour-
rait pas continuer, non ? Bon, je sais bien que les choses sont solides…
Mais les gens ? Dagny ! Ils sont tout et n’importe quoi, ils ne sont pas
des êtres vivants, ils ne sont que des interrupteurs, juste des inter-
rupteurs qui changent tout le temps et qui n’ont pas de forme. Mais
je dois vivre au milieu d’eux. Comment je dois m’y prendre ?
– Cherryl, ce contre quoi tu as lutté est le plus grand problème de
l’histoire, celui qui a été la cause de toute la souffrance humaine. Tu
en as compris bien plus que la plupart des gens qui souffrent et qui
meurent, sans même jamais savoir ce qui les a tués. Je t’aiderai à com-
prendre. C’est un vaste sujet et une bataille difficile… Mais, en tout
premier lieu : n’aie pas peur. L’expression du visage de Cherryl fut
alors un long désir mélée de mélancolie, comme si elle était en train
de regarder Dagny depuis un point très éloigné, elle était en train de
faire des efforts pour se rapprocher et n’y parvenait pas.
– J’aimerais pouvoir avoir envi de me battre, dit-elle doucement, mais
je n’en ai pas l’envie. Je n’ai même plus envi de gagner. Il y a une
chose, apparemment, que je n’ai pas la force de changer. Vous voyez,
je n’avais jamais espéré une chose telle que mon mariage avec Jim.
Et puis, quand c’est arrivé, je me suis dit que ma vie était bien plus
belle que je m’y attendais. Et maintenant, de me faire à l’idée que la
vie et les gens son bien plus horribles que tout ce que j’aurais pu ima-
giner, et que mon mariage n’a pas été un glorieux miracle, mais plu-
tôt une sorte de mauvaise chose indescriptible que j’ai toujours peur
de pleinement comprendre… Ça c’est quelque chose que je n’arrive
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Je le sais, Amour. Vous êtes l’un des hommes les plus puissants de
New York. Elle ajouta :
C’est plutôt une bonne blague faite à New York.
Plutôt.
– Je reconnais que vous êtes en position de faire n’importe quoi. C’est
pour ça que je devais vous voir, elle ajouta une sorte de petit grogne-
ment qui ressemblait à un son d’amusement, et qui était destiné à
diluer quelque peu la franchise de sa déclaration.
– Bon… Fit-il d’une voix qui se voulait à l’aise et désengagée.
– Je devais venir ici, parce que j’ai pensé que c’était le mieux, dans le
cadre de ce sujet en particulier, afin que nous ne soyions pas vu tous
les deux en plublic.
Ça, c’est toujours plus sage.
Il me semble vous avoir été utile, dans le passé.
Dans le passé… Oui.
Je suis sure que je pourrais compter sur vous.
– Bien sûr… Seulement, n’est-ce pas là une remarque vieux-jeux et
bien peu philosophique ? Comment pouvons nous être certain de quoi
que ce soit.
– Jim, dit-elle tout à coup sèchement, « Vous devez m’aider ! »
– Ma chère, je suis à votre disposition, je ferais n’importe quoi pour
vous aider, répondit-il, les règles de leur language requièrant que toute
déclaration ouverte se voie répondre par un mensonge manifeste.
Lillian était en train de déraper, se dit-il, et il était en train de faire
l’expérience du plaisir d’avoir affaire à un adversaire qui ne « faisait
pas le poids ».
Elle était en train de négliger, le nota-t-il, même la perfection de sa
marque personnelle : la « préparation du terrain ». Quelques mèches
étaient en train de s’échapper des ondulations disciplinées de sa
coiffure ; ses ongles, dont la couleur était assortie à celle de sa robe,
étaient la note profonde du sang coagulé, un détail qui rendait aisé
de remarquer le poli ébréché de leurs pointes ; et contre l’amplitude
douce et crémeuse de sa peau apparaissant dans une coupure à angles
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– Vous n’auriez pas cru que la culpabilité répétée est une corde
qui s’use jusqu’à ce qu’un jour il n’en reste plus qu’un fil ; n’est-ce
pas, Lillian ?
Elle le regarda, ahurie, puis elle répondit d’une voix glaciale :
– Je ne pense pas que ça marche comme ça, non.
Et pourtant c’est bien ce qui arrive… Tout spécialement avec des
hommes tels que votre mari.
Je ne veux pas qu’il divorce de moi ! ce fut un cri soudain, « Je ne veux
pas le laisser partir en homme libre ! Je ne le tolérerai pas ! Je ne lais-
serai pas la totalité de ma vie devenir un échec complet ! »
Elle s’interrompit aussi abruptement qu’elle avait commencé, comme
si elle venait de se surprendre elle-même à en admettre de trop.
Il était en train de rire doucement, un long rire retenu, étouffé,
en secouant lentement la tête de bas en haut comme pour un lent
aquiescement répété, un mouvement qui avait un air d’intelligence,
presque de dignité, et qui signifiait une complète compréhension.
– Je veux dire… Après tout, il est mon mari, dit-elle pour sa défense.
– Oui, Lillian, oui, je sais.
– Savez-vous ce qu’il est en train de manigancer ? Il est en train de
se servir du décret et il va se débarrasser de moi sans me laisser un
penny… Pas d’arrangement à l’amiable, pas de rente, rien ! Il va avoir
le dernier mot. Vous ne le voyez donc pas ? S’il s’en tire comme ça,
alors… Alors le Certificat de don n’aura pas du tout été une victoire
pour moi !
– Oui ma chère, je le vois bien.
– Et puis par ailleurs… C’est absurde que je doive avoir à y songer,
mais de quoi vais-je vivre ? Les petites économies qui me viennent
de ma famille ne valent rien, aujourd’hui. Il s’agit essentiellement
d’actions d’entreprises qui datent du temps de mon père, et qui ont
fermé depuis longtemps déjà. Qu’est-ce que je vais faire ?
– Mais, Lillian, dit-il d’une voix douce, « je pensais que vous n’ex-
primiez aucun intérêt pour l’argent ou pour aucune récompense
d’ordre matériel. »
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Oui, dit-elle, avec toujours cette obscurité de mépris dans les yeux,
« tous les deux. »
C’etait le mépris qui lui plaisait ; c’était l’étrange, insouciant et peu
familler plaisir de savoir que cette femme le voyait tel qu’il était,
et qui pourtant demeurait attachée à sa présence, demeurait là et
s’adossait dans son fauteuil, comme pour déclarer son asservissement.
– Vous êtes une personne formidable, Jim, lui lança-t-elle.
Ça avait eu la sonorité de la damnation. Et pourtant c’était un hom-
mage, et c’est bien comme cela qu’elle avait voulu le présenter, et le
plaisir de Taggart vint de sa connaissance qu’ils se trouvaient dans
un monde où la damnation avait une valeur.
– Vous savez, dit-il tout à coup, « vous avez tort, à propos de ces
« assistant-bouchers », comme Gonzales. Ils servent à quelque chose.
N’avez-vous jamais apprécié Francisco d’Anconia ? »
– Je ne peux pas le supporter.
– Bien, savez-vous le réel propos de cette occasion de cocktail orga-
nisé par le Señor Gonzales, ce soir ? C’était pour fêter l’accord don-
nant lieu à la nationalisation de d’Anconia Copper dans à peu près
un mois.
Elle le regarda pendant un instant, les commissures de sa bouche se
relevant lentement pour former un sourire.
– Il était votre ami, je crois ?
Sa voix avait une tonalité qu’il ne lui avait jamais entendu jusqu’alors,
la tonalité d’une émotion qu’il n’avait obtenu des gens que seulement
par la tromperie, mais qui maintenant, pour la première fois, lui fut
accordée en raison de la vraie, de l’authentique nature de son acte :
un ton d’admiration.
Soudainement, il sut que c’était ça, le but de ses heures d’agitation,
c’était ça le plaisir qu’il avait été en désespoir de trouver, c’était ça
la fête qu’il avait voulu.
– Buvons un verre, Lil’, fit-il.
En versant l’alcool, il lui adressa un regard depuis l’autre bout de la
pièce, tandis qu’elle reposait molement étendue sur son fauteuil.
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Elle ne répondit pas. Elle poussa son chapeau d’un revers du dos de
sa main ; il roula sur le tapis, sa plume recourbée en une forme de
point d’interrogation.
– Je me souviens de la première fois que j’ai visité sa fonderie, dit-elle,
« Sa fonderie ! Vous n’imaginez pas ce qu’il éprouve pour ça. Vous ne
pourriez vous représenter le genre d’arrogance intellectuelle que cela
demande pour comprendre combien tout ce qui lui appartenait, tout
ce qu’il touchait, devenait sacré par le fait du simple contact de sa
main. Ses hauts-fourneaux, son Metal, son argent, son lit, sa femme !
Elle releva les yeux vers lui, un petit éclat émergeait de la vacuité
léthargique de ceux-ci.
– Il n’a jamais remarqué votre existence. Il n’a pas remarqué la mienne.
Je suis toujours Madame Rearden… Au moins pour un mois de plus.
– Oui… Dit-il, en baissant son regard vers elle avec un intérêt sou-
dain, et différent.
– « Madame Rearden » ! prononça-t-elle en étouffant un rire d’ironie
méprisante, « Vous ne vous figureriez pas ce que ça pouvait signi-
fier pour lui. Aucun seigneur féodal n’a jamais éprouvé ou réclamé
une telle révérence pour le titre de son épouse… Ou ne l’a tenu pour
un tel symbole d’honneur. Pour son honneur inflexible, intouchable,
inviolé et sans tache ! Elle agita la main en un geste vague indiquant
la longueur de son corps affalé.
– La « femme de César » ! lâcha-t-elle avec un nouveau rire moqueur.
– Vous souvenez-vous de ce qu’elle était censée être ? Non, vous ne le
pourriez pas. Elle était censée être au-dessus de tout reproche.
Ses yeux étaient baissés sur elle avec une expression de haine lourde,
aveugle et impotente ; une haine dont elle était le soudain symbole,
et non l’objet.
– Il n’a pas aimé ça lorsque son Metal fut jeté dans l’usage public
commun, à la disposition du premier venu qui voulait en fabri-
quer… J’imagine ?
– Non, ça, il n’a pas aimé du tout.
Ses mots semblaient se brouiller un peu, comme s’ils étaient alour-
dis par l’alcool qu’il avait avalé :
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– Oh-là-là, Lillian, dans quel état tu es ! dit-il et, sans juger oppor-
tun d’utiliser un mouchoir pour cela, il étendit sa main nue pour
essuyer l’alcool d’un geste de la paume. Ses doigts glissèrent sous le
décoleté de la robe pour se refermer sur son sein, tandis qu’il retint
sa respiration un instant pour avaler sa salive, comme s’il avait eu un
hoquet. Ses paupières se refermaient presque, mais il saisit un peu
du visage de Lillian qui se penchait vers l’avant sans offrir de résis-
tance, sa bouche enflée par la répulsion.
Lorsqu’il chercha sa bouche de ses lèvres, les bras de Lillian l’en-
lacèrent avec obéissance et sa bouche répondit à l’appel, mais la
réponse ne fut qu’une pression, et non un baiser.
Il releva la tête pour adresser un regard à son visage. Ses dents étaient
découvertes pour former un sourire, mais elle était en train de regar-
der au-delà de lui, comme si elle était en train de se moquer d’une
présence invisible, c’était un sourire sans vie, lourd de méchanceté
cependant, tel le large sourire d’un crâne nu.
Il la tira brusquement vers lui, pour mieux profiter de cette vision
et faire se prolonger son frissonnement. Ses mains étaient en train
d’exécuter les mouvements automatiques de l’intimité ; et elle s’y
soumettait, mais d’une façon qui lui suggérait l’impression que les
battements de ses artères, sous le contact de ses doigts, n’étaient
que gloussements et ricanements. Ils étaient tous deux en train de
s’abandonner à une routine sans surprise, une routine inventée par
quelqu’un et qui leur était imposée, l’excéutant avec haine et en en
faisant une parodie déstinée à ses inventeurs. Il éprouva une sorte de
fureur insouciante et aveugle, faite en partie d’horreur, et pour l’autre
de plaisir, l’horreur de commettre un acte qu’il n’oserait jamais
confier à personne ; le plaisir de le commettre comme un défi blas-
phèmatoire adressé à ceux à qui il n’oserait pas le confier. Il était lui-
même ! –la seule partie consciente de sa rage semblait être en train
de lui crier– il était lui-même, enfin !
Ils ne disaient rien. Ils connaissaient chacun les visées de l’autre.
Deux mots seulement furent prononcés entre eux.
– Madame Rearden, dit-il.
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– Jim, je… Elle était aux prises avec elle-même, puis elle renonça et
fit un geste de la main en direction de la chambre de Taggart, « Jim,
je sais. »
Qu’est-ce que tu sais ?
Tu étais là… Avec une femme.
La première chose que fit Taggart fut de la pousser jusque dans son
bureau et de claquer la porte derrière eux, comme pour qu’ils puis-
sant s’y trouver cachés–il n’aurait su dire de la vue de qui. Une rage
refoulée bouillonnait en lui, une lutte entre la fuite et l’explosion, et
cette rage éclata comme une bulle pour devenir le sentiment que
cette petite femme négligeable qui était la sienne, était en train de
l’empêcher de profiter de son triomphe, qu’il ne lui abandonnerait
pas sa nouvelle source d’amusement.
– Bien sûr ! cria-t-il, « Et alors ? Qu’est-ce que tu vas faire, à propos
de ça ? » Elle le regarda d’un air déconcerté.
– Bien sûr ! J’étais là « avec une femme » ! C’est ce que j’ai fait parce
que c’est ce que j’avais envi de faire ! Est-ce que tu t’imagines que
tu vas me faire peur avec tes sursauts, tes grands yeux surpris qui
me fixent, et ta vertu pleurnicharde ? il fit claquer ses doigts, « C’est
pas plus que ça, ton opinion ! J’en ai rien à foutre de ta putain d’opi-
nion ! Garde là pour toi, et mets-là dans ta poche avec ton mouchoir
par-dessus ! » Ce fut son visage pâle et sans défense qui le poussa à
poursuivre, le plaçant ainsi dans un état de plaisir pur, le plaisir de
sentir que ses mots étaient des coups défigurant un visage humain.
– Est-ce que tu t’étais imaginée que tu allais me faire me cacher à
moi-même ? J’en ai marre d’avoir à me comporter comme il convient
à ta « vertueuse satisfaction » ! Mais pour qui tu te prends, espèce de
petite moins-que-rien ?
– Moi, je fais ce que je veux ; et tu la fermeras et tu feras devant tout
le monde comme si de rien n’était, comme tout le monde, et arrête
de me dire ce que je dois faire chez moi… ! Personne n’est vertueux
chez lui, le show c’est seulement pour amuser la gallerie… ! Mais si
tu espères que je devienne vraiment ce que je fais semblant d’être
–et oui, ce que je fais semblant d’être– pauvre petit sote… ! Alors
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Tout cela n’était pas fait de mots dans son esprit, c’était les mots
qu’elle aurait utilisé, aurait-elle eu le pouvoir de les trouver, ce qu’elle
ne connaissait seulement que comme une fureur soudaine et qui,
dans une horreur futile, lui fit battre des poings contre le poteau
d’acier du feu-rouge se trouvant à côté d’elle, contre le tube creux
dans lequel le rire étouffé rauque et rouillé d’un mécanisme persis-
tant continuait de grincer, encore et encore.
Elle ne pouvait l’abattre avec ses poings, elle ne pouvait abattre un à
un tous les feux-rouges de la rue qui s’étendaient à perte de vue ; tout
comme elle ne pouvait faire voler en éclats ce credo dans les âmes des
hommes qu’elle rencontrerait, un par un. Elle ne pouvait plus avoir
d’échanges avec les gens, elle ne pouvait emprunter le chemin qu’ils
avaient pris ; mais que pouvait-elle leur dire, elle qui n’avait pas de
mots pour nommer la chose qu’elle connaissait et aucune voix que
les gens pourraient entendre ? Que pouvait-elle leur dire ? Comment
pouvait-elle les atteindre tous ? Où se trouvaient les hommes qui
auraient pu parler ?
Tout cela n’était pas fait de mots dans son esprit, ce n’était fait que
de coups : ses poings contre le métal ; puis, tout à coup, elle se vit
elle-même battre ses phalanges jusqu’au sang contre un inamovible
poteau de feu-rouge, et cette vision la fit frissonner ; et elle trébucha
plus loin. Elle continua à marcher, ne voyant rien autour d’elle, se
sentant prise au piège dans une brume sans issue.
Pas d’issue –lui disaient les lambeaux de sa conscience, le martellant
sur le macadam au rythme de ses pas– pas d’issue… Pas de refuge…
Pas de feux… Aucun moyen de différencier la destruction de la sécu-
rité, ou l’ennemi de l’ami… Comme ce chien dont elle avait entendu
parler, songea-t-elle … Le chien de quelqu’un dans le laboratoire
de quelqu’un… Le chien dont on avait changé les « feux », et qui
ne savait plus comment différencier la satisfaction de la torture, qui
voyait la nourriture être remplacée par des coups, puis les coups rem-
placés par de la nourriture, qui réalisait que ses yeux et ses oreilles
le trompaient, que son jugement devenait futile et que sa conscience
devenait impotente dans un monde dérivant, nageant, et dépourvu
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Puis la fille hurla ; et le hurlement s’en alla pour s’abattre contre les
murs blancs de la rue, comme dans une chambre de torture, un hur-
lement de terreur animal. Elle tordit son bras pour le dégager de
l’étreinte et fit un bond en arrière, puis elle cria en articulant cette
fois ses sons :
– Non ! Non ! Pas votre sorte de monde !
Puis elle courut ; mue par l’effet d’une soudaine propulsion utili-
sant un reste d’énergie, l’énergie d’une créature courant pour sa vie,
elle courut droit devant elle, vers le bout de la rue qui finisait à la
rivière ; et d’une seule traînée rapide, sans une pause, sans un instant
de doute, mue par la pleine conscience d’agir pour préserver son être,
elle continua à courir jusqu’à ce que le parapet lui barre la route, et,
sans s’arrêter, bascula dans le vide.
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CHAPITRE V
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Elle reçut l’appel dans le bureau de son frère, interrompant ainsi une
réunion d’urgence. Le jeune maître de trains lui dit seulement que
la ligne du téléphone s’était rompue et qu’il n’y avait aucun câble
pour la réparer ; il ne dit rien d’autre et n’expliqua pas pourquoi il
avait jugé nécessaire de l’appeler en personne. Elle ne lui posa pas
de questions : elle comprit.
« Merci », fut tout ce qu’elle répondit.
Un dossier dédié aux cas urgents, dans son bureau, contenait un
inventaire de tous les matériaux cruciaux encore disponibles dans
chaque division de la Taggart Transcontinental.
Tout comme le dossier d’un dépôt de bilan, il contenait un état des
pertes enregistrées, tandis que les rares additions de nouvelles four-
nitures ressemblaient aux méchant rires étouffés de quelque bour-
reau jetant des miettes à l’attention d’un continent affamé. Elle éplu-
cha le dossier, le referma, soupira et dit :
– Montana, Eddie. Téléphone à la Ligne Montana pour qu’ils expé-
dient la moitié de leur stock de cable en Californie. Le Montana
pourrait bien être capable de s’en passer… Pour une semaine de
plus. Et au moment où Eddie Willers fut sur le point de protester,
elle ajouta :
– Le pétrole, Eddie. La Californie est l’un des derniers producteurs
de pétrole restant dans le pays. Nous ne pouvons pas nous permettre
de perdre la Ligne Pacifique. Puis elle revint à la réunion dans le
bureau de son frère.
– Du cable de cuivre ? fit James Taggart avec un étrange regard qui
alla d’elle à la cité, au-delà de la fenêtre, « Dans vraiment très peu de
temps, nous n’auront plus de problème avec le cuivre ».
– Pourquoi ? demanda-t-elle, mais il ne répondit pas.
Il n’y avait rien de particulier à voir au-delà des vitres de la fenêtre,
seulement le ciel clair d’une journée ensoleillée, la lumière calme
d’un début d’après-midi sur les toits de la cité et, au-dessus d’eux, la
page du calendrier disant : 2 SEPTEMBRE.
Elle ignorait pourquoi il avait insisté pour faire se tenir cette réu-
nion dans son propre bureau, pourquoi il avait insisté pour lui parler
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Il ne lui avait plus jamais parlé de Cherryl depuis lors, mais il avait
commencé à venir la voir dans son bureau plus souvent que d’habi-
tude, il l’avait arrêté dans les couloirs pour des bribes de discussions
sans objet ; et tous ces moments avaient constitué une somme gran-
dissante qui la laissait avec un sentiment incompréhensible : comme
si, tandis qu’il s’accrochait à elle pour du soutien et de la protection
contre une terreur inconnue, ses bras étaient en même temps en train
de se glisser dans une sorte d’embrassade pour qu’il puisse lui plon-
ger un couteau dans son dos.
– Je suis impatient de connaître ton opinion, disait-il avec insistance,
tandis qu’elle regardait ailleurs, « Il est de la plus haute importance
que nous discutions de la situation et… Et tu n’as rien dit ». Elle ne
se tourna pas vers lui.
– Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas d’argent à tirer de l’activité du
transport ferroviaire, mais… Elle lui lança un regard dur ; ses yeux
se détournèrent des siens instantanément.
– Ce que je veux dire, c’est qu’une politique constructive doit être
établie, continua-t-il de parler ad nauseam et avec hâte, « Quelque
chose doit être fait… Par quelqu’un. En cette période de précarité… »
Elle savait quelle pensée il s’était débattu pour éviter, quel extré-
mité de fil conducteur il lui avait donné, et cependant il ne voulait
pas qu’elle le reconnaisse ou en parle. Elle savait qu’aucun horaire
de train ne pouvait plus être respecté, aucune promesse tenue, aucun
contrat respecté, que les trains réguliers étaient annulés sans préa-
vis, et transformés en trains spéciaux pour des urgences envoyés par
le fait d’ordres inexpliqués vers des destinations inattendues ; et que
ces ordres venaient de Cuffy Meigs, seul juge des urgences et des
besoins du public.
Et il y avait pourtant des hommes –et elle le savait– qui étaient
capables d’obtenir des moyens de transport quand ils le souhaitaient,
comme par le fait d’un secret mystique, comme par la grâce d’un
pouvoir qu’il était malséant de remettre en question ou de décrire.
Ils étaient les hommes dont les relations avec Cuffy Meigs étaient
regardées par les gens comme ce genre de credo mystique et secret
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été livrées ; ces hommes étaient ceux qui semblaient appartenir à une
nouvelle espèce biologique, les hommes d’affaires dits « prend-la-
monnaie-et-tire-toi » qui ne restaient pas dans un même genre d’ac-
tivité plus longtemps que le temps d’un arrangement, qui n’avaient
pas de salaires à payer, pas de charges sociales ni taxe profession-
nelle, pas d’immobilisations et de charges immobilières, pas d’équi-
pements à acheter ou à construire, et dont les seuls avantages, seuls
investissements et seuls outils de travail consistaient en une chose
appelée « amitié ».
Ces hommes étaient ceux que les discours officiels décrivaient
comme les « hommes d’affaires progressistes de notre époque dyna-
mique » –mais que les gens appelaient les trafiquants d’influences ;
l’espèce incluait de nombreuses races, celles de l’influence du trans-
port, de l’influence de la métallurgie, celle de l’influence des hydro-
carbures, celle de l’influence des augmentations de salaires, celle de
l’influence de l’acquitement– des hommes qui étaient dynamiques,
qui continuaient à « aller de l’avant » partout dans le pays, alors
que personne d’autre qu’eux ne pouvait bouger le petit doigt, des
hommes qui étaient actifs et culottés ; actifs, non pas tels des ani-
maux mais comme ce qui élève, nourrit et se déplace sur l’immobi-
lité d’un cadavre.
Elle savait qu’il n’y avait pas d’argent à récupérer de lindustrie du
chemin de fer, et elle savait qui en obtenait aujourd’hui. Cuffy Meigs
était en train de vendre des trains, tout comme il était en train de
vendre les fournitures de la société, chaque fois qu’il pouvait orga-
niser une manipulation de biens, comme de personnes, qui ne pour-
rait être découverte ou prouvée ; revendant des rails au Guatemala ou
à des sociétés de troleybus au Canada, revendant du fil électrique à
des usines de juke-box, revendants des traverses de chemin de fer à
des parc de loisirs et d’attraction et à des chaînes hôtelières.
Quelle importance cela avait –se dit-elle en regardant la carte jau-
nie– de savoir quelle partie du corps avait été consommée par quel
type d’asticots, par ceux qui se gavaient eux-mêmes ou qui donnaient
la « nourriture » à d’autres asticots ? Aussi longtemps que la viande
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vivante était une proie attendant d’être dévorée, qu’est ce que ça pou-
vait bien changer de savoir quels estomacs elle allait remplir ?
Il n’y avait aucun moyen de dire quel désastre avait été le fait des
humanistes, et quel était celui qui avait été accompli par des gangs-
ters qui ne se déguisaient même plus. Il n’y avait aucun moyen de
dire quels actes de pillage avaient été le fait de la « charité » –la luxure
des Lawsons ou la gourmandise de Cuffy Meigs– aucun moyen de
dire quelles communautés avaient été immolées pour en nourrir une
autre se trouvant à une semaine de mourir de la faim, ou pour payer
des yachts à des trafiquants d’influence.
Quelle différence cela pouvait-il bien faire ?
Les deux étaient les mêmes, en fait comme en esprit, tous deux
étaient « dans le besoin », et le besoin était considéré comme le seul
titre de propriété valable, tous deux étaient en train d’agir en plein
accord et selon le même code moral. Tous deux tenaient l’immola-
tion des hommes pour une action adaptée, et tous deux s’y livraient.
Il n’y avait aucun moyen de dire qui étaient les cannibales et qui
étaient les victimes ; les communautés qui acceptaient comme un
dû de droit les vêtements, ou le fioul domestique confisqués d’une
petite ville située de leur côté est, trouvaient, la semaine suivante,
leurs greniers à grains confisqués pour nourrir une petit ville situé
de leur côté ouest ; les hommes avaient réalisé un idéal vieux de plu-
sieurs siècles, ils le pratiquaient avec une perfection sans faille, ils
s’étaient désormais mis au service du « besoin » qui était leur pre-
mier dirigeant, le besoin comme première chose que l’on pou-
vait leur réclamer, le besoin qui définissait leur échelle de valeurs,
comme monnaie de leur royaume, plus sacré que le droit et que la
vie. Les hommes avaient été poussés dans une fosse où, en criant
que l’homme est « le gardien de son frère », chacun était en train de
dévorer son voisin et se trouvait lui-même en train d’être dévoré par
le voisin de son frère, chacun était en train de proclamer qu’il n’était
que justice d’acquérir ce qui n’avait pas été gagné, tout en se deman-
dant qui était en train de lui tondre la laine sur le dos, chacun était
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Quoi donc ?
Agir. Faire.
Faire… Quoi ?
– Comment devrais-je le savoir ? C’est ton talent spécial. C’est toi
qui sais faire.
Elle lui adressa un regard médusé : la déclaration avait été si bizar-
rement perspicace et à la fois si incongrue et si hors-sujet. Elle se
leva de son fauteuil.
Est-ce tout, Jim ?
Non ! Non ! Je veux une discussion !
Vas-y.
Mais tu n’as rien dit du tout !
Toi non plus.
– Mais… Ce que je veux dire c’est, il y a des problèmes d’ordre pra-
tique à régler, lesquels… Par exemple, qu’est ce que c’est que cette
histoire de notre dernière allocation de nouveaux rails qui a dispa-
rue de notre entrepôt de Pittsburgh ?
– Cuffy Meigs l’a volé et l’a vendu.
– Tu peux le prouver ? dit-il sur un ton agressif qui se voulait défensif.
– Est-ce que tes amis ont laissé des moyens, des méthodes, des règles
ou des officines permettant de collecter des preuves ?
– Et bien alors dans ce cas, tu n’en parles pas, ne sois pas théorique,
nous sommes ici pour parler de faits tels qu’ils se présentent à nous
aujourd’hui… Je veux dire, nous devons être realistes et établir des
moyens pratiques de protéger nos fournitures dans le cadre de condi-
tions existantes, pas dans celui de suppositions impossibles à démon-
trer, qui… Elle étouffa un rire bref. Là était la forme de ce qui en
était dépourvu, se dit-elle, là était la méthode de sa conscience : il
voulait qu’elle le protège de Cuffy Meigs sans pour autant recon-
naître l’existence de Cuffy Meigs, de combattre quelque chose sans
en admettre la réalité, de mettre en échec sans déranger « le jeu ».
– Qu’est-ce que tu trouve de si foutrement marrant ? eructat-il
avec colère.
– Tu le sais bien.
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– Moi je ne sais pas ce que c’est ton problème ! Je ne sais pas ce qu’il
t’est arrivé… Durant ces deux derniers mois… Tout le temps, depuis
que tu es arrivée… Tu n’as jamais été aussi peu coopérative !
– Pourquoi, Jim ? Je ne me suis jamais opposée à toi, durant les deux
derniers mois.
– C’est bien de ça dont je suis en train de parler !
Il se reprit avec hâte, mais pas assez rapidement pour manquer de
voir son sourire.
– Je veux dire, je voulais avoir une réunion, je voulais avoir ton point
de vue sur la situation…
Tu le connais.
Mais tu n’as pas dit un mot !
– J’ai dit tout ce que j’avais à dire, il y a trois ans. Je t’ai dit où tes
choix allaient te mener. Tu y es, maintenant.
– Et nous y revoila encore ! Ça sert à quoi de faire de la théorie ? Nous
sommes ici, là, maintenant ; nous ne sommes pas « il y a trois ans ».
Nous devons débattre du présent, pas du passé. Oui, peut-être que
les choses auraient été différentes si nous avions tenu compte de ton
avis, peut être, mais le fait est que nous ne l’avons pas fait ; et nous
devons nous occuper des faits. Nous devons prendre la réalité comme
elle se présente maintenant, aujourd’hui !
Et bien alors prends là.
Je te demande pardon ?
Prend ta réalité. Moi je prendrais seulement tes ordres.
– C’est déloyal ! Je suis en train d’attendre de toi une opinion…
– Tu es en train de demander à être rassuré, Jim. Et ça, tu ne vas
pas l’obtenir.
– Je te demande pardon.
– Je ne vais pas t’aider à prétendre –en plus, en argumentant avec toi–
que la réalité dont tu es en train de parler n’est pas ce qu’elle est, qu’il
y aurait encore une façon de faire fonctionner tout ça et de sauver ta
tête. Il n’y en a pas.
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Son regard faisait maintenant penser aux mains d’un homme s’ac-
crochant au-dessus d’un gouffre, tatonnant frénétiquement à la
recherche de la moindre fissure de doute, mais glissant innexora-
blement sur son visage de roche polie et nette.
– Espèce de pourriture, dit-elle d’une voie égale et dépourvue de
toute émotion, consciente que ses mots ne s’adressaient pas à quelque
chose d’humain.
Il lui sembla le voir tomber dans le gouffre ; bien qu’il n’y avait eu
rien d’autre à voir sur son visage que l’expression d’un escroc dont le
truc n’avait pas fonctionné.
Il n’y avait aucune raison de ressentir plus de dégoût que d’ordinaire,
se dit-elle ; il n’avait fait que prononcer les choses qui étaient prê-
chées, entendues et acceptées partout ; mais, jusqu’à cet instant, son
credo avait toujours été formulé en utilisant la troisième personne, et
là, Jim venait d’avoir l’effronterie de le formuler à la première.
Elle se demanda si les gens acceptaient la doctrine du sacrifice pour
autant que ceux qui en bénéficieraient se refuseraient à identifier la
nature de leurs propres revendications et actions.
Elle se tourna pour partir.
– Non ! Non ! Attends ! cria-t-il en bondissant sur ses jambes tout
en jetant un coup d’œil à sa montre, « C’est l’heure, maintenant !
Il y a une nouvelle en particulier que je voudrais que tu entendes à
la radio ! »
Elle s’arrêta, retenue par la curiosité. Il pressa le bouton de la radio
tout en regardant ouvertement son visage, avec à-propos, presque
avec insolence. Ses yeux contenaient à la fois une expression de peur
et d’anticipation bizarrement lubrique.
« Mesdames et Messieurs ! » dit la voix du commentateur qui parut
bondir abruptement ; elle avait le ton de la panique.
« La nouvelle d’un choquant développement vient de nous parvenir
à la minute depuis Santiago, au Chili ! »
Elle vit le brusque mouvement de la tête de Taggart, et une soudaine
anxiété apparaître sur son visage sous la forme d’un froncement de
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À la place de cette aube dorée marquant une nouvelle ère, les États
Populaires du Chili et d’Argentine se retrouvent aujourd’hui avec des
montagnes de gravats, et de véritables hordes de nouveaux chômeurs.
À l’instant où je vous parle, encore aucun indice n’a permis de déter-
miner où le Señor Francisco d’Anconia pourrait se trouver. Il semble
avoir disparu sans avoir laissé quoi que ce soit derrière lui, même pas
une lettre d’adieu. »
« Merci, mon amour… Merci au nom du dernier d’entre-nous, même
si tu ne l’entendras pas et même si tu te moques de l’entendre… » Ce
n’était pas une phrase, mais l’émotion silencieuse d’une prière dans
son esprit, et qui s’adressait au visage rieur d’un garçon qu’elle avait
connu quand elle avait seize ans.
Puis elle remarqua qu’elle était restée à l’écoute de la radio, comme
si le léger battement éléctrique qu’elle émettait constituait encore
un lien avec la seule force vivante restante sur terre qu’elle venait
de retransmettre durant quelques brefs instants, et qui emplissait la
pièce où tout le reste était mort.
Comme en guise d’un écho lointain de l’explosion, elle remarqua
la présence d’un son qui provenait de Jim, et qui était en partie un
gémissement, en partie un cri, et pour la dernière, quelque chose
comme un grognement ; puis la vue des épaules de Jim qui trem-
blaient tandis qu’il tenait un combiné de téléphone dans la main, et
que sa voix hurlait :
– Mais enfin, Rodrigo, tu disais que c’était sans aucun risque !
Rodrigo –oh, mon Dieu !– est-ce que tu as une idée de combien j’ai
investi dans cette histoire ? Puis le son aigu d’un autre téléphone,
sur son bureau, se fit entendre, et sa voix grogna alors dans un autre
combiné, pendant que son autre main tenait toujours l’autre :
– Ferme ta gueule, Orren ! Qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce que
j’en ai a foutre, va te faire voir ! Il y avait des gens qui se précipi-
taient dans son bureau, les téléphones étaient en train de sonner et,
alternant avec les appels et les jurons, Jim continuait d’appeler dans
un combiné :
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dit rien des événements de cette journée, mais elle savait que c’était
la seule image qu’il avait à l’esprit.
Ils s’étaient rencontrés à chacune des fois où il était venu à la cité,
passant ensemble une rare et brève soirée –avec leur passé toujours
vivant dans leur silencieuse admission– sans aucun avenir dans leur
travails et dans leur combats commun, mais avec la connaissance
qu’ils étaient des alliés, chacun trouvant son soutient dans le fait de
l’existence de l’autre.
Il ne voulait pas mentionner l'événement d’aujourd’hui, il ne vou-
lait pas parler de Francisco, mais elle remarqua, tandis qu’ils étaient
assis à la table, que la tension d’un sourire auquel il résistait parve-
nait tout de même à tirer les creux de ses joues.
Elle sut de qui il parlait, quand il dit soudainement, d’une voix douce
et qui se faisait basse sous le poids de l’admiration :
– Il a respecté son serment, hein ?
– Son serment ? demanda-t-elle, effrayée, en songeant à l’inscription
du « temple d’Atlantis ».
– Il m’avait dit, « Je jure –sur l’honneur de la femme que j’aime– que
je suis votre ami ». Il l’était.
– Il l’est. Il secoua la tête.
– Je n’ai même pas le droit, ne serait-ce que de penser à lui. Je ne suis
pas en droit d’accepter ce qu’il a fait comme un acte accompli pour
ma défense. Et pourtant… Il s’arrêta.
– Mais c’est ce que c’était, Hank. Pour notre défense à nous tous ; et
pour la tienne, plus que pour celle de quiconque.
Il regarda au loin, vers l’extérieur et dans la cité. Il se trouvait sur
le côté de la pièce, avec une vitre pour protection invisible contre
l’étendue d’espace et de rues, soixante étages plus bas. La cité sem-
blait anormalement distante : elle reposait au fond de l’ensemble de
ses histoires les plus basses. À quelques blocs d’immeubles de là, sa
tour se fondant dans l’obscurité, le calendrier pendait au niveau de
leur visages, pas comme un petit rectangle quelque peu dérangeant,
mais comme un énorme écran étrangement proche et large, illuminé
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– Débattre de ce qui est bien et de ce qui est mal est toujours très bien
pour alimenter les conversations académiques, dit une femme avec
un style d’expression de salle de classe et une bouche de salle de bar
privé, « mais comment quiconque peut-il se laisser aller à prendre
ses idées si au sérieux, au point de détruire une fortune au moment
où les gens en ont besoin ? »
– Je ne le comprends pas, était en train de dire un vieil homme avec
une amertume chevrottante, « Après des siècles d’efforts pour faire
courber l’échine à la brutalité innée de l’homme, après des siècles
d’enseignement, d’apprentissage durant lesquels tant de générations
furent endoctrinés avec le pacifisme et l’humanisme ! » La voix à l’ex-
pression ahurie d’une femme s’éleva avec quelque manque d’assu-
rance pour diminuer jusqu’à en devenir inaudible :
– Je pensais que nous vivions désormais une époque de fraternité…
– Je suis effrayée, répétait une jeune fille, « Je suis effrayée… Oh, je
n’en sais rien… ! Je suis juste effrayée… Il n’aurait pas pu le faire… !
Il l’a fait… ! Mais… Pourquoi ? … Ça je refuse de le croire… ! Ce
n’est pas humain… ! Mais pourquoi ? … Allons donc, juste un pla-
boy minable ! Mais enfin, pourquoi ? »
Le cri atténué d’une femme à l’autre bout de la pièce, et quelque signe
à moitié perçu dans la périphérie du champ de vision de Dagny, par-
vinrent simultanément et la firent se tourner prestement pour regar-
der en direction de la cité.
Le calendrier fonctionnait grâce à un mécanisme fermé dans un local
situé au-dessous de son écran, déroulant le même film, année après
année, projetant les dates selon un mouvement de rotation régulier,
selon un rythme qui ne variait pas, et qui ne se mouvait que chaque
jour à minuit.
La rapidité avec laquelle Dagny avait tourné la tête, lui offrit le temps
de voir un phénomène aussi inattendu que celui d’une planète qui se
mettrait à parcourir son orbite en sens inverse dans l’espace : elle vit
le mot et le chiffre 2 SEPTEMBRE se déplacer dans une mouvement
ascendant, puis disparaître dans le bord supérieur de l’écran.
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J’essayerai encore de leur tirer les vers du nez. Je vais faire de mon
mieux pour tenter de le savoir avant que ça arrive. Il se tourna abrup-
tement pour s’en aller, mais il s’interrompit.
Monsieur Rearden, si ça ne dépendait que de vous, vous m’au-
riez embauché ?
Certainement, j’aurais même été heureux de vous prendre tout
de suite.
Merci Monsieur Rearden, dit-il avec un ton de voix solennel et bas,
puis il s’en retourna.
Rearden le regarda s’éloigner, voyant, avec un sourire de déchirement
et de pitié, ce que l’ex- »relativiste », ex »pragmatique », ex- »amoral »,
emportait avec lui en guise de consolation.
Durant l’après-midi du 11 septembre, un fil éléctrique chauffa et fon-
dit dans une petite gare de campagne de la Taggart Transcontinental,
dans le Minnesota, arrêtant ainsi le moteur d’un tapis roulant à grains.
Un déluge de grains de blé était en train de courir sur les autoroutes,
sur les routes, sur les chemins abandonnés de la campagne, vidant
ainsi des milliers d’hectares de terre d’un contenu aboutissant aux
fragiles barrages des voies des gares de campagne. Il courrait jour et
nuit, les premiers ruissellements grandissant pour former de petits
courants, puis des rivières, puis des fleuves ; se déplaçant en camions
tremblants propulsés par des moteurs toussant, tuberculeux ; en
wagons tirés par les squelettes ankylosés de chevaux affamés ; en
charrettes tirées par des bœufs ; grâce aux nerfs et à la dernière
énergie d’hommes qui avaient traversé deux années de catastrophe
pour la triomphale récompense des récoltes géantes de cet automne,
des hommes qui avaient réparé leur camions et leur charrettes avec
du fil de fer, des couvertures, des cordes et des nuits sans sommeil,
pour qu’ils résistent ensemble aux efforts de cette journée de plus,
pour transporter le grain et finalement s’effondrer une fois arrivés
à destination, mais pour donner à leurs propriétaires une chance
de survivre.
Chaque année à cette saison, un autre mouvement était parti en cli-
quetant à travers le pays, faisant venir des wagons de transport de
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« Le soja est une plante bien plus robuste, beaucoup plus économique,
et avec des valeurs nutrionnelles bien plus grandes, que toute cette
nourriture extravagante qui nous amené à des habitudes de consom-
mation malsaines et très mal équilibrées, et qui nous a fait devenir
des consommateurs conditionnés et dépendants. » avait dit Maman
Kip à la radio ; sa voix sonnait toujours comme si elle était faite de
gouttes ; pas de gouttes d’eau, mais plutôt de mayonnaise.
« Le soja est un excellent substitut du pain, de la viande, des céréales
et du café… Et si nous étions tous obligés d’adopter le soja comme
notre alimentation de base, cela résoudrait le problème de la crise
nationale de l’alimentation, et permettrait même de nourrir plus
de gens. « La plus grande nourriture pour le plus grand nombre de
gens »… C’est ça mon slogan. En cette époque de besoin désespéré
de la part du public, il est de notre devoir de sacrifier un peu de nos
mauvaises habitudes alimentaires bourgeoises, et que nous met-
tions un peu d’eau dans notre vin le temps de revenir à la prospérité,
en nous adaptant à des valeurs simples et authentiques ; en gros, à
la nourriture traditionnelle des peuples de l’Orient grâce à laquelle
ces gens ont si noblement subsisté durant des siècles. Les peuples de
l’Orient ont beaucoup de choses à nous apprendre. »
– Du tube de cuivre, Mademoiselle Taggart, est ce que vous pour-
riez nous trouver du tube de cuivre quelque part ? plaidaient les voix
au bout du fil.
Des goujons de rails, Mademoiselle Taggart !
Des tournevis, Mademoiselle Taggart.
– Des ampoules, Mademoiselle Taggart… On ne trouve plus d’am-
poules électriques nulle part à trois cent kilomètres à la ronde !
Mais 5 millions de dollars étaient en train d’être dépensés par le
bureau du Conditionnement Moral dans la Compagnie de l’Opéra
Citoyen qui sillonait le pays, offrant des spectacles gratuits au gens
qui, avec seulement un repas par jour, ne pouvaient pas se permettre
de brûler les calories nécessaires pour se rendre à pied jusqu’à la salle
de théatre de leur région.
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n’ont encore jamais vu, et ils ne seront pas capable de le cacher plus
longtemps, seulement ce sera trop tard à ce moment là ; peut être
même que c’est déjà trop tard. »
– Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous ?
– Un de vos employés de la division du Minnesota, Mademoiselle
Taggart. D’ici un jour ou deux, les trains s’arrêteront de circuler ici,
et vous savez ce que ça signifie, en pleine période de moissons. En
plein milieu de la plus grosse récolte qu’on ait jamais eu. Ils s’arrête-
ront parce que nous n’avons plus de wagons. Les wagons de transport
de fret pour la récolte de cette annnée ne nous ont pas été envoyés.
– Qu’est-ce que vous dites ? elle eut l’impression que des minutes
s’écoulaient entre les mots de la voix pas naturelle qui ne sonnait
pas comme la sienne.
– Les wagons n’ont pas été envoyés. Nous devrions en avoir quinze
mille, en ce moment. Pour autant que j’ai pu l’apprendre, environ
huit mille est tout ce que bous avons eu. J’ai appelé le quartier géné-
ral de la division chaque jour durant une semaine. Ils n’ont fait que
dire de ne pas m’inquiéter. La dernière fois, ils m’ont dit de « m’occu-
per de mes putains d’affaires ». Toutes les remise et hangars, chaque
silo, chaque élévateur, cabanons à outils et salle des fêtes sont rem-
plies de blé. Aux élévateurs à grain de Sherman, sur la route, il y a
une queue de camions et de tracteurs des agriculteurs qui fait plus
de trois kilomètres de long. À la gare de Lakewood, le parking est
bondé et on arrive même plus à accéder à la gare, et ça a été comme
ça pendant trois nuits. Ils continuent de nous dire que « c’est seule-
ment temporaire », que les wagons sont en train d’arriver et qu’on
arrivera à rattraper le temps perdu. Mais ils ne rattraperont rien du
tout. Il n’y a aucun wagon qui est en train d’arriver.
J’ai essayé tout les numéros de téléphone que j’ai pu trouver. J’ai
compris à leur façon de répondre. Ils savent, et aucun d’entre eux ne
veux l’admettre. Ils sont épouvantés, ils ont peur de faire quoi que
ce soit, ou de parler, ou de répondre ou de demander. Tout ce qui les
intéresse c’est qui va être désigné comme responsable, et à partir de
quand cette récolte qu’on a stocké un peu partout dans les environs
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Oui, M’dame.
– Qu’est-ce que c’est, qu’on va faire, Mademoi selle Taggart ?
demanda l’aiguilleur.
– Nous allons faire avancer les trains, et nous allons le
faire manuellement.
– Manuellement ? fit l’ingénieur des signaux.
– Oui, mon pote ! Pourquoi, ça vous choque ? elle n’avait pas pu s’en
empêcher, « L’homme n’est fait que de muscles, pas vrai ? Nous
allons revenir en arrière… Revenir à l’époque à laquelle il n’y avait
pas d’armoire de distribution, pas de sémaphores, pas d’électri-
cité… Revenir au temps où la signalisation ferroviaire n’était pas
faite d’acier et de câbles, mais d’hommes qui tenaient des lanternes.
Des hommes en chair et en os, employés comme lampistes. Ça fait
longtemps que vous vouliez que ce soit comme ça… Et bien main-
tenant vous l’avez. Oh, vous pensiez que vos outils détermineraient
vos idées ? Mais ce n’est pas arrivé comme vous l’avez imaginé… Et
maintenant, vous allez voir le genre d’outils que vos idées ont déter-
miné ! » Mais même de revenir en arrière, ça demandait encore une
démarche intellectuelle, se dit-elle, sentant venir le paradoxe de sa
propre position, tandis qu’elle regardait la léthargie qu’affichaient
les visages autour d’elle.
– Comment on va faire marcher les aiguillages, Mademoi
selle Taggart ?
À la main.
Comment ?
– En plaçant un homme avec une lanterne au pied ou sur la passe-
relle de chaque feu.
Mais comment ? Ils ne pourront pas se trouver assez haut.
Nous utiliseront des voies détournées.
– Et comment les hommes aux aiguillages vont savoir vers quelle voie
ils devront diriger les trains ?
En recevant des ordres écrits.
Hein ?
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était en train de lui donner la somme de la sienne. Tout cela était les
choses qui y étaient contenues ; mais ce qu’elle en sut ne fut que la
sensation du mouvement de sa main sur ses seins.
Il arracha sa cape et elle sentit la minceur de son propre corps grâce
au cercle que formaient ses bras autour d’elle, comme si sa per-
sonne n’était qu’un outil servant la triomphante conscience qu’elle
avait d’elle-même, mais cet ego là n’était lui-même qu’un outil de
la conscience qu’elle avait de lui. C’était comme si elle était en train
d’atteindre les limites de sa capacité à ressentir, et pourtant ce qu’elle
ressentit était comme un cri de demande impatiente qu’elle était
maintenant incapable de nommer, excepté qu’il avait la même qua-
lité d’ambition qu’avait eu le parcours de sa vie, la même inépuisable
qualité de radieuse convoitise.
Il tira sa tête vers l’arrière pour un instant, pour pouvoir la regar-
der droit dans les yeux, pour lui laisser voir les siens, pour lui laisser
connaître la pleine signification de leurs actes, comme pour jeter la
lumière violente de la conscience sur eux pour la rencontre de leurs
yeux durant un instant d’intimité plus grand encore que celui qui
était à venir.
Puis elle sentit des mailles de toile entrer en contact avec la peau de
ses épaules, elle se retrouva reposant sur les sacs de sable éventrés,
elle vit le long lustre tendu de son pantalon, elle sentit le contact de
la bouche de Galt pressée contre sa cheville, remonter en un mou-
vement tortueux le long de la ligne de sa jambe, comme s’il sou-
haitait en posséder la forme au moyen de ses lèvres, puis elle sentit
ses dents s’enfoncer dans la chair de son bras musclé, elle sentit le
coude de Galt repoussant sa tête de côté, et sa bouche lui saisissant
les lèvres en une pression plus méchament douloureuse que la sienne ;
puis elle sentit, lorsqu’il toucha sa gorge, ce mouvement qu’elle ne
connut seulement que comme une ligne de mouvement qui libéra et
unit son corps pour former un choc de plaisir unique ; puis elle ne
sut rien d’autre que le mouvement du corps de Galt, et la convoitise
qui la mena à la recherche de l’atteinte, encore et encore, comme
si elle n’était plus une personne, seulement une sensation sans fin
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confrères industriels qui ont littéralement fondu sur lui avec des
questions, et ces barons étaient en train de se comporter comme les
curieux, finalement ; ils étaient tous autour de lui. J’ai pu vraiment
le voir quand il s’est arrêté un instant, avec la main posée sur la poi-
gnée de la portière de sa voiture, la tête relevée, j’ai vu un bref sou-
rire sous le bord du chapeau incliné, un sourire confiant, impatient,
et un petit peu amusé.
Et après, pendant un instant, j’ai fait ce que je n’avais jamais fait avant
ça, ce que la plupart des hommes se ruinent l’existence à faire… J’ai
vu ce moment là hors de son contexte, j’ai vu le monde comme lui
le faisait voir à tous, comme si ça lui allait bien, comme s’il en était
le symbole… J’ai vu un monde de réalisations et d’exploits, d’éner-
gie libérée de l’esclavage, de pulsions sans barrières devant, entrant
à travers des années non-gaspillées pour arriver à la joie de la récom-
pense ; j’ai vu, alors que je me trouvais sous la pluie avec des waga-
bonds, ce que mes années m’auraient apporté si ce monde avait existé,
et j’en ai resenti un désir désespéré… C’était l’image de tout que j’au-
rais dû être… Et lui avait tout ce qui aurait dû être à moi… Mais
ça ne dura pas plus d’un instant. Après ça, j’ai vu la scène dans son
contexte, à nouveau, et avec toute la vraissemblance de sa significa-
tion… J’ai vu le prix qu’il avait payé, seulement pour être un homme
brillant, quelle torture il était en train d’endurer en ne pouvant que
s’en étonner sans en dire un mot, luttant pour comprendre ce que
j’avais compris… J’ai vu que le monde qu’il suggérait n’existait pas
et qu’il attendait toujours qu’on le réalise, j’ai vu Hank Rearden tel
qu’il était, le symbole de ma bataille, le héros non récompensé que
je devais venger et libérer ; et après… Après j’ai accepté ce que j’avais
appris à propos de lui et de toi. J’ai vu que ça ne changeait rien, que
j’aurai dû le voir arriver… Que c’était juste.
Il entendit le léger son de son gémissement et étouffa un rire doux.
– Dagny, ça ne veut pas dire que je ne souffre pas, c’est que je connais
la futilité de souffrir, je sais que la douleur doit être combattue et
repoussée comme une chose de moindre importance, pour ne pas
être admise comme une partie de notre âme, et comme une cicatrice
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danger pour moi. Toi, oui. Tu es la seule à pouvoir les mener à moi.
Ils ne seraient jamais assez intelligents pour savoir ce que je suis,
mais avec ton aide… Ils y arriveront.
– Non !
– Non, pas par le fait de ton intention. Et tu es libre de changer de
chemin, mais aussi longtemps que tu suivras celui-ci, tu n’es pas
libre d’échapper à sa logique. Ne fronce pas les sourcils, c’était mon
choix et c’est un danger que j’ai moi-même choisi de courir. Je suis
un marchand, Dagny, dans tous les sens du terme. Je te voulais, je
n’avais pas le pouvoir de changer ta décision, je n’avais que le pouvoir
de considérer le prix et de décider si je pouvais me l’offrir. Je le pou-
vais. C’est à moi de décider ce que je fais de ma vie et où je l’inves-
tis… Et toi, tu es –comme si son geste devait continuer sa phrase, il
la souleva en travers de son bras et l’embrassa sur la bouche, tandis
que le corps de Dagny pendit mollement de capitulation, ses che-
veux tombant, sa tête tombant en arrière, maintenue seulement par
la pression de ses lèvres– tu es la récompense que je devais avoir et
que j’ai choisi d’acheter. Je te voulais, et si ma vie en est le prix, je la
donnerai. Ma vie… Mais pas mon intelligence.
Il y eut un soudain éclair de dureté dans ses yeux, alors qu’il se
redressa pour s’asseoir ; il fit un sourire et demanda :
Est-ce que tu veux que je vienne avec toi pour que nous retournions
travailler ? Est-ce que tu voudrais que je répare ton système de dis-
tribution des signaux dans l’heure ?
Non ! le cri fut immédiat ; en réponse au flash d’une image sou-
daine, l’image des hommes dans la salle-à-manger de la suite
du Wayne-Falkland.
Il rit.
Et pourquoi pas ?
Je ne veux pas te voir travailler comme leur serf !
Et toi, alors ?
– Moi je pense qu’ils sont en train de s’effondrer et que je vais gagner.
Je peux endurer ça encore un petit moment.
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LES GAR DIENS DE LEURS FR ÈR ES
– C’est vrai, c’est juste encore un petit moment… Pas jusqu’à ce que
tu gagnes, mais plutôt jusqu’à ce que tu apprennes.
Je ne peux pas abandonner ça ! ce fut un cri du désespoir.
Pas encore, fit-il avec calme.
Il se leva, et elle se releva avec obéissance, incapable de dire un mot.
– Je resterai ici, à mon poste, dit-il, « Mais n’essaie pas de me voir. Tu
auras à endurer ce que j’ai enduré et que je voulais t’épargner… Il
faudra que tu continues, en sachant où je suis, en me voulant comme
je t’ai voulu, mais en ne te permettant jamais de m’approcher. Ne
me cherche pas ici.
Ne viens pas chez moi. Ne les laisse jamais nous voir ensemble. Et
quand tu n’en pourras plus, quand tu seras prête à partir, ne leur dit
rien, dessine juste le symbole du dollar à la craie sur le piedestale
de la statue de Nat Taggart –là où il appartient– après quoi tu ren-
treras chez toi et tu y attendras. Je viendrai te chercher dans les 24
heures qui suivront. »
Elle inclina la tête en signe de réponse silencieux.
Mais lorsqu’il se tourna pour partir, un frisson parcourut soudaine-
ment son corps, comme la première secousse d’un réveil ou une der-
nière convulsion de la vie, et elle se termina par un cri involontaire :
– Où vas-tu ?
– Je vais être « un feu de signalisation » et me tenir immobile en tenant
une lanterne jusqu’au lever du soleil… Ce qui est le seul emploi où
ton monde me relègue, et le seul travail qu’il aura de moi.
Elle lui saisit le bras, pour le tenir, pour suivre, pour le suivre aveu-
glément, abandonnant tout sauf la vue de son visage.
John ! Il saisit vivement son poignet, lui tordit le bras et le rejeta.
Non, fit-il.
Puis il lui prit la main pour la porter à ses lèvres, et la pression de
sa bouche fut une déclaration plus passionnée que toutes celles qu’il
n’eut jamais choisi de confesser. Puis il s’en alla, vers l’alignement de
rails qui disparaissait, et ce fut pour elle comme si les rails et la sil-
houette l’adandonnèrent au même moment.
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CHAPITRE VI
LE CONCERTO DE LA DÉLIVRANCE
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LE CONCERTO DE LA DÉLIV R ANCE
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« A » EST « A »
– Non, d’y faire face en gardant la tête haute. Et j’ai bien dit, la tête
haute. Ne bouge pas. Ne fais rien.
– Mais ils t’on laissé dans une situation désespérée.
– Tant que ça ? demanda-t-il calmement, en souriant. Il ne lui res-
tait que quelques centaines de dollars dans son portefeuille, et rien
de plus.
Mais l’étrange chaleur rayonante dans son esprit, qui était comme
l’émotion provoquée par une poignée de main lointaine, était la pen-
sée que dans un coffre-fort caché dans la chambre de son apparte-
ment, se trouvait une barre d’or qui lui avait été remise par un pirate
aux cheveux d’or.
Et puis, le 1er novembre, il reçut un appel téléphonique de Washington,
d’un bureaucrate dont la voix sembla descendre de la ligne télépho-
nique pour se mettre à genoux devant lui, en protestations d’excuses.
– Un malentendu, Monsieur Rearden ! Ce n’était rien d’autre qu’un
incroyable malentendu ! Une erreur de nom fut à l’origine de la procé-
dure d’enquête. Vous savez ce que c’est, de nos jours, avec le manque
de dilligence et de sérieux qui frappe le personnel de bureau, et avec
les montagnes de paperasserie contre lesquelles nous nous battons, il
s’est produit qu’un stupide bon-à-rien à mélangé ensemble des décla-
rations fiscales, et a tout bêtement déclenché une procédure d’inves-
tigation à votre encontre… Alors que tout cela ne vous concernait
absolument pas, il s’agissait en fait d’un fabricant de savon ! Je vous
prie de bien vouloir accepter toutes nos excuses, Monsieur Rearden,
nos excuses les plus plates que je vous transmets depuis le plus haut
niveau de notre administration.
La voix glissa vers une brève pause d’attente.
Monsieur Rearden… ?
Je vous écoute.
– Je ne saurais vous dire combien nous sommes désolés de vous avoir
causé tous ces tracas et tous ces soucis que vous avez dû vous faire.
Et avec toutes ces enquiquinantes formalités dont nous sommes bien
obligés de nous accommoder… Vous savez ce que c’est, la paperasse-
rie… Toujours la paperasserie… ! Tout ça va prendre quelques jours,
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– Je le sais.
– Et bien, je veux dire… C’est… Bon, et bien, serez-vous présent ?
– D’accord, fit Rearden, « j’y serai. »
Il ne prêta pas attention aux assurances et gratitude de Holloway, il
nota seulement que Holloway répéta plusieurs fois :
– Le 4 novembre, à 19 heures, Monsieur Rearden… Le 4 novembre…
Comme si cette date avait une signification particulière.
Rearden laissa retomber le combiné sur le téléphone, et s’adossa
dans son fauteuil en regardant la lueur des flammes des fournaises
contre le plafond de son bureau. Il savait parfaitement que la réu-
nion était un piège ; il savait aussi qu’il était en train de marcher
dedans en ne laissant aucune chance à aucun des trappeurs d’attra-
per quoique ce soit.
Tinky Holloway laissa retomber le combiné sur le téléphone de son
bureau, à Washington, et il se leva de son fauteuil dans un état de
tension, les sourcils froncés. Claude Slagenhop, président des Amis
du progrès global, qui avait été présent durant la communication et
qui était assis dans un fauteuil, machonnant nerveusement une allu-
mette, lui lança un regard et demanda :
Tu le sens pas ? Holloway secoua la tête.
Il va venir, mais… Non, je le sens pas bien. Il ajouta.
Je crois pas qu’il va mordre à l’hameçon.
C’est ce que ma « petite frappe » m’a dit.
Je sais.
La « petite frappe » a dit qu’on ferait mieux de s’abstenir.
– Elle me pompe l’air, ta « petite frappe » ! Il faut qu’on y arrive !
C’est un risque qu’on doit prendre ! La « petite frappe » était Philip
Rearden qui, il y avait de ça quelques semaines, avait rapporté à
Claude Slagenhop :
« Non, il ne me laissera pas rentrer, il ne me filera pas un job. J’ai bien
essayé, comme tu me l’as demandé ; j’ai fait de mon mieux, mais ça
n’a servi à rien, il ne me laissera pas mettre un pied dans sa boîte.
Et pour ce qui est de son état d’esprit… Écoute, ça va vraiment pas.
C’est pire que ce à quoi je m’attendais. Je le connais, et je peux te
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dire que tu n’auras pas une chance. Il est vraiment au bout du rou-
leau. Si on lui met juste encore un petit peu la pression, ça va cra-
quer. Tu as dit que les « gros bonnets » voulaient savoir. Dis leur de
ne pas le faire. Dis leur qu’il… Claude, Dieu, tire-nous de là, s’ils
le font, ils le perdront ! »
« Et bien, on ne peut pas dire que tu nous sois d’une grande aide. »
Slagenhop l’avait dit sur un ton cassant, en se tournant pour regarder
ailleurs. Philip l’avait alors attrapé par la manche et avait demandé,
le ton de sa voix se rétrécissant soudainement pour exprimer une
anxiété sincère :
« Dis, Claude… D’après… D’après le Décret 10-289… S’il part, il n’y
aura… Il n’y aura pas de successeur ? »
« C’est exact. »
« Ils saisiront l’usine et… Et tout le reste ? »
« C’est la loi. »
« Mais… Claude, ils ne me feraient pas ça, tout de même ? »
« Ils ne veulent pas qu’il s’en aille. Tu le sais. Retiens-le, si tu le peux. »
« Mais je peux pas ! Tu le sais que je le peux pas ! À cause de mes idées
politiques et… Et de tous ce que j’ai fait pour vous, tu le sais ce qu’il
pense de moi ! J’ai absolument aucune prise sur lui ! »
« Et bien, il semblerait que tu n’aies pas eu de chance. »
« Claude ! » avait alors crié Philip, cédant à la panique, « Claude, ils
vont tout de même pas me laisser me retrouver à la rue dans le froid,
non ? J’en fais tout de même parti, non ? Ils ont toujours dit que j’en
faisais parti, ils ont toujours dit qu’ils avaient besoin de moi… Ils
disaient qu’ils avaient besoin d’hommes ayant « mon profil », et non
comme le sien, des hommes qui avait ma… Ma « force de caractère
et ma tournure d’esprit », tu te souviens ? Et après tout ce que j’ai fait
pour eux, après toute cette conviction, cette foi, et mes états de ser-
vice et ma loyauté envers la cause… »
« Pauvre misérable naïf », avait lâché Slagenhop avec mépris, « a quoi
tu pourrais nous servir, sans lui ? »
Dans la matiné du 4 novembre, Hank Rearden fut réveillé par la son-
nerie du téléphone. Il ouvrit les yeux et eut la vision d’un ciel clair,
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– Je ne sais pas ! Qui suis-je pour le savoir ? Mais ce n’est pas de ça que
je parle, en ce moment. Pas de faire… Seulement de ressentir. Ce
que je suis en train d’implorer, ce sont tes sentiments… Seulement
tes sentiments… Même si nous ne les méritons pas. Tu es généreux
et fort. Est-ce que tu tireras un trait sur le passé, Henry ? Est-ce que
tu nous pardonneras ?
L’expression de terreur dans ses yeux était vraie. Il y avait une année,
il se serait dit que c’était sa façon de se repentir ; il aurait réprimé son
dégoût pour les mots qu’elle venait de prononcer, mots qui ne signi-
fiaient aujourd’hui pour lui, rien d’autre que la brume du dénué de
signification ; il aurait violé son esprit pour se forcer à leur donner un
sens, même s’il ne l’avait pas compris ; il lui aurait assigné la vertu de
la sincérité selon les propres termes de sa mère, quand bien même ne
les aurait-il pas partagé. Mais il s’était accommodé de devoir accor-
der le respect à tous les termes autres que les siens.
Nous pardonneras-tu ?
Maman, je crois qu’il serait préférable d’éviter de parler de ça. Ne
m’oblige pas à dire pourquoi… Je pense que tu le sais aussi bien que
moi. S’il y a quelque chose que tu veux voir être fait, dis-moi ce que
c’est. Il n’y a rien d’autre à débattre.
– Mais je ne te comprends pas ! C’est pour ça que je t’ai demandé de
venir… Pour te demander ton pardon ! Vas-tu refuser de me répondre ?
– Bon, et bien parlons-en, alors. Qu’est-ce que ça te ferait, mon pardon ?
Hein ?
J’ai dit, qu’est-ce que ça signifierait ?
Elle étendit les mains en signe d’étonnement pour mieux mar-
quer l’évidence.
– Pourquoi, ça… Ça nous permettrait de nous sentir soulagés ?
– Est-ce que ça changera le passé ?
– Nous nous sentirions mieux de savoir que tu nous a pardonné.
– Espères-tu me faire prétendre que le passé n’a jamais existé ?
– Oh, mon Dieu, Henry, tu ne vois donc rien ? Tout ce que nous
voulons, c’est seulement de savoir que toi… Que tu t’inquiètes
pour nous ?
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– Nous ne sommes pas aussi intelligents que toi, et pas aussi forts. Si
nous sommes marqués par le péché et la gaucherie, c’est parce que
nous sommes impuissants. Nous avons besoin de toi, tu es tout ce
que nous avons… Et nous sommes en train de te perdre… Et nous
avons peur. Nous entrons dans des temps difficile, et les choses sont
en train d’empirer, les gens sont morts de peur, paniqués et ils ne
savent plus quoi faire. Comment va-ton s’en sortir, si tu nous laisses
tomber ? Nous sommes petits et faibles et nous serons emportés
comme du bois flottant dans cette terreur sur laquelle plus personne
n’a aucun pouvoir, nulle part sur la planète. Peut-être avons-nous
une part de responsabilité pour tout cela, peut-être que nous l’avons
favorisé parce que nous n’avions pas trouvé mieux, mais ce qui est
fait est fait et on ne peut pas l’arrêter, maintenant. Si tu nous aban-
donnes, nous sommes perdus. Si tu abandonnes et que tu disparais,
comme tous ces hommes qui… Ce ne fut pas le son qui la fit s’in-
terrompre, ce fut seulement le mouvement de ses sourcils, comme
le bref et vif mouvement d’un petit coup de crayon dans une case à
cocher. Puis ils le virent sourire ; sa manière de sourire fut la plus
terrible des réponses.
– Alors c’est ça qui vous fait peur, fit-il d’une voix lente et calme.
– Tu ne peux pas partir ! s’écria sa mère, dans un état de panique
aveugle, « Tu ne peux pas partir maintenant ! Tu aurais pu le faire
l’année dernière, mais plus maintenant ! Pas aujourd’hui ! Tu ne peux
pas devenir déserteur, parce que maintenant ils te tiennent par ta
famille ! Ils nous laisseront sans le sous, ils saisiront tout, ils nous
laisseront mourir de faim, ils…
– Arrêtez ça ! cria Lillian, plus adepte que les autres à la lecture des
signes de danger sur le visage de Rearden.
Son visage retint le reste d’un sourire, et ils surent qu’ils ne les
voyaient plus, mais il n’était pas en leur pouvoir de savoir pourquoi
son sourire semblait maintenant retenir de la douleur et une expres-
sion de désir presque mélancolique, ni pourquoi il était en train de
regarder dans le vague dans la pièce, vers un point qui se situait à
l’emplacement de la fenêtre la plus éloignée. Il était en train de voir
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pour leur seule luxure ; elle–la femme pique-assiette de cette élite là,
portant leurs étalages de sarcasmes défraîchis comme sa réponse à
l’univers, tenant l’impotence pour de la supériorité et la vacuité pour
de la vertu ; lui, inconscient de leur haine, innocemment dédaigneux
à l’égard de leur escroquerie que leur composition prétend suggé-
rer ; elle, le percevant comme le danger de leur monde, comme une
menace, comme un challenge, comme un reproche.
La luxure qui pousse les autres à mettre un empire en esclavage, était
devenue, dans les limites des possibilités de Lillian, une passion
pour le pouvoir qu’elle avait eu sur lui. Elle avait entrepris de le bri-
ser, comme si, incapable d’égaler sa valeur, elle avait pu le surpasser
en le détruisant, comme si la mesure de sa grandeur avait pu ainsi
devenir la mesure de la sienne ; comme si –songea-t-il avec un fris-
son qui lui parcourut l’échine– comme si le vandale qui mettait une
statue en pièces était plus grand que l’artiste qui l’avait faite, comme
si le meurtrier qui tuait un enfant était plus grand que la mère qui
lui avait donné la vie.
Il se souvint de l’esprit de dérision qu’elle avait systématiquement
exprimé à l’égard de son travail, comme pour le marteler, comme
pour marteler son usine, son Metal, son succès, il se souvint de son
désir de le voir soûl, ne serait-ce qu’une fois, de ses tentatives pour
le pousser à l’infidélité, de son plaisir à la pensée qu’il s’était abaissé
au niveau d’une amourette sordide, de sa terreur que cette amourette
s’avérait être une performance, et non une dégradation. Sa ligne d’at-
taque, qui l’avait tant décontenancée, avait été constante et claire ;
c’était son amour-propre qu’elle avait cherché à détruire, en sachant
qu’un homme qui renonce à sa valeur se place alors à la merci de
la volonté de n’importe qui ; c’était sa pureté morale qu’elle s’était
battue pour saper, c’était sa rectitude confiante qu’elle avait voulu
faire voler en éclats au moyen du poison de la culpabilité ; comme si,
devait-il s’effondrer un jour, sa dépravation pourrait alors caution-
ner celle de Lillian.
Pour les mêmes raisons et motivations, pour la même satisfaction,
comme d’autre tissent de complexes systèmes philosophiques aux
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– C’est vous qui l’avez entre les mains. Enterrez-le, si vous pensez
que vous le pouvez.
– C’est… C’était juste une façon de parler, expliqua Lawson en cli-
gnant des yeux, « … Une métaphore. »
– Pas pour moi.
– Ne pouvons-nous faire montre d’une plus grande cohésion pour le
bien du pays, en cette période de crise ? dit le docteur Ferris, « Ne
pourrions-nous pas mettre momentanément de côté nos divergences
d’opinion ? Nous sommes d’accord pour faire la moitié du chemin,
pour que nous nous rencontrions. S’il y a quelque aspect que ce soit
de notre politique auquel vous êtes opposé, vous n’avez juste qu’à
nous le dire, et nous publierons un décret pour… »
– Arrêtez-ça, les gars, je ne suis pas venu ici pour vous aider à
prétendre que je ne suis « pas » dans la position dans laquelle je
me trouve, et que la moitié du chemin est possible entre nous.
Maintenant, venez-en au fait. Vous avez préparé un nouveau dia-
blotin qui va bientôt sortir de sa boîte au bout d’un ressort concer-
nant la sidérurgie. Alors, qu’est-ce que c’est ?
– Et bien à propos de ça, dit Mouch, « il y a une question d’une impor-
tance vitale dont nous devons débattre, pour ce qui concerne l’in-
dustrie de l’acier, mais… Mais votre language, Monsieur Rearden ! »
– Nous ne voulons pas faire sortir quoi que ce soit d’une boîte devant
votre nez, intervint Tinky Holloway, « Nous vous avons demandé de
venir ici pour en parler. »
– Je suis venu ici pour prendre des ordres. Donnez-les.
– Mais, Monsieur Rearden, nous ne voulons pas que vous preniez
les choses comme ça. Nous ne voulons pas vous donner des ordres.
Nous sommes dans l’attente de votre consentement volontaire. Nous
voudrions que ça vienne de vous, Monsieur Rearden.
Rearden sourit.
– Je sais.
Vous le savez ? s’empressa de répondre Holloway, mais quelque chose
dans le sourire de Rearden fit glisser son empressement vers de l’in-
certitude, « Et bien, alors… »
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Il s’arrêta.
– Oui ? fit Rearden, « Des… ? »
– D’une possible… Violence, certaines mesures sont nécessaires, les-
quelles… Écoute, Jim, il se tourna soudainement vers James Taggart,
« pourquoi ne l’expliquerais-tu pas à Monsieur Rearden, en temps
que confrère industriel ? »
– Et bien, quelqu’un doit soutenir le chemin de fer, fit Taggart de
mauvaise grâce, sans le regarder, « Le pays à besoin du train, et
quelqu’un doit nous aider à assumer cette lourde tâche, et si nous
nous n’augmentons pas nos tarifs de transport de fret… »
– Non, non, non ! s’impatienta Wesley Mouch, « Parle à Monsieur
Rearden du travail réalisé dans le cadre du Plan d’Unification du che-
min de fer. »
– Et bien, le Plan est un franc succès, dit Taggart avec une voix
léthargique, « si on fait exception du facteur temps qui est difficile-
ment contrôlable. Il s’agit seulement d’une question de temps avant
que nos équipes de travail unifiées remettent sur ses jambes chaque
compagnie ferroviaire du pays. Le Plan, je suis bien placé pour vous
en parler et vous rassurer, fonctionnerait avec autant d’efficacité pour
n’importe quel autre type d’industrie. »
– Je n’en doute pas un seul instant, dit Rearden, avant de se tourner
vers Mouch, « Pourquoi demandez-vous à votre faire-valoir de me
faire perdre mon temps ? Qu’est-ce que le Plan d’Unification du che-
min de fer a à voir avec moi ? »
– Mais, Monsieur Rearden, cria Mouch avec un enthousiasme déses-
péré, « Il s’agit d’un exemple que nous allons suivre ! C’est pour ça
que nous vous avons demandé de venir en débattre ici avec nous ! »
Quoi ?
Le Plan d’unification de la métallurgie ! Il y eut un instant de silence,
comme si les respirations venaient de s’arrêter durant un plongeon.
Depuis son fauteuil, Rearden était en train de les regarder avec un
coup d’œil qui semblait être celui de l’intérêt.
– Au vu de la situation critique du secteur de la métallurgie, dit Mouch
avec une soudaine précipitation, comme pour ne pas s’accorder à
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63. G
ains réalisés sur une vente avant calcul des frais de fonctionnement d’une
entreprise : charges, salaires, taxes sur salaires, etc. (NdT)
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Rearden se pencha en avant sur son fauteuil, les yeux attentifs, mais
fixés dans le vague, comme s’il était en train de regarder quelque
chose situé à une distance qui n’était pas si distante, puis il demanda,
avec une étrange note calme d’amusement personnel :
– Me direz-vous juste une seule chose, les gars : vous comptez sur quoi ?
Il savait qu’ils comprenaient. Il voyait, sur leur visages, cette expres-
sion évasive qu’ils affichaient avec obstination, et qu’il avait autre-
fois tenue pour cet air du menteur qui vient tout juste de tromper
une de ses victimes, mais dont il avait appris plus tard qu’il s’agis-
sait de pire que cela : l’air d’un homme en train de tromper sa propre
conscience, délibérément.
Ils ne répondirent pas. Ils demeurèrent silencieux, comme s’ils
étaient en train de lutter, non pas pour l’inciter à oublier sa question,
mais pour se forcer à oublier qu’ils venaient de l’entendre.
– C’est un Plan fiable et pratique ! lâcha tout à coup James Taggart
dont la voix avait une arète vive d’animation soudaine, « Ça va mar-
cher ! Ça doit marcher ! Nous voulons que ça marche ! »
Personne ne fit écho.
– Monsieur Rearden… ? fit timidement Holloway.
– Et bien, laissez-moi voir, dit Rearden, « Orren Boyle Associated
Steel possède 60 haut-fourneaux à ciel ouvert, dont un tiers de ceux-
ci qui ne tourne pas, et le reste produisant une moyenne unitaire de
300 tonnes d’acier-jour.
Je possède 20 haut-fourneaux à ciel ouvert travaillant à plein régime
et produisant des tonnes d’acier chaque jour. Sinon nous possé-
dons 80 fournaises travaillant en ligne et desquelles sortent chaque
jour 27 000 tonnes, ce qui nous fait une moyenne par fournaise de
337,5 tonnes-jour.
Chaque jour de l’année, moi, en produisant 15 000 tonnes, serait payé
pour 6 750 tonnes. Quand à Boyle, produisant 12 000 tonnes, sera
payé pour 20 250 tonnes.
Ne vous tracassez pas pour les autres membres du fond commun, ils
ne changeront pas par rapport à leur taille actuelle, sauf pour réduire
un peu plus leur cadences de production, la plupart arrivant à faire
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venu s’ajouter à la pression exercée par Orren Boyle sur ces hommes
pour qu’ils extorquent, pour lui, cette dernière chose à piller. Il savait
aussi que Boyle n’en était pas à l’origine pour l’essentiel de ce qu’il
en était, que Boyle n’était qu’un opportuniste qui était monté dans
une sorte de machine folle sans personne aux commandes, et non
l’un des constructeurs de cette machine qui avait détruit le monde,
que ce n’était pas Boyle qui avait rendu tout cela possible, ni aucun
des hommes présents dans cette pièce. Eux aussi, n’étaient que les
passagers d’une machine sans personne aux commandes, ils étaient
des auto-stoppeurs tremblants qui savaient que leur véhicule était sur
le point de s’écraser dans le fond d’un précipice final ; et ce n’était
ni de l’amour pour Boyle, ni sa peur de lui qui les faisait être pres-
sés d’arriver à leur infortune. C’était quelque chose d’autre, c’était
quelque élément sans nom qu’ils connaissaient mais dont ils fuyaient
la connaissance, quelque chose qui n’était ni du calcul ni du simple
espoir, quelque chose qu’il n’identifiait que comme une certaine
expression de leurs visages, une expression furtive qui disait : « Je
vais peut-être m’en tirer comme ça. »
« Pourquoi ? » se dit-il, « Qu’est-ce qui leur faisait croire qu’il
le pouvait ? »
Nous ne pouvons pas nous permettre de considérer des théories !
criait Wesley Mouch, « Nous devons agir ! »
Bon, alors dans ce cas, je vais vous offrir une autre solution. Pourquoi
est-ce que vous ne saisissez pas tout simplement mon site industriel
pour vous débrouiller vous-mêmes avec ?
La secousse qui les choqua était de l’authentique terreur.
– Oh non, s’écria Mouch.
– Une pareille chose ne nous serait jamais venue à l’esprit ! cria Holloway.
– Nous soutenons la libre entreprise ! cria le docteur Ferris.
– Nous ne voulons nullement nuire à vos intérêts ! cria Lawson,
« Nous sommes vos amis, Monsieur Rearden. Ne pouvons-nous donc
pas tous travailler ensemble ? Nous sommes vos amis. »
Là, de l’autre côté de la pièce, se trouvait une table avec un téléphone,
la même table, très vraisemblablement, et le même instrument ; et
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Écoutez, les gars, dit-il sur un ton las, « Je sais bien ce que vous vou-
lez. Vous voulez manger mon entreprise et l’avoir, elle aussi, pour
vous. Moi, tout ce que je veux savoir, c’est ça : qu’est-ce qui vous fait
croire que c’est possible ?
Je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! dit Wesley Mouch sur un
ton offensé, « Nous venons de vous dire que nous n’en voulions pas. »
D’accord. Je vais me faire plus précis : vous voulez me manger tout
en m’ayant à la fois. Comment proposez-vous de le faire ?
Je ne vois pas comment vous pouvez dire ça, après que nous vous
ayons donné toutes les assurances que nous vous considérons comme
un homme d’une importance inestimable pour le pays, pour le sec-
teur de la sidérurgie, pour…
– Je vous crois. C’est précisément cela qui rend la devinette plus com-
pliquée. Vous me considérez comme quelqu’un qui est d’une impor-
tance inestimable pour le pays ? Diable, vous me considérez comme
ayant une importance inestimable même pour vos propres têtes.
Vous êtes assis là à trembler, parce que vous savez que je suis le der-
nier qui reste pour sauver vos vies… Et vous savez qu’il ne vous reste
pas autant de temps que ça. Et pourtant, vous proposez un plan pour
le détruire, un plan qui demande, avec une ingénuité propre à un
idiot, sans chausse-trappe, détours ou échappatoires, que je travaille
à perte… Que je travaille, avec chaque tonne que je coule me coû-
tant plus que ce que j’en tire… Que je vous nourrisse avec les der-
nières richesses qui me restent jusqu’à ce que nous crevions tous de
faim ensemble. C’est d’une irrationalité qui n’est possible pour aucun
homme, ni pour aucun pillard. Pour sauver votre peau –laissez tom-
bez de quel pays il s’agit et arrêtez de parler de moi– vous devez bien
compter sur quelque chose. Quoi ?
Il vit l’expression « je-vais-bien-arriver-à-m’en-tirer-comme ça »
apparaître sur leurs visages, une expression particulière qui sem-
blait suggérer le secret, et qui était cependant du ressentiment,
comme si, incroyablement, c’était lui qui était en train de leur cacher
quelque secret.
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– Quels gens ? Les gens auxquels vous allez donner ce qui reste de
Rearden Steel, sans rien en espérer en retour ? Les gens ne vont pas
continuer à consommer plus qu’ils ne produisent.
Les conditions évolueront.
Qui les fera évoluer. Il n’y eut pas de réponse.
– Avez-vous encore quelque chose à piller ? Si vous avez manqué de
voir la nature de votre propre politique, avant… Il n’est pas pos-
sible que vous ne la voyiez pas maintenant. Regardez autour de vous.
Tous ces foutus États Populaires partout sur terre n’ont pu continuer
d’exister jusqu’à présent que grâce aux aides que vous avez discrète-
ment fait sortir de ce pays, à son détriment. Mais vous… Il ne vous
reste aucun endroit que vous pouvez encore éponger ou dépouiller.
Pas un seul pays sur la face du globe. Celui-ci, c’était le plus grand
et le dernier. Vous l’avez vidé. Vous l’avez mis à sac. De toute cette
splendeur irrécupérable, je n’en suis qu’un reste, le dernier. Qu’est-ce
que vous allez faire, vous et votre « Planète Citoyenne », une fois que
vous en aurez fini avec moi ? Qu’espérez-vous ? Qu’est-ce que vous
voyez pour après… A part la famine brute, patente, animale ?
Ils ne répondirent pas. Ils ne le regardèrent pas, leur visage portaient
des expressions de ressentiment obstiné, comme si ce qu’il venait de
dire avait été la plaidoirie d’un menteur.
C’est alors que Lawson dit lentement, à moitié comme un reproche
et pour l’autre comme l’expression du dédain.
– Et bien, après tout, vous autres les hommes d’affaires avez conti-
nuellement prédit des catastrophes des années durant, vous avez crié
au désastre chaque fois qu’une mesure progressiste était prise et vous
nous avez raconté que nous péririons… Mais nous sommes toujours
là, il esquissa le début d’un sourire, mais il battit en retraite en per-
cevant l’intensité soudaine dans les yeux de Rearden. Rearden sen-
tit un autre « clic » dans son esprit, le clic, plus marqué celui-ci, de la
seconde gâche mettant le mécanisme du verrou en place. Il se pen-
cha en avant.
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voir le blanc d’une main reposant étendue dans les herbes folles, mais
le corps était immobile, sans aucun signe de mouvement.
– Monsieur Rearden…
Ça avait été un chuchotement luttant pour être un cri, ça avait été
le terrible son de l’impatience luttant contre une voix qui ne pouvait
être qu’un gémissement de douleur.
Il ne sut pas ce qui vint en premier, ce fut comme un choc unique :
sa pensée que la voix lui était familière, un rayon de clair de lune
perçant à travers le coton, le mouvement de tomber sur les genoux
à coté de l’ovale blanc d’un visage, et la reconnaissance. C’était
l’ »Infirmière en chaleur ».
Il sentit la main du garçon s’agripper à la sienne avec cette tension
anormale de l’agonie, tandis qu’il était en train de remarquer les
traits torturés du visage, les lèvres exsangues, les yeux vitreux et
le fin filet sombre, partant depuis un petit trou à un endroit trop
proche et trop mal placé d’un autre se situant sur le côté gauche de
la poitrine du garçon.
– Monsieur Rearden… Je voulais les arrêter… Je voulais vous sauver…
– Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, mon garçon.
– Il m’ont tiré dessus, pour que je parle pas… Je voulais l’empê-
cher –sa main sembla tâtonner en direction de la lueur rouge dans
le ciel– « ce qu’ils sont en train de faire… Je suis arrivé trop tard,
mais j’ai essayé de… J’ai essayé… Et… Et je peux encore… Parler…
Écoutez, ils… »
– Tu as besoin de soins. Laisse-moi t’emmener à un hôpital et…
– Non ! Attendez ! Je… Je crois pas qu’il me reste beaucoup de temps,
et… Il faut que je vous dise… Écoutez, cette émeute… C’est orga-
nisé… Sur ordre depuis Washington… C’est pas vraiment des
ouvriers… Pas vos ouvriers… Ce sont ces gars à eux… Et une bande
de gorilles qui avaient déjà été recrutés à l’extérieur… Ne croyez pas
un mot de ce qu’ils vous disent… C’est tout organisé… C’est leur
façon pourri de toujours tout organiser en douce… Pour que les gens
croient que… Ça arrive naturellement… Ou par accident… Il y eut
une intensité désespérée dans le visage du garçon, l’intensité de la
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tombé… Et après, quand j’ai ouvert les yeux, ils m’ont jeté là… Dans
la fosse à laitier…
– Dans la fosse à laitier ? dit lentement Rearden, réalisant que la fosse
était située à trente mètres plus bas. Le garçon hocha la tête, en fai-
sant un vague signe vers l’obscurité.
– Ouais… Dans le fond… Et c’est après que… Que j’ai commencé à
me traîner… À me traîner vers le haut… Je voulais pas mourir avant
de le dire à quelqu’un qui vous l’aurait dit.
Les traits de son visage grimaçant de douleur se détendirent lente-
ment pour former un sourire ; sa voix eut la sonorité d’une victoire
de toute une vie, lorsqu’il ajouta :
– Je l’ai fait.
Puis, d’une secousse, il releva la tête et demanda, avec la voix d’un
enfant étonné par une soudaine découverte :
– Monsieur Rearden, est-ce que c’est comme ça que ça fait… Quand
on veut vraiment quelque chose… Vraiment désespérement quelque
chose… Et qu’on y arrive ?
– Oui, mon garçon, c’est comme ça qu’on se sent.
La tête du garçon retomba contre le bras de Rearden, les yeux se
refermant, la bouche se détendant, comme pour retenir un instant
de profonde satisfaction. « Mais tu ne peux pas t’arrêter là. Tu n’es
pas mort. Il faut que tu fasses un effort pour tenir le coup jusqu’à ce
que je te trouve un médecin et… »
Il était en train de relever le garçon avec précaution, mais une
convulsion de douleur parcourut son visage, sa bouche se tordant
pour retenir un cri ; et Rearden dut le reposer doucement sur le sol.
Le garçon secoua la tête en lui adressant un regard qui était presque
de l’excuse.
– Je vais pas y arriver, Monsieur Rearden… Pas la peine de me faire
des idées… Je sais que c’est fini. Puis, comme s’il avait voulu repous-
ser un vague sentiment de pitié pour lui-même, il ajouta, récitant une
leçon mémorisée, et en faisant une tentative désespérée pour retrou-
ver son vieux ton intellectuel et cynique :
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Le garçon eut une secousse vers l’arrière, puis leva la tête, son visage
affichant le choc de l’étonnement indigné et incrédule.
– Est-ce que vous avez conscience de ce que vous avez fait ? fit-il en
chuchotant, comme s’il avait été incapable de croire que ce geste lui
avait été adressé.
– Repose ta tête, dit Rearden, « et je le referai encore. »
Le garçon reposa la tête et Rearden lui embrassa le front ; c’était
comme la reconnaissance d’un père accordé à la bataille de son fils.
Le garçon demeura immobile, le visage caché, les mains agrip-
pées aux épaules de Rearden. Puis, sans que le début d’un son ne
soit nécessaire pour cela, avec les seules légères secousses soudaines,
rythmées et espacées pour le montrer, Rearden sut que le garçon
était en train de pleurer ; de pleurer dans un mouvement de capi-
tulation, d’admission de toutes les choses qu’il ne pouvait exprimer
avec des mots qu’il n’avait jamais trouvé.
Rearden continuait sa progression d’ascension, pas incertain après
pas incertain, luttant pour trouver la fermeté du mouvement contre
les herbes montantes, les monticules de poussière, les morceaux de
métal rouillé, le refus d’une époque à venir. Il continua, vers la ligne
où la lueur rouge de son usine marquait le bord de la ravine au-desus
de lui, son mouvement ayant évolué depuis une lutte féroce vers une
progression fuide et dépourvue de précipitation.
Il n’entendait pas de sanglots, mais il sentait les secousses rythmées,
et, à travers le tissu de sa chemise, à la place de larmes, il sentait les
petites giclées tièdes de la blessure qu’elles lançaient. Il sut que la
pression ferme de son bras était maintenant la seule réponse que le
garçon était capable d’entendre et de comprendre ; et il tint le corps
tremblant comme si la force de ses bras avait eu le pouvoir de trans-
fuser quelques parties de son énergie vivante dans les artères qui bat-
taient toujours plus faiblement contre lui.
Puis les sanglots stoppèrent et le garçon releva la tête. Son visage
semblait plus fin et plus pâle, mais les yeux étaient comme lustrés,
et il les releva pour regarder Rearden, faisant des efforts pour par-
venir à parler.
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soit transformé en névrosé torturé par les hommes qui lui ensei-
gnèrent « qu’il n’avait pas d’esprit » et « qu’il ne devait jamais essayer
de penser ».
Si elle l’avait sous-alimenté, se dit-il, si elle avait ajouté du poison
dans sa nourriture, ça aurait été plus prévenant et moins fatal.
Il songea à toutes les espèces vivantes qui apprennent l’art de la sur-
vie à leurs petits, aux chats, qui apprennent à leurs chatons à chas-
ser, aux oiseaux qui dépensent des trésors d’énergie pour apprendre
à leurs progénitures à voler ; et pourtant, l’homme, dont l’outil de
sa survie est son esprit, ne manque pas seulement d’apprendre à un
enfant à réfléchir, mais il dévoue l’éducation de son petit à la mis-
sion de détruire son cerveau, à le convaincre que la pensée est futile
et mauvaise, ce avant même qu’il ait commencé à réfléchir.
Depuis les premières phrases ambigues lancées à un enfant, jusqu’aux
dernières, c’est comme une série d’électrochocs déstinée à faire
s’arrêter son moteur, à prévenir la mise en activité du pouvoir de
sa conscience.
« Ne pose donc pas tant de questions ; les enfants doivent être vus et
non pas entendus ! »
« Et qui es-tu donc pour penser ? »
« C’est parce que c’est comme ça, et puis c’est tout ! »
« Ne discute pas ; fais ce qu’on te dit ! »
« Ne cherche pas à comprendre, fais moi confiance ! »
« Ne te rebelle pas tout le temps comme ça ; regarde comment font
les autres ! »
« Ne joue pas au fanfaron, va un peu avec les autres ! »
« Ne rouspette pas comme ça ; la vie est faite de compromis ! »
« Qui veut trop n’a rien ! »
« Avalle ta soupe, ou je te mets une claque ! »
« Le cœur, c’est plus important que de trop réfléchir ! »
« Pour qui te prends-tu, pour prétendre savoir ? »
« Les bureaucrates, eux ils savent tout ! »
« Qui donc es-tu, toi, pour prétendre avoir raison ? »
« Et qui es-tu, d’abord, pour te permettre de faire des objections ? »
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que ces ouvriers étaient bien armés. Ils semblaient avoir réussi à faire
se soumettre les truands qui s’étaient trouvés à l’intérieur, et seul le
siège de la porte principale restait à repousser. Il vit un voyou qui se
précipita à travers une zone de lumière, faisant des moulinets avec
une longueur de tuyau métallique près d’un mur de baies vitrées, les
faisant s’abattre avec un plaisir animal, dansant comme un gorille au
son du verre qui se brisait, jusqu’à ce que trois silhouettes humaines
de forte carrure fondent sur lui pour le saisir et le traîner sur le sol,
tandis qu’il gesticulait.
Le siège à la porte semblait diminuer d’intensité, comme si la colonne
vertébrale de la foule agitée avait été brisée. Il entendait les grince-
ments lointains de leur voix, mais les coups de feu depuis la route
se faisaient plus en plus rares, l’incendie qui avait été allumé dans
la loge du gardien de la porte fut maîtrisé, il y avait des hommes
embusqués derrières des élévations et aux fenêtres, postés selon une
défense qui semblait être bien organisée.
Sur la toiture d’une structure dominant l’entrée de devant, il vit, tan-
dis q’il s’en approchait, la mince silhouette d’un homme qui tenait
une arme dans chaque main, et, depuis la protection que constituait
une cheminée, continuait à tirer à intervalles en direction de la foule,
ajustant sa cible et tirant rapidement dans deux directions à la fois,
telle une sentinelle protégeant les approches de la porte. L’habileté
confiante de ses mouvements, sa façon de manier une arme sans
perdre beaucoup de temps à viser, avec ce genre de brusquerie aisée
qui ne manque jamais sa cible, lui donnait cet air de héro de légende
de Western ; et Rearden le regarda avec un plaisir détaché et imper-
sonnel, comme si la bataille de l’usine n’était plus la sienne, et qu’il
pouvait encore se réjouir de la vue de l’habileté et de la certitude
avec lesquelles les hommes de cette époque lointaine avaient un jour
combattu le mal.
Le mouvement d’exploration d’un faisceau de lampe électrique
frappa le visage de Rearden, et lorsque le faisceau ne fut plus sur lui,
il vit l’homme sur le toit se pencher, comme pour scruter dans sa
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CHAPITRE VII
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suggérant que la croyance dépassée disant qu’un seul individu peut avoir
une signification pour la société, est vraie. (…) »
« (…) C’est une trahison sociale de semer des rumeurs à propos de la
disparition de Hank Rearden ; alors qu’en fait, Monsieur Rearden,
non seulement n’a nullement disparu, mais se trouve en ce moment
même dans son bureau, en train de s’occuper de son entreprise, ainsi
qu’il le fait chaque jour. Et que dire des allégations farfelues disant
qu’il y aurait eu rien de moins qu’une « fusillade » au siège social de
la Rearden Steel, alors qu’il n’y a eu, tout au plus, qu’une rixe per-
sonnelle entre quelques uns des employés de cette entreprise, (…) »
« (…) C’est une trahison sociale de braquer un projecteur si peu citoyen sur
la disparition tragique de Hank Rearden. Monsieur Rearden n’a nul-
lement déserté, n’en déplaise aux semeurs de rumeurs nauséabondes en
mal d’histoires sensationelles, mais est décédé au volant de sa voiture des
suites d’un accident de la circulation, alors qu’il se rendait à son travail.
Sa famille, durement touchée par sa disparition, était d’ailleurs présente
à ses obsèques qui se sont déroulées dans la douleur et dans la plus stricte
intimité. (…) »
C’était étrange, se dit-elle, d’obtenir des nouvelles par le biais de
rien d’autre que des dénis, comme si l’existence s’était arrêtée, que
les faits s’étaient évanouis, et que seuls de frénétiques négations pro-
noncées par des fonctionaires et des journalistes fournissaient elles-
mêmes tous les indices d’une réalité qu’ils étaient en train de nier.
« Il n’est pas vrai que la Miller Steel Foundry, dans le New Jersey, a été
mise en cessation d’acivités. »
« Il est inexact que la Jansen Motors Company, dans le Michigan, aurait
fermé ses portes. »
« Ce n’est rien d’autre qu’un vicieux mensonge antisocial, cette alléga-
tion nauséabonde disant que les producteurs d’acier seraient actuellement
en train de s’effondrer, au prétexte d’une soit-disante menace de pénu-
rie d’acier. Il n’y a aucune raison justifiant une pénurie d’acier à venir. »
« La surprennante rumeur alléguant que certains membres du gou-
vernement auraient, sous la houlette de Monsieur Orren Boyle,
songé à proposer un Plan d’unification de la métallurgie s’avère
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Elle avait vu une adresse à côté du nom, et, depuis un mois, avait fait
tous les efforts dont elle était capable pour l’oublier.
Le mois qui venait de s’écouler avait été pénible à vivre ; et pour-
tant, maintenant qu’elle avait cette lettre sous les yeux, l’idée que
John Galt soit parti était encore bien plus dure à supporter–ne
serait-ce que le fait d’avoir à résister à la tentation que nourissait sa
proximité avait consitué un lien avec lui, un prix à payer, une vic-
toire accomplie en son nom. Maintenant, il n’y avait rien, excepté
une question qui ne devait pas être posée. Sa présence dans les gale-
ries souterraines avaient été son « moteur » qui lui avait permi de
traverser ces journées ; tout comme sa présence dans la cité avait
été son « moteur » durant les mois de cet été ; tout comme sa pré-
sence quelque part dans le monde avait été son moteur durant les
années qui s’étaient écoulées avant qu’elle puisse connaître son nom.
Maintenant, c’était comme si son moteur s’était arrêté, lui aussi.
Elle continuait d’avancer, grâce à la brillance pure d’une petite pièce
de 5 dollars-or qu’elle conservait dans sa poche comme une ultime
goutte d’énergie. Elle continuait, protégée du monde autour d’elle
par une dernière armure : l’indifférence.
Les media ne faisaient pas mention des éruptions de violence spon-
tanées qui avait commencé à se produire un peu partout dans le
pays ; mais elle pouvait les observer grâce aux rapports des conduc-
teurs de trains parlant de wagons couverts de perforations de balles,
de voies démontées, d’agressions dans les trains, d’émeutes dans les
gares, dans le Nebraska, en Oregon, au Texas, dans le Montana ;
les éruptions de violence, promises à une triste issue, déclenchées
par des raisons futiles qui n’étaient réellement que l’expression du
désespoir, ne pouvant se terminer en rien d’autre que la destruction.
Quelques unes se limitaient à des explosions de violence entre des
gangs locaux ; d’autres voyaient leur amplitude s’étendre à de plus
vastes zones. Il y avait des quartiers et des zones qui cédaient à une
rébellion aveugle grandissante, arrêtant les fonctionnaires locaux,
expulsant les agents de Washington, tuant les employés des impôts ;
puis, en annonçant leur sécession du pays, évoluait vers l'extrémité
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finale qui était exactement le même mal qui les avait détruit, comme
pour lutter contre le meurtre par le suicide ; évoluait vers la saisie de
toute propriété se trouvant à portée de leur main, pour déclarer des
communautés esclavagistes constituées de tous pour se mettre au
service de tous, avant de périr durant la semaine suivante, une fois
que le produit de leur maigre pillage se trouva consommé, au milieu
d’une haine sanglante que tous éprouvent alors contre tous, dans le
chaos de la loi des armes, pour périr sous la poussée léthargique de
quelques soldat las et usés, envoyés par Washington pour ramener
l’ordre et le calme dans les ruines.
Les média ne faisaient pas mention de tout cela. Les éditoriaux
continuait à parler de la négation délibérée adressée à soi-même et
pour soi-même comme d’une route menant à des progrès futurs, du
sacrifice de soi comme d’un impératif moral, de la convoitise comme
d’un ennemi, de l’amour comme de la solution ; leurs phrases élimées
se faisant aussi écœurante et ennivrantes que pouvait l’être l’odeur
de l’ether dans un hôpital.
Des rumeurs se répendaient partout dans le pays sous la forme de
propos à la fois cyniques et terrorisés qui se tenaient à voix basse ; et
pourtant les gens continuaient à lire les journaux et à se comporter
comme s’ils croyaient ce qu’ils lisaient, chacun s’engageant contre
les autres dans une compétitions visant à être celui qui serait le plus
aveuglément silencieux, chacun prétendant qu’il ignorait ce qu’il
savait, chacun s’efforçant de croire que ce dont il vallait mieux ne pas
parler n’existait pas. C’était comme si un volcan était en train d’en-
trer en éruption, mais que pourtant les gens qui se trouvait a son pied
ignoraient délibérément les soudaines fissures, les fumées noires, les
crachats de lave bouillonante, et continuaient à croire que le seul
danger qui les menaçait était de reconnaître la réalité de ces signes.
« Écoutez le rapport de Monsieur Thompson sur la crise planétaire.
Rendez-vous le 22 novembre ! »
Ça avait été la première admission du nié. La campagne avait com-
mencé à apparaître une semaine à l’avance, et elle avait continué à
claironner dans tous le pays :
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retiré de votre chemin et placé hors de votre portée. J’ai tari la source
de tous ces maux que vous étiez en train de sacrifier un à un. J’ai mis
un terme à votre battaille. J’ai arrêté votre moteur. J’ai privé votre
monde de l’esprit de l’homme.
« L’homme ne vit pas de l’intelligence », dites-vous ? J’ai fait dispa-
raître ceux qui le font. « L’intelligence est impotente », dites-vous ? Je
vous ai retiré ceux dont l’intelligence ne l’est pas. « Il y a des valeurs
plus élevées que celle de l’esprit », dites-vous ? J’ai fait disparaître
ceux qui ne le pensent pas.
Pendant que vous traîniez vers l’autel du sacrifice les hommes qui
incarnaient la justice, l’indépendance, la raison, la fortune, l’estime
de soi… J’ai été plus prompt que vous, je les ai atteints le premier.
Je leur ai révélé la nature du jeu auquel vous vous livriez et les prin-
cipes moraux qui sont les vôtres, à ceux qui avaient été trop innocem-
ment généreux pour pleinement en saisir la portée. Je leur ai mon-
tré la voie pour vivre selon d’autres principes : les miens. Ce sont les
miens qu’ils ont choisi de suivre.
Tous les hommes qui ont disparu, ces hommes que vous haïssiez
mais que vous redoutiez cependant de perdre, c’est moi qui vous les
ai pris. Ne tentez pas de nous retrouver. Nous ne vous voulons pas
être trouvés. Ne geignez pas pour prétendre qu’il serait de notre
devoir de vous servir. Nous ne reconnaissons pas ce genre de devoir.
Ne gémissez pas que vous avez besoin de nous. Nous ne considé-
rons pas le besoin comme un dû. Ne prétendez pas que vous avez des
droits sur nous. Vous n’en avez aucun. Ne nous suppliez pas de reve-
nir. Nous sommes en grève, nous les hommes de l’esprit.
Nous sommes en grève contre l’immolation de soi. Nous sommes
en grève contre le principe des récompenses imméritées et des
obligations sans contrepartie. Nous sommes en grève contre la
doctrine qui condamne la poursuite du bonheur personnel. Nous
sommes en grève contre le dogme selon lequel toute vie est enta-
chée de culpabilité.
Il y a une différence entre notre grève et toutes celles que vous avez
menées pendant des siècles : notre grève ne consiste pas à formuler
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vous, qui êtes un être humain « être ou ne pas être » signifie « pen-
ser ou ne pas penser ».
Un être de conscience volontaire n’a pas un comportement auto-
matique prédéterminé. Il a besoin d’un code de valeurs pour gui-
der ses actions. Une « valeur » est ce que l’on cherche à acquérir puis
à conserver grâce à l’action, la « vertu » est cette action qui permet
d’acquérir et de conserver cette valeur. Une « valeur » présuppose
une réponse à la question : une valeur pour qui et pour quoi ? Une
« valeur » présuppose une norme, un but et la nécessité d’une action
face à une alternative. Là où il n’y a pas d’alternative, aucune valeur
n’est possible.
Il n’y a qu’une seule alternative fondamentale dans l’univers : l’exis-
tence ou la non existence… Et elle ne concerne qu’une catégorie
d’entités : les organismes vivants. L’existence de la matière inerte est
inconditionnelle, mais l’existence de la vie ne l’est pas : elle dépend
d’un processus spécifique d’action. La matière est indestructible ;
elle change de forme, mais elle ne peut pas cesser d’exister. Seul un
organisme vivant doit faire face à une constante alternative : celle de
la vie et de la mort. La vie est un processus d’action qui s’autoperpé-
tue et s’autoentretient. Si un organisme échoue dans cette tâche, il
meurt ; les éléments qui le composent subsistent, mais sa vie dispa-
raît. Seul le concept de « vie » rend possible celui de « valeur ». C’est
seulement pour des entités vivantes que des choses peuvent être
bonnes ou mauvaises.
Une plante doit se nourrir pour survivre ; la lumière, l’eau, les élé-
ments chimiques dont elle a besoin sont les valeurs que sa nature
lui ont fixé pour but ; sa vie est la norme des valeurs qui fondent
ses actions. Mais une plante n’a pas le choix de ses actes ; les condi-
tions qu’elle rencontre peuvent varier, mais pas son fonctionnement
propre ; elle agit automatiquement pour perpétuer sa vie, elle ne peut
agir pour sa propre destruction.
Un animal est équipé pour assurer sa survie ; ses sens lui fournissent
un code d’action automatique qui est figé, il s’agit d’une connais-
sance fonctionnant automatiquement et qui le renseigne sur ce qui
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nier que « A » est « A ». L’horrible secret que vous craignez de décou-
vrir et tout le malheur qui s’abat sur vous sont dus à vos propres tenta-
tives de nier que « A » est « A ». Le but de ceux qui vous ont entraîné
dans cette voie était de vous faire oublier que l’homme est l’homme.
L’homme ne peut survivre que par la connaissance, et la raison est
son seul moyen de l’acquérir. La raison est la faculté qui perçoit,
identifie et intègre les informations fournies par les sens. La fonction
des sens est de lui donner des preuves de l’existence, mais la tâche
de l’identification incombe à la raison ; les sens se bornent à l’infor-
mer de l’existence de quelque chose, mais c’est à l’esprit d’apprendre
et comprendre ce que c’est.
Toute pensée est un processus d’identification et d’intégration. Un
homme perçoit une forme colorée ; en intégrant les données de sa vue
et de son toucher, il apprend à l’identifier comme un objet solide ;
il apprend à identifier cet objet comme une table ; il apprend que la
table est faite de bois ; il apprend que le bois est constitué de cel-
lules, que les cellules sont formées de molécules et que les molécules
sont composées d’atomes. Durant tout ce processus, le travail de
son esprit consiste à répondre à une seule question : « Qu’est-ce que
c’est ? » Le moyen dont il dispose pour établir la vérité est la logique,
et la logique est fondée sur l’axiome qui énonce que l’existence existe.
La logique est l’art de l’identification non contradictoire.
Une contradiction ne peut exister. Un atome est lui-même, l’univers
aussi. Rien ne peut contredire sa propre identité. Pas plus que la par-
tie ne peut contredire le tout. Aucun concept formé par l’homme
n’est valide s’il n’est intégré sans contradiction dans la somme de ses
connaissances. Parvenir à une contradiction, c’est avouer la présence
d’une erreur de pensée ; accepter une contradiction, c’est renoncer à
son esprit et s’exclure soi-même du domaine de la réalité.
La réalité est ce qui existe ; l’irréel ne peut exister ; l’irréel n’est rien
de plus que cette négation de l’existence que devient toute conscience
humaine qui tente d’abandonner la raison. La vérité est la recon-
naissance de ce qui est ; la raison est le seul moyen de parvenir à la
connaissance, le seul critère de la vérité.
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La question la plus perverse que vous puissiez poser est : « La raison
de qui ? » La réponse est : la vôtre. Il importe peu que votre savoir soit
vaste ou modeste, c’est votre esprit à vous qui doit l’acquérir. Il n’y
a que votre propre savoir qui vous permette d’agir. Vous ne pouvez
revendiquer, vous ne pouvez demander aux autres de ne prendre en
considération que votre savoir personnel. Votre esprit est votre seul
juge de la vérité–et si certains ont une opinion différente de la vôtre,
c’est la réalité qui tranchera entre vous. Seul l’esprit humain peut
accomplir ce processus d’identification complexe, délicat et crucial
qu’est le fait de réfléchir. Seul votre jugement personnel peut diriger
ce processus. Et seule l’intégrité morale peut guider votre jugement.
Vous parlez de « l’instinct moral » comme s’il s’agissait d’une apti-
tude opposée à la raison, alors que la raison humaine est précisé-
ment sa faculté morale. Une conduite rationnelle est un processus
de choix permanent en réponse à la question : vrai ou faux ? Oui ou
non ? Une graine doit-elle être plantée en terre pour grandir –oui ou
non ? Faut-il désinfecter la plaie d’un blessé pour le soigner–oui ou
non ? Peut-on convertir l’électricité atmosphérique en énergie ciné-
tique– oui ou non ? Ce sont les réponses à de telles questions qui sont
à l’origine de tout ce que vous avez aujourd’hui ; et ces réponses ont
été fournies par un esprit humain, avec un dévouement sans faille
à la vérité.
Un processus rationnel est un processus moral. Vous pouvez vous
tromper à chaque étape, sans aucune autre garantie que votre rigu-
eur propre ; vous pouvez chercher à tricher, à falsifier les faits et évi-
ter l’effort de la recherche–mais dans la mesure où le dévouement
à la vérité est le sceau de la moralité, il n’y a rien de plus grand, de
plus noble et de plus héroïque que l’acte d’un homme qui prend la
responsabilité de penser.
Ce que vous appelez « âme » ou « esprit », c’est votre conscience ; ce
que vous appelez « libre arbitre », c’est votre liberté de penser ou de
ne pas penser ; c’est l’origine de toute votre volonté, de toute votre
liberté, le choix ultime qui commande tous les choix que vous faites,
qui détermine votre personnalité et votre existence.
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tout autant ; car ce serait oublier que votre travail est le processus par
lequel vous réalisez vos valeurs, et que perdre l’ambition de réaliser
vos valeur, c’est renoncer à vivre ; ce serait oublier que si votre corps
est une machine, c’est à votre esprit de le guider, aussi loin qu’il le
pourra, avec la réussite comme objectif ; qu’un homme sans but est
une barque à la dérive prête à être broyée par le premier rocher venu,
qu’un homme qui ne développe pas son esprit est une machine en
panne vouée à la rouille, qu’un homme qui laisse autrui décider de
son destin n’est qu’un déchet qu’on amène au tas d’ordures ; qu’un
homme qui fait des autres son but est un auto-stoppeur sans desti-
nation qu’aucun conducteur ne devrait jamais prendre ; que votre tra-
vail est le but de votre vie et que vous devez immédiatement écarter
tous ceux qui prétendent avoir des droits dessus, que chaque valeur
que vous pouvez trouver ailleurs que dans votre travail, amour ou
admiration, ne doit être partagée qu’avec ceux que vous choisissez,
et qui poursuivent les mêmes buts que vous en toute indépendance.
La fierté est la reconnaissance du fait que vous êtes vous-même votre
plus haute valeur et que, comme toutes les valeurs de l’homme, celle-
ci doit être méritée, que la construction de votre propre personna-
lité est la condition préalable à toute réussite ; que votre caractère,
vos actes, vos désirs, vos émotions émanent de votre esprit ; que, de
même que l’homme doit produire les biens matériels nécessaires à
sa vie, il doit acquérir les traits de caractère qui donnent de la valeur
à cette vie ; que, de même que l’homme est un autodidacte dans le
domaine matériel, il l’est tout autant dans le domaine spirituel ; que
vivre exige une certaine estime de soi, mais que l’homme qui n’a pas
de valeurs, n’a pas non plus de fierté ; il doit la construire en façon-
nant son âme à l’image de son idéal moral, celle de l’Homme avec
un grand « H », cet être rationnel qu’il est fait pour devenir, s’il le
désire ; que la condition nécessaire à l’estime de soi est cet amour-
propre rayonnant d’une âme qui désire ce qu’il y a de meilleur dans
tous les domaines, matériels ou intellectuels, une âme qui aspire par
dessus tout à sa propre perfection morale, ne plaçant rien au des-
sus d’elle ; et que la preuve de votre estime de vous-mêmes est votre
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est-il moral pour les autres d’en faire autant ? Si vous êtes vertueux
et désintéressés quand vous donnez aux autres, ne sont-ils pas égo-
ïstes et vicieux d’accepter ? La vertu consiste-t-elle à servir le vice ?
Le but moral de ceux qui sont bons est-il de s’immoler en faveur de
ceux qui sont mauvais ?
La réponse que vous redoutez, la réponse monstrueuse est : non, les
bénéficiaires ne sont pas mauvais, pourvu qu’ils n’aient pas mérité ce
que vous leur donnez. Il n’est pas immoral pour eux d’accepter des
dons, s’ils sont incapables de les produire eux-mêmes, incapables de
les gagner, incapables de vous donner quoi que ce soit en retour. Il
n’est pas immoral pour eux de les accepter, pour autant qu’ils ne les
obtiennent pas en vertu d’un droit.
Voilà le cœur secret de votre foi, l’autre facette de votre morale à
deux vitesses : il est immoral de vivre par vos propres efforts, mais
très moral de vivre des efforts d’autrui ; il est immoral de consom-
mer votre propre production, mais très moral de consommer celle
des autres. Il est immoral de mériter, il est moral de voler. Ce sont
les parasites qui sont la justification morale de l’existence des produc-
teurs, seule l’existence des parasites est une fin en soi. Il est condam-
nable de tirer profit de la réussite, mais très louable de tirer profit
du sacrifice. Il est mauvais de construire votre propre bonheur, mais
admirable de l’obtenir au prix du sang des autres.
Votre morale divise le genre humain en deux castes et leur com-
mande de vivre selon des règles opposées : ceux qui peuvent tout
désirer, et ceux qui ne doivent rien désirer du tout, les inclus et les
exclus, les élus et les damnés, les cavaliers et les montures, les man-
geurs et les mangés. Et quel critère détermine votre appartenance à
l’élite morale ? Simplement l’absence de valeurs.
Quelles que soient les valeurs en question, c’est parce que vous en
manquez que vous avez des droits sur ceux qui en ont. Ce sont vos
besoins qui justifient vos droits. Si vous êtes capables de les satisfaire
vous-mêmes, vous en perdez immédiatement le droit à jouir de cette
capacité. Au contraire, un besoin que vous ne pouvez satisfaire vous
donne un droit prioritaire sur la vie des hommes.
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Si vous réussissez dans vos entreprises, tout homme qui échoue dans
les siennes est votre maître ; si vous échouez, tout homme qui réus-
sit devient alors votre esclave. Que votre échec soit juste ou non, que
vos désirs soient rationnels ou non, que votre infortune soit le résul-
tat d’un accident ou la conséquence de vos vices, c’est le malheur qui
vous donne droit à des récompenses. C’est la souffrance, sans égard
pour sa nature et ses causes, la souffrance érigée en absolu primor-
dial, qui vous ouvre des créances sur tout ce qui existe.
Si vous mettez fin à vos souffrances par vos propres moyens, vous ne
méritez aucun égard. Car il s’agit de votre intérêt personnel et votre
morale considère cela avec mépris. Quelles que soient les valeurs que
vous cherchez à acquérir, richesses, nourriture, amour, si vous les
obtenez grâce à vos vertus, votre morale ne l’approuvera pas : vous
n’avez provoqué aucune perte pour personne, c’est du commerce,
non de la charité ; ce n’est pas un sacrifice. Les hommes créateurs
évoluent dans le domaine du commerce, du bénéfice réciproque ; au
contraire, ceux qui ne méritent rien en appellent toujours à un genre
d’échange ou le profit de l’un est la perte de l’autre. Etre récom-
pensé pour vos vertus, c’est égoïste et immoral. C’est votre manque
de vertu qui transforme vos exigences en droit moral.
Quand un code moral énonce que les besoins justifient les exigences,
il érige le vide –l’inexistence– en critère de la vertu ; il récompense
un manque, un défaut quelconque ; la faiblesse, l’inaptitude, l’in-
compétence, la souffrance, la maladie, le désastre ou la pénurie, en
un mot : le néant, le zéro.
Et qui paie la facture de ces revendications ? Ceux qui sont maudits
parce qu’ils ne sont pas des « zéros », et ce d’autant qu’ils sont éloi-
gnés de cet idéal. Comme toutes les valeurs sont issues de la mise
en pratique de vertus, le degré de votre vertu indique le montant
de votre amende, tout comme l’étendu de vos fautes sert à mesurer
votre gain. Votre code moral déclare que l’homme rationnel doit se
sacrifier à l’irrationnel, l’homme indépendant au parasite, l’homme
honnête au malhonnête, l’homme juste à l’injuste, l’homme pro-
ductif au chapardeur oisif, l’homme intègre au corrompu, l’homme
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non parce qu’il en est digne, mais parce qu’il en a « besoin », non en
récompense, mais en aumône, non comme prix de ses vertus, mais
comme un chèque en blanc donné pour ses vices. Votre morale vous
dit que le but de l’amour est de vous libérer des obligations morales,
que l’amour est supérieur au jugement moral, que le véritable amour
transcende et pardonne n’importe quel forme de mal ; que plus
l’amour est grand, plus il tolère de dépravation chez la personne
aimée. Aimer un homme pour ses vertus, c’est humain et dérisoire,
vous dit-elle ; mais l’aimer pour ses défauts, c’est divin. Aimer ceux
qui sont dignes d’amour, c’est un acte intéressé ; aimer ceux qui en
sont indignes, c’est un beau sacrifice. Vous devez offrir votre amour
à ceux qui ne le méritent pas, et moins ils le méritent, et plus vous
devez les aimer ; plus l’objet est répugnant, et plus l’amour est noble.
Plus il est pénible d’aimer, plus c’est vertueux. Et si vous parvenez
au stade du tas d’ordures qui accueille tout et n’importe quoi de la
même manière, si vous cessez complètement d’apprécier les valeurs
morales, alors vous avez enfin atteint la perfection morale.
Voilà ce qu’est votre morale sacrificielle et voilà ce que sont les
idéaux inséparables qu’elle vous offre : réformer la société pour en
faire un parc à bétail humain ; et remodeler votre esprit à l’image
d’un tas d’ordures.
C’était votre but et vous l’avez atteint. Pourquoi geignez-vous main-
tenant à cause de l’impuissance des l’homme et de la futilité de leurs
aspirations ? Parce que vous avez été incapables de prospérer en prô-
nant la destruction ? Parce que vous avez été incapables de trouver
la joie en vénérant la douleur ? Parce que vous avez été incapables de
vivre en plaçant la mort au sommet de vos valeurs ?
Votre capacité à vivre tant bien que mal reflète votre capacité à
vous affranchir de ce code moral, pourtant vous croyez que ceux
qui le prônent sont des amis de l’humanité, et vous vous maudis-
sez vous-mêmes sans oser remettre en cause leurs motifs et leurs
buts. Regardez-les tels qu’ils sont, maintenant que vous êtes face à
votre dernier choix ; et si vous choisissez de périr, faites-le en ayant
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Les limites qu’ils veulent repousser sont les lois de l’identité. Ils
cherchent à se libérer du fait que « A » sera toujours « A », sans égard
pour leurs larmes et leur fureur ; qu’aucun fleuve de lait ne viendra
les nourrir sous prétexte qu’ils ont faim ; que l’eau coulera toujours
vers le bas même si c’est le contraire qui les arrange, et que s’il veulent
en amener en haut d’un gratte-ciel, cela ne pourra se faire que par
un processus de pensée et de travail, dans lequel ce qui compte, ce
sont les tuyauteries et non les sentiments. Ils veulent échapper au fait
que leurs sentiments sont incapables de déplacer le moindre grain
de poussière, de même qu’ils sont incapables de modifier la nature
des actes qu’ils ont commis.
Ceux qui vous disent que l’homme est incapable de percevoir autre
chose qu’une réalité déformée par ses sens, veulent dire en fait
qu’eux-mêmes souhaitent percevoir une réalité déformée par leurs
émotions. Votre esprit perçoit les choses telles qu’elles sont. Séparez-
les de la raison, et elles deviendront des « choses telles que vos émo-
tions les perçoivent ».
Il n’y a pas d’honnête révolte contre la raison ; et quand vous acceptez
une fraction de leur credo, c’est seulement parce que vous cherchez
à réaliser quelque chose que votre raison vous interdit. La liberté à
laquelle vous aspirez n’est autre que le désir d’éluder le fait que si
vous volez pour vous enrichir, vous êtes un vaurien, quelle que soit
votre propension à la charité et le nombre de prières que vous récitez ;
que si vous couchez avec des prostituées, vous êtes un mari indigne,
quelle que soit l’attention que vous accorderez à votre épouse le len-
demain ; que vous êtes une entité indivisible, et non une série de mor-
ceaux éparpillés dans un univers où rien ne colle, où rien ne vous
engage à quoi que ce soit, un univers de cauchemar où l’identité
change et se métamorphose au hasard, où les héros et les crapules
sont interchangeables au gré de points de vues arbitraires ; qu’enfin
vous êtes un être humain ; que vous êtes une entité ; que vous êtes.
Quelle que soit la passion avec laquelle vous prétendez que votre sou-
hait mystique est d’atteindre une vie meilleure, toute révolte contre
l’identité est un désir d’inexistence.
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vous avez corrompu votre conscience et votre esprit. Votre esprit est
alors devenu semblable à un jury pressuré, qui reçoit ses ordres d’un
monde parallèle et qui déforme les preuves pour se conformer aux
instructions inexplicables et terrifiantes qu’il n’ose discuter. Le résul-
tat est une réalité amputée et fragmentée, où les morceaux que vous
voulez voir flottent dans la masse de ceux que vous ignorez, rete-
nus les uns aux autres par ce formol spirituel qu’est l’émotion sans
la pensée.
Les liens que vous cherchez à briser sont les lois de la causalité : elles
ne permettent aucun miracle. Les lois de la causalité sont celles de
l’identité appliquées à l’action. Toute action est réalisée par une
entité. La nature d’une action est déterminée par la nature de l’en-
tité qui agit. Une entité ne peut agir à l’encontre de sa propre nature.
Une action non causée par une entité doit l’être par un zéro, ce qui
signifierait qu’un zéro contrôlerait quelque chose, qu’une non-entité
contrôlerait une entité, que l’inexistant régirait l’existant, comme
dans l’univers voulu par vos professeurs. Car voilà l’origine de leur
doctrine des actions sans cause, la raison de leur révolte contre la rai-
son, l’objectif de leur morale, de leurs théories politiques et écono-
miques, l’idéal vers lequel ils veulent tendre : le règne du zéro.
Les lois de l’identité ne vous permettent pas de manger plusieurs fois
le même gâteau. Elles ne vous permettent pas non plus de manger
un gâteau qui n’existe pas encore. Mais si vous noyez ces évidences
dans le brouillard de votre esprit, si vous faites exprès d’être aveugles,
alors vous pouvez essayer de proclamer votre droit de manger votre
gâteau aujourd’hui et le mien demain, vous pouvez prêcher que le
meilleur moyen d’obtenir un gâteau est de le manger avant de l’avoir
préparé, que pour produire il faut commencer par consommer, que
les besoins de chacun lui donne des droits sur toutes choses puisque
rien n’est causé par quoi que ce soit. Et le corollaire de ce qui est
matériellement sans cause est ce qui est spirituellement immérité.
À chaque fois que vous vous révoltez contre la causalité, votre moti-
vation n’est pas de l’éviter, mais de la renverser, ce qui est pire.
Vous voulez de l’amour non mérité, comme si l’amour qui est l’effet
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pouvait vous procurer la valeur qui est la cause. Vous voulez de l’ad-
miration non méritée, comme si l’admiration qui est l’effet pouvait
vous procurer la vertu qui est la cause. Vous voulez des richesses non
gagnées, comme si la richesse qui est l’effet pouvait vous donner la
compétence qui est la cause. Vous implorez la miséricorde, pas la
justice, la miséricorde, comme si le pardon immérité pouvait effacer
la cause de votre supplication. Et pour pouvoir vous adonner à ce
sale petit simulacre, vous soutenez les doctrines de vos professeurs
qui proclament que la dépense, l’effet, crée la richesse, c'est-à-dire
la cause ; que les machines, l’effet, engendrent l’intelligence, c'est-
à-dire la cause ; que vos désirs sexuels, l’effet, sont l’origine de vos
valeurs philosophiques, c'est-à-dire la cause.
Qui paye pour cette orgie ? Qui est à l’origine de ce qui est soi-
disant « sans cause » ? Qui sont les victimes qui demeurent incon-
nues et périssent en silence, de peur que leur agonie ne vous dérange
dans votre certitude qu’elles n’existent pas ? C’est nous, les hommes
de l’esprit.
Nous sommes à l’origine de toutes les valeurs que vous convoitez,
nous qui entretenons le processus de la pensée, processus qui consiste
à identifier ce qui est et à découvrir les relations causales. Nous avons
appris à connaître, à parler, à produire, à désirer, à aimer. Vous qui
rejetez la raison, si nous ne l’avions préservée, vous ne seriez pas
capables de satisfaire ni même de concevoir vos désirs. Vous seriez
incapables de vouloir des vêtements qui n’auraient pas été fabriqués,
des voitures qui n’auraient pas été inventées, de l’argent qui n’aurait
pas été imaginé pour acheter des biens qui n’existeraient pas. Vous
n’auriez aucune idée de ce qu’est l’admiration, qui n’aurait été offerte
à personne, puisque personne n’aurait rien accompli, ni l’amour qui
ne concerne que ceux qui entretiennent leur capacité à penser, à choi-
sir, à apprécier.
Vous qui jaillissez comme des sauvages hors de la jungle de vos émo-
tions pour atterrir sur la Cinquième Avenue de notre New York,
et qui affirmez vouloir de l’électricité, mais sans les générateurs
qui la produisent, c’est notre fortune que vous consommez tout en
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nous détruisant, ce sont nos valeurs que vous vous appropriez tout
en nous maudissant, c’est notre langage que vous utilisez tout en
reniant l’intelligence.
Vos mystiques de l’esprit ont copié notre monde en omettant notre
existence pour inventer leur paradis, et ils vous ont promis des biens
miraculeusement sortis du néant de la non-matière. De même, vos
modernes mystiques du muscle négligent notre existence et vous pro-
mettent un paradis où la matière se travaille toute seule, sans raison,
pour prendre la forme désirée par votre non-pensée.
Pendant des siècles, les mystiques de l’esprit ont vécu du racket de
protection, en rendant la vie terrestre insupportable pour vous faire
payer cher leur secours, en prohibant toutes les vertus nécessaires à
l’existence pour charger vos épaules de culpabilité, en condamnant
comme péchés la production et la joie pour faire du chantage aux
pêcheurs. Nous, les hommes de l’esprit, avons été les victimes ano-
nymes de leur foi, nous qui avons consenti à contrer leur morale pour
supporter la damnation promise à ceux qui s’attachaient à la raison,
nous qui pensions et agissions, pendant qu’eux espéraient et priaient,
nous qui étions voués aux gémonies, nous qui étions les trafiquants
de vie quand vivre était un crime tandis qu’ils se glorifiaient de dis-
tribuer généreusement tout en méprisant les biens matériels produits
par… Par qui, au fait ?
Désormais nous sommes enchaînés et contraint par la force à pro-
duire pour des sauvages qui ne nous concèdent même pas le statut
de pêcheurs ; des sauvages qui prétendent que nous n’existons pas,
puis menacent de nous ôter cette vie que nous ne possédons même
pas, si nous refusons de leur fournir ces biens que nous ne produi-
sons pas. Désormais, nous sommes censés continuer à gérer des che-
mins de fer et savoir à quel instant arrivera un train qui doit traver-
ser tout un continent, nous sommes censés continuer de faire tourner
des usines et connaître la structure exacte des molécules qui com-
posent chaque élément des ponts sur lesquels vous marchez, et des
avions qui vous portent dans les airs. Et tout cela pendant que des
tribus de mystiques grotesques et minables se battent sur le cadavre
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Si vous ne voyez pas les moyens qu’ils comptent employer, allez visi-
ter n’importe quelle classe de collège, et vous entendrez des pro-
fesseurs expliquer aux enfants qu’aucune certitude n’est possible
à l’homme, que sa conscience n’a aucune efficacité, qu’il ne peut
rien savoir des faits et des lois de l’existence, qu’il ne peut connaître
aucune réalité objective. Dans ces conditions, quel est le critère de
la connaissance et de la vérité ? La réponse est : ce que les autres
croient. Il n’y a pas de connaissance, enseignent-ils, il n’y a que la
foi. Croire que vous existez est un acte de foi aussi valable que la foi
d’un autre dans son droit de vous tuer ; les fondements de la science
sont un acte de foi, ni plus ni moins que la foi dans une révélation
mystique ; croire qu’un générateur peut produire de la lumière élec-
trique est un acte de foi, aussi arbitraire que de croire qu’on en ferait
autant en caressant une patte de lapin à la nouvelle lune. La vérité
est ce que les gens veulent qu’elle soit, et les gens sont tout le monde
sauf vous. La réalité est ce que les gens disent qu’elle est, il n’y a pas
de fait objectif, il n’y a que leurs désirs arbitraires. Un homme qui
cherche la connaissance dans un laboratoire à l’aide de tubes à essais
et de raisonnements est un bouffon vieillot et superstitieux. Un vrai
scientifique est un homme qui va sonder le public, et sans l’avidité
égoïste de tous ces industriels qui ont un intérêt personnel à entra-
ver les progrès de la science, vous sauriez que New York n’existe pas,
parce qu’un sondage de la population mondiale vous révèlerait à une
écrasante majorité que ses croyances interdisent la possibilité même
d’une telle ville.
Pendant des siècles, les mystiques de l’esprit ont proclamé que la foi
était supérieure à la raison, mais ils n’ont pas osé contester l’existence
de la raison. Leurs héritiers, les mystiques du muscle, ont achevé leur
travail et réalisé leur rêve : ils déclarent que tout est question de foi, et
appellent cela une révolte contre la croyance. Comme révolte contre
des assertions sans fondement, ils proclament que rien ne peut être
prouvé. Comme révolte contre l’idée d’une connaissance surnatu-
relle, ils proclament qu’aucun savoir n’est possible. Comme révolte
contre les ennemis de la science, ils annoncent que la science est une
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capables, les hommes de raison, qui ont agit pour leur propre perte,
qui ont transfusé au mal le sang de leur vertu et accepté en retour
le poison de la destruction, se battant ainsi pour la survie du mal et
l’anéantissement de leurs propres valeurs. Je compris que, pour qu’un
homme vertueux cède au mal et lui accorde la victoire, il fallait à un
moment donné qu’il donne son consentement alors même que rien
n’aurait pu le lui arracher. Je vis que je pouvais mettre un terme à vos
injures et à vos attaques en prononçant un seul mot dans ma tête :
« non ». Et je l’ai prononcé.
J’ai quitté cette usine. J’ai quitté votre monde. Je me suis consacré à
éclairer vos victimes et à leur fournir la méthode et l’arme pour vous
combattre. La méthode consistait à accepter de vous regarder pour
ce que vous étiez. L’arme était la justice.
Si vous voulez savoir ce que vous avez perdu quand j’ai quitté votre
monde avec mes grévistes, allez sur une terre déserte et inconnue
des hommes et demandez-vous comment vous comptez survivre, et
combien de temps vous y parviendrez sans avoir à penser, sans per-
sonne pour vous montrer ce qu’il faut faire ; ou alors, si vous acceptez
de penser, demandez-vous ce que vous seriez capables de découvrir,
demandez-vous combien d’inventions strictement personnelles vous
avez faites au cours de votre vie, et quelle proportion de votre temps
vous avez passé à reproduire des actes appris de quelqu’un d’autre ;
demandez-vous si vraiment vous seriez capables de découvrir com-
ment cultiver la terre pour en extraire votre nourriture, si vraiment
vous seriez capables d’inventer une roue, un levier, une bobine d’in-
duction, un générateur et un tube électronique. Maintenant, pen-
sez-vous encore que les hommes capables sont des exploiteurs qui
vivent du fruit de votre labeur en volant les richesses que vous pro-
duisez ? Persistez-vous à croire que vous avez le pouvoir de les asser-
vir ? Laissez vos femmes jeter un coup d’oeil à la jungle où vivent
leurs homologues aux faces rabougries et aux seins tombants, qui
pilent, heure par heure, siècle après siècle, la bouillie familiale dans
une bassine ; puis laissez-les se demander si leur « instinct de savoir-
faire » peut vraiment leur fournir des réfrigérateurs, des machines à
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détruit, frustre, tout ce qui vous blesse et vous apporte pertes et dou-
leurs ; alors vous avez le choix entre la vie et la morale.
Le seul effet de cette doctrine meurtrière a été de déplacer la morale
en dehors de la vie. Vous avez grandi dans l’idée que la morale n’en-
tretenait aucune relation nécessaire avec la réalité, sauf comme frein
et comme menace, et que l’existence était une jungle amorale où
n’importe quoi pouvait fonctionner. Et, dans cette inversion des
concepts qui caractérise vos esprits figés, vous n’avez pas réalisé
que les démons maudits par votre foi étaient précisément les vertus
propres à assurer la vie et les moyens concrets de l’existence. Vous
avez oublié que si le « bien » idéal était l’immolation de soi, toute
estime de soi devenait alors impossible ; vous avez oublié que si le
« mal » concret était la production de biens matériels, alors il fallait
bien que le vol soit admissible en pratique.
Imprégnés d’une morale sans consistance, vous êtes impuissants
comme une branche balancée par le vent : vous n’osez pas vivre com-
plètement, mais vous n’osez pas non plus être entièrement mauvais.
Quand vous êtes honnêtes, vous avez le sentiment d’être des dupes ;
quand vous trichez, vous vous sentez craintifs et honteux. Quand
vous êtes contents, votre bonheur est entaché de culpabilité ; quand
vous souffrez, votre douleur est aggravée par le sentiment que c’est là
votre condition. Vous vous apitoyez sur les hommes que vous admi-
rez, croyant qu’ils sont condamnés à la chute ; vous enviez ceux que
vous détestez, croyant qu’ils sont les maîtres de l’existence. Vous vous
sentez désarmés devant un scélérat, croyant que le mal est fait pour
gagner, puisque la morale est concrètement impuissante.
La morale, pour vous, est un épouvantail fait d’obligations, d’ennui,
de punitions, de souffrance, un mélange hybride de votre premier
instituteur et de votre percepteur actuel, planté dans un champ sté-
rile avec un bâton pour chasser vos plaisirs ; et le plaisir, pour vous,
c’est le cerveau imbibé de l’alcoolique, la prostituée simplette, l’im-
bécile qui dilapide son argent aux courses, puisque le plaisir ne peut
pas être moral.
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L’une est à l’image en miroir de l’autre. Cette épave lugubre qui est
désormais votre monde, est l’expression physique de votre trahison
envers vos valeurs, vos amis, vos défenseurs, votre futur, votre pays,
votre trahison envers vous-même.
Nous que vous appelez maintenant à votre secours mais qui ne
répondrons plus à vos appel, nous avons vécu parmi vous, mais vous
n’avez pas su nous connaître, vous avez refusé de penser et de voir ce
que nous étions. Vous avez ignoré le moteur que j’ai inventé et vous
l’avez abandonné à la rouille. Vous avez ignoré le héros qui som-
meillait en vous, et vous n’avez pas su me reconnaître quand je vous
croisais dans la rue. Lorsque vous pleuriez de désespoir pour l’esprit
inaccessible qui avait, vous le sentiez, déserté le monde, vous lui don-
niez mon nom, mais ce que vous appeliez était votre amour-propre
trahi. Vous ne retrouverez pas l’un sans l’autre.
Vous avez refusé de reconnaître la valeur de l’esprit humain, en
cherchant à diriger les hommes par la force. Ceux qui se sont sou-
mis n’avaient pas d’esprit à soumettre, ceux qui en avaient étaient
de ceux qui ne se soumettent pas. Ainsi du génie créateur qui, après
avoir endossé dans votre monde les habits du playboy, s’est consacré à
détruire les richesses, préférant anéantir sa fortune que de la déposer
devant les armes. Ainsi du penseur, de l’homme de raison qui s’est
fait pirate dans votre monde, pour défendre ses valeurs par la force en
réponse à la vôtre, plutôt que de se soumettre à la règle de la bruta-
lité. M’entendez-vous, Francisco d’Anconia et Ragnar Danneskjöld,
mes premiers amis, mes camarades de combat, mes compagnons
bannis, au nom et en l’honneur desquels je parle ?
Nous avons commencé tous les trois ce que j’achève aujourd’hui.
Nous avons résolu tous les trois de venger ce pays et de libérer son
âme enchaînée. Cette inégalable nation a été construite sur le fon-
dement de ma morale, sur l’inaliénable suprématie du droit de
l’homme à exister, mais vous vous êtes détournés de cela en refusant
de l’admettre. Vous aviez sous les yeux une réussite sans précédent,
et vous avez pillé ses effets en reniant sa cause. Devant ces monu-
ments de morale que sont une usine, une route ou un pont, vous avez
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se passer des autres, font une grotesque et ultime tentative pour res-
susciter la doctrine de l’opposition entre l’âme et le corps. Seul un
fantôme peut exister sans propriété matérielle ; seul un esclave peut
travailler sans droit sur le produit de son effort. La doctrine selon
laquelle les « droits de l’homme » sont supérieurs aux « droits de
propriété », signifie simplement que certains êtres humains ont le
droit d’en exproprier d’autres ; comme les gens capables n’ont rien à
gagner des incapables, cela signifie concrètement le droit des inca-
pables de posséder les capables et de les utiliser comme du bétail.
Quiconque considère cela comme juste et humain n’a pas droit au
titre d’ »humain ».
La source des droits de propriété est la loi de la causalité. Toute pro-
priété, toute forme de richesse, est produite par l’esprit et par le tra-
vail de l’homme. Puisque vous ne pouvez obtenir d’effet sans cause,
vous ne pouvez obtenir de richesse sans sa source : l’intelligence.
Vous ne pouvez forcer l’intelligence à fonctionner : ceux qui sont
capables de penser, ne travailleront pas de force ou ne produiront
guère plus que ce qu’il en coûte de les maintenir en esclavage. Vous
ne pouvez obtenir les produits de l’esprit d’un homme qu’en accep-
tant ses conditions, par l’échange et le consentement. N’importe
quelle autre politique à l’égard de la propriété de l’homme est une
politique de criminels, quel que soit le nombre de ceux qui la sou-
tiennent. Les criminels sont des sauvages qui ne voient qu’à court
terme et meurent de faim quand leur proie leur échappe–exactement
comme vous mourez en ce moment, vous qui croyez que le crime
devient « un moyen pragmatique » pour peu que votre gouvernement
décrète que le pillage est légal et la résistance au pillage illégale.
Le seul but légitime d’un gouvernement est de protéger les droits
de l’homme, ce qui signifie : le protéger de la violence physique. Un
gouvernement légitime est simplement un policier agissant comme
agent d’autodéfense, qui ne doit donc utiliser la force que contre ceux
qui en prennent l’initiative. Les seules fonctions légitimes d’un gou-
vernement sont : la police, pour vous protéger des criminels ; l’armée,
pour vous protéger des envahisseurs étrangers ; et la justice, pour
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avez décidé que vous aviez droit à vos salaires, mais que nous n’avi-
ons pas droit à nos profits, que vous ne vouliez pas que nous trai-
tions avec vos intelligences mais avec vos fusils. Notre réponse a été :
« soyez maudits ! »
Cette sentence s’est réalisée : vous l’êtes.
Vous n’avez pas daigné rivaliser d’intelligence –vous rivalisez désor-
mais de brutalité. Vous ne vous êtes pas souciés de chercher vos
récompenses dans l’efficacité de la production –vous disputez main-
tenant une course dans laquelle les récompenses dépendent de l’ef-
ficacité du pillage. Vous avez jugé égoïste et cruel que les hommes
soient tenus d’échanger valeur contre valeur–vous avez donc extirpé
l’égoïsme de votre société, de sorte que vous échangez désormais
extorsion contre extorsion. Votre système est une guerre civile légale,
où les hommes se constituent en groupes antagonistes et se battent
entre eux pour s’emparer de la machine à fabriquer les lois, laquelle
leur sert à écraser leurs rivaux jusqu’à ce qu’un autre gang s’en empare
à son tour pour les évincer, le tout dans une protestation perpétuelle
d’attachement au bien non spécifié d’un public non précisé. Vous
disiez ne voir aucune différence entre l’économique et le politique,
entre le pouvoir de l’argent et celui des fusils –aucune différence
entre la récompense et la punition, entre l’achat et le pillage, entre
le plaisir et la douleur, entre la vie et la mort. Vous apprenez la dif-
férence maintenant.
Il y en a parmi vous qui peuvent avancer l’excuse de l’ignorance ou
de la faiblesse d’esprit. Et les plus malfaisants, les plus coupables
d’entre vous sont les hommes qui avaient la possibilité de savoir, mais
qui ont choisi de nier la réalité, des hommes qui ont mis cynique-
ment leur intelligence au service de la force ; cette engeance mépri-
sable de mystiques de la science qui professent une dévotion pour
une prétendue « connaissance pure » –la pureté consistant à clamer
que ce genre de connaissances n’a pas d’application pratique dans le
monde– qui réservent leur logique à la matière inanimée parce qu’ils
croient que la question des relations avec les hommes n’exige ni ne
mérite aucune rationalité, qui font mine de dédaigner l’argent tout
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disparaîtra, cette peur qui paralyse votre âme, cette peur que vous
avez contractée dans vos premières confrontations avec ce qu’il y a
d’incompréhensible, d’imprédictable, de contradictoire, d’arbitraire,
de caché, de faux, d’irrationnel dans l’homme. Vous vivrez dans un
monde d’êtres responsables, fiables et consistants comme des faits ;
leur comportement sera garanti par un mode d’existence où règne le
critère de la réalité objective. Vos vertus seront protégées, mais non
vos vices et vos faiblesses. Toute chance sera donnée à ce qu’il y a de
bon en vous, aucune à ce qu’il y a de mauvais. Ce que vous recevrez
de la part des hommes ne sera ni des aumônes, ni de la pitié, ni de la
miséricorde, ni le pardon de vos péchés, mais une seule valeur : la jus-
tice. Et à l’égard des autres comme de vous-mêmes, vous n’éprouve-
rez ni dégoût, ni suspicion ni culpabilité, mais un sentiment unique :
le respect.
Voilà quel futur est à votre portée. Il exige de se battre, comme
pour toute autre valeur humaine. Toute vie est une lutte en vue d’un
objectif qu’il vous appartient de choisir. Voulez-vous continuer à
vous débattre dans l’instant présent, ou préférez-vous lutter pour le
monde que je vous propose ? Souhaitez-vous continuer à descendre
une paroi abrupte en vous accrochant à ses rebords fragiles, dans une
quête où chaque souffrance est inutile et où chaque succès est un
pas de plus vers l’abîme ? Ou préférez-vous entreprendre une lutte
pour remonter palier par palier dans une ascension régulière vers le
sommet, une lutte dans laquelle les épreuves sont un investissement
pour l’avenir et les succès un pas de plus vers le monde de votre idéal
moral, une lutte par laquelle, même si mourrez avant d’atteindre la
pleine lumière du soleil, vous aurez néanmoins pu connaître certains
de ses rayons ? Tel est le choix qui s’offre à vous. Laissez votre esprit
et votre amour de l’existence en décider.
Mes derniers mots s’adressent aux héros disséminés de par le monde,
ceux qui sont prisonniers, non de leur fuite devant la réalité, mais de
leur vertu et de leur courage désespérés. Mes frères spirituels, exa-
minez vos vertus et la nature des ennemis que vous servez. Vos des-
tructeurs vous tiennent par votre endurance, par votre générosité, par
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votre innocence, par votre amour ; l’endurance qui porte leur fardeau,
la générosité qui répond à leurs cris de désespoir, l’innocence qui
vous empêche de les condamner en vous aveuglant sur leur méchan-
ceté et leurs motifs, l’amour, votre amour de la vie qui vous fait croire
qu’ils sont des hommes et qu’ils l’aiment autant que vous. Mais le
monde d’aujourd’hui est le monde qu’ils voulaient. La vie est l’objet
de leur haine. Abandonnez-les à la mort qu’ils vénèrent. Au nom de
ta dévotion magnifique à cette Terre, laisse-les, n’épuise pas ton âme
splendide en aidant au triomphe de leur noirceur. M’entends-tu…
Mon amour ?
Au nom de ce qu’il y a de meilleur en vous, ne sacrifiez pas ce monde
aux plus mauvais de ses hôtes. Au nom des valeurs qui fondent votre
vie, ne laissez pas votre vision de l’homme se corrompre au contact
de la laideur, la lâcheté et la stupidité de ceux qui n'ont jamais mérité
le nom d’hommes. Ne perdez pas de vue que ce qui convient à
l’homme est la droiture, l’intransigeance et la persévérance. Ne lais-
sez pas votre flamme s’évanouir dans les marécages sans espoir de
l’approximatif, du « pas tout à fait », du « pas maintenant », du « pas
du tout ». Ne laissez pas périr le héros qui est en vous, parce qu’on
vous a frustrés de la vie que vous méritiez. Regardez votre chemin
et la nature de votre combat. Le monde auquel vous aspiriez est à
votre portée, il est réel, il est possible, il est à vous.
Mais le gagner exige une rupture totale avec celui du passé, un rejet
complet du dogme selon lequel l’homme est un animal sacrificiel
dont l’existence est vouée au plaisir des autres. Luttez pour votre
valeur personnelle. Luttez pour la vertu de votre fierté. Luttez pour
l’essence de l’homme : la souveraineté de la raison. Luttez sans dévier
avec la certitude radieuse que votre morale est une morale de vie,
que votre combat est celui de tous les accomplissements, de toutes
les valeurs, de toutes les grandeurs, de tout le bien et de toute la joie
qui ont jamais existé sur cette terre.
Vous vaincrez lorsque vous serez prêts à prononcer le serment que
j’ai fait moi-même au début de ma lutte–et pour ceux qui aspirent au
jour de mon retour, je vais maintenant le répéter au monde entier :
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« Je jure sur ma vie, et sur mon amour pour elle, que je ne vivrai
jamais pour le service d’un autre homme, ni ne demanderai à un
autre homme, de vivre pour la mienne. » »
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CHAPITRE VIII
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avait été interrompue il y avait déjà trois heures de cela, jouée par
les craquements familiers d’un vieux disque. Ça leur prit quelques
secondes d’ahurissement pour le réaliser, tandis que les couplets
martelés évoquaient une marche au pas de l’oie se répandant dans le
silence du studio, sonnant grotesquement hors de propos, telle l’allé-
gresse d’un esprit qui n’était pas vraiment vif. Le directeur de la sta-
tion de radio n’avait fait qu’obéir aveuglément à l’absolu disant qu’il
ne devait jamais y avoir aucun temps mort.
– Dites-leur d’arrêter ça ! hurla Wesley Mouch en sautant sur ses
jambes, « Ça va faire croire au public que nous avons autorisé
ce discours ! »
– Espèce de bouffon ! cria Monsieur Thompson, « Est-ce que tu pré-
ferais que les gens s’imaginent que ça ne vient pas de nous ? » Mouch
s’arrêta net et ses yeux se braquèrent sur Monsieur Thompson avec
le regard appréciateur d’un amateur écoutant un maître.
– Continuez de difuser ce que vous aviez programmé ! ordonna
Monsieur Thompson, « Dites-leur de passer les programmes qu’ils
avaient prévus de diffuser selon leur grille ! Pas d’annonce spéciale
et pas d’explications ! Dites-leur de continuez exactement comme si
rien n’était arrivé ! »
Une demi-douzaine de conditionneurs de moral se précipita à la
recherche de téléphones.
– Muselez les animateurs de radio ! Ne les laissez pas commenter ça !
Faites-le savoir à chaque station de radio du pays ! Laissez le public
se demander ce qu’il se passe ! Ne leur laissez pas penser que nous
sommes inquiets ! Ne leur laissez pas penser que c’est important !
– Non ! s’écria Eugene Lawson, « Non, non et non ! Nous ne pouvons
pas donner l’impression aux gens que nous cautionnons ce discours !
C’est horrible, horrible, horrible ! » Lawson n’était pas en larmes,
mais sa voix avait la sonorité indigène d’un adulte sanglottant avec
une rage impuissante.
– Qui a dit quoi que que soit à propos de le cautionner ? fit sèche-
ment Monsieur Thompson.
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Quoi ?
Que… Que… Que quelqu’un serait un ami des affaires !
– Ne vous laissez pas être impressionné par ce discours là, dit le doc-
teur Floyd Ferris, « C’était trop intellectuel. Beaucoup trop intellec-
tuel pour le « pékin de base ». Ça n’aura aucun effet. L’immense majo-
rité des gens est bien trop bébête pour comprendre un truc pareil. »
– Ouais, dit Mouch avec espoir, « C’est vrai, ça. »
– Primo, continua le docteur Ferris, « la populace est incapable de
réfléchir, elle dort. Deuxio : elle ne le veut surtout pas. »
– Tertio, intervint Fred Kinnan, « elle pense d’abord à son estomac. »
– Et qu’est-ce que vous proposez de faire à propos de ça ?
Ce fut comme s’il avait prononcé la question que toutes les paroles
précédentes s’étaient efforcées de faire oublier. Personne ne lui
répondit, mais les têtes semblèrent toutes rentrer un peu plus profon-
dément entre les épaules, et les silhouettes se rapprochèrent toutes
presque imperceptiblement les unes des autres, comme pour former
un petit noyau devant résister à la pression exercée par l’espace vide
du studio. La grosse caisse de la marche militaire comblait le silence
avec l’inflexible gaieté d’une tête de mort hilare.
– Coupez moi-ça ! hurla Monsieur Thompson en faisant un geste de
la main en direction du poste de radio, « Coupez-moi ce putain de
machin ! » Quelqu’un obéit. Mais le soudain silence fut pire.
– Bon ? dit finalement Monsieur Thompson en levant les yeux avec
réticence en direction de Fred Kinnan, « Qu’est-ce que tu penses que
nous devrions faire ? »
– Qui, moi ? fit Kinnan en étouffant un rire, « Je ne suis pas le res-
ponsable de ce show. » Monsieur Thompson se donna un coup de
poing sur le genou.
– Dit quelque chose… Ordonna-t-il, puis, en voyant Kinnan regar-
der ailleurs, « … Quelqu’un ! » Il n’y avait pas de volontaire.
– Qu’est-ce que nous allons faire ? hurla-t-il, sachant que l’homme qui
répondrait serait, après ça, l’homme qui aurait le pouvoir, « Qu’est-ce
que nous allons faire ? Est-ce que quelqu’un peut me le dire ? »
– Oui, moi.
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C’était la voix d’une femme, mais elle avait la même tonalité que
celle qu’ils venaient d’entendre à la radio. Ils se tournèrent tous
subitement vers Dagny, avant même qu’elle eut le temps de faire un
pas pour sortir de l’obscurité en direction du groupe. Tandis qu’elle
s’avança, son visage les effraya… Précisément parce qu’on ne pou-
vait lire aucune expression de peur sur celui-ci.
– Je peux, dit-elle en s’adresant à Monsieur Thompson, « Vous
devez abandonner. »
– Abandonner ? répéta-t-il, surpris.
– Vous êtes finis. Ne voyez vous pas que vous êtes finis ? De quoi
pourriez-vous avoir besoin, après ce que vous venez d’entendre ?
Abandonnez et dégagez. Laissez les hommes être libres d’exister. Il
était en train de la regarder, sans objecter ni bouger.
– Vous êtes encore vivant, vous utilisez toujours un langage humain,
vous êtes en train de demander des réponses, vous êtes en train de
vous en remettre à la raison… Vous êtes encore en train de vous en
remettre à la raison. Qu’est-ce que vous faites là ! Vous êtes capable
de comprendre. Il est impossible que n’ayez pas compris. Il n’y a
aucune chose que vous puissiez espérer, vouloir, ou gagner, ou récu-
pérer ou atteindre. Il n’y a rien d’autre que la destruction, au devant,
celle du monde et la votre avec. Abandonnez et fichez le camp. Ils
écoutaient intensément, mais c’était comme s’ils n’entendaient pas
ses mots, comme s’ils se raccrochaient aveuglément à une qualité
dont elle était la seule parmi eux à posséder : la qualité d’être vivante
et éveillée. Il y avait le son d’un rire exalté qui se dissimulait sous la
violente colère du son de sa voix, son visage se tenait relevé, ses yeux
semblaient saluer un spectable qui se serait situé à une distance astro-
nomique, si bien que le reflet de lumière sur son front n’avait pas l’air
de provenir des spots du studio, mais d’un lever de soleil.
– Vous aimeriez vivre, non ? Fichez le camp, pendant qu’il vous reste
encore une chance. Laissez le pouvoir à ceux qui ont les compétences
pour l’assumer. Il sait ce qu’il faut faire. Vous, non. Il est capable de
créer les moyens de la survie de l’humanité. Pas vous.
– Ne l’écoutez pas.
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le détruisiez ! S’il vit, c’est lui qui va tous nous détruire ! S’il vit, nous,
nous ne le pouvons pas ! »
– Comment puis-je le trouver ? demanda alors lentement et prudem-
ment Monsieur Thompson.
– Je… Je peux vous le dire. Je peux vous fournir une piste. Surveillez
cette Taggart. Mettez vos hommes sur elle pour surveiller chacun
de ses mouvements. Elle vous mènera à lui, tôt ou tard.
– Qu’est-ce qui vous fais dire ça ?
– N’est-ce pas évident ? N’est-ce pas surprennant qu’elle ne vous ait
pas déserté depuis longtemps déjà ? Ne seriez-vous pas assez malin
pour voir qu’elle est du même genre qu’eux ? Il n’expliqua pas ce
qu’était le « genre » auquel il faisait allusion.
– M’ouais, fit pensivement Monsieur Thompson, « Oui, c’est vrai. »
Il releva brusquement la tête en arrière en affichant un sourire
de satisfaction.
– Le professeur a trouvé quelque chose, là. Faites suivre Mademoi
selle Taggart, ordonna-t-il en faisant claquer ses doigts en direction
de Mouch, « Faites là suivre jour et nuit. Faut qu’on le trouve. »
– Oui, Monsieur, fit Mouch sur un ton neutre.
Et quand vous l’aurez trouvé, fit le docteur Stadler avec un air tendu,
« vous le tuerez ? »
Le tuer, espèce d’idiot ? « Mais nous avons besoin de lui ! » cria
Monsieur Thompson.
Mouch attendit, mais personne ne hasarda la question qui était dans
tous les esprits, et c’est pourquoi il fit l’effort de prononcer ses mots
avec raideur :
– Je ne vous comprends pas, Monsieur Thompson.
– Oh, vous autres intellectuels théoriques ! fit Monsieur Thompson
avec exaspération, « Vous êtes en train de bailler après quoi, là ? C’est
pourtant pas compliqué. Qui qu’il puisse être, il est de toute façon
un homme d’action. Et puis à côté de ça, il est à la tête de groupe de
pression : il s’est accaparé toutes les grosses têtes. Il sait comment
faire. Nous le trouverons et il nous le dira. Il nous dira ce qu’on doit
faire. Il va faire marcher les choses. Il va nous sortir de l’ornière. »
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– C’est drôle, hein ? Je ne sais même pas quel nom il m’avait donné.
C’était Johnny quelque chose ou…
– C’était John Galt, dit-elle avec un léger rire étouffé dépourvu d’hu-
mour, « Ce n’est pas la peine d’essayer de chercher sur la liste des
fiches de paye du Terminus. Le nom est toujours là. »
Carrément ? Toutes ces années ?
Pendant 12 ans… Carrément.
Et le nom est toujours là ?
Oui. Au bout d’un moment, il dit :
– Ça ne prouve rien, je sais. Le département des ressources humaines
n’a pas retiré un seul nom de la liste des fiches de paye depuis la paru-
tion du Décret 10-289. Si un homme part, ils donnent son nom et son
emploi à un de leurs copains qui crève la faim, plutôt que de le rap-
porter au Conseil d’unification.
Ne pose pas de questions au département des ressources humaines ni
à personne. Ne fait rien qui pourrait attirer l’attention sur son nom.
Si jamais toi ou moi nous livrons à des recherches sur lui, quelqu’un
pourrait commencer à se poser des questions. Fait comme s’il n’exis-
tait pas. Ne tente rien qui aille dans sa direction. Et si jamais il arri-
vait que tu le croises par hasard, fait comme si tu ne le connais-
sais pas.
Il acquiesça. Puis, au bout d’un moment, il dit d’une voix lente
et tendue :
Je ne le dénoncerais pas, même pas pour sauver la « boîte ».
Eddie…
Oui ?
Si jamais il t’arrivait de l’apercevoir, dis le moi. Il acquiesça. Deux
blocs d’immeubles plus tard, il demanda d’une voix calme et basse :
– Tu vas t’en aller, un de ces jours, et disparaître, n’est-ce pas ?
Pourquoi est-ce que tu dis ça ? ça avait presque été un cri.
N’est-ce pas ?
Elle ne répondit pas immédiatement ; lorsqu’elle le fit, le son du
désespoir était présent dans sa voix, seulement parce que le ton en
était trop monocorde :
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Quand les ouvriers d’une usine agressèrent leur chef d’équipe et sac-
cagèrent les machines dans un accès de désespoir, aucune action ne
put être entreprise contre eux. Les arrestations étaient futiles. Les
prisons étaient pleines, les policiers qui avaient arrêté des délin-
quants avaient pris l’habitude d’adresser un clin d’œil à ceux qu’ils
venaient d’arrêter pour les inviter à s’échapper, lorsque chemin
faisant en direction du commissariat de police–il s’agissait d’une
consigne non-officielle. Aucune action n’avait put être entreprise
lorsque des foules de gens affamés avaient investi des supérettes dans
les quartiers de banlieues.
Aucune mesure n’avait pu être entreprise lorsque des groupes lan-
cés dans des expéditions punitives avaient fondu sur les personnes
qu’on les avait envoyé punir.
« Vous nous entendez, John Galt ? … Nous souhaitons négo-
cier. Nous pourrions accepter vos exigeances… Est-ce que vous
nous entendez ? »
Des rumeurs prononcées à voix basse parlaient de camionettes circu-
lant de nuit sur des chemins abandonnées, et de groupements secrets
de caravanes et de cabanes où des gens se seraient armés pour résister
aux attaques de ceux qu’ils appelleraient les « indiens », et désignant
des bandes sauvages de pillards, sans que l’on sache exactement s’il
s’agissait de sans-domicile-fixe, de gangs ou d’agents du gouverne-
ment. De temps à autre, on pouvait apercevoir des lumières à l’ho-
rizon d’une prairie, dans les collines ou sur des flancs de montagnes,
là où on savait qu’il n’existait pas d’habitations. Mais on n’avait pu
trouver aucun militaire acceptant d’aller se livrer à des investigations
pour déterminer l’origine de ces lumières.
Sur les portes des maisons abandonnées, sur les portes d’accès des
usines abandonnées, sur les murs des bâtiments gouvernementaux,
ont voyait parfois apparaître, dessiné à la craie ou à la peinture, ou
avec du sang, le tracé curviligne du symbole du dollar : « $ »
« Est-ce que vous nous entendez, John Galt ? … Faites-nous savoir si
vous nous entendez. Faites-nous savoir quelles sont vos conditions.
Nous les accepterons toutes. Pouvez-vous nous entendre ? »
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– Je vais tout d’abord faire traîner les choses avant d’admettre mon
identité… Ils pourraient bien reconnaître ma voix, mais je vais ten-
ter de nier… Comme ça, ce sera toi qui leur dira que je suis bien le
John Galt qu’ils sont en train de chercher.
Cela lui prit quelques secondes de plus, mais elle acquiesça.
– Après ça, tu réclameras… Et tu les accepteras… Les 500 000 dol-
lars de récompense qu’ils ont offert pour ma capture.
Elle ferma les yeux, puis elle acquiesça.
– Dagny, fit-il lentement, « il n’y a aucun moyen de servir tes propres
valeurs sous leur système. Tôt ou tard, que tu en aies l’intention ou
pas, ils t’auraient amenée au point où la seule chose que tu aurais pu
faire pour moi aurait été de te tourner contre moi. Réunis tes forces
et fais-le… Après quoi, tu auras gagné cette demi-heure, et peut-
être l’avenir. »
– Je le ferai, fit-elle d’une voix ferme, puis ajouta, « si c’est ce qui
doit arriver. »
– Ça va arriver. Ne le regrette pas. Moi je ne le regretterai pas. Tu
n’as pas encore vu quelle était la véritable nature de tes ennemis. Tu
vas la voir, maintenant. Si je dois être le gage de la démonstration
qui va te convaincre, alors je le serai volontairement… Et pour t’ar-
racher à eux une bonne fois pour toutes après ça. Tu ne voulais plus
attendre plus longtemps ? Oh, Dagny, Dagny, mais moi non plus !
C’était sa façon de la tenir, sa façon de l’embrasser sur la bouche qui
lui donna le sentiment que chaque décision qu’elle avait prise, chaque
danger, chaque doute, même la trahison contre lui, s’il devait jamais
s’agir de trahison, tout était en train de lui apporter l’exaltation d’un
droit à cet instant. Il put lire sur son visage le conflit en elle, la ten-
sion d’une protestation incrédule contre elle-même ; et elle enten-
dit le son de sa voix à travers les mèches de ses cheveux qu’il pres-
sait contre sa bouche :
– Ne pense pas à eux maintenant. Ne pense jamais à la douleur, ou
au danger, ou aux ennemis plus longtemps que nécessaire pour les
combattre. Tu es ici.
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C’est notre temps et notre vie, pas les leurs. N’ai pas à faire d’efforts
pour te sentir heureuse. Tu l’es.
– Au risque de ta vie ? dit-elle à voix basse.
– Tu ne le serais pas, alors. Mais… Oui, même ça. Tu ne crois pas
que c’est de l’indifférence ? Serait-ce l’indifférence qui est venue à
bout de toi et qui t’as forcée à venir jusqu’ici ?
– Je…
Ce fut la violence de la vérité qui lui fit retirer ses lèvres des siennes
pour lui jeter les mots à la figure :
– Je n’en avais plus rien à faire de savoir si l’un de nous deux vivrais
encore après ça, juste pour te voir cette dernière fois !
Je n’aurais pas été déçu, si tu n’étais pas venue.
Est-ce que tu peux imaginer ce que ça a été, d’attendre, de luter
contre, de le repousser au lendemain, puis encore, puis… Il
gloussa doucement.
– Et pour moi ? dit-il d’une faible voix.
Les mains de Dagny retombèrent dans un mouvement d’impuis-
sance : elle était en train de songer aux dix années de Galt.
– Quand j’ai entendu ta voix à la radio, dit-elle, « quand j’ai entendu la
plus grande déclaration que je n’ai jamais… Non, je n’ai pas le droit
de te dire ce que j’en ai pensé. »
Pourquoi pas ?
Tu penses que je ne l’ai pas accepté.
Tu y viendras.
Est-ce que tu parlais depuis ici ?
Non, depuis la vallée.
Et après tu es revenu à New York ?
Le lendemain matin.
Et tu es resté ici tout le temps depuis ?
Oui.
– Est-ce que tu as entendu le genre d’appels qu’ils te lancent,
chaque soir.
– Bien sûr.
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elle ; voila quel était le choix auquel était confronté le monde : une
âme humaine dans l’image de l’une, ou de l’autre.
Tu voulais savoir où je travaillais, durant les onze mois lors desquelle
je n’étais pas en congé, dit-il.
Tout ça, demanda-t-elle en désignant le laboratoire, « avec le salaire
d’un… » puis elle désigna la mansarde, « d’un ouvrier non-qualifié ? »
Oh non ! Avec les royalties67 que Midas Mulligan me paye pour sa
centrale électrique, pour l’écran de rayons, pour l’émetteur radio et
quelque autres travaux de ce genre.
Mais alors… Alors pourquoi fallait-il que tu travailles comme
employé à l’entretien des voies ?
Parce qu’aucun argent gagné dans la vallée ne doit jamais être
dépensé à l’extérieur.
– Où t’es-tu procuré cet équipement ?
– Je l’ai conçu et dessiné. La fonderie d’Andrew Stockton l’a fait. Il
pointa un doigt en direction d’un objet discret de la taille d’un de
ces gros meubles-postes de radio en bois, dans un angle de la pièce.
– Voila le moteur que tu voulais, et il étouffa un petit rire en la voyant
s’écrier, en voyant la secousse involontaire qui la projeta en avant,
« Ne te casse pas la tête à l’étudier, tu ne vas pas le leur abandon-
ner, maintenant. »
Elle avait les yeux fixés sur les cylindres de métal brillant et sur les
solénoïdes de câble de cuivre luisant qui suggéraient les formes rouil-
lées reposant, telles une relique sacrée, dans un cercueil de verre dans
une caverne du Terminus Taggart.
– Il fournit ma propre électricité pour le laboratoire, dit-il, « Personne
ne devait avoir à se demander pourquoi un cheminot était en train
de consommer des quantités exorbitantes d’électricité. »
roman, faute d'un équivalent intelligible en langue française du titre original
en langue anglaise «Either or», ces deux mots anglais ne pouvant chacun être
traduits que par un seul et même mot français : «ou». (NdT)
67. Royalties, ou redevance, est un paiement devant avoir lieu de manière régulière,
en échange d'un droit d'exploitation (brevet ou autre propriété intellectuelle
comme un droit d'auteur, mine, terre agricole, etc.) ou d'un droit d'usage d'un
service. (NdT)
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– D’accord, fit-il, « Je suis John Galt… Mais si vous voulez que je
réponde à vos questions, tenez votre moucharde » –il pointa du men-
ton dans la direction de Dagny– « à l’écart ».
– Monsieur Galt ! cria le chef avec une voix dont le son exprimait une
énorme jovialité, « C’est un honneur de vous rencontrer, un honneur
et un privilège ! Monsieur Galt… S’il vous plait, ne vous méprenez
pas sur notre compte… Nous sommes ici pour vous accorder vos
requêtes… Non, bien sûr, vous n’aurez pas à discuter de quoi que ce
soit avec Mademoiselle Taggart, si vous le préférez… Mademoiselle
Taggart ne faisait que son devoir de patriote, mais… »
J’ai dit, éloignez-là de moi.
Nous ne sommes pas vos ennemis, Monsieur Galt, je vous assure que
nous ne sommes pas vos ennemis. Il se tourna vers Dagny.
– Mademoiselle Taggart, vous avez rendu un service inestimable à
la population. Vous avez mérité l’expression la plus élevée de la gra-
titude dont est capable la nation. Nous permettriez-vous de nous
charger de la suite, maintenant.
Les gestes d’apaisement de ses mains l’invitaient avec empressement
à se reculer, à disparaître de la vue de Galt.
– Maintenant, que voulez-vous ? demanda Galt.
– Toute la Nation vous attend, Monsieur Galt. Tout ce que nous
voulons, c’est que vous nous offriez une chance de dissiper tout
malentendu. Juste une chance de coopérer avec vous. Sa main gan-
tée était en train de s’agiter en un signal adressé aux trois hommes ;
les planches de bois de la pièce grincèrent, tandis qu’ils entreprirent
de procéder en silence à la tâche d’ouvrir des tiroirs et des portes de
placards ; ils étaient en train de fouiller la pièce.
– L’esprit de la Nation va revivre dès demain matin, Monsieur Galt,
quand ils entendront que vous avez été retrouvé.
Qu’est-ce que vous voulez ?
Juste vous accueillir au nom de tous les citoyens.
Suis-je en état d’arrestation ?
– Pourquoi penser en de tels termes dépassés ? Notre travail consiste
seulement à vous escorter en toute sécurité au devant des plus hauts
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Elle dut se retourner par crainte de leur laisser voir sur son visage le
cri de la connaissance de ce que cette poussière avait été il n’y avait
encore que quelques minutes. Ne tentez pas de forcer cette porte…,
lui avait-il dit devant l’entrée de la centrale électrique d’Atlantis, « Si
vous essayiez de la forcer… La machinerie qui se trouve à l’intérieur
s’effondrerait en miettes bien avant que la porte ne cède ».
« Ne tentez pas d’ouvrir cette porte », répétait-elle en songe, mais
savait que ce qu’elle était en train de voir maintenant était la repré-
sentation matérialisée de la déclaration : « Ne tentez pas de forcer
un esprit ».
Les hommes battirent en retraite en silence pour atteindre la porte
d’accès, puis ils s’arrêtèrent dans une attitude de perplexité, les uns
après les autres, ça et là dans la mansarde, comme s’ils avaient été
abandonnés ici par le reflux d’une marée.
– Bon, dit alors Galt en étendant la main pour saisir son man-
teau, « allons-y ».
Trois étages de l’hôtel Wayne-Falkland avaient été évacués, réquisi-
tionnés, et transformés en un camp retranché gardé par des hommes
en armes. Des gardes avec des pistolets-mitrailleurs se tenaient à
chaque angle des longs couloirs recouverts de moquette de velours.
Des sentinelles équipées de baïonettes gardaient les escaliers de
secours. Les portes des ascenseurs des cinquante-neuvième, soixan-
tième et soixante-et-unième étages avaient été condamnées ; une
porte unique et un seul ascenseur avaient été épargné comme seul
moyen d’accès et ils étaient gardés par des hommes en treillis et
équipement de combat. Des hommes au style particulier erraient
un peu partout dans les couloirs, restaurants et aux abords des bou-
tiques de luxe du rez-de-chaussée ; leurs vêtements étaient trop neufs
et trop chers et leur donnaient des allures d’imitations ratées des
clients habituels de l’hôtel, c’était un camouflage qui, de surcroît,
seyait bien mal aux faces de brutes de ces hommes, et qui supportait
mal les plis produits par ces bosses en des endroits où des vêtements
d’hommes et de vedettes n’avaient pas de raison d’en avoir, mais
que des tueurs, eux, auraient eu. Des groupes de gardes équipés de
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dis. Bien sûr, je ne suis pas totalement d’accord avec tout ce que vous
avez dit… Mais que diable, vous ne vous attendez tout de même à ce
que nous soyions d’accord à propos de tout. Les divergences d’opi-
nion… C’est ça qui fait avancer notre planète. Moi, je suis toujours
disposé à me remettre en question. Je suis ouvert à tous les argu-
ments. Il se pencha en avant comme pour une invitation. Il n’obtint
aucune réponse.
– La planète est devenue un immense merdier. Exactement comme
vous l’avez dit. Là-dessus, je suis bien d’accord avec vous. Cela nous
fait avoir quelque chose en commun. Et ce point de vue que nous
partageons tous deux constitue une base de travail intéressante.
Quelque chose doit être entrepris, à propos de ça. Tout ce que je
voulais, c’était… Écoutez, cria-il tout à coup, « pourquoi ne me lais-
sez-vous pas vous parler ? »
Vous êtes en train de me parler.
Je… Bon, c’est… Bon, vous voyez ce que je veux dire.
Pleinement.
Et bien alors ? … Et bien alors, qu’en pensez vous ?
Rien.
Hein ?
Rien.
Enfin, allons !
Je n’ai pas cherché à parler avec vous.
– Mais… Mais, écoutez… ! Il y a tout de même des choses dont il
faut que nous parlions, vous et moi !
– Moi, non.
– Écoutez, dit Monsieur Thompson après une pause, « vous êtes un
homme d’action. Un homme au sens pratique. Et quant je dis pra-
tique, vous vous posez là ! Quelque puissent être les points de diver-
gence entre nous, au moins je suis sûr que nous partageons ça en
commun. Ce n’est pas vrai ? »
– D’avoir l’esprit pratique ? Oui.
– Bon, et bien vous voyez : moi aussi. Nous pouvons parler en
toute franchise. Nous avons suffisamment en commun pour nous
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permettre de poser toutes nos cartes sur la table. Quoique vous puis-
siez rechercher, je vous offre un marché.
– Je suis toujours ouvert aux propositions.
– J’en étais sûr ! cria triomphalement Monsieur Thompson tout en
envoyant son poing sur son genou, « C’est ce que je leur ai dit… À
tout ces idiots d’intellectuels qui se fourvoient toujours dans d’in-
croyables théories, comme Wesley ! »
– Je suis toujours ouvert aux propositions… Venant de quiconque à
une valeur à me proposer. Monsieur Thompson n’aurait su dire ce
qui lui laissait cette impression d’avoir manqué quelque chose, avant
qu’il réponde :
– Et bien, écrivez vous-même la somme, mon pote ! Écrivez vous-
même la somme !
Qu’avez-vous à m’offrir ?
Pourquoi… N’importe quoi.
Tel que ?
– Tout ce que vous pourriez nommer. Avez-vous entendu nos appels
sur onde courte, à la radio ?
– Oui.
– Nous avons dit que nous accepterions vos conditions, n’importe
quelles conditions. Nous le pensions vraiment.
– Ne m’avez-vous pas entendu, à la radio, dire que je ne proposais
aucune condition ? Je le pensais vraiment.
– Oh, mais, écoutez, vous vous êtes mépris sur notre compte ! Vous
aviez cru que nous nous engagerions dans une bataille contre vous.
Mais jamais de la vie. Nous ne sommes pas rigides à ce point. Nous
sommes disposés à considérer toute idée. Pourquoi n’avez-vous pas
répondu à nos appels pour que nous ayions une réunion de tra-
vail ensemble ?
– Pourquoi aurai-je dû le faire ?
– Parce que… Parce que nous voulions nous entretenir avec vous au
nom de toute la population.
– Je ne vous reconnais pas le droit de parler au nom de toute
la population.
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Implicitement !
– Et bien alors, commencez donc par abolir les impôts sur le revenu.
– Oh non ! s’écria Monsieur Thompson en bondissant sur ses jambes,
« Nous ne pourrions pas faire ça ! Ça… Ça ne relève pas du domaine
de la production. Ça, ça relève du domaine de la redistribution.
Comment payerions-nous les fonctionnaires ?
– Mettez vos fonctionnaires à la porte.
– Oh non ! Ça c’est de la politique. C’est pas de l’économie ! Vous ne
pouvez pas interférer dans les affaires politiques ! Vous ne pouvez
tout de même pas tout avoir, non plus !
Galt croisa ses jambes sur le prie-Dieu tout s’étirant plus conforta-
blement dans dans le fauteuil tapissé.
On continue ? Ou arrivons-nous au but ?
Je ne faisais seulement… Il s’arrêta.
Préféreriez-vous que ce soit moi qui en vienne au but ?
– Écoutez, dit Monsieur Thompson sur le ton de l’apaisement et en
se rasseyant sur le bord de son fauteuil, « je ne veux pas tergiverser.
Je ne suis pas bon pour les palabres. Je suis un homme d’action. Le
temps nous est compté. Tout ce que je sais c’est que la nature vous
a donné un bon cerveau. Exactement le genre de cervau dont nous
avons besoin. Vous savez tout faire. Vous pourriez mettre le pays sur
la voie de la reprise économique, si vous le vouliez.
– D’accord, présentons les choses sous votre angle : je ne veux pas le
faire. Je ne veux pas être un dictateur économique, même pas, même
pas juste pour le temps nécessaire de donner cet ordre aux gens, par
décret, d’être libres… Un décret que n’importe quelle personne
rationnelle et censée me jetterait à la figure, par ce qu’il saurait que
ses droits n’ont pas à être tenus, donnés ou reçus avec votre permis-
sion ou avec la mienne.
– Dites-moi, fit Monsieur Thompson en le regardant d’un air pen-
sif, « qu’est-ce que c’est que vous cherchez, au juste ? »
– Je vous l’ai dit à la radio.
– Je pige pas. Vous avez dit que vous vous êtes engagé au nom de
vos propres intérêts personnels… Et ça je peux le comprendre. Mais
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qu’est ce que vous pourriez obtenir dans le futur que vous ne pour-
riez obtenir maintenant, de notre part, servi sur un plateau d’argent ?
Je pensais que vous étiez un égoïste et un homme à l’esprit pratique.
Je vous offre un chèque en blanc sur tout ce que vous pourriez sou-
haiter… Et vous me répondez que vous n’en voulez pas. Pourquoi ?
Parce qu’il est sans provisions, votre chèque en blanc.
Quoi ?
Parce que vous n’avez aucune valeur à m’offrir.
– Je peux vous offrir tout ce que vous voulez. Tout ce que vous avez
à faire, c’est de me dire ce que c’est.
– Vous, dites moi ce que c’est.
– Bon, vous parlez beaucoup de richesse. Si c’est de l’argent que vous
voulez… Vous ne parviendriez pas à vous faire durant trois fois votre
vie ce que je peux vous remettre dans la main dans la minute, à cette
minute même, payé cash « au cul du camion ». Vous voulez 1 milliard
de dollars… Un joli petit milliard de dollars net d’impôt ?
– Que j’aurais à produire pour vous, pour que vous parveniez à me
le remettre ?
– Non, là je suis en train de vous parler d’argent qui sort directement
du trésor public, en billets neufs et fraîchement imprimés… Ou…
Ou même en or, si vous préferez.
Et je m’achéterais quoi, avec.
Oh, écoutez, quand le pays sera remis sur pied…
Quand je l’aurai remis sur ses pieds ?
– Bon, si ce que vous voulez, c’est de faire « tourner la boutique » à
votre manière, si c’est le pouvoir qui vous intéresse, je vous garan-
tie que chaque homme, femme et enfant dans ce pays obéira à vos
ordres et fera tout ce que vous voulez.
– Après que je leur aurai appris à le faire ?
– Si vous voulez n’importe quoi pour votre propre clan… Pour tous
ces hommes qui ont disparu… Des bons postes… Des salaires
convenables… Des appartements de fonction… Un peu de pouvoir…
Des exonérations d’impôts, n’importe quel privilège spécial… Vous
n’avez qu’à demander, ils l’auront.
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– Qui a dit quoi que ce soit à propos de quoi que ce soit d’autre ? Si
vous n’étiez pas en train de me retenir ici, au bout d’un canon de fusil,
sous la menace de mort, vous n’auriez absolument aucune chance de
me parler. Et c’est autant que ce que vos fusils puissent accomplir. Je
ne paie pas pour le retrait de menaces. Je n’achète ma vie à personne.
– Et bien vous faites erreur, dit Monsieur Thompson sur un ton
enjoué, « Si vous aviez une jambe cassée, vous seriez bien obligé de
payer un médecin pour vous la remettre en place. »
– Pas si c’est lui qui me la casse.
Il sourit du silence de Monsieur Thompson.
– Je suis en effet un homme au sens pratique, Monsieur Thompson.
Je ne pense pas que ce soit faire preuve de sens pratique que d’éta-
blir une personne dont le seul moyen de subsistance consiste à me
briser les os. Je ne pense pas que ce soit faire preuve de sens pratique
que d’encourager la protection dans le cadre d’un racket. Monsieur
Thompson avait l’air pensif, puis il secoua la tête.
– Je ne pense pas que vous soyez pratique, fit-il, « un homme pra-
tique n’ignore pas les faits d’une réalité. Il ne perd pas son temps à
espérer que les choses soient différentes ou à essayer de les changer.
Il prend les choses comme elles sont. Nous vous détenons. C’est un
fait. Que cela vous plaise ou non, cela reste un fait. Vous devriez agir
en conséquence. »
– C’est ce que je fais.
– Ce que je veux dire, c’est que vous devriez coopérer. Vous devriez
reconnaître l’existence d’une situation, l’accepter et vous y adapter.
– Si vous aviez un empoisonnement du sang, vous adapteriez vous à
la situation, ou agiriez-vous pour changer les choses ?
– Oh, ça c’est différent ! C’est physique !
– Vous voulez dire que les faits physiques sont ouverts à la modifica-
tion, mais que vos caprices ne le sont pas ?
Hein ?
Je veux dire que que c’est moi qui ai la haute main !
Avec un pistolet dedans.
Oh, vous m’agacez avec vos histoires d’armes ! Je…
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– Non, dit Galt, « vous ne voulez pas que je réfléchisse. Quand vous
forcez un homme à agir contre sa propre volonté et à être en contra-
diction avec son propre jugement, c’est sa capacité à réfléchir que
vous cherchez à suspendre. Vous voulez qu’il devienne un robot.
J’obéirai. » Monsieur Thompson soupira.
– Je ne vous suis pas, dit-il sur un ton d’authentique impuissance, « J’ai
dû passer à côté de quelque chose, et je ne vois pas quoi. Pourquoi
devriez chercher à faire des histoires ? Avec un cerveau comme le
votre… Vous pouvez venir à bout de n’importe qui. Je ne vous égale
pas, et vous le savez. Pourquoi ne prétendez-vous pas vouloir vous
joindre à nous, pour ensuite prendre le contrôle et me rouler dans
la farine ? »
– Pour la même raison que celle qui vous fait entrouvir cette possi-
bilité : parce que vous gagneriez. »
– Hein ?
– Parce que c’est la tentative de ceux qui sont plus fort que vous de
vous battre sur un terrain choisi par vous-même, qui vous a permis
de vous en tirer durant des siècles. Lequel d’entre nous réussirait si je
devais m’engager dans une compétition avec vous dont l’enjeu serait
le contrôle de tous vos « Monsieur-Muscle » ?
Bien sûr, je pourrais essayer –et je ne sauverais pas votre économie
où votre système, rien ne pourra les sauver, maintenant– mais je
périrais et ce que vous y gagneriez serait ce que vous avez toujours
gagné dans le passé : une remise à plus tard, encore un petit peu de
temps avant votre exécution, encore une petite année de plus… Ou un
mois… Acheté au prix de n’importe quel espoir ou effort que vous
pourriez tirer de quelques restes humains autour de vous, moi inclus.
C’est tout ce que vous cherchez et ça nous en dit long sur ce qu’il
vous reste d’autonomie. Un mois ? Allez, disons une semaine… Sur
la base indiscutable du fait que vous saurez toujours trouver une autre
victime. Mais vous avez trouvé votre dernière victime… Celle qui
refuse de jouer sa partie historique. La partie est terminée, Frangin.
– Oh, ça c’est juste de la théorie ! dit sèchement Monsieur Thompson,
un petit trop sèchement ; ses yeux roulant dans toutes les directions
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du pays, avait donné naissance au Plan John Galt, dont les termes
devaient bientôt être rendus publics.
Les flocons de neige du soir tombaient sur les meubles d’un appar-
tement dans un immeuble dont la façade s’était effondrée ; et sur
une foule de gens qui attendaient silencieusement devant la vitre de
la loge fermée du caissier d’une usine dont le propriétaire avait dis-
paru dans la nature.
Les agriculteurs du Dakota du Sud, rapporta Wesley Mouch à
Monsieur Thompson, le matin suivant, « sont en train de défiler
dans les rues de la capitale, et mettent le feu à tous les batiments
administratifs qui se trouvent le long de leur progression, et à toutes
les maisons valant plus de 10 000 dollars. »
La Californie est en petits morceaux, rapporta-t-il dans la soirée
du même jour, « On en est arrivé à une situation de guerre civile, là
bas… Si jamais c’est le cas, ce dont personne n’est certain. Ils ont
déclaré qu’ils sont en train de prendre leur indépendance, mais que
personne ne sait qui dirige pour l’instant. Il y a des affrontements
armés un peu partout dans cet État, principalement entre un Parti
des Citoyens, dirigé par Maman Kip et son culte du soja et des ado-
rateurs de l’Orient… Et une fraction armée qui s’est faite appelée
Retour vers Dieu, et qui serait dirigée par un groupe d’anciens pro-
priétaires de puits de pétrole. »
Mademoiselle Taggart ! gémit Monsieur Thompson, lorsqu’elle
entra dans la pièce de l’hôtel le matin suivant, en réponse à ses invi-
tations répétées, « Qu’allons-nous faire ? »
Il se demanda pourquoi il avait par une fois ressenti une sorte d’éner-
gie rassurante provenant de cette femme. Il était en train de regar-
der un visage dépourvu d’émotions qui paraissait composé, mais la
composition devenait troublante lorsque l’on remarquait qu’elle ne
variait pas d’une minute à l’autre, qu’il n’y avait aucun changement
d’expression, aucun signe d’émotion. Son visage avait le même air
que celui de tous les autres, songeat-il, exception faite de quelque
chose dans la forme de sa bouche qui suggérait l’endurance.
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haineuse à l’égard de Galt –« J’étais bien d’accord avec ses idées, dans
l’ensmble, mais je ne laisserai pas détruire ma compagnie de che-
min de fer ! » – puis d’entendre Monsieur Thompson dire, « Ne vous
inquiétez pas, Mademoiselle Taggart ! Nous sommes là pour vous
protéger de lui ! » Ça avait été facile de jouer à la femme froide et
rusée, et de rappeler à Monsieur Thompson la récompense promise
de 500 000 dollars, en faisant sa voix claire et tranchante comme le
son d’une machine à calculer imprimant le montant d’une facture.
Elle avait alors vu les muscles du visage de Monsieur Thompson se
décontracter, dans un état de pause tout d’abord, puis bouger pour
former une sourire qui avait été de plus en plus brillant et de plus
en plus large… Comme un discours silencieux déclarant qu’il ne s’y
était pas attendu, mais se réjouissait de savoir ce qui l’avait motivé
et que c’était le genre de motivation qu’il comprenait.
« Mais bien sûr, Mademoiselle Taggart ! Mais certainement ! Cette
récompense est à vous… Et bien à vous ! Un chèque de la totalité de
cette somme va vous être envoyé ! »
Ça avait été facile, parce ça avait été comme si elle s’était trouvé
dans une sorte de morne négation du monde où ses mots et ses actes
n’étaient plus des faits, plus des reflets de la réalité, mais seulement
de ces postures distordues que l’on voit dans ces miroirs déformés qui
projettent la difformité pour la perception d’êtres dont la conscience
ne doit pas être traitée comme telle. Fine, unique et chaude comme
la pression brûlante d’un fil de fer en elle, comme une aiguille chois-
sissant sa course, elle était devenu son seul centre d’intérêt : la pensée
de la sécurité de Galt. Tout le reste n’était qu’un flou de dissolution
de choses sans formes, moitié acide, moitié brume. Mais ceci –y son-
gea-t-elle en frissonnant– était l’état d’esprit avec lequel ils vivaient,
tous ces gens qu’elle n’avait jamais compris, ceci était l’état d’esprit
qu’ils désiraient, cette réalité en caoutchouc, cette tâche qui consis-
tait à prétendre, à déformer, à tromper ; avec pour tout propos et
toute récompense, dans son cas personnel, le regard crédule des yeux
à l’expression de panique trouble de Monsieur Thompson. Ceux qui
désiraient cet état d’esprit –se demanda-telle– désiraient-ils vivre ?
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Dagny, Ne bouge pas. Surveille les. Quand il aura besoin de notre aide,
appelle moi au : OR-5693.
F.
Les journaux du matin suivant exortaient l’opinion public à ne pas
croire des rumeurs disant qu’il y aurait des troubles dans les États
du sud. Les rapports confidentiels envoyés à Monsieur Thompson
disaient que des combats avec usage d’armes à feu avaient écla-
tés entre la Géorgie et l’Alabama, et dont l’origine serait un diffé-
rent portant sur la revendication de la propriété d’une usine d’équi-
pements éléctriques ; une usine qui avait dû cesser sa production en
raison de la violence des affrontements, et du sabotage par usage
d’explosifs de la voie ferré grâce à laquelle l’entreprise était approvi-
sionnée en matières premières.
– Avez-vous lu les rapports confidentiels que je vous ai fait parvenir ?
gémit Monsieur Thompson, ce soir là, alors qu’il se trouvait à nou-
veau en face de Galt. Il s’était fait accompagner par James Taggart,
qui s’était porté volontaire pour rencontrer le prisonnier pour la pre-
mière fois.
Galt était assis sur une chaise à dossier droit, les jambes croisées, et il
fumait une cigarette. Il paraissait à la fois bien droit sur sa chaise, et
détendu. Ils n’auraient pu décrypter l’expression de son visage, hor-
mis qu’elle ne montrait aucun signe d’appréhension.
– Je les ai lus, répondit-il.
– Il ne nous reste pas beaucoup de temps, dit Monsieur Thompson.
Ça, c’est sûr.
Allez-vous laisser les choses évoluer ainsi ?
Et vous ?
– Comment pouvez-vous être si sûr d’avoir raison ? cria James Taggart ;
sa voix n’était pas forte, mais elle avait l’intensité d’un cri, « Comment
pouvez-vous ne songer qu’à vous-même, à un moment aussi terrible
que celui-là, vous accrocher à vos idées personnelles, quitte pour cela
à risquer la destruction de la planète entière ?
– Les idées de qui devrais-je prioritairement considérer comme les
plus sûres à suivre ?
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– Non.
– J’avais pensé, peut-être… C’est parce qu’elle parle… Qu’elle parle
un peu comme vous, parfois… Que peut-être, si je vous faisais revoir
Mademoiselle Taggart, pour qu’elle vous explique la situation ?
– Celle-là ? Oh, c’est sûr qu’elle parle comme moi. Elle est ma seule
défaite. J’avais pensé qu’elle était du genre à me rejoindre. Mais elle
m’a trahi, juste pour pouvoir garder sa compagnie ferroviaire. Elle
a vendu son âme aux rails. Envoyez-là donc, pour que je puisse lui
mettre un gifle.
– Non, non, non ! Je ne vous obligerai pas à la voir, si c’est ce que vous
pensez d’elle. Je ne veux pas gaspiller mon temps avec des gens qui
vous bousculeraient dans la mauvaise direction… Seulement… Si je
ne vous envoi pas Mademoiselle Taggart, là, je ne sais plus qui vous
amener… Si… Si je pouvais trouver une personne pour laquelle vous
éprouveriez de la considération ou…
– J’ai changé d’avis, dit Galt, « Il y a quelqu’un à qui j’aimerais parler. »
Qui ? cria Monsieur Thompson avec impatience.
Le docteur Robert Stadler.
Monsieur Thompson siffla longuement et secoua la tête avec une
expression d’appréhension.
– Celui là, ce n’est pas votre copain, alors, dit-il sur le ton d’un aver-
tissement sincère.
– C’est celui que je veux voir.
– OK, si vous le souhaitez. Si vous le dites. Tout ce que vous voulez.
Je vais le faire venir demain matin. Ce soir là, durant le dîner avec
Wesley Mouch dans sa propre suite, Monsieur Thomspon fixa avec
colère le verre de jus de tomate qui venait d’être placé devant lui.
– Quoi ? Il n’y a pas de jus de fruit ? fit-il sèchement ; son médecin
lui avait prescrit des jus de fruit comme moyen de prévention contre
une épidémie de grippe.
– Pas de jus de fruit, fit le serveur avec une sorte d’emphase étrange.
– Oui, le fait est, dit Mouch d’un air penaud, « qu’un gang de pillards
a attaqué un train au Pont Taggart du Mississipi. Ils ont dynamité la
voie ferrée et ont endommagé le pont dans la foulée. Rien de sérieux.
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Il n’y a aucun choix, sauf celui de les battre à leur propre jeu ! Oh,
oui, bien sûr que c’est leur jeu, c’est eux qui en fixent les règles !
Nous comptons pour quoi, nous les quelques-uns qui sont capables
de réfléchir ? Nous pouvons seulement espérer nous en accommo-
der comme nous le pouvons, en essayant de ne pas nous faire remar-
quer… Et les rouler pour qu’ils servent nos objectifs… ! Ne sais-tu
pas combien ce but était noble… Ma vision de l’avenir de la science ?
La connaissance humaine affranchie des contraintes matérielles ! Je
ne suis pas un traître, John ! Ce n’est pas ce que je suis ! Je ne fai-
sais que servir la cause de l’esprit ! Ce que je voyais au bout du tun-
nel, ce que je voulais, ce que je ressentais, ne devait pas se mesurer
à l’aide de leurs misérables dollars ! Je voulais un laboratoire ! J’en
avais besoin ! Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire de savoir d’où
il venait et comment ils l’avaient eu ? Je ne pouvais tant en faire avec
ça ! Je pouvais atteindre de telles hauteurs !
N’éprouves-tu donc aucune pitié ? Je le voulais… ! Et après, qu’est-
ce que ça pouvait bien faire si on devait les y forcer ? Qui sont-ils
pour prétendre penser, de toute façon ? Pourquoi leur as-tu appris
à se rebeller ? Ça aurait très bien pu marcher, si tu ne les avais pas
retirés ! Ça aurait marché, moi je peux te le dire ! On n’en serait pas
là, aujourd’hui… ! Ne m’accuse pas ! On ne peut pas se sentir cou-
pables… Nous tous… Durant des siècles, comme ça ! On ne peut
tout de même pas se tromper totalement sur tout… ! Nous n’avons
aucunement à être maudits ! Nous n’avions pas le choix ! Il n’existe
pas d’autre manière de vivre sur cette planète… ! Pourquoi tu ne
réponds rien ? Qu’est-ce que tu es en train de regarder ? Tu es en train
de penser à ton discours à la radio ? Je ne veux même pas y penser !
Ce n’était que de la logique ! On ne peut pas vivre uniquement par
la logique ! Tu m’écoutes ? … Arrête de me regarder ! Tu es en train
de réclamer l’impossible ! Les hommes ne peuvent pas exister selon
tes principes ! Tu ne tolères jamais aucun moment de faiblesse, tu
refuses d’admettre le paradygme des faiblesses de l’être humain et
celui des émotions !
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pour prétendre savoir ? » déclare alors aussi « Qui suis-je pour pré-
tendre vivre ? ’ »
En-ont-ils quelque chose à faire, de vivre ? songea-t-elle, Ils ne sem-
blaient pas en avoir quoi que ce soit à faire, même juste assez pour se
poser cette question… Elle repéra quelques visages qui paraissaient
s’en soucier. Ils étaient en train de regarder Galt avec quelque chose
dans leur regard qui évoquait une prière désespérée mélée d’admi-
ration tragique pleine d’envie, leurs mains mollement posées sur les
tables devant eux.
Ceux-là étaient les hommes qui voyaient ce qu’il était, qui vivaient
dans un état de frustration et de désir pour son monde… Mais
demain, s’ils le voyaient être assassiné sous leurs yeux, leurs mains
seraient toujours aussi molles et leurs yeux regarderaient ailleurs,
disant : Qui suis-je pour prétendre agir ?
– L’unité dans l’action et dans le propos, disait Mouch, « nous amé-
nera vers une planète plus heureuse… » Monsieur Thompson se pen-
cha vers Galt et dit à voix basse en faisant un aimable sourire :
– Vous aurez à dire quelques mots à l’attention du pays, plus tard,
après moi. Non, non, pas un long discours… Juste une phrase ou
deux, pas plus. Quelque chose dans le genre « Salut à vous tous » ou
quelque chose comme ça, de manière à ce qu’ils puissent reconnaître
votre voix.
La pression du canon du pistolet du conseillé spécial, qui se fit légè-
rement plus appuyée contre les côtes, valut pour un paragraphe
ajouté. Galt ne répondit rien.
– Le Plan John Galt, était en train de dire Wesley Mouch, « mar-
quera la fin de tous les conflits. Il protégera la propriété du riche
tout en offrant une plus large part du gateau au plus défavorisé. Il
allégera le fardeau de vos taxes et vous offrira une meilleur courver-
ture sociale. Il permettra de faire descendre les prix à la consomma-
tion et d’augmenter les salaires. Il offrira plus de liberté au citoyen
et renforcera la cohésion sociale et les obligations collectives. Il com-
binera l’éfficacité de la libre entreprise avec la générosité d’une éco-
nomie planifiée. »
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CHAPITRE IX
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son esprit, elle y avait l’apparence d’un réseau dont les lignes auraient
été tracées à l’acide. Ils ne pouvaient pas le lui enlever, pensa-t-il ; ils
ne pouvaient pas l’arrêter. Il éprouvait la sensation d’être poursuivi ;
mais il n’y avait rien derrière lui sur des kilomètres, exception faite de
deux lumières rouges derrière le coffre de sa voiture ; tels deux petits
signaux de danger fuyant à travers l’obscurité des plaines de l’Iowa.
La raison dirigeant ses mains et ses pieds se trouvait maintenant
à quatre jours derrière lui. C’était le visage d’un homme assis au
bord d’une fenêtre, et les visages auxquels il s’était trouvé confronté
lorsqu’il s’était échappé de cette pièce. Il leur avait crié au visage qu’il
ne pouvait rien faire avec Galt et qu’ils ne le pourraient pas non plus,
que Galt les détruirait, à moins qu’ils ne le détruisent avant.
« Ne faites pas le malin, Professeur », avait répondu Monsieur
Thompson avec une voix glaciale, « Vous en avez fait des tonnes à
hurler que vous méprisiez son courage, mais au moment de passer
à l’action, vous ne nous avez aucunement aidé. Moi, vous voyez, je
suis en train de me demander de quel côté vous êtes. S’il persiste à
ne pas vouloir comprendre et qu’il ne fait pas ce qu’on attend de lui
sans faire d’histoires, nous pourrions bien être contraints de recou-
rir à la pression –en utilisant des otages auxquels il ne souhaiterait
pas que quelque chose arrive– et il se trouve que vous êtes le premier
sur la liste, Professeur. »
« Moi ? » s’était-il écrié en tremblant de terreur et en étant pris d’un
rire amèrement désespéré, « Moi ? Mais je suis la dernière personne
au monde dont il ait quoi que ce soit à faire ! »
« Comment pourrais-je en être sûr ? » avait répondu Monsieur
Thompson, « On m’a rapporté que vous étiez son professeur. Et
n’oubliez pas que vous avez été le seul qu’il ait demandé à voir. »
Littéralement liquéfié par la terreur, il avait eu l’impression de se
trouver sur le point de se faire écraser par deux murs qui s’avançaient
sur lui : il n’avait aucune chance si Galt refusait de se rendre, encore
moins si jamais il décidait de rejoindre ces hommes. Ça avait été à
ce moment là qu’une forme lointaine avait dérivé en avant dans son
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– De ça.
– Écoutez moi bien, maintenant, espèce de lourdaud rempli d’alcool !
cria le docteur Stadler, Est-ce que vous savez avec quoi vous êtes en
train de faire joujou ?
– Ne me parlez pas sur ce ton, éspèce de vieux gâteux ! Vous vous pre-
nez pour qui, pour me parler comme ça ? Je peux vous casser le cou
à mains nues ! Vous ne savez pas qui je suis ?
– Vous êtes un gangster effrayé qui a pété les plombs !
– Oh, je suis… Ne le suis-je pas ? Je suis le Patron ! Je suis le Patron,
et je ne vais pas me laisser me monter sur les pieds par un vieux cor-
beau comme vous ! Foutez-moi le camp d’ici !
Ils demeurèrent l’un et l’autre immobile et se regardèrent durant un
instant, devant le grand pupitre du Xylophone, tous deux paralysés
par la terreur. L’origine refoulée de la peur du docteur Stadler était
sa lutte intérieure frénétique pour ne pas admettre qu’il était en train
de regarder la finalité de ce qu’il avait produit, que ceci était son « fils
spirituel ». La terreur de Cuffy Meigs avait des origines plus diverses,
elle embrassait l’intégralité de l’existence ; il avait vécu dans un état
de terreur chronique durant toute sa vie, mais maintenant il faisait
tout ce qu’il pouvait pour ne pas admettre ce que c’était qu’il avait
tant redouté : au moment de son triomphe, au moment où il s’at-
tendait à être en sécurité, enfin, cette espèce mystérieuse et occulte
–l’intellectuel– était en train de refuser de le craindre, et en plus, il
était en train de défier son pouvoir.
– Foutez moi le le camp d’ici ! grogna Cuffy Meigs, « Je vais appeler
mes hommes ! Je vais vous faire liquider ! »
– Vous, foutez moi le camp d’ici, espèce de nullité décérébrée, faible
d’esprit prétentieux ! grognait le docteur Stadler, « Vous croyez peut-
être que je vais vous laisser encaisser les bénéfices d’une vie de tra-
vail ? Est-ce que vous vous étiez imaginé que c’était pour vous que
j’ai… Que j’ai vendu mon… Il ne finit pas sa phrase, « mais, bordel,
arrêter de toucher à ces leviers ! »
– Ne me donnez pas d’ordres ! Je n’ai pas besoin de vous pour me
dire ce que j’ai à faire ! Vous n’allez pas m’impressionner avec votre
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« Ne vous en faites pas », avait répondu Ferris, « ça n’arrivera pas. Le
Persuadeur Ferris a été conçu pour ne pas être létal. »
Monsieur Thompson n’avait pas répondu.
« Il me semble… Que nous n’avons pas d’autre choix… Avait dit
Mouch » ; ça avait presque été un chuchotement.
Il était demeuré un instant silencieux ; Monsieur Thomspon avait
fait ce qu’il pouvait pour ne pas remarquer qu’ils avaient tous été en
train de le regarder à ce moment là. Puis il avait soudainement crié :
« Oh, et puis faites ce que vous voulez ! Moi, j’ai fait tout ce que j’ai
pu ! Faites ce que vous voulez ! »
Le docteur Ferris s’était alors tourné vers Lawson.
« Gene », avait-il dit avec tension, mais toujours d’une voix très basse,
« filez jusqu’au centre de contrôle des media audiovisuels. Donnez
l’ordre à toutes les stations de radio de se tenir prêtes. Dites leur que
Monsieur Galt passera à l’antenne d’ici environ trois heures. »
Lawson avait bondit sur ses jambes avec un soudain sourire amusé,
et il était sorti de la pièce en courant.
Elle avait alors compris. Elle avait compris ce qu’ils avaient l’inten-
tion de faire et ce que c’était, entre eux, qui avait rendue cette déci-
sion possible. Ils n’avaient pas cru que ça pourrait marcher ; en fait,
ils ne voulaient pas que Galt craque. Ils ne pensaient pas que quoi
que ce soit pouvait désormais les sauver ; ils ne voulaient pas être sau-
vés. Animés par la panique de leurs innomables émotions, ils avaient
lutté contre la réalité durant toutes leurs vies ; et maintenant, ils en
étaient arrivés à un point où, finalement, ils se sentaient à l’aise. Ils
n’avaient pas besoin de comprendre pourquoi ils percevaient ainsi les
choses, eux qui avaient toujours préféré ne pas savoir ce qu’ils ressen-
taient au fond d’eux-mêmes ; ils ne faisaient qu’en éprouver un sen-
timent de reconnaissance, puisque c’était finalement tout ce qu’ils
avaient cherché, c’était le genre de réalité qui avaient toujours trans-
piré de toutes leurs émotions, de tous leurs actes, de tous leurs désirs,
de tous leurs rêves. Ceci était la nature et la méthode de leur rébel-
lion contre l’existence, et d’une quête indéfinie pour un Nirvana
non-nommé. Ils ne voulaient pas vivre ; ils voulaient qu’il meure.
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– Maintenant, écoute moi bien. Rentre chez toi et change toi, fait
une petite valise des quelques choses dont tu auras besoin, prends tes
bijoux et tout ce que tu peux emmener qui a de la valeur. Prend des
vêtements chauds. Nous n’aurons pas le temps de le faire plus tard.
Viens me rejoindre dans 40 minutes, à l’angle nord-ouest, à deux
blocs d’immeubles à l’est de l’entrée principale du Terminus Taggart.
D’accord.
À bientôt, Slug.
À bientôt, Frisco.
Elle fut dans la chambre de son appartement en moins de cinq
minutes, où là, elle arracha littéralement sa robe de soirée. Elle la
laissa par terre au milieu de la pièce, tel l’uniforme abandonné d’une
armée qu’elle ne servirait plus. Elle enfila un costume bleu sombre
et –se souvenant des paroles de Galt– elle mit un polo blanc à col
haut. Elle prépara une valise et un sac avec une courroie qui lui per-
mettrait de le porter rejeté sur une épaule. Elle plaça tous ses bijoux
dans un coin du sac, y compris le bracelet en Rearden Metal qu’elle
avait gagné dans le monde extérieur, et la petite pièce de 5 dollars-
or qu’elle avait gagné dans la Vallée.
Ce lui fut facile de refermer la porte d’entrée derrière elle et de fer-
mer à clé, quand bien même eut-elle conscience qu’elle ne la rouvri-
rait probablement jamais. Cela lui parut plus difficile, en revanche,
lorsqu’elle se rendit à son bureau. Personne ne l’avait vu entrer ; l’an-
tichambre de son bureau était vide ; le grand Building Taggart sem-
blait inhabituellement silencieux. Elle s’attarda un instant au milieu
de la pièce pour accorder un dernier regard à toutes les années qu’elle
avait contenu. Puis elle sourit ; non, ce n’était finalement pas si dif-
ficile, se dit-elle ; elle ouvrit son coffre et s’empara des documents
qu’elle était venu chercher ici. Il n’y avait rien d’autre qu’elle aurait
voulu prendre dans son bureau, à l’exception du portait de Nathaniel
Taggart et de la carte de la Taggart Transcontinental. Elle brisa les
deux sous-verres, plia le portrait et la carte et les fourra hâtivement
dans sa valise.
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prendre ses jambes à son cou ; seulement, il n’y avait nulle part où
aller, et ce n’était plus son problème.
Elle vit la silhouette de Francisco s’approcher de loin ; elle recon-
nut son pas alerte avant même qu’elle put distinguer le visage sous
la casquette dont la visière était rabaissée sur ses yeux. Elle saisit
le moment où il la vit tandis qu’il s’approchait. Il lui fit un signe
de la main en lui adressant un sourire de salut. Une tension parti-
culière dans le mouvement de balayage de son bras, fit de ce geste
un signe appartenant à un d’Anconia accueillant l’arrivée d’une
étrangère longtemps attendue qui se présentait aux portes de son
propre domaine.
Lorsqu’il se trouva près d’elle, elle se tint solennellement droite
et, tout regardant à la fois son visage et les buildings de la plus
grande cité du monde, comme si elle se trouvait devant les témoins
qu’elle voulait, elle dit lentement d’une voix confiante et dépour-
vue d’hésitation :
– Je jure sur ma vie et sur mon amour pour elle que je ne vivrai jamais
pour le service d’un autre homme, ni ne demanderai à un autre
homme de vivre pour la mienne.
Il inclina la tête, comme en signe d’acceptation. Son sourire était
maintenant un salut. Puis il lui prit sa valise d’une main, et son bras
de l’autre, et dit :
– Viens.
L’unité, connue sous le nom de Projet F –en hommage rendu à celui
qui en était à l’origine, le docteur Ferris– était une petite structure
ramassée de béton armé, sur la pente de la colline qui supportait le
Département général des sciences et des technologies à une hauteur
plus élevée et plus accessible au public. Seul quelques morceaux de
toiture grise de l’unité pouvaient être apperçus depuis les fenêtres du
Département ; caché à l’abri d’une jungle de vieux arbres, on n’aurait
dit que ce n’était pas plus grand que le couvercle d’un trou d’homme.
L’unité consistait en deux étages contenus dans la forme d’un petit
cube placé assymétriquement au sommet d’un autre, plus grand. Le
premier étage n’avait pas de fenêtre, seulement une porte garnie de
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Galt reposait dans une attitude relachée, comme s’il ne tentait pas
de lutter contre la douleur, mais s’abandonnait plutôt à elle, sans
tenter de la nier, mais plutôt comme dans un effort de l’endurer.
Lorsque ses lèvres se laissaient aller à la respiration et qu’une sou-
daine secousse les faisait se refermer fermement encore, il ne tentait
pas d’opposer de résistance à la rigidité tremblante de son corps, et
il la laissait disparaître d’elle-même au moment où le courant l’aban-
donnait. Seule la peau de son visage demeurait tendue, et la ligne
de scellement de ses lèvres se tordait sur le côté de temps à autre.
Lorsque le choc courait à travers sa poitrine, les mèches or et de
cuivre de ses cheveux volaient avec les secouses de sa tête comme
si elles formaient des vagues battant au gré de raffales de vent, bat-
tant contre son visage et en travers de ses yeux. Les observateurs
se demandèrent un instant pourquoi ses cheveux semblaient deve-
nir plus sombres, jusqu’à ce qu’ils réalisèrent qu’ils étaient trempés
de sueur.
La terreur d’avoir à écouter son propre cœur luttant comme s’il était
sur le point d’éclater à tout moment, était une intention devant
être ressentie par la victime. C’était les tortionaires qui tremblaient
maintenant de terreur, tandis qu’ils écoutaient le rythme syncopé et
brisé et manquaient une respiration avec chaque batement manquant.
On en était maintenant arrivé à un point où le cœur semblait faire
des bonds, battant frénétiquement contre les côtes de la cage thora-
cique dans une agonie et dans une colère désespérée. Le cœur était
en train de protester ; l’homme ne le ferait pas. Il reposait inanimé,
les yeux clos, les mains détendues, entendant son cœur en train de
se battre pour sa propre vie.
Wesley Mouch fut le premier à craquer.
– Oh Dieu, Floyd ! cria-t-il, « Ne le tue pas ! Ne t’avise pas de le tuer !
S’il meure, nous mourrons aussi ! »
– Il ne va pas mourir, grogna Ferris, « Il souhaitera mourir, mais ça
n’arrivera pas ! La machine ne va pas le lâcher ! Ça a été établi scien-
tifiquement ! C’est sans risque ! »
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impasses qui l’avaient obligé à lutter pour ne jamais avoir à s’y trou-
ver, ni même ne serait-ce qu’à les entrevoir ; maintenant, au bout
de chacune de ces allées, il était en train de voir sa haine de l’exis-
tence… Il était en train de voir le visage de Cherryl Taggart avec sa
joyeuse impatience de vivre, et de voir que c’était cette joyeuse impa-
tience qu’il avait toujours voulu mettre en échec ; il était en train de
regarder son visage comme comme s’il s’agissait du visage d’un tueur
que tous les hommes devaient exécrer de bon droit, qui détruisait
les valeurs précisément parce qu’elles étaient des valeurs, qui tuait
dans le but de ne pas avoir a découvrir le mal impossible à racheter
qui était en lui.
– Non… Gémit-il, le regard fixé sur cette vision, secouant la tête
pour y échapper, « Non… Non… »
– Et si, dit Galt.
Il vit les yeux de Galt plongés dans les siens, comme s’il était en train
de voir les choses qu’il voyait.
– Je vous avais expliqué ça à la radio, vous ne vous en rappelez pas ? fit
Galt. Ceci était le coup de tampon que James Taggart avait redouté,
à partir duquel il n’y avait plus d’échappatoire possible : le coup de
tampon et la preuve de l’objectivité.
– Non… Dit-il faiblement, une fois de plus, mais ce n’était plus la
voix d’une conscience vivante. Il resta debout encore pour un ins-
tant, fixant aveuglément le vide, puis ses jambes cédèrent, fléchis-
sant mollement, et il s’assit sur le sol, les yeux toujours fixés dans le
vide, inconscient de ses actes ou de se qui se trouvait autour de lui.
– Jim… ! appela Mouch. Il n’y eut pas de réponse. Mouch et Ferris ne
se demandèrent pas à eux même, ni l’un à l’autre, ce qui venait d’ar-
river à Taggart : ils savaient qu’il ne fallait jamais tenter de le décou-
vrir, sous peine du péril d’avoir à partager son lot.
Ils surent qui avait été brisé, cette nuit. Ils surent que c’en était fini
de James Taggart, que son être physique y résiste ou non.
– Allons… Emmenons Jim hors d’ici, dit Ferris, « Trouvons-lui un
docteur… Ou je ne sais pas… » Ils tirèrent Taggart pour le remettre
sur ses jambes ; il n’opposa aucune résistance, il obéissait comme s’il
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CHAPITRE X
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– Et bien alors puisque vous le savez, vous savez tout ce qu’il faut pour
décider si vous allez désobéir aux ordres.
Oh non, M’dam’, je ne désobéirais pas !
Bon, alors laissez moi passer.
– Mais je peux pas désobéir non plus aux ordres du docteur Ferris !
– Et bien alors choisissez.
– Mais je ne peux pas choisir, M’dam’ ! Qui je suis moi, pour me per-
mettre de choisir ?
– Vous êtes confronté à un choix, là, tout de suite.
– Écoutez, fit-il avec hâte, en tirant une clé de sa poche et en se tour-
nant vers la porte, « Je vais aller demander au chef. Il… »
– Non, dit-elle.
– Quelque chose dans le son de sa voix le fit se retourner preste-
ment : elle tenait un pistolet dont le canon était levé à la hauteur de
son cœur.
– Écoutez-moi attentivement, dit-elle, « Soit vous me laissez entrer,
soit je vous tue. Vous pouvez toujours tenter de me tuer en pre-
mier, si vous le pouvez. Vous avez ce choix là, et aucun autre.
Maintenant, décidez.
La bouche de l’homme s’ouvrit largement, et la clé lui échappa de la
main pour tomber sur le sol.
– Dégagez de mon chemin, dit-elle. Il secoua la tête désespérément,
le dos pressé contre la porte.
– Oh, Jésus Christ, M’dam’ ! il avala sa salive dans un gémissement
de prière désespéré, « Je ne peux pas tirer sur vous, sachant que
vous avez été envoyée par Monsieur Thompson ! Et je ne peux pas
non plus vous laisser entrer, contre l’ordre absolu du docteur Ferris !
Qu’est-ce que je suis, moi, pour avoir à décider d’une chose pareille ?
Je suis juste un petit ! Tout ce que peux faire, c’est obéir aux ordres !
Ça ne depend pas de moi !
C’est pourtant votre vie qui est en jeu, fit-elle.
Si vous me laissez demander au chef, il me le dira, il va…
Je ne vais rien vous laisser demander à personne.
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AU NOM DU MEILLEUR D’ENTR E NOUS
– Mais comment je peux savoir que vous venez vraiment sur ordre
de Monsieur Thompson ?
– Vous ne le pouvez pas. Peut-être que ce n’est pas vrai. Peut-être que
j’agis seule, et que vous serez puni pour m’avoir obéi. Peut-être que
c’est vrai… Et dans ce cas vous serez jeté en prison pour avoir déso-
béi. Peut-être que le docteur Ferris et Monsieur Thompson seraient
d’accord pour dire que vous devez être jeté en prison pour ça. Mais
peut-être que non… Et dans ce cas vous devez désobéir à l’un ou à
l’autre. Voila sur quelle base vous devez prendre une décision. Il n’y a
personne a qui vous pouvez demander, personne à appeler, personne
pour vous le dire. Vous devrez décider vous-même69.
– Mais je peux pas décider, moi ! Pourquoi moi ?
– Parce qu’il se trouve que c’est votre corps qui me barre le passage.
– Mais puisque je peux pas décider ! Je suis pas censé décider !
– Je vais compter jusqu’à trois, dit-elle, « Après, je tirerai. »
– Attendez ! Attendez ! J’ai pas encore dit oui ou non ! cria-t-il, en se
tassant encore un peu plus contre la porte, comme si l’immobilité
de l’esprit et du corps pouvaient constituer sa meilleure protection.
– Un, compta-t-elle ; elle pouvait voir ses yeux fixés sur elle avec ter-
reur, « Deux », elle pouvait voir que le pistolet était moins la cause
de sa terreur que le choix auquel il se trouvait confronté, « Trois. »
Calmement et impersonnellement, elle, qui aurait hésité à tirer sur
un animal, pressa la détente et tira droit au cœur de l’homme qui
avait voulu exister sans assumer la responsabilité de la conscience.
Son pistolet était équipé d’un silencieux ; il n’y eut aucun son assez
puissant pour attirer l’attention de quiconque, seulement le bruit
sourd d’un corps tombant à ses pieds.
Elle ramassa la clé, puis elle attendit un moment, ainsi qu’ils en
avaient convenu.
69. Il est amusant de remarquer que l'auteur introduit, dans cet échange entre
Dagny et le garde, un dilemme plus compliqué que celui, dit « du prisonnier ». À
l' époque lors de laquelle Ayn Rand écrivit Atlas Shrugged la théorie des jeux,
dont ce dilemme relève, était une nouvelle branche de la logique très en vogue aux
États-Unis. (NdT)
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Tous ?
Oui.
– Qu’est-ce que c’est que ces pièces ? il désigna d’un signe de tête les
portes menant à l’extérieur de la salle.
Ce sont des laboratoires aussi. Ils sont fermés pour la nuit.
Qui a la clé ?
Lui. Il fit un signe de tête en direction de Pete.
Rearden et Danneskjold prirent la clé dans la poche de Pete et se pré-
cipitèrent sans un bruit vers les pièces pour les inspecter, tandis que
Francisco continua à interroger le garde.
Est-ce qu’il y a d’autres hommes dans le bâtiment ?
Non.
Est-ce qu’il y a un prisonnier, ici ?
– Oh… Ouais, je crois bien. Il doit y en avoir un, sinon ils nous
auraient pas tous fait faire une garde ici cette nuit.
Il est encore ici ?
Ça, je sais pas. Ils nous disent jamais rien.
Est-ce que le docteur Ferris est ici ?
– Non. Il est parti il y a une dizaine ou une quinzaine de minutes.
– Maintenant, ce laboratoire… Est-ce qu’il donne directement sur
les escaliers ?
Oui.
Combien de portes il y a, là haut ?
Trois. C’est celle du milieu.
Et les autres pièces ?
– Il y a le petit laboratoire d’un côté, et l’autre c’est le bureau du doc-
teur Ferris.
Est-ce qu’il y des portes entre les pièces ?
Oui.
Francisco était en train de se tourner vers ses compagnons, lorsque
le garde demanda sur un ton implorant :
Monsieur, est-ce que je peux vous poser une question ?
Allez-y.
Qui êtes-vous ?
1940
AU NOM DU MEILLEUR D’ENTR E NOUS
Il répondit sur le même ton solennel que celui qu’il aurait employé
dans un salon pour se présenter :
– Francisco Domingo Carlos Andres Sebastian d'Anconia. Il laissa
le garde bailler devant lui et se tourna vers ses companions pour un
bref conciliabule à voix basse. L’instant d’après, ce fut Rearden qui
gravit les escaliers, rapidement, sans un bruit, et seul.
Des cages contenant des rats et des cochons d’Inde étaient empilées
et alignées contre les murs du laboratoire ; elles avaient été déposées
ici par les gardes qui étaient en train de jouer au poker autour de la
longue table du laboratoire située au centre. Six d’entre-eux étaient
en train de jouer ; deux se tenaient debout à des angles opposés et
gardaient un œil sur la porte d’entrée de la pièce, leurs pistolets à la
main. Ce fut grâce au visage de Rearden qu’on ne lui tira pas dessus
à vue lorsqu’il entra : son visage leur était trop connu et trop inna-
tendu. Il vit huit têtes qui le regardait, médusées et incapables de
croire qu’il venait d’entrer dans cette pièce.
Il se tint sur le seuil de la porte, les deux mains dans les poches de son
pantalon, affectant l’air décontracté et confiant d’un homme d’affaire.
– Qui est le responsable, ici ? demanda-t-il sur le ton abrupt et poli
d’un homme qui n’a pas l’habitude de perdre du temps.
– Vous… Vous n’êtes pas… Martela un individu revêche et dégin-
gandé qui était assis à la table de jeu.
Je suis Hank Rearden. Êtes-vous le chef ?
Ouais ! Mais putain, vous venez d’où, là ?
De New York.
Qu’est-ce que vous faites ici ?
On ne vous a pas prévenu, apparamment.
On aurait dû… Je veux dire, me prévenir de quoi ?
La suspicion rapide, sensible et haineuse, qui lui venait du mépris
que ses supérieurs lui avaient accordé, était évidente dans la voix du
chef. C’était un homme grand qui faisait des gestes brusques, au
visage jaunâtre et émacié avec les yeux agités et fuyants d’un drogué.
– À propos de ce que je suis venu faire ici.
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« A » EST « A »
– Vous… Vous ne pourriez pas avoir quoique ce soit à faire ici, lâcha-
t-il sèchement, partagé entre la peur d’un bluff et celle de ne pas
avoir été informé de quelque chose d’important venant de tout en
haut dans la hiérarchie, « Vous êtes bien un traître et un déserteur,
et un… »
– Je vois que vous n’êtes pas informé des dernières nouvelles, mon
brave homme. Les sept autres hommes dans la pièce avaient les yeux
fixés sur Rearden et affichaient tous un air d’incertitude supersti-
cieuse et horrifiée. Les deux qui avaient leurs pistolets à la main les
tenaient toujours, mais ils étaient braqués sur lui selon une manière
impassible que l’on aurait attendue d’automates. Il ne semblait pas
les avoir remarqués.
– Et qu’est-ce que c’est que vous êtes venu faire ici, alors ? dit le chef
tout aussi sèchement.
– Je suis ici pour prendre en charge le prisonnier que vous allez
me livrer.
– Si vous arrivez depuis le quartier général, vous savez que je ne suis
rien censé savoir à propos d’aucun prisonnier… Et que personne ne
va y toucher !
– Sauf moi.
La chef bondit sur ses jambes, se précipita sur un téléphone et s’em-
para du combiné. Il ne l’avait pas encore collé contre son oreille
quand il le laissa abruptement tomber dans un geste qui envoya une
onde de panique à travers la pièce : il avait eu le temps d’entendre
que la ligne du téléphone était morte et de comprendre que les fils
avaient été coupés.
Son regard accusateur, tandis qu’il se tourna vivement vers Rearden,
s’écrasa contre la rebuffade légèrement méprisante du ton de sa voix :
– Ce n’est pas comme cela que l’on garde un bâtiment… Si c’est ce
que vous avez laissé arriver. Il vaudrait mieux que vous me remet-
tiez ce prisonnier avant que quoi que ce soit lui arrive… Si vous
ne souhaitez pas que je rapporte votre négligence, de même que
votre insubordnation.
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« A » EST « A »
– Je pense que je devrais vous rappeler, dit Rearden, que votre travail
ne consiste pas à débattre des ordres, mais d’y obéir, que vous n’avez
pas être tenus informé ni à comprendre les décisions politiques prises
par vos supérieurs, que vous n’avez pas à juger, à choisir, ou à douter.
Mais je sais pas si je suis censé vous obéir !
Si vous refusez, vous aurez à en subir les conséquences.
Recroquevillé contre le plateau de la table, le chef déplaça lente-
ment son regard évaluateur depuis le visage de Rearden vers les deux
hommes armés, dans les angles. Les deux hommes tenaient tou-
jours leurs pistolets braqués et leur bras se raidirent dans un mou-
vement presque imperceptible. Un bruit de froissement traversa la
pièce. Dans l’une des cages, un animal poussa un couinement aigu
et tremblotant.
– Je pense que je devrais aussi vous dire, dit Rearden sur un ton qui
se fit légèrement plus dur, « que je ne suis pas seul. Mes amis sont
en train d’attendre dehors. »
Où ?
Tout autour de cette pièce.
Combien ?
Vous le saurez… D’une manière ou d’une autre.
– Dites, Chef, gémit une voix tremblante sortant de parmi les gardes,
« on n’a pas intérêt à chercher à faire des histoires avec ces gens là,
ils sont…
– Ta gueule ! rugit le chef en se dressant sur ses jambes, et en bran-
dissant un pistolet dans la direction de celui qui venait d’ouvrir la
bouche, « vous n’allez pas me lâcher dans les pattes parce qe vous
avez la pétoche, aucun d’entre-vous, bâtards ! » Il était en train de
crier pour dissiper sa conscience que c’était pourtant bien le cas. Il
était en train d’osciller vers le bord de la panique, luttant contre la
réalisation que quelque chose, d’une certaine manière, avait désarmé
ses hommes.
– Il n’y a pas à avoir peur de quoi que ce soit ! il était en train de se le
crier à lui-même, luttant pour faire revenir le sentiment de confiance
en soi dans sa propre sphère : la sphère de la violence, « De rien ni de
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Qui a la clé ?
Le docteur Ferris.
Où sont les escaliers qui mènent à la cave ?
Derrière une porte, dans le bureau du docteur Ferris.
Passez devant.
Comme ils commencèrent à s’avancer, Francisco se tourna
vers Rearden.
Est-ce que ça va aller, Hank ?
Oui, ça va.
Tu veux te reposer un peu ?
Surtout pas !
Depuis le seuil d’une porte du bureau de Ferris, ils regardèrent l’es-
calier abrupt aux marches de pierres, et virent un garde se tenant à
proximité des dernières marches, en bas.
– Remontez ici avec les mains en l’air ! ordonna Francisco.
Le garde vit la silhouette d’un étranger résolu et le reflet métallique
d’une arme : ce fut assez pour celui là. Il obéit immédiatement ; il
paraissait soulagé de s’échapper de cette crypte de pierre humide. Il
se retrouva sur le sol du bureau avec les mains liées dans le dos, à
côté du garde qui les avait guidés jusqu’ici. Après quoi les quatre sau-
veteurs furent libres de dévaler les escaliers jusqu’à la porte d’acier
située dans le fond. Ils avaient agi avec la précision qu’offre une auto-
discipline contrôlée. Maintenant, c’était comme si les rênes en eux
qui les avaient fait se contrôler venaient de se rompre.
Danneskjold avait les outils pour défoncer le verrou. Francisco fut le
premier à pénétrer dans la cave, et son bras barra la route à Dagny
durant une fraction de seconde –le temps d’un regard permettant de
s’assurer que la vue était supportable– puis il la laissa se précipiter
au-devant de lui : au-delà d’un fouillis de câbles électriques ; il avait
vu la tête de Galt relevée et son large sourire de bienvenue.
Elle se laissa tomber sur les genoux à coté du matelas. Galt avait les
yeux levés vers elle, tout comme il l’avait regardée lors de leur pre-
mière matinée dans la vallée ; son sourire était comme le son d’un
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« A » EST « A »
rire qui n’avait encore jamais été touché par la douleur, sa voix était
douce et grave :
– Nous n’avions encore jamais eu à prendre quoi que ce soit de tout
ça au sérieux, pas vrai ?
Les larmes lui coulant sur le visage, mais son sourire déclarant une
pleine et entière certitude, elle répondit :
– Non, nous n’avions jamais eu à le faire.
Rearden et Danneskjold étaient en train de couper ses liens. Francisco
tendit une flasque de brandy vers les lèvres de Galt. Galt en but et se
releva lui-même pour se tenir appuyé sur un coude lorsque ses bras
furent libérés.
– Donne-moi une cigarette, dit-il.
Francisco sortit un paquet de cigarettes marqué du symbole du
dollar. La main de Galt tremblait un peu lorsqu’il tint la cigarette
sous la flamme du briquet, mais celle de Francisco tremblait bien
plus encore.
En le regardant dans les yeux par-dessus la flamme, Galt sourit et dit
sur le ton d’une réponse à une question que Francisco ne posait pas :
Oui, c’était salement dur, mais supportable… Le voltage et l’ampé-
rage de l’élécricité qu’ils utilisaient ne laissent pas de traces.
Je les trouverai un de ces jours, peu importe qui ils étaient… Dit
Francisco ; le ton de sa voix, plat, mort et à peine audible, disait
le reste.
– Si tu y parviens, tu verras qu’il ne restera rien d’eux à tuer.
Galt adressa un regard aux visages autour de lui ; il vit l’intensité du
soulagement dans leurs yeux, et la violence de la colère dans la gri-
mace de leurs traits ; il sut de quelle façon ils étaient maintenant en
train de se représenter sa torture.
– C’est fini, dit-il, « Ne rendez pas les choses pires pour vous-mêmes
qu’elles l’ont été pour moi. » Francisco détourna le visage.
C’est seulement qu’il s’agissait de toi… Dit-il à voix basse, « toi… Si
ça avait été n’importe qui d’autre… »
Mais il fallait que ce soit moi, s’ils devaient tenter leur dernière
chance, et ils ont essayé, et… » –il fit un geste de la main balayant
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chaud à la maison et t’aurait laissé dans les mains des pillards ? Nous
nous étions préparés pour te récupérer, quitte à lancer un assaut armé
pour ça, au Département ou à l’hôtel Wayne-Falkland, si nécessaire.
Mais nous savions que dans une telle éventualité, nous aurions couru
le risque qu’ils te tuent lorsqu’ils auraient compris qu’ils auraient
perdu la partie. C’est pour ça que nous avons décidé que nous quatre
feraient une première tentative, seuls. Si nous avions échoué, les
autres auraient lancé une attaque ouverte. Ils étaient en train d’at-
tendre à environ un kilomètre de là. Nous avions des hommes qui
étaient postés parmi les arbres, dans la colline, et qui nous ont vu
sortir, puis ont passé le mot aux autres. Ellis Wyatt était chargé de
mener l’assaut. Par un fait du hasard, c’est ton avion qu’il est en train
de piloter. La raison pour laquelle on n’a pas pu arriver dans le New
Hampshire aussi vite que le docteur Ferris, c’est que nous devions
embarquer dans les avions depuis des terrains d’atterissage cachés
situés assez loin de l’endroit, alors que lui il avait l’avantage de pou-
voir utiliser des aéroports découverts, lesquels, d’ailleurs, il ne pourra
plus utiliser bien longtemps. »
– Non, dit Galt, « plus très longtemps. »
– C’était notre principale difficulté. Le reste était simple. Je te racon-
terai le reste de toute l’histoire plus tard. De toute façon, nous quatre,
c’était bien assez pour mettre une raclée à toute leur troupe de gardes.
– Un de ces siècles, dit Danneskjold en se tournant vers eux pour
un instant, « les brutes privées ou publiques qui s’imaginent qu’elles
peuvent diriger ceux qui leur sont supérieurs, auront à tirer des
conclusions de la leçon de ce qui arrive quand la force brute ren-
contre l’esprit plus la force. »
– Ils l’ont déjà appris, fit Galt, « N’est-ce pas cette leçon toute parti-
culière que tu leur a enseigné durant ces douze dernières années ? »
– Moi ? Oui. Mais le semestre est terminé. Cette nuit a été le der-
nier acte de violence que j’aurais eu à accomplir. C’était ma récom-
pense pour les douze années passées. Mes hommes ont maintenant
commencé à se construire des maisons dans la Vallée. Mon bateau
est caché dans un endroit où personne ne le trouvera, jusqu’à ce que
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autant qu’ils le purent, comme s’il s’était agi d’une attention pleine
de respect pour le lit de mort de ce qui avait été grandeur.
En regardant vers le bas, ils purent voir les dernières convulsions :
les lumières des automobiles progressaient rapidement dans les rues,
tel des animaux pris au piège dans une brume, cherchant frénétique-
ment une issue ; les ponts étaient embouteillés par les voitures, les
abords des entrées de ponts etaient des veines de phares collés les uns
derrière les autres, des goulots scintillants stoppant tout mouvement,
et les cris désespérés des sirènes atteignant très faiblement l’altitude
de l’avion. Les nouvelles annonçant la coupure des artères du conti-
nent s’étaient maintenant répandues dans toute la cité, les hommes
étaient en train de déserter leurs postes, tentant, dans la panique,
d’abandonner New York, cherchant à s’échapper en empruntant des
routes qui étaient toutes coupées et par la voie desquelles aucune
fuite n’était plus possible.
L’avion se trouvait au-dessus des cimes des grattes-ciel lorsque tout
à coup, avec la soudaineté d’un frisson, comme si le sol s’était mis
à l’engloutir, la cité disparut de la face de la terre. Cela leur prit un
moment pour réaliser que la panique avait atteint les centrales élec-
triques, et que les lumières de New York venaient de s’éteindre.
Dagny poussa un cri.
– Ne regarde pas en bas ! Galt ordonna sèchement.
Elle releva les yeux vers son visage qui avait cet air d’austérité avec
lequel elle l’avait toujours vu faire face aux faits. Elle se souvint
de l’histoire que Francisco lui avait raconté : « Il devait quitter la
Twentieth Century. Il vivait alors dans des combles dans un quartier
dévasté. Il avait fait un pas vers la fenêtre et avait pointé un doigt
en direction des grattes-ciel de la cité. Il disait que nous devions
« éteindre les lumières du monde », et que lorsque que nous verrions
les lumières de New York s’éteindre, nous saurions alors que notre
travail serait terminé.70 »
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Elle y pensa lorsqu’elle les vit tous les trois –John Galt, Francisco
d’Anconia, Ragnar Danneskjold– se regarder silencieusement les
uns les autres pendant un moment.
Elle regarda Rearden ; il n’était pas en train de regarder en bas, il
regardait au loin, comme elle l’avait vu regarder la campagne intacte :
avec un coup d’œil évaluant les possibilités d’action.
Lorsqu’elle regarda en direction de l’obscurité au devant, un autre
souvenir s’éleva dans son son esprit : le moment où, décrivant des
cercles au-dessus de l’aéroport d’Afton, elle avait vu le corps d’argent
d’un avion sélever tel un phœnix depuis l’obscurité de la terre. Elle
sut que maintenant, en cette heure même, leur avion était en train
de transporter tout ce qu’il restait de la cité de New York.
Elle regardait au-devant. La terre aurait pu être aussi vide que l’es-
pace où leur hélice qui était en train de découper dans l’air un che-
min libre–aussi vide et aussi libre.
Elle savait que ce que Nat Taggart avait ressenti lorsqu’il avait com-
mencé, et pourquoi maintenant, pour la première fois, elle était en
train de le suivre avec une pleine loyauté : le sentiment confiant de se
trouver face à un vide et de savoir que l’on avait un continent à bâtir.
Elle sentit toute la lutte de son passé s’élevant devant elle pour
ensuite s’éloigner, la laissant ici, au plus fort de ce moment. Elle sou-
rit–et les mots dans son esprit, évaluant et scellant le passé, étaient
des mots de courage, de fierté et de dédication que la plupart des
hommes n’avaient jamais compris, les mots empruntés au langage
d’un homme d’affaire : Le prix ne fait pas l’objet.71
Elle ne s’écria pas et elle ne ressentit aucun frisson quand, dans l’obs-
curité, en bas, elle vit un petit allignement de points lumineux lut-
tant lentement dans la direction de l’ouest et dans le vide, avec le long
point allumé et étiré d’un phare tâtonnant pour protéger la sécurité
71. Dicton américain très populaire dans ce dernier pays, et qui veut dire que c'est
ce que vaut réellement un objet qui en détermine sa valeur, et non la valeur
subjective que l'on cherche à lui donner en en augmentant le prix plus que de
raison. (NdT)
1955
« A » EST « A »
de sa voie devant lui ; elle ne ressentit rien, même s’il s’agissait d’un
train, et elle sut qu’il n’avait pas d’autre destination que le vide.
Elle se tourna vers Galt. Il était en train d’observer son visage,
comme s’il suivait le cours de ses pensées. Elle vit la réfexion de son
sourire dans le sien.
C’est la fin, dit-elle.
C’est le commencement, lui répondit-il.
Puis ils demeurèrent immobiles, adossés dans leurs fauteuils, se
regardant silencieusement l’un et l’autre. Puis la personne de l’un
emplit celle de l’autre, réciproquement, comme la somme et la signi-
fication d’un futur ; mais la somme incluait la connaissance de tout
ce qui devait être appris, avant que la personne d’un autre être ne
puisse venir pour personnifier la valeur de l’existence.
New York était maintenant loin derrière eux, quand ils entendirent
Danneskjold répondre à un appel à la radio :
– Oui, il est éveillé. Je ne pense pas qu’il dorme cette nuit…
Oui, je pense qu’il peut. Il se tourna pour regarder par-dessus
son épaule.
John, Docteur Akston voudrait te parler.
Quoi ? Il est dans un de ces avions derrière nous ?
Bien sûr. Galt fit un bond vers l’avant pour saisir le micro.
– Bonjour Docteur Akston, dit-il ; le ton bas de sa voix fut l’image
audible d’un sourire transmis à travers l’espace.
– Bonjour, John.
La régularité trop consciente de la voix de Hugh Akston confessait
à quel prix il avait attendu d’apprendre s’il prononcerait encore ces
mots un jour.
– Je voulais juste entendre ta voix… Juste pour être vraiment sûr que
tu vas bien. Galt fit un petit rire –sur le ton d’un étudiant présen-
tant fièrement un devoir fini comme preuve d’une leçon bien apprise–
il répondit :
– Bien sûr que je vais bien, Professeur. Il le fallait. « A » est « A ».
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Le chef de train revint une heure plus tard, avec le pompier dont le
visage paraissait bizarrement lugubre.
– Monsieur Willers, dit le chef de train d’une voix lente, « le siège
de la division ne répond plus. Il n’y avait pas de siège de division. Je
veux dire, personne n’était là pour répondre au téléphone… Enfin,
autrement dit, personne ne s’est donné la peine de décrocher au bout
du fil. »
Mais vous savez bien que c’est impossible ! Le pompier haussa
les épaules :
Les hommes ne considéreraient pas une catastrophe comme quelque
chose d’impossible, de nos jours. Eddie Willers bondit sur ses jambes.
– Faites tout le train, ordonna-t-il au chef de train, « Demandez dans
chaque wagon s’il y a un ingénieur en électricité à bord. »
– Oui, Monsieur.
Eddie savait qu’ils sentaient, tout comme il le sentait lui-même,
qu’ils ne trouveraient pas un tel homme : pas parmi les visages éteints
et léthargiques des passagers qu’ils avaient vus.
– Venez avec moi, ordonna-t-il au pompier en se tournant vers lui.
Ils montèrent tous deux à bord de la locomotive. Le conducteur aux
cheveux gris était assis à sa place, regardant les cactus, au loin. Les
phares de la locomotive étaient restés allumés et leur faisceaux s’éti-
raient dans la nuit, immobiles et droits, n’atteignant rien d’autre que
le flou des traverses qui se disolvait.
Essayons de voir ce qui ne va pas, dit Eddie en retirant son manteau,
sa voix se faisant mi-ordre, mi-prière, « Essayons encore un peu. »
Bien, Monsieur, fit le conducteur sans ressentiment ni espoir.
Le conducteur avait épuisé son maigre bagage de connaissances ; il
avait contrôlé toutes les sources potentielles de dysfonctionnement
qu’il avait pu imaginer. Il rampa sous la machinerie et s’affaira éga-
lement au-dessus d’elle, dévissant ses composants puis les remet-
tant en place encore une fois, retirant quelques pièces pour les rem-
placer, démontant des moteurs au hasard, ainsi qu’un enfant l’aurait
fait avec un vieux réveil, mais sans cette conviction de l’enfant que
la connaissance est possible.
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Autres ouvrages du même auteur
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FICTIONS
Night of January 16th Anthem (1938)
(1934) ISBN 0-452-26486-3 ISBN 0-451-19113-7
ESSAIS
For the New Intellectual The Romantic Manifesto
(1961) ISBN 0-451-16308-7 (1969) ISBN 0-451-14916-5
The Virtue of Selfishness The New Left : The Anti-
(with Nathaniel Branden) Industrial Révolution
(1964) ISBN 0-451-16393-1 (1971) ISBN 0-452-01184-1
Capitalism : The Unknown Philosophy : Who Needs
Ideal (with Nathaniel Branden, It posthumously (1982)
Alan Greenspan, and Robert ISBN 0-451-13893-7
Hessen) (1966) ISBN 0-451-14795-2 Edited by Leonard Peikoff.
Introduction to Objectivist The title essay was originally
Epistemology (1967) an address to the 1974
ISBN 0-452-01030-6
graduating class of the United
(Expanded second edition) States Military Academy.
PUBLIÉS EN FRANÇAIS
Nous, les vivants La Vertu d'égoïsme
(We the Living), 1936. (The Virtue of Selfishness), 1964.
Hymne (Anthem), 1938. Capitalisme : l'idéal
La Source vive inconnu (Capitalism : the
(The Fountainhead), 1943. unknown Ideal), 1966.
L'auteur l'adapta pour le cinéma : Le Manifeste romantique, 1969.
Le Rebelle (The Fountainhead),
réalisé par King Vidor.
MCMLXXI
Quand vous allez lire ce livre, vous devrez vous préparer à vérifier
chaque prémisse de vos convictions. Il s'agit d'une histoire
mystérieuse, pas à propos d'un meurtre du corps d'un homme,
mais parlant du meurtre -et de la renaissance- de l'esprit de
l'homme. C'est une révolution philosophique, racontée sous la
forme d'un thriller d'action réunissant de violents évènements,
histoire brillante et impitoyable d'un complot au suspens
irrésistible.
Direz-vous que c'est impossible ? Et bien c'est la première de vos
prémisses qu'il vous faudra revoir.
« Monsieur Rearden, dit Francisco avec une voix d'un calme solennel,
si vous voyiez Atlas, le géant qui porte le monde sur ses épaules, si vous
voyiez qu'il se tient courbé sous le poids, le sang coulant sur son poitrail,
ses genoux fléchissant, ses bras tremblant mais essayant toujours de
maintenir le monde en l'air avec les ultimes efforts de sa volonté, et que
plus grands sont ses efforts et plus lourd se fait le monde sur ses épaules ;
que lui conseilleriez-vous de faire ?
-Je… Ne sais pas. Qu'est-ce qu'il… Pourrait faire ? Qu'est-ce que vous
lui diriez ?
- De hausser les épaules. »
Deuxième Partie, chapitre iii, page 756.