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DE PETRARQUE A DESCARTES Directeur : Pierre MESNARD if LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES CONTRIBUTION A L’HISTOIRE DE L’ANTI-RENAISSANCE par Henrt GOUHIER PROFESSEUR A LA SORBONNE Ouvrage publié sous les auspices du Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance B \87 5 PARIS G 62 LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Pace pe ta Sornonne, v° 1958 Lisrainié J. VRIN, 6, PLACE DE LA SORBONNE, Panis V* EN VENTE A LA MEME LIBRAIRIE Ravur pes Couns xt Conrinxnces. Chacune des anuées en fascicules ou en volumes brochés, 3 année (1804-95), 4* (1895-96), 5* (1896-97), 8* (1899-1900), 9* (1900-1901), 13% (1904-05). 18* (1909-10), 21° (1912-13), 24° (1922-23), 30* (1928-29), 31* (1929-80), 92 (1930-31), aa (4981-82), 96° (1932-98), 35¢ (1993-34), 36° (1934-35), 37° (1935-96), 41° (1999-40), n° de mai dernier numéro paru. P.-S. — Nous pouvons fournit un certain nombre de numéros séparés, C. ApAm. Descartes, Sa vie, son euvre. 1937, Descartes. Ses amitiés jémtnines. 1987, 12 de 180 pages, sur vélin blanc, "12 de 164 pages. G, Ascout, La Grande-Brefagne devant Vopinion francaise depuis 1a guerre de cent ans jusqu’a ta fin du XVI* siecle. Paris, 1927, in-8 de 352 pages. aris 1990, 2 yol. in-8 de do classification), 1933, tion var A, Zéyads, 1950 Joannem » 1930, gr. in-8, Corsaz, A. Crnsson. A, Dantpow 12 de vi ot 344 pages. A. GrauseR. Albert Thibaudet ot ta critique créatrice. 1952, er. in-8 de 296 pages. HL. avyerre, La «Morte otvante >. Etude do littérature comparée.. 1953, in-16 jésus de 216 p. — La Franco et la Provence dans Vauvre de Dante, 1929, in-16 jésus de vt et 17 pages. A. Joussain, Lesthétique de Victor Hugo. Le pittoresque dans le lyrisme et dans Vépopée. Contri- bution & Pétude de la poitique romantique. 1920, gr. in-8 de vit et 224 pages. Touran, de VAcadémio Frangnise, Au seuil de notre hisloire. Lecons faites au Collige de Frauce : 1; 1905-1914; 11; 1914-1923 ; IL: 1923-1930, Vol. in-16 jés. de 256, 202 et 220 p. Kou. Ary Scheffer et son temps 1795-1858, 20 planches hors-texte, 1937, in-8 de 528 pages. — Une correspondance inédite de la Princesse Marie d'Orléans, Duchesse de Wurtemberg. Publiée avec uno introduction et des notes. 2 hors-textes. 1937, gr. in-8 de 298 pages. R. Lacnozn. Langoisse et Pémotion, 1988, in-8 de x et 292 pages. G, Luovanps, Canti, Traduits par Rémy Canot. 1 portrait hors-texte, 1937, in-8 de Lx et 160 p. G, Le Rov. Lexpérience de Veffort et de la grace chet Maine de Biran, 1937, in-8 de 342 pages, — La psychologie de Condillac. 1937, in-8 de 24% pages. Digitized by the Internet Archive in 2019 with funding from Kahle/Austin Foundation https://archive.org/details/lespremierespensO000gouh LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES DU MEME AUTEUR A LA LIBRAIMIE J, VRIN La pensée religieuse Re ee 1 vol, in-8° de 328 p, Etudes de Phi- losophie médiévale, 1924 La vocation de Manan 1 vol, in-8° de 173 p. Bibliotheque @histoire de la philosophic, 1926. La Philosophie de Malebranche et son expérience religieuse, 1 vol. in-8° de 431 p. Bibliotheque d'histoire de la philosophic, 1926, La Jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, Bibliotheque Whistoire de la philosophie, T. L. Sous le signe de la liberté. 1. vol in-8° de 315. p. 1933. T. II. Saint-Simon jusqu’a la Restauration, 1 vol. in-8° de 388 p., 1936, T. IIT, Auguste Comte et Saint-Simon. 1 vol. in-8° de 436 p., 1941. Les conversions de Maine de Biran, 1 vol. in-8° de 440 p,, Bibliothégue @histoire de la philosophic, 1948. Essais sur Descartes, 1 vol. in-12 de 302 p., Essais d'art et de philosophic, 41937, La Philosophie et son histoire, 1 vol. in-8° de 139 p, Problames et con- troverses, 1944, L’Histoire et sa philosophie, 1 vol. in-8° de 151 p, Problémes et controverses, 1952, cnrZ D'AUTRES &DITEURS Notre ami Maurice Barrés, Paris, Aubier, 1 vol. in-12, 181 p, 1928, La Vie d’Auguste Comte, Paris, Iiditions dela N.R.F., 4 vol. in-12, 300p. Vie des hommes illustres, 1931. L’Essence du théatre, Paris, Plon, 1 vol. in~ Le Théatre et I" de UV Esprit, 1952 L’Guyre théatrale, Paris, Flammarion, 1 vol, in-8%, 218 p, Bibliotheque @ Bsthétique, 1958 2, 235 y xistence, Paris, Aubier, 1 yol, in- Présences, 1943. p. Philosophie Maine pe Brean, Journal, édition intégrale, Neuchatel, Editions de la Baconnidee, Btre et Penser, 3 vol. in-8°, 1954-1957. Cuvres choisies de Maine de Biran, avec une introduction, 4 vol, in-12, 322 p, Pras, Aubier, Bibliotheque philosophique, 1942. Guyres cholsies d’Auguste Comte, avec une introductic 316 p, Paris, Aubier, Bibliotheque philosophigue, 1943. , 1 vol. in-12 de DE PETRARQUE A DESCARTES Directeur : Pierre MESNARD LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES CONTRIBUTION A L’HISTOIRE DE L’ANTI-RENAISSANCE par Henrtr GOUHIER PROFESSEUR A LA SORBONNE Ouvrage publié sous les auspices du Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Prace pe ta Sorponne, ve 1958 Biets . SG: A M. Greorces Davy Membre de U' Institut En témoignage d'une longue amitié qui commence & la Faculté des lettres de Dijon en 1926 AVANT-PROPOS En révisant La Pensée religieuse de Descartes en vue d'une seconde édition, nous avons été frappé par Vobscurité qui envelope «les années d’apprentissage de Descartes », méme apres l’intéressant ouvrage de labbé J. Sirven. De la lidée d’écrire une Jeunesse de Descartes. Mais, pour mériter ce titre, l'ouvrage devrait comprendre deux gros chapitres pour lesquels le temps et la compétence nous feraient défaut ; il faudrait, en effet, reprendre l'étude des enseignements philosophiques et littéraires au Collége de La Fléche, puis celle des milieux scienti- fiques parisiens pendant le premier tiers du xvu® siécle. Le présent ouvrage apportera simplement des matériaux a cette Jeunesse de Des- cartes dont nos lacunes mémes feront sentir la nécessité. Une exégése des premiers textes, une critique de quelques sources biographiques, des indications pour situer certains personnages de Lhistoire, peut-étre trouvera-t-on le livre bien gros pour des questions aussi particulitres et pour des réponses aussi hypothétiques. C'est pourtant ainsi que se fait l’histoire des présocratiques ou des anciens stoiciens. Les méthodes qui ont été éprouvées en histoire de la phi- losophie ancienne doivent étre bonnes en histoire de la philosophie moderne, lorsque les textes modernes posent les mémes questions que les textes anciens : restitution d’ouvrages perdus, établissement de chronologie, critique des traditions et de témoignages qui ne sont pas ceux de témoins. Une telle étude sera, en un sens, un commentaire des trois pre- miéres parties du Discours de la Méthode. Il n’est certes pas question de présenter le jeune Descartes tel que le voit, ou le veut faire voir le philosophe de 1637. Bien au contraire, il s’agit de montrer d’oi vient Pauteur du Discours et des Méditations : pour connaitre l'homme qui cherche «le chemin de sa vie », on commencera done par oublier ce qu'il a trouvé au bout du chemin. D’ailleurs, les trois premiéres parties du Discours ne ressemblent ni 4 des mémoires ni & des confessions Descartes raconte « l'histoire de son esprit » ; il écarte volontairement les anecdotes et les scénes de la vie privée ; d’autre part, de « histoire 63267 8 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES de son esprit », il extrait ce qui lui parait essentiel & la lumiére de Peeuvre déja accomplie, il efface donc les ratures, coupe les longueurs, oublie les hésitations. Ceci admis, il reste pourtant qu’il travaille une matiére faite de souvenirs : une méthode comparative est alors requise pour faire apparaitre ce qui vient de la mémoire dans la vision rétros- pective et détacher ce que la biographie peut retenir de l’'arrangement autobiographique?. Il ne suffit d’ailleurs pas de retrouver les faits et les pensées dans leur verité originelle, pré-cartésienne, avant que la mémoire du phi- losophe ne les ait organisés : il y a aussi une autre mémoire A consi- dérer, la tradition qui les conduit jusqu’’ nous. L’historien commence aujourd’hui sa recherche non pas dans le monde ou respirait René Descartes mais dans celui ot la bibliographie le conduit et le guide ; Ta le philosophe ne chemine plus au milieu de ses contemporains ; il dialogue avec les philosophes qui l’ont interprété, avec les historiens qui Pont expliqué. Ainsi, les faits ont maintenant pour contexte autant la vie posthume de Descartes que sa vie réelle ; les pensées ne sont plus liées & des paroles prononcées pour certains hommes d’une cer- taine époque, mais leur universalité a en quelque sorte dé-temporalisé leur expression ; nous les recevons & travers un langage historique- ment usé, que les premiers lecteurs comprenaient & la lumiére de leurs souvenirs scolaires et de l’actualité littéraire, religieuse ou sociale, mais que, trois siécles plus tard, les lecteurs comprennent dans la mesure ou justement il parait capable de communiquer des idées sans date. L’histoire de histoire sera ici partie importante de la critique historique. En téte d’un ouvrage qui doit tant a ceux de ses prédécesseurs, est-il besoin de prévenir un contre-sens ? Essayer de retrouver en histoire des données aussi immédiates que possible est une chose ; faire table rase de tout le travail des interprétes et des chercheurs en est une autre. La premiére est une exigence méthodologique ; la seconde ne serait qu’une absurdité. L’histoire doit simplement tenir compte d'un fait indiscutable : le philosophe ne survit pas dans le monde ow il a véeu. Le présent ouvrage paratt dans une collection de travaux sur l’époque de ce que nous appelons aujourd’hui «la Renaissance », Il est, en effet, une contribution & I'histoire de ce que nous devons alors appe- ler «l’Anti-Renaissance ». Telle est la signification générale de ces recherches ot l’érudition semble tourner autour de la philosophie + 1. Sur le probléme de la valeur historique du Discours, voir : Paul Jaxer, Des- cartes, son caractére et son génie, dans Revue des Dewr-Mondes, 15 janvier 1868 Alfred Esrinas, Descartes et la Morale, Bossard, 1925, t. I, ch. II et III, notam- ment p. 24-22, 55-57; G. Canrecon, La vocation de Descartes, dans Revue philo- sophique, novembre 1923; L’oisive adolescence de Descartes, deux articles de la Revue d'Histoire de la Philosophie, 193 it. Gitson, Commentaire, p. 98-100, 101- 102; Henri Gounrer, Essais sur Descartes, 1937. Appendice I. AVANT-PROPOS 9 mais si elles ne nous conduisent pas directement a l'intérieur du ecar- tésianisme, peut-¢tre permettent-elles de le situer historiquement et de saisir les dispositions qui ’'animent avant méme qu’il ait pris forme. Si nos hypothéses sont exactes, elles présentent le jeune Descartes réagissant violemment contre l’esprit de « la Renaissance » au moment méme ow il échappe au « Moyen age ». Ce livre était entiérement écrit quand j'ai pris connaissance de celui qu’Hiram Hydn a publié en 1950 : The Counter-Renaissance*. Anti-Renaissance, Contre-Renaissanee, Vintention est la méme. ‘Tou- tefois, les schémes qu’esquisseraient nos analyses sont assez différents de ceux qui ordonnent cette riche synthése. Sous Pétiquette qui donne son titre A louvrage, l’auteur voit la Réforme de Luther et Calvin, dune ‘t, un certain empirisme, d’autre part : celui de Machiavel en politique, celui de Montaigne en morale, celui qui, en science, ins- pire diverses recherches, seraient-ce celles de « la magie naturelle. Aussi Hiram Hydn est-il obligé de montrer, en face de la Renaissance, une deuxiéme réaction qu'il nomme « Scientific Reformation » et que sym- bolise le nom de Galilée. Dans notre perspective, c'est sans doute ce dernier courant qui, & cdté de la Réforme, représenterait I’ Anti-Renais- sance, avec une idée de la nature que la physique mathématique coupe de Paristotélisme, des divers néo-platonismes et des sciences trop « cu- Tieuses » pour étre vraiment expérimentales. Le jeune Descartes serait alors la conscience viyante et lucide de cette réaction ; cette idée de la nature lui parut si neuve qu'une histoire de la philosophie deve- nait inutile & la philosophic ; s'il y a une coupure radicale entre la philosophie ancienne et la philosophie nouvelle, en quoi P’étude de la premiere pourrait-elle intéresser la seconde ? Une philosophie de la nature qui serait la métaphysique de la phy- sique mathématique, une philosophie de Vesprit dont la méthode exclut l’érudition, ces deux intentions que manifestent les premitres pensées de Descartes les distinguent radicalement de celles qui sont communes aux divers novateurs de «la Renaissance », Ne seraient- elles pas constitutives de «l’Anti-Renaissance », entité commode pour éviter les fausses filiations historiques* ? 2. New-York, Charles Scribner's sons, XVIII-705 p. in-8°. 3. Sans doute pourrait-on montrer au XVII° sidcle deux attitudes fondamen- tales parmi les modernes : celle des cartésiens authentiques qui refusent le passé de la philosophie et avec lui toute crenaissance»; celle de philosophes comme Leibniz, Spinoza et, & la limite, Berkeley, qui ne le refusent pas et qui renouent avec «la Renaissance». Cf. Henri Goumier, Les deux XVIT® sitcles, dans : Congreso internacional de Filosofia, Actas, t. III, Instituto Luis Vives de Filosofia, Madrid, 1949, p. 171-181. Cuapitre Premier UN PETIT REGISTRE EN PARCHEMIN Descartes est mort & Stockholm le 11 février 1650 ; trois jours aprés, le 14, un inventaire fut dressé des papiers qu'il avait emportés en Suéde. Il en reste deux copies ; l'une, assez fautive appartenait 4 Cons- tantin Huygens ct se trouve & la Bibliotheque de l'Université de Leyde ; Tautre, qui est a la Bibliothéque nationale, vient sans doute de la collection Clerselier. Charles Adam a soigneusement édité ce texte au début du tome X des (uvres. Cet inventaire contient vingt-trois articles, A a Z, les lettres I et J ne comptant que pour une, et de méme U et V. Les écrits les plus anciens de Descartes se trouyent a V’article Ct. Il s’agit d’ «un petit registre en parchemin, quotté en dedans de la couverture : Anno 1619 Kalendis Januarii », Ceci veut dire que Descartes a ‘lécide, le 1¢ janvier 1619, de se servir de ce registre. Ouvrons-le, Il se présente ainsi : 1° «18 feuillets de considérations mathématiques sous un titre : Parnassus. » 2° « six feuillets vides » 3° «six feuillets écrits » 4° « En prenant le livre d’un autre sens, le discours intitulé Olym- pica, et & la marge : XI Novembris coepi intelligere fundamentum in- venti mirabilis. » 5° « Reprenant le livre en son droit sens, sont deux feuillets écrits, de quelques considérations sur les sciences ; » 6° « puis une demi-page d’algébre » 7° «puis douze pages vides » 8° « puis sept ou huit lignes intitulées Democritica » AUX ep. Te. 412 LES PREMIZRES PENSES DE DESCARTES 9° « huit ou dix feuillets blancs »* 10° «cing feuillets et demy écrits, mais en tournant le livre, sous ce titre Experimenta » 11° « douze feuilles blanches » 12° « quatre pages écrites sous ce titre : Praeambula. Initium sa- pentiae timor Domini. » « Tout ce livre cotté C, ajoute auteur de linventaire, parait avoir été écrit en sa jeunesse. » L’examen de ce registre montre deux choses : D’abord, la plupart de ces écrits semblent n’étre que des commen- cements destinés 4 recevoir une suite sur les pages blanches que le jeune homme laisse aprés chacun d’eu: Ensuite, le cahier a été commencé par les deux bouts. Il y a done deux séries a considérer : A. Les huit premiers numéros dans l’ordre de l’inventaire. B. Les trois derniers dans l’ordre inverse. Mais il faut remarquer que, au milieu de la série A, les Olympica du n° 4, ont été écrits «en prenant le livre d’un autre sens », c’est-a- dire dans le sens ot il est pris quand les n° 12 et 10 de la série B sont écrits. Or, qu’en résulte-t-il ? Nous écrivons sur un cahier en allant de gauche & droite ; si les pages sont numérotées, celles de gauche portent un numéro pair et celles de droite, un numéro impair; en écrivant et en lisant, nous tournons la feuille 1-2, puis la feuille 3-4, puis la feuille 5-6, ete... Ouyrons done son Tegistre du cé6té A: nous lisons 18 feuillets, c’ dire les pages 1-36 ; six feuillets blanes et six feuillets écrits conduis jusqu’au bas de la p. 60 ; cette p. 60 est A gauche ; A droite se trouve la page qui devrait étre numérotée 61. Mais, pour la déchiffrer, il faut retourner le cahier, de sorte qu’elle est maintenant A gauche du | teur, portant virtuellement un numéro pair et présentant évidem- ment la fin des Olympica qui occupent cette feuille et les cing précé- dentes*. Les deux séries qui constituent le petit registre se présentent done de la fagon suivante : Sinre B : 12° Praeambula [p. 1-4] 11° 12 feuilles blanches [p. 5-28] 10° Experimenta [cing feuillets et demi, c’est-a-dire 11 pages, p. 29- 39] 90, 8°, 7, 69, 5°; les feuilles correspondantes sont alors laissées vides a la suite des Experimenta [p. 40 & 86] 2. Les mots «huit ou dix feuillets » peuvent paraitre étranges ; en fait, il y a huit feuillets blanes + le verso de la feuille dont le recto porte les Democrita + le verso du dernier feuillet des Experimenta, 3. Sur le nombre de pages des Olympica, voir le témoignage de Baillet, plus loin, p. 13. UN PETIT REGISTRE EN PARCHEMIN 13 49 Olympica [12 pages : p. 87-98]. Série A: 1° Parnassus [p. 1-36] 20 six feuilles blanches [p. 37-48] 3° six feuillets écrits [p. 49-60] 40 six feuilles sont alors occupées par les Olympica, il faut enjam- ber les pages qui, en prenant le cahier de ce cété, seraient numérotées 61-72. 5° considérations sur les sciences [2 feuilles, p. 73-76] 6° la demi-page d’algebre dont le verso reste blanc [p. 77] 7° douze pages blanches [p. 79-100] 8° sept ou huit lignes de Democritica [p. 104]. Baillet a vu ce registre ; sa description recoupe l’inventaire, qu’il utilise en ajoutant quelques précisions* : « 1° Quelques considérations sur les sciences en général » : c'est notre n® 5, «en général » signifiant qu'il ne s’agit point de problémes parti- culiers. «22, Quelque chose de I’Algébre » : notre n® 6. «3. Quelques pensées écrites sous le titre Democritica» : notre n° 8. «4, Un recueil d’observations sous le titre Experimenta» : notre n? 10. «5, Un Traité commencé sous celui de Praeambula : Initium sa- pientiae timor Domini » : notre n° 12. Baillet n’a pas suivi l’ordre du registre pour une raison bien simple : il a évidemment voulu parler d’abord des écrits qu'il se contenterait de signaler, réservant pour la fin les deux qu’il tenait & présenter un peu moins briévement : les Olympica et le Parnassus. Peut-étre ne s’est-il pas apercu qu'il oubliait les six feuillets sans titre de notre nopas Comme les Praeambula, Baillet appelle les Olympica «un traité », mais «en forme de discours » et, précision intéressante que l’inven- taire ne donne pas, «qui n’était que de douze pages ». Comme il y trouve le texte et la date : X Novembris 1619, cum plenus forem Enthou:- siasmo... Baillet en conclut « que cet écrit est postérieur aux autres qui sont dans le registre, et qu’il n'a été commencé qu’au mois de novembre de I’'an 1619. » «Mais le principal de ces fragments, et le premier de ceux qui se trouvaient dans le registre était un recueil de Constdérations mathé- matiques, sous le titre de Parnassus, dont il ne restait que trente-six pages. » Notre n® 1 n’est donc, pas plus que le Compendium musicae, un traité d’esthétique : ce que Descartes appelle, dans ses lettres & Beeckman, « le culte des Muses », c’est l'étude de la Géométrie et de YAlgébre. 4, Bauer, t. I, p. 50-51. 14 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES A occasion, Baillet cite quelques lignes du Parnassust, des Expe- rimenta® et surtout des Olympica.’ A plusieurs reprises, il renvoie a Fragm. mss. ou Cart. frgm. mss® : une fois au moins, il s'agit du petit registre : on le sait grace au document suivant.® Leibniz, au cours de son séjour a Paris, obtient de Clerselier commu- nication des manuscrits de Descartes ; il en copie ou fait copier une partie. Ces copies ont été découyertes par le eomte Foucher de Careil et publiées par lui en 1859 dans deux volumes d’Cueres inédites de Descartes. Parmi ces copies se trouvent une suite de notes publiées et tra- duites par Foucher de Careil dans son tome I sous le titre Cartesit Cogitationes privatae, titre qui est soit de Leibniz, soit plus probable- ment de 'éditeur. Leibniz a commence la copie de ces textes le 1° juin 1676 ; mais son travail a occupé plusieurs séances ; A peu prés au milieu de la série, on lit la date : 5 juin 16764. Malheureusement le manuscrit que Foucher de Careil avait utilisé a disparu™. Adam ne put que reprendre le texte imprimé en 1859 dans le tome X des Euvres". Or quelques-unes de ces cogitationes coincident avec les citations que Baillet a tirées du petit registre : il y a done dans la copie de Leib- niz des extraits du document coté C. En fait, on le verra, les liasses découvertes & Hanovre par Foucher de Careil sont un recueil de textes provenant de ce document. Quel ordre Leibniz a-t-il suivi dans sa copie ? Il a commencé par reproduire la couverture » : 1619 Kalendiis Januar late inscrite «en dedans de la i. Mais ensuite ? Dans le registre, le Parnassus ouvre la série d’écrits qui suit la couverture datée : or le Parnassus est fait de considérations mathéma- tiques, ce qui n’est point le cas des premiéres cogitationes de la copie. Bien mieux : Baillet a trouvé dans le Parnassus des réponses A des « questions de Mathématique et de Physique » posées & Descartes par un savant Hollandais, Isaac de Middelbourg, et il nous apprend qu’ « il y est parlé de Pierre Roten », mathématicien allemand" : or les textes auxquels Baillet fait allusion se retrouvent bien dans la copie de Leib- 5. Banuer, t. I, p. 45 et 51; t. X, p, 228 ot 242, 6. Ibidem, t. I, p. 102-103 ; X, p. 189-190. 7. Ibidem, t. 1, p. 50-51 [t. X, p. 179] ; le récit des songes, t. I, p. 80-86 [t. X, p. 180-188] ; t. I, p. 120 [t. X, p, 188]. ‘8. Ibidem, t. II, p. 449 [t. X, p. 215] ; p. 450; p. 531 [t. X, p. 204); p. 545 [t. X, p. 204] 9. t. Il, p. 449; t. X, p. 245. 40. Foucner pr Caren, (Euvres inédites..., t. I, p. 3, note; t. X, p. 213. 11. Ibidem, p. 29, note ; ce qui correspond au fragment : Quaestio’ in gnomo- nica, t. X, p. 229. 12. Voir I'Avertissement d’Adam, t. X, p. 209 et 212. 13. Méme sans contrdle sur manuserit, Adam, avee la collaboration de plusieurs mathématiciens, a pu améliorer le texte publié par Foucher de Careil. 414. Banzer, t. I, p. 44 et 54. UN PETIT REGISTRE EN PARCHEMIN 15 niz mais aprés quelques pages de notes, en particulier aprés celles que nous savons, par les citations de Baillet, tirées des Olympica'*. Leibniz n’a done pas suivi lordre du registre quand on louvre du cété de la couverture datée. Sa copie occupe, dans le volume de Foucher de Careil, 56 pages, sans notes d’éditeur appréciables ; comme une page sur deux est réser- vée 4 la traduction, le texte de Descartes représente donc 28 pages : or 20, plus des deux tiers, sont des notes provoquées par des problémes particuliers de mathématiques et de physique ; les 8 premiéres sont fort différentes et répondent vraiment au titre actuel cogitationes pri- vatae : ce sont des « pensées » de Descartes, réflexions sur lui-méme, remarques psychologiques et morales sur Vhomme, vues générales sur la science, perspectives sur l'étude des choses spirituelles!*. Il semble done que Leibniz ait voulu avant tout posséder un double des textes ot le jeune Descartes pose et résout des questions scientifiques pré- es ; mais il a recueilli, en téte, des « pensées » qu’il trouvait curieuses lui rappelant peut-étre celles « de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets qui ont été trouvées aprés sa mort parmi ses papiers » et qui avaient été publiées quelques années plus tot. Quels sont les textes scientifiques du petit registre qui ont été copiés par Leibniz ? Le premier est celui qui commence ainsi : « J'ai eu, il ya peu de jours, la compagnie d'un homme tris ingénieux, qui m'a proposé la question suivante... »!? Ce vir ingeniossimus est cet Isaac de Middelbourg dont Descartes parle un peu plus loin et dont Baillet signale la mention dans le Parnassus, sans reconnaitre en lui Isaac Beeckman"®. Quelques pages avant la fin de la copie, on trouve aussi le renvoi & Pierre Rothen que Baillet avait noté dans le Parnassus’. Hest done probable que la partie mathématique et physique du docu- ment reproduit le Parnassus. A quoi correspondent dans le petit registre les cogitationes qui pré- eédent le Parnassus dans la copie de Leibniz, c’est-a-dire le contenu des huit premiéres pages de l’édition Foucher de Careil ? Les citations de Baillet permettent d’en rapporter quelques-unes aux Olympica ; mais ces textes des Olympica sont les derniéres de la série ; d’ailleurs, les premitres ne coincident pas avec le début des Olympica tel que nous le connaissons et par I' Inventaire et par le témoi- gnage de Baillet : ce « discours » commengait par le récit des songes de novembre 1619?°. Il y a donc, dans la copie de Leibniz, avant les 145. t. X, p. 223 et 240. 46. Dans l'édition Adam, t. X, les 8 premidres pages de I’édition Foucher cor- respondent aux p. 213-219, jusqu’au fragment : Contigit mihi ante paucos dies... qui marque le commencement des 20 pages de I'édition Foucher consacrées aux problémes scientifiques particuliers. AT t, Ky pe B9. 48. t. X, p. 223 et Bauer, tT, p. 44. 419. t_X, p. 242 et Barer, t. I, p. 51. 20. t. X, 'p. 7; Bauzer, t. I, p. 50-51 et p. 81; t. X, p. 179 sq. 16 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES fragments des Olympica, des « pensées » cueillies dans d'autres écrits du petit. registre. On peut toujours supposer que Leibniz a piqué ca et la des pensées curieuses : de quoi parlait Descartes dans les « six feuillets écrits » de notre 3°? quel était le sujet des sept ou huit lignes intitulées Demo- critica de notre 8° ? les réflexions sur la science et la méthode ne se- raient-elles pas tirées des « quelques considérations sur les sciences » de notre 5° ? Rien ne permet d’écarter l'idée d’un florilége de pensées détachées d’écrits que Leibniz n’avait pas jugé bon de copier intégra- lement. Une hypothése moins simple doit pourtant étre considérée. L’abbé J. Sirven se demandait si Leibniz n’avait pas tout poplin com- mencé par les pages que Descartes avait lui-méme intitulées : Praeam- bula®', pages qui ne sont pas & proprement parler a la fin du registre car clles sont au début, tout comme le Parnassus, mais en le prenant par l'autre bout. Retournons done le registre: que trouvait Leibniz ? que trouvons-nous, en conservant nos numéros ? 12° Praeambula 11° feuilles blanches 10° Experimenta 9°, 8°, 7°, 6°, 5° Feuilles blanches, ou écrites en sens inverse. 49 Sans retourner le cahier, Leibniz continue et lit les Olympica. La suggestion de l'abbé Sirven conduit ainsi a une hypothése qu'il n’avait pas prévue : Leibniz retourne le cahier pour commencer sa copie par les Praeambula, puis il lit tous les textes du registre écrits dans le méme sens, e’est-i-dire ceux de notre série B ; les Cogitationes privatae reproduiraient des notes copiées dans les Praeambula, ensuite dans les Experimenta, enfin dans les Olympica, dont nous avons, en effet, reconnu des morceaux juste avant le Parnassus. Praeambula. Initium sapientiae timor Domini... Cette citation de VEcriture®? n’annonce pas des « préambules » A quelques essais de géo- métrie ou de physique mathématique. Toutefois, dans la pensée du jeune philosophe, «Ja sagesse » n’est peut-étre pas sans connexion avec le progrés des sciences : rien d’étonnant si, sous ce titre et & lombre de cette epigraphe, il jette sur le papier & la fois des confidences sur lui-méme et des réflexions sur l'idée qu'il se fait du savoir ; tel est bien le sens de sept fragments qui ouvrent la copie de Leibniz. Une anecdote tirée par Baillet des Experimenta nous invite & prendre le mot « expériences » dans un sens qui ne le réserve pas aux sciences expérimentales selon notre vocabulaire actuel : Descartes, seul passa- ger d’un bateau avee son valet, surprend une conversation des mari- niers le concernant ; il s’agissait de le voler et de le jeter & eau ; épée 4 la main, il les devance et son attitude résolue leur Ote toute envie de l'attaquer. A travers le récit de Baillet, on voit fort bien pourquoi 21, Sreven, p. 60-64. 22. t. X, p. 85 voir plus loin, p. 66-67. 23. t. X, p. 243 a 245, ligne 14. UN PETIT REGISTRE EN PARCHEMIN 17 Descartes a consigné l’épisode sous la rubrique Experimenta : il ne V'a pas raconté comme quelqu’un qui écrit un journal, mais pour illustrer une observation de portée générale : « Ce fut en cette rencontre qu’il s’aperout de V'impression que peut faire la hardiesse d'un homme sur une ame basse ; je dis une hardiesse qui s’éléve beaucoup au-dessus des forces et du pouvoir dans l'exécution, une hardiesse qui, en d'autres occasions, pourrait passer pour une pure rodomontade™, » Une analyse historique des textes montrera des « expériences » du méme genre dans les six fragments qui suivent les sept tirés des Prae- ambula®®, Sous le titre Olympica, 'Inventaire signale un « discours » ; les cita- tions de Baillet nous apprennent qu'il commengait par le récit de songes survenus dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619, suivi de textes dont nous retrouvons les originaux dans la copie de Leibniz et qui concernent «les choses de I'Olympe » ou plutét les moyens de les exprimer. Neuf fragments semblent ainsi tirés de cette derniére par- tie de la série B, ce qui conduit le lecteur des Cogitationes privatae jus- qu’au premier extrait du Parnassus*®. Est-ce par hasard que Praeambula, Experimenta et Olympica sont écrits du méme cété, formant, en apparence du moins, une méme série ? Tout se passe comme si Descartes avait commencé son registre par les deux bouts avee l’intention de séparer deux sortes de notes. Les unes ont pour objets des questions précises de mathématiques et de physique : c’est la série A. Les autres sont faites de confidences per- sonnelles, de souvenirs, d’expériences vécues, de généralités sur l’es- prit de la science, de suggestions d’ordre métaphysique et religieux : c'est la série B. Reste & savoir A quelle époque Descartes a jeté ces diverses notes sur son registre. Comme le remarque Baillet de la date « portée en dedans de la cou- verture » [cdté A], «il se peut faire qu’elle n’ait été que pour le registre en blane, et qu’elle n’ait voulu dire autre chose, sinon que M. Descartes aura commencé a user de ce registre le premier de janvier 1619, pour continuer & s’en servir dans la suite des temps selon ses vues et sa volonté »*7, Ce qui est sir, c’est que cette date n’appartient A aucun fragment particulier et il est facheux que, dans I’édition d’Adam comme dans celle de Foucher de Careil, elle semble typographiquement faire partie de la note qui la suit sur la copie. 24. Bauer, t. T, p. 102-403; t. X, p. 189-190. [Quant a la date possible de cet épisode, Ballet avait supposé novembre 1621, suivi par Adam, t. X, p. 176; mais ce dernier, reprenant la question dans sa us de Descartes, suggére aussi comme possible la fin d’avril 1619, t. XII, p. 61- 62. 25. t. X, p. 245, ligne 11, a p. 217, 1. 12. 26. t. X, p. a7, ligne 42, & p. 249, ligne 5. 27. Bauxer, t. I, p. 54; t. X, p. 213, note b. 418 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES Quels sont ces « temps » de la rédaction, comme dit Baillet ? Lors- qu’un cahier est écrit de fagon continue, la place des textes permet au moins de les situer chronologiquement les uns par rapport aux autres : mais lorsqu’il est commencé par les deux bouts et lorsque chacune des deux séries est elle-méme faite de morceaux discontinus ? Parnassus, Praeambula, Experimenta, Olympica ne sont pas des titres d’ouvrage mais diverses rubriques d’un cahier de notes. Sous chacune de ces étiquettes il y a ce que nous appellerions aujourd’hui un dossier, avec des pages laissées blanches permettant d’ajouter, a Voceasion, de nouvelles réflexions, de nouveaux documents. De la, deux conséquences : 1° Les notes de chaque groupe ne sont pas nécessairement de la méme époque. 2° Toutes les notes d’un groupe ne sont pas nécessairement posté- rieures & celles des groupes précédents. Par exemple, dans la série B, toutes les notes des Olympica n’ont peut-étre pas été écrites en méme temps mais au cours de plusieurs mois. D’autre part, bien que les pages d’Ezperimenta précédent les pages d’Olympica, il ne faudrait pas s'étonner d’y trouver des mor- ceaux postérieurs & ceux du dossier suivant. Les dates sont malheureusement rares ; les signes suggérant une date sont étroitement liés au contenu des textes ; le déchiffrage, désor- mais, coincide avec Phistoire de la vie et de la pensée de Descartes. Cuapitre IT DU PARNASSE A L’OLYMPE René Descartes est né le 31 mars 1596 ; il fut baptisé trois jours plus tard, & La Haye en Touraine, a la frontiére du Poitou. D’apres Baillet, son pére l'envoie, dés Paques 1604, au collage que les Jésuites ont ouvert 4 La Fléche en janvier de cette méme année! : il y aurait vécu «huit ans et demi » et l’aurait quitté en aodt 1612?, ayant suivi le cours d’études comprenant quatre cla de Grammaire, une classe dite d’Humanités, une classe de Rhétorique et trois classes de Phi- losophie®. Malheureusement Baillet ne donne aucune référence et nous ne savons Vorigine des dates qu'il avance. S’est-il servi d’un renseignement que Descartes lui-méme fournit dans un manuscrit cité par le méme Baillet & la fin de sa biographie ? Le philosophe, en effet, rapporte qu’il fut saigné pour la premitre fois a l’age de treize ans, alors qu'il étudiait en Rhétorique‘. Or, il eut «ses treize ans » le 31 mars 1609 1 était, & ce moment-la, en classe de Rhétorique, cela signifierait qu'il fit sa Rhétorique en 1608- 1609 et, puisqu’il s’agit de la sixitme année du cours d’études, il serait bien entré au Collége & l’époque de sa fondation et il l'aurait quitté & la fin de 1611-1612, comme le dit Baillet. Mais « treize ans » peut aussi renvoyer A toute la période au cours de laquelle Venfant dit : «j'ai treize ans » et qui se termine le jour of il dit : « j'ai quatorze ans » ; dans ce cas, le chiffre reste exact pour tout ce qui arrive entre mars 1609 et mars 1610, par exemple, si la saignée est de décembre 1609 ou de janvier 1610; l'année de Rhétorique pourrait étre alors 1609- 1, Banter, t. I, p. 18; ef. p. xuvn. 2. Ibidem, 'p. 31. 3. Camille de Rocuemonrerx, Un Collége de Jésuites au XVII® et XVIII® sitcles : Le Collége Henri IV de La Fliche, Le Mans, 1889, 4 vol. t. III, p. 4. 4, t. II, p. 450; voir plus loin p. 73. 20 LES PREMIBRES PENSEES DE DESCARTES 1610, ce qui reculerait la rentrée & Paques 1605 et la sortie & aodt 1613°. Les historiens contemporains sont portés A reculer le plus possible la date de la sortie afin de diminuer d’autant le vide entre la fin du séjour & La Fléche et la rencontre ayee Beeckman en novembre 1618, qui marque le début de la premiére période oi des écrits de Descartes et des témoignages authentiques offrent au biographe des matériaux solides. Que Descartes ait quitté le Collége en 1612, comme dit Baillet, en 1613, ce que permet le souvenir de sa premiére saignée, en 1614 ou en 1615, selon les suppositions des plus récents historiens, nous ne savons que faire de lui jusqu’a Pautomne 1618. Des piéces d’archives établissent pourtant plusieurs faits : le 21 mai 1616, a Poitiers, Descartes est parrain de l'enfant d’un tailleur qui lui loue une chambre® ; dans la méme ville, le 9 et le 10 novembre de la méme année, il est recu au baccalauréat et a la licence en droit, in eisdem canonico et civili juribus? ; deux actes de baptéme portent sa signature comme témoin, & Sucé, diocese de Nantes, le 22 octobre et le 3 décembre 16178. Ces précisions ne permettent certes pas a his- torien de Descartes de reconstituer l'emploi de son temps pendant la période qui s’écoule entre la sortie de La Fléche et le départ pour T’'armée de Maurice de Nassau ; du moins lui donne-t-elle un utile aver- tissement sur la maniére de lire la Vie d’Adrien Baillet, érudit scrupu- leux et historien suspect. L’érudit a su réunir une précieuse documen- tation, mais l’historien ne sait pas se taire quand sa documentation laisse des lacunes. Si pauvre que soit actuellement notre information sur les années 1613-1618, elle nous permet d’apprécier les reconsti- tutions pseudo- historiques du bon abbé et de poser un principe cri- tique, qui, dailleurs, éclaire la vraie valeur de son ouvrage : celui-ci n’est pas une « source », mais ses « sources » restent le point de départ de toute recherche. I. Vhiver 1618-1619 La vie de Descartes ne devient vraiment historique qu’au cours de Vhiver 1618-1619, c’est-a-dire au moment ot des documents précis permettent de suivre ses préoccupations et de connaitre ses premier travaux’, Ces documents sont d’abord le journal de Beeckman, puis & partir du 1°F janvier, la correspondance des deux amis et les notes que Descartes jette sur « un petit registre en parchemin »1, 5. Voir Note 4, Sur la date de Ventrée au college. 6. Apam, t. XII, p. 35 et 39, note c. 7. Ibidem, p. 35 et le document publié p. 40, note a. 8. Ibidem, p. 35 et 44, note g. 9. Pour cette période, volt, au point dé-yue biopraphique ¢ Anam, t XII, p. 42-46; G. Comen, ch. III; ‘au point de vue scientifique : Miruaup, Descartes savant, ch. 1; Stnvex, ch. II, p. 57-58 et 73-113; Koyné, Etudes galiléennes, Paris, Hermann, 1939, t. IT, p. 25 sq. 10. Les textes du journal de Beeckman pouvant intéresser V'histoire de Des waiver 1618-1619 2 Descartes a vingt-deux ans ; il se fait appeler M. du Perron, nom une terre du Poitou qui lui vient d’une grand’mére; il est & Bréda, militaire au repos ; aucune obligation, semble-t-il, ne limite ses loi- sirs, Desidiosus meo more, écrit-il en janvier, « dans le désceuvrement, a mon habitude... »4, Mais le contexte nous empéche de prendre a la lettre cette boutade : en fait, il étudie le dessin, l’architecture mil taire et le flamand. Surtout, ses recherches scientifiques le passionnent. En novembre 1618, il s'est intimement lié avec un jeune médecin, Isaac Beeckman, de huit ans plus agé que lui'®. On ne saurait trop insister sur importance de ces relations. Leur rencontre est trés exac- tement du 10 novembre’? : quelques jours plus tard, Beeckman écrit dans son journal ; ce « poitevin » est en rapport avec de nombreux Jésuites et hommes de sciences ; « cependant, il dit qw’il n’a jamais rencontré personne, 4 part moi, qui unisse accurate la physique & la mathématique »; de son cdté, le hollandais reconnait qu’il n’avait encore pu parler A personne de ce genre d'études. En face de cette note, Beeckman ajouta ce titre dans la marge : Physici mathematici paucissimi. Sollicité par son nouvel ami, Descartes rédige un mémoire sur Ia chute des corps, une étude sur la pression des liquides™ et surtout un Compendium musicae qu'il offre 4 Beeckman pour ses étrennes au début de janvier 16191. Si lon ajoute que les entretiens portent aussi sur des questions mathématiques, si l’on souligne dans lA brégé de musique cartes ont été indiqués ou publiés par Adam, t. X, p. 41 sq. Le document n'a 6té intégralement publié que beaucoup plus tard : Journal tenu par Isaac Beeck- man de 1604 a 1634, édition par Cornelis pe Waanp, La Haye, Nijhoff, in-4°, t. I, 1939; t. II, 1942; t. III, 1945; ef. compte rendu de B. Rocnor, Revue philosophique, avril 1947, p. 283-239. La correspondance de Descartes et de Beeckman est publiée par Adam, t. X ; avec traduction dans : Correspondance, Apam rt Mrruavp, t. [, 41. A Beeckman, 2% janvier 1649, t. X, p. 154-152. 412. Sur Beeckman, voir : Apam, t. X, p. 17 sq.; Comes, p. 875 sq. ; note biographique de C. pz Waann dans : Mensenne, Correspondance, t. Il, p. 217. 13, Journal de Beeckman, cité t. X, p. 46. 14. Ibidem, p. 52 ; ce texte est écrit sur le registre de Beeckman au verso du fol. 100 ; or, on lit au recto une note datée 23 novembre 1618 (t. X, p. 42). 15. Publiés par Adam sous le titre : Physico-mathematica, t. X, p. 67-78. 46. Le texte est publiée t. X, p. 89-144; une traduction a été éditée par le P. Poisson, Traité de la Méchanique composé par M. Descartes, de plus UVAbrégé de musique du méme Auteur, mis en francais avec les Eclaircissements nécessaires par Nficolas] Pfoisson], P[rétre] D[e] L[Oratoire]. Quelques extraits de cette tra- duction dans Gwores philosophiques de Descartes, éd. A. Garnier, t. TT. L’ouvrage est daté du 31 décembre 1618 (t. X, p. 141) ; Beeckman a quitté Bréda le 2 janvier avec son exemplaire. Cf. t. X, p. 58, 61-62, et 331. Sur ce traité, voir André Pino, Descartes et la musique, Paris, 1907. Sur son intérét esthétique : Victor Bascu, Y a-t-il une esthétique cartésienne ? Congrés Descartes, t. 1; Lucy Purnanv, Bsthétique et Sagesse cartésienne, 17° partie, Re- vue Whistoire de la philosophie, janvier-mars 1942 [indications sur les premieres applications de la méthode] ; Félix de Ataera, Una faceta poco explorada (Des- cartes en su «Compendium Musicae >), dans Estudios, Homenaje a Renato Des- cartes, Buenos Aires, aodt 1937. 22 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES les morceaux sur «les passions de l’éme »!?, on devine un esprit dont la curiosité n’est pas spécialisée. Quelques lignes des pages sur I'hydrostatique font supposer que Je jeune homme croit disposer d'un moyen sar pour résoudre les pro- blémes. «...C’est si clair, [perspicuum) éerit-il d’une solution, que je rougis de ne pas l’'avoir remarqué avant-hier. Si j’ai écrit ceci, c'est non seulement pour vous laisser un souvenir de moi, mais encore sous Vimpulsion de la peine et de la colére, parce que derniérement je n'ai pu expliquer sur le champ une chose si facile et parce que je n'ai méme pu la concevoir'®. » Faut-il déja parler de méthode ? Du moins s’agit-il dun esprit soucieux de méthode. Bientét, d’ailleurs, il écrira : «Quand j’étais jeune [juvenis], & la vue de découvertes ingénieuses [ingeniosis inventis], je cherchais si je ne pourrais pas en faire par moi-méme [per me possem], sans l'aide d'un guide [non lecto auctore] ; c'est ainsi que je remarquai peu & peu que je procédais suivant des régles fixes [certis regulis]®.» Que ce texte du « petit registre » soit du début ou de la fin de 1619, il nous renseigne sur un plaisir que le jeune chercheur expérimente a l’époque ou lamitié de Beeckman stimule son esprit. Trois themes complémentaires surgissent dans ce plaisir : d’abord, ce qui Vintéresse, ce n'est pas seulement de savoir mais d’inventer ce qu’il sait, invenire ; ensuite, il constate qu’inyention s’oppose a érudi- tion, per me & auctore ; enfin, A mesure qu’il s’exerce & trouver par lui-méme, il s’apercoit que certaines régles dirigent l’esprit, de sorte qu'ingenire n’introduit nullement hasard ou chance dans la vie de la pensée. La note du registre nest qu'une confidence sur une disposition d’esprit, mais cette disposition, Descartes la retrouvera avec les thémes et méme les mots de la note lorsque, longuement au début de la Régle X, rapidement dans la premiére partie du Discours, il esquissera une gendse de sa méthode. Au commencement, ab initio, alors que j’étais encore bien jeune [cum juvenem adhue], j’avais une maniére de tra- vailler, studendi modum, lige & une disposition de mon esprit, car je suis né avec un esprit ‘tel 1.00 me... natum esse ingenio ut..., que Je trouvais plaisir 4 découvrir par moi-méme la vérité, non en écoutant les raisons des autres mais en essayant de les découvrir par moi-méme, non in audiendis aliorum rationibus, sed in iisdem propria industria inveniendis ; c'est ainsi que, préférant la recherche A la lecture, j'ai expérimenté certaines régles certas regulas™... «des considérations et des 17, Voir les § I, HI, VIL, XII et § XII; voir plus loin, un extrait du § XIU, p. 74. 18. t. X, p. 74; traduit et commenté par Stave, p. 88; voir aussi Mizmavp, p. 36-37. 19. t. X, p. 214; trad. Foucwen pe Canen, t. I, p. 3; pour la date, voir plus loin, 7. 67 et 68. 20. Regulae X, t. X, p. 403-404 ; certas regulas : «des régles certaines », selon la traduction G. Le Roy, Pléiade, p. 38; « des régles déterminées », selon la traduction J. Sirven, p. 62. waiver 1618-1619 23 maximes », dit le Discours, regularum sive axiomatum, selon sa traduc- tion, «dont j'ai formé une méthode »*1, « Des ma jeunesse » correspond, dans le Discours, a juvenem adhuc de la Ragle X, qui répéte juvenis de la cogitatio recopiée par Leibniz : ce mot renyoie a une période indéterminée de tatonnements qui com- mence peut-Ctre avec les années de collége, qui est déja du passé mais un passé évidemment peu éloigné au moment ot Descartes l’évoque du haut de ses vingt-quatre ans! Les travaux de Vhiver 1618-1619 pourraient bien représenter une étape décisive dans cette prise de conscience de «certaines régles » qui ne sont pas encore la méthode et qui dans la vision rétrospective du philosophe en deviendront l'ori- gine. Ainsi, deux traits marquent déja fortement la pensée de Descartes : une curiosité que ne limite aucune spécialisation et qui la pousse dans de multiples directions a la fois, une passion de la découverte qui dé- tourne de l’érudition et qui, si l'on peut dire, se réfléchit en régles pour la direction de l’esprit. Un troisitme trait peut aussi étre apergu. Gas- ton Milhaud, quia si clairement exposé les essais scientifiques de Des- cartes A cette époque, remarque que « déja, avec la premitre vision plus ou moins lointaine de sa solution future, s’exprime naivement sa tendance a voir grand, & réver d’uvre complete, totale, a cher- cher des solutions exhaustives, & concevoir ses travaux comme devant réaliser la science intégrale et définitive », Dés la fin de 1618, dans les deux notes rédigées pour Beeckman sur la pesanteur et sur la pression des liquides, le « physicien-mathémati- cien » fait allusion & un ¢ traité complet », integro tractatu, dont il sou- ligne la nouveauté et loriginalité — cum enim nova sint et mea — sur la représentation géométrique des mouvements et il parle de «son Algébre géométrique », — ev mea Algebra geometrica**, Mais ici, les travaux qui accompagnent les entretiens avec Beeckman ne peuvent. étre séparés de ceux qui aboutissent, en avril 1619, & l’annonce d’un livre sensationnel. Beeckman quitte Bréda pour Magdebourg le 2 janvier 1619, empor- tant le Compendium musicae. Il laisse son jeune ami bouillonnant didées, Celui-ci acquiert un « petit registre en parchemin »; sur le «dedans de la couverture », il inserit la date : Anno 1619 Kalendis Januari : c'est le pobte qui ouvre le cahier de ses réveries. Car c’est un poéte : «je me suis voué au culte de mes Muses »*4, « n’attends plus rien de nos Muses... »?° ; inutile de préciser ; Beeckman comprend il a reconnu Géométrie, Algtbre, Mécanique... Le physicien mathé- 21. Discours, 1° partie, t. VI, p. $5 trad. p. 541; ef. Gisox, Commentaire, p. 91-92; Strven, p. 171-172. 22. Mumaup, p. 44. 23, t. X, p. 72 ot 78. 24, A Beckman, 26 mars 1619, t. X, p. 154. 25. Tbidem, 23 avril 1619, p. 162. 24 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES maticien a tout naturellement choisi le titre Parnassus pour les notes qu'il commence a écrire sur son registre. La conversation continue avec I’ami qu'il vient de quitter : elle con- tinue A la fois sur le registre et par lettres. La premiére ligne de la premitre note du Parnassus «enchaine » : Contigit mihi ante paucos dies familiaritate uti ingeniosissimi viri...?6, Il m’est arrivé, il y a peu de jours, de jouir de la compagnie d’un homme trés doué... Si Des- cartes n'avait pas porté sur la couverture la date du 1¢T janvier 1619, on croirait que les premiéres pages du cahier ont été écrites en no- vembre et décembre 1618 : on y retrouve, en effet, les questions dont les deux hommes s’entretenaient alors : sans doute Descartes a-t-il voulu commencer par un bilan de leurs conversations. Ensuite, jus- qu’a la fin d’avril 1619, journal de Beeckman, lettres & Beeckman et Parnassus sont complémentaires, comme les notes de Ch. Adam per- mettent de le constater dans son admirable tome X. watngeniosissimi viri, qui talem mihi quaestionem proposuit... : c'est la question que Beeckman pose dans son journal vers le milieu de décembre 16187 et a laquelle Descartes apporte, a la méme époque, une solution dans une longue note sur la pesanteur**. Suivent les ques- tions soulevées par Isaac de Middelbourg, que l’on retrouve dans le- journal de Beeckman : sur les vibrations des sons aigus®, sur le mou- vement circulaire des projectiles®, sur la congélation®, sur les aiguilles de glace**. Une note francaise : « Pour toucher une mandoline exacte- ment, selon mes régles de Musique... » est un court appendice au Com- pendium musicae daté du 31 décembre® ; Isaac de Middelbourg réap- parait avec la question d’hydrostatique qui a provoqué en décembre 1618 la rédaction par Descartes d’un essai : Aquae comprimentis in vase ratio™. Aprés ces notes de physique mathématique dépendant des entre- tiens de Descartes avec Beeckman en décembre 1618, la copie de Leib- niz conserve des textes dont la plupart sont d’ordre mathématique et correspondent. aux indications données par le jeune philosophe dans ses lettres 4 Becckman de janvier & avril 1619. Le 2%4 janvier, Descartes, qui a déja recu une lettre de son ami, lui déclare : «En ce qui me concerne, je reste oisif selon mon habitude [desidiosus meo more], & peine ai-je mis un titre aux livres [libris] que sur votre conseil je dois écrire?’, » Ainsi, dans les derniéres semaines de 1618, Beeckman a éveillé en lui le démon de l’écriture. Pour écrire 26. t. X, p. 219. 27. Cf. folio 105 de son Journal, t. X, p. 44; le folio 100 porte la date du 29 novembre 1618 (p. 42) et le folio 107, celle du 26 décembre 1618 (p. 45) ; les textes sont cités p. 58-61. 93). x Pe 75-78. 29 224 et Journal de Beeckman, t. X, p. 52-53 [décembre 1618). 30. 224 et note b [décembre 1618). 31. . 225 et note a [septembre 1618}. 32, . 226 et note a [fin octobre 1618) 33. 297 et note 6. . 228 et le premier des Physico-mathematica, t. X, p. 67-74. . 151. niver 1618-1619 25 quoi ? Une note sur une question particuliére ? un petit traité hatif comme le Compendium musicae ? Non : des livres. Un programme @études a été établi par le « poitevin » qui commence par chercher les titres... De 1a son humour en annongant au cher Beeckman qu’il apprend, bien modestement, le dessin, l’architecture militaire, le fla- mand, « choses que votre esprit, occupé de sujets plus élevés [altio- ribus|, méprisera sans doute et regardera du haut du ciel de la Science [ex edito Sctentiarum coelo].%* » Mais le goat des choses « plus élevées » est en Descartes comme en Beeckman : celui-ci va bient6t étre rassuré, & supposé qu'il ait jamais été inquiet, sur les livres dont il avait recommandé la préparation. Il y en a au moins deux. Le premier est une Mécanique.« Mandez-moi votre avis sur notre Mécanique et dites-moi si nous sommes d’accord », écrit Descartes, le 26 mars, & Beeckman®, et, le 23 avril, a la veille de partir pour son grand voyage: dés que je pourrai m’arréter, je vous promets d’en- treprendre aussitét la « mise au moint de ma Mécanique »%8, « Sou- venez-vous de rédiger votre Mécanique »*, lui dit son cher ami en guise d’adieu... C’est la, évidemment, la suite des deux opuscules remis 4 Beeckman sur la pesanteur dans le cas de l'eau dans un vase! et dans le cas d'une pierre qui tomberait dans le vide". Dés la premiére ligne du premier essai, Descartes invoque « les fon- dements de sa Mécanique » — ex meis Mechanicae jundamentis. Ce qu'il entend par 1a, le premier morceau du Parnassus le précise : c'est la représentation des divers mouvements par des lignes et des figures géométriques, ce qui doit permettre «de résoudre une infinité de questions »#. Aussi, dans le texte qu’il soumet 4 Beeckman, fait-il allusion & un « traité complet » nécessaire pour établir ce qu’il apporte de nouveau et de personnel. Cette représentation géométrique des mouvements est liée & ce qu’a 86. Ibidem, t. X, p. 154-152. 87. Quod si seribas, de Mechanic ris mihi, t. X, p. 159. 38. .utibi_polliceor me Mechanicas, vel Geometriam digerendam suscepturum..., +. X, p. 162. 89. Beeckman a Descartes, 6 mai 1619 : J cribendae..., t. X, p. 168. 40, Aquae comprimentis in vase ratio reddita..., voir Mrruavp, p. 3437; Sinven, p. 84-88. 44. Lapis in vacuo versus terrae centrum cadens quantum singulis momentis motu crescat..., t. X, p. 75-78; cf. Miruavp, p. 26 sq.; Sinven, p. 77-84; et surtout Koyré, t. II, p. 99 sq. 42. Cogitationes..., t. X, p. 220 : Ut autem hujus scientiae fundamenta jaciam, motus udique aequalis linea repraesentabitur, vel superficie rectangula, vel paralle: logrammo, vel parallelipipedo ; quod augetur ab una causa, triangulo ; aduabus, pyra- mide, ut supra; a tribus, aliis figuris. Ex his infinitae quaestiones solventur. Cf. Smven, p. 90-91. 43, Aquae comprimentis..., t. X, p. 72: ..Duximus audem lineas tg... non quod velimus ita lineam mathematicam’ aquae descendere, sed ad faciliorem demonstra~ tionis intelligentiam. Cum enim nova sint et mea, quae dico, multa necessario suppo- nenda sunt, non nisi integro tractatu explicanda. s nostris mitte quid sentias et utrum assentia- femento mihi tuaeque Mechanicoe cons- . X, p. 67-74; sur ce traité, 26 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES la fin du second opuscule il appelle «mon Algebre géométrique >". Tl semble bien qu’aprés le départ de Beeckman ce soit surtout dans cette direction qu'il ait travaillé, en vue d’un autre livre ; & la veille de son grand voyage il promet de mettre au point, dés le premier arrét, c'est «sa Mécanique ou sa Géométrie ». Que fait-il en janvier et février ? Ce qui est sr, c’est que le 20 mars les Muses le visitent et pendant six jours consécutifs une inspiration le posséde qui épuise son esprit : un mois plus tard, il n'a pas encore retrouvé la force d’inventer*®. C’est la, sans doute, dans sa vie, la premiére période de figvre créatrice et il est curieux d’en remarquer les effets : des découvertes concernant des problémes particuliers jaillit Vidée d’une généralisation qui fait vibrer l’intelligence. En six jours, Descartes a découvert quatre démonstrations remar- quables et tout a fait nouvelles : insignes et plane novas demonstra- tiones adinveni*? : il résout le probléme de la division d’un angle en autant de parties égales qu’on voudra et surtout trois types @équa- tions cubiques. Comment ? Par des constructions géométriques ; mais tant qu'il s’agit d’équations du second degré, la droite et le cercle suflisent ; la construction ne requiert que la régle et le compas ordi- naire ; les problémes traités par Descartes font intervenir des lignes moins simples ; il a done inventé des compas & Vaide desquels il lui est désormais possible de traduire géométriquement des équations de plus en plus compliquées. Ses notes se trouvent dans le Parnassus*. Au moment oi il confie 4 Beeckman ses premiéres réussites, il s’at- taque & lextraction des racines composées : si j’aboutis, comme je Tespére, ajoute-t-il, « je mettrai tout & fait au point et en ordre cette science, pourvu que jé puisse vainere ma nonchalance naturelle », ceci dit en souriant, « et que les destins me fassent la faveur d'une vie pas trop absorbée », formule bien naturelle devant la perspective d'un long voyage’. « Et certes, continue-t-il, pour mettre complétement a nu devant vous ce & quoi je songe, ce n'est pas un Ars brevis de Lulle, mais une science entiérement nouvelle [scientiam penitus novam] que je désire apporter, science par laquelle se puisse généralement résoudre toutes les questions qui pourraient étre proposées sur n’importe quel 44. Lapis in vacuo..., t. X, ps 78 + ..Quae omnia evidentissime ex mea Algebra geometrica possem probare, sed nimis longum foret. 45. Cf. plus haut, n. 38. 46. A Beeckman, 26 mars 1619 : « Voila six jours que je suis de retour ici oii je me suis liveé au culte de mes Muses avec plus d'ardeur [diligentius] que jamais jusqu'é ce jour.» (t. X, p. 154) ; 23 avril 1619 : « VoilA un mois que je ne travaille plus : ces inventions m’ont épuisé 'esprit [quia scilicet ingenium illis inventis ita exhaustum juit ut... au point que les autres choses que javais I'in- tention de chercher, je n’aurais plus la force de les trouver.» (t. X, /p. 163.) 47. A Beeckman, 26 mars 1619, t. X, p. 154. 48. Cogitationes privatae, t. X, p. 232-242 ; 244-248. Cf. Miruaup, p. 38-43. 49. A Beckman, 26 mars 1619, t. X, p. 156 : Quod si reperero, ut spero, scien- tiam illam plane digeram in ordinem, si desidiam innatam possim vincere, et fata liberam vitam indulgeant. waiver 1618-1619 27 ordre de quantité, continue comme discontinue mais chacune suivant sa nature®, » Scientiam penitus novam... Nous sommes dans un ordre de choses si élevées qu'il faut tout de suite s’entendre ; aussi Descartes commence-t-il par définir son pro- jet en Popposant & Pouvrage de Raymond Lulle, Artificium sive Ars brevis ad absolvendam omnium artium encyclopediam sive Ars brevis, quae est imago Artis generalis®. A-t-il, comme suppose Ch. Adam, connu au collége l’Ars brevis et les Commentaria qu’'en a donnés Cor- nelius Agrippa ?% Il semble bien que Descartes ait toujours parlé par oui-dire de leur contenu. Beeckman, en effet, posstde un exem- plaire des Commentaria®* ; une lecture superficielle lui_a sufli pour juger qu'il n’y avait Ia ni secrets ni «clefs » & trouver ; il a naturelle- ment entretenu son jeune ami de cette ambitieuse tentative et il lui a montré l’ouvrage d’Agrippa que l'autre a feuilleté distraitement : un curieux hasard nous permet de savoir leurs impressions. A Ja fin d’avril 1619, Descartes rencontre dans une auberge un vieil érudit trés bavard, qui lui conte merveilles sur |’Art de Lulle : quelle question lui pose-t-il aussitét ? «Cet Art ne consisterait-il pas dans un certain arrangement des lieux communs de la dialectique d’oa l'on tire des arguments 5» Echo de ce que Beeckman lui a dit naguéres, puisqu’il ajoute aussitét : vous qui avez le livre sous la main, vérifiez done si ce que mon bonhomme raconte sur «les clefs » est exact, ces claves que ni Lulle ni son commentateur Agrippa n’auraient voulu révéler dans leurs écrits. La réponse sera du méme ton5#, 5A, Ibidem, p. 156-157. Sur cet important passage, voir : Munmaup, p. 43-44 et 75-76. 52. Sur cet ouvrage et ses commentaires, voir les notes de I’édition Apam, t. X, p. 63-65 ; sur le fait que Lulle « était a la mode », voir : R. P. Charles Curs- eau, Le Pére Yves de Paris et son temps (1590-1678), Paris, Société d'histoire ecelésiastique de la France, 1946, p. 45 sq., avec les importantes notes biblio- graphiques. 53. t. XII, p. 31, Henrici Cornelii Acripra, In Artem brevem Raymondi Lullit Commentaria, ; d’apres Adam, il s'agirait de Védition donnée dans H.C. Anirrac, Opera omnia, 2 vol. Lyon, 1600 (t. X, p. 63, note d). 54. Pour ce qui suit, voir : Descartes @ Beeckman (lettre écrite trois jours aprés la rencontre citée}, 29’ avril 1619, t. X, p. 164-165 ; Beeckman a Descartes, 6 mai 1619, t. X, p. 167-168; les extraits du journal de Beeckman cités, t. X,_p. 63-65 et 347, Sur le fait que Descartes a feuilleté les Commentaria, voir plus loin, note 56. 55. t. X, p. 165:.in quodam ordine locorum dialecticorum unde rationes desu- muntur. On ne voit pas en quoi cette question et son contexte assez dédaigneux permettraient de dire avec M. Gustave Cohen : « Lulle est pour lui une hantise et on peut prétendre qu’il lui a donné V'idée de trouver une méthode unique appl cable & toute chose. » (Quer. cit., p. 387; ef. p. 403.) Justes remarques A ce sujet dans Staven, p. 114. Je n’ai pu consulter J. Bentran ¥ Giirtt, Influencias lul- lianas en el sistema de Descartes, Barcelone, 1930, cité par Fermin pr Unmenera, Ramén Lull y Luis Vives, dans Estudios Franciscanos, n° 277, Barcelone, 1930, p. 80; nous avons surtout constaté cette forme d’influence qu’est le sentiment de se trouver devant le modéle de ce qu'il ne faut pas faire. 56, Beckman a Descartes, 6 mai 1619. La lettre éclaire la pensée de Descar- tes : Seribis te Dordraci doctum hominum reperisse, quem tamen postea nolis doc- 28 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES Rien d’étonnant, par suite, si, promettant & son ami un art pour résoudre une infinité de questions, Descartes commence par prévenir une équivoque : ce n’est pas un art de discourir comme celui dont vous m’avez parlé, mais un art de penser. L’opposition lui parait si symbo- lique que sa mémoire Venregistre : dans le Discours, juste avant l’énoneé des quatre régles, il se souvient de «l'art de Lulle » qui apprend« & parler, sans jugement, des choses qu’on ignore »*”, Scientiam penitus novam... A partir des quatre démonstrations réussies, une généralisation séduit son esprit échauffé par le surmenage : de méme qu’en arithmé- tique, les questions sont résolues avec des nombres appropriés, de méme, en géométrie, tous les problémes peuvent ¢@tre résolus a l'aide de lignes appropriées :il convient alors de les classer selon la nature des lignes qui permettent de les résoudre. « J’estime qu’on ne peut rien imaginer dont on ne puisse avoir la solution avec de pareilles lignes : ...si bien qu'il ne restera presque rien A trouver en géométrie [ut pene nihil in Geometria supersit inveniendum] ». « Certes, ajoute-t- il, c’est une ceuvre infinie, et qui ne saurait étre d’un seul. Elle est dune ambition incroyable...» Et pourtant, elle n'est pas pure folie : mais, ajoute aussitdt le réveur trés éveillé, j’ai apergu je ne sais Be lumiére dans le chaos obscur de cette science, avee l'aide de laquelle j’estime pouvoir dissiper les plus épaisses ténebres. » La den- sité du texte latin en fait ressortir 'intérét psychologique : Infinitum quidem opus est, nec unius. Ineredibile quam ambitiosum ; sed nescio quid luminis per obscurum hujus scientiae chaos aspexi, cujus auxilio densissimas quasque tenebras discuti posse existimo®. Cette lettre, rappelons-le, est du 26 mars 1619; un mois apres, le 23 avril, Descartes confirme sa promesse «quant aux choses que je me vantais Lauren @avoir trouvées » dans la lettre précédente : «mais, précise-t-il, je ne vous enverrai pas cela morceau par mor- ceai [membratim), us je composerai un jour la-dessus un ouvrage entier [integrum opus] qui, 4 mon sens sera nouveau et point mépri- sable [novum nec contemnendum|®®, » tum dici ob unicam cognitionem Artis Lullianae, quam prae se ferebat (t. X, p. 167) : tu miéeris que tu as trouvé 4 Dordrecht un savant homme, que cepen- dant tu ne veux plus ensuite appeler savant quand tu constates que toute sa science se réduit & Art de Lulle qu’il met toujours en avant, C’est li, tris exac~ tement, le sens de la lettre de Deseartes. Beeckman dit encore : ces fameuses «clefs» que l'on dit cachées sont tout simplement dans Agrippa; une lecture pourtant superficielle de ses Commentaires m’en avait convaincu, il y a quelques années ante aliquot annos] et, continue-t-il, « toi-méme tu les 'y aurais exacte- ment pergues si, il n'y a pas silongtemps, tu Vavais voulu », ex ipso enim Agrippa, si nuper voluisses, ipse ad amussim eas percepisses (t. X, p. 168). Ceci veut dire qu’au cours de V'hiver précédent, Descartes avait eu Voccasion de feuilleter I'ou- vrage d’Agrippa, 57. 2° partie, t. VI, p. 47. Cf. A Mersenne, 25 décembre 1639 ; « Mais pour les raisons de Raymond Lule, ce ne sont que sophismes dont je fais peu d'état, » (t. II, p. 629.) 58.'A Beeckman, 26 mars 1649, t. X, p. 157-158, 59. Ibidem, 23 avril 1619, p. 163. waiver 1618-1619 29 23 avril... Je pars demain... c’est l’heure ot l’amitié se sent éter- nelle®, od la reconnaissance oublie que tout passe... Considérant alors le chemin parcouru depuis sa rencontre avec Beeck- man, Descartes remercie avec chaleur celui qu’il salue comme « le pro- moteur et le premier auteur de ses études [studiorum meorum promo- torem et primum authorem|] ». « C’est vous seul, continue-t-il en justi- fiant ce titre, qui m’avez secoué dans mon oisiveté [qui desidiosum ercitasti], vous avez rappelé en moi des connaissances [eruditionem revocasti] déji presque sorties de ma mémoire et vous avez ramené & des occupations meilleurs un esprit [ingenium] qui s’écartait des affaires sérieuses, Si done il sort de moi quelque chose qui se trouve n’étre point méprisable [non contemnendum|, vous aurez le droit de le récla- mer entiérement pour vous ; et moi-méme, je ne manquerai pas de vous l'envoyer soit pour que vous en profitiez, soit pour que yous le corrigiez®1, » Ce que Descartes doit & Beeckman, ce ne sont pas seulement les avis judicieux d’un ainé, qui le fait bénéficier de son expérience et de ses lectures, mais cette secousse qui réveille ou éveille l’esprit, l’in- genium, menacé par le dilettantisme : le jeune francais est arrivé en Hollande dans cette disposition qu’expriment les mots desidiosus et desidia de ses lettres ; or quelques mois plus tard, les sciences ne sont plus pour lui une espéce d’amusement mais le but de sa vie ; la passion de découvrir, invenire, introduit maintenant dans son existence le souci de l’wuyre & accomplir. Ce souci double son existence quotidienne d’une vie profonde, qui est une vie secrete : le theme du masque apparait & ce moment précis ou le jeune Descartes, sous l’influence d’une lucide amitié, découvre sa vocation. Le 31 décembre 1618, s ‘adressant a Beeckman, il termine en ces termes son Compendium musicae : «Je permets & cet enfant de mon esprit [ingenti mei], informe comme il est, semblable a un petit d’ourse qui vient tout juste de naitre [quasi ursae foetum nuper editum), d’aller vers vous pour qu'il soit un souvenir de notre amitié [familiaritatis] et la plus sure affirmation de mon affection pour vous ; & cette condition toutefois, s'il vous plait, qu’éternellement caché dans Vombre de vos coffres ou de votre cabinet [Musaci tui], il n’ait pas & affronter le jugement des hommes. Ceux-ci, comme je veux croire que vous le ferez, ne détourneraient pas des yeux bienveillants de ses par- ties imparfaites [truncis partibus] pour Jes tourner vers celles od je ne nie pas que soient tracés, pris sur le vif, quelques traits de mon esprit [non nulla ingenii mei lineamenta] ; ils ne sauraient pas que ceci a été composé & la hate pour vous seul [twmultuose tur solius gra- tia], parmi V'ignorance des soldats [inter ignorantiam militarem] par 60. Ibidem, p. 162 : noluique hinc discedere, quin semel adhue epistola duratu- ram inter nos amicitiam renovarem : «je n’ai pas youlu partir d'ici, sans vous renouveler une fois encore par écrit assurance d'une amitié qui doit durer entre nous. 9 61. 23 avril 1619, p. 162-163. 30 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES un homme désceuvré et dilettante [desidioso et libero|**, soumis & un genre de vie entiérement différent de ses pensées [penitusque diversa cogitante et agente]®. » C’est ce contraste entre sa vie extérieure et sa vie extérieure qu’ex- primera bientdt le fameux texte : larvatus prodeo... «je m’avance masqué ». Voyez ce soldat : il porte en lui un monde dans lequel lui seul a pénétré et que lui seul explore ; qui le croirait ? il resemble & tous les autres, et pourtant c’est lui qui, demain, fera connaitre « une science entitrement nouvelle », «une science étonnante », comme il dira®. Depuis la fin de décembre 1618, Descartes est homme qui a un secret ; il se complait dans cette idée et, quand il est seul ou avec son confident, il aime & mettre et A enlever son masque. IL. Ubi sistere detur ? Tels sont les projets et les idées qui s'agitent dans son esprit au moment ow Descartes décide son grand voyage, en mars 1619%. Encou- ragé par ses récentes découvertes, il se propose d’apporter au monde une science nouvelle ; ce réve met un mystére dans sa vie et il cultive Yartiste qui vit en lui, & insu de tous, Beeckman excepté ; dés qu’il aura le loisir de s’arréter, il se mettra sérieusement au travail. Mais il lui faudra attendre le mois de novembre. Descartes quitte Amsterdam le 29 avril 1619 pour visiter le Dane- mark ; il compte séjourner a Copenhague oi il espére recevoir une lettre de Beeckman®. L’itinéraire d’abord prévu doit le conduire & Dantzig, puis « passant par la Pologne et un coin de Hongrie », en Autriche et en Bohtme : le but du voyage est I’Allemagne, mais le grand détour envisagé permettra d’éviter les routes peu stires du Pala- 62. Adam suggire une autre lecture : non libero, Descartes voulant dire qu'il ne dispose pas de tout son temps pour son travail scientifique ; de méme G Cohen, p. 379, n. 4 Le mot est, en effet, embarrassant. Poisson traduit « vie fainéante et non retirée » ; Baillet donne une paraphrase assez lointaine du_ texte ; Cohen laisse tomber le mot dans sa traduction. Pourtant libero semble bien étre dans Je manuscrit Iu par Baillet : sinon, se serait-il contenté du seul mot « fai- néantise » pour rendre le sens de desidiosus et non libero? D'ailleurs, Descartes aurait-il pu se dire & la fois oisif et trop occupé ? Il faut sans doute comprendre qu'il se laisse vivre en. amateur. 63. Compendum musicae, t. X, p. 140-141 ; ef. p. 88; traduction @apris celle de G. Couen, p. 379; voir les trad. de Poisson, t. X, p. 86, et de Baillet, p. 87. 84, Cogitationes privatae, t. X, p. 218 et Supplément, p. 103. Voir plus loin, . 67-68. F Cette lin erpretation de larrarle predes al parse duliosle det Onteaatiite ar acceptée par Sinven, p. 102, n. 2; Arount, La Décowerte métaphysique de Uhomme chez Descartes, Paris, P.U.F., 1950, p. 44 ; Cornelia Sennunien, Descartes, l'homme et le croyant, dans Descartes et le Cartésianisme hollandais, p. 55; Geneviive Le- wss, Descartes, Tours, 1968, p. 27 : «Il lui faudra done lever le'masque du sol- at... > 65. Il Vannonce & Beeckman le 26 mars 1619, comme un projet déja connu de son ami, t. X, p. 158. 66. A Beckman, 29 avril 1619, p. 165-166 ; cf. 20 avril, p. 164. UBI SISTERE DETUR ? 31 tinat et de la Baviére & la veille de la guerre que Phistoire nommera «de Trente ans »®?, C’est, d’ailleurs, une des armées combattantes que Descartes veut rejoindre : son apprentissage militaire continue’. A-t-il réellement suivi Vitinéraire prévu ? Le Discours nous apprend qu'il assista aux fetes données A Francfort, du 20 juillet au 9 septembre, quand Ferdinand, roi de Bohéme et de Hongrie, fut couronné empe. reur®, Peut-¢tre n’eut-il pas le temps de faire le long voyage dont il parlait & Beeckman, méme s'il n’est pas arrivé @ Francfort au début des fetes, Ce qui est plus sir, c’est qu’il quite la ville impériale pour rejoindre l’armée de Maximilien de Baviére, allié de Ferdinand contre Y'électeur palatin qui lui dispute la couronne de Bohéme. Il_y a peu aprés dans la vie du philosophe un moment si important qu'il en consigne le souvenir & deux reprises au moins. D'abord, au cours de Vhiver 1619-1620, sur le petit registre en parchemin, sous la rubrique Olympica : il ne reste de ce texte que quelques lignes citées par Adrien Baillet ou conservées dans la copie de Leibniz publiée sous le titre : Cogitationes privatae ; mais on peut considérer que six ou sept pages de Baillet en présentent une traduction approxima- tive? D’autre part, Descartes consacre la seconde partie du Discours de la Méthode et la premiére moitié de la troisitme & exposer le sens et les conséquences de ces heures mémorables, comme si, dix-sept ans plus tard, il y reconnaissait encore la grace d’une seconde naissance. «Comme je retournais du couronnement de I’Empereur vers l’are mée, le commencement de Il’hiver m’arréta en un quartier...%» Ce dernier mot, ici, ne signifie sans doute pas le lieu ot Parmée prend ses «quartiers d’hiver ». Descartes n’eut, semble-t-il, pas le temps ou l'in- tention de rejoindre l'armée avant l'hiver et, peu soucieux de vivre au milien d’une troupe au repos, il s'est arrété 1a of il pourrait tran- quillement travailler™. C’était, d’ailleurs, un article de son programme . A Beckman, 26 mars 1619, t. X, p. 158-159; 23 avril, p. 162; of. Aam, II, p. 46-47. & 68. Cf, A Beckman, 23 avril 1619, t. X, p. 162: il ne se presse pas pour arri- ver plus vite en Allemagne parce que la guerre ne lui parait pas imminente ; Discours, 2° partie, L2VI, p. 11 2¥« J’étais alorsijen Allemagne, ou l'occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avaient appelé... » 69, t. VI, p. 11. Cf. Girsox, Commentaire, p. 156. 70. Ava, t. XII, p. 47; toutefois, si Descartes n'est pas allé en Pologne et en Hongrie, rien nepermet de dire qu'il n’a pas, le 29 avril, pris le bateau & destination de Copenhague et accompli au moins la premiére étape de Vitiné- raire prévu : le séjour au Danemark ; ef. Coen, p. 390-391. 71. Bauzer, t. I, p. 80-86; t. X, p. 180-188, avec la présentation de Ch. Adam, p. 175. 72. Discours..., 2° partie, t. VI, p. 11. 78. Dans cette interprétation, « quartier » signifie « résidence », sens que Littré illustre en citant ces vers de Corneille : Médée, acte II, Prépare ton départ, et pense & ta retraite ; Pour en délibérer et choisir le quartier, De grace ma bonté te donne un jour entier. Ainsi, pendant Phiver 1619-1620, Descartes n'est pas A l'armée de Maximilien ; cf. Grusox, Commentaire, p. 156. 32 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES au moment méme ou il préparait son voyage... Quo fata ferant, ubi sistere detur 274 «...0% le destin va-t-il m’emporter ? Od me sera-t-il donné de faire halte ?» Descartes le sait, maintenant, dans son « quartier », mais nous continuons a Vignorer. Oi est ce « quartier » ? Baillet dit : «sur les frontires de Baviére 7, «le long du Danube »”* ; on préfére volon- tiers : un village aux environs d’Ulm7 ; mais aucun indice d’ordre historique ou géographique ne permet de justifier ces précisions. Nous ne savons pas davantage quelle date mettre sous les mots «commencement de Vhiver » ; mais on ne risque guére de se tromper en disant avec M. Etienne Gilson : « vers le commencement du mois de novembre 1619 »78 ; la crise intellectuelle dont le Discours expose les conséquences n’a pu se déclarer le lendemain de son arrivée et les Olympica donnent la date du moment décisif : 10 novembre 1619. X Novembris 1619, cum plenus forem Enthousiasmo, et mirabilis scientiae fundamenta reperirem, ete, «10 novembre 1619, comme j'étais rempli d’un enthousiasme et que j’étais en train de découvrir les fon- dements d'une science admirable, ete...7° » Que s’est-il passé ? Avant de poser la question, il convient d’apprendre & lire le texte que ces lignes introduisent. III. Les « Songes » de Descartes Le texte se trouve dans la biographie de Baillet qui le tire des Olym- pica. Plus exactement, Baillet en donne une traduction paraphrasée avec quelques citations de Voriginal latin. Il s'agit du morceau qui ouvre le « discours » écrit sous le titre Olympica sur le « petit registre en parchemin », Les pages qui nous le font connaitre laissent supposer un récit bien conduit et rédigé avec un certain souci littéraire, non une suite de notes hativement. griffonnées. Baillet ouvre donc le cahier de Descartes et écrit : « Il nous apprend que le dixitme de Novembre mil six cent dix-neuf, s’étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour-lé: les fondements de la science admirable, il eut trois songes 74. Vinoite, Enéide, III, 7, cité dans : A Beeckman, 23 avril 1619, t. X, p. 162. 75. Barer, t. I, p. 78 et 91. 16. Thidem, ‘p. 64. 77. Avam, t. XII, p. 47 78. Commentaire, p. 158. 79. Barter, t. I, p. 54 (t. X, p. 179); pour la traduction de reperirem, Gri- son, Commentaire, p. 158, il faut donc se méfier de la paraphrase de Baillet don- née plus bas, p. 32-33. Signalons que le 10 novembre 1619 est le 25¢ dimanche apris la Pentecdt comme il y a, cette année-la, vingt-sept dimanches aprés la Pentecéte, I'Eglise catholique dit l'office du 5¢ dimanche aprés l'Epiphanie ; l'épitre est tirée du saint Paul, Aux Colossiens, III, 12-18 ; I'Evangile, de saint Mathieu, XIII, 24-31 (pa- rabole de Vivraie). LES « SONGES » DE DESCARTES 33 consécutifs en une seule nuit, qu'il s’imagina ne pouvoir étre venus que d’en haut®. » Les trois réves de Descartes n’ont rien de surprenant, un réve n’étant jamais surprenant ou Peétant toujours, ce qui revient au méme. Ce qui Test beaucoup plus, c’est la précision avec laquelle ils sont racontés : il est assez naturel que Descartes ait reconstitué le dernier dans tous ses détails : mais le second et surtout le premier ? C'est une observation banale que nos réves sont plus ou moins re- construits par la conscience éveillée : la reconstruction leur donne une logique et une précision qu’ils n’avaient peut-ttre pas ; & mesure que nous réfléchissons sur un réve, des détails apparaissent et, selon le mot d’Egger, «on devient artiste & son insu », Paul Tannery, un des éditeurs de Descartes, abandonna l'étude des songes, estimant que Vintelligence introduisait au réveil trop d’éléments étrangers dans leur reconstitution®!, Ces difficultés que les psychologues connaissent bien, on ne les oubliera pas en regardant le contenu si rationalisé du troi- siéme réve et surtout en lisant le récit du premier, surchargé d’épi- sodes reproduits jusque dans les moindres détails : « obligé de se ren- verser sur le cété gauche », «grande faiblesse dans le cété droit », «vent impétueux qui lui fit faire trois ou quatre tours sur le pied gauche », ete.. Si la reconstitution minutieuse d’un réve est toujours suspecte, elle Vest bien davantage lorsqu’elle est celle de trois réves : car c'est apres avoir révé le troisitme que Descartes raconte le second et le premier. Il est vrai qu’entre le premier et le second il y eut un intervalle de deux heures sans sommeil, qu'entre le second et le troisiéme, il fut réveillé un certain temps ; il a done pu reconstruire chaque réve aussi- Lot aprés l'avoir révé et quand, apres le dernier, il veut se donner un compte rendu de la nuit entiére, son imagination retrouve le souvenir des reconstructions déja opérées pour le second et le premier. Ceci admis, il reste que Descartes raconte le premier et le second réve aprés avoir révé le toisiéme : lordre chronologique de son récit n’est tel que dans une vision rétrospective. Or il se trouve que le der- nier songe introduit une interprétation qui lui donne son sens et qui, 80. Barter, t. I, p. 81; t. X, p. 181. Remarquons que «ce jour ld» semble ajouté par Baillet qui traduit le texte latin donné plus haut, p. 32. Sur ces réves, voir surtout ; Mu.cer, Descartes avant 1637, 1867, ch. VII; G. Munavy, Une Crise mystique chez Descartes, dans Revue de Métaphysique. 1916, ou Descartes savant, ch. 11; Jacques Manuratx, Le Songe de Descartes, dans Revue Universelle, décembre 1920, ou Le Songe de Descartes, Paris, Corréa, 1932, ch, 1; Sinvex, ch. UL. Maxime Leroy, Le Philosophe au masque, Paris, Ric~ der, 1929, livre I, ch, VI [avec consultation du docteur Freud] ; Norman Kemp Smirn, New Studies in the Philosophy of Descartes, Descartes as Pioneer, Londres, Macmillan, 1952, ch. I, p. 5 et Appendice A [traduction de Baillet annotée] ; Roger Lertvre, La vocation de Descartes, P.U.F., 1956, livre II, ch. I. Pour les travaux de M. Paul Arsorp, voir plus loin, p. 38, note 83. Jo reprends ici Vesquisse présentée dans la 1" édition de La Pensée religicuse de Descartes, Appendice I, complétée par Essais sur Descartes, 1937, Appendice IL, et Descartes a-t-il révé ? dans Revue internationale de philosophie, n° 36, 1956. 81. Foucauzr, Le Réve, Paris, 1906, p. 4; ef. ch. IV. 3 34 LES PREMIERES PENSGES DE DESCAN’ en outre, donne un sens aux deux précédents : au moment ov Des- cartes prend la plume, il sait que PEsprit de Vérité I’a visité et que les fantémes de la nuit ont joué un ballet bien réglé. De la une inquiétude. Le récit présente : 1° le premier réve, puis Vidée que le réveur s’en fait au réveil ; 20 le second réve, puis le réveil et les réactions du réveur ; 3° le troisitme réve, puis Vinterprétation qui lui donne un sens ; 4° enfin, Descartes revient aux deux réves précédents et découvre que cette méme interprétation leur convient. En fait, Pordre a été tel : Descartes se réveille aprés le troisitme réve, il Pinterpréte en le reconstruisant ; puis il rappelle le souvenir des deux réves précédents, c’est-a-dire tels qu’ils furent reconstruits Yun et l'autre aussitét aprés avoir été révés ; mais il les rappelle pour les comprendre : l’évocation et l'interprétation sont contemporaines. Si, dans le récit de Baillet, qui semble bien suivre celui des Olym- pica, le rappel des réves Biers leur interprétation, en réalité l’inter- prétation précéde tout rappel. Au moment ot Descartes a lair de retrouver les images et les sentiments qui ont agité son sommeil et ses réveils, il dispose dune clé des songes : sa mémoire ne lui livrerait- elle que des bribes de scénes, un scénario cohérent se déroule instan- tanément. Quelle est la part exacte des souvenirs et celle des schemes montés par un esprit prévenu ? Qu’est-ce que le troisiéme songe ? Il comprend deux parties : les épisodes souvent racontés et leur déchiffrage: 1° Deseartes trouve sur sa table un livre : il ne sait qui l’y a mis ; il Pouvre : c’est un Dictionnaire. 2° Voici un autre livre sous sa main : il ne sait d’od il vient ; c'est un Corpus poetarum ; il ouvre et lit : Quod vitae sectabor iter ? 3° Un homme inconnu de lui surgit, «lui vantant » un autre potme commencant par Est et non : Descartes lui dit que c’est une idylle d’Ausone et qu’elle se trouve dans le Corpus ot il se met & la chercher. 4° L’homme lui demande ov il a pris ce Corpus : Descartes répond «qwil ne pouvait lui dire comment il l’avait eu»; ceci lui rappelle le Dictionnaire ; il le cherche et constate quil a disparu ; mais voici qu'il le revoit, « & l'autre bout de la table » et n’étant plus « entier » comme la premiere fois. 5° Ne trouvant pas dans le Corpus la pitce Est et non, il dit ’ Vhomme qwil en connait une autre, du m¢éme Ausone, «encore plus belle » : celle qui commence par Quod vitae sectabor iter ? 6° Il la cherche en vain dans le livre, mais « tombe sur divers petits portraits gravés en taille douce » : Pédition du Corpus poetarum qu’il a entre les mains n'est donc pas celle qu'il avait Phabitude d’utili- ser®?, 7° Livres et hommes disparaissent, tout s’efface, «sans néanmoins le réveiller ». 82. Voir Note 2: Le Corpus poetarum des réves. LES (SONGES » DE DESCARTES R Ici commence la seconde partie : « ...sans néanmoins le réveiller. Ce quvil y a de singulier & remarquer, note Baillet, c’est que doutant si ce quil venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida, en dormant, que e’était un songe, mais il en fit encore Vinterprétati avant que le sommeil le quittat. » ‘Ainsi, Yinterprétation commence alors qwil est endormi : le Dic- tionnaire signifiait « toutes les sciences ramassées ensemble », le Cor- pus poetarum « marquait en particulier et d’une maniére plus distincte la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble»; enfin, « continuant d'interpréter son songe dans le sommeil », il estimait que la piéce : Quod vitae sectabor iter ? « marquait le bon conseil d’une personne sage ou méme la Théologie morale ». Dans Vordre du récit, jusqu’ici Descartes dort : « La-dessus, dou- tant s’il révait ou s’il méditait, il se réveilla sans émotion et continua, les yeux ouverts, Vinterprétation de son songe sur la méme idée. » Dans l’ordre réel, tout commence ici, 4 linstant o& Descartes se ré- veille, en train d'interpréter le Quod vitae sectabor iter ?, sans trop savoir s'il est vraiment réveillé ; ensuite il se rappelle les divers épi- sodes du réve et, 4 mesure, il en poursuit linterprétation. Il la pour- suit, nous dit-on, «sur la méme idée » ; le Quod vitae sectabor tter ? d’Ausone a posé une question qui le concerne ; pendant le réve, I’in- terprétation avait fait apparaitre des significations impersonnelles ; elle avait déchiffré des symboles : au réveil elle continue dans le sens fixé par le théme du chemin de la vie ; qu’est-ce que tout cela signifie pour Descartes ? «Par les Poetes rassemblés dans le Recueil, il entendait la Révéla- tion et l’Enthousiasme dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. » La piece de vers Est et Non, « qui est le Oui et le Non de Pythagore », représente «la Vérité et la Fausseté dans les connaissances humaines et les sciences profanes », ce qui semble bien tre le sens de ’auvre & laquelle pense le jeune Descartes, Enfin, il se persuade que « Esprit de Vérité » a « voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe ». Mais l'interprétation ne s’arréte pas Ja : elle s’étend aussitot aux deux réves précédents et les relie au dernier, comme s‘ils étaient les trois actes d’une méme révélation, le premier et le second visant le passé, le troisiéme visant Vavenir. Dans la vision rétrospective, la nuit apparait avec sa double signification : le dernier songe, « fort doux et fort agréable» permet au philosophe de regarder «le reste de sa vie » avec optimisme ; « il prit les deux préeédents pour des aver- tissements menagants touchant sa vie passée, qui pouvait n’avoir pas été aussi innocente devant Dieu que devant les hommes. » Personne ne peut affirmer que Descartes a raconté ses deux cauche- mars A la lumiére de cette interprétation trés cohérente : mais les deux cauchemars sont racontés par un homme déja en possession de cette interprétation. Le premier réve est une histoire fort compliquée 1° Quelques fantOmes I’épouvantent : «il était obligé de se renver- ion. 36 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES ser sur le cdté gauche pour pouvoir avancer au lieu ot il voulait aller, parce qu'il sentait une grande faiblesse au e6té droit dont il ne pouvait se soutenir, » 20° « Honteux de marcher de la sorte », il veut se redresser, mais un vent impétueux l'emportant dans une espéce de tourbillon lui fait faire trois ou quatre tours sur le pied gauche ». 30 Il se traine diflicilement, voit un collége, entre, évidemment dési- reux de s’arréter ; «il tacha de gagner 'Eglise du collége, ow sa pre- mitre pensée était d’aller faire sa priére... » 4° S’apercevant qu’il a dépassé, sans le saluer, un homme de sa connaissance, il yeut retourner sur ses pas pour lui faire civilité ; mais cil fut repoussé avec violence par le vent qui soufflait contre I’Eglise ». 5° En méme temps, au milieu de la cour, quelqu’un lappelle « par son nom » et le prie d’aller prés de Monsieur N. qui a « quelque chose a lui donner » : Descartes s’imagina que e’était un melon qu’on avait apporté de quelque pays étranger ». 6° Ce qui domine en lui, c’est un sentiment de surprise : tous ceux qwil voit autour de lui sont « droits et fermes sur leurs pieds », tandis qwil est toujours «courbé et chancelant », bien que le vent qui avait failli le renverser «ent beaucoup diminué ». « Tl se réveilla sur cette imagination... » Or, «il sentit 4 Vheure méme une douleur effective » et « aussitdt il se retourna sur le cété droit, ear c’était sur le gauche qu'il s’était endormi, et qu'il avait eu le songe » : mais, chose curieuse, au lieu d’expliquer le songe & partir de cette «douleur effective », sans doute provoquée par une mauvaise position «sur le cdté gauche », voici que la « douleur effective » Pécarte, au contraire, de toute explication naturelle : elle «lui fit eraindre que ce ne fut Popération de quelque mauvais génie qui laurait voulu sé- duire >; il fit done «une priére A Dieu pour demander d’étre garanti du mauvais effet de son songe »; puis, ce qui semble bien introduire une idée assez différente : « ...et d'étre préservé de tous les malheurs qui pourraient le menacer en punition de ses péchés, qu'il reconnais- sait pouvoir étre assez griefs pour attirer les foudres du ciel sur sa téte, quoi qu'il edt mené jusques-la une vie assez irréprochable aux yeux des hommes. » On a reconnu le théme et les formules mémes du repentir qui pren- nent tout leur sens dans la vision rétrospective : est-ce que Descartes fut, au sortir du premier réve, saisi de crainte et temblement ? est-ce, aprés le troisitme réve, en reconstruisant sa trilogie, qu’il a donné un sens A une espéce de frayeur diffuse enveloppant le souvenir du cau- chemar ? Quoi qu’il en soit, tout s’éclaire aprés le troi: me réve : « Le melon dont on voulait lui faire présent... signifiait les charmes de la solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines. » Le vent qui le pousse vers l'église «n’était autre chose que le mauvais Génie qui tachait de le jeter par force dans un lieu ot son dessein était d’aller volontairement ». Mais, justement, Dieu ne voulait pas « qu’il se laissat emporter méme en un lieu saint par un Esprit qu'il n’avait pas envoyé ». LES ( SONGES ) DE DESCARTES 37 Ici encore, on a reconnu «Je génie » qui avait déja fait son apparition aprés le cauchemar : est-ce alors, en se réveillant, que Descartes a redouté les maléfices d’un « génie », de sorte que l'interprétation née du troisiéme réve n’edt qu’a préciser son rdle ? ou bien, comme le rappel du cauchemar et son interprétation finale sont concomittants, est-ce celle-ci qui introduit la crainte du malin dans le scénario du réveil ? Du second réve Descartes n’a retenu qu’un coup de tonnerre. Descartes est done réveillé ; aprés la priére, sa téte travaille « pen- dant prés de deux heures », occupée de « pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde ». « Dans cette situation il se rendormit.. Tl lui vint aussité6t un nouveau songe dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant qu’il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu'il en eut le réveilla sur heure méme... » Alors, les yeux ouverts, «il apercut beaucoup d’étincelles de feu répandues par la chambre». Le texte de Baillet semble dire ceci : Descartes n’aurait pas dd ¢tre surpris car des phénomenes de ce genre s’étaient déja souvent produits ; toutefois, « en cette derniére occasion il voulut recourir & des raisons prises de la Philosophie » ; ce qui suit ne nous renseigne guére : «il en tira des conclusions favorables pour son esprit, aprés avoir observé, en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement, la qualité des espéces qui lui étaient représentées » ; ceci dissipa «sa frayeur » et, rassuré sur la bonne santé de son ame, «il se rendormit dans un assez grand calme ». Revoyant, aprés le troisi¢me réve, le court incident du second, Des- cartes l'interpréte d’abord en le rapprochant du premier : « l’épou- vante » qui ]’a réveillé « marquait sa syndérése, c’est-a-dire les remords de sa conscience touchant les péchés qu’il pouvait avoir commis pendant le cours de sa vie jusqu’alors. » Epouvante sacrée, car l'optimisme qui illumine le chemin de sa vie fait tomber du ciel «la foudre dont il entendit l’éclat », « signal de l’Esprit de Vérité qui descendait sur lui pour le posséder ». Cette lecture du écit des songes a une conséquence importante. 41° En faisant du troisiéme réve selon le récit le premier selon l'ordre réel qui est celui de la remémoration, elle lui accorde le privilége d’étre le plus proche du réve réellement révé ; les deux autres sont des re- constructions assez lointaines de la conscience éveillée et méme dis- posant d’une «clé» qui rend sa mémoire un peu trop intelligente. 2° En déchiffrant le troisiéme songe non selon V’ordre du récit mais selon ordre réel qui est celui de la remémoration, elle accorde au dernier épisode le privilége d’étre seul contigu & un réve réellement révé : le Descartes du songe méditant sur Quod vitae sectabor iter ? tel est le souvenir qui se trouve le mieux préservé des schémes de la conscience éveillée. 33 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES IV. Descartes a-t-il révé ? Cette fagon de voir les choses ne met pas en question la réalité de réves, sinon celle de ces réves qui nous sont racontés ; toutefois elle ne prédisposerait guére & une résistance farouche s'il se trouvait que la question fat posée. Or elle le fut en 1952 par M. Paul Arnold®’. Celui-ci étudiait non histoire de Descartes mais celle des Rose- Croix ; ses recherches I'ayant conduit & nier I’existence d’une confrérie rosicrucienne au début du xvu® siécle, il rencontrait tout naturelle- ment Descartes parmi les contemporains dont la curiosité avait été éveillée par la rumeur qui gonflait les exploits scientifiques des mysté- rieux Fréres. M. Paul Arnold se devait alors de critiquer ’hypothése dune initiation du philosophe et, par suite, le pseudo-fait de ses rela- tions avec des membres d’une Fraternité qui n’existait. pas. Not si, & cette époque, il n’y a pas de société secréte rosicrucienne, il y une littérature rosicrucienne, ceuvre de luthériens qui, voyant ates cher la fin des temps, invitent les croyants au repentir et & l'union mystique. Or Descartes connatt cette littérature et il la connait bien que le réeit des Olympica est une sorte d’ «a la manitre de... » L’étude de M. Paul Arnold propose done deux théses : 1° il n’y a pas eu de réves mais un conte philosophique en forme de réves ; 2° lima- gerie des pseudo-réves «est forgée » par Descartes sur le modéle des paraboles rosicruciennes »4, La premiére thése est indépendante de la seconde et méme de l'étude sur les rapports de Descartes avee les Rose-Croix qui en fut loceasion, Quels que soient ces rapports, qu'il y ait eu ou non une confrérie, que Ie récit des Olympica soit ou non un pastiche rosicrucien, une question a été posée qui désormais ne pourra plus étre évitée: Descartes a-t-il révé ? On tenait le fameux récit pour un témoignage autobiographique ; tout au plus avions-nous remarqué que cette reconstruction de la conscience eillée était certainement un arrangement trés élaboré. Or une lecture attentive du texte dans son contexte renforce l’obligation de poser la question soulevée par M. Paul Arnold. Quelle est, en effet, la fin du projet concu sous le titre Olympica ? Descartes ne prend pas la plume pour raconter l’histoire de son esprit mais pour parler des choses non sensibles et plus particulitrement de la maniére de les évo- quer avec des mots qui désignent des choses sensibles. En considérant le récit rapporté par Baillet et les fragments recopiés par Leibniz, on constate que le premier sert d’introduction & une espéce de sym- bolique des choses spirituelles. Si Descartes dit « je », c'est peut-etre pour rapporter un épisode personnel ; mais, voulant écrire sur les choses de l’Olympe, n’est-il pas naturel qu’il ait repris le procédé litté- 83. Paul Arnoxp, Le « songe » de Descartes, dans Cahiers du Sud, 1 ou Histoire des Rose-Croix et les Origines de la Frane-maconnerie, P. de France, 1955, Appendice I. 84. Histoire des Rose-Croiz.... p. 297. , n° 312; is, Mercure DESCARTES A-T-IL REVE ? 39 raire dont les anciens se servaient pour mettre les Olympiens en rap- port avec les mortels ? Tous les rhétoriciens connaissent le Songe de Scipion, cette lecon de platonisme métaphysique et civique ; ils savent aussi que les dieux profitent volontiers du sommeil des hommes pour communiquer avec eux ; le De Divinatione de Cicéron en offre de nombreux exemples*, L’hypothése d'une fiction philosophique est done indépendante des rapports de Descartes avec les Fréres. Admettons qu’il n’ait jamais ouvert un de leurs livres : il conviendrait encore de se demander si les premiéres pages des Olympica ne sont pas un brillant exercice d’école A la fagon des poétes et des moralistes anciens. Inversement, supposons que le jeune voyageur, amateur de sciences curieuses, ait trouvé dans la symbolique Wétranges traités germaniques le modéle d'effets propres 4 frapper Vimagination : ne serait-ce pas alors l’éleve Deseasten qui aurait suggéré au fondateur de la « science admirable » Vidée de faire comme Cicéron, mais avec une imagerie de style R. C. ? La question exclut toute réponse dietée par des impressions. A Vhypo- thése de réves-fictions rien ne peut étre opposé qu’un fait. Ce fait, s'il existe, se cache dans les documents qui conservent le souvenir ou le pseudo-souvenir de la nuit du 10 au 11 novembre 1619. Il faut done rouvrir le « petit registre en parchemin ». Les historiens de Descartes parlent comme s'il n’y avait qu’un seul texte sur les réves de novembre 1619 : le récit des Olympica tel que Baillet nous I’a transmis®. Or il y en a deux. Ceci résulte de la compa- raison entre un fragment lu dans la copie de Leibniz et les passages des Olympica qu'il rappelle. Voici le fragment tel que Foucher de Careil l’a présenté*? : Anno 1620, intelligere caepi fundamentum inventi mirabilis.” Somnium 1619, nov. in quo carmen 7 cujus initium : Quod vitae sectabor iter ?... Avson “(En marge :] Olympica, X nov. ccepi intelligere fundamentum inventi mirabilis. Ce fragment ne vient pas des Olympica. 1° La premiére ligne avec sa note rappelle évidemment le début des Olympica : X novembris 1619, cum plenus forem enthousiasmo, et mirabilis scien- tiae fundamenta reperirem®... Baillet nous dit qu’en marge, «d'une encre plus récente, mais toujours de la méme main de l’Auteur », 85. Sur le songe comme procédé littéraire d’exposition poético-philosophique & a fin du xv® et xyi®, voir les indications d’André Cuaezet, Marcile Kiein ot Vart, Geneve, Droz, 1954, p. 147-148 et les notes p. 154 56, Gav! Graven, p. 65 54,5 mais on restitution du petit rogistey oot tout A fait différente de celle qui a été proposée ici, de sorte que nos interprétations sont divergentes. 87. Cogitationes privatae, t. » 88. Batter, t. I, p. 50 (t. 3 p. 216; Fovcuer ve Caren, t. I, p. & , p. 179) et p. 81 (t. X, p. 181). 40. LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES on lisait : XJ Novembris 1620, capi intelligere fundamentum inventi mirabilis®, La premiére ligne du fragment n'est pas exactement semblable & celle que Baillet a lue dans la marge des Olympica et qu’il déclare etre de la main de Descartes. C’est méme pourquoi quelqu’un a transerit en face la phrase lue dans les Olympica, substituant involontairement a XI: est-ce Descartes ? ne serait-ce pas plutét Leibniz ? Peu im- porte : que ce soit l’un ou l'autre, le fragment est tiré d’une page du petit registre qui n’est pas celle oi commence le récit des songes. 2° La seconde ligne rappelle P’épisode final du troisi¢me songe : la aussi le réveur lit le vers d’Ausone. Mais, dans notre fragment, il s’agit dune simple note sans verbe : « Songe, nov. 1619, 18, poeme 7 qui commence : Quel chemin de la vie suivrai-je ? ‘Auson. » Ces lignes n’ont pu btre découpées dans le récit visiblement rédigé que suit Baillet, méme en tenant compte des enjolivements. Le vers du poéte latin, d’ailleurs, n’apparait lié & une date dans aucun des trois passages of le traducteur le cite ; la premiére fois, le réveur «tombe » sur lui en ouvrant au hasard un corpus poetarum ; la seconde, il essaie vainement de le retrouver dans le méme recueil ; la troisiéme, il y reconnait un « bon conseil ». On ne voit vraiment pas comment l'un de ces morceaux pourrait bien étre le contexte du fragment. Le fragment ne vient pas des Olympica. D'ou vient-il ? La série B du registre est faite de trois groupes de textes sous les rubriques : Praeambula, Experimenta, Olympica. Ces lignes se trouvent sur la copie avant le premier fragment incontestablement extrait des Olympica, mais séparées de celui-ci par deux autres « pensées ». Si, comme c’est vraisemblable, Leibniz suit l'ordre du registre, cette situation porte & croire qu’elles viennent des Experimenta. La seule référence que Baillet donne aux Experimenta, on V'a vu, renvoie A une aventure personnelle qui permit au jeune philosophe de faire des observations sur le courage et la peur. Or, les deux « pen- sées » qui suivent sur la copie la note Somnium 1619 nov... sont des remarques sur la franchise de l’amitié, sur les effets de la force d’Ame chez les enfants, sur la tristesse et la colére, sur les transmutations des passions. Avant la note, on trouve une définition des vices comme des maladies de l’Ame et une observation que Baillet a, lui aussi, reco- piée : Descartes constate que la tristesse, le danger, les affaires désa- gréables ont pour effet d’exciter son appétit et de le faire tomber dans un profond sommeil ; la détente de la joie, au contraire l’empéche de manger et de dormir®. Tous ces textes qui encadrent notre frag- ment semblent @tre des notes en vue de quelque traité sur l'homme écrit par un moraliste qui voudrait étre un savant. 89. Ihidem, t. I, p. 51 (t. X, p. 179); sur ce texte, voir plus loin, ch. IV, p. Th. 90. Barrier, t. I, p. 83 et 84 (t. X, p. 184). 1. Cogitationes privatae, t. X, p. 215; Barer, t. II, p. 449; la référence donnée est simplement : Frgm. Mss. DESCARTES A-T-IL Revit ? 4. Ce fragment serait-il donc une note sur un cas d’experimentum ? I y a tout lieu de eroire que ces deux courts alinéas constituaient un tout sur le petit registre comme sur la copie de Leibniz telle que nous la connaissons par Foucher de Careil. Il s’agit done d’une note qui rapproche deux faits et c’est le rapprochement de ces deux faits qui est l'objet mémde de la note. Apres le 41 novembre 1620, Descartes rappelle sur son petit registre un fait récent : «j'ai commencé & découvrir le fondement d'une inven- tion admirable », en y associant le souvenir d’un fait ancien : un songe brodant sur le théme : Quod vitae sectabor iter ? I faut eroire que Des- cartes attache alors une certaine importance A ce rapprochement ce méme jour, volontairement, ou un autre jour, en feuilletant par hasard son registre, il mentionne le fait récent en marge du récit qui, dans les Olympica, relatait le fait plus ancien. Pourquoi ce rapprochement ? Soulignait-il simplement une coin- cidence de dates ? Mais une pure coincidence ne signifie rien. Une coin- cidence de dates est rendue remarquable par une relation entre des événements qui ont rendu remarquable chacune des deux dates. Il conviendra d'y revenir®. A premiére vue, il semble que le déchiffrage doive @tre tel : le jour of j’ai commencé & découvrir le fondement dune invention admirable me rappelle la nuit oi un songe m’a mis «sur le chemin de la vie » qui m’a conduit & pareille découverte ; c'est pourquoi je fais du rapprochement Pobjet d'une note dans le dossier Experimenta ; je le signale une seconde fois la ow j'ai raconté le songe, en téte des Olympica. La note sur le réve des Experimenta n'est pas un morceau de fable : elle rappelle deux faits et l'un de ces faits est un songe de la nuit du 10 au 11 novembre 1619. Tout n’est done pas fictif dans le récit des Olympica. A la fin du troisitme réve, selon le récit, Descartes se réveille en train d’interpréter le vers : Quod vitae sectabor iter ? Souvenir immédiat qui effleure la conscience et dont elle part pour rappeler ce qui le pré- céde, c'est, dans le réve reconstruit, le morceau le plus pur du réve révé. Or, d’aprés la note des Experimenta, c'est 1a aussi le souvenir d'un réve réellement réyé dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619. Tout le reste du récit serait-il une fable, cela n'empécherait pas qu’un fragment de vrai réve ne se trouve au centre, & I’ nt of, en droit, tout aboutit et d’oi, en fait, tout part dans le déroulement des pseudo-réves. Dans cette nouvelle perspective, la question souleyée par M. Paul Arnold subsiste, mais en des termes qui limitent sa portée. On ne de- mandera plus : Descartes a-t-il révé dans la nuit du 10 au 14 novembre 1619 ? Mais: dans quelle mesure a-t-il révé les trois songes des Olympica ? Ne retenons, pour l'instant, que ie fait : Descartes a sGrement révé qu'il lisait : Quod vitae sectabor iter ? avec le sentiment que la question Je concernait. 92. Voir plus loin, p. 74-78. Cuarrrre IIT LES 10 ET 414 NOVEMBRE 1619 I. Les schémas rétrospectifs des Olympica et du Discours «10 novembre 1619, comme j’étais rempli d’un enthousiasme et que j’étais en train de découvrir les fondements d’une science admi- rable... » Que s’est-il done passé ? Les deux textes dont nous disposons, celui des Olympica et celui du Discours, sont bien différents. Celui des Olympica est le plus proche de l’événement : méme si le récit n’a pas été écrit «A chaud », il est sQrement antérieur a la fin de février 1620, époque ot Descartes songe & reprendre la route, comme Vindique une note du méme dossier. La vision rétrospective est done liée aux idées que Descartes se fait de sa philosophie et de sa mission trois mois, au plus tard, apres les fameuses journées. La seconde et la troisigme partie du Discours ont été écrites ou du moins ont recu leur forme définitive environ dix-sept ans aprés les faits : ceux-ci ont maintenant pour contexte la philosophie cartésienne, c'est en quelque sorte cette philosophie qui les rencontre et les comprend & Vintérieur de sa propre histoire. Les intentions qui dictent les deux documents sont évidemment aussi différentes que les circonstances. A la fin de 1619 ou au début de 1620, Descartes n’a pas ouvert son registre et pris la plume pour raconter ce qui lui est arrivé. Ne par- ons ici ni de « mémoires » ni de « journal »' ; la rubrique sous laquelle le texte apparait exclut tout caractére autobiographique : Olympica. Millet traduisait : «les choses de l’ordre plus spirituel et purement 1. Fovenen pe Canen, t 1, Prétace, p. vi; Introduction, p. vir; Mier, p. xvm, p. xx, p. 54 et 91; Apam, t. X, p. 175. Déja’ Sirven disait fort justement’: « Le petit registre n'est pas un journal historique au sens précis du mot, et Descartes n'y mentionne pour lui-méme au- text ‘nement pureme ur.» p. 280, n. 3. tes 10 er 11 Novemsre 1619 43 intelligible »? ; Gaston Milhaud précise avec raison : « choses d’en haut, choses divines ou célestes »*, Descartes recueille done des observations et des réflexions sur ces choses et les moyens de les exprimer. Méme si, en fait, un épisode de sa vie occupait la plus grande partie des douze pages écrites sous ce titre, il n’en était pas la fin. Descartes raconte cet épisode parce qu'il juge intéressant de le commenter dans une étude dont le sujet est symboliquement exprimé par les mot Olym- pica. Par suite, des événements et des pensées qui l’ont ému au début de Vhiver, le jeune philosophe ne retient que ce qui a vraiment rapport au dossier sur les Olympica. Le récit commence au moment of Descartes se couche : il ne dit rien de précis sur ce qui s'est passé dans la journée du 10 novembre ou les jours précédents ; il s’abstient de toute considération sur «la science admirable », Descartes raconte ce qui lui est arrivé dans la nuit du 10 au 11; le texte que Baillet semble traduire est consacré aux trois réves et 4 la minutieuse exégése qui rend compte de chaque détail ; s'il apporte quelques renseignements sur les projets de Des- cartes, c’est dans la mesure oi ceux-ci sont des suites de la nuit pathé- tique. Il est clair que les réflexions de la veille et «la science admi- rable » n’intéressaient pas directement le sujet des Olympica. L’optique est bien différente dans un discours sur les choses divines et dans un discours sur la méthode : le texte de 1637, si curieux que cela puisse paraitre, a une signification plus directement autobio- graphique que celui de 1620 ; dun autre eété, il ne parle que des ré: flexions de la journée et ne fait pas allusion aux réves de la nuit. Si la partie biographique du Discours n’en est pas la fin, du moins est-elle entiérement liée & cette fin; Descartes n’a pas mis, en téte de ses Essais, une préface sur la méthode pour parler de lui, mais la maniére dont il expose sa méthode l’oblige & parler de lui : il tient & dire comment elle s'est formée et, puisque sa méthode et sa philoso- phie sont inséparables, cela signifie qu'il entend publier, en téte de son premier livre, une histoire de sa pensée. De sa vie passée, l'auteur du Discours ne retiendra naturellement que ce qui intéresse l'histoire de sa pensée : il exclut les anecdotes, les dates chiffrées, les épisodes symboliques. L’ouvrage qu’annoncent les Olympica n’est pas une histoire mais doit contenir des histoires. Le Discours est, en un sens, une histoire mais sans histoires. Lorsque le philosophe en arrive A la période décisive de sa jeunesse, il va droit aux idées dont lapparition justifie un si long arrét dans une auto- biographie intellectuelle qu'il veut pourtant limiter & une esquisse. Aussi n’y a-t-il, A proprement parler, aucun récit. La mise en scéne est réduite & sa plus simple expression ; une vague indication de lieu, 2. Miner, p. 120, de méme Hamesix, Le Systeme de Descartes, Paris, Alean, 1911, p. 43-44. 3. Mituaup, p. 44 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES V’Allemagne du sud ; une vague indication de temps : le commence- ment de 'hiver; un décor schématique : « poéle », c’est-a-dire une chambre chauffée par un poéle de faience et non par une cheminée. Point de vue social: (ne trouvant aucune conversation qui me divertit ». Point de vue psychologique : « nfayant, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent. » Le souvenir des instants ferent apparait donc A V'intérieur d’une histoire purement intellectuelle, qui commence avec l’enseignement du Collége et aboutit a un traité du Monde dont le Discours présente des échantillons ; les cireonstances n’ont pas d’importance mais seu- Jement ce qui leur survit dans la philosophie de Descartes, ce qui doit étre rappelé pour comprendre la genése de cette philosophic, ce qui fait qu’en un sens Descartes nous informe sur les suites de la journée mémorable en nous parlant de sa philosophic. Le souvenir de la journée mémorable surgit dans le Discours & la charniére de la Premiére et de la Seconde partie. Aprés les livres, aprés «le livre du monde », apres avoir réduit a leur juste valeur les lecons des écoles et celles des voyages, « je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-méme et d’employer toutes les forces de mon esprit 4 choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné, ni de mon pays, ni de mes livres ». Ici s’achéve la Pre- miére partie. La Seconde partie enchaine : « J’étais alors en Allemagne... ...en un quartier ou ...je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poéle ot javais tout loisir de m’entretenir de mes pensées*. » Le un jour des derniéres lignes de la Premiére partie ne peut guére étre le jour ot, en Hollande, Descartes prit la décision de s’arréter a la premiére occasion pour se mettre sérieusement & la rédaction de la Mécanique et de «la science entiérement nouvelle »® : les mots « étu- dier en moi-méme » ne correspondent pas aux projets dont parlent les lettres a Beeckman, et, dans ces textes du printemps 1619, rien ne justifierait une formule aussi grave que celle-ci : «employer toutes les forces de mon esprit & choisir les chemins que je devais suivre. » Il convient done de lire au début de la Seconde partie : « J’étais alors en Allemagne...» c’est-A-dire le jour ot je pris ces résolutions. Alors, bien entendu, couvre aussi ce qui vient apres, notamment tout le jour, mais, maintenant, ces mots ne visent. pas une journée déter- minée. En effet, il n'est nullement probable que la phrase signifie : j’étais en un quartier of, un jour, ayant la chance de n’étre dérangé ni par des voisins ni par mes passions, je suis resté enfermé seul dans un poéle pour m’entretenir de mes pensées... La phrase dit plutét : j'étais en un quartier oi j'avais la chance de ne connattre personne et A un moment ot les passions ne me troublaient pas ; je pouvais 4. t. VI, p. 10-11 [mots soulignés par nous). 5, Pour cette interprétation, Gitson, Commentaire, p. 152 et 152-153. ves 10 er 11 Novempre 1619 45 rester «tout le jour» — chaque jour — enfermé seul dans un poéle pour m’entretenir de mes pensées ; c’est, d’ailleurs, ainsi qu’a com- pris le tradueteur du Discours : totos dies solus in hypercausto mora- bar®, Qu’en résulte-t-il pour Ie sens des mots qui ouvrent la phrase sui- vante : ...o0 j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées. Entre lesquelles, Vune des premieres fut que...» ? Si tout le jour visait une journée particuliére, Descartes se disposerait & nous rappeler une des premiéres pensées qui lui yinrent & l'esprit ce jour-ld, oubliant, toute fois, de nous dire quelles pensées suivirent ce jour-la. En fait, la longue phrase qui ouvre la Seconde partie du Discours annonce un bilan des pensées qui occupérent le jeune philosophe dans son « poéle », c’est dire avant, pendant et aprés le jour des résolutions. Au cours du long morceau qui établit ce bilan, et qui va jusqu’a Pavant-dernier alinéa de la Troisiéme partie, Descartes ne rapporte explicitement aucune de ses pensées & un jour précis. Toutefois, il s’en rapproche et peut-etre y revient-il quand il écrit : «Entre lesquelles, Pune des premieres... » Ceci renvoie évidemment au début de sa retraite studieuse. « Lune des premiéres... », pas la premiére... Il est probable, en effet, qu'une fois installé, il a commencé par reprendre les projets qui sont Ja raison de son arrét. Mais, selon le juste commentaire de M, Et, Gil- son, si cette idée ne lui est pas venue la premiére, « il faut, néanmoins, qu'elle ait été la plus importante parmi celles qui s’offrirent a lui le premieres pour qu’il la place avant les autres dans son récit?. » Cette importance nous fait tout naturellement soupgonner quelque relation avec ce qui s’est passé le jour des résolutions décisives. Le lecteur des lettres & Beeckman n’est nullement surpris par la pensée qui surgit «l'une des premiéres » lorsque Descartes eut enfin trouvé une retraite propice A ses projets. En effet, le travail de no- vembre 1618 & novembre 1619, les journées de mars of les Muses l’ins- pirent, les méditations dans le poéle au début de novembre 1619, la fiévre créatrice du 10, les épisodes de la nuit suivante oa I’Esprit de Vérité le visite, forment un tout. Descartes ne s’arréte pas par hasard : depuis le début du voyage, il en attend et en souhaite l’oceasion. Ceci, afin de procéder & Vinven- taire de ses découvertes et & une révision de ses travaux en cours, sa Mécanique et son Algebre géométrique. Le voici done aux prises avec «la science entiérement nouvelle »; l'heure est venue de regarder en face «ambition incroyable » ; confiance et crainte ne peuvent pour- suivre plus longtemps le jeu des contraires : s’agit~ -il vraiment d’ « une euyre infinie, et qui ne saurait étre d’un seul »?...« Entre lesquelles, Vune des premiéres fut que je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs 6. t. VI, p. 545, 7. Commentaire, p. 157. 46 LES PREMIERES PENSEES DE DESCART! piéces, et faits de la main de divers maitres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. » « Je m’avisai... » Le jeune audacieux avait raison de suivre la petite lumitre que Vinquiétude la plus raisonnable n’avait pu éteindre ; & force de tourner l'une autour de l'autre, chacune restant une menace pour l'autre, erainte et espérance ont créé l'état émotif, « lenthor siasme » propice & la naissance de V'idée simple dont la certitude fait ‘évanouir l'une et l'autre. Celle-ci se répéte dans le Discours & tra- vers trois images : celles d’un batiment,d’une ville et d’une législa- tion ; peu importe que cette illustration soit de 1619 ou de 16378 : son sens est de 1619 et il apparatt lorsque Descartes ajoute : il en est de méme des sciences. En toute ceuvre la perfection est liée & l'unité de conception ; il y a la une exigence qui tient A la nature méme des créations de l’esprit. Si la science A laquelle songe Descartes est « entitrement nouvelle », la construction de Védifice peut étre «une ceuvre infinie », mais il est nécessaire qu’a l’origine il y ait les plans dun seul architecte le projet peut étre «ambitieux », mais il n'est pas « incroyable », puis- quwil en est ainsi de tout ce qu’entreprend une intelligence éprise de perfection. «Et ainsi, écrit Descartes, je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démonstrations, s’étant composées et grossies peu & peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent®, » Venue «une des premiéres », cette pensée va commander les sui- vantes : or celles-ci semblent bien correspondre aux « résolutions » indiquées a la fin de la Premiére partie. D’abord cette pensée exprime l'opposition si fortement sentie au cours de lhiver précédent entre lérudition et la recherche person- nelle ; mais ce qui était hier un simple trait de caractére est devenu une vue sur la nature de lesprit. Descartes sait maintenant pourquoi il avait raison de préférer aux livres l’effort intellectuel dans la joie dinventer : les livres sont des sommes d’opinions empiriquement accumulées, comparables & ces batisses « raceommodées » de généra- tion en génération, au hasard des besoins, alors que «le bon sens » aen soi tout ce qu’il faut pour étre l’'architecte de son savoir. On com- prend alors la résolution d’étudier aussi en soi-méme, loin des livres. La premire chose a faire est done de débarrasser I'esprit de tout ce qui lui vient des livres : «...pour toutes les opinions que j’avais recues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre, une bonne fois, de Tes en Oter, afin d’y en remettre 8 On ne voit, d’ailleurs, pas pourquoi clles ne seraient pas contemporaines des réflexions de 1619 : Descartes vient d’étudier I’architecture militaire et de visi- ter des villes médiévales d’Allemagne, sa culture humaniste, d’autre part, Ia ren- du familier avec les dissertations sur «la République ». 9. Discours, 2° partie, t. VI, p. 12-43. CUM MIRABILIS SCIENTIAR... 47 par aprés, ou d'autres meilleures, ou bien les mémes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison’... » Cet adieu au passé, cette méfiance généralisée, ce désir de faire table rase, sans doute est ce ce qu’il y a de plus concret dans Ia résolution prise «d’employer toutes les forces de mon esprit a choisir les chemins que je devais suivre ». Résolution qui engage & la fois la pensée et l'action... on comprend qu'elle ait bouleversé ce jeune homme de vingt-trois ans et qu’ ‘une nuit agitée ait suivi cette journée décisive ow il avait décidé de s’avan- cer sur le chemin de la vie comme un voyageur sans hagages. Car il s’agit bien du 10 novembre 1619, Il. Cum ... mirabilis scientiae fundamenta reperirem... X novembris 1619, cum plenus forem Enthousiasmo, et mirabilis seientiae fundamenta reperirem... Ce début des Olympica, personne ne songe a le tenir pour une fiction. Si le récit des réves est une fable, cette fable se déroulerait & l’ombre d'un fait qui, lui, n’appartient pas a la fable. Mais, nous l’avons vu, tout n’est point fable dans le récit des réves. Il est certes difficile de discerner ce qui a été vraiment révé, ce qui a été inconsciemment romancé au réveil ou ce qui a été consciemment romancé selon les modéles de la littérature antique, voire rosi-cru- cienne... : un fragment des Experimenta permet d’isoler un fait que le narrateur n’a pas inventé : Descartes s'est vu en songe lisant : Quod vitae sectabor iter ? Tout le reste serait-il littérature, deux textes, le début des Olym- pica et la note des Experimenta, gardent valeur historique. Joints au souvenir inscrit dans le Discours, ils constituent un groupe de témoi- gnages convergents : 1° Au cours de l’hiver 1619-1620 Descartes déroule un film plus ou moins historique de la nuit du 10 au 11 novembre 1619, premiére piéce du dossier Olympica : a la fin du troisiéme réve, il se réveille en train de lire le vers d’Ausone : Quod vitae sectabor iter ? et, interpré- tant son réve en révant, en train de se demander ce que signifient pour lui et ces mots et l'apparition d’un Corpus poetarum ouvert & la page de ce poéme. L’interprétation consciente du réve puis des deux pré- cédents part de cet instant. 2° Aprés le 10 novembre 1620, une « découverte admirable » rap- pelle & sa mémoire le souvenir d’un réve de novembre 1619 04 il a lu le vers d’Ausone : Quod vitae sectabor iter? Il jette une courte note rapprochant les deux faits dans son dossier d’Experimenta au milieu d’observations sur les passions de I’ame et les illusions des sens. 3° En 1637, Descartes, esquissant une histoire de son esprit, ne cache pas qu'il y eut dans sa jeunesse un moment philosophiquement décisif : « Je pris un jour résolution... d’employer toutes les forces de mon esprit & choisir les chemins que je devais suivre...» Autrement 10. Discours, 2¢ partic, t. VI, p. 13-44 48 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES dit : résolution de répondre avec toute mon Ame & la question d’Au- sone : Quod vitae sectabor iter ? Au cours de la nuit du 10 au 11 novembre, Descartes n’a rien inventé concernant «la seience admirable » : et pourtant c'est un réve de cette nuit la que lui rappelle, juste un an plus tard, la découverte dune «invention admirable», c'est le rapport de cette découverte au réve qui constitue une observation digne d’étre notée dans un recueil d’Experimenta. Or, dans ce réve, il avait été sommé en quelque sorte de choisir «le chemin de sa vie» : il s’agissait évidemment de savoir si le service de «la science admirable» serait ce chemin ; un an plus tard, il constate qu’une «invention admirable » commence a prendre forme dans l’Ame qui a choisi le chemin d’une vie consacrée a «la science admirable ». Aprés dix-sept années auteur du Discours n’a pas oublié que ses réflexions sur la yraie science ont aussi mis sa conscience en face d’un choix décisif. Mais, qu’est-ce que cette « science admirable » ?1 L’idée qu’en science comme en architecture la perfection implique unité de conception, cette idée ne nous apprend rien sur le contenu de la science ni sur ce qui la fait science ; pourtant si, dans son « potle », Descartes s'est «avis¢ » de cette condition de toute invention pour Vappliquer & l’édifice de la science, on se doute bien qu’il ne pensait pas & n’importe quelle science... L’explication arrive quelques pages plus loin. Descartes vient d’énoncer les régles de sa méthode. Il a vi iblement dépassé «le jour » des résolutions ; il a, en effet, exposé ce que celles-ci sont devenues aprés «le jour» ot il les prit, en particulier celle de se défaire de toutes ses anciennes opinions ; « ...je me résolus d’aller. lentement... je ne voulus point commence: » [les] rejeter tout a fait que je n’eusse auparavant employé assez a temps... a chercher la vraie Méthode... au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la L gique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants™ Il est clair que ce n'est point la Yeuvre d’une journée, mais la conclu- sion de longues réflexions au cours de Vhiver passé dans le poele. Or, voici qu’aussitét aprés avoir formulé ces quatre préceptes, Descartes reprend le fil de son récit, mais l'imparfait remplace le passé défini, 11. Selon G. Cohen, «le mot mirabilis semble avoir autant le sens de mira culeux que celui d’admirable » (p. 396) ; traduction reprise par Maxime Lenoy, Le Philosophe au masque, t. 1, ch. VIL: La Science miraculeuse. Le pittoresque nuit ici A la clay Sans doute serait-ce aussi abuser d’ume coincidence que d’attacher trop d'im- portance au fait que 'expression mirabilis scientia se trouve dans le Psaume CXXXVIIL, verset 5. Il s'agit la de la science de Dieu ; «Ta science, dit Da- vid, s'éleve merveilleuse au-dessus de moi, elle est trop élevée pour que je puisse jamais Vatteindre », Mirabilis facta est seiontia tua ex me : conjortata est, et non potero ad cam. Le mot mirabilis de Descartes correspond A l'impression qu'il a d'aller de découverte en découverte depuis un an, theme justement commenté par F. Avavié, La Découverte métaphysique de Uhomme ches Descartes, P.U.P., 150, p. 38. 12. 2¢ partic, t. VI, p. 16, 1. 30; p. 17, 1 3-9, p. 18, 1. 11-13. CUM MIRABILIS SCIENTIAE... 49 comme si l’on revenait en arriére : « Ces longues chaines de raisons, toutes simples et faciles, dont les géométres ont coutume de se servir pour parvenir a leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné cecasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en méme facon.., »!* Descartes revient ensuite au passé défini et au récit de ce qu’il fit aprés avoir pris conscience de sa méthode : «...Et je ne fus pas beaucoup en peine de chereher par lesquelles [choses] il était besoin de commen- cer»; ear, et voici qu’a nouveau il pews et écrit & Pimparfait, «je savais déja que ¢’était par les plus simples et les plus aisés & connaitre », cest-a-dire celles dont s’occupent, « entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences », les seuls qui aient vraiment « trouvé quelques démonstrations », les mathématiciens. Je savais déja... sans aucun doute avant d’avoir explicité les préceptes dont je viens de parler, sans doute aussi avant d’avoir eu «Poccasion » de « m’ima- giner » les diverses connaissances comme une seule science de style mathématique. Qu’il ait eu «Voccasion » de «s’imaginer» cela au moment ov il «savisait » de la perfection propre aux « ouvrages auxquels un seul a travaillé », comment ne pas le penser ? N’est-ce point cette « imagi- nation » qui définit la perfection capable de rendre la science si admi- rable ? La «science admirable » dont Descartes est en train de trouver les fondements le 10 novembre 1619, c’est celle qui étonne son esprit quand il envisage que tout le connaissable pourrait devenir du connu «& la facon » des « longues chaines de raisons » des géométres. « Toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes... »4, «toutes les choses dont mon esprit serait capable... ». Descartes ne dit pas que son esprit est seulement capable de connaitre des figures et des nombres, ni que toutes les choses connaissables vont devenir connues sous forme de figures et de nombres. Aucun texte ne permet de supposer que, si toute évidence et tout ordre ont leur modéle dans les mathématiques, toutes les choses évidentes et ordonnées soient des choses mathématiques. L’unité qui rend la science si admirable signifie que la certitude est de méme nature dans toutes ses parties et qu'une méthode unique assure la bonne marche de lesprit. Crest bien pourquoi une telle science est aussi sagesse. En évoquant, dix-sept ans plus tard, cette époque de jeunesse, Descartes ne dis- 13. Ibidem, p. 19 [mots soulignés par nous]. M. Et. Gilson, dans son Commen- taire, a fort bien vu le probléme auquel une réponse est proposée ici : « Cette découverte de l'unité du corps des sciences, dont l'invention s'accompagna d’en- thousiasme, est aussi celle qui s’exprime dans les pages si prudentes et si méticu- leusement restrictives du Discours... > (p. 159) ; mais c'est que l'exégite la cherche dans les p. 11-16; si Ie passage de la p. 19 sur « les longues chaines de raisons » marque un retour aux premiéres pensées de Descartes dans «le poéle », on peut considérer que le Discours explicite complétement et clairement 1’ « invention » de novembre 1619. 14, Discours, 2¢ partie, t. VI, p. 19, 1. 10-14. 15. Ibidem, p. 17, 1. 10. 50 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES tingue jamais penser et vivre. Je décidai «d’6ter » toutes mes an- ciennes opinions pour reconstruire «le corps des sciences » & partir de principes sirs : « Et, continue-t-il, je crus fermement que par ce moyen, je réussirais A conduire ma vie beaucoup mieux que $i je ne bAatissais que sur de vieux fondements™. » Contrairement A la science des écoles, la science admirable tient ses promesses, apportant « une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile & la vie »'7. Les formules sont de 1637 ; en les éerivant, l'auteur du Discours les remplit de travaux achevés ou envisagés que le jeune enthousiaste de 1619 ne pouvait méme entrevoir : mais en elles revit l’espérance qui rendait la science nouvelle tellement merveilleuse. Emerveillement qui fait réver. Les Olympica ne disent pas ce qu’est cette science. C’est normal. Descartes n’écrit pas alors l'histoire de sa philosophie ; il ne fait aucune allusion & des recherches scientifiques précises ; il extrait d’une expé- rience mémorable ce qui peut étre retenue dans une recherche sur les choses divines. Mais ce qui s'est passé dans la nuit répond aux préoc- cupations de la journée : c’est bien le souvenir de la Scientia mirabilis telle qu'une lecture attentive du Discours la découvre, c'est bien ce souvenir qu’illustrent l'imagerie du troisitme songe — un Dictionnaire, un Corpus poetarum — puis son interprétation et enfin celle des réyes précédents. Le Dictionnaire « ne voulait dire autre chose que toutes les Sciences ramassées ensemble »; le Corpus poetarum « marquait en particulier et d’une maniére plus distincte la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble » ; dans ce recueil, la piéce d’Ausone commengant par Est et Non, «le Oui et le Non de Pythagore », signifiait «la Vérité et la Fausseté dans les connaissances humaines », c’est-a-dire « les sciences profanes »¥8, Le philosophe « fut assez hardi pour se persuader que c’était. ’Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe »°, La formule est claire : toutes les sciences. Elle explique 16. Ibidem, p. 14. 17. Ibidem, 1° partie, p. 4. 18. Baillet écrit : «...il comprenait la Vérité et la Fausseté dans les connais- sances humaines, et les sciences profanes » (t. I, p. 84) ; dans Védition Adam, | virgule disparatt (t. X, p. 185, I. 4), de sorte qu'une seule lecture est possible «et [dans] les sciences profanes »; 1a présence de la virgule n’exclut pas cette lecture mais elle permet aussi de lire dans «et les sciences profanes » un com- plément direct de : «il comprenait ». Dans la seconde édition de La Sagesse, Charron décrit ainsi la gravure du fron- tispice : la Sagesse est une femme nue ayant sous ses pieds «enchainées quatre autres femmes comme esclaves » ; passion, opinion, superstition et«science pédan- tesque au visage enflé, les sourcils levés, lisant en un livre ot est écrit : oui, non,» éd. Amaury Duval, t. 1, p. xiv1; voit ausel p. xtrv, n. 8, aub fine 19. Barer, t. I, p. 84 (t. X, p. 185). « Esprit de Vér 8 >, , Spiritus veritatis vient de saint Jran, IV, 17 et XV, 26; 1% Epitre, IV, 6 : ...in hoc cognoscimus spiritum veritatis et spiritum erroris. CUM PLENUS FOREM ENTHUSIASMO,.. 54 aussi pourquoi la nuit du 10 au 11 novembre a quelque rapport avec un «discours » sur les Olympica et les Spiritualia. III. Cum plenus jorem Enthusiasmo... On parle volontiers de «mysticisme » A propos de la journée du 10 novembre et de la nuit qui suivit®. Rien ne justifie pareil mot. En mars 1649, Descartes se sent soulevé « au plus haut du ciel des sciences », comme il disait quelques semaines plus tot & son ami Beeck- man* ; en quelques jours, il découvre [adinveni] quatre démonstra- tions tout a fait nouvelles [plane novas) et une généralisation hardie le porte & concevoir une science tout A fait nouvelle [penitus novam] permettant de résoudre toutes les questions en n’importe quel genre de quantité, continue ou discontinue”. Ces découvertes [illis inventis] épuisent son esprit®’, qui désormais se complait dans la pensée d’avoir un secret et un secret délicieusement effrayant : cette science est telle quelle ne saurait étre Pouvre d’un seul ; mais si incroyable que soit Yambition [incredibile quam ambitiosum], une petite lumiere brille qui est Pespérance™, A la fin d’avril, Descartes quitte Amsterdam. Un grand voyage commence, mais avee l’intention de s’arréter, dés que les circonstances le permettront, pour tenir deux promesses faites 4 Beeckman : ache- ver une Mécanique et mettre au point |’Algébre géométrique. En effet, au début de Phiver, il trouve un licu propice, s‘installe, reprend ses notes, regarde en face l'incroyable et irrésistible ambition. La fiévre créatrice de mars revient, mais si violente qu'il l'appelle « enthou- siasme » ; a-t-il, comme a Bréda, commencé par résoudre quelques difficiles problémes ? Ce qui est sr, c’est qu’une nouvelle générali- sation l’éléve de la scientia penitus nova & une scientia mirabilis : ses réflexions sur la géométrie lui donnent « occasion » de monter encore plus haut «dans le ciel des sciences », 1a ot l’on voit se dérouler en «chaines de raisons » tout ce que l’esprit humain peut savoir. La rai- son ne va-t-elle pas s’écrier, plus inquiéte encore qu’au printemps : Incredibile quam ambitiosum! car : Infinitum quidem opus est, nec 20. Apa, t. XII, p. 49 : «Le philosophe, manifestement, eut un accés ou une ise de mysticisme, condition peut-étre de toute grande découverte ; il faut que Vhomme soit soulevé hors de soi, au-dessus de soi, pour avoir une vision nou- velle de la vérité »; p. 230 : «la crise passagtre de mysticisme, en cette nuit du 9 novembre 1619...» G. Miraaun, Une crise mystique chez Descartes, dans Revue de Métaphysique, 1916 ou Descartes savant, ch. II. G. Cowen, Les Ecrivains fran- gais en Hollande..., p. 383 : «la nuit mystique de son annonciation »; p. 394 : ce mysticisme cartésien » des Olympica... ; p. 396 : ¢...visions qui tiennent_plu- tét d’un Pascal ou d'une sainte Thérése », Jacques Cnevaren, Descartes, Plon, 1921, p. 45: «..une ame sinctrement religieuse, mystique méme ». Léon Bruxs- cl a, Descartes, Les Maitres de la littérature, Paris, Rieder, 1937, p. 13. 2M. 2 janvier 1619, t. X, p. 152. mars 1619, t. X, p. 154 et 156. avril 1619, t. X, p. 163-164. mars 1619, t. X, p. 157-4158. B2 LES PREMIERES PENSKES DE DESCARTES unius ? Non, car l'ardente méditation contient en elle-méme l’idée qui dissipe la crainte et justifie ’espérance : dans les productions de cet ingenium qui est en nous pouvoir de créer, la perfection exige justement & Yorigine qu'il y ait opus unius. L’ enthousiasme » est & la fois cause et effet de invention. Il est vain de se demander si l’enthousiasme a précédé ou suivi la décou- verte des fondements de la science admirable ; le texte cité par Baillet est fort clair : «alors que j’étais rempli d’enthousiasme et en train de découvrir les fondements d’une science admirable ». L’invention nait & la faveur de l’enthousiasme et l’enthousiasme s’accroit & mesure que linvention prend forme. Gaston Milhaud avait raison d’insister & la fois sur ordre des deux propositions et sur l'identité des temps dans la citation des Olympica : plenus forem Enthousiasmo... et junda- mentum... reperirem*®, L’enthousiaste est celui en qui réside un dieu ; mais le mot n’est pas d’usage courant dans le vocabulaire de la mystique chrétienne ; c'est une image religieuse pour exprimer ce qu’il y a de passif et de mystérieux dans linspiration. C’est bien ainsi qu'il faut l’entendre dans les Olympica, L’enthousiasme de Descartes n'est pas une flambée de quelques heures au milieu de la nuit, comme la lumineuse et surna- turelle certitude qui saisit Pascal le 23 novembre 1654, « depuis envi- ron dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi ». C’est un état de la journée, qui a sans doute commencé avant le 10 no- -vembre et qui ne cessera que quelques jours aprés*’. Suivant le texte des Olympica, ou le commentant, Baillet rattache le phénoméne a des causes naturelles : la haute tension d’un esprit surmené : « il le fatigua de telle sorte que le feu lui prit au cerveau et qu'il tomba dans une espéce d’enthousiasme’®... » Cet enthousiasme est lié A la découverte de la « science admirable » : il tombe quand cessent, la nuit, les recherches sur les fondements de cette science : Descartes n’a rien inventé en révant ; aucune scéne nimplique le sentiment méme confus d’une inspiration. Mais, aprés le troisiéme songe, lorsqu’il se réveille, le jeune homme retrouve, avec la conscience, le souvenir de l'enthousiasme de la journée et ceci lui donne la clé du Corpus poetarum : pendant qu'il dormait, commengant 25. «A la suite de sa recherche et de sa découverte, le feu lui prit au cer- veau....». Hamezin, Systeme de Descartes, p. 42. En sens inverse, le texte d’Apam (t. XII, p. 49) cité plus haut, note 20; Mituaun, p. 51-52; Cuevatien, Descartes, p. 41, n. 2. Le meilleur commentaire de cet «enthousiasme » serait sans doute ies pages de Bergson sur «l’émotion créatrice » dans Les Deux Sources de la Mo- rale et de la Religion, Paris, Paris, 1932, p. 39; pour l'application a I'épisode du 10 novembre 1619 et aux cas analogues d’invention philosophique, Henri Gounren, L’Histoire et sa Philosophie, Paris, 1952, ch. TV. 26. Minnaup, p. 51-32. 27. Barer, t. I, p. 86; voir plus loin, p. 59. 28. Ibidem, p. 81: «...il'le fatigua de telle sorte que le feu lui prit au cerveau et qu'il tomba dans une espéce d’enthousiasme, qui disposa de telle manitre son esprit déjd abattu, qu'il le mit en état de recevoir les impressions des songes et des visions.» Bien que la référence aux Olympica soit on face de ces lignes, on est obligé de se demander si Baillet traduit ou explique. CUM PLENUS FOREM ENTHUSIASMO,.. 53 Vinterprétation, il y avait vu «la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble »; il précise, aprés le réveil : « Par les Poétes rassemblés dans le Recueil, il entendait la Révélation et l’Enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. » De se voir favorisé, demain comme hier, dans la recherche de la vérité qui le préoccupe, celle des «sciences profanes > que la phrase suivante fait apparaitre sous le Est et Non de Pythagore. Pythagore, e’est-a-dire un mathématicien inspiré. Quand Descartes et Burman parlaient de leur science favorite, ils invoquaient leurs Muses. Rien d’extraordinaire si Descartes assimile l’enthousiasme du savant & celui du pote, dans un texte des Olympica que Leibniz a recopié et dont Baillet avait donné une traduction ornée : « Il pour- rait paraitre étonnant que de profondes pensées se trouvent dans les écrits des podtes plus que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poetes écrivent mus par lenthousiasme et force de l'imagina- tion ; il y a en nous des semences de science, comme dans un caillou [des germes de feu] que les philosophes tirent par raisonnement tandis que par l'imagination les poétes les font jaillir et mieux briller®. » On a reconnu la lopposition de la recherche personnelle & l’érudition que Descartes avait d’abord présentée & son ami comme une disposi- tion naturelle de son esprit, opposition devenue, d’aprés le Discours, le 10 novembre 1619, résolution d’étudier en soi-méme et de procé- érale des opinions acquises ; dans les Olympica, Ja résolution d’étudier en soi-méme revét la vieille image des semina scientiae, le theme de l'opposition a l’érudition se développe en rappro- chant de V'inspiration poétique Vinspiration d’od procédent science et sagesse. Jusqu’ici, il n’y a rien de « mystique » dans 'aventure ni méme de proprement religieux. Ceci admis, que le récit des Olympica soit une fiction littéraire, excepté Vépisode confirmé par les Eaperimenta, ou qu'il soit un tissu de souve- nirs plus ou moins romancés, Vintention de celui qui tient la plume n’est pas douteuse: il entend donner une interprétation religicuse des trois songes et, du méme coup, de la série d’événements dont ceux de la nuit sont les derniers. Mais le fait qu’elle soit religieuse n’empéche pas qu’elle soit une interprétation, c’est-a-dire tout autre chose qu’un état « mystique ». Le récit des Olympica présente non une expérience religieuse mais Vexplication religieuse d'une expérience: Cette explication surgit une fois achevée celle du troisiéme réve : elle est trés exactement une interprétation de l'interprétation. Si I’on reprend, en effet, le récit & partir du dernier réve, il se divise: en cing temps. 29. Cogitationes privatae, t. X, p. 217; Bauer, t. I, p. 84; t. X, p. 1865 voir Ie texte latin et une hypothise sur sa place, plus loin, p. 79-80, 54 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES 41° Le scenario du troisiéme songe. 2° En révant, Descartes commence l’interprétation, décelant les significations générales dont les divers objets sont les symboles. 3° En se réveillant, Descartes continue l’interprétation, découvrant ce que ces symboles signifient pour lui 40 Mais comment s'est opérée la symbolisation ? En fonction des préoccupations qui agitaient lesprit de l'interpréte avant de s’endor- mir. Le Dictionnaire, le Corpus poetarum, Quod vitae sectabor iter ? Est et Non symbolisent le corps des sciences, l’enthousiasme des créa- teurs, le cas de conscience que pose la découverte de la vérité, parce que l’inventeur de « la science admirable » s’est reconnu dans ses reves. C'est alors, et alors seulement, que son interprétation devient reli- gieuse : « Voyant que l’application de toutes ces choses réussissait si bien & son gré, il fut assez hardi pour se persuader que e’était Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe®, » 5° Cette interprétation religieuse de l'origine du troisiéme songe lui fournit une interprétation religieuse du contenu des deux précédents. ‘Ainsi Descartes n’a pas en méme temps déchiffré son réve et vu son origine divine : cette dernitre est conclue et non sentie : parce que le réve prend un sens et devient clair dans le contexte de la journée pré- cédente, Descartes juge que cette harmonie est le fait du Tout-Puis- sant. « Voyant que U'application de toutes ces choses réussissait si bien & son gré... il fut assez hardi...» Il ne saurait raisonnablement mettre sur le compte du hasard une telle réussite : le réve n’a pu venir que d’en haut parce qu’il répond trop exactement aux hésitations, aux préoccupations, aux projets de la veille. Un detail souligne fortement le caractére de linterprétation : dans un songe inspiré par Esprit de Vérité, il ne doit y avoir aucune obscu- rité ; or, Descartes avait remarqué sur le recueil des podtes de petits portraits en taille-douce auxquels il avait vainement essayé de trou- ver une signification : «il n’en chercha plus l’explication apres la visite wun Peintre Italien lui rendit dés le lendemain »*!, Ce qui n’était pas clair dans le contexte du jour précédent le devient dans le contexte du jour suivant : Descartes avait désormais une preuve de l'origine sur- naturelle du songe, puisqu’en vingt-quatre heures il avait pu vérifier sa valeur prophétique. Ni dans la journée du 10 novembre 1619, ni dans la nuit qui suivit, Descartes n’eut le sentiment de voir ou méme d’entendre Dieu®, I] n'y a ni «crise mystique » ni « état mystique », mais un songe que la réflexion juge venu d’en haut parce qu’il est trop parfaitement accordé a la situation pour étre purement naturel : c’est le raisonnement fina- liste que les Ames religicuses ont toujours fait lorsque deux séries de causes se rencontrent pour trouver une cause & cette rencontre elle- 30. Barues, t. I, p. 845 t. X, p. 185, 341. Ibidem. 32. On ne peut dire : « Liesprit de vérité lui apparait... » (Brunscuyice, ouvr, cit, p. 13). CUM PLENUS FOREM ENTHUSIASMO... 55 méme ; Cicéron en traite longuement dans le De Divinatione. Il ne convient srement pas de rappeler ici les extases de sainte Thérése ni méme le Mémorial de Pascal. Quel est le sens de cette interprétation religieuse ? La ot il n’y a aucune expérience du Deus in nobis, elle introduit V'idée du Deus cum nobis. Le vers d’Ausone est un appel venu d’en haut : en répondant, Des- cartes a le sentiment d’engager toute sa vie et cet engagement est comme une nouvelle naissance. Jusqu’a cette nuit, sa vie était occu- pée : elle est maintenant consacrée ; sous les taches apparentes et banales d'un apprenti-soldat sans vocation militaire, une « ambition incroyable » délectait son intelligence avec la pensée d’une « science entiérement nouvelle » ; voici qu’au début de novembre 1619, l’ambi- tion devient bien plus «incroyable » avec la pensée d'une science encore plus étonnante et qui s’achéve en sagesse. Or, «un jour », le jeune homme comprend qu'il ne doit pas avoir peur de voir grand, que son ambition est simplement conforme a l’exigence primordiale de toute perfection selon la raison, La nuit dissipe la dernitre crainte, celle qui, déguisée en modestie, n’est jamais, dans une ame lucide, tout 4 fait sdre de son authenticité : mon ambition est aussi raisonnable qu’audacieuse, mais est-il raisonnable que ce soit moi cet audacieux ? La science vraiment science attend son architecte, son urbaniste, son législateur, l’homme d'une initiative qui ne peut étre partagée : mais suis-je cet homme ? Les réves signifient que Descartes est bien homme de son ambition, que son ceuvre est bénie : en choisissant « le chemin de la vie » il obéit & l’Esprit de Vérité, il accepte une mission. Un an plus tét, Isaac Beeckman avait éveillé dans ame de Des- cartes le sens et le goiit de I’wuvre A faire ; 'amitié avait transformé amateur en auteur. La science admirable qui est sagesse double le godt d’un devoir : trois songes d’une nuit d’automne transforment auteur en serviteur de la Vérité. Dieu est avee lui. Le chemin oa l'Esprit de Vérité pousse Descartes est le signe d’un choix qui divise en deux sa vie : il y a un avant et un aprés. La mission illumine Vaprés et fait jouer des ombres sur avant. En méme temps quwil sait son avenir en accord avec la volonté de Dieu — c’est 1a le sens que l'interprétation religieuse donne au dernier songe — il regarde son passé avec crainte et tremblement — c’est 1a, le sens que l'inter- prétation religieuse donne aux deux premiers songes. $a vie, aurait-il dit 4 deux reprises, « pouvait n’avoir pas été aussi innocente devant Dieu que devant les hommes »*. A quoi pense-t-il ? ‘A quelques fautes morales, vénielles aux yeux du monde, graves das qu’on les considére comme des offenses a Dieu ? C'est possible et méme probable. Aprés le premier songe, pendant son insomnie de 83, Tbidem, p. 84 et 82; t. X, p. 185 et 182, 56 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES deux heures, il prie Dieu d’écarter de lui « tous les malheurs qui pour- raient le menacer en punition de ses péchés »*, Dans l’interprétation finale qui éclaire toute la nuit, «l’épouvante dont il fut frappé dans le second songe marquait, A son sens, sa syndérése, c’est-d-dire les remords de sa conscience touchant les péchés qu'il pouvait avoir com- mis pendant le cours de sa vie jusqu’alors »%. Une scientia qui est sapientia exige une ame pure ; la résolution de réviser les opinions recues jusqu’alors est doublée d’un examen de conscience ; une nou- velle vie commence pour l'homme comme pour le savant. L’Esprit de Vérité n’a jamais pour serviteur que Parsifal. Cette innocence de cceur suppose, en outre, une sorte de métamor- phose intellectuelle. « Le melon dont on voulait lui faire présent dans le premier songe signifiait, disait-il, les charmes de la solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines », Le symbole est étrange : l'idée parait claire. On peut cultiver les sciences, mu par la vanité, avec le désir de relever ou de lancer un défi, plus simple- ment par vaine curiosité ; se retirer dans un lieu tranquille pour se livrer au divertissement de l'étude est une chose : faire retraite pour répondre & une vocation et remplir une mission en est une autre ; le travail peut étre identique, esprit n’est plus le méme. Le malus spi- ritus que Vinterprétation finale introduit dans le premier songe per- sonnifie sans doute celui qui, hier encore, inspirait le jeune mathéma- ticien mais qui n’était pas l’Esprit de Vérité. Car le sentiment de la mission transforme la journée du 10 novembre et la nuit suivante en une espéce de drame sacré. Le premier réve devient une sorte de lutte entre l’Esprit de Dieu et un « mauyais génie » symbolisé par le vent : A malo spiritu ad Templum propellebar. Quand le vent pousse vers I’Eglise le Descartes du réve, cela veut dire qu’un «mauyais Génie tachait de le jeter par force dans un lieu, o& son des- sein était d’aller volontairement » ;si «l’Esprit de Dieu » lui a donné la pensée d’entrer dans I’Eglise, il ne veut pas « qu'il se laisse empor- ter méme en un lieu saint par un Esprit qu’il n’avait pas envoyé 0°. Le lecteur du récit a déja rencontré ce « mauvais génie » au réveil du premier réve ; c'est sdrement le méme. Mais il n’est pas seul. Car 34. Ibidem, p. 82; t. X, p. 182. 85. Ibidem, p. 85; t. X, p. 186. 36. Ibidem, p. 85, t. X, p. 185. Ce symbole avait intrigué Huet : «Je ne vois pas, fait-il dire & Chanut, com- ment yous pourrez découvrir qu'un melon signifie la solitude » (Nouveaux Mé- 66, ou t. X, p. 185, note a). M. William Me C. Stewart, en’ voit l'origine dans la troisiéme idylle d'Ausone qui se trouve dans le Corpus du réve. La, le podte chante les charmes de la soli- tude et compare "homme sage qui se repli sur soi-méme au globe du monde securus mundi instar habens, teres atque rotundus. Cf. Descartes and Poetry, dans The Romanic Review, octobre 1938, p. 215, n. 11. M. Paul Arnold pense, lui aussi, A la transformation d'un globe en melon, mais d'un globe apergu dans les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz, « globe jorme A lintérieur duquel on peut contempler les étoiles en plein jour ». (Quer. cit., p. 2 37? Thidem, p. 85; + P. 185-186. CUM PLENUS FOREM ENTHUSIAS deux « génies » apparaissent dans cette étrange histoire : mauvais et un bon. Le bon est beaucoup plus embarrassant que le premier. Liintervention du bon génie souléve une grosse difficulté. Prévenant une objection d’autant plus vraisemblable que le 10 no- vembre est la veille de la Saint Martin, le philosophe prend la pré- caution de nous assurer « qu’il avait passé le soir et toute la journée dans une grande sobriété », précisant méme « qu'il y avait trois mois entiers qu’il n’avait bu de vin », c’est-a-dire depuis les fétes du cou- ronnement de I’Empereur. « Il ajoute, écrit le biographe, que le Génie qui excitait en lui lenthousiasme dont il se sentait le cerveau échauflé depuis quelques jours, lui avait prédit ces songes avant que de se mettre au lit, et que l’esprit humain n’y avait aucune part®, » On signale volontiers les derniers mots, rarement les précédents. Or — et notons que Baillet les attribue formellement A Descartes —. IIs introduisent un fait important : le philosophe attendait un signe : le génie n’a pu lui prédire le contenu des songes, « leur matiére sensible », dirait Bergson ; ni leur sens ; & quoi bon, ensuite, une révélation qui n’aurait plus rien & révéler ?; il n’a pu que donner au philosophe Pespérance d’un signe, l'idée que Dieu ne l'abandonnerait pas & l'heure ou les réveries de la jeunesse deviennent vocation. On comprendrait alors la facilité avee laquelle Descartes a si vite reconnu le doigt de Dieu ; mais, en méme temps, le fait de conclure 4 Vorigine surnaturelle des songes permet de penser que l’attente d’un signe était déja un signe ; l'interprétation religieuse qui suit le troi- siéme songe gagne, apres les deux premiers, l’enthousiasme de la veille. Le sens du texte semble clair : en expliquant par l’action d’un « Génie » le don que l’ame inspirée a impression de recevoir, Descartes entend faire de toute cette fin d’automne une réponse A un appel divin. Mais qu’est-ce que ce « Génie » ? M. Jacques Maritain en parle malicieusement comme de quelque cousin du « malin génie » des Méditations® ; nous y avions yu plutot une sorte de pressentiment que Descartes aurait personnifié pour donner & son récit un caractére romanesque dans le godt du temps* ; Vabbé Sirven avait lheureuse idée de rappeler le démon de Socrate™... Mais toutes ces hypothéses portent sur le mot frangais que Baillet a choisi pour traduire un mot latin que nous ne connaissons pas. Or, Tun des rares textes du récit dont Baillet donne en marge l’original est précisément, dans V’interprétation finale du premier réve, le pas- sage sur «le mauvais génie » qui le pousse vers I’Eglise : a malo spiritu ad Templum propellabar ; et le scenario oppose limpulsion de ce mau- vais esprit & «lEsprit de Dieu »*. Si, au paragraphe suivant, «le 38. Ibidem, p. 85; t. X, p. 186. 39. Le songe de Descartes, p. 31. 40. La Pensée religieuse de Descartes, 1** édition, Appendice I. 41. Les années @'apprentissage de Descartes, p. 131 : «...Ce génie serait plutot pour lui le cousin de son ange gardien et nous devons regretter & ce propos de ne pas connaitre l'opuscule qu’il avait composé sur Je démon de Socrate... » 58 LES PREMIBRES PENSEES DE DESCARTES Génie qui excitait en lui I’enthousiasme » traduit le mot spiritus ou Spiritus, il s’agit évidemment de Esprit de Dieu ou de l'Esprit de Verité, «L'Esprit de Vérité» a voulu, par le troisitme songe, «Ini ouvrir les trésors de toutes les sciences ». « L’Esprit de Dieu », dans le premier, lui donne l'idée d’aller vers I’Eglise librement. La foudre qui le réveille dans le second, est «le signal de Esprit de Vérité qui descendait sur lui pour le posséder ». Cette « descente » de Esprit saint dans un coup de tonnerre, comme Jupiter a Popéra, gene visiblement le biographe... «Cette derniére imagination tenait assurément quelque chose de l'En- thousiasme ; et elle nous porterait volontiers & croire que M. Descartes aurait bu le soir avant que de se coucher. En effet c’était la veille de saint Martin"... » Descartes ayant prévu cette malicieuse critique et aflirmé «une grande sobriété », peut-étre Baillet n’a-t-il pas osé con- tinuer en traduisant : «...l’Esprit saint qui excitait en lui l’enthou- siasme dont il se sentait le cerveau échauffé depuis quelques jours... » n’aurait-il pas atténué l’interprétation trop flatteuse de cet « échauffe- ment du cerveau » en ne faisant interyenir qu’un « Génie » ? 42. Barer, t. I, p. 85; t. X, p. 186. Cuarrrre IV L'HIVER 1619-1620 I. Le schéma rétrospectif du Discours La science est une et cette unité la fait admirable : lorsque la nuit tombe, le soir du 10 novembre, l’enthousiasme fait scintiller de longues chaines de raisons, lointaines, mais lumineuses comme les étoiles. La science une est ’euvre d’un seul, du moins & V’origine : sa per- fection méme exige qu’un seul pose les fondements ; l'enthousiasme dissipe les derniers scrupules d'une timidité raisonneuse. S'il n’en faut qu’un, je serai celui-la : telle est annonce faite a Des- cartes au cours de la nuit of un songe au moins le rend conscient d’une mission. On est done assez surpris de lire dans Baillet : « Quoiqu’il en soit, Vimpression qui lui resta de ces agitations, lui fit faire le lendemain diverses réflexions sur le parti qu'il devait prendre. L’embarras ot ilse trouva le fit recourir Dieu... » Et un peu plus loin : « Son enthou- siasme le quitta peu de jours aprés ; et quoique son esprit edt repris son assiette ordinaire, et fQt rentré dans son premier calme, il n’en devint pas plus décisif sur les résolutions qu’il avait & prendre. » De- vant quel « parti » et quelles « résolutions » peut done hésiter l'homme qui est en train de trouver les fondements dune « science admirable » ? Le récit que suit Baillet ne peut nous renseigner puisqu’il ne raconte pas histoire de la « science admirable ». Pour savoir ce que Descartes a fait au cours de lhiver 1619-1620, il faut revenir au Discours et Péclairer par ce qui reste des écrits contemporain. «Je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-méme et d’em- 1, Barer, t. I, p. 85 et 86. 60 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES ployer toutes les forces de mon esprit a choisir les chemins que je devais suivre®... » «. @étudier aussi... » Cette résolution n’exclut ni les voyages ni sans doute l’idée de continuer l’apprentissage militaire. Mais, sur le plan qui est celui de la science, elle prend immédiatement la forme con- eréte d’une décision de révision générale des connaissances acquises®, Opération si importante et si grave qu'elle le fait hésiter... « ...Mais je ne voulus point commencer & rejeter tout 4 fait aucune des opinions qui s’étaient pu glisser autrefois en ma créance, ...que je n’eusse aupa- ravant employé assez de temps & faire le projet de Pouvrage que j’en- treprenais, et a chercher la vraie Méthode pour paryenir & la connais- sance de toutes les choses dont mon esprit serait capable‘. » Le texte est de 1637 ; il a la limpidité d’un résumé : ne correspond-il pas, tou- tefois, A cette incertitude qui, d’aprés Baillet, aurait troublé Descarte: une fois l’enthousiasme tombé ? Le Discours précise alors qu’il y eut une période de « deux ou trois mois »° extrémement encourageante ; c’est-i-dire entre le milieu de novembre 1619 et la fin de janvier ou le début de février 1620. 1° C’est alors qu'il examine pour lui-méme le probléme de la mé- thode. Celui-ci l'intéresse depuis longtemps : il laborde maintenant avec la volonté d’aboutir, C’est normal. Descartes a toujours pris plaisir & réfléchir sur Ia fagon dont procéde la raison pour résoudre des problémes de géométrie et d’algebre ; jusqu’au 10 novembre 1619, c’est un mathématicien méditant sur la méthode des mathématiques. Apres le 10 novembre 1619, il voit « s’entre-suivre » en « longues chatnes de raisons » « toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes» : or si les « longues chaines de raisons » sont « simples et faciles » comme celles des géométres, « toutes les choses » qui peuvent étre connues ne relévent pas de la géométrie : en réfléchissant sur les mathématiques, Descartes doit maintenant chercher une méthode qui puisse s’appliquer en dehors des mathématiques, « une Méthode — il le dit fort bien — pour parvenir & la connaissance de toutes les choses dont son esprit serait capable ». En d’autres termes, la méthode n’est plus seulement pour le jeune mathématicien une maniére de regarder et de comprendre son travail actuel : elle doit se formuler pour elle- méme, détachée des recherches particuliéres od elle a d’abord fait ses preuves et capable d’étre appliquée & d'autres recherch Sans doute l’énoncé des quatre préceptes et leur introduction histo- rique sont-ils, dans le Discours, Peuvre du philosophe de quarante ans ; il faut au moins retenir que le philosophe de vingt-trois ans mit au point une méthode qui pourrait tenir en un petit nombre de pré- ceptes. Ceci, naturellement, suffit pour écarter ’hypothése selon laquelle la méthode serait l’essentiel de la découverte rapportée au 10 novembre 2, 1° partie, t. VI, p. 10; voir plus haut, p. 44. 3. 2¢ partie, t. VI, p. 13-14; voir plus haut, p. 46-47. 4. Ibidem, p. 17. 5. Ibidem, p. 20. watver 1619-1620 61 16198. D’abord, Descartes n’a jamais dit qu'il avait inventé sa mé- thode ; il est méme permis de se demander si une méthode est vrai- ment objet d'invention ; on ne voit guére une méthode de travail inventée avant d’avoir été éprouvée : s'il y a invention, c’est au cours de P’épreuve et c'est une invention bien différente de celle qui rappelle ‘inspiration des poétes. De fait, le texte du Discours ne sépare pas Ja mise au point de la méthode et la vérification quotidienne de son eflicacité. 2° En effet, au cours des « deux ou trois mois » qui suivent le 10 no- vembre, Descartes fait aussi «le projet de Pouvrage » qu’il a décidé d’entreprendre. Faut-il entendre « ouvrage » au sens général d’entre- prise ou au sens particulier de livre 27 Il est probable qu’a cette époque les deux coincident. L'entreprise, c'est une science oi tout le connaissable se déroule en chaines de raisons. Trés naturellement, Descartes va commencer par l'étude des choses les plus simples, celles dont s’occupent les mathé maticiens®. I] pense ici son projet & travers le schéma classique qui distingue les Mathématiques pures : Arithmétique et Géométrie ; les Mathématiques mixtes : Astronomie, Musique et Optique®. Il définit done ses travaux comme une étude des « proportions en général », indépendamment des objets qui diversifient les sciences. Ensuite, il distingue deux besoins de l'esprit en train d’élaborer la science : con- sidérer chaque relation en particulier, en retenir ou en comprendre plusieurs ensemble. Aussi déclare-t-il : « pour les considérer mieux en particulier, je les devais supposer en des lignes », car aucune figuration sensible n'est plus simple ; « pour les retenir ou les comprendre plu- sieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres les plus courts qu’il serait possible », c’est-d-dire aussi bien par des lettres que par des nombres”. De la une science qui combine I’Analyse géométrique des Anciens et I’Algébre des modernes". Certes, entre lhiver 1619-1620 et l'époque ot Descartes écrit sa Géométrie, un long chemin a été parcouru et les plus récentes vérités font oublier les hésitations des premiéres démarches. Ces pages du Dis- cours retiennent pourtant un souvenir qui est celui d'un progres. Apr le 10 novembre, Deseartes poursuit les recherches visant ce qu’il entre- voyait a la fin de 1618 sous le nom d’Algébre géométrique, ce qui, en mars 1619, était devenu la « science enti¢rement nouvelle » établissant parallélement une Arithmétique et une Géométrie sans lacunes, ce 6. Fovenen pe Caner, Introduction ; Mitter, p. 70 sq.; Lranp, Descartes, Paris, 1882, p. 6; Hamenrn, p. 40; voir ici les remarques de Minavn, p. 49-50, 54, OL. 7. Question posée par Girson, Commentaire, p. 180; sur sa réponse, voir plus p. 108, n. 19. 8. Discours, 2° partie, t. VI, p. 19. 9. Ibidem, ‘p. 19-20 ; ‘cf. Girson, Commentaire, p. 216-217. 10. Thidem ; ef. Guusox, Commentaire, p. 221, qui rappelle la traduction latine + characteribus sive notis quibusdam (t. VI, p. 551); Sinven, p. 244 et n. 1. 11. Ibidem, p. 20. loi 62 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES qui est maintenant la premiére étape de la « science admirable » : une science des proportions surmontant le dualisme de I’Arithmétique et de la Géométrie, de la quantité continue et de la quantité disconti- nue. Une telle science étudie les proportions hors de toute matiére con- eréte, astres, sons, rayons lumineux. aussi, dans la partie autobio- graphique de la Régie IV qui correspond & cette période, Descartes reprend-il «le nom déja ancien et recu par Pusage de Mathématique universelle, puisqu’elle renferme tout ce qui a fait donner ad’autres sciences l’appellation de parties des Mathématiques »!2, Ainsi, méme réduit & ce minimum dhistoricite sans lequel il serait pur roman, le texte du Discours exclut ’hypothése selon laquelle la Mathématique universelle serait l’essentiel de la découverte du 10 no- vembre 1619!, Mathématique universelle et méthode sont élaborées en méme temps, la méthode naissant d’une réflexion sur la mathéma- tique universelle et la mathématique universelle naissant d’une appli- cation de la méthode ; elles correspondent & la premiére campagne de travaux que preserit «la science admirable » et qui oecupent, les «deux ou trois mois » suivant la découverte de ses « fondements », C'est bien pourquoi, aussitét aprés avoir rappelé la satisfaction que lui donnaient les applications de la méthode & la science des propor- tions en général, Descartes revient a l'idée directrice de son réci mathématiques ne sont ni le but ni le cadre de sa recherche depuis le jour des résolutions. « Ce qui me contentait le plus de cette Méthode, était que, par elle, j’étais assuré d’user en tout de ma raison... ne layant point assujettie & aucune matiére particuliére, je me promet- tais de lappliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que j’avais fait & celles de l’Algébre!*... » De 1a un nouveau moment dans la réalisation du programme commandé par Vidée de la « science admirable ». « Deux ou trois mois » aprés le 10 novembre, Descartes se sent maitre de sa méthode et en possession d’une technique mathématique : il peut alors envisager «le projet d’ouvrage qu'il entreprenait », ceci avant de se remettre en route. 1° « Ne l'ayant point assujettie & aucune matiére particuliére, serit- il de sa méthode, je me promettais: de Pappliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que j’avais fait a celles de l’Algébre!®. » Ces «autres sciences » sont d’abord celles de la nature et sans doute aussi celles qui intéressent la sagesse. 2° S'il veut procéder par ordre, il doit commencer par les « prin- cipes », c'est-’-dire par cette science que les cours appellent Philo- 412. Regulae, IV |. 377-878. 13, Hypothise mme telle par Lrann, ouvr. cil., p. 107; Avan, t XI, p. 50 et 55; voir Mirsavn, p. 50 et 54. 14. Discours, 2° partie, t. VI, p. 24, {mots soulignés par nous). 15. Ibidem, ‘p. 24 [mots soulignés par nous). wmiver 1619-1620 63 sophie premiére. Mais est-ce 14 une entreprise pour un jeune homme de vingt-trois ans ? Logiquement il serait rationnel de s’attaquer a la science des principes ; psychologiquement, ilest raisonnable d’ « em- ployer beaucoup de temps a s'y préparer »!8, 3° Cette « préparation » consistera d’abord & se débarrasser de « toutes les mauvaises opinions recues avant ce temps-la »; il les « dé & mesure qu’il enracine les bonnes ; tout naturellement, une révi critique double la recherche des « raisons » & mettre en« chaines » ; A mesure que Descartes s’exercera en la méthode, par exemple, pour résoudre des problémes de physique, ses réussites diseréditeront les solutions qu’on lui avait enseignées. 4° Le programme de recherches comporte deux parties : Descartes ne dit pas seulement : «en m’exercant toujours en la Méthode que je m’étais preserite, afin de m’y affermir de plus en plus » : il dit aussi : «en faisant amas de plusieurs expériences, pour étre aprés la matiére de mes raisonnements»”, Ces derniers mots visent peut-etre plus Part de vivre que la connaissance de la nature. Ceci expliquerait pourquoi il ne décide pas de changer son genre de vie. On aurait pu croire qu’il allait quitter sa retraite pour une autre, afin de se consacrer entiérement a la recherche scientifique. Or, au printemps, il trouve tout naturel de reprendre ses voyages comme si rien ne s’était passé. Remarquons lintéressante transition : il vient d’exposer les maximes de sa morale provisoire : «... je jugeai que pour tout le reste de mes opinions, ie pouvais librement entreprendre de m’en défaire. Et d’autant que Yespérais en pouvoir mieux venir & bout, en conversant avec les hommes, qu’en demeurant plus longtemps dans le poéle ot j’avais eu toutes ces pensées",.. » Ces « hommes », bien sar, peuvent étre des mathématiciens et des phy: siciens, d’autres Beeckman ; il semble bien pourtant qu’il oppose ici a la solitude du poéle la vie dans le monde : inter homines conversando, dit le traduc- teur, quam in illa solitudine in qua eram, diutius commorando". Descartes déclare qu’il n’avait alors pas plus de vingt-trois ans®® : il aurait done fait ces projets avant que le 23 mars 1620 n’ait sonné Vheure de ses vingt-quatre ans. «Vhiver n’était pas encore bien achevé que je me remis A voya- ger*4.,.» : il aurait done repris la route avant le 20 mars 1620, Avant de quitter son poéle, Descartes aurait aussi pris la précaution de «se former une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes »% : la place de ces maximes dans le Discours marque 16. Ibidem, p. 24 17. Ihidem, p. 22. 18. Ibidem, 3° partie, p. 28. 19. t. VI, p. 556. 20. Ibidem, 2° partie, p. 22. 2. Tbidem, 3° partic, p. 28; vixdum hiems erat exacta cum me rursus ad peri- grinandum aceinet (t. VI. p. 556). ve 22. Discours, 3° partie, t. VI, p. 22 : que je ne demeurasse point irré- solu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de V'étre en mes juge- DE DESCARTE 64 LES PREMIERES PENS clairement leur date®*, Mais, en avril 1648, commentant ces lignes devant Burman, Descartes fit une déclaration que son interlocuteur rapporte en ces term Auctor non libenter scribit Ethica, sed propter paedagogos et similes coactus est has regulas adscribere, quia alias dice- rent illum esse sine religione, fide, et per suam Methodum havc evertere elle, Ainsi, deux ans ayant sa mort, Descartes a redit qu'il n’écrit pas volontiers sur la morale; mais a cause des pédants et gens de méme espéce il a été forcé d’ajouter ces régles du Discours, parce qu’au- trement ils auraient dit qu’il était un homme sans religion ni foi, et que par sa méthode il voulait renverser tout cela. Au lendemain de la publication du Discours, Descartes avait deja dit quelque chose d’approchant au sujet de la seconde maxime*, Quel sens donner & ce propos ? Il pourrait signifier que Pidée méme d'une morale « par provision » fut une simple mesure de prudence, de sorte que les trois maximes se casent tant bien que mal & Vintérieur d’un développement qui aurait fort bien pu s’en passer®*. Mais la lecture ments, et que je ne laissasse pas de vivre dés lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en tro’ ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part. » 23. Cf. Discours, 3° partie, t. VI, p. 28 : «...Aprés m’étre ainsi assuré de ces maximes [de la morale provisoire]... 1, «I'hiver n’était pas encore bien achevé » que je quittai «le poéle od j'avais eu toutes ces pensées ». Il est done certain qu’en prenant le Discours a la lettre, il faut faire remonter la morale provisoire comme les régles de la méthode a I'hiver 1619-1620. Cf. Girson, Commentaire, p. 304 ; de méme Sirven, p. 254 qui voit, en outre, une allusion & la morale provisoire dans la note des Olympica : Dicta sapientum... (ct. plus loin, p. 82) ; Pierre Mesnanp, La Morale de Descartes, p. 60 (méme rapprochement). 24. t. V, p. 178; ed. minor, p. 124-125 : describere est aussi le mot qui tra~ duit « vous faire part » dans la trad. latine du Discours (t. VI, p. 552). Ci. Gru- sox, Commentaire, p. 284; Mesnann, ouvr. cit. p. 47-48. Sur son disir de ne point parler de morale, voir : A Chanut, 20 novembre 1647, t. V, p. 86-87. 25. I avait déja écrit, en mars 1638, 4 propos de la seconde maxime : « Au reste, jai 6t6 obligé de parler de cette résolution et fermeté touchant les actions, tant A cause qu'elle est nécessaire pour le repos de la conscience, que pour empé- cher qu’on ne me blamét de co que j'avais éerit que, pour éviter la prévention, il faut, une fois en sa vie se défaire de toutes les opinions qu’on a regues aupi ravant en sa créance : car apparemment on m’edt objecté que ce doute si w versel peut produire une grande irrésolution et un grand déréglement dans les mewurs. De sorte qu'il ne me semble pas avoir pu user avec plus de circonspection que j'ai fait, pour placer la résolution, en tant qu'elle est une vertu, entre les deux vices qui lui sont contraires, & savoir l'indétermination et l'obstination. At**, mars 1638, t. II, p. 35-36. 26. C'est, semble-t-il, opinion d’Elie Denissorr, Les étapes de la rédaction du «Discours de la méthode », dans : Reoue philosophique de Louvain, mai 1956, p. 267. Sur les questions qui mettent en cause la genése du Discours, voir Gilbert Ganorere, Discours de la Méthode, éd. de "Université de Manchester, 1941, In- troduction ; Sur la chronologie du Discours de la Méthode, dans Revue @histoire de la Philosophie et d'histoire générale de la civilisation, janvier 1943 ; Réflexions sur Ia gendse du Discours, dans Revue de Synthdse, janvier 1948. La question con- cernant la morale provisoire se décompose en quatre : 1° la date de la rédaction : personne ne pense qu'elle soit trés ancienne ; G: doffre la voit a la derniére minute, en 1637; Denissoff en février-mars 1636 ; 2° la date de l'idée d'une morale provisoire : nous serons d'accord avec Ga- doffre et Denissoff pour ne pas prendre le Discours A la lettre et pour en faire une idée contemporaine de 1a rédaction ; varver 1619-1620 65 attentive du Discours donne une impression contraire : une fois admis que Descartes remet en question toutes ses opinions et fait de la science une longue patience, il est tout naturel de prévoir une sagesse provi- soire, ad tempus, pour l'homme en quéte de la vraie philosophic et, par suite, en attente de la sagesse fondée sur la vraie philosophic. Cela va tellement de soi qu’il parait inutile de le dire : la crainte des paeda- gogos et similes aura seulement fait comprendre & Descartes que cela irait encore mieux en le disant. Il le dit done dans le Discours et le répétera dans la Préface francaise des Principes*?. Le propos rapporté par Burman peut avoir un autre sens : c’est en 1636, au moment d’écrire le Discours, que Descartes eut lidée de formuler les régles d’une morale provisoire. Celle-ci est & sa place dans Vitinéraire exemplaire que Descartes propose au lecteur du Discours et des Principes : mais fut-elle explicitement pensée au cours de liti- néraire que dessinerait histoire vécue par René Descartes ? Il est bien probable qu’en 1636, le philosophe mit en maximes la lecon de sa propre vie depuis une quinzaine d’années, Qu’il ait respecté les lois et coutumes du pays ow il résidait, son désir d’éviter les histoires le lui aurait spontanément conseillé méme si Pierre Charron n’en avait pas fait un article de sa Sagesse®. Qu’un stoicisme pratique ait gou- verné sa volonté, c'est 1a une attitude bien naturelle pour un jeune humaniste qui a lu Cicéron et Sénéque chez les Péres. La Troisiéme partie du Discours nous dit comment son auteur a vécu en fait ; l'en- tretien avec Burman ne permet guére de croire qu’a la fin de lhiver 1620, il avait clairement et distinctement formulé les impératifs pra- tiques d’une premiére et temporaire éthique. Tel est le schéma rétrospectif de hiver 1619-1620 dans les Seconde et Troisigme parties du Discours de la Méthode. En les éerivant, Des- cartes survole sa jeunesse ; il ne dit rien des problémes conerets qu’il a traités, des réussites précises qui justifiaient son contentement, ni, a plus forte raison, des projets abandonnés, des réveries de l’imagina- tion, 30 dans Vitinéraire rétrospectif de 1636-1637, est-ce que l'idée d’une morale pro’ soire est une pitce artificielle ? Nous disons : non ; l'opinion contraire est sou- tenue par Denissoff et Gadofire ; 49 méme si le principe d’une morale provisoire parait logiquement sa place dans V'itinéraire rétrospectif, reste & savoir si le contenu des régles proposées est parfaitement accordé aux autres textes du Discours ; question qui ne sera pas abordée ici et qui avait déja été bien posée par Georges Cancuituem, Descartes et la technique, dans : Congrés Descartes, Hermann, 1937, t. II, p. 78; voir aussi : Gavorene, Discours..., p. Xv et Xt sq. 27. Principes, Prétace frangaise, t. IX, p. 43, 1. 18-23, et p. 15, 1. 12-45, 28. De la Sagesse, Bordeaux, 1601 ; Seconde édition revue et augmentée, Paris, 4604; nous citons d’aprés : Nouvelle édition... par Amaury Duvat, 3 vol. Pa- ris, 1827, Voir ; Préface (de la seconde édition), p. xum et Livre II, ch. I. Sur Charron et la morale provisoire, voir : Tovcuann, La Morale de Descartes, Paris, 4897; Giisox, Commentaire, p. 235; Strvex, p. 259-273; Richard H. Porksx, Charron and Descartes : the fruits of systematic doubt, dans The Journal of Philo- sophy, décembre 1954; et la note trés précise de Roger Lerévre, La Vocation de Descartes, p. 161. 66 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTE! Gaston Milhaud a présenté une intéressante étude sur L’muvre de Descartes pendant Vhiver 1619-1620 : elle n’est guére faite que de conjectures. Un seul texte de Descartes semble faire allusion & une recherche de cette période : c'est une lettre 4 Mersenne, de juin 1638, probablement, ot il déclare qu'il connaissait la méthode de Fermat. pour la construction des tangentes«vingt ans devant que d’avoir vu son écrit »*. Il aurait done continué l’ceuvre qu’au printemps il avait envisagée 4 Bréda®!, Gaston Milhaud considérait comme écrites a cette &poque les pages De Solidorum elementis, antérieures a la réforme de Pécriture algébrique®. Peut-étre conviendrait-il d’y joindre les deux premiers fragments des Excerpta mathematica®. Mais le document le plus proche de la journée et de la nuit décisive est le petit registre en parchemin coté C dans l’Inventaire de Stockholm. II. Praeambula Que rest: des écrits du petit registre ? La description de I’ Inven- taire, des allusions ou citations de Baillet, et avant tout les extraits recopiés par Leibniz. Ce registre, on I’a vu, a été commencé par les deux bouts : de 1a, deux suites de textes, selon qu’on le prend par le cdté A ou par le cdté B. Deux tiers de la copie reproduisent les premiéres pages de la série A que Descartes a écrites sous le titre Parnassus de janvier & avril 1619. Le premier tiers est fait d’extraits de la série B qui comprend troi groupes de notes se succédant sous les rubriques : Praeambula, Exp rimenta, Olympica. Il semble que Leibniz ait copié les textes en su vant cet ordre : ils intéressent histoire de l’époque qui suit la journée et la nuit décisives de novembre 1619. Quand Descartes a-t-il écrit les Praeambula ? L'Inventaire des papiers de Descartes déclare : «...quatre pages écrites sous ce titre : Praeambula. Initium sapientiae timor Domini, » «La erainte de Dieu est le commencement de la sagesse » : ceci est 29. Descartes savant, ch. III ou Scientia, janvier 1918 ; voir aussi Sinvi Vv. 30. t. IL, p. 178 : naturellement, il faut considérer ce « vingt ans» comme un chiffre rond que sa rondeur rend approximatif ; la date de la lettre, 29 juin 1638, est d’ailleurs une inférence de I’éditeur (p. 174). Sur le sens de ce texte, Mi. nAvp, p. 79-82; Sunven, p. 249-250, 31.’ Miuaun, p. 75-78; Smven, p. 246 sq. 32. t. X, p. 265-276 ; Avertissement (p. 257-263) ne précise pas la date. Mi- LHAUD, p. 84-87, 95-96; Sirven recule la date de quelques mois p. 232-233 et 276 sq. 39. t. X, p. 285-297 : Polygonorum inscriptio et Horum ueue trigonometricus. 34. t. X, p. 9. N, ch PRAEAMBULA 67 écrit dans le Psaume 140 (selon la Vulgate), verset 10; dans le livre des Proverbes, a deux reprises, au verset 7 du Prologue et au verset 10 du chapitre IX ; enfin dans I’Ecclésiastique, 1, 14 Cette citation de l’Ecriture annonce un projet ou il sera évidemment question de la sagesse. Son origine évoque un certain climat religieux au moment ov l’auteur prend sa plume. Enfin ce n’est sans doute pas par hasard que la sagesse est liée & la crainte de Dieu. Ces trois carac- teres du texte sacré ne renvoient-ils pas & l’expérience que Descartes a vécue dans la nuit du 10 au 11 novembre ? Quelle que soit la part de la fable dans le récit des Olympica, celui-ci rappelle une aventure spirituelle ou le philosophe a éprouvé la crainte de Dieu au commen- cement de cette sagesse a laquelle « la science admirable » le conduira. Les quatre pages des Praeambula ont probablement été écrites peu aprés le jour des résolutions décisives et la nuit oi lEsprit de Vérité les a bénies. Initium sapientiae timor Domini n’annonce pas des préambules a quel- que question de géométrie ou d’algebre. Mais comme sapientia et scientia sont jointes ensemble dans le plan du jeune réformateur, rien d’éton- nant si ces préambules contiennent des généralités sur l’esprit de la «science admirable», avec quelques confidences personnelles rela- tives & celui qui en est le promoteur, en tant, bien entendu, qu'il en est le promoteur. Tel est le sens de sept premitres Cogitationes de la copie de Leibniz. Descartes commence par reprendre le theme du masque. Comme & Pépoque ot il envoyait 2 Beeckman son Compendium musicae, il est agent secret d’une mission encore inconnue, alors que sous le regard des autres il est un de ces apprentis-soldats comme il y en a tant que «Poceasion des guerres » attire en Allemagne. Mais il y a un fait nou- yeau : il cesse d’étre spectateur et il va monter sur la scéne du monde, il va parler : Ut comeedi, moniti, ne in fronte appareat pudor, personam induunt : sic ego, hoc mundi theatrum conscensurus, in quo hactenus spectator exstiti, larvatus prodeo®. « De méme que les comédiens, lors- 95. Cogitationes privatae, [premier fragment], t. X, p. 243; ponctué d’aprés = Supplément, p. 103. ‘Trad. Foucher de Gareil : «Comme un acteur met un masque pour ne pas laisser voir la rougeur de son front ; de méme, moi qui vais monter sur le thédtre de ce monde oi je n’ai 6té jusqu'ici que spectateur, je parais masqué. » (t. I, ny Se mR afer ant lo rsrstentt pean as anor terteer a scene, met- tent un masque, pour qu’on ne voit pas leur front qui rougit. Je fais comme eux: sur ce thédtre du monde, ott jusqu’a présont je n'ai été que spectateur, je me présente masqué. » (Supplément, p. 103.) ‘Trad, Cantecor ; « Comme les comédiens appelés sur la scéne reyétent un mas- que pour que la honte ne paraissent pas sur leur visage, de méme au moment de monter sur la seéne du monde ott je n'ai paru jusqu'ici que comme specta- teur je m'avance masqué. » (L’oisive adolescence de Descartes, dans Revue d'His- toire de la philosophie, 1930, p. 26.) Trad. Maxime Leroy : « De méme que les comédiens prudents, pour qu'on ne voit pas la honte qui monte a leur front, se vétent de leur réle, de méme, moment ou je vais monter sur la scene du monde, dont je n’ai été jusqu'iei qu'un spectateur, je marche masqué, » (Le Philosophe au masque, t. I, p. 78.) 68 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES qu’on les appelle, pour qu’on ne voit pas la rougeur sur leur front, mettent un masque ; de méme moi, au moment de monter sur la scéne du monde, ou je n’ai été jusqu’ici que spectateur, je m'avance mas- qué. » Depuis longtemps, il travaille en réfléchissant sur la maniére dont il travaille ; le moment est venu de fixer ces régles dont ila peu a peu pris conscience ; recherche méthodologique que le Discours a done exactement située en la rapportant aux semaines qui suivirent le jour aux résolutions : Juvenis, oblatis ingeniosis inventis, quacrebam ipse per me possemne invenire, etiam non lecto auctore : unde paulatim ani- madverti me certis regulis uti®, Régles d’une science qui n’est ni celle des charlatans ni celles des livres. Ce n’est pas celle des charlatans dont la publicité tapageuse est une espéce de prostitution : la science véritable est une honnéte femme qui ne quitte pas son mari pour courir les rues : Scientia est velut mu- lier : quae, si pudica apud virum maneat, colitur ; si communis fiat, vilescit®”. Ce n'est pas celle des livres of, & quelques lignes prés et excepté quelques figures, tout n'est que bavardage : Plerique libri, paucis lineis lectis figurisque inspectis, toti innotescunt ; reliqua chartae im- plendae adjecta sunt®. La science ressemble done, aujourd'hui, au jeune philosophe déguisé en soldat : elle est masquée. Prostituées ou verbeuses, les sciences des livres cachent la beauté du vrai savoir ot les connaissances s’enchatnent aussi claires, aussi ordonnées, aussi faciles & retenir que la série des nombres : Larvatae nunc scientiae sunt : quae, larvis sublatis, pulcher- rimae apparerent : catenam scientiarum pervidenti, non difficilius vide- bitur eas animo retinere quam seriem numerorum™. Quelques mois plus tét, Ars memoriae de Lambertus Schenkelius avait attiré l'at- tention de Descartes sur la difficulté d’embrasser l’ensemble des sciences par l’imagination ; déja, il avait vu que le travail de la mémoire serait Que signifie le geste des comédiens ? Adam commente : « Descartes se souve- nait sans doute de ces représentations thédtrales au College de La Fléche ot lui- méme avait tenu un réle. Ce ne sont pas, en effet, les comédiens de profession, habitués a paraitre en scéne, qui éprouvent de la honte et qui rougissent, mais bien de jounes écoliers, qui ne jouent qu'une fois l'an & la féte du collége. » (Sup- ° plément, p. 103.), Mais pourquoi ces écoliers auraient-ils « honte » de monter Ja scéne ott les conduisent leurs professeurs ? I] ne s pas de « honte » mai de timidité et les comédiens professionnels ont «le trac» méme quand ils ont une grande habitude de la seéne. 36. Ibidem, p. 214; voir une traduction plus haut, p. 22. 37. Ibidem, p. 21% : « La science est comme une femme : si, pudique, elle reste auprés de son mari, on l'honore ; si elle s'oflre 4 tous, elle s'avilit. » 38. Ibidem, p. 214: «La plupart des livres, quand on’ en a lu quelques lignes, regardé quelques figures, sont entitrement conus, le reste n'est mis 1A que pour remplir le papier. » 39, Ibidem, p. 215 : «Les sciences sont aujourd'hui masquées ; les masques enlevés, elles apparaitraient dans toute leur beauté ; pour celui qui voit claire- ment 1a chaine des sciences, il ne paraitra pas plus difficile de les retenir dans son esprit que la série des nombres. » PRAEAMBULA 69 réduit dans la mesure ot l’esprit établirait un ordre [ordo] ; mais il envisageait un ordre de dépendance entre les images [ex imaginibus rerum non inconnezarum]® : maintenant il pense a ces « longues chaines de raisons, toutes simples et faciles, dont les géométres ont coutume de se servir... », catenam scientiarum... Ceci ne signifie nullement que, seuls, quelques initiés ont le pri- vilége de voir cette beauté. Tous les esprits, bien sar, n’ont pas la méme capacité ; chaque ingenium a ses limites qu’il ne peut dépasser ; mais les principes sont accessibles & tous et ceux qui ne peuvent inven- ter peuvent du moins connaitre le vrai prix des sciences, ce qui leur suffit pour porter des jugements vrais sur les choses, c’est-a-dire pour agir avec sagesse : Praescripti omnium ingeniis certi limites, quos trans- cendere non possunt. Si qui principiis ad inveniendum uti non possint ob ingenti defectum, poterunt tamen verum scientiarum pretium agnos- cere, quod sufficit illis ad vera de rerum aestimatione judicia perferenda®. Cest au milieu de ces « pensées » que Leibniz a trouvé le titre pas- tiche d'un Thesaurus mathematicus orné d’un pseudonyme : Polybii cosmopolitani... Il ne s’agit pas de la « science admirable » mais de sa premiere tranche, cette Mathématique universelle que Descartes, d’aprés Dans son Commentaire au Discours, le P. Poisson écrit sur la troisiéme régle = «Il régne je ne sais quelle liaison, qui fait qu'une vérité fait découvrir Pautre, et qu'il ne Yaut que trouver le bon bout du fil pour aller jusqu’a Vautre sans interruption. Ce sont a peu prés les paroles de M. Descartes que j’ai Ines dans un de ses fragments manuscrits : Quippe sunt concatenatae omnes scientiae, nec una perfecta haberi potest, quin aliae sponte sequantur, et tota simul encyclopedia apprehendatur. » |p. 73; cité t. X, p. 255). Ce « fragment manuscrit » vient peut- @tre des Praeambula. Le souvenir du thime de la premiére phrase revient dans la Rigle TV: il expose une disciplina différente des Mathématiques ordinaires dont, cependant, elles sont comme le vétement, integumentum. Je parle de vétement, continue-t-il, non pas pour cacher cette disciplina et écarter le vulgaire mais pour la rendre plus accessible a esprit : Integumentum vero dizi, non quo hane doctrinam tegere velim et involvere ad arcendum vulgus, sed potius ita vestire et ornare, ut humano ingenio accommodatior esse posit. t. X, p. 374. 40. Parnassus, ibidem, p. 230; Foucwer pr Canet, p. 30-33. «En parcourant les sornettes de Lambert Schenkel dont on peut faire son pro- fit [Perlegens Lamberti Schenkelii lucrosas nugas| (dans son livre Sur Vart de ta mémoire), j'ai pensé qu'il me serait facile d’embrasser par l'imagination tout ce que j’ai découvert [detexi] : ceci par la réduction des choses aux causes [per reduc- tionem rerum ad causas], qui, toutes, se réduisent en définitive & une seule ; il est done clair qu'il n’est nullement besoin de mémoire pour {retenir] toutes les sciences. Celui, en effet, qui a l'intelligence des causes, par Vimpression de la cause [cau- sae impressione], formera & nouveau facilement dans son cerveau les images qui étaient complétement évanouies [elapsa omnino phantasmata] : la est le veritable art de la mémoire, radicalement contraire 4 l'art de ce charlatan [nebulonis), non pas que le sien soit sans effet, mais tout le papier qu'il requiert devrait étre mieux employé et il repose sur un’ ordre qui n’est pas le bon : V'ordre, ici, consiste en ce que des images dépendant les unes des autres soient formées. Cet auteur a omis, je ne sais si c'est A dessein, ce qui est Ia clé de tout le mystére [quod est clavis totius mysterii]. J'ai moi-méme imaginé un autre procédé, si A partir des images de choses qui ne sont pas sans connexions [rerum non inconnexarum] s‘ajoutent de nouvelles images communes A toutes, ou du moins si A partir de toutes une seule image est faite qui les réunit...» Cf. Sirven, p. 71. M4. t. X, p. 245. 70 LES PREMILRES PENSEES DE DESCARTES le Discours, élabore au cours de I’hiver 1619-1620 : « Trésor mathéma- tique de Polybe le cosmopolite, 02 sont enseignés les vrais moyens de résoudre toutes les difficultés de cette science, et od l'on démontre qu’a leur sujet l’esprit humain ne peut rien trouver de plus ; ceci et pour secouer la paresse et pour confondre la témérité de ces gens qui se vantent de montrer dans toutes les sciences de nouveaux miracles ; et aussi pour alléger les tortures de ces nombreux travailleurs qui, pris nuit et jour dans les naeuds gordiens de cette science, gaspillent inutilement la substance de leur esprit ; ouvrage offert encore une fois aux savants du monde entier et spécialement en Allemagne aux trés célébres F. R. C.» Porysu cosmopotiran: Thesaurus mathematicus, in quo traduntur vera media ad omnes hujus scientiae difficultates resolvendas, demons- traturque circa illas ab humano ingenio nihil ultra posse praestari ad quorumdam, qui nova miracula in scientiis omnibus exhibere polli- centur vel cunctationem provocandam et temeritatem explodendam ; tum ad multorum cruciabiles labores sublevandos, qui®®, in quibusdam hujus scientiae nodis Gordiis noctes diesque irretiti, oleum ingenti inutiliter absumunt : totius orbis eruditis et specialiter celeberrimis in G.4°F. RC. denuo oblatus*. Le ton polémique et le style pittoresque de ce titre sont ceux des fragments qui l'entourent. Il vise les gens qui font de la seience une prostituée et ceux qui écrivent des livres verbeux. Il promet de faire 42. Dans le texte de Foucher de Careil, on trouve ici : « (F. Ros. Crue.) ». On ne sait si cette parenthése est de Leibniz ou de Véditeur frangais qui, d’ailleurs, la laisse tomber dans sa traduction. 43. Dans le texte de Foucher de Careil, on trouve : « (Germania) ». On ne sait si cette parenthse est de Leibniz, on de ’éditeur frangais. 44%. t. X, p. 214 ; Foucume pe Carer, p. 4 Trad. de Sirven : «Trésor mathématique de Polybe le Cosmopolite, ot Yon donne les vrais moyens de résoudre toutes les difficultés de cette science et ov Yon démontre 4 leur sujet que ’esprit humain ne peut rien obtenir de plus : des- ting A défier méme Vhésitation et & huer la témérité de quelques-uns qui s’offrent A montrer de nouveaux miracles dans toutes les sciences, et aussi A soulager les travaux torturants de beaucoup d’individus qui, enlacés nuit et jour dans cer- tains nceuds gordiens de cette science, dépensent inutilement I'huile de leur esprit ; oflert de nouveau aux érudits du monde entier et spécialement aux trés illustres F.R.C. en G (Germanie). » (Quvr. cit., p. 298.) Trad. Maxime Leroy : «Le Trésor Mathématique de Polybe le Cosmopolite est un ouvrage oit sont livrés les véritables moyens d'apporter des solutions & toutes les difficultés de cette science ¢t oi l'on démontre que sur ces difficultés l'esprit humain est incapable d’aller plus loin. Il poussera a l’hésitation, en condamnant leur légéreté, ceux qui promettent de montrer de nouveaux miracles dans ces sciences. Et de plus, il allégera les travaux douloureux de ceux qui, embarrassés nuit et jour, dans les espéces de neuds gordiens de cette science, consument en pure perte I'huile de leur génie. Cet ouvrage est offert une seconde fois aux éru- dits du monde entier et en particulier aux Freres Rose-Croix si cél¢bres en Alle- magne. » (Le Philosophe au masque, t. I, p. 73.) Le sens de denuo reste obseur ; ce qu’écrit Sirven ne Véclaircit pas : « ...notre savant a déja réformé les mathématiques et il donne le résultat de ses efforts pour la seconde fois. » (p. 298). Denuo oblatus pourrait signifier que voici encore un livre offert aux savants EXPERIMENTA 7 resplendir la chaine des sciences et de rendre leur véritable beauté sensible & tous. Il affirme que l'esprit humain a des limites mais qu’ Vintérieur de ces limites sa connaissance peut étre parfaite. II est clair que le dossier Praeambula a été ouvert en vue des préambules au Thesaurus mathematicus, ceuyre dont lauteur restera caché sous le masque de Polybe le Cosmopolite®®, II]. Experimenta Le physicien-mathématicien s’est toujours intéressé a l’homme; a la fin de 1618, écrivant un traité d’acoustique, il multiplie les observa- tions sur les effets psycho-physiologiques des sons*®, disant méme : «...je devrais aussi traiter en particulier de chacune des passions que la Musique est capable d’exciter dans l’ame [de singulis animi moti- bus}*”...» Rien d’étonnant s'il ouvre un cahier d’experimenta sur ces questions aprés la crise de novembre 1619. Si l’on en croit le Dis- cours, a cette époque de 'hiver 1619-1620, il envisage ce que doivent étre sa vie et ses travaux pour venir A bout d'une science débordant. les Mathématiques et la Physique mathématique, couvrant tout le champ de la Philosophie ; la logique rétrospective détache trois articles d’un programme qui ne fut sans doute pas aussi clairement formulé mais qui fut sdrement appliqué : déraciner les opinions fausses, s’exer- cer en la méthode et «faire amas de plusicurs expériences, pour étre aprés la matiére de mes raisonnements »*. La copie de Leibniz a conservé six pensées de ces Experimenta, qui sont soit des observations de portée générale, soit des confidences. Peut-étre Leibniz n’a-t-il gardé de certaines notes que la moralité : « Pappelle vices des maladies de ’ame qui ne sont pas diagnostiquées aussi facilement que les maladies du corps, car nous avons assez sou- vent expérimenté la bonne santé du corps, celle de l’esprit, jamais**. » « Etre blimé par des amis aest ussi utile que d’étre loué par des enne- mis est gloriewx ; des étrangers nous souhaitons la louange, des amis, la _vérité®, » Leibniz a copié une assez longue note sur les passions. «Il y a dans tout esprit certaines parties qui, méme touchées légére- ment, excitent des passions fortes : ainsi, un enfant d’esprit intrépide, si on le gronde, ne pleurera pas : il se met en colére ; un autre pleu- rera. Si on nous dit que de nombreux et grands malheurs sont arrivés, 45. Le rapprochement du masque et du pseudonyme avait été fait incidem- ment par Millet, Descartes avant 1637, p. 93. Sur le sens de ce pseudonyme, voir plus loin, p. 108-109. 46. Compendium musicae, § 1, II, VIL et XII notamment. 47. Ibidem, § XII, t. X, p. 140; trad. Porson, p. 97. 48. Discours, 2° partie, t. VI, p. 22. Méme remarque dans Miner, p. 101. 49. t. X, p. 215 : Vitia appello morbos animi, qui non tam facile dignoscuntur ut morbi corporis, quod saepius rectam corporis valetudinem experti sumus, mentis nunquam. 50. t. X, p. 217 : Ab amicis reprehendi tam utile, quam ab inimicis laudari glo- riosum ; et ab extraneis laudem, ab amicis veritatem exoptamus. Aphorisme ancien, dit Smven, qui le rapproche d'un texte de Bacon, p. 155, n. 2. 72 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES cela nous attriste ; si l'on ajoute que quelqu’un de méchant en est la cause, cela nous met en colére, Le passage d'une passion & une pas- sion se fait par l’intermédiaire des passions voisines ; souvent, tou- tefois, lorsqu’il s’agit de passions contraires, le passage est plus vio- lent, par exemple si dans un joyeux festin une mauvaise nouvelle est brusquement annoncée*, » Le lecteur des Cogitationes privatae ne manquera toutefois pas de remarquer unassez long morceau en francais qui semble étre d’un carac- tére fort différent et introduire des expériences de physicien parmi ces expériences de moraliste. Il s'agit, dit-on, « d’expériences curieuses sur l’optique »5* ; mais qu’est-ce qui les rend « curieuses»? est-ce ce qu’elles nous apprennent sur l’optique ? n’est-ce pas plutét leurs effets sur imagination de homme ? «On peut faire en un jardin des ombres qui représentent diverses figures, telles que des arbres et les autres : item, tailler des palissades, de sorte que de certaine perspective elles représentent certaines figures : item, dans une chambre, faire que les rayons du soleil, passant par certaines ouvertures, représentent divers chiffres ou figures : item, faire paraitre dans une chambre des langues de feu, des chariots de feu et autres figures en lair ; le tout, par de certains miroirs qui rassemblent les rayons en ces points-li :...» Descartes, on le voit, envisage des cas de plus en plus compliqués et le dernier prévoit des jeux de miroirs paraboliques tels que «le soleil, reluisant dans une chambre, semble toujours venir du. méme coté... ou aller de l’Occident & l’Orient »4, Ainsi, sous la rubrique Experimenta, Descartes a recueilli des obser- vations sur les passions et l'imagination. Sans doute y en avait-il d’autres du méme genre, celles par exemple, que nous trouvons dans une note éerite par Leibniz le jour ov ila présenté dA. t. X, p. 217 : Sunt quaedam partes in omnium ingeniis, quae, vel leviter tac- tae, fortes ajfectus excitant : ita puer jorti animo, objurgatus, non flebit, sed ira cetur ; alius flebit, Si dicatur injortunia multa et’ magna accidisse, tristabimur ; si quem’ malum in causa fuisse addatur, irascemur. Transitus a passione in passio nem, per vicinas ; saepe tamen a contrariis validior transitus, ut si in convivio hilari tristis casus repente nuntietur. IRVEN, Pp. 58. t. X, p. 245-216. Foucuer pe Canes précise : « Ces lignes sont en frangais dans le texte latin »; la formule est étrange mais claire. Dans un autre registre couvert de parchemin qui est coté B dans I'Inventaire, il y a une page sous le titre Thaumantis regia, le Palais de Thaumas ; « L'équi- valent exact de ce titre, écrit Millet, serait peut-tre le Palais des merveilles » ; le méme auteur suppose que le texte francais sur les illusions d’optique en pro- vient (p. 128), L'hypothése est possible ; rien ne permet d’affirmer que Leibniz n'a pas glissé dans sa copie du petit registre coté C un morceau lu dans un autre manuserit ; mais on peut faire l'économie de cette hypothése si le contenu du texte frangais rejoint celui des autres notes qui V'entourent dans Ja copie. On pourrait simplement supposer avec Sirven : « C’est une esquisse du Thaumantis Regia » (p. 282). EXPERIMENTA 73 son ami Tschirnhaus A Clerselier. Parmi les manuserits de Descartes que Clerselier leur a montrés, il y a, dit-il, «deux volumes de miscel- lanea, reliés ’'un in-4°, l'autre in-8°, od il y a beaucoup de choses phy siques, des expériences et observations anatomiques de M. des Carte quelques expériences sur les métaux...» Le premier volume est man festement le «registre en petit quarto» coté E dans Vinventaire de Stockholm et dont le contenu correspond exactement & la description de Leibniz ; V'in-octavo est notre petit registre en parchemin coté C, Or Leibniz déclare : «In miscellaneis, il y avait quelques pensées, comme par exemple de faire paraitre la muraille verte, jaune, etc... par le moyen d’une lampe dont le ver{re] vert, le coton vert, et dans Phuyle du ver de gris broyé. [tem proposition pour faire paraitre des chiffres et autres figures, par le moyen des rayons du soleil et des miroirs*, » Rien ne prouye que Leibniz n’a pas mélé dans sa copie des cogitationes des extraits de plusieurs recueils : mais tant que ce mélange ne sera pas établi, on ne peut qu’admettre le plus probable. La seconde phrase vise le texte francais du petit registre en parchemin que Leibniz a ensuite recopié et que nous connaissons par Foucher de Careil : les expériences visées par la premiére n’étaient-elles pas, elles aussi, consignées sur le méme cahier, aux pages d’ Experimenta Baillet a tiré des Experimenta Vhistoire du bateau ot Descartes prend une pose si avantageuse®, Leibniz ne I’a pas recopi Peut-étre a-t-il laissé Jes passages d’un caractére trop anecdotique. Lun d’eux pourtant I’a intéressé et amusé : « J’observe que, si je suis triste, ou si un danger me menace, ou si des affaires désagréables me préoccupent, je dors profondément et je mange avec voracité ; mais si la joie me détend, je n’ai ni appétit ni sommeil®. » Baillet a, lui aussi, rapporté ce texte ; la référence qu’il donne est simplement : « Fragm. Mss. »°7, Or, & la page suivante, on lit : «Il [Descartes] était travaillé durant son enfance d'une toux séche qu’il avait héritée de sa mére, et il fut fort infirme jusqu’’ lage de treize ans. Ce fut alors qu’étudiant en Rhétorique au Collége de La Fléche, il fat saigné pour la premiére fois au sujet d’une gratelle qui lui était survenue. » En marge, en face de «...treize ans. C’est alors qu’... » «En 1609, fragm. Mss. »5*, La date 1609 est peut-étre de Baillet qui additionne 1596 et 13; l’épisode n’aurait-il pas été trouvé dans les mémes fragments manuscrits que la confidence précédente ? Parlant ici de la santé de Descartes, Baillet aura cueilli ce renseignement dans une des experimenta. Plus importante est l'autre confidence qui rapproche « invention 54. t. X, p. 209; sur ce texte, voir plus loin, p. 113. 56. Voir plus haut, p. 16-17. Ln 56. t. X, p. 215: Adverto me, si tristis sim, aut in periculo verser, et tristia occu- pent negotia, altum dormire et comedere avidissime ; si vero laetitia distendar, nec edo nec dormio. 57. Voir : Barer, t. II, p. 449. 58. Ibidem, p. 450 : «grattelle : menue gale » (Littré). 74 LES PREMIERES PENSKES DE DESCARTES admirable » du 11 novembre 1620 et le réve de la nuit du 10 au 14 novembre 41619. Dans la copie de Leibniz telle que Foucher de Careil I’a publiée, on lit ces lignes présentées comme formant un seul et méme fragment en deux alinéas®, Anno 1620, intelligere ceepi jundamentum inventi mirabilis*. Somnium 1619, nov. in quo carmen 7 cujus initium + Quod vitae sectabor iter ?... Avson. *[En marge venti mirabilis. La note marginale rappelle ici une note également marginale des Olympica. En effet, nous savons et par I’Inventaire de Stockholm et par Baillet qu’en téte du «discours intitulé Olympica » on lisait en marge : XI Novembris cepi intelligere fundamentum inventi mirabilis, selon l'Inventaire®, XI Novembris 1620, cwpi intelligere jundamentum Inventi mirabi- lis, selon Baillet®. Il y a done un fait : intelligere caepi fundamentum inventi mirabilis. Quatre textes l’énoncent avec les mémes mots : 1° la premiére ligne du fragment des Experimenta ; 2° Ia note marginale qui accompagne ce fragment ; 3° la note marginale des Olympica d’aprés I’ Inventaire ; 4° cette méme note d’aprés Baillet. Mais ces textes portent quatre mentions différentes quant a la date : Anno 1620, dit la premiére ligne du fragment des Experimenta. X nov., dit la note marginale de ce méme fragment d’aprés les Olym- pica. XI novembris, lit le rédacteur de l'Inventaire dans les Olympica. XI novembris 1620, lit Baillet au méme endroit. Leibniz a copié le fragment sur un manuserit de Descartes. C’est done bien Deseartes qui a écrit le premier texte. La, il rapporte le fait a Pannée 1620 sans autre précision ; ceci, pour le rapprocher d’un autre fait dont il donne, cette fois, l'année et le mois. C’est, leur ordre le montre, le fait récent qui rappelle le souvenir du fait ancien : P« in- vention admirable » dont le jeune homme est en train de découvrir le fondement lui rappelle un songe de novembre 1619. C’est également Descartes qui a écrit la note marginale en téte des Olympica. Baillet le précise : le manuserit « contenait & la marge, dune encre plus récente, mais toujours de la méme main de l’au- teur »".,, Ici encore, Descartes rapproche ce fait d'un autre, celui qui :] Olympica, X nov. ceepi intelligere fundamentum in- 59. Fovener pi plus haut, p. 39-40. 60. t. X, p. 7. O61. Barter, I, p. 51 (t. X, p. 179) 62. Ibidem, 'p. 50 (t. X, p. 179) Cansn, t. I, p. 8; Cogitationes privatae, t. X, p. 246. Voir EXPERIMENTA vi} justement introduit le récit des songes de novembre 1619. Baillet lit cette note « vis-a-vis d’un texte » qui « porte ces termes latins : X No- vembris 1619, cum plenus forem Enthousiasmo, et mirabilis scientiae fundamenta reperirem, ete... »®8, Mais deux autres personnes ont lu cette note : le rédacteur de I’ In- ventaire et celui qui ’a reportée en marge du fragment des Experi- menta. Il est probable, en effet, que la note marginale du fragment est soit de Leibniz, soit de quelqu’un qui lut le petit registre aprés la mort de Descartes, Clerselier, par exemple, dont Baillet nous apprend qu’il s’était arrété devant lénigme de «l'invention admirable »“, Or, le rédacteur de l'Inventaire et l’'annotateur du fragment n’ont lu que le jour et le mois, avec cette différence que le XI de l’Inventaire est devenu X dans la note. Dans ces conditions, il faut bien conclure : 1° Puisque deux lecteurs sur trois, Baillet et le rédacteur de l’ Inven- taire, ont lu XI, dans la note marginale des Olympica, la substitution de X a XI dans la note du fragment est un lapsus. 2° Puisque deux lecteurs sur trois, le rédacteur de I’Inventaire et Tauteur de la note du fragment, n’ont pas vu Vindication de l'année, dans la note marginale des Olympica c’est sans doute Baillet qui ajoute 1620 aprés XJ novembris afin d’éviter toute confusion en face de X ‘ovembris 1619. Tels sont les textes. Que signifient-ils ? Apres le 11 novembre 1620 plutot que le 11 novembre 1620 — il écrit cepi et non cpio — Descartes verse dans le dossier Experimenta une note rappelant un fait récent en y associant le souvenir d’un fait plus ancien. Puis, soit ce jour-la volontairement, soit, par hasard, un autre jour, en feuilletant son registre, il mentionne le fait récent en marge du récit qui, dans les Olympica, racontait le fait plus ancien. Il faut croire que Descartes attachait une certaine importance & ce rapprochement puisqu’il a pris la peine de le souligner a deux re- prises. On peut méme @tre sdr que la note des Experimenta n’avait pas d’autre fin. Pourquoi, en effet, ces deux bouts de phrases qui juxta- posent hativement deux souvenirs, le plus lointain apres le plus proche, sinon A cause de la relation qui les réunit dans une méme pensée ? Quelle est cette relation ? La coincidence des dates ? Dans la pers- pective de l'histoire pittoresque, la coincidence des dates prend une valeur « mystique ». Comment, devant ces 10 novembre, ne pas évo- quer image de Beeckman a Bréda ? « Il doit, écrit M. Gustave Cohen, attacher & cette date, décidément, une grace triple, dont la série s’éta- blirait ainsi : 10 novembre 1618 : rencontre de |’annonciateur ; 10 no- vembre 1619 : réflexion prolongée sur cet anniversaire et annonciation de la science nouvelle et universelle ; 10 novembre 1620 : invention admirable qui en serait l’'application®®. » 63. Ibidem, p. 51 (t. X, p. 179) 64. Voir plus loin, p. 76. 65. G. Comex, p. 395-896. [dée reprise dans : Descartes en Hollande, dans Glanes, Amsterdam, n°'11, mars-avril 1950, p. 8-9 76 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES On pourrait ajouter ; 10 novembre 1616, licence en droit & Poi- tiers. Mais il est préférable de lire les textes. Ils nous montrent d’abord que Descartes ne parait guére avoir la superstition des dates : dans le fragment copié par Leibniz, il se contente d’anno 1620 pour un fait et de 1619, nov. pour le second ; sur le manuscrit des Olympica, il n’a probablement écrit que X1 Novembris en face de X Novembris 1619. D’autre part, il est, certes, curieux de rappeler ici le jour de la rencontre avec Beeckman : il eft été tout naturel que, le 10 novembre 1619, Descartes ait eu une pensée attendrie pour le 10 novembre 1618 ; mais il n’eft pas été moins naturel qu’apres les declarations d’amitié et de reconnaissance prodiguées en avril de ce méme année 1619 Des- cartes ait envoyé quelques nouvelles & Beckman : le fait est pour- tant qu’il ne lui a pas donné signe de vie pendant neuf années. Le vraisemblable n’est pas toujours vrai. Ce que Descartes rapproche, ce ne sont pas des dates mais des faits qui rendent leurs dates susceptibles d’étre rapprochées. Si Descartes ne retient que deux 10 ou 11 novembre, c'est parce qu’il percoit une relation entre les événements arrivés ces deux jours-la : le 11 novembre 1620 oa j’ai commencé & découvrir Je fondement d’une invention admirable, me rappelle que le 10 novembre 1619, j'étals ému par les fondements d’une science admirable — rapprochement fait sur le manuscrit des Olympica — et que dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 j'ai lu en réve : Quod vitae sectabor iter ? — rapprochement fai- sant l'objet d’une note des Experimenta. Autrement dit : ce qui arrive le 10 novembre 1620 a pour condition ce qui est arrivé juste un an plus tt, je ne commencerai pas & découvrir le fondement d’une décou- verte admirable si je n’avais pas, dans le poéle d’Allemagne, découvert les fondements de la science admirable et accepté de consacrer ma vie au service de cette science & la suite d’un songe inspiré. Cette relation, voila lezperimentum. Au milieu d’expériences sur les passions de l’Ame et les illusions des sens, Descartes verse un témoi- gnage personnel sur la valeur de certains réves : « ’invention admirable » confirme le caractére inspiré du songe ov il fut sommé de choisir le service de la «science admirable ». «invention admirable » a trés tét piqué la curiosité : quarante ans aprés la mort du philosophe, lisant la note marginale au début des Olympica, Baillet constatait qu’ «elle donne encore aujourd’ hui de l'exercice aux curieux » : « M. Clerselier ni les autres Cartésiens n’ont encore pu nous en donner l'explication®®, » Gaston Milhaud a limité le champ des hypothéses en proposant d’écarter les inventions dont Descartes n’a pas parlé & Beeckman lorsque, le retrouvant en octobre 1628, i] dresse alors devant lui le de ses découvertes depuis leur séparation de 1619°. Ceci suppose qu’en 66. Barrier, t. I, p. 50-51 (t. X, p. 179). Sur cette question, voir : G. Mi- uuaup, ch. IV, Ce que rappelait a Descartes la date du 11 novembre 1620. Son point de vue est repris par Sirven, p. 281-282 67. Minmavp, p. 90 EXPERIMENTA 3 a 1628 Descartes considére encore comme « une invention admirable » ce qui provoquait son enthousiasme a la fin de 1620. Mais la suppo- sition est légitime. Deux hypothéses seraient & envisager, l'une con- cernant les mathématiques, autre, optique. Les historiens de Descartes ont d’abord regardé du edté des mathé- matiques®*. La these la plus justifiée, dans cette direction, est celle de Liard : Vinventum mirabile du 11 novembre 1620 serait Ia solution par la parabole et le cercle des problémes solides des troisitme et qua- triéme degrés. Liard s'appuyait sur un témoignage de Lipstorpius qui représente le jeune philosophe suscitant admiration du mathémati- cien Faulhaber par l'exposé de cette solution®, « Le Journal de Beeck- man, remarque Milhaud, pouvait fournir des arguments précieux a e de Liard si celui-ci Pavait connu™. » Le principal de Dor- Vhypothés drecht a résumé ou recopié un texte que Descartes lui a prété, A la fin de 1628 ou au début de 1629, au moment ov les deux amis se re- trouvent : le morceau porte trés exactement sur ce probléme et. pré- sente secretum universale ad aequationes omnes tertia vel quarta dimen- sione involutas lineis geometricis exponendas™, Et a la fin, résumant quelques lignes du manuscrit ou un propos de son ami, Beckman ajoute : il juge cette découverte d’un si haut prix qu’il avoue n’avoir jamais rien découvert de plus remarquable, bien plus, que jamais per- sonne n’a rien découvert de plus remarquable : Hane ingentionem tanti facit D. des Chartes, ut fateatur se nihil unquam praestantius inve- nisse, imo a nemine unquam praestantius quid inventum™, Il ne manque vraiment que le mot : mirabilis. Liard s’appuyait sur un témoignage fort suspect, on le verra, celui de Lipstortius. Milhaud, au contraire, apportait a I'hypothése un argument trés sériew Pourquoi cet excellent historien a-t-il résisté a la haute probabilité du rapprochement qu’il avait, le premier, re- marqué ? Simplement parce qu'il prenait trop & la lettre les propos de Lipstorpius : si Descartes a exposé & Faulhaber son élégante solution des problémes solides du 3¢ et du 4° degré, elle ne peut étre l'inven- tum mirabile du 11 novembre 1620 puisque ses conversations avec le mathématicien allemand sont antérieures & cette date?’. C’est 1a Tunique raison pour laquelle Gaston Milhaud a cherché cette inven- tion du cété de loptique. Une magistrale démonstration a imposé son hypothése. « L’inven- tion admirable dont parle la note marginale des Olympica ne serait autre que celle des lunettes destinées & l’observation des astres. » En- tendons-nous : Descartes n’a pas inventé ces « lunettes merveilleuses », 68. Millet, par exemple, our. cit. p. 97-98 : il y voit «V'idée ingénieuse et profonde qui a donné toute sa fécondité a I’Analyse, celle d’exprimer une courbe par une équation entre deux coordonnées >. 69. Lianp, Descartes, p. 6, n. 1 ; suivi par Hamenin, p. 41-42. 70. Mumavo, p. 94. 71. Journal de Beeckman, tragment Parabola acquationes cossicas lineis exponere, t. X, p. 344. 72. Thidem, p. 946. 73. Minmaun, p. 94-96. 78 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES comme il dira plus tard dans sa Dioptrique™ ; elles existaient déja et les découvertes astronomiques avaient bien justifié l’épithéte. Res- tait pourtant a élaborer la théorie mathématique qui serait leur fon- dement : c’est ce «fondement» que Descartes aurait découvert le 14 novembre 1620, sans doute aprés avoir parcouru les livres de Ke- pler™, Mais les entretiens de Descartes avee Faulhaber ne nous sont connus que par le seul témoignage de Lipstorpius. Le moins que l'on puisse dire est qu'il est suspect. Il est possible, bien stir, que Descartes ait rencontré le mathématicien d'Ulm ; il est possible aussi qu’il ait con- sulté quelques-uns de ses traités sans avoir jamais vu leur auteur. Quoi qu’il en soit, la prudence conseille de ne pas prendre pour argu- ment un fait qui aurait lui-méme sérieusement besoin d’étre établi. L’hypothése de Milhaud est, d’ailleurs, un pis-aller ; elle nous oblige- rait & traduire : j’ai commencé A découvrir le fondement d'une inven- tion admirable qui n'est d'ailleurs pas mon invention... Pourquoi ne pas conserver 'hypothese de Liard ? Tout naturellement, a 'automne 1620, Descartes poursuit I'élaboration de son Algébre géométrique : Vinvention qu'il juge alors admirable et qui lui rappelle le songe de Pautomne précédent est la réponse a tout un ordre de problémes aux- quels il n’a cessé de penser depuis Vhiver 1618-1619 ; huit ans plus tard, elle reste, & ses yeux, si admirable qu'il la présente comme son chef-d’cuvre dans le bilan de ses travaux qu'il établit devant lami Beeckman. IV. Olympica Les Olympica contiennent d’abord le récit de ce qui s'est passé dans Ja nuit du 10 au 11 novembre 1619, puis des notes. L’ensemble repré- sente douze pages. Leibniz a négligé le récit, mais les notes l’ont inté- ressé ; Baillet a négligé les notes mais il a donné du récit une tradue- tion plus ou moins paraphrasée. Il est probable que, comme Praeambula et Experimenta, le titre Olympica couvre un dossier ot des pages laissées blanches permettent d’ajouter, & lo sion, de nouvelles réflexions, Ceci explique une remarque de Baillet qui nous étonne : « Il y a si peu d’ordre et de liai- son dans ce qui compose ces Olympiques parmi ses manuserits, qu'il est aisé de juger que M. Descartes n’a jamais songé a en faire un traité régulier et suivi7’... » Ces lignes étonnent, en effet, parce que Baillet vient de présenter, d'aprés ces mémes Glympiques, les songes de la nuit du 10 au 11 novembre 1619, leur interprétation détail par détail, leurs conséquences, nous donnant Timpression de traduire un texte parfaitement ordonné, méme en faisant la part de la paraphrase. Mais 74. t. VI, p. 81-82; cité par Mizuavp, p. 97. 75. Mitnaun, p. 96-102 ; bon résumé p. 102. 76. Voir plus loin, p. 130-132. 77. Barer, t. I, p. 86; ¢. X, p. 188. OLYMPICA 79 supposons que Descartes ait commencé par le récit bien lié des songes, puis ait laissé des feuillets blancs sur lesquels il a ensuite jeté des pen- sées détachées A mesure qu’elles lui venaient & esprit : on compren- drait alors impression du biographe devant ces douze pages of un long «discours » est suivi de quelques notes décousues, comme un tapis qui s’efliloque. Tl est done difficile de fixer la date des Olympica. Une des notes porte : 23 février 1620 ; comme il trouve en téte : 10 novembre 1619, Baillet dit prudemment : «les Olympiques sont de la fin de 1619 et du commencement de 1620. » Il est possible, en effet, que Descartes ait écrit le récit des songes au lendemain de l’événement ou quelques jours aprés. Mais les imparfaits de la premiere phrase : cum... forem... et... reperirem... introduisent aussi bien un « discours » écrit peu avant la note du 23 février 1620 : cette derniére hypoth se est méme pro- bable si cette note fait corps avec le paragraphe qui la précéde immédia- tement dans la copie de Leibniz et qui annonce le pélerinage de Lorette, conclusion pieuse de l’épisode de novembre”. Le récit, que rapporte Baillet ne dit rien sur « la science admirable » 5 Descartes n’explique ni ce qu’elle est ni comment elle s'est formée ; il rapporte les circonstances au cours desquelles le philosophe s'est. senti appelé & lui consacrer sa vie, et ceci parce que ces circonstances comportent une legon pouvant servir d'introduction & une étude des «choses de l'Olympe ». Par suite, la raison d’étre du récit et sa signi- fication se trouvent dans les notes qui éclairent la fin des Olympica. Ce sont ces notes, justement qui ont attiré l'attention de Leibniz. Rien ne permet de dire si les huit ou neuf* cogitationes les reproduisent toutes ou en présentent un choix. La premiére cogitatio tirée des Olympica est typographiquement pré- sentée par Foucher de Careil en un gros alinéa : Ut imaginatio utitur figuris ad corpora concipienda, ita intellectus utitur quibusdam corporibus sensibilibus ad spiritualia figuranda, ut vento, lumine ; unde altius philosophantes mentem cognitione possumus in sublime tollere. Mirum videri possit, quare graves sententiae in scriptis poetarum, magis quam philosophorum. Ratio est quod poetae per enthu- siasmum et vim imaginationis scripsere : sunt in nobis semina scientiae, ut in scilice, quae per rationem a philosophis educuntur, per imagina- tionem a poetis excutiuntur magisque elucent™, La seconde et la troisitme phases furent traduites mot pour mot par Baillet dans la relation du troisiéme songe : «Car il ne croyait pas qu’on dat s’étonner si fort de voir que les Poétes, méme ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées, et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des Philo- 78. Ibidem. 79. Voir plus loin, p. 104 sq Sh Galen ia Sheoapage de Voucher do Caroll, 8 j sales clei Adana 81. Foucwer pe Caren, t. I, p. 13 ; t. X, p. 217. 80 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES sophes. ll attribuait cette merveille d la divinité de 'Enthousiasme, et dla force de U Imagination, qui jait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l’esprit de tous les hommes comme les étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de jacilité et beaucoup plus de brillant méme, que ne peut faire la Raison dans les Philosophes*. » C’est sans doute & cause de cette traduction que Charles Adam a détaché les deux phrases du bloc présenté par Foucher de Careil et ena fait un alinéa séparé : en effet, si, dans le manuscrit de Descartes comme dans le texte de Baillet, elles ont pour contexte le récit du dernier songe, elles ne doivent pas étre imprimées, dans le méme ali- néa, a Ja suite d’une phrase qui, visiblement, n’appartient pas a ce récit. Mais la question peut @tre retournée : si, dans le manuscrit de Descartes comme dans la copie de Leibniz, ces lignes suivent dans le méme alinéa la phrase Ut imaginatio utitur..., c'est qu’elles ont été transposées par Baillet dans la relation du troisiéme songe. Relisons cette relation. Descartes dort et commence, en dormant, Vinterprétation des images qui viennent d’apparaitre : deux lignes pour le Dictionnaire qui «ne voulait dire autre choses que toutes les Sciences ramassées ensemble »; puis deux lignes également pour le Corpus poetarum qui « marquait en particulier et d’une maniére plus dis- tincte la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble » ; suit alors la traduction de nos deux phrases : «Car il ne croyait pas qu’on dat s’étonner si fort de voir que les Poétes etc...» ; enfin, comme si, aprés une parenthése, il revenait A la page qu'il traduit, le biographe re- prend : «M. Descartes continuant d’interpréter son songe dans le somme' ? qui, deux lignes » et on passe au Quod vitae sectabor iter ? encore, «marquait le bon conseil d’une personne sage, ou méme la Théologie morale »*, philosophiques que puissent étre les réves d’un philosophe ou les reconstructions que sa mémoire lui suggére, il faut avouer que Des- cartes aurait abusé de son lecteur présumé s'il avait mis dans l’esprit du dormeur une pensée aussi élaborée, appuyée sur une comparaison aussi précise, longuement développée dans un langage aussi recherché et orné de réminiscences classiques. D’ailleurs, une fois notre texte mis entre parenthéses, cette partie du récit retrouve son équilibre Vinterprétation du réveur affecte chaque objet d’une signification qui tient en deux lignes, sans gratifier le Corpus poetarum d’une explica- tion supplémentaire. Crest donc Baillet qui, pour commenter le symbolisme du Corpus, a glissé ici un morceau qu'il avait In plus loin et qui, en effet, précise le lien de la Philosopie & Ja Sagesse en faisant intervenir la Poésie. IL convient de le remettre dans son contexte. «De méme que V'imagination se sert de figures pour concevoir les corps, de méme T'intelligence se sert de certains corps sensibles pour figurer les choses spirituelles, comme le vent, la lumiére : d’ow il suit 82. Bamzer, t. I, p. 84 (t. X, p. 184) Textes soulignés par nous. 83. Bamrer, t. I, p. 8 (t. X, 184). OLYMPICA 81 qu’ayant de plus hautes visées philosophiques nous pouvons élever l’esprit dans la connaissance jusqu’au sommet. II peut paraitre étonnant, ete.. » Descartes vient de raconter les réves dont |’Esprit de Vérité l’a favo- risé & l'époque oi il est en train de découvrir les fondements d’une science admirable. Cette note est une réflexion a la fois sur les travaux qui conduisent a cette science et sur l’étrange nuit dont le récit pré- céde. Depuis la fin de 1618, c'est pour lui un jeu grisant de chercher des équivalences entre les lignes et les chiffres, entre les figures géo- métriques et les choses, d’élaborer et de perfectionner des systémes de symboles ; des généralisations de plus en plus hautes le conduisent, au début de novembre 1619, 4 une science qui exalte son imagination voyant déja tout le savoir possible se dérouler en « chaines de rai- sons»; dans la nuit du 10 au 11, une expérience émouvante lui fait comprendre que |’Esprit de Vérité est avec lui. Or cette expérience attire son attention sur un fait : Dieu lui a parlé par symbo es encore, une généralisation double l’analogie qu’il apercoit : de méme quilyaunsymbolisme mathématique de la science des corpora, pourquoi n’y aurait-il pas aussi un symbolisme des spiritualia ? Et Descartes rappelle le vent du premier songe, la lumiére du second. Symbolisme postique ? Mais ce n’est point par hasard qu’un Corpus poetarum surgit dans le troisiéme songe : le réveur comprend aussitét qu'il signifie « la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble ». Pour- quoi ? On le voit maintenant, au moment od Descartes envisage un symbolisme poétique au sommet de la philosophie — ...altius philo- sophantes... in sublime tollere... — ¢’est-d-dire 4 cette hauteur ot la philosophie devient sagesse : le poéte est un sage, & sa fagon. Son enthousiasme fait jaillir de son ame les vérités qui y sont endor- mies, son imagination les traduit en un langage qui les rend étincel- lantes. Descartes ne dit rien sur le contenu des graves sententiae qui émaillent les écrits des poétes ni des semina sctentiae qu'il compare aux semina flammae de Virgile. Mais puisqu’il s’agit d’un bien com- mun aux philosophes et aux poétes,le texte ne vise évidemment pas Valgébre et la géométrie. L’origine de la formule, semina scientiae, est stoicienne®t : Descartes pense aux grands thémes sur la nature des choses, de "homme et des dieux qui relient la sagesse a la science®’. 84. Voir plus loin, p. 93-94. &5. Voir, sur ce texte, les remarques de Genevidve Lew1s, Le Probléme de V'in- conscient et le carlésianisme, P.U.F., 1950, p. 77-78. Sirven a raison de souligner que ce texte «n'oppose pas d'une fagon absolue imagination des podtes A la réflexion des philosophes » (p. 153; cf. p. 136). Les Semina scientiae sont dans les esprits des uns comme des autres. Ces lignes posent du moins la question des rapports de la philosophie et de la poésie dans la pensée de Descartes ; cf. Wil- liam Me C. Srrwant, Descartes and poetry, art. cit. Signalons aussi que ces lignes sont Je point de départ d’une véritable « these » dans : Marcel De Conre, La dialectique postique de Descartes, dans Archives de philosophie, volume XTIT, eabier 2, 1937; V'auteur a groupé tous les textes de jeunesse qui peuvent prouver que «la connaissance est une activité postique » et que «c'est sur le type du podte que Descartes congoit le philosophe ». On peut certainement accepter ces formules, a la condition d’ajouter que, dés cette époque, 82 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES Aussi convient-il d’entendre dans ce sens le mot sapientum de la note qui suit cette premiere cogitatio sur la copie de Leibniz : Dicta sapientum ad paucissimas quasdam regulas generales possunt reduci*®. De méme qu’a cette époque il prend conscience d’une méthode rame- née & quelques préceptes, il constate: « Les sentences des sages peuvent tre réduites A un trés petit nombre de régles générales. » Le troisiéme fragment est bien connu. Ante finem Novembris Lauretum petam, idque pedes a Venetiis, si commode et moris id sit ; sin minus, saltem quam devotissime ab ullo fieri consuevit. Omnino autem ante Pascha absolvam tractatum meum, et si librariorum mihi sit copia dignusque videatur, emitlam, ut hodie promisi, 1620, die 23 Febr*?, Le pélerinage de Lorette est I'action de grace de celui que Esprit de vérité a visité. C’est bien ainsi que Baillet I’a compris : il relie méme si étroitement ce yeu au récit des songes inspirés qu'il comprend : avant la fin de ce mois de novembre 1619%*. Quoiqu’il en soit de ce projet et du traité promis dans l'autre paragraphe, les trois premiéres cogitationes de la copie de Leibniz semblent directement liées au récit des songes et de leurs conséquences philosophiques ou biographiques : idée d'une symbolique métaphysique et promesse de pélerinage. Les notes suivantes, tout naturellement, enrichissent le dossier de la future symbolique. Foucher de Careil, qui a la copie sous les yeux, présente ainsi le quatritme fragment : Una est in rebus activa vis, amor, charitas, harmonia. Sensibilia apta concipiendis Olympicis : ventus spiritum significat, motus cum tempore vitam, lumen cognitionem, calor amorem, activitas instantanea creationem. Omnis forma corporea agit per harmoniam. Plura humida quam sieca, et frigida quam calida, quia alioqui activa nimis cito victoriam reportassent, et mundus non diu durasset®, le jeune Descartes est un technicien des mathématiques et que l'invention du phi- losophe, & ses yeux, implique connaissance de cette technique. 86. t. X, p. 217; c'est aussi l'interprétation de Srven, p. 141 et 153; et de P. Mesnanp, La Morale de Descartes, Paris, Boivin, 1936, p. 9,-n. 2; toutefois nous hésiterions a y voir une allusion & la morale provisoire, comme SinvEN, p. 256, suivi par Mrswanp, p. 9, n. 2; G. Comex, au contraire, dans cette note Voyait een germe l'idée de formuler, en peu de points, la Méthode » (p. 399). Dans le Corpus poetarum que Deseartes fait apparaitre dans le songe, I’éditeur a recueilli, juste avant les Idylles, deux textes d’Ausone. Le premier est le Ludus septem Sapientum ; chacun des « sages » — Solon, Chilon, Cléobule, Thales, Bias, Pittacus et Périandre — vient commenter les sentences, sententias, qu'on lui attribue : « connais-toi », « rien de trop », ete... Le second a pour titre : Eorundem septem sapientum sententiae septenis versibus ab eodem Ausonio explicatae. Il est possible de Deseartes songe A ces sapientum sententias en parlant des sapientum regulas generales. 87. t. X, p. 217-218 ; voir plus loin, p. 104 et 105. 88. Barer, t. 1, p. 85-86 {t. X, p. 486-187) voir plus loin, p. 104-105, 89. Foucuen pr Caren, t. I, p. 14; t. X, p. 218. Adam isole le premier ali- OLYMPICA 83 La premiére ligne pose le theme : « Il n’y a dans les choses qu'une seule force active, amour, charité, harmonie. » Ces trois derniers mots ne sont sans doute pas exactement synonymes. Faut-il comprendre qu'il y a amour dans le regne animal, charité dans le monde des ames, harmonie dans le cosmos ? Ensuite, Descartes reprend l'idée d’une symbolique des spiritualia, cest-a-dire permettant de déchiffrer et dexprimer Yaction de cette force qui est amour, charité, harmonie : c'est ici qu’apparait le mot Olympica, sans doute pour affirmer Yorigine divine du principe qui meut le monde. Descartes reprend les deux symboles utilisés dans linterprétation des réves, le vent et la lumiére : il ajoute trois autres exemples : le mou- vement, la chaleur, l’activité instantanée. Enfin une premiére application est proposée. Il s’agit des choses ot la vis activa est harmonia. « Toute forme corporelle agit confor- mément a l’harmonie. Il y a plus de parties humides que de séches et plus de froides que de chaudes, parce que, autrement, les parties mues par la force active auraient trop vite remporté la victoire, et le monde n’aurait pas duré longtemps.» Le theme avait posé une seule force active dans les choses qui est principe d’harmonie ; ceci est vrai pour le monde des corps ; mais n’y a-t-il pas, en fait, des déséquilibres ? ils signifient simplement que l'harmonie est le fruit d’une lente vic- toire. La clé des symboles permet de traduire : la force active est amour et l'amour est figuré par la chaleur ; histoire du monde sera, en défi- nitive, celle de la victoire de l'amour; s’il y a, au départ, déséquilibre aux dépens de la chaleur qui absorbe le froid et desséche Vhumidité, c'est pour empécher cette victoire d’arriver trop vite. Aprés le livre du monde, la Bible : il faut la lire en cherchant le sens spirituel sous les figures : telle est la seconde application de la symbo- lique. Deum separasse lucem a tenebris, Genesi est separasse bonos angelos a malis, quia non potest separari privatio ab habitu : quare non potest litteraliter intelligi. Intelligentia pura est Deus. « Dieu a séparé la lumiére des ténébres », dit la Genése ; mais il y a une difficulté : les ténébres ne sont qu’une absence de lumiére ; «la privation d’une propriété ne peut étreséparée d’avec la possession de cette propriété »; « c'est pour- quoi la formule ne peut étre comprise ala lettre » : elle signifie que « Dieu a séparé les bons anges des mauvais ». D’aprés la clé, la lumiére représen- tant la connaissance, ce qui est dit de la lumiére yaut pour laconnaissance: Dieu n’a pu séparer le savoir de l'ignorance ; comme l’obscurité, l'igno- néa, comme s'il constituait, & Iui seule, une cogitatio : le premier éditeur fait des deux alinéas une seule cogitatio. Par contre, nous suivons Adam quand il corrige le texte donné par Foucher de Careil : Plura frigida quam sicca, et humida quam calida.,. Qu’il soit de Foucher de Careil, de Leibniz, ou méme de Descartes, il y a lapsus. 90. Fovewen ve Caner, t. I, p. 1%; t. X, p. 248. Sur le sens philosophique de privatio, voir : Et. Grtsox, Index scolastico-cartésien, Paris, 1913. 84 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES rance est privation. Par suite, celui qui n’ignore rien, Dieu, est pure intelligence. Par quels liens ces réflexions ont-elles conduit Descartes a jeter sur le papier cette pensée : Tria mirabilia fecit Dominus : res ex nihilo, liberum arbitrium, et Hominem Deum 2% Descartes réfléchit mainte- nant sur les ceuvres de Dieu qui manifestent son amour et excitent notre admiration : « Le Seigneur a fait trois choses étonnantes : les choses créées de rien, le libre arbitre et l’Homme-Dieu®. » Aucun fragment ne commente « Homme-Dieu », Pour parler de la création ex nihilo, Descartes dispose d’un symbole : activitas instantanea ; mais la copie de Leibniz ne permet pas de savoir comment il s’en servait. Quant au libre arbitre, c’est un probléme qui manifestement le préoc- cupe : Dieu voulait que le Descartes du premier songe se dirige libre- ment vers I’Eglise et non violemment poussé par le vent", C'est sans doute en méditant sur la seconde des mirabilia que le jeune philosophe note : Ex animalium quibusdam actionibus valde perfectis suspicamur ea liberum arbitrium non habere™, Les bétes font beaucoup de choses mieux que nous, certes ; cela ne prouve pas leur supériorité : au con- traire : « Certaines actions des animaux, par leur extréme perfection, nous font soupconner que ceux-ci n'ont pas de libre arbitre. » Cette cogitatio est la derniére que Leibniz a tirée des Olympica. Entre elle et le texte des tria mirabilia, une note rappelle la symbolique métaphysique qui est le théme central du dossier : Cognitio hominis de rebus naturalibus tantum per similitudinem eorum quae sub sensum cadunt : et quidem eum verius philosophatum arbitramur, qui res quae- sitas felicius assimilare poterit sensu cognitis®®. « La connaissance que tout homme peut avoir des choses naturelles se fait seulement par ressemblance avec celles qui tombent sous le sens.» Un interpréte s’est étonné et proposait de lire : de rebus spiritualibus*. Mais toutes les choses qui sont dans la nature ne sont pas entitrement sensibles si une vis activa se manifeste in rebus comme amor, charitas, harmonia, «...Et méme, continue Descartes, nous considérons comme un phi- losophe plus authentique celui qui pourra avee plus de succés rendre les choses qu’il cherche plus semblables a celles qui sont connues par le sens®, » Si décousus que puissent paraitre ces fragments, ils appartiennent bien & une méme étude oa se rejoignent les réflexions du jeune phi- 91. Fovenen pe Canni, t. I, p. 14; t. X, p. 248. 92. Fovenen px Canes, traduit mirabilia par «miracle » (p. 15) ; Sirven, par «choses admirables » (p. 143) 93. Voir plus haut, p. 36-37. 9%. Fovcnen pv Canen, t. I, p. 16; t. X, p. 219. Peut-étre vise-t-il déja Mon- taigne et Charron ; of, Gi.sox, Commentaire, p. 425 et 429. 95, Fouenen pe Canem, t. 1, p. 14-16; t X, p. 218-219. 96. Mirren, p. 120, n. 1; suivi par Esrinas, La Morale de Descartes, t. I, p. 104 et n. 1. 97. La traduction de Sirven fait apparaitre sous verius une autre nuance «.,nous considérons comme ayant philosophé avec plus de vérité celui qui a pu assimiler avec plus de bonheur les objets de ses recherches... » (p. 143). OLYMPICA 85 losophe sur Ja réforme du corps des sciences et sur la nuit du 10 au 44 novembre. Descartes ne cherche pas une clé des songes ; il sait bien que les songes non inspirés relevent de la seule fantaisie, il sait que l’Esprit de Vérité ne prodigue pas ses visites. Il s'agit, ici encore, dune généralisation : n’est-ce point une nécessité que les choses spi- rituelles soient traduites par des images sensibles ? Pas seulement dans les réyes, mais dans la Bible, dans la nature elle-méme en tant quelle exprime la perfection du Créateur. En méme temps qu'une symbolique mathématique, élaborer une symbolique permettant d’éle- ver les hommes charnels jusqu’aux plus sublimes vérités, de leur rendre sensible la force de l'amour qui ordonne le monde, de leur faire concevoir que Dieu est pure intelligence, de manifester le miracle de la triple création des choses, des Ames libres, de I'Homme-Dieu, bref d’achever la science en sagesse, quel magnifique sujet de méditation sur la route de Lorette ! Cuarrrre V UNE PENSEE DE JEUNESSE ABANDONNEE PAR L’AGE MOR I. Sens et place des Olympica Sous le titre Olympica, le petit registre présentait done : 41° Le récit et interprétation des songes inspirés dont Descartes fut favorisé pendant qu’il était en train de trouver « les fondements d’une science admirable », 2° Une série de notes détachées que nous connaissons ou dont nous connaissons une partie par la copie de Leibniz. Les notes tournent autour d’une idée fort clairement exprimée dans les deux fragments disant que spiritualia et Olympica peuvent é@tre traduites au moyen des senszbilia’. Mais, comme on le voit, cette idée n'est pas seulement au centre des notes : elle est au centre de toutes les pensées jetées sur les pages auxquelles elle donne leur titre : Olym- pica. Ainsi, soit en novembre 1619, soit dans le cours de l’hiver, Des- cartes a ouvert un dossier sur Pusage métaphysique et religieux des symboles ; il a commencé par montrer la signification spirituelle de trois réves, il a continué avec de rapides indications sur le sens spi- rituel de la Bible, le déchiffrage du monde comme ceuyre de Dieu... Cette lecture trés simple est pourtant différente des premitres inter: prétations, La comparaison permettra de préciser ’hypothése qu'elle introduit. Les premiers interprétes ont volontiers cherché le sens des notes dans le récit. Millet, Hamelin, Milhaud parlent comme si récit et notes étaient plus ou moins directement finalisés par Pidée de «science admi- rable », de sorte qu’en les lisant avec attention nous devrions com- prendre les mots mirabilis scientiae fundamenta. Millet présente les Olympica comme un traité « dans lequel l'auteur 4, t. X, p. 207 et p. 218; voir plus haut, p. 79 et 82. SENS ET PLACE DES OLYMPICA résumait ses premiéres idées sur la méthode applicable a toutes les sciences et sur le langage » ; comme plus tard, dans le Discours, il « ra- contait dans quelles cireonstances ces idées lui étaient venues A l’es- prit». Dans les fragments qui nous restent, Descartes s’élevait au- dessus des sciences particuliéres, « nous transportant dans le domaine de la Logique et du Langage, et par conséquent dans une région com- mune 2 toutes les sciences et en face des questions qui les intéressent toutes au plus haut degré ». Millet précise ces questions : « Quelle est Ja nature du langage ? Quels sont ses rapports avec la pensée ? » Ainsi, et Vinterpréte insiste sur ce point, Part de penser implique un art de parler : la méthode permet de découvrir ordre de dépendance des choses elles-mémes, le langage, en méme temps, doit enchainer les signes selon l’ordre de dépendance des choses signifiées ; lorsqu’on arrive aux «choses de ordre spirituel et purement intelligible », il y a un probléme des signes qui sont toujours sensibles. « Cette décou- verte de la vraie nature et des services réels du langage se confond avec celle de ’Analyse, et, comme elle, est une conséquence de l’invention de la Méthode®. » Hamelin doit beaucoup 4 cette interprétation ; mais il ne croit pas que Descartes a « découvert sa méthode tout a coup le 11 novembre 1619»; c’est peu & peu, il le dit lui-méme, qu'il a remarqué qu'il se servait de régles déterminées dans son travail ; dés le collége, il a réfléchi A ce genre de questions ; quand il stinstalle dans son « poéle », ila depuis longtemps des préférences pour la science de type déductif, il sait depuis longtemps que le modéle de cette science est dans les mathématiques, il sait ou, du moins, « soupconne fortement » que les choses physiques peuvent étre traitées mathématiquement. Que lui manquait-il done pour étre en possession de sa méthode ? « Ce quil avait & découvrir en 1619, c’était, avec le principe de la géométrie si l'on veut, la généralité de la méthode. Il lui fallait apercevoir par un coup de génie que la méthode dont les mathématiques ne sont que Venveloppe... s’applique, comme aux choses mathématiques, non seu- lement aux choses physiques, mais encore aux choses spirituelles. A ce moment, il a une idée de l'unité du savoir, qu'il a peut-étre laissé s’atténuer plus tard, et qui pourtant fait seule bien comprendre ce qu'il y a de plus propre et de plus caractéristique dans sa méthode. » Hamelin confirme aussitét cette espéce de déduction en ajoutant : «Et ce qui suggére et justifie notre assertion, c’est le symbolisme des Olympiques, symbolisme sur lequel Foucher de Careil et Millet ont attiré Vattention, mais dont ils n’ont peut-étre pas osé voir toute la portée. » Hamelin cite alors les deux textes sur les Spiritualia et les Olympica : « Ce ne sont pas la des métaphores poétiques. Il faut prendre le symbolisme des Olympiques a la rigueur. Les choses spirituelles, les pensées selon Descartes sont, comme les choses mathématiques, com- posées de natures simples et leur mode de composition peut se repré- senter par des symboles mathématiques. » La suite directe des Olym- Murer, p. 117-120. 88 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES pica serait alors cette lettre de novembre 1629 sur la langue univer- selle®. « Ce sont les idées de 1619 qui se retronvent dans la lettre de 1629. Ce que Descartes a inventé le 11 novembre 1619, c’est peut- étre sa géométrie, mais, indivisiblement avec elle, c’est aussi, avant Leibniz, la possibilité d’une caractéristique universelle. » Hamelin re- trouve alors son théme initial : « Tant qu'il ne s’était pas avisé de cette idée, la méthode n’était pas générale, il n’y avait pas de méthodes. » La lettre de novembre 1629 arrive a la fin du développement parce qu'elle est présente & esprit d’Hamelin dés le commencement : sinon, comment aurait-il parlé de symbolisme mathématique 4 propos du vent signifiant l'esprit, de la lumiére signifiant la connaissance, et Ilya ‘loin de ces métaphores banales & Vidée d'une caractéristique universelle, Cette idée, d’ailleurs, n’a sans doute pas dans la pensée de Descartes une importance telle qu’elle puisse étre rapportée a la découverte de novembre 1619 ; Gaston Milhaud remarquait fort jus- tement l’absence de toute autre allusion soit dans les Regulae, soit dans le Discours, soit dans la correspondance’, L’hypothése d’Hame: lin, «chez qui la fermeté de jugement et le sens critique si aiguisé n’excluaient pas une certaine envolée »8, peut séduire le philosophe : elle ne saurait contenter l’historien, sinon l’historien d’ Hamelin. Milhaud oppose & cette hypothése une interprétation beaucoup plus simple des deux textes : les mots spiritualia et Olympica ne signifient pas «les pensées » en face « des choses corporelles », mais « les choses d’en haut »?, Malheureusement, Gaston Milhaud, lui aussi, rencontre nos deux textes en cherchant ce que Descartes a bien pu découvrir au cours de «la crise mystique » ; il se tourne done vers les songes et se heurte a de graves diflicultés. Les spiritualia sont «les choses d’en haut » qui se sont manifestées dans les trois réves : Milhaud trouve aisément le couple vent-esprit dans le premier — le vent qui le poussait contre léglise est un malus spiritus ; pour le couple lumitre-connais- sance, «c'est moins net » ; il y a, toutefois, la foudre du second réve identifiée 4 I'Esprit de Vérité et la pluie de feu qui suit le réveil... mais les autres exemples ? Les couples vie-mouvement, ance leur, création-activité instantanée ne se trouvent pas dans Vinterpré- tation des songes. « Faudrait-il done voir la une préoccupation gén 3. A Mersenne, 20 novembre 1629, t. I, p. 80. 4. Hametin, Le Systéme de Descartes,’ p. 43-44, 5. Maruaup, Descartes savant, p. 55. 6. Ibidem. 7. Olympica, tel que Yentend Descartes, n'est pas un mot du vocabulaire clas- sique. Peut-étre ’'a-t-il trouvé en feuilletant quelque ouvrage relevant des sciences curieuses. Par exemple, on lit dans le Compendium de Leo Suavins : Duplices spe- cies corporum in unico physico corpore invenientum. Spiritus Olympicus qui um- dram avellit (in quo consistit ars cabalistica) est astrum in homine... Thorndike cite ce texte (t. V, p. 639) d’aprés : Theophrasti Paracelsi Philosophiae et Medi- cinae wtriusque universae Compendium... Franctort, 1567, p. 42 [p. 52 de V'éd. 1568). Dans un petit livre latin sur la magie des Anciens publié sous le nom d'Arba- tel A Bale en 1575, Thorndicke signale un texte ot l'on ‘le de neuf sortes de magies ; or nous trouvons une magic Olympique 4 cété des magies Hésiodique, Pythagoricienne, Hermétique, ete... (ower. cit., t. VI, p. 457). SENS ET PLACE DES OLYMPICA 89 rale dont l'intérét dépasserait les incidents de la nuit du 10 novembre 1619 et qui tendrait peut-étre & constituer une science des choses d’en haut, un mode général d’interprétation du langage céleste ? Ce n’est pas absolument impossible®... » Nous voici enfin sur la bonne voie ; mais Gaston Milhaud écrit un article sur «la crise mystique » de Descartes ; il n’arrive pas & s’éloi- gner des 10 et 11 novembre 1619 ; il laisse aussitét la bonne voie pour une impasse : «...Ce n’est pas absolument impossible, et ce serait alors la science admirable dont Deseartes aurait concu les traits essentiels & l'occasion de son aventure ? » L’excellent interpréte de Descartes savant ne peut prendre au sérieux pareille hypothése. L’ami de Beeckman, le physicien-mathématicien du Compendium musicae, ’inventeur d’une Algtbre géométrique, un tel homme «serait assez peu exigeant en matiére de science pour parler des fondements d’une science admirable & propos de quelques remarques aussi simplistes sur le mode de repré- sentation des Olympica par des images concrétes ?... ce langage a peine au-dessus du sens commun le plus vulgaire... passerait difficile- ment A nos yeux pour la grande découverte dont Descartes notait solennellement la date au début de son manuscrit®, » Si Milhaud n’avait pas été préoceupé par 'hypothése d’Hamelin et par le sujet de son article, il aurait développé ces remarques si sug- gestives qui remettent la question dans son vrai contexte : « Ces textes empruntés aux Olympica trouveraient peut-étre une explication suffi- sante & étre rapprochés de la réflexion relative aux poétes, comme ils en sont rapprochés en fait dans les inédits. Les poétes qui procédent par images savent exprimer les choses d’en haut auxquels ils s’élévent par l’enthousiasme, en utilisant justement ces corrélations si naturelles, » Rapprochement judicienx, mais deux conditions. La premiére est de ne pas interpréter cette « pensée » comme opposant d’une fagon trop absolue imagination des poetes a la réflexion des philosophes les formules assez vagues de Milhaud semblent limiter les Olympica a Texpérience de «ceux qui connaissent l'enthousiasme, linspiration divine », comme les pottes ou le réveur de novembre 16194 ; les for- mules non moins vagues de Sirven semblent indiquer une direction plus juste dans la mesure ow elles font de la symbolique un travail de philosophe. La seconde condition rend la précédente plus aisée : rapprocher les deux notes sur les spiritualia et les Olympica non seu- lement du texte sur les poétes mais de tous les textes rangés sous la méme rubrique afin de voir s'il ne serait pas possible de retrouver les grandes lignes d’un ensemble resté a l'état de fragments. ; ceci implique que cet ensemble a une fin propre et relativement indépendante de «la science admirable ». L’abbé J. Sirven acceptait cette position du probléme mais en refu- 8. Ibidem, p. 55-56. 9. Ibidem, p. 56-57. 10. Ibidem, p. 57. AL. Ibidem, p. 575 sur le sens du texte, voir plus haut, p. 81, 412. Smyen, p. 153. 90 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES sant de « jeter par dessus bord la science admirable », Le symbolisme des Olympica, bien sir, n’est pas la mirabilis scientiae dont Descartes découvrait les fundamenia dans la premiére quinzaine de novembre 1619 ; mais, si nous comprenons bien, il en serait une partie ; Des- cartes réfléchit sur la morale, sur la création, sur Dieu ; les fragments des Olympica représenteraient alors une étape vers son systéme du monde et méme on y pourrait déja trouver « un des thémes fondamentaux de sa philosophie », son idée de Vinstant* ; c'est pourquoi ces notes sup- posent un long travail de préparation, des lectures, notamment de saint Augustin et des néo-platoniciens de la Renaissance’. Dans la mesure oi la science admirable est virtuellement universelle, tout ce que le jeune Descartes entreprend au cours de Vhiver 1619- 1620 doit bien en dépendre. D’autre part, les Olympica sont pour nous le premier document sur l’intérét que le jeune physicien-mathémati- cien porte aux questions métaphysiques : que le symbolisme mathé- matique lui ai spontanément donné l'idée d'un symbolisme métaphy- sico-religieuse, il y a la un signe dont la valeur justifie ces longues dis cussions. Ceci dit, le contenu des Olympica, récit et notes, les schemes de pensée mis en ceuvre, l'idée méme d’une traduction sensible des choses spirituelles, tout cela révéle un esprit pré-cartésien. L’apprenti- soldat n'a pas vingt-quatre ans ; son intelligence bouillonne ; elle se jette dans un sentier qui se perd sous de mauvaises herbes et elle re- viendra sur ses pas pour retrouver la grande route ; projet d'une sai- son oit les souvenirs d’enfance et de jeunesse fournissent les premiers matériaux, sans recherches nouvelles ni lectures particuliéres. Il. Un physicien sans métaphysique Gaston Milhaud disait, devant le jeune philosophe de lhiver 1619- 1620 : cil m’apparait avee une Ame plus naivement religieuse, plus simple, moins compliquée qu’on est généralement disposé & le croire!®. » Naiveté et simplicité seront d’autant mieux comprises que l'on oubliera la métaphysique des Méditations : n’est-ce pas celle-ci, en effet, qui nous les cache ? L’auteur des Méditations a depuis longtemps renoncé A atteindre et A exprimer les choses spirituelles par le moyen des choses sensibles, méme utilisées sous forme de symboles ; il sait qu'il faut une intelli- gence pure pour connaitre un Dieu qui est intelligence pure. La méta- 13, Position du probléme définie dans La Pen: 53; critique de Sinven, p. 135-136 et p. 153. L’abbé Sirven avait compris que ndions d'interpréter les textes des Olympica recopiés par Leibniz sans songer 4 la nuit du 10 novembre et il remarquait avec raison que c’était impossible, ne serait-ce qu'en expliquant le couple vent-esprit. Nous demandions simplement que ces textes soient étudiés en eux-mémes et non pour chercher le sens des mots «science admirable >. 14. Ibidem, p. 154-152. 15. Ibidem, p. 143-15: 16. Minaraup, ouvr. cit., p. 63. ée religieuse de Descartes, p. 50- UN PHYSICIEN SANS METAPHYSIQUE oO physique cartésienne commence sans doute avec la prise de conscience de ce qui la distingue des mathématiques : celles-ci sont l'euvre de Yentendement pur avec le secours de l’imagination ; le cogito et les preuves de l’existence de Dieu doivent étre pensés au dela de toute image. Si Descartes insiste tant sur la nécessité et la difficulté de la consigne : abducere mentem a sensibus', c'est qu’il revient de loin : pas seulement du sensualisme aristotélicien de ses professeurs, mais de cette époque od il cherchait une représentation sensible en méta- physique comme en mathématique. On se méfiera donc, dans Vinterprétation des Olympica, de toute référence aux théses d'une métaphysique encore lointaine’. Ces textes doivent, au contraire, nous donner une idée de ce qu’a pu étre une physique déja mécaniste sans métaphysique du méme style. Ils nous aident & comprendre ce que Descartes veut dire dans le Discours quand il déclare qu’a la veille de son installation aux Pays-Bas, il n’avait pas encore pris parti sur les principes de la philosophie, alors qu'il avait pourtant une claire conscience de sa nouvelle méthode, qu'il élaborait une espéce de mathématique universelle, que sa facon de traiter les questions de physique n’était plus celle des Ecoles!. Descartes et Beeckman se vantent d’étre des physici-mathematici : mais la méta- physique de la physique mathématique est d’un autre ordre : c’est elle qui définira essence de la matiére par l'étendue et qui proserira toute image laissant soupconner un autre mouvement que le mou- vement local. Les notes du petit registre sont du début de cette époque pré-méta- physique du cartésianisme les ne peuvent méme pas étre éclaircies par les Regulae dont les derniers morceaux et la mise en place finale sont sans doute du temps ot leur auteur songe 4 prendre parti sur les principes de la philosophie. En lisant les Cogitationes il faut toujours se dire que l’apprenti-soldat a quitté le Collége depuis cing ou six ans et que trois ou quatre ans plus tét il passait sa licence en droit & Poi- tiers, Le Compendium musicae montre que penser en géométre n’empéche pas de parler comme le commun des professeurs ; «...Et il semble que ce qui fait que la voix de Phomme nous agrée plus que les autres, c'est seulement parce qu'elle est plus conforme @ la nature de nos esprits ; c'est peut-étre aussi cette sympathie ou antipathie d’humeur 17. Discours, 4° partie, t. VI, p. 27; trad. latine, t. VI, p. 561; A Mersenne, mars 1637, t. I, p. 350-351; au P. Vatier, 22 fevrier 1638, t. I, p. 560 ; Médita- tions, Abrégé de la 4°, t. VII, p. 12; t. IX, p. 9; Méditation, IV, t. VI, p. 52; t. IX, p. 42; Réponses aux 2° Objections, t. VIL, p. 131; t. IX, p. 103-104. Réponses aux 3° Objections, t. VII, p. 472 ; t. 1X, p. 133. 18. Sa philosophie de Vinstant, par exemple (Sinvex, p. 154-152]. De méme, fon voit mal comment Espinas peut dire de la symbolique des Cogitationes : « Un jour viendra oi Descartes fera entrer ces données empruntées a diverses sources dans son systéme, mais elles ne portent point encore sa marque. » (La Morale de Descartes, t. I, p. 104). 19. Discours, 4° partie, t. VI, p. 30 : « Toutefois ces neufs ans s'écoulérent avant que j'eusse encore... commencé a chercher les fondements d’aucune philo- sophie plus certaine que la vulgaire. » 92 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES et dinclination [ex sympathia et dispathia affectuum] qui fait que la voix d’un ami nous semble plus agréable que celle d'un ennemi, par la méme raison qu’on dit qu'un tambour couvert d’une peau de brebis ne résonne point et perd entiérement son son [obmutescere| lorsqu’on frappe sur un autre tambour couvert d’une peau de loup®. » En fait, le premier dialogue de Descartes avec Beckman montre combien les idées claires ont de peine & devenir distinctes*, Ainsi Descartes parle encore d’ «une force par laquelle un corps lourd tend vers le bas »** : or dans la pensée de Beckman qui a posé le probléme comme dans celle de Descartes qui propose une réponse, il ne s’agit plus d'une force logée dans le corps et agissant en lui & la manitre d'une ten- dance, mais d'une attraction terrestre sur le corps ; autrement dit, les deux physiciens ont déja dépassé Vidée péripatéticienne d’un «mou- vement naturel » défini par l’existence d’un « lieu naturel » du corps ; la force qui provoque le mouvement du corps lui est extérieure ; si Ton fait intervenir la « nature », ce sera pour dire : le corps reste « natu- rellement » en repos si quelque force extérieure ne le met en mouve- ment® Ainsi, en physique, les nouvelles notions doivent se préciser au dela des schémes et des formules latines d’une autre science. A plus forte raison est-il normal que le vieux style reste celui de la métaphysique. Que dans les Olympica, Descartes parle de forma corporea, qu'il la dise agissant per harmoniam, qu'il fasse interyenir les qualités fondamen- tales. chaud-froid, sec-humide, cela ne signifie en aucune facon que ces mots recouvrent des concepts dont il se sert pour expliquer la pesanteur, pour traiter des problémes précis d’hydrostatique ou d’acous- 20. Compendium musicae, t. X, p. 90; sur cette observation, voir les textes d’Ambroise Paré ct de Mersenne cités note a. M™ Rodis-Lewis trouve une des- cription plus proche du texte du Compendium dans La Magie naturelle, de Porta {que Deseartes connaissait : voir plus loin ch. VI, § II) Livre I, ch. 12 : le mot obmutescere est ici, p. 16 de Véd. 1561; trad. 1612, p. 59. (Machineries et pers- peclives curicuses dans leurs rapports avec le cartésianisme, dans XVII° siecle, n® 32, juillet 1956) C'est la, remarque Et, Gilson, la seule trace indiscutable que l'on trouve dans Descartes des vieilles superstitions qui encombrent le Moyen Age et la Renais- sance » (Commentaire, p. 121). Voir aussi : Arquit, La Décowverte de Vhomme..., p. 47. Et encore faudrait-il étre sir qu'il prend & son compte le second terme de la comparaison : eadem ratione qua aiunt... 21. Cf Gaston Bacurtann, Etude sur Uévolution d'un Probléme de Physique, Paris, Vrin, 1927, p. 7 et 9; La Formation de Uesprit scientifique, Vrin, 1938, ch. I, La notion d'obstacle épistémologique. Spécialement pour le cas étudié ici + A. Kovnit, Galilée..., t. TI, p. 81 et 114. 22. Excerpta mathematica, t. X, p. 75: ...vim qua corpus grave tendat deorsum... sur le contexte, voir la traduction de Koyré, t. II, p. 108, 23. Voir le probléme ou par Beeckman dans : Cogitationes privatae (c'est- a-dire : Parnassus), t. > 219 : ...atirahitur autem a terra perpetuo eadem vi, joe quid deport ab ia teorials (pana al imprustn ec a poy atradiase. © ponse de Descartes, ibidem, p. 220 : ...ut semper vis attractiva terrae aequalis sit Wli quae primo momento juit...; voir aussi Physico-mathematica, t. X, p. 77-78 et sa définition de gravitare p. 68. Sur 'importance philosophique de 1a substi- tution de l'attraction terrestre & un impetus logé dans le corps, voir A. Kovnt, Galilée t. H1, p. 100, n. 4 et 2, p. 102 et n. 3, p. 103, n. 2. UN PHYSICIEN SANS METAPHYSIQUE 93 tique. Mais considérant le monde, mundus, dans sa totalité et son unité, il exprime A travers ses souvenirs d’étudiants, ces choses qui sont au dela de la physique telle qu'il commence a l'entendre. Convient-il de chercher Vorigine de ces cogitationes dans Marcile Fiein, Pic de la Mirandole, Campanella, Bruno, Telesio ?#4 Avant de postuler des lectures et des influences que ne confirme aucun fait précis, on se demandera s’il n’y aurait as implement ici des réflexions plus ou moins hativement jetées sur le papier & partir de souvenirs d’école. Les Conimbricenses permettent de supposer que les professeurs de La Fléche ne se contentent pas d’ ‘enseigner Varistotélisme détaché de tout contexte historique ; les célébres traités ne font d’ailleurs que suivre exemple du Stagirite en multipliant les apercus sur les autres doctrines. On expose les cosmogonies pré-socratiques, les platonismes paiens et chrétiens ; on cite Platon et Hermés Trismégiste, on donne de nombreuses références & saint Augustin et aux Péres. D’autre part, avant d’étudier la philosophie, dans les classes d’Humanités et de Rhé- torique, les éléves des Péres lisent Ciceron et Sénéque. Lorsque Descartes regarde le monde du haut de I’Olympe, il semble que des images stoiciennes viennent spontanément sous sa plume avec le theme d’une force unique qui agit comme un feu embrasant l’univers et dont les effets appellent la métaphore pythagoricienne de l’harmonie. Tl a pu lire dans le De Finibus qu'il y a dans la nature une vis par laquelle toute plante, tout animal s’aime et cherche son bien® ; c'est la une opinion de Pison, éléve de cet Antiochus qui voyait dans les Stoiciens les véritables continuateurs de Platon. Dans le De Natura deorum, le stoicien célébre mundi convenientia consensusque®, accord que l'on peut, comme Pythagore, nommer harmonie — aut ad harmo- niam canere mundum, ut Pythagoras existimat™’ ; il explique aussi comment les étoiles de feu se nourrissent des vapeurs que le soleil tire de la terre et des mers et ceci jusqu’a cette fin du monde ou toute Teau sera absorhée®’, Une image, semina scientiae, apparait ici pour la premiére fois sous Ja plume de Descartes ; elle ne quittera plus sa mémoire : elle reviendra deux fois dans les Regulae*, puis dans la Sixiéme partie du Discours® ; 24. A. Esrinas, La Morale de Descartes, t. 1, p. 41 et note 2 ; Brancuer, Les antécédents historiques..., p. 20, p. 263 sq. 25. Cicerox, De Finibus, V, 11,33 ;cf. De natura deorum, Il, 33 et Nouveaux Académiques, 24-28. Sur cette pis naturae et le stoicisme relatif de Cicéron, voir : Martin vax pex Bruwarne, La Théologie de Cicéron, Louvain, 1937, ch. VII, La physique de Cicéron. 26. Livre III, VIL, 18 et XI, 28; Cf. I, VI, 18-49; Ci. Van pen Bauwaene, ouvr. cit. p. 158. 27. Ibidem, XI, 27. Voir aussi : Puuse, Naturae historiarum XXXVII libri, 11, 84 + ...videtur mundi conceptio toa ad harmoniam esse composita. 28. Ibidem, II, XLVI, 118. 29. Regulae, IV, t. X, p. 373 : prima cogitationum utilium semina ; et p. 376 : prima quaedam veritatum semina humanis ingeniis a natura insita. 80. Discours, 6° partie, t. VI, p. 64 : «certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos Ames. » 94 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES on la retrouvera dans la traduction francaise des Principes®. La for- mule est classique. Léon Blanchet, aprés Espinas, renvoie & Campanella et Bruno® ; mais Et. Gilson la rencontre chez saint Thomas : Praexis- tant in nobis quaedam scientiarum semina®. En fait, comme Calvin, comme Charron®, comme Juste Lipse®, Descartes I’a recue, directe- ment ou indirectement, de la tradition stoicienne. « La nature, écrit Sénéque, nous a donnédes semences de science, non la science » semina nobis scientiae dedit, scientiam non dedit*®. Cicéron l’a employée dans les Tusculanes : Sunt enim ingentis nostris semina innata virtu- tum®§. Dans le livre V du De Finibus, il unit & Vimage de la semence celle de V’étincelle : sunt prima in animis quasi virtutum igniculi et semina : «il y a dans nos ames des données primitives qui sont comme des étincelles et des semences de vertus®*, » Les mots ut scilice de Des- cartes, sont peut-¢tre une réminiscence virgilienne : ...semina flam- mae — Abstrusa in venis silicis® Il y a dans la mémoire des hommes qui ont fréquenté les colleges 31. Principes, UL, art. 3 : «..notre entendement... C'est en Iui seul que les premiéres notions ou idées, qui sont comme les semences des vérités que nous sommes capables de connaitre, se trouvent naturellement »; pour traduire : et solo intellectu, ad ideas sibi a natura inditas diligenter attendente, hic utemur. 32. Esprnas, Revue Bleue, 30 mars 1907; Brancuer, Les antécédents..., p. 79 et 265-266. De Veritate, Qu. 41, art. 1, ad. resp., signalé par Gusox, L'inndisme car- tésien et la théologie, dans Etudes sur le réle de la pensée médiévale dans la forma- tion du systeme cartésien, p. 14, n. 2, Paris, Vrin, 1930, ou Revuede Métaphysique, 1914. 34. L'expression «semence de religion», «semence de la connaissanee de Dieux courante dans U'Institution de la religion chrétienne ; et. Livre premier édition critique publiée par J.D. Benorr, Paris, Vein, 1957, eh. III, p. 60; ch. IV p. 62; ch. V, p. 68; p. 85 et note 6. Voir aussi des textes de Melanchton ci- tés par A. Koyné, L'idée de Dieu chez Descartes..., Paris, Leroux, 1922, p. 207, n.1, 35. Cuannon, De la Sagesse, livre T, 1° édition, ch, XV, 6d. Amaury Devan t. I, p. 56, note; les « plus grands philosophes... tous ont dit que les semence8 des ‘grandes vertus et sciences étaient éparses naturellement en l'ame »; 2° éd.y ch. VIII, éd. cit, p. 72: ileite sans référence : insita sunt nobis omnium artium fac virtulum semina, magisterque ex occulto Deus producit ingenia. On peut ajou- ter ce texte cité par Cassirer, livre II, ch. 8, éd. cit, t. HI, p. 84 et 86: « Que vas-tu chercher ailleurs loi ou régle au monde... Voici done une prudhommie es- sentielle, radicale et fondamentale, née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle... >; texte cité dans : E. Cassimer, Descartes, Corneille, Christine de Suéde, Paris, Vrin, 1942, p. 82. 36. Juste Lirse, Manuductio ad Stoicam philosophiam, deux textes cités par Et. Grison, Etudes’ sur le réle de la pensée médiévale... Appendice I, p. 265 : Ecce Natura semina bonae mentis nobis ingenuit, fomites et scintillas... et Tgniculos, scin~ tillas, semina, impetus ad virtutem habemus... 37. Lettres a Lucilius, 120. 88. Tusculanes, III, 4. Et aussi : IV, 7,17: une opinion. stoivienne). 39. De Finibus, V, 7, 18 ; de méme 15, 43: virtutum... semina et virtutum scin- tillas ; sur le sens général de 41-43, voir: Vax pex Bruwaxne, ower, cil. p. 164 sq.: HT, Natura duce, justiciae semina (Cicéron rapporte 40. Enéide, livre VI, 6; rapprochement signalé par Mixmaun, p. 56. UN PHYSICIEN SANS METAPHYSIQUE 95 et les universités un lot d'images transmettant les grands thémes de la tradition pythagoricienne, platonicienne, stoicienne : innéisme, har- monie cosmique, lutte et accord des éléments ou des qualités fonda- mentales. On les rappelle dans les cours comme les Conimbricenses ou la conscience chrétienne parait sensible & cette maniére a la fois scientifique et esthétique de glorifier le Créateur, On les retrouve dans les @uvres des physiciens qui élaborent pourtant une nouvelle vision de univers, Kepler, par exemple, dont les Harmonices mundi paraissent précisément en 1619 ; 1a est affirmée l’innéité des notions mathématiques, connues ex instinctu: par un jeu d’analogies, on y voit harmonie s’étendre du ciel a la vie sociale ot elle reégne par I’ Ami- tié dont le fondement est l’Amour*® ; pareilles visions exaltent la piété du savant dont les effusions s’élévent au-dessus des chiffres : ...non aberrat enim ab Archetypo suo Creator, Geometriae fons ipsissimus, et, ut Plato scripsit, aeternam exercens Geometriam*... sapientiae omnis fons, approbator Ordinis perpetuus, scaturigo Geometriae et Harmonices aeterna et superessentialis*.., 4A. Voir par exemple : Commentarti Collegii Conimbricensis Societatis Jesu, in octo libros Physicorum Aristotelis..., 1602, Secunda pars, Livre TV, ch. V, qu. Til, art: 1, en particulier la col. 46 sur la lutte et l'accord des qualités unies aux élé- ments... Ideoque Zareta Chaldaeus mundum ex natura et harmonia componebat... ; six yers de Botce célébrent la mesure qui régne dans le monde oft les choses froides et les chaudes, les humides et les séches se combattent. Voir aussi : Prima pars, Livre II, ch, TX, qu. I, art. 1 ou encore : Commentarii... Conimbricensis... in...'de generatione et corruptione.... Livre TI, ch. II, qu. V, art. T, p. 411-412, sur les combinaisons des éléments et des qualités —concors discardia et dissitions amicitia — produisant la beauté et ordre. Enfin le théme de Vharmonia est re- pris dans : ...De Coelo, livre I, ch. I, Qu. 1, art. 4, p. 13; livre III, eh. V, Qu. 1, art. 4, p. 424. 42. Joannis Kerrent, Harmonices mundi libri V, quorum : Primus Geometricus, De Figurarum Regularium, quae Proportiones Harmonicas constituunt, ortu et demonstrationibus. Secundus Architectonicus, seu ex Geometria Figurata, De Figurarum Regularium Congruentia in plano vel solido Tertius proprie Harmonicus, De Proportionum Harmonicarum ortu ex Piguris ; deque Natura et Differentiis rerum ad cantum pertinentium, contra Veteres. Quartus Metaphysicus, Psychologicus et Astrologus, De Harmoniarum mentali Essen- tia earumque generibus in Mundo ; praesertim de Harmonia radiorum, ex corporibus coelestibusin Terram descendentibus, ejusque effect in Natura seu Anima sublunari et humana. Quintus Astronomicus et Metaphysicus, de Harmoniis absolutissimis motuum coe- lestium, ortuque Eccentricitatum ex proportionibus Harmonicis. «Lineii Austriae, 1619, in-4°. La dedicatio est daté de février 1619. 43. Ibidem, Livre IV, ch. I, p. 119; ch. VII, p. 167-168. Ibidem, Livre III, «digression politique », sub fine, p. 91-92: Amicitias animat harmonica contemperatio. Quod enim est in proportione concordantia, hoc est in totius humanae vitae ambitu Amor, qui jundamentum est Amicitiae... 44.’ Ibidem, Livre V, ch. III, p. 187 45. Ibidem, Livre V, ch. IX, p. 214; voir la pritre qui termine de Vouvrage, afin du ch. "X. 96 LES PREMIERES PE: DE DESCART! ILI. Le symbolisme des spiritualia L'expression symbolique des spiritualia est un mode normal de la communication entre Dieu et les hommes. Que les Ecritures aient un sens spirituel découvrir sous le sens littéral, c’est la depuis long- temps un principe fondamental de l'exégése. Descartes le sait si bien qu'une de ses notes rappelle le sens spirituel de Gendse I, 4 : « Diew sépare la lumiére des ténébres », c’est-a-dire les bons anges des mau- vais. J. Sirven signale que dans leur édition de la Bible, en 1617, les théologiens de Douai font suivre Et divisit lucem a tenebris d'une réfé- rence a saint Eucher qui interpréte ainsi: Divisio lucis a tenebris, boni angeli separati a malis*... Il est possible que Sirven ait découvert la «source » de la cogitatio des Olympica. Celle-ci, en effet, se termine par les mots : Intelligentia pura est Deus. Or, cette phrase est sans rapport direct avec la précédente. Qu’on ne puisse prendre litteraliter «Dieu sépara la lumiére des ténébres », cela ne conduit pas droit & Vidée que Dieu est pure intelligence et, inversement, ce n’est pas la premiére conséquence & laquelle on pense lorsqu’on reconnait que Dieu est pure intelligence. Mais le texte devient clair si l'on imagine Descartes lisant le commentaire de Douai : au verset 5, la Bible dit que Dieu a nommé la lumiére « jour » et les ténébres «nuit » ; ce qui, ajoutent les éditeurs, est manifestement métaphorique, puisque Dieu pure intelligence, n’a pas de langue, quia apud Deum purus intellectus est, sine strepitu linguae*’... Descartes extrait un cas concret de signi fication spirituelle dans la glose du verset 4 et,dans celle du verset 5, le principe métaphysique qui condamne l’Ecriture sainte au double sens. C’est la Phypothése la plus économique. L’abbé Sirven jugeait que cette «source » ne suffisait pas. Descartes ajoute, en effet, une raison pour laquelle le verset 4 ne doit pas é@tre entendu & la lettre : une pri- vatio ne peut étre séparée de habitus. Or le commentaire de Douai ne dit rien de cette difficulté, mais elle est examinée par saint Augus- tin dans le De Genesi ad litteram, imperjectus liber et dans le De Genesi contra Manicheos. Descartes aurait done consulté ces ouvrages « pour préciser l'histoire des origines du monde qu'il voulait mettre dans le traité composé au mois de février 1620 »*. D’abord, rien ne prouve qu’il ait, a cette époque, songé a écrire une © histoire des origines du monde », et surtout pas le texte de l’en- tretien avec Burman que Sirven invoque ici. La note des Olympica signifie simplement qu'il verse dans un dossier sur le symbolisme méta- physique un exemple emprunté a l'exégise de la Genése, ce qui est 46. Biblia sacra cum glossa ordinaria, primum quidem a Strabo Fuldensi monacho Benedicto, nune vero novis Patrum, cum Graecorum, tum Latinorum explicationibus locupleta... Douai, 1617, texte cité par Sirven, p. 145 et note 4. 47, Tbidem 48. Smven, p. 147. 49, Plus loin, p. 97-98. LE SYMBOLISME DES SPIRITUALIA 97 trés différent. Loin de se livrer & des recherches érudites, il va, semble il, au plus court et au plus facile : les premiers versets de la Bible dont le vocabulaire naivement anthropomorphique a toujours fait Pobjet d’interprétations spirituelles. Tl ne faut pas, d’autre part, exagérer la ressemblance. Descartes contracte en trois lignes ce qui, dans les textes de saint Augustin, fait Yobjet de plusieurs développements. Tout semble méme se passer comme s'il unissait par le mot quia les souvenirs lointains de deux séries de textes sur le sens spirituel et sur la contradiction que repré- sente la création d’une absence de lumitre. Saint Augustin n’a pas traduit la séparation de la lumitre et des ténébres en séparation des bons et des mauvais anges parce que la création des ténébres est impen- sable. Sa traduction du verset 4 est commandée par une traduction des versets 2 et 3, elle-méme appelée par la question : comment se fait-il que la Genése ne dise rien de la création des anges ? Lisant alors la Bible avec le souci de résoudre cette difliculté théologique, il a aussi rencontré la difficulté physique et logique de la création des ténébres. L’appel au sens spirituel lui a permis de résoudre la pre- miére® : le texte méme que citait Sirven montre qu'il cherche a ré- soudre la seconde tout autrement, par une distinction entre facere et ordinare®. En fait, il y a dans les écoles des discussions rituelles sur l'interpré- tation augustinienne des premiers versets de la Genése. Il n'est pas question des anges dans les sept jours du récit. Ceci semble avoir beau- coup préoccupé saint Augustin, qui s'est alors demandé si le sens spirituel ne dirait pas ce que nos yeux chercheraient vainement dans le sens littéral. La difficulté disparait si la création de la lumitre est celle des anges ; il est vrai que beaucoup d'autres surgissent. Par pene lorsque saint Augustin arrive au verset 4, il y voit, bien siir, la séparation des bons et des mauvais anges ; mais la traduction suppose qu’il y avait déja de mauvais anges et, comme il ne peut y avoir de eréatures naturellement mauvaises, elle suppose qu'il y avait déja des anges devenus mauvais... Saint Thomas est revenu a plusieurs reprises sur cette signification du verset 4, rapportant la solution don- née dans La Cité de Dieu, livre XI, ch. 19 : il faut Pentendre selon la prescience de Dieu, la lumiére n’a pu étre séparée des ténébres que par Celui qui savait d’avance la chute des méchants®. Ce sont la, sans doute, ces cogitationes angelicas de saint Augustin auxquelles Descartes fait allusion devant Burman pour justifier sa décision de laisser aux théologiens le soin de commenter la Genése : 50. De Genesi ad litteram imperfectus liber, cap. 5, n. 23; De Genesi ai litte- ram, lib. I, cap. 17, n. 32-38; références données par Gisox, Commentaire, p. 380. SA. De Genesi ad litteram imperfectus liber, cap. 5, n. 25, texte cité par Sin- ven, p. 146. 53. Somme théologique, Tt, qu. XLII, art, V, secundum et ad secundum ; qu. LXXVII, art. IV, ad quartum ; De Malo, qu. XVI, art. IV, 12 et ad 12; De Potentia, qu. IV, art. I, ad 11, 7 98 LES PREMIERES PENSERS DE DESCARTES il a bien essayé jadis, olim, de l'expliquer a V’intérieur de sa philoso- phie, mais il y a renoncé : c’est un texte aussi secret que le Cantique des Cantiques et ? Apocalypse ; le récit de la création est métaphorique, les six jours sont une facon humaine de parler, quemadmodum Augus- tinus per cogitationes angelicas illam (creationem| distineit. Sans tran- sition, il continue ‘ur enim dicitur tenebras praecessisse lucem ? Et aprés cet exemple, il ajoute celui du déluge, « eaux surnaturelles et miraculeuses »*, I] est tout a fait arbitraire de penser qu’olim renvoie l’époque of Descartes jetait sur son petit registre une note signalant une ligne bien connue de la Bible ow des sensibilia symbolisent des spi- ritualia®, I] rappelle ici des essais pour accorder la Genése selon la Bible & la Genése selon sa propre philosophie, essais évidemment postérieurs 4 «la fable de son monde »**, Quoiqu’il en soit, méme s’il réveillait de plus vieux souvenirs, lentretien avec Burman ne prou- verait pas une lecture attentive de saint Augustin : dans la Premiére Partie de la Somme théologique, les Questions LXVI & LXXIV sur la création et les sept jours sont un commentaire critique presque continu des cogitationes angelicas de Véveque d’Hippone. La note des Olympica correspond a des questions vulgarisées par Venseignement. La difficulté physique ou logique de la création des ténébres est classique : les Conimbricenses la rappellent 4 loceasion®*. Le theme du Deus, purus intellectus, est bien connu. L’idée méme d'une symbolique débordant celle de I’Ecriture n’est pas tellement. extraordinaire. Au moment od René Descartes quitte La Fléche, vers 1614, arrive au collége un professeur de rhétorique dont le nom sera un jour cé- labre : le P. Nicolas Caussin. Confesseur du roi, il sera, en 1637, exilé par Richelieu dont il désapprouve la politique dalliance avec les princes protestants. On le retrouvera dix ans plus tard parmi les adver- saires d’Arnauld. Surtout, ses ouvrages d’apologétique ont un succes 53. Entretien avec Burman, t. V, p. 168-169 ; éd. minor, p. 91-92. Dans cette dernitre édition Adam imprime Cogitationes Angelicas et la traduction Pensées sur les Anges comme s'il s’agissait d'un titre d’ouvrage ; il faut évidemment com- prendre : les idées de saint Augustin sur les anges telles qu’on les trouve dans ses divers traités ou telles qu’elles sont rapportées par saint Thomas et dans les manuels. [illa dans le t. V, illam dans I'éd. minor). b4. Sinven, p. 145 ; ef. plus haut, p. 88. 55. Sur les diverses tentatives de Descartes pour accorder sa genése du Monde ayec celle de la Bible, voir Et. Girsox, Commentaire, p, 379-383. Dans l'entre- tien avec Burman, il fait allusion & intention qu'il eut de commenter directo- ment «le premier chapitre de la Genése » ; d Mersenne, 28 janvier 164, t. IIT, p. 295-296 ; d Boswell [?], t. IV, p. 698: lettre datée par Adam : 1646 [?]; Gilson établit assez fortement la date 1641 (ibidem, p. 381-382) ; signalons que C, de Waard voit dans notre passage un fragment’ d'une lettre & Mersenne du 16 octobre 1630, Mensenxe, Correspondance, t. II, p. 602, 618 et p. 620 ; témoi- gnage de MUe Schurman qui doit remonter & 1640, t. IV, p. 700-701. 56. Commentarii... in Physic.... t. 1, livre I, ch. IX, qu. 7, art. 1: ...tenebrae quae privatio quaedam lucis sunt, dicuntur esse ;'esse autem non est ejus, quod essen~ tami non habet... LE SYMBOLISME DES SPIRITUALIA 99 considérable dont leurs multiples éditions font preuve’’. Or, aprés avoir publié son Eloquentiae sacrae et humanae parallela..., avec appro- bation du P. Charlet, datée de La Fléche 29 novembre 1617, il fait paraitre, en 1618, deux tomes fort curieux sous les titres ; De symbo- lica Aegyptiorum sapientia et Polyhistor symbolicus, Electorum sym- bolorum, et Parabolarum historicarum stromata, XII libris complec- tens®, C'est, déclare-t-il, en étudiant l’éloquence des Anciens qu'il a découvert l’importance de leur symbolique, notamment celle des Hié- rogliphes dont Moise fut instruit®, ainsi que Platon et Solon. Il n’a aucune peine & trouver dans les Péres des textes prouvant que mun- dus Dei imago est et symbolum et il cite ces lignes de saint Augustin : eloquentia quaedam est doctrinae salutaris, movendo ajfectui discentiun accommodata, a visibilibus ad invisibilia, a corporalibus ad spiritualia®. Il nest pas question de voir ici une « source » des Olympica ; Des- cartes n’a pas pris ses exemples dans le dictionnaire de symboles que représentent les livres du P. Caussin, Mais ceux-ci sont un signe: dans un milieu comme celui des Péres de La Fléche, on s’intéresse & l’his- toire du symbolisme religieux ; un professeur de rhétorique attire Vattention de ses confréres et de ses éléves sur l’antiquité, la richesse poétique et la valeur chrétienne de cette forme de sapientia, De méme, rien ne permet de dire que Kepler a inspiré le jeune Des- cartes. De tels rapprochements n’ont pas pour fin de « détecter » une influence mais d’inviter le lecteur du xx® siécle & se méfier de ses éton- nements, Si des idées ou des intentions de signification voisine soll citent l’esprit de divers savants 4 la méme époque, c’est sans doute qu’elles ne sont pas alors aussi extraordinaires qu’elles le paraitront plus tard. Dans ses Harmonies de 1619, Kepler disserte avec complai- sance sur le Symbolism’ rerum divinarum humanarumque in quanti- tatibus® : organisation admirable et tout a fait divine, s’écrie-t-il, en trouvant dans les quantités une symbolisation des choses divines et humaines ; il ne se lasse pas de contempler dans la sphére l’ébauche de la Sainte Trinité™. 57. Né a Troyes en 1583, entré Ala Compagnie en 1607, mort a Paris en 1651, Pour sa bibliographic, voir : Soumenvocet, Bibliotheque de la Compagnie de Jésus. t. II, 1891, col. 902-927; t. IX, Supplement, col. 14; Corrections et additions, 4911, col. 394. Sur ses idées apologétiques, voir Ch. Cursneau, Le P, Yves de Paris et son temps, t. Il, Paris, Société dhistoire ecclésiastique de la France, 1946, Index. Biographie dans C.' px Rocurmonterx, Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII, et le Cardinal de Richelieu. Documents inédits, Paris, Picard, 1914, xx-448 p. in-8°, D’aprés ce dernier ouvrage, Caussin est régent au Collége de Rouen d’octobre 1609 & septembre 1614; il arrive A cette époque au collége de La Fléche oi, pendant un an, il se prépare & Vordination en étudiant la théolo- gie; il y reste comme professeur de gree et de poésie en rhétorique jusqu'en octobre 1617, époque A laquelle il est envoyé au collége de Clermont a Paris. 58. Auctore P. Nicolas Cassino, Trecensi, a Societate Jesu, Paris, 1618, 2 vol. in-4°, 236 p. + introduction et index, 708 p. + index. Autres éditions en 1622, 1631, 1693, 1647, 1654. 59. Selon Actes, VIT, 22. 60. St Avousrix, Lettre 119, cité dans Polyhistor..., p. 5. 61. Harmonices..., Livre IV, ch. I, p. 119, en marge. 62. Thidem, p. 119 : ...Bst denique et haec summa et decumana rati 100 LES PREMIERES PENSEE: DE DESCARTES Ce genre de symboles n’est certes pas nouveau®’, Descartes le con- nait bien. Dans une note du Parnassus, il rappelle que le triangle est «le hiéroglyphe de la Divinité »®4. De fait, il veut faire autre chose. Les mathématiques lui suggérent un projet assez diflérent : il ne de- mandera pas aux lignes geométriques de figurer symboliquement des choses spirituelles, mais, pense-t-il, de méme que les lignes géomé- triques figurent symboliquement des quantités discontinues, de méme des réalités sensibles pourraient figurer symboliquement des choses spirituelles. Ce qui reste du rapprochement avec Kepler, c'est sim- plement que ce genre de spéculations n’est pas étrange sous la plume d'un mathématicien chrétien. Il ne semble pas que Descartes ait poussé trés loin ses recherches, Le couple « lumiére-connaissance » est banal dans le platonisme et le prologue de l'Evangile de saint Jean l’a adopté, si bien que Pimage est entrée dans le vocabulaire chrétien, détachée de toute philosophie particuliétre et, par suite, ouverte aux diverses significations que lui donneront les philosophies accordées & la foi : l'essentiel est de dire que la lumiére-connaissance vient de Dieu ; & chacun d’expliquer com- ment®, Le couple « vent-esprit » n'est guére moins banal : le sens ori- ginel de spiritus en fait presque un synonyme de ventus, de sorte que le vent est presque naturellement symbole de l’esprit ; on peut aussi bien traduire «le vent souffle of il veut » que «Tesprit souffle of il veut» dans le célébre verset de saint Jean**; d’aprés les Actes des Apétres, le jour de la Pentecdte, l’Esprit saint est annoneé par un bruit dans le ciel comme celui d’un vent qui souffle avec force®?, Sir- titatum est mirabilis quaedam, et plane divina politia, rerumque divinarum et huma- narum communis in tis symbolisatio. De Sacrosanctae Trinitatis adumbratione in sphaerico scripsi... 63. Voir, par exemple, Vouvrage bien informé de Marie-Madeleine Davy, Essai sur la symbolique romane, Paris, Flammarion, 1955. 64. t. X, p. 229: Nulla figura est, in tota extension, in qua et circa quam cir culus duci posit, quomodocumque figura fiat, praeter triangularem, quae Divinitatis hieroglyphicon. Selon Boéce, le triangle équilatéral symbolise la Divinité par son harmonie, M.M. Davy, ouvr. cit., p. 144 ; mais, en général, tout triangle est sym- bole de la Trinité (ibidem, p. 168). 65. L'image est aussi banale dans les écrits de saint Thomas que dans ceux de saint Augustin : voir, par exemple, Somme théologique, I*, qu. 12, art. 2 : Unde et virtus intellectualis creaturae, lumen quoddam intelligibile dicitur, quasi a prima luce derivatum... ; qu. 12, art. 1, ad 3: o& apparait 'expression « lumiére natu- relle » : nam ef ipsum lumen naturale rationis participatio quacdam est divini lu- minis ; sicut etiam omnia sensibilia dicimus videre et judicare vel discernere in sole, idest per lumen solis... Kepler se plaisait a remarquer que Platon, Proclus et I'Evangile de saint Jean faisaient de la lumivre le symbole de la mens. Harmonices, t. V, ch. 10, p. 245. 66. Jes Spiritus ubi cult spirat, Le Maistre de Sacy traduit « VEs- prit», mais en signalant que « quelques Péres Ventendent du vent comme figure du Saint-Esprit. Ambroise, Augustin, Grégoire » 1711, t. 17, p. 305. La Bible de Crampon traduit ; «Le vent... » 67, Actes des Apétres, II, 2: Et factus est repente de caelo sonus, tanquam adve- nientis spiritus vehementis, et replevit totam domum ubi erant sedentes. Ici, spiri- tus signifie : vent. LE SYMBOLISME DES SPIRITUALIA 101 ven cite saint Augustin a propos du couple chaleur-amour® ; mais on pourrait citer Horace, Ovide, Properce®. Les seuls symboles que le jeune Descartes a peut-@tre imaginés sont ceux de la création et de la vie; mais il n’avait pas A chercher ses matériaux en dehors de ses souvenirs scolaires. Le couple « création- action instantanée » semble suggéré par saint Thomas. Les difficultés concernant la création, explique ce dernier, viennent en partie de ce que nous la pensons comme un changement, mutatio, avec un main- tenant, nunc, et un avant, prius, avec quelque chose qui reste le méme sous le changement : or, la chose créée n’existait pas prius, de 1a le ex nihilo, et, & dire vrai, il n’y avait pas d’ « avant » au maintenant. La création est pure relation de causalité, sans mouvement”. Or si, pourtant, nous pensons selon l'imagination, par similitude, quel sym- bole s’offre & esprit ? Evidemment celui de la lumiére dont la pro- pagation est une action instantanée’!. Il n’est pas étonnant que saint Thomas écrive : dans le cas des choses qui se font sans mouvement, fieri et factum esse sont en méme temps, simul, par exemple dans V’illu- mination, car illuminatur et tluminatum est sont en meme temps, simul ; ainsi, dans le cas de la création qui est sans mouvement, crea- tur et creatum est sont en méme temps, simul”, Saint Thomas cite ailleurs une comparaison analogue de saint Augustin”, Le mouvement avee le temps signifie la yie; mais de quelle vie 68. Sinven, p. 150, 69. Honace, Odes, livre IV, IX, 41 : cil respire encore l'amour, elles sont vi- vantes les ardeurs que la jeune femme d’Eolie a confiées & sa lyre. » Spirat adhue amor Vieuntque commissi calores Aeroliae fidibus puellae. Ovine, Méamorphoses, XT, 305 ; « Par hasard, Phoebus et le fils de Maia... la virent en méme temps et en méme temps s’enflammérent. pour elle... » Videre hane pariter, pariter traxere calorem. Elégie, livre I, 12, vers 17 :'«...si 'amant dédaigné peut porter ses » Aut si despectus potuit mutare calores. 70. Somme théologique, T*, qu. XLN, art. 2, ad secundum ; art. 8, Respondeo ; XLVI, art 3, ad secundum ; De Potentia, qu III, art. 2: Utrum creatio sit muta- tio. Ci. Commentarii ...Conimbricensis... de generatione... Livre I, ch. IV, qu. XVI, art. 4, p. 124. 71. La lumiére ne se propage pas selon un mouvement local ni dans le temps ; aussit6t que le soleil parait sur un point de horizon, il éclaire tout Vhémisphére jusqu’a T'extrémité opposée ; Somme théologique, I*, qu. LXVII, art. 2. 72. Ibidem, qu. XLV, art 2, ad tertium ; pour comprendre ce texte, il faut sa~ voir que la propagation’ de la lumiére n'est pas un mouvement local, ce qui per- met la comparaison avec la création ; mais la lumiére est une qualité active (qu. LXVII, art. 3), par suite l'illumination doit étre dite terme d'un mouvement, terminus motus, ce qui marque les limites de la comparaison. Cf. De Potentia, qu. IIT, art. 1, ad'41 : illud quod fit ex nihilo, simul fit et factum est ; et similiter est in omnibus mutationibus momentaneis ; simul enim aer illuminatur et illuminatus est 73. De potentia, qu. II, art. 8 : il s'agit iei de ce que Yon appellera eréation continuée ; saint Thomas’ n’aime pas la formule mais, dit-il, quampis non esset inconveniens dicere quod sicut aer quamdiu lucet, illuminetur a sole, ita creatura, quamdiu habet esse, fiat a Deo, ut etiam Augustinus dicit super Genes. ad litt. (lib. VIII, cap. XII), 102 LES PREMIERES PENSERS DE DESCARTES s’agit-il ? Assurément pas de la vie animale, car elle est motus cum tempore. Qu’est-ce qu'un vivant, en effet ? Saint Thomas, aprés Aris- tote, a mesuré l’extension du mot et multiplié les nuances afin de pouvoir employer pour Dieu un nom que l’on donne aux animaux et méme aux plantes* ; toutefois, il y a, semble-t-il, un sens fondamen- tal : un vivant est un étre qui a en soi le principe de son mouvement” ; or le temps est le nombre du mouvement”, Ce qui se trouve dans la définition de la vie ne peut étre son symbole. Mais relisons le texte : Sensibilia apta coneipiendis Olympicis... : ...motus cum tempore vita : il est question ici de la vie comme une des « choses olympiques », de la vie divine ou de la vie spirituelle. Or, Descartes a appris au collége que le mouvement circulaire du monde est, selon les Anciens, image de Péternité”, que Denys l’Aréopagite a construit une véritable géo- métrie symbolique de la vie divine et de toute vie spirituelle, celle des anges et celle des hommes : le mouvement en ligne droite signifie le procés sans détours ni déclinaisons des opérations de Dieu ; le mou- vement hélicoidal, une stabilité génératrice ; le mouvement circu- laire, l'identité de Dieu & soi-méme’’. Dans la vie des Ames en quéte de Dieu, on peut dire, en gros, que le mouvement circulaire corres- pond & l’intuition, le mouvement hélicoidal aux opérations de la rai- son discursive, le mouvement rectiligne au déchiffrage de l’univers sensible pris comme un systéme de signes”® : cette comparaison est longuement commentée par saint Thomas dans ses Questions sur la 74. Cl. Summa theologica, 1%, qu. XVII, De vita Dei ; sur le sens analogique de la formule biblique «le Dieu vivant », voir ibidem, qu. 13, art. 2 15. Ibidem, qu. XVII, art. 1, Respondeo : ...Primo autem dicimus animal vivere, quando incipit ex se motum habere; et tamdiu judicatur animal vivere, quamdiu talis motus in eo apparel ; quando vero jam ex se non habet aliquem motum, sed movetur tantum ab alio, tune dicitur animal mortuum per defectum. vitae: 76. Ibidem, qu. X, art. 1, Respondeo : ...tempus... nihil est aliud quam nume- rus motus secundum prius et posterius... nihil est aliud quam numerus prioris et posterioris in motu. 77. Puaron, Timée, 38 a; Puovix, Ennéades, ULI, 7, surtout ligne 56-59. 78. Les noms divins, ch. LX, § 9; @uvres completes du Psevno-Denys, traduc- tion Maurice pe Ganpritac, Aubier, 1943, p. 160. Texte traduit et interprété dans Commentarii... Conimbricensis... in... Physic.... t. Il, Lib. VIL, eh. VI, qu. I, art. 2, col. 514 : ...ut Theologorum princeps Dionysus... exponit, per metaphoram accipiendum est... col. 515 : ...Sieque allribuitur Deo motus rectus, fleruosus, et circularis. Rectus, ad significandam inflexibilem constantiam, progressumque divina- rum actionum nusquam inclinantem : hoc est, quia ut rectus motus a linea recta minime digreditur, sed a quodam principio usque ad finem aequabiliter evadit ; ita divina operatio a fonte totius esse egressa non curvatur, sed per media omnia, usque ad ultimum quasi punctum, secundum ipsius dispositionem pertingit. Motus autem flecuosus sine obliquus, ex diversis constat, ut patet : ideoque, Deo accommodatur, Prout in ejus operatione intelligitur progressio et status. Progressio, quatenus diving potentia in summo rerum vertice existens, quasi per quemdam defluxum ad res alias derivatur : Status, quatenus res a se productas in esse proprio tutatur et conservat. Denique, in motu circulari duo insunt. Nam eirculare corpus, quod eo fertur, ex parte concava continet alia : praeterea redit ab eodem ad idem punctum. Sic igitur circularis motus Deo ascribitur, quia Deus omnia suae potentiae ambitu continet, et universa ab se, ut a principio, orta, ad se ipsum, ut ad finem, quasi in gyrum, revocat et convertit. 79. Les noms divins, ch. IV, § 8 et 9; éd. cit., p. 102-103, LE SYMBOLISME DES SPIRITUALIA 103 vie contemplative® et il en justifie le principe : nous parvenons a la connaissance des choses intelligibles par le moyen des choses sensibles, or les opérations sensibles ne se font pas sans mouvement, d’oi il résulte que les opérations intelligibles sont décrites comme des mouve- ments et leurs différences sont assimilées aux divers mouvements*!, Les notes de Descartes sur la symbolique des choses spirituelles ne sont que des pensées d’écolier : seul doit étre retenu dans l'histoire de sa philosophic le fait que, dés cette époque, l’Olympe se dresse dans sa vision du monde. 80. Somme théologique, II* Il Qu. CLXXX, art. 6 : Utrum operatio contemplationis convenienier distinguatur per tres motus : circularem, rectum, et obliquum. Voir aussi Qu. CLXXIX, art. 1, ad tertium. 81, Ibidem, Respondeo... : Quia enim per sensibilia in cognitionem intelligibilium devenimus, operationes autem sensibiles sine motu non fiunt, inde est quod etiam operationes intelligibiles quasi motus quidam describuntur, et secundum similitudi- nem diversorum motuum earum differentia assignatur. Cuaritre VI POLYBE LE COSMOPOLITE I. Le traité de février 1620 Ante finem Novembris Lauretum petam, idque pedes a Venetiis, si commode et moris id sit ; sin minus, saltem quam devotissime ab ullo fieri consuevit. Omnino autem ante Pascha absolvam tractatum meum, et si librariorum mihi sit copia dignusque videatur, emittam, ut hodie promisi, 1620, die 23 Febr. Baillet a fait état de ces deux projets et, pour l'un comme pour Yautre, il renvoie en marge aux Olympica. Ces lignes appartiennent donc bien & la partie du petit registre écrite sous ce titre. Baillet fait état des deux projets en les situant aux deux bouts de Vhiver 1619-1620. Le lendemain de la nuit inspirée, le 11 novembre, par conséquent, Descartes prie Dieu de « le conduire dans la recherche de la vérité », et « pour tacher d’intéresser » la Vierge & « cette affaire», «il prit occasion du voyage qu’il méditait en Italie dans peu de jours pour former le voeu d’un pélerinage 4 Notre-Dame de Lorette... ». Le biographe ajoute : « Il prétendait partir avant la fin de Novembre pour ce voyage. Mais il parait que Dieu disposa de ses moyens d’une autre maniére qu’il ne les avait propo: ayant été obligé de diffé- rer son voyage d’Italie pour des raisons que l’on n’a point sues... >. Cette interprétation de ante finem Novembris contredit ce que Baillet a dit au début du méme chapitre : on avait appris 1a que Descartes s'était arrété « aux frontitres de Bavitre » pour «prendre ses quar- tiers @hiver » avant de rejoindre les troupes de Maximilien’ ; on ap- prend maintenant qu'il s’agissait d'une étape avant de descendre plus bas, vers I’Italie. Cette seconde version parait bien improvisée & I’oc- 1. t. X, p. 217-218. Le 23 février 1620 est le dima 2. Barruer, tI, p. 85-86; t. X, p. 186-187. 3. Ibidem, p. 77-78. che de la Sexagésime. LE TRAITE DE FéverER 1620 casion du texte des Olympica. Celui-ci fut évidemment écrit 4 une époque ot Descartes songe & reprendre la route : comment serait-ce quelques jours aprés s‘étre installé dans un lieu tranquille, comme il le souhaitait depuis le printemps, juste au début de l’hiver, au len- dem: d'un épisode qui le condamne a la méditation ? On hésite vraiment & lire : « avant la fin de novembre 1619 »4, Dans Védition de Foucher de Careil qui a sous les yeux la copie de Leibniz, les deux alinéas sont imprimés sans blanc de séparation comme s‘ils tenaient l'un a l'autre et formaient un méme fragment. S’ils se suivaient sur la page du registre comme sur la copie, ils signifieraient que, le 23 février 1620, se penchant A la fois sur son passé récent et sur son proche avenir, Descartes aurait établi son emploi du temps et pour ses déplacements et pour ses travaux : autem ferait transition entre deux ante... : ante finem Novembris et ante Pascha, c’est-a-dire : avant la fin de novembre 1620 et avant Paques qui, cette année-la, est le 19 avril : « Avant la fin de novembre je gagnerai Lorette, et ceci a pied depuis Venise, si cela se fait commodément et si c’est l'usage ; sinon, ce sera du moins avec toute la dévotion qu’on a coutume de le faire. « Dautre part [autem] je terminerai complétement mon traité avant Paques, et, si je dispose de copistes et qu'il m'en paratt digne, je le publierai, comme je l’ai promis aujourd’hui, 23 février 1620°. » Qu’est devenu le premier projet ? « Des raisons que l’on n’a point sues », obligent Descartes a « différer son voyage d’Italie »?, déclare Baillet ; puis trouvant le philosophe a Venise en 1624, il 'envoie tout naturellement & Lorette. « Nous ne savons pas quelles furent les cir- constances de ce pélerinage®. » Baillet a raisonné trés simplement : puisque Descartes devait aller Lorette lorsqu’il serait a Venise, Des- cartes est allé & Lorette lorsqu’il était A Venise. Mais, en histoire, dé- duction n’est pas preuve. Rappelant la dévotion des contemporains & Notre-Dame de Lorette dont les multiples éditions de louvrage du P. Richeome sont le signe en France, Charles Adam se demandait pourquoi Descartes n’aurait pas fait ce que Montaigne avait fait, serait-ce par curiosité et respect de la coutume ; il tenait done le péle- 4. On peut, d’ailleurs, se demander s'il pouvait, en une quinzaine de jours, aller de la frontidre de Bohéme a Venisc, puis faire & pied les 300 km. qui le séparaient de Lorette... 5. Foucher de Careil avait lu : si librorum mihi sit copia et, par suite, tra- duit : «si Jes livres ne me manquent pas » (t. T, p. 13) is Baillet, qui parait traduire le passage, écrit : «...Dés le mois de février, il songeait & cherchor des Libraires pour traiter avec eux de Vimpression de cet ouvrage...» (t. [, p. 86) ; c'est pourquoi Adam a substitué librariorum a librorum. Ce n'est toutefois pas une raison pour parler de « libraires » comme Baillet. 6. Le texte de Foucher de Careil don 1 23 septembris ; mais, en marge et en face du passage qui traduit et commente le texte, Baillet dit : die 28 Febr. (tI, p. 86). Adam suit Baillet. 7. Barter, p. 86. 8. Ibidem, ‘p. 120. 106 LES PREMIRRES PENSEES DE DESC. RTES rinage pour « presque certain »®, Quoi qu’il en soit, il n'est pas ps} chologiquement inyvraisemblable, comme M. Maxime Leroy le laisse entendre™, La vraie question serait de savoir si Descartes a suivi litinéraire tracé par Borel et Baillet qui doit le conduire & Venise pour assister, le jour de l’Ascension, & «la fameuse cérémonie des épousailles du Doge avec la mer Adriatique »4, La vraisemblance elle-méme est conditionnelle : si Descartes est allé & Venise, il est vraisemblable qu'il est allé & Lorette. Mais est-il allé & Venise ? Que Descartes ait ou n’ait pas fait le pélerinage, la chose ne doit son importance qu’a un mot malheureux de Baillet : le 11 novembre, encore tout ému par les réves de la nuit, le jeune homme aurait pro- noneé un « veeu »#, Sans le comparer aux veux monastiques, comme le fait. M. Maxime Leroy pour le seul plaisir de rendre plus signifieatif son non-accomplissements, i] faut reconnaitre qu’un « veu» engage la conscience, méme ou peut-étre surtout si lame vit une heure de fervente exaltation. Mais, 1° il n’est nullement stir que le texte des Olympica soit du 11 novembre 1619 ; il peut aussi bien avoir été écrit le 23 fevrier 1620 ; 29 pas un mot n’implique un vou, « promesse faite au ciel », selon la définition de Littré. A la fin d’un hiver qui commence dans l’enthousiasme et s’achéve dans l’espérance, Descartes regarde les mois qui viennent : il se voit a Venise vers la fin d’octobre ou le début de novembre ; il décide alors d’aller & Lorette ; pedes est subordonné a si commode et moris id est, ce qui ressemble plus & un projet de la raison pratique qu’& un « vou échappé dans une nuit d’enthousiasme >"; bien sdr, il ira au sanc- tuaire de la Santa Casa en pélerin,... devotissime..., sans doute avec la pensée de remercier ’Esprit de Vérité d’avoir éclairé son chemin et béni son ceuvre. Rien de plus, rien de moins. Il ne dit pas qu’il ira en Italie pour faire le pélerinage de Lorette : s'il va en Italie, et plus précisément a Venise, il fera le pélerinage de Lorette. Le voyage en Italie n’eut pas lieu, le pélerinage non plus. Descartes n’ayant jamais promis d’aller en Italie pour aller & Lorette, il n’est pas étonnant qu’il ait attendu quatre ans une occasion de reprendre le projet de 1620; si l’oceasion ne s'est pas présentée, on ne pensera pas que, pourtant, Descartes avait « & se décharger devant Dieu de lobligation qu'il s’était imposée par un veeu »!6, 9. t. XII, p. 63-64. Sur le P. Richeome, S.J., et Le Pélerin de Lorette, accom- plissant son eu fait a la glorieuse Vierge Marie Mere de Dieu, 160%, voir p. 27- 28 et t. X, p. 187, note a. 10. Le Philosophe au masque, t. I, p. 113-115. Cf. Henri Gounren, Essais sur Descartes, Appendice II (dont Vessentiel est repris ici). 1M. Danzer, t. I, p. 120. 12. Barter, t. I, p. 86: «il fallut remettre l'accomplissement de son yoru... » ; cf. p. 120. Le mot a été volontiers repris : Apam, t. XII, p. 63 et 64; Esrinas, La Morale de Descartes, t. 1, p. 50 et 51; J. Cuevarien, Descartes, p. 44 ; Sm- VEN, p. 134. 13. Le philosophe au masque, t. I, p. 1 14. Apam, t. XII, p. 64. 15. Banuer, t. I, p. 120. 114. LE TRAITE DE FévRIER 1620 107 Beaucoup plus important est le second projet de février 1620. Qu’est- ce que tractatum meum ? Baillet a déclaré qu’il n’en savait rien. Il fait bien une hypothese, mais pour l’écarter aussitét. Afin de rendre « moins ennuyeuse »«la solitude de son poéle », écrit- il, Descartes « se mit A composer un traité qu'il espérait achever avant Paques de lan 1620. Dés le mois de Février, il songeait 4 chercher des Libraires, pour traiter avec eux de l'impression de cet ouvrage. Mais il y a beaucoup d’apparence que ce traité fut interrompu pour lors, et qu'il est toujours demeuré imparfait depuis ce temps-la, On a ignoré jusqu’ici ce que pouvait étre ce traité qui n’a peut-étre jamais eu de titre », Voici maintenant lhypothése qui n’atténuera pas cet aveu d’ignorance puisqu’elle ne sera pas retenue. Puisqu’il trouvait la note sur les feuilles d’Olympica, Baillet a immédiatement pensé & Touvrage que cette rubrique suggérait. Il continue donc : « Il est cer- tain que les Olympiques sont de la fin de 1619, et du commencement de 1620, et qu’ils ont cela de commun avec le traité dont il s’agit qu’ils ne sont pas achevés. » Mais il trouvait si peu d’ordre dans ce manus- crit qu'il jugeait «que M. Descartes n’a jamais songé & en faire un traité régulier et suivi, moins encore a le rendre public »}”, Baillet rejette bien rapidement la seule réponse qu’il ait considérée. La raison qui le détermine est loin de paraftre décisive. En réunissant le récit des songes qu’il a traduit et les fragments reeopiés par Leib- niz, on entrevoit ce qu’étaient les douze pages du registre écrites sous le titre Olympica : d’ abord, un morceau soigneusement composé et rédigé, relation de ce quis’est passé dans la nuit du 10 au 11 novembre ; puis des notes plus ou moins décousues. Le début a si manifestement une forme littéraire que I'Inventaire parle de « discours », mot qui nest employé pour aucune autre partie du registre et que Baillet lui- méme reprend’ ; la suite, au contraire, devait donner cette impression dinachévement que traduit le biographe ; mais l'ensemble ? On com- prend mal qu’il ait si aisément 6té toute idée d’y voir un « discours » inachevé, d’y reconnaitre au moins l’intention d’offrir un livre au public, intention tournant court trés rapidement. Tl n’est, en effet, nullement absurde de supposer qu’en parlant de «mon traité» le 23 février 1620 Descartes visait tout simplement Youvrage dont le dossier préparatoire contenait cette note. Le début est prét; il raconte une expérience personnelle en insistant sur sa signification religieuse ; Descartes vient d’ajouter un épisode biogra- phique de méme style : le projet de pélerinage A Lorette ; selon son habitude, il vise haut, sans mesurer les difficultés : il se promet d’ache- ver avant la grande féte chrétienne de Paques ce « traité » a la gloire de Esprit de Vérité qui a béni son « enthousiasme » de novembre. 16. En marge : ibidem [c.a.d. Olympica], Dic 23 Febr. 17, Banuer, t. I, p. 86 (t. X, p. 187-188). 18. Inventaire..., t. X, p. 7; Batter, t. I, p. 50. 108 LES PREMIE ES PENSEES DE DESCARTES Aussi la méme note annoncerait-elle, avee leur date, et le pieux voyage et la publication de l’ouvrage, double forme de I’action de graces. On hésitera pourtant devant cette hypothése. Pas plus que Prae- ambula et Experimenta, le mot Olympica n'est sans doute un titre Wouvrage : ce sont la plutdt des rubriques sous lesquelles Descartes verse des observations, des pensées, des souvenirs concernant divers objets que rencontre la seientia-sapientia au dela des mathématiques et de la physique. D’autre part, Paques, cette année-la est le 19 avril ; il s’agit, dans les Olympica, des plus hautes questions de la philoso- phie : si hardi qu’ait pu étre le jeune militaire A cette époque, aurait-il vraiment cru qu’en deux mois il en viendrait & bout ? Devant le traité signalé le 23 février, ce qui génait Baillet, c’est qu’il ne voyait qu’une seule hypothése et qu’il ne la jugeait pas satis- faisante. Ce qui nous géne, c'est que nous en voyons au moins deux et qu’elles nous semblent pouvoir, l'une comme lautre, é@tre admises"®, On a présenté des arguments en faveur de lhypothése indiquée et aussitot rejetée par Baillet : n’y en aurait-il pas de plus forts pour reconnaitre dans le traité du 23 février le Thesaurus mathematicus des Praeambula ? Il est curieux que Baillet n’ait pas songé au seul traité dont le titre soit donné sur le petit registre ; mais il ne semble pas l’avoir remarqué et il n’en fit mention ni en énumérant les écrits de jeunesse, ni en ana- lysant le petit registre, ni A occasion des Rose-Croix. Millet avul’hypo- thése mais il n’en a guére cherché les raisons®. Or il y en a de solides. L’auteur du Discours de la Méthode, on Ya vu, semble avoir des souvenirs extrémement précis sur cette période de sa vie. Aprés la journée des résolutions, il ajourne la révision générale de ses opinions voulant d’abord « faire le projet de l’ouvrage qu'il entreprenait » et élaborer une méthode lui permettant de l’exécuter. De fait, c'est un peu avant la fin de hiver 1619-1620 qu’il se juge en état de trayailler a la réforme du corps des sciences et & la critique des connaissances acquises*, Entre le 10 novembre 1619 et le moment of le philosophe quitte son poéle, entre la découverte des fondements de la « science admirable » et le moment ot une méthode éprouvée lui permet de commencer la construction, il y a done une période préparatoire. Or, le Discours en indique le sens et la durée. Apres avoir « imaginé » On trouve une troisiéme hypothtse dans le Commentaire d’Et. Gilson ; « On ignore ce que peut avoir été ce traité, mais rien ne s’opposerait & ce que ce fat Te Studium bonae mentis, dont ce que nous sayons correspond exactement aux préoceupations méthodologiques et morales de Deseartes A cette époque. » (p. 180). Cette hypothése a été reprise par G. Ganorrre, introduction au Discours, éd. cit., p. 79. Reste a savoir si cet ouvrage ne serait pas postérieur & cette époque. Foucher de Careil avait eu une idée analogue, mais tres imprécise, en y voyant «Ja premitre pensée » du Discours « qui se retrouve partout dans les Gerits de eette période dont Baillet nous a conservé les titres » (t. I, p. xv et p. 158, n. 5) 20. Mitner, ougr. cit., p. 94. 2. Di p. 62-63. cours, 2° partic, t. VI, p, 17 et 20; 3° partie, p. 28; ef, plus haut, LE TRAITE DE Février 1620 109 tout le connaissable se déroulant en « longues chaines de raisons » ; Descartes a tout naturellement commencé par se tourner vers les choses les plus simples, celles dont s’occupent les mathématiciens. En d'autres termes, il a tout naturellement commencé en continuant Au mois de mars, il disait & Beeckman : «...J’estime qu’on ne peut rien imaginer dont on ne puisse avoir la solution avee de pareilles lignes ; mais j’espére démontrer quelles questions peuvent ¢tre réso- lues... si bien qu’il ne restera presque rien & trouver en géométrie”. » Cette ambition cesse d’étre incroyable au cours de l’hiver 1619-1620 et, pour le dire en 1637, Descartes retrouve le style et méme les mots du printemps 1619 : combinant l’Analyse géométrique et l’Algébre, Jai acquis une « telle facilité & déméler toutes les questions auxquelles ces deux sciences 8 ‘étendent qu’en deux ou trois mois... je vins a bout de plusieurs que j’avais jugées autrefois trés difliciles » et il me sem- bla aussi, vers la fin, que je pouvais déterminer, en celles mémes que Vignorais, par quels moyens, et jusques od, il était possible de les résoudre »*8, N’est-ce point 1a la certitude qui dicte 4 Polybe le cosmopolite le titre alléchant de son Thesaurus mathematicus ? N’est-ce pas trois mois aprés le 10 novembre 1619 que, le 23 février 1620, Descartes envisage Yachévement et la publication de son traité ? Mais, dans ces conditions, pourquoi une note rappelant dans les Olympica le projet d'un ouvrage de caractére essentiellement mathé- matique ? Surtout si cette note est articulée & un alinéa annongant un pélerinage A Lorette... Mathematicus s’étendant aux « proportions en général » qui se trouvent dans toutes les sciences, ce thesaurus mathematicus réduit & rien les préventions des pseudo-savants, & com- mencer par ceux auxquels il est ironiquement dédié. Le titre est polé- mique et, si les fragments qui nous restent sous la rubrique Praeambula appartiennent aux préambules de l’ouvrage, ils annoncent de violents coups de poing sur la table de quelques confréres. En achevant et en publiant le Thesaurus mathematicus, Descartes méne le bon combat au service de l’Esprit de Vérité. Cette interprétation suppose d’abord que Polybius Cosmopolitanus soit un pseudonyme de Descartes. Foucher de Careil s’est demandé si Descartes n’ avait pas recopié le titre d’un ouvrage qu’il avait ren- contré ; mais il n’en a trouvé aucun ni sous ce titre ni sous ce nom d’auteur**, Jusqu’a ce jour aucun fait nouveau ne permet de reprendre la question. Ce pseudonyme a sans doute un sens. L’historien gree est de Méga- polis ; les traductions latines de ses livres le nomment : Polybii Mega- politani. Il est normal que le nouveau Polybe se distingue de son homo- nyme et puisqu’il offre son ouvrage aux savants du monde entier, il 22. Voir plus haut, p. 28. 23. Discours, 2° partie, t. VI, p. 20-21; [mots soulignés par nous]. 24. Fovcnrr pe Canrit, CEupres inédites..., t. 1, note 1, p. 157-158. Voir Note 3: Sur Cosmopolitanus. 110 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES est non moins normal qu'il se nomme cosmopolitanus. Mais Polybius ? En attendant mieux, imaginons le jeune mathématicien se cachant sous le masque d’un historien célébre par sa volonté d’expliquer les faits, d’en éclairer les causes et d’en tirer des préceptes. Notre interprétation implique en outre deux idé Le Thesaurus était précédé d'une préface polémique ; précisons : contre ce que le siecle appelle «les sciences curieuses 2, Polybe le Cosmopolite s'intéressait aux Rose-Croix et sa dédicace est ironiqu Il. La « science admirable » contre «les sciences curieuses » Au collége de La Fléche, les Péres mettaient leurs éléves en garde contre les charlatans qui enseignent la magie et, sous ce prétexte scien- tifique, se livraient, semble-t-il, & des jeux moins innocents**. I] se trouve, d’ailleurs, que Descartes eut pour professeur de mathéma- tiques un spécialiste de ces questions qui, plus tard, publiera un ou- vrage attaquant spécialement les astrologues*?. Peut-étre doit-il au Peére Francois cet intérét qu'il aurait éprouvé, dés le collége, pour ce genre de recherches ; car il écrit dans le Discours : «et méme, ne m’étant pas contenté des sciences qu’on nous enseignait, j'avais par- couru tous les livres, traitant de celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares qui avaient pu tomber entre mes mains »**, Au cours de ses études chez les Péres, Descartes fut mis au courant de l’existence de sciences occultes et des discussions qu’elles soule- vaient. Il y a done quelque chose d’historiquement vrai dans ce que 25. Cf, Gurson, Commentaire, p. 109, qui cite la définition du Dictionnaire uni- versel de Furetiére, 1690 : «On appelle sciences curieuses celles qui sont connues de peu de personnes, qui ont des secrets particuliers comme la chimie, une partie de Voptique qui fait voir des choses extraordinaires avec des miroirs et des lu- nettes, ct plusicurs vaines sciences ot l'on fait voir l'avenir, comme l'astrologie judiciaire, la chiromance, la géomance, et méme on y joint lacabale, la magie, ete... » Pour Vhistoire des sciences occultes, de la démonomanie, ete..., voir louvrage fondamental de Lyxx Tuorxpixr, A History of Magic and Experimental Science, vol. V et VI, XVIF sidele, Columbia University Press, New-York, 1941 ; ajouter les judicieuses remarques d’ A. Koynit dans son compte rendu de la Revue philo- sophique, janvier 1947. Pour la premitre moitié du xvnt sitcle, voir : Henri Bus- sox, La’Pensée religieuse francaise de Charron & Pascal, Paris, Vrin, 1933, ch. VI et VII. Importante bibliographie dans E. Jovis et V. Drseneux, Bibliographie ocoultiste et maconnique, répertoire d'ouvrages imprimés et manusorits relatifs & la Frane-magonnerie, Jes socittés seerétes, la magie, ete... d'aprés les fi cueillies par A. Peeters Barntsan, t. I, Paris, 1930. 26. Rocuemonrerx..., Un Collige de Jésuites..., t. 11, p. 90. 27. Giuson, Commentaire, p.120 ; Jean Fraxcors, Traité des influences célestes, oft les merveilles de Diou dans les cieux sont déduites, les inventions des Astronomes pour les entendre sont expliquées, les propositions des Astrologues Judiciaires sont démontrées fausses et pernicieuses, par toute sorte de raisons d'autorités et d'expé- riences, Rennes, 1660, 258 p. + table, in-8°. L’auteur s’attaque uniquement aux nee ae Vavenir, en critiquant spécialement le plus important, l'Astroman- tie (et. p. 3). 28. desta 41re partie, t. VI, p. 5, 1. 6-8. SCIENCE ADMIRABLE » CONTRE ( SCIENCE CURIEUSE » 1 Yauteur du Discours dit A la fin de la revue des sciences dont ses mattres lui parlérent : «il est bon de les avoir toutes examinées, méme les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaitre leur juste valeur et de se garder d’en ¢tre trompé »**. Admettons qu'une intention plus récente finalise rétrospectivement le récit : le fait subsiste. De méme, lorsqu’un peu plus loin, dressant le bilan de ce qu'il a retenu, il déclare : « Et enlin, pour les mauvaises doc- trines, je pensais déja connaitre assez ce qu’elles valaient, pour n’étre plus sujet & étre trompé, ni par les promesses d'un Alchimiste, ni par les prédictions d’un Astrologue, ni par les impostures d’un Magicien, ni par les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne savent®, » Le sens de la condamnation a sans doute été déchiffré dans un autre contexte que la philosophie de Ecole mais la condamnation ? On tiendra done pour acquis que Descartes a quitté le Collége connaissant la vogue des sciences occultes, et P'es- prit prévenu contre elles. La finalisation de ses souvenirs porte peut-¢tre une date qui n’est pas plus celle du Discours que celle de sa classe de philosophie. Des- cartes a rencontré les sciences occultes 4 P’époque de ses premiéres recherches personnelles : or celles-ci ne l'inclinent pas a reviser les idées de ses maitres sur ce point, bien au contraire ; peut-étre méme le conduisnt-elles & une critique encore plus radicale. Qu’est-ce que Descartes connait exactement ? En 1628, il se moque avec Beeckman d’Agrippa et de Porta*t. Une dizaine d’années plus tét, les deux amis se moquaient du méme Agrippa, commentateur de l'Ars brevis de Raymond Lulle® ; maintenant ce serait plutot de Pauteur du De Occulta Philosophia®. Une note du petit registre per- met d’admettre que Descartes a consulté cet ouvrage : il lui aurait emprunté, comme exemple d’automate, la colombe artificielle d’Ar- chitas de Tarente, supposant qu’elle avait entre les ailes un petit moulin actionné par le vent, de sorte qu’elle pouvait voler sans suivre la ligne droite ; remarquons toutefois qu’il s’agit 1a d’une histoire fort connue* ; elle ne suffirait pas & prouver une lecture du De Occulta 29. Ibidem, p. 6, 1. 13-16. 80. Ibidem, p. 9, 1. 10-16. 31. Journal de Brecxaax, 1628-1 Agrippa Porta : neuter enim tenuit... 32. Voir plus haut, p. 27-28. 88. Henrici Cornelii Acnirrar ab Nettesheym... De Occulta Philosophia libri tres, Cologne, 1533, in folio. Sur Agrippa, voir : Tuornprke, ouvr. cit., t. V, ch. VIII. 34. Cogitationes privatae, t. X, p. 232 [selon notre hypothise, fragment du Par- nassus] : Columba Architae molas vento versatiles inter alas habebit, ut motum rec- tum deflectat. Foucher de Careil avait imprimé arditea et avait oublié de traduire ces deux lignes p. 86-37. La conjecture d’Adam est vraisemblable. C'est lui qui suppose l'exemple pris dans De Occulta Philosophia, livre II, ch. 1: ...et columba Architae quae lignea volabat ; mais, remarque-t-il, son origine est dans Avtu-Gette, Noctium Atticorum, livre X, ch. XII, 9 et 10 (t. X, p. 232, note a). Citons aussi par exemple : Commentarii Collegii Conimbricensis... In octo libros Phy’ corum..., I, livre I, qu. VI, art. I: ...Archytas columbam ligneam confecit, ponde- ribus aique aura intus inclusa ita libratam, ut media aére suspensa volitatet, , n° XII, t. X, p. 847: At nugatur cum 4112 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES Philosophia si cet ouvrage n’était de ceux qui devaient facilement «tomber entre les mains» d’un jeune curieux. De méme, parmi les livres lus & La Fléche ou peu aprés, on peut, sans gros risques d’erreurs, mettre le célébre ouvrage de Jean-Baptiste Porta, Magiae naturalis, sive de Miraculis rerum naturalium, dont les éditions se multiplient aprés 1558, ainsi que les traductions franeaise, allemande, italienne, anglaise a partir de 1612, Un texte des Eacerpia fait allusion & la « Cabale des Allemands »** : est-ce une allusion A l'arithmétique mystique de Faulhaber ? Cae- lestis Arcana Magia, sive Cabalisticus novus..., dit le titre d’un traité de 1612 ; Mysterium arithmeticum sive cabalistica et philosophica in- ventio... dit celui d’un traité de 161537. Quoiqu’il en soit des suppos tions que l’on peut faire sur d’aut lectures, celle, en particulier, douyrages rosi-cruciens, le peu que nous sayons suflit 4 faire entre- voir la position de Descartes. Les physici-mathematici rejettent la physique périmée des écoles ; mais dans la mesure méme ou ils se présentent comme des novateurs, ils sont tenus de prévenir toute confusion avec les novateurs qui ne sont pas des physici-mathematici. Or, il y a des achimistes, des astro- logues et des magiciens qui ne se contentent pas de commenter la Physique d’Aristote et qui se présentent justement comme les artisans de la véritable science, celle qui est positive, comme on dirait aujour- @hui. L’alchimie et l'astrologie affirment leur positivité en discrédi- tant la démonomanie et la sorcellerie, tandis que la magie se dit « na- turelle » : ici et la, en effet, on prétend n’avoir recours qu’a des causes © naturelles »%, Il n’est pas stir que tous les mattres de La Fléche aient eu esprit prévenu contre ce genre de recherches. Dans les Conimbricenses, on reconnait que «la magie naturelle », magia naturalis, accomplit. des ceuvres admirables «sans intervention des démons»; elle est un «art »8*, I] semble bien que le P. Francois emprunte volontiers & cet 35. Il existe des éditions en 4 livres puis en 20 livres; la traduction frangaise est de 1612 : La Magie naturelle qui est les secrets et miracles de Nature, mise en quatre livres, par J.B. Porta, Néapolitain, nouvelloment traduite de latin en fran- Rouen, in-12, 545 p. + Préface et Table. Sur Porta, voir : Tnornpike, our. ait, t. VI, p. 418-423. 36. Excerpta mathematica, t. X, p. 297 :Ex quibus infinita heoremata deduct possunt, et facile exponi possunt progressiones arithmeticae, quae bases vel latera omnium ejus modi triangulorum comprehendant, ad imitationem ¢ balae Germano- rum. Sur la date du fragment, voir plus haut, p. 87. Voir plus loin, p. 132. 38. Cf, Pomponazzr, Les causes des merveilles de la nature ou Les Enchantements.... ch. VIII, trad. Henri Bussox, Paris, Rieder, 1930, p. 168 : « Toute magie n'est pas naturelle, mais cette partie seulement de la magie qui traite des opérations seerétes de la nature : on lappelle magie parce qu'elle n'est comprise que des gens trés savants..., le mot mage en Perse signifie savant. » Voir aussi: Henricus Cornelius Acripra, De Incertitudine et vanitate scientiarum..., ch. XLII; J.B. Ponta, La Magie naturelle... Livre I, ch. I, début. ay hhy Commentarié...conimbricensis.. in Physica. Proemium, Qu. TK, art. 4, col 25. «SCIENCE ADMIRABLE ) CONTRE (SCIENCE CURIEUSE ) 113 « art » quelques explications®. Tout autre est le point de vue de Beeck- man et de Descartes ; ce qu’ils refusent, ce n'est pas un savoir qui, en termes d’Auguste Comte, fait intervenir dans la nature des agents surnaturels, mais un savoir qui introduit dans la nature des entités métaphysiques. La «magic naturelle » explore une nature imprégnée de sympathies et d’antipathies, ot le schéme causal est imaginé sur le modéle de laimantation, elle-méme plut6t sentie que clairement congue, ce qui explique V'importance historique et philosophique du probleme de Yaimant dans l'élaboration de la physique mécaniste. Ouvrons les quatre livres de J.B. Porta : les lois ne rationalisent bien souvent que les données de la fantaisie. Le Napolitain est tout & fait capable de rapporter des observations exactes, par exemple sur les miroirs. Mm? Ro- dis-Lewis a méme montré que Descartes a écrit certaines notes sur les illusions d’optique aprés avoir consulté son livre!. Mais voici d’au- tres observations mises sur le méme plan que les autres : en une pros- tituée, il y a « quelque efficace et vertu»: par suite, « si quelqu’un se contemple souvent en le miroir d’icelle, ou se revét de ses dépouilles, il serait fait semblable & icelle et en impudence et en paillardise... ». Et si l'explication ne quitte pas l’ordre de la nature, elle est encore loin de ce que cherche le cartésianisme naissant : « Le miroir poli redoute le regard de la femme immorale, comme raconte Aristote, car par le regard d’icelle il se souille et sa splendeur s’obscurcit : ce qui advient parce que la vapeur sanguine s’attache en un amas en la superficie du miroir, pour sa pollissure et netteté, et opére par une certaine petite fange ou ordure%,.. » Si confuse que puisse encore étre la pensée de Beeckman et de Des- cartes sur la force qui meut les corps, elle ne l’est certes pas au point de la confondre avec une magie qui se contente de débaptiser les puis- sances démoniaques pour les appeler naturelles, Les physici-mathe- matici ont done deux adversaires : leurs professeurs et les champions de Pastrologie, de V'alchimie et de la magie positives, si l’on peut dire. Descartes est tout particuligrement intéressé & prendre ses distances vis-a-vis des seconds, car chacun de ses projets multiplie les risques de facheux rapprochements. Chaque découverte fait lever dans son esprit d’exaltantes généralisations : méthode, solutions exemplaires 40. J. Fraxcors, Trailé des influences célestes..., ch. 11, § 10 : Des influences occultes, et de leur nécessité ; il fait 1 Véloge de «la magie blanche », «magie pour la merveille de ses effets ; blanche, pour l'innorence de ses pratiques, et pour la distinguer de la noire, ot les démons interviennent »; il cite Baptista Porta et les travaux de Kircher sur le magnétisme (p. 43) ; suivent de nombreux exem- ples dont Gilson a relevé quelques-uns dans : Comumentaire, p. 120-121. 44, Il s'agit de la note résumée par Leibniz sur la facon de faire paraitre une muraille verte, jaune, ete... (voir plus haut, p. 73). M@® Rodis-Lewis a trouvé la recette « textuellement » dans La Magie naturelle, trad. frangaise, livre II, ch. XVII, p. 248-250; Machineries et perspectives curieuses dans leurs rapports avec le cartésianisme, dans XVIJE siécle, n° 32, juillet 1956, p. 465. 42. Magiae naturalis..., Livre I, ch. XIII, trad. 1612, p. 61-62. 43. Ibidem, Livre UIT, ch. XXVIII. 114 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES résolvant implicitement un ordre entier de questions, science régis- sant tout le connaissable et commencant par une mathématique uni- verselle : il ne faut pas confondre ambition méme « incroyable » du savant avec la crédulité ambitieuse du pseudo-savant. Ce n'est done pas par hasard que le titre du Thesaurus reprend les mots mémes dont usent et abusent les nouveaux savants : Polybe le Cosmopolite oppose les promesses de la raison A celles de l’imagina- tion. Thesaurus... le mot est banal, si scolairement banal qu'il est sans doute inutile de rappeler ouvrage de Paracelse, Aurora thesaurusque philosophorum*, Nova miracula, au contraire, appartient au vocabulaire technique, pour ainsi dire, des nouveaux savants : ce sont méme les mots-clés de leur programme. « La Magie naturelle, écrit Cornelius Agrippa, est celle qui considére les vertus et propriétés de toutes choses en nature et au ciel, et par curieuse recherche découvre les accords et conve- nances, et met en évidence les puissances et facultés qui sont cachées en icelles, assemblant les choses basses aux dons et faveurs célestes, comme par attraits et alléchements, en sorte que par la jointure des unes avec les autres sont produits effets admirables et miraculeux... »# Et le napolitain Jean-Baptiste Porta : « La Magie naturelle... enseigne que par l'aide des choses, et par la mutuelle et opportune application, elle fait des cuvres que le monde estime miracles [quae vulgus putat miracula] surpassant toute admiration*... » Magiae naturalis, dit le titre, sive de Miraculis rerum naturalium. Promesse sensationnelle que bien d’autres titres ont fait miroiter. ...Occulta naturae miracula*’... De chimico miraculo quod lapidem philosophiae appellant’... Miracula naturae*®.,. Polybe le Cosmopolite, lui aussi, va parler dans le titre de son livre, des « nouveaux miracles », ceux de la nature, mais pour refu- ser de les reconnaitre. In scientiis omnibus... car «la Magie naturelle n'est estimée autre chose sinon la haute et parfaite vertu, effet et faculté des sciences naturelles, appelée & cette cause le sommet, consommation ou der- nier degré de la Philosophie naturelle... »°°. « Elle abonde, reprend 44, Bale, 1577. 45. De Incertitudine et vanitate scientiarum et artium atque excellentia verbi Dei demonstratio, s.1. 1530, 8°, ch, XLII; Déclamation sur Vincertitude, vanité et abus des Sciences, traduite en Francais du Latin de Henry Corneille Agr. Guvre qui peut profiter, et qui apporte merveilleux contentement @ ceux qui fréquentent les cours des grands Seigneurs, et qui veulent apprendre @ discourir d'une infinité de choses contre la commune opinion, par Jean Durand, sl. 1532, p. 159-160. Cette méme traduction parut en 1603 sous le titre : Paradoxe sur Vincertitude, ete... 46. Magiac naturalis... Livre 1, ch. I, trad. 1612, p. 2 47. Levinus Lewxrvs, Anvers, 1559 ; ‘neuf éditions latines et deux traductions frangaises jusqu’en 1604 au Catalogue de la Bibliotheque nationale de Paris. 48. Trevistanus, Bales, 1583. 49. Ouvrage signé : Isale sous la Croix, Athénien, Strasbourg, 1619. 50. C. Acnira, De Incertitudine..., ch. XLII, trad. 1532, p. 1 «SCIENCE ADMIRABLE ) CONTRE « SCIENCE CURIEUSE » 415 Porta, en mystéres cachés [abditis mysteriis], et donne la contempla- tion des choses qui gisent sans ¢tre appréhendées et connaissance de toute Nature [tottus Naturae] comme sommet de toute Philosophie totius Philosophiae|*... » Ici apparait le sens de la polémique instituée par Polybe le Cosmo- polite contre ceux avec lesquels il entend n’étre pas confondu. Aux «nouveaux miracles » il oppose une nouvelle science, une science qui est (entiérement nouvelle » parce qu'elle est ou se veut strictement rationnelle, et cette opposition exprime une idée dont Descartes semble prendre conscience en face de I’Alchimie, de I’Astrologie, de la Magie : il sait ce qui est rationnel et les pseudo-savants ne le savent pas, il sait ce que peut la raison et les pseudo-savants ne savent pas ce qu’elle ne peut pas. Ceci est dit dans le titre méme de l’ouvrage : Thesaurus mathema- ticus in quo traduntur vera media ad omnes hujus scientiae difficultates resolvendas... annonce peu modeste mais dont la portée est aussitét limitée : demonstraturque circa illas ab humano ingenio nihil ultra posse praestari... face & la temeritas des novateurs auxquels il entend don- ner une lecon, qui nova miracula in scientiis omnibus exhibere polli- centur®, Les promesses sensationnelles des nouveaux magiciens, leur art de la réclame, leurs titres publicitaires, voila cette prostitution de la science que flétrit une note des Praeambula®*. La vraie science est & la fois audacieuse et modeste : elle promet 1a ot elle peut tenir ; elle est consciente de ses limites : elle reconnatt que sur certains sujets ab humano ingenio nihil ultra posse praestari, selon le titre du The- saurus, formule aussit6t commentée par une autre note des Praeam- bula : Praescripti omnium ingeniis certi limites, quos transcendere non possunt...°%, Das cette époque, par conséquent, se noue dans la pensée de Des- cartes une association d’idées qui sera une des constantes de sa phi- losophie. Elle se retrouve, quelques années plus tard, dans les Regu- lae : « Rien ne me semble plus inepte [ineptius] que de disputer auda- cieusement sur les secrets de la nature [de naturae arcanis|®, Vin- fluence [virtute] des cieux sur les choses d'ici-bas [in hace inferiora), la prédiction des événements futurs et choses semblables, comme beaucoup font sans avoir pourtant jamais recherché s'il est au pou- voir de la raison humaine de trouver cela [utrum ad illa invenienda humana ratio sufficiat]®*. » C’est déja le texte du Discours sur « ceux qui font profession d’en savoir plus qu’ils ne savent ». Descartes cherche done dans les sciences occultes les exemples de 51. Magiae naturalis... Livre I, ch. I; trad. 1612, p. 2. 52. Voir plus haut p, 70. 53. t. X, p. 214; voir plus haut, p. 68-69. 54. t. X) p. 245, voir plus haut,’ p. 69. 55. Cf. le titre du livre célébre de Vaxrnt, De admirandis naturae, reginaeque deaeque, arcanis, libri IV, Paris, 1616 ; voir Tuorxpixe, ouvr. cit., p. 568-573. 56. Regulae, VIII, t. X, p. 398. 116 LES PREMIERES PENSEERS DE DESCARTES ce qu’il ne faut pas faire. S’agit-il de ordre ? Voici les astrologues qui, sans connattre la nature des cieux et sans méme en ayoir parfai- tement observé les mouvements, espérent pouvoir en indiquer les effets®?, Ce n'est pas des choses grandes et obscures [ex magnis et obscu- ribus rebus) mais seulement de celles qui sont faciles et plus & notre portée [magis obviis], qu’il faut déduire les sciences, si cachées qu’on les suppose [quantumlibet occultas] :. et immédiatement Descartes substitue l'image de modéles mécamiques & des analogies faisant inter- venir des forces occultes : si je veux savoir, par exemple, comment une méme cause peut produire des effets contraires, je penserai & une balance qui, au méme instant, éléve un des plateaux en abaissant Pautre ; je n'invoquerai pas les remédes des médecins qui chassent certaines humeurs et en retiennent d'autres ; je ne débiterai pas des sornettes sur la lune qui échauffe par sa lumiére et refroidit par une qualité cachée [per qualitatem occultam)**. Expression polémique d’une idée qui dépasse toute polémique et qui, retrouvant le theme socratique de la docte ignorance, introduit trés tot dans la philosophie cartésienne un relativisme qui n’est pas incompatible avec la connaissance de 'absolu et dans la psychologie du philosophe une modestie qui n’exelut. pas lorgueil. La critique de 'Alchimie, de l'Astrologie et de la Magie qui se pré- tendent scientifiques est donc importante dans histoire du jeune philosophe a la recherche de sa philosophie. Elle coincide avec la nais- sance d’une sorte de socratisme cartésien, sans que l'on puisse dire si c’est l'exemple de Socrate qui le rend méfiant devant les vantar- dises des « sciences curieuses » ou si ce sont ces vantardises qui lui rappellent l’exemple de Socrate®. C’est dans cette perspective qu'il convient de lire le titre du The- saurus jusqu’au dernier mot : ...specialiter celeberrimis in G. F. R. C. denuo oblatus. La question des rapports de Descartes avec les Rose- Croix doit donc étre reprise. Et reprise dés le commencement. 57. Regulae, V, p. 380. 58. Regulae, 1X, p. 402-403. 59. L’histoire du « socratisme » cartésien est done trés ancienne ; ce © socra- tisme » sera comme absorbé dans le doute méthodique ; ef. Hennt Gounten, Pour une histoire des Méditations métaphysiques, dans Revue des Sciences humaines, Lille, 191, p. 10-41. Crest au cours de cette histoire que se poserait la question de la connaissance du livre de Francisco Sancnez, paru & Lyon en 1581 : Quod nihil scitur. Voir & ce sujet le chapitre sur Francisco Sanchez de Francisco Romero dans Hstudios de Historia de Las Ideas, Buenos Aires, Editorial Losada, 1953 ; sur la question des rapports avec Descartes, voir particuliérement : Francisco Sancuez, Opera philosophica, Coimbre, 1955, Introduction de Joachim pe Can- VALHO, p. Xxvim-xxxtv, avec bibliographie du sujet et étude d’un inédit de V'Institut catholique de Toulouse, signé Pierre Casac; le texte du Quod nihil scitur est publié p. 1-53 On peut supposer que Descartes a connu ce petit traité a La Fleche, mais rien ne permet de Vaffirmer. Le fait qu'il a été réédité a Franc- fort en 1618, ne suflit évidement pas & prouver que, si Descartes ne V'a_pas lu a La Fleéche, il l’a connu a la veille de la découverte de la «science admirable », Si, comme c'est probable, Descartes a vu ce traité, il est difficile de dire & quelle époque. Cuaritre VII DESCARTES ET LES ROSE-CROIX I. Les textes Descartes a parlé des Rose-Croix dans un écrit de jeunesse, ina- chevé et difficile 4 dater, dont le manuscrit n’a pas été retrouvé, le Studium bonae mentist. Nous connaissons ce passage par le P. Poisson qui I’a utilisé en 1670 dans ses Remarques sur la Méthode de René Des- cartes?, et par Adrien Baillet qui, comme dans le cas du récit des songes, semble en donner une traduction amplifiée, ceci au Livre II, ch. II et ch. V3. Les références précises de Baillet nous apprennent que le Studium bonae mentis était divisé en articles : ce qui concerne les Rose-Croix se trouve dans Varticle 5 ; il s’agit de la difficulté que le jeune Des- cartes eut A distinguer la vraie science de la fausse. Dans un passage que Baillet utilise pour faire un portrait de Des- cartes & dix-sept ans, l'article 5 aurait rappelé que le jeune homme avait commencé par se méfier du savoir des autres comme du sien, «Car, écrit le biographe en face de sa référence marginale, il ne se contenta pas de rejeter cette qualité [de savant] qu’on lui avait don- née : mais voulant juger des autres par lui-méme, peu s’en fallut quil ne prit pour de faux savants ceux qui portaient la méme qualité, et qu’ll ne fit éclater son mépris pour tout ce que les hommes appellent sciences‘. » Est-ce 1d un souvenir de l'année 1613, comme le pense Baillet ? N’est-ce pas plutét une partie du récit concernant l’époque 1. Voir plus haut, p. 108, n. 19 ; t. X, p. 176-177, 191-203. Sur les Rose-Croix, signalons l'ouvrage cité de Paul Anxoxp, ayee son impor- tante bibliographic ; !ouvrage sommaire, mais avec de nombreuses notes, de Serge Hortx, Histoire des Rose-Croix, Paris, Gérard Nizet, 1955; on aura une idée de ce que fut la mode rosi-crucienne entre 1614 et 1625 en consultant Journ et Drs- OREUX, ouvr. cit, p. 2. Commentaire ou Remarques..., Vendéme, 1670, 237 p. in 12, p. 30-83; texte reproduit par Adam, t. X, p. 197, note a. 3. t. I, p. 87-91 et p. 107-110, reproduits par Adam, t. X, p. 193-200. 4. Ibidem, p. 34; t. X, p. 193. 118 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES ou il rencontre les Rose-Croix ? Quoiqu’il en soit, racontant la vie de Descartes au cours de lhiver 1619-1620, Baillet traduit ce que le philosophe disait des Fréres dans ce méme article 5 du Studium bonae mentis : « On luien fit des éloges surprenants. On lui fit entendre que c’étaient des gens qui savaient tout, et qu’ils promettaient aux hommes une nouvelle sagesse, c’est-a-dire la véritable science qui n’avait pas encore été découverte. » Cette phrase, ornée d’une référence, est manifes- tement tirée du manuserit. «M. Descartes, continue Baillet, joignant toutes les choses extraor- dinaires que les particuliers lui en apprenaient avec le bruit que cette nouvelle société faisait par toute I’Allemagne, se sentit ébranlé. » IL est difficile de distinguer ici le texte du philosophe et la mise en scéne du biographe qui fait du «poéle » un salon ow I’on cause de sciences et de littérature. «Lui qui faisait profession de mépriser généralement tous les sa- vants », une nouvelle référence en face de cette ligne annonce un retour a la lettre du texte ; mais l’ancien ami de Beeckman a-t-il vraiment écrit : «...paree quil n’en avait jamais connu qui fussent véritable- ment tels » ? S'il a ajouté ce qui suit, c’est sirement pour donner un tour pittoresque au récit, car aprés le 10 novembre 1619 et méme avant, humilité et la timidité ne sont heureusement pas ses disposi- tions dominantes : «..il commenga & s’accuser de précipitation et de témérité dans ses jugements. » Voici qui sirement nous rapproche du manuscrit : « Il sentit naitre en lui-méme les mouvements d’une émulation dont il fut d’autant plus touché pour ces Rose-Croix, que la nouvelle lui en était venue dans le temps de son plus grand embarras touchant les moyens qu'il devait prendre pour la recherche de la Vérité. Il ne crut pas devoir demeurer dans V’indifférence & leur suj une référence mar- ginale confirmant la parenthése de Baillet introduit une citation : ..parce (disait-il A son ami Musée) que si c’étaient des imposteurs, il n’était pas juste de les Jaisser jouir d’une réputation mal acquise aux dépens de la bonne foi des peuples, et que s’ils apportaient quelque chose de nouveau dans le monde qui valdt la peine d’étre su, il aurait été malhonnete a lui, de vouloir mépriser toutes les sciences parmi lesquelles il s’en pourrait trouver une dont il aurait ignoré les fondements, » Conclusion : « Il se mit done en devoir de rechercher quelqu’un de ces nouveaux savants afin de pouvoir les connaitre par lui-m¢me, et de conférer avec eux.5 » Quel fut le résultat de ces recherches ? Le méme article 5 du Stu- dium bonae mentis nous le fait savoir : « Il ne lui fut pas possible de découvrir un seul homme qui se déclarat de cette Confrérie, ou qui fat méme soupconné d’en étre. » Est-ce Descartes qui ajoute ou Baillet qui paraphrase : « Peu s’en fallut qu'il ne mit la société au rang des . Barer, t. I, p, 87-88; t. X, p. 193-194. DESCARTES ET LES ROSE-CROIX 119 chiméres » ? Peu importe, car la formule ne trahit sdrement pas I’es- prit du texte®, Descartes a dit non seulement qu'il n’ayait jamais pu rencontrer un Rose-Croix mais encore «qu'il ne sayait rien des Rose-Croix »? ; un peu plus loin, au ch. V, revenant sur ce sujet, Baillet rapporte méme le texte original : necdum de illis quidquam certi compertum habeo® ; c’est-h-dire : au moment ou j’écris le Studium bonae mentis, je ne sais encore rien de certain & leur sujet. Ici encore, on voit mal ce qui est de auteur et ce qui est du traduc- teur dans l’explication qui introduit ce texte. Elle semble signifier ceci : Descartes, pour connaitre la secte, avait bien & sa disposition de nombreux «écrits Apologétiques », mais «il ne crut pas devoir s’en rapporter a tous ces écrits », soit parce qu’il ne les prenait pas au sé- rieux et tenait leurs auteurs pour des imposteurs, soit parce que, par principe, il ne s'intéressait pas a ce qui est dans les livres. En d’autres termes : on avait présenté a Descartes une confrérie de savants, la littérature rosi-crucienne lui paraissait n’avoir rien & voir avec les sciences, ce qu'il aurait voulu, c’était rencontrer un Rose-Croix, le faire parler, le « tester » ; tant qu’il n’aurait pu faire cette expérience, il considérait qu’il ne savait rien de la secte et au moment ou il rédi- geait l’article 5 du Studium bonae mentis, aucun fait nouveau n’avait changé cette opinion®. C’est évidemment A ce méme texte que le P. Poisson fait allusion dans son Commentaire du Discours. «IL est vrai de 'aveu méme de M. Dese (ainsi qu’on verra un jour imprimé, en cas que Monsieur Clerselier veuille faire part au public de quelques fragments qui lui restent encore entre les mains)... » Ce qui suit provient done d’un manuscrit consulté chez Clerselier : nous y reconnaissons Varticle 5 du Studium bonae mentis, car Descartes y rapporte « qu’ayant oui faire récit de certains savants Allemands qui s’étaient liés ensemble afin de travailler sur la Physique, et de faire les expériences qui étaient nécessaires pour rendre cette science utile a lhomme, il prit résolution de les aller chercher'®. » Le P. Poisson ne semble pas traduire un texte qu'il aurait sous 6. Thidem, p. 90 p- 196. 7. Ibidem, p. 91, t. X,_p. 196. 8. Ibidem, p. 109; t. X, p. 200. 9, Ibidem, p. 90-91; t. X, p. 196 : «Peu s'en fallut qu'il ne mit la société au rang des chiméres. Mais il en fut empéché par I’éclat que faisait le grand nombre des éerits Apologétiques, qu'on avait publié jusqu’alors, et qu'on con- tinua de multiplier encore depuis en faveur de ces Rose-Croix tant en Latin qu’en ‘Allemand. Il ne crut pas devoir s’en rapporter A tous ces écrits ; soit parce que son inclination le portait & prendre ces nouveaux Savants pour des imposteurs ; soit parce qu'ayant renoncé aux livres, il voulait s'accoutumer & ne juger de rien que sur le témoignage de ses yeux et de ses oreilles, et sur sa propre expé- rience. C'est pourquoi il n’a point fait difficulté de dire quelques années aprés, qu'il ne savait rien des Rose-Croix...» 10. Remarques.... p. 30; t. X, p. 197, note a, 120 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES les yeux. Il a lu chez Clerselier le manuscrit du Studium bonae mentis et il rappelle ici ce qu'il a retenu : 1° Comme il explique assez longue ment les diverses raisons possibles qui justifiaient leur surnom d’ Invi- sibles, on doit comprendre que Descartes a vainement cherché des Rose-Croix! ; 20 Comme Descartes a sévérement jugé les Rose-Croix, il faut bien admettre « qu’il les connut néanmoins, soit par réputa- tion, soit autrement », c’est-a-dire par leurs livres : c'est pourquoi « il sut fort bien dire qu’ils n’étaient que des extravagants, qui avaient fort mauvaise grace de se faire appeler savants en toutes choses » : ces derniers mots venus en italiques, le P. Poisson les a sans doute lus dans Ie texte de Descartes", ils lont frappé et sa mémoire les a enregistrés comme significatifs de la réaction du philosophe : celui-ei a été choqué par cette prétention & la science universelle de la part de gens « n’ayant que de trés faibles connaissances, qui n’étaient capables que d’entre- tenir leur vanité et leur présomption, sans la pouvoir soutenir en hommes doctes. » Le P. Poisson ne s’arréte pas & la question de savoir si Descartes a reneontré ou non des Rose-Croix : ce quil’intéresse, c'est de rapporter contre eux la condamnation sévére prononeée par un philosophe émi- nent. L’abbé Baillet est surtout intéressé par le fait que Descartes n’a pu en voir un seul et qu’il ne savait rien de certain a leur sujet, en dépit de l'abondante littérature rosi-crucienne. Cette différence d’optique ne change rien au sens du texte qu’ils ont lu, un et l'autre, et que nous lisons & travers leurs témoignages. Ce que l'article 5 du Studium nous apprend correspond & ce que les documents de Vhiver 1619-1620 laissent entrevoir. On a reconnu la résolution prise le 10 novembre de remettre en question toutes les connaissances acquises et il est facile de com- prendre pourquoi la réputation des Rose-Croix a intrigué Descartes il vient de découvrir «les fondements d’une science admirable » ot tout le connaissable sera connu avec certitude, réalisant Vunité de scientia et sapientia; or voici que des sayants allemands auraient promis quelque chose de ce genre ; ne convient-il pas d’examiner « les fondements » de leur science que l’on dit si admirable ? Si « émula- tion » ne traduit pas un mot du texte latin, du moins ne trahit-il pas le sentiment que Baillet trouvait exprimé dans la confidence du phi- losophe. Descartes s’est done intéressé¢ & des gens qui se faisaient fort de conduire lomniscience et par elle & la sagesse. A-t-il découvert que 11, Voici le texte : « Car étant assez difficile de les connaitre, soit qu’ils fissent un mystére de se tenir ainsi cachés, ce qui les faisait appeler les Invisibles, soit quills eussent crainte que le commerce des hommes apportat quelque retarde- ment & leurs études, ou enfin qu'ils estimassent, avec un ancien, que la retraite fat le premier degré de la sagesse, il les connut néanmoins, soit par réputation, ou autrement, et sut fort bien dire...» (Remarques, p. 31; t. X, p. 197, note: a). 12. Remarques, p. 31. Voir aussi Baillet, texte eité plus haut, p. 118: « gens qui savaient tout»; il ne semble pas quiici Baillet recopie Poisson. DESCARTES ET LES ROSE-CROIX 121 cette omniscience était science du salut et que cette sagesse était union mystique a Dieu ? A-t-il compris que Palchimie était théoso- phie ? A-t-il deviné que, si elle n’était pas une « chimere », la confrérie était une société d’initiés ? L’article 5 du Studium bonae mentis ne fait aucune allusion a l’ambi- tion essentiellement spirituelle des Rose-Croix;c’est normal : Des- cartes esquisse une histoire de son esprit en quéte d’une méthode et dune science universelle ; 4 '’époque de son voyage en Allemagne, on lui dit qu’il y a dans ce pays des savants animés du meme espoir ; il s'informe et ne trouve dans leurs écrits vraiment rien de cet ordre. S'il rappelle cette petite aventure dans le Studium bonaementis, c'est qu’au moment oi il écrit les mystérieux Fréres font quelque bruit. Ceci dit, s'il a seulement feuilleté quelques écrits rosi-cruciens, il n’a pas pu ne pas voir ce qu’ils signifiaient : mais la « science admirable » n’est pas la reine des « sciences curieuses » et, pour arriver & la sagesse elle suit une voie qui n’est pas celle de Christian Rosencreutz. Tout ce que l’on peut admettre, c'est que lauteur des Olympica se soit intéressé¢ au symbolisme de cette littérature ésotérique, qu'il y ait cherché des images ou des modéles d'images. Ceci est en dehors de la perspective du Studium bonae mentis. L’article 5 du Studium bonae mentis ne contenait aucune allusion & un bruit facheux selon lequel son auteur aurait fait partie de la secte. Poisson puis Baillet utilisent ces propos de Descartes sur les Rose-Croix pour refu- ter l'accusation ; mais pas une ligne de leurs textes ne permet de supposer que Descartes lui-méme se défend, dans l'article, contre pareille idée. Qu’est-ce done que cette accusation ? Si lon s’en tient strictement aux documents que nous possédons, une insinuation de ce genre apparait pour la premiére fois au cours de la polémique qui oppose le philosophe & Gisbertus Voetius, dans la préface au livre paru 4 Utrecht en 1643, Admiranda Methodus novae Philosophiae Renati Des Cartes ; le livre ne porte pas de nom d’auteur, mais la préface est signée de Martinus Schoockius, professeur & Gro- ningue et ami de Voetius qui est sans doute responsable de l'une comme de l'autre. Schoock-Voet parle avec ironie des déplacements de son adversaire qui n’arrive pas & se fixer quelque part, ce qui pourrait le faire soupconner & bon droit d’appartenir A la Société des Freres de la Rose-Croix, dont il a pu entendre les vanteries en Allemagne il n’y a pas tellement d’années ; oui, continue le bon apétre, j’accueillerais yolontiers ce soupcon si je ne savais pas cet homme tellement épris de gloriole et tellement débauché, ce qui n’est pas précisément con- forme aux régles de la secte ; on le montre alors en compagnie de cour- tisanes qu'il serre de prés®... 43. Ce passage est cité dans Védition Adam, t. VIII, p. 142, note b : Quibus moribus in vita praeditus sit, difficulter aliquis expedire posset : quis o} nia enim ejus latibula, et saepius quam ab Hamaxobiis fieri solet, mutata domi- cilia explicet ? Modo in Westjrisia, modo in Geldria, iterum in Hollandia aut Tran- sisulania, aut Trajectina Dioecesi vivere dicitur, ut non injuria quis prima fronte 122 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES Bien entendu, Descartes n’a pas relevé ces inepties ; mais, comme son silence a fortement impressionné ses historiens, on remarquera que son appartenance & la secte a été envisagée comme une supposi- tion injurieuse mais & laquelle on ne s’arréte pas puisqu’on a mieux. Ce n'est done pas ’écho d’un bruit qui court, une médisance ; c'est une figure dans la rhétorique de la calomnie : la vie errante de M. Des- cartes pourrait faire eroire qu’il est Rose-Croix, pourtant ce serait lui faire encore trop d’honneur... On ne voit vraiment pas pourquoi Descartes aurait pris la peine de réfuter une accusation que 'aceusa- teur ne maintenait pas. Vingt ans aprés la mort de Descartes, accusation a pris une telle consistance que le P. Poisson croit nécessaire de lui enlever publique- ment tout fondement. Commentant le Discours de la Méthode, il pro- fite de la phrase qui ouvre la Seconde partie : « J’étais alors en Alle- magne, oi Poccasion des guerres... ». L’oratorien déclare done : « Je ne puis me dispenser de dire deux mots sur son voyage d’Allemagne, contre les reproches qu’on lui a faits d’avoir été de la Fraternité de la Rose-Croiz. Ses ennemis, & la yérité, n’ont osé le nommer ; mais ils parlent de lui en des termes si significatifs, qu'il faut ¢tre peu informé des particularités de la vie de M. Desc. comme de sa retraite 4 Egmont et des amis qu’il avait en France et en Allemagne, pour ne pas voir que c’est & lui que s’adressent ces discours médisants ; et de plus, Vexplication que donnent quelques personnes vivantes & ces sortes écrits, mérite bien que je ne laisse pas ce lieu sans réflexion’... » 1° Poisson a done lu des écrits ou peut-étre seulement un éerit ow un Rose-Croix est portraituré de telle facon qu’il est impossible de ne pas reconnaitre Descartes : on n’a pas donné le nom du personnage mais celui d'amis compromettants et il se trouve que ce sont aussi des amis du philosophe ; on ’a montré vivant retiré du monde, ma- niére indirecte de désigner le solitaire d’Egmont. Comme Descartes habite les divers bourgs groupés sous ce noma partir de mai 164338, Pécrit que vise Poisson ne peut tre antérieur A cette date, & supposé qu'il ne soit pas postérieur a la mort de Descartes. 2° Au moment oi Poisson rédige son Commentaire, il y a des adver- saires du philosophe qui, dans des conversations, justifient la calomnie. Ainsi la légende que le P. Poisson veut détruire remonte tout au plus aux derniéres années de la vie de Descartes ; l’oratorien s’adresse suspicari posset eum ex Societate Fratrum Roseae Crucis prodiisse, quorum jacta- dundam voce ante annos non ita mullos Germania quidem audire potuit, eos ipsos autem, ut diligenter quaesitos, difficulier invenire. Cui suspicioni et ego non invitus accederem, nisi scirem hominem ambitiosissimum elle nomen suum (quod studiose dicti Fratres silentio premi curabant) apertis tibiis per omnes orbis angulos decan- tari. Non videtur quoque Anachoretarum volo se obstrinzisse : quos aul quas enim invisere amat, ipso meridie invisit ot salutat ; et quanguam antiquorum Philosopho- Tum vis nomen ferre potest, orum tamen «x riplo redivivus Satho scil. Phrynes quas in delitiis habere arcteque ‘complecti dicitur... » Rappelons que les Hamaxobiens sont des peuplades nomades du pays des Scythes. 44. Remarques..., p. 30 p. 197, note a. 15. Avam, t. XID, p. 126-128 p. 475. AUX SOURCES D'UNE LEGENDE 123 & des contemporain et il leur demande de le croire sur parole quand il tire pour eux des inédits de Descartes un texte contenant un juge- ment fort sévére du philosophe sur la secte ; il les prie de s’informer, il les renyoie aux travaux de Gassendi et du P. Garasse contre les Rose-Croix et surtout il leur dit : lisez done un livre comme celui de Michel Maier, Themis aurea, hoc est De legibus fraternitatis R.C. trac- tatus... ; lisez et comparez : quel rapport y a-t-il entre la philosophie des idées claires et l’occultisme de ces visionnaires ? entre la foi d’un honnéte catholique et les hérésies de ces rejetons du Luthéranisme ?° IL. Aux sources d'une légende Les Remarques du P. Poisson paraissent en 1670; la biographie de Baillet en 1691. C’est une tout autre histoire. Elle commence au cours de Vhiver 1619-1620 : Descartes entend parler des Rose-Croix, désire les connaitre, les cherche en vain. Ici, rien de particulier : Baillet traduit ou commente l'article 5 du Studium bonae mentis. Il ajoute seulement deux ou trois pages sur lhistoire de la confrérie d’aprés le livre de Naudé, Instruction a la France sur la vérité de UVhistoire des Fréres de la Roze Croix, paru en 1623 ; sur la doctrine, il tire quelques indications de louyrage que le P. Poisson avait déja signalé, la Themis aurea de Michel Maier’. Crest & la fin de ce développement sur Descartes et les Rose-Croix au cours de l'hiver 1619-1620 que se trouve le texte déja cité : «...l n’a point fait de difficulté de dire quelques années apres, qu'il ne savait rien des Rose-Croix », avec, juste en face de cette phrase dans la marge : « De Stud. B. M. » Mais Baillet continue : «et il fut aussi surpris que ses amis de Paris, lorsqu’étant de retour en cette ville l’an 1623, il apprit que son séjour d’Allemagne lui avait valu la réputation d’étre de la Confrérie des Rose-Croix. » Et en face : « Nic. Poiss. Rem. sur Ja Meth. de Descartes!. » Le lecteur de Baillet est done devant deux faits : quand Descartes a rédigé l'article 5 du Studium bonae mentis, il a déclaré qu’il ne savait vraiment rien de certain sur les Rose-Croix ; et, d’autre part, au témoi- gnage du P. Poisson, il aurait, des 1623, été soupconné d’appartenir a la confrérie. Quelques pages plus loin, Baillet est encore plus précis. Nous sommes maintenant en 1623. Descartes vient « faire un tour & Paris vers le commencement du caréme »!*, Alors ses amis «lui firent part d’une 16. Remarques.... p. 32-88 ; t. X, p. 197, note a; Poisson renvoie a Gassenp1, Examen Philosophiae Roberti Fludii, titre sous lequel est reprise dans les Opera omnia de 1658 Epistolica Ezercitatio, in qua praecipua Principia Philosophiae Ro- berti Fluddi Medici reteguntur..., Paris, 1630, in-4° ; Poisson fait allusion & Ga- nasse, La doctrine curieuse des beaux-esprits de ce temps ou prétendus tels, Paris, 1623. 47. Barturr, t. I, Livre II, ch, Il, p. 87-90; t. X, p. 193-496, 18, Ibidem, ‘p. 91 et t. X,'p. 196-197. 19. Ibidem, Livre II, ch. V, p. 106. 124 LES PREMIERES PENSEES DE DESCARTES nouvelle qui leur causait quelque chagrin, toute incroyable qu’elle leur pardt. Ce n’était que depuis tres peu de jours qu'on parlait a Paris des Confréres de la Rose-Croix, dont il avait fait des recherches inutilement en Allemagne durant V’hiver de l’an 1619; et l'on com- mengait & faire courir le bruit qu'il s’était enrdlé dans la confrérie. M. Descartes fut d’autant plus surpris de cette nouvelle, que la chose avait peu de rapport au caractére de son esprit, et & Vinclination qu'il avait toujours eue, de considérer les Rose-Croix comme des impos- teurs ou des visionnaires. I] jugea aisément que ce bruit désavanta- geux ne pouvait é@tre que de l’invention de quelque esprit mal inten- tionné, qui aurait forgé cette fiction sur quelques-unes des lettres quil en avait écrites de Paris trois ans auparavant, pour informer ses amis de lopinion qu’on avait des Rose-Croix en Allemagne, et des peines qu’il avait perdues & chercher quelqu’un de cette secte qu'il put connaitre, » En marge, cette référence précise : « Le P. Pois- son. Rem. sur la Méth, de Dese. part. 2. pag. 30.31.32. » Ces pages sont celles que nous avons lues et nous en reconnaissons Técho dans certaines formules de Baillet. Or, on l'a vu, Poisson rap- porte une accusation lancée au plus t6t pendant les derniéres années du philosophe ; il se croit tenu de la réfuter parce qu’en 1670 certains la prennent au sérieux ; le premier, il exhume le texte du Studium bonae mentis, mais il ne dit ni ne laisse entendre que son auteur se défendait alors contre la méme accusation. Sans doute l’oratorien aborde-t-il ce sujet & l'occasion du voyage en Allemagne ; c’est bien naturel, car, si Descartes avait vraiment été Rose-Croix, il faudrait faire remonter a ce voyage ses relations avec les Fréres. Pas un mot, toutefois, ne permet de supposer que le soupgon naquit dés cette époque et que Descartes dat personnellement intervenir, Adrien Baillet est un érudit consciencieux et un historien suspect, Tl a réuni sur son héros une documentation aussi complete qu'il était alors possible ; mais il veut écrire une biographie sans lacunes. Or, il n’a presque rien trouvé sur les années qui suivent hiver 1619-1620 ; il ramasse tout ce que Lipstorpius et Borel ont raconté sur les voyages du philosophe, sans trop s’occuper de leurs sources ; il s'informe lon- guement sur les faits historiques qui ont pu attirer l'attention d'un gentilhomme curieux et, ainsi pourvu, il expose ce qui, selon la vrai- semblance, a pu se passer. Baillet étudie l'histoire de Rose-Croix dans ces dispositions. Il re- marque Vimportance de année 1623 dans le chapitre francais de cette histoire. Et il a tout & fait raison, C’est en 1623 que les parisiens eurent la surprise de lire des affiches annoncant l’arrivée d’ Invisibles dans leur ville® ; en 1623 paratt le livre de Gabriel Naudé, Instruction 20. Thidem, p. 107. 21. Affiches publiées dans Naudé, ouvr. cit., p. 27 et Effroyables pactions..., p. 16; extraits publiés par Barer, t. I, p. 107-108 ; textes publiés par Paul An- Nop, Histoire des Rose-Croiz..., p. 7-8. AUX SOURCES D'UNE LEGENDE 125 4 la France sur la vérité de Uhistoire des Fréres de la Rose-Croix® ; en 1623 parait le libelle anonyme, Ejfroyables pactions faites avec entre le Diable et les prétendus Invisibles, qui multiplie les seénes mélodra- matiques* ; en 1623 parait la traduction d’un ouvrage allemand d’Henry Neuhaus, Avertissement pieux et irés utile des Fréres de la Roze-Croix, @ savoir : s'il y en a? Quels ils sont ? D’ou ils ont pris ce nom... 4; en 1623, dans ses Questions sur les six premiers chapitres de la Genése, le P. Mersenne consacre un paragraphe aux hérésies de la littérature rosi-crucienne®® ; la méme année, le P. Garasse les attaque dans La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels*, le P. Jean Boucher, dans sa Couronne mystique’... Quelques années plus tard, le P. Jacques Gaultier pouvait écrire de la secte : «cette folle vanité s'est glissée en France l’an 1623°8, » Descartes revient a Paris & la fin du mois de février 1623, premiére date moins que sare ; «dés son arrivée », précise Baillet, il lit une des affiches « placardées au coin des rues et aux édifices publics 9% : précision inquiétante, si Deseartes est vraiment arrivé & la fin de février, car l’afliche dont on nous donne le texte, les parisiens la virent vers le mois d’aodt!, 22. Par G. Naudé, parisien, Paris, Julliot, 1623, 117 p. + piéees, in-12. 23, Paris, 1623; voir P. Arnotn, p. 8-12. 24. Pia et utilissima admonitio de fratribus R.C. Nimirum : an sint ? quales sint ? unde nomen illud sibi asciverint ? et quo fine ejusmodi Famam sparserint ? cons- gripta a Henrico Neuhusio, Dantzig, 1018. Ona parfois traduit le nom de Vauteur: feuheus et Neuhous. 25. Quaestiones celeberrimae in Genesim, cum accurata textus explicatione..., col. in folio + pidces, pour le titre complet, l'histoire de I'édition et les complé- ments imprimés ou manuscrits, voir R. Lenonte, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1943, p. xurxiy. Ce qui concerne les Rose-Croix a été publié par Apa, t. X, p. 198, note a. 26. Paris, 1 a 27. Couronne mystique ou Armes de piété contre toute sorte d'impiété, hérésie, athéisme, schisme, magie et mahométisme, 17° partie, Paris, 1623. 28. Table chronographique de Uétat du'Christianisme depuis la naissance de J.C. jusques @ Vannée 1631... Lyon, 1633, cité par P. Annotp, p. 15. 29. Le récit de Baillet est fort clair : nous sommes en 1622; Descartes est en province : « Le peu d’occupation qu'il trouvait dans la maison paternelle, lui fit naitre le désir de faire un tour Paris vers le commencement du caréme de V’an- née suivante pour y revoir ses amis... Tl arriva dans cette grande ville sur la fin du mois de février... » (t. I, p.106 ; mots soulignés par nous). II ne s'agit done pas de février 1622, comme V’écrit Anam, t. XII, p. 62; daillours, voir t. I, p. 3-4. Ce qui est’ exact, c’est qu'il est difficile de se fier d'ici a la’ chronologie de Bail- let ; celle des voyages de 1622 et 1623 est particulitrement confuse (voir les p. 106 et 116). Rien ne prouve qu'il n’a pas passé a Paris Vhiver 1622-1623 comme le propose Adam (p. 62). 30. t. I, p. 107. 34. Le livre de Naudé porte un privilige daté du 1¢* décembre 1623 ; dans son avis au lecteur, Vauteur déclare qu'il n'a pas cemployé plus de quinze jour sa composition » ; or, en présentant Vaffiche, il dit qu’ «il y a environ trois’ mois » on «s’avisa de placarder par les carrefours ce billet...» (p. 26). Sans prendre ces chiffres trop a la lettre, on doit done penser que la scéne imaginée par Baillet niaurait gubre pu se produire avant le mois d’aoat. De méme, Vauteur des Effroyables pactions... déclare que les six députés des 126 LES PREMIZRES PENSERS DE DESCARTES Quoiqu’il en soit, la coincidence fournit au biographe une articula- tion commode : «Le hasard qui avait fait concourir leur prétendue arrivée & Paris avee celle de M. Descartes, aurait produit de facheux effets pour sa réputation, s'il eft cherché & se cacher...» Mais, puis- qu’on le confond avee les Invisibles, il lui suffit de « se rendre visible & tout le monde » pour dissiper la confusion ; au passage, Baillet met dans sa bouche une remarque tirée du Studium: «et il se servit de la méme raison de leur invistbilité, pour s’excuser auprés des curieux, de n’en avoir pu découvrir aucun en Allemagne®. » Bien entendu, aucune référence marginale n’indique la source du récit. Enfin, continue le biographe, «sa présence servit surtout a calmer Vagitation of était esprit du P. Mersenne Minime son intime ami, que ce faux bruit avait chagriné... » Heureuse transition pour parler des Questions sur la Genése et attribuer & Descartes une participation assez mal définie A la documentation du paragraphe contre les Rose- Croix®. Mais si Descartes est arrivé & Paris a la fin de février 1623, comme le dit Baillet, comment serait-il « venu assez & temps pour lui faire prendre des mesures assurées » sur ce que le Pére « voulait insi- nuer » des Rose-Croix dans un livre, dont l’achevé d'imprimer est du 4 février 25 Ajoutons que Mersenne est alors un « intime ami» de Descartes simplement parce que Baillet a fait remonter leurs relations aux années de collége, ce qui est fort douteux®, ly a done un écart troublant entre tout ce que Baillet raconte ici et ce que ses sources lui apportent, écart rendu encore plus troublant par les inexactitudes ou du moins les incertitudes de la partie du récit débordant ce que les sources ont apporté. L'image de Descartes lisant Vafliche des Invisibles, ses entretiens avec ses amis qu’un faux bruit a émus, sa collaboration avec Mersenne sont manifestement des enjo- livements du narrateur : on est bien obligé de se demander si la fable ne commence pas avec le fait qu’aucun document n’établit... Baillet a trouvé dans les Remarques du P. Poisson une accusation de Rosi-erucisme lancée contre Descartes. Il ne s’occupe guére du contexte qui la situe & une époque tardive, a une époque ou le philo- sophe était assez célébre pour avoir des ennemis : ses informations sont trés maigres pour le séjour de Descartes & Paris en 1623; or c’est V'année ot les Rose-Croix occupent le premier plan des actualités; Invisibles arrivérent A Paris vers le 14 juillet et c'est aprés quelques mésaver tures financiéres qu’ils auraient placardé « de nuit » leurs affiches (p. 16 ; P. An- noun, p. 11-12) 32. Barter. t, I, p. 108. 33. Ibidem, p. 108-109 34. Ibidem, p. 109. 35. Bauer, t. 1, p. 24, 37; comme il y a une différ huit années, Adam trouve fort douteuse cette amitié de colldge, t. XII, p, 37; de méme, Coen ; C. pe Waann, Correspondance du P. Mersenne, t. 1, Note sur la vie du P. Mersenne, p. xx1; R. Lexonir, Mersenne.... p. 17, qui ligne : «rien dans leur correspondance ne fait allusion & cette prétendue ‘ami- de jeunesse », Tous sont d'accord pour fixer leur rencontre a 1623 au plus t6t; voir notamment la note de C, de Waard, ower. cit., p. 149. nee Wage de presque AUX SOURCES D'UNE LEGENDE 127 c'est A peu prés en ce temps-la que le jeune philosophe écrit le Studium bonae mentis ot il parle de ses rapports avec eux ; en choisissant ’an- née 1623 pour réfuter une légende dont le P. Poisson avait déja fait justice, le biographe en crée une autre qui lui permet de combler une lacune, Baillet avait habillé le texte du Poisson & la mode de 1623. Huet transforme I'habillage en maquillage : la légende devient farce. Les Nouveaux Mémoires pour servir 4 Vhistoire du cartésianisme sont de 1692. C’est une esptce de roman burlesque® ; Descartes n'est pas mort, mais, dégodté de la reine Christine et de son réle d’oracle du genre humain, il a fait semblant de mourir et s’est retiré en Laponie ; toutefois, comme il ne peut s’empécher de discourir et qu’il a besoin dapplaudissements, il a formé un auditoire de jeunes Lapons qui Vadmirent : la pensée magique dont leur esprit est imprégné les pré- dispose & devenir les fervents disciples du grand Rose-Croix francais. L’évéque d’Avranches reprend Paccusation que vingt ans plus tot le P. Poisson avait repoussée ; mais, ayant lu la biographie de Baillet, il méle la fable 4 Vhistoire. M. Chanut arrive en Laponie et son vieil ami Descartes lui raconte le voyage d’Allemagne et les réves du 10 novembre 1619, d’aprés Baillet ; l'adhésion & la Confrérie est présentée comme une conséquence de cette nuit merveilleuse : «..,’impression que ces visions firent dans mon me fut si forte que j’en fus troublé pendant plusieurs jours ; et elle durait encore, lorsque j’entendis parler pour la premiére fois des Fréres de la Rose-Croix. » 1° La présentation des Fréres est importante car elle prépare le rapprochement entre la conduite du Rose-Croix et celle du philosophe : «Ce sont des gens inspirés extraordinairement de Dieu pour la réfor- mation des sciences utiles a la vie des hommes, de la Médecine, de la Chi- mie, et généralement de toute la Physique. Us mélent & ces connaissances un peu de cabale, et des sciences occultes. Ils vivent en apparence comme les autres hommes, mais en effet font différemment. Ils observent le célibat ; ils aiment la solitude ; ils pratiquent la Médecine sans intérét ; et ils sont obligés de se trouver tous les ans 4 un Chapitre général de la Confrérie. Ce qu’on me rapportait d’eux me donna grande curiosité de les connaitre : particuliérement ces secrets qu’ils avaient de se rendre invisibles, quand ils voulaient, de prolonger leur vie sans maladie jusqu’a quatre ow cing cents ans, et de connaitre les pensées des hommes... »87 36. Nouveaux Mémoires pour servir a Uhistoire du cartésianisme, par M.G. de LA [initiales de Gilles de L’Aunay), sl. 1692, 1 vol in-12, épitre + 75 p. ; 2° éd. Amsterdam, 1698, 1 vol. in-12, préface + 113 p. Huet a reconnu qu’il était l'au- teur de cet ouvrage et, bien entendu, qu'il ne le prenait pas au sérieux, Cf. Pet. Dan. Hexri, Episcopi Abrincensis, Commentarius de rebus ad eum pernitenti- bus, Amsterdam, 1718, p. 389 : ...jocularem quamdam et ludicram commentus sum fabulam... ; p. 390: ...jocis: mimivis ; ou Mémoires de Daniel Huet, trad. par Ch. Nisan, Paris, 1853, p. 389. 37. p. 41. Longue citation du texte concernant Descartes et les Rose-Croix dans Paul Anxotn, Histoire des Rose-Croiz, p. 279-284. Dans nos citations, nous sou- lignons les mats qui marquent une ressemblance avec la vie et les préoccupations de Descartes.

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