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PENSER ENSEMBLE LES RAPPORTS ENTRE INDIVIDUS ET

COMMUNAUTÉS À L'ÉPOQUE DES LUMIÈRES

Yves Citton et Laurent Loty

La Découverte | Dix-huitième siècle

2009/1 - n° 41
pages 4 à 26

ISSN 0070-6760

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2009-1-page-4.htm
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Pour citer cet article :
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Citton Yves et Loty Laurent, « Penser ensemble les rapports entre individus et communautés à l'époque des
lumières »,
Dix-huitième siècle, 2009/1 n° 41, p. 4-26. DOI : 10.3917/dhs.041.0004
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David, Quatorze études pour Le Serment du Jeu de Paume, 1790-1791, plume et encre noire,
lavis gris, sur traits de crayon, 0,49 m x 0,60 m, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.
Avant-Propos

Penser ensemble les rapports


entre individus et communautés
à l’époque des Lumières
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Avertissement des éditeurs
Ce dossier de Dix-huitième siècle rassemble une quinzaine d’étu-
des participant d’une réflexion collective sur les modes d’existence
et de production des individus et des communautés dans les pen-
sées et les sociétés de l’époque des Lumières. Cet ensemble d’articles
croise les regards de diverses disciplines (l’histoire des institutions,
l’histoire des sciences, l’histoire de l’art, la philosophie, les études
littéraires) autour du thème commun de l’articulation du singulier
et du collectif. Il fait intervenir des auteurs appartenant à diverses
générations (avec une forte représentation de jeunes chercheurs) et
en provenance de divers pays – même si l’ensemble est généralement
centré sur la France, un quart des contributions propose des incur-
sions dans les domaines germaniques et anglo-saxons.
Quoiqu’il respecte la tradition commune aux numéros passés de
Dix-huitième siècle, ce dossier se singularise toutefois en se donnant
la forme d’une ébauche de dictionnaire 1. Dictionnaire éminemment

1. Pour une autre présentation singulière, dont nous croyons qu’elle n’est pas sans
rapport avec la diversité de nos enjeux d’ordre épistémologique et politique, au sens
large du terme, voyez le numéro spécial de Dix-Huitième siècle intitulé « Problèmes
actuels de la recherche » (n° 5, 1973), problèmes posés conjointement, comme le
spécifie la page de garde, par Jacques Proust et par la communauté des chercheurs
réunis par le numéro. Nous espérons contribuer aussi à répondre à l’appel lancé
par Michel Delon dans le numéro qu’il a dirigé sous le titre « Bilan et perspec-
tives de la recherche  » (n°  30, 1999), dont la présentation se référait au même
numéro 5 de 1973, et analysait avec inquiétude la relative disparition des débats
intellectuels, des réflexions épistémologiques ou des entreprises interdisciplinaires,

dix-huitième siècle, n° 41 (2009)


6 Yves Citton & Laurent Loty
lacunaire, bien entendu, puisqu’il ne saurait être question de faire
le tour (encyclopédique) des questions soulevées par notre thème
dans les limites d’une quinzaine d’articles. Dictionnaire volontai-
rement excentrique, par ailleurs, puisque l’un de nos partis pris
a consisté à esquiver les problématiques, les auteurs et les textes
de référence qui viennent immédiatement à l’esprit lorsqu’on
envisage « l’individualisme » des Lumières : on ne trouvera pas
d’entrée consacrée à la loi Le Chapelier, au Contrat social, au bou-
langer égocentré d’Adam Smith, à la statue de Condillac ou à la
constitution idéale de Montesquieu. Même s’il reste bien entendu
beaucoup à dire sur ces objets canoniques, nous avons invité les
contributeurs à revisiter notre thème sous des angles inattendus
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produisant des effets d’éclairage excentrés : on aura ainsi l’occasion
d’envisager des pratiques relevant de la socialité académique, de
l’autopromotion d’une ville universitaire ou de la domestication
du parterre théâtral, des auteurs comme Marguerite de Lubert,
Crébillon fils, Dom Deschamps, Marmontel ou Hölderlin, des
genres comme le conte merveilleux ou le drame matrimonial de
l’époque révolutionnaire, et des corpus comme le discours physio-
logiste ou les débats sur l’inoculation. Plutôt qu’une encyclopédie
synthétisant – en survol et en surplomb – les grands classiques de
« l’individualisme des Lumières », ce dossier offre donc un abécé-
daire fragmentaire de quelques micro-études qui proposent autant
de sondages à travers les multiples couches qui font la complexité,
la richesse et les nuances toujours locales des nouages esquissés au
cours du 18e siècle entre l’individuel et le collectif.
Si la forme du dictionnaire nous a semblé la plus apte à rendre
compte du travail réalisé à l’occasion de ce dossier, c’est non seule-
ment parce que l’ordre alphabétique contribue à produire des rap-
prochements inattendus et suggestifs, traversant les cloisonnements
et les chapitrages disciplinaires, tout en laissant toujours ouverte
une place intercalaire pour des interventions supplémentaires 2,
mais c’est surtout parce qu’elle offre l’image suggestive d’un mode

non sans vouloir donner «  l’illustration d’une véritable recherche, c’est-à-dire


d’un mouvement collectif et inquiet pour déterminer des objets qui nous aident
à mieux comprendre le passé et à travers lui le présent ».
2. voyez Dix-Huitième  siècle, n°  38  : « Dictionnaires en Europe  », numéro
spécial sous la direction de Marie Leca-Tsiomis, 2006.
avant-propos 7
exemplaire d’articulation du singulier et du collectif. L’ensemble de ce
dossier est en effet le résultat de conversations et d’échanges pour-
suivis sur trois ans entre les divers participants, depuis la proposi-
tion d’un texte programmatique jusqu’aux multiples révisions des
textes rédigés, en passant par une riche séance de discussions tenue
lors du Congrès de la Société Internationale d’Étude du 18e siècle à
Montpellier en juillet 2007. Le jeu de renvois que nous proposons
au sein de cet Avant-Propos de même qu’à la fin des articles ne
signale que quelques-uns des nombreux fils dont s’est tissé le texte
commun de cette ébauche de dictionnaire. Comme ce fut notoire-
ment le cas dans l’entreprise coordonnée par d’Alembert et Diderot
(quoique bien entendu sans comparaison avec elle), ces fils tirent
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souvent dans des directions très diverses, qui sont parfois même
contradictoires entre elles. L’habit d’Arlequin que revêt imman-
quablement un dictionnaire issu de la collaboration de plusieurs
plumes correspond bien à l’image d’une pensée à la fois commune
et individualisante : l’ensemble de ce dossier ainsi que chacune de
ses contributions particulières sont effectivement le résultat d’un
effort de réflexion éminemment collectif, dont nous espérons qu’il
aura permis à chacun des auteurs – et qu’il permettra à chacun des
lecteurs – d’affiner sa pensée singulière.

Commun(e), Communi(qu)er,
Communauté, Communisme, Communautarisme,
Communitarianism
L’expression « Individus et communautés » invite à penser la
diversité des interactions possibles entre chacun des deux termes,
tandis que l’évidence de leur différence suscite le désir de dépas-
ser cette opposition et de chercher en quoi l’individu n’est pas si
radicalement insécable ou singulier, ou en quoi la communauté
peut elle-même s’individuer (voyez Individuation). Cependant,
la réflexion sur « Individus et communautés » au 18e siècle reste
surdéterminée par l’histoire des usages de ces deux termes. Elle est
traversée par des questionnements actuels sur le Communauta-
risme (et le rapport de l’Individu à la Nation, à la République ou à
l’Universel qui peuvent lui être ou non opposés). Elle est marquée
par des interrogations contemporaines sur l’Individualisme (et avec
8 Yves Citton & Laurent Loty
lui, le Libéralisme qui lui est attaché, et le Communisme qui leur
est opposé : voyez Individualisme). Prendre conscience de ces pré-
occupations est une des meilleures voies pour comprendre le passé,
ainsi que le présent qui motive l’enquête historique, et qui hérite de
ce passé alors même qu’il en diffère. Or, le 18e siècle nous propose
des usages de ces mots qui pourraient inviter à penser (et dire)
autrement notre histoire, notre présent, et notre futur.
Le 18e siècle est-il une période où l’on se détache des com-
munautés traditionnelles ? Difficile de répondre à cette question,
compte tenu de l’importance juridique des communes, villes
affranchies du pouvoir féodal, des communautés villageoises (dont
la puissance varie selon les pays 3), des communautés religieuses
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ou professionnelles (voyez l’article de jurisprudence Communauté
de l’Encyclopédie). On peut constater la progression des procès sur
l’usage des communaux, ou prendre acte des réflexions romanes-
ques sur l’exode rural 4. Une certitude : la Révolution française,
poursuivant des mouvements de longue durée, créant aussi des
ruptures inattendues, engage une reconfiguration juridique radicale
des « communautés » : suppression des couvents, loi permettant
de rompre la communauté conjugale (voyez Divorce), brève sup-
pression de l’esclavage dans les colonies, etc. On assiste, sur fond
d’universalité de l’humanité et de la citoyenneté, à la création d’une
communauté nationale, qui tend à dissoudre les formes de commu-
nautés préexistantes. Le vieux mot « communier » employé pour
l’eucharistie, n’a désigné une union affective laïque qu’en 1849 5,

3. Voyez Hugues Neveux, « Communauté villageoise », Dictionnaire européen


des Lumières, sous la direction de Michel Delon, Paris, PUF, 1997.
4. Voyez Pierre Hartmann, « La parabole de la communauté perdue : une lec-
ture du Paysan et de la Paysanne pervertis », Rétif de la Bretonne et la ville, Tra-
vaux du Centre d’études des Lumières de l’Université de Strasbourg, n°  6, Presses
Universitaires de Strasbourg, 1993 ; ainsi que son livre à venir sur le sujet Rétif de
la Bretonne : Individu et communauté.
5. Voyez le Dictionnaire historique de la langue française (sous la direction
d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 1992) qui a nourri cette réflexion de nombreuses
références d’histoire sémantique, avec le Trésor de la langue française, publié sous
la direction de Paul Imbs puis Bernard  Quemada, Paris, Éditions du CNRS,
Institut de la langue française, puis Gallimard, 1971-1994 ; et le Vocabulaire tech-
nique et critique de la philosophie d’André Lalande (1902-1923 ; éd. augmentés de
1926 à 1972), Paris, PUF, 13e éd., 1980.
avant-propos 9
mais l’union républicaine et fraternelle est d’actualité dès 1789
(voyez Communion (républicaine) et Fraternité). C’est alors
qu’est renouvelé le sens politique de l’ancien mot « commune » :
hérité du pluriel latin communia (communauté de gens), le terme
désigne en 1138 une association de bourgeois d’une ville (et le ter-
ritoire urbain) ; l’anglais avait emprunté au français en nommant
House of commons (1621) sa « Chambre des communes » (1690),
mais la « commune de Paris » crée une rupture, confirmée par la
désignation de la « commune insurrectionnelle » à l’origine de la
République le 10 août 92, à laquelle fera écho la « Commune »
de 1871. Enfin, c’est autour de cette période qu’apparaissent des
néologismes pour désigner le système de « communauté des biens »
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et leurs partisans : « communiste » est forgé en 1785 par Hupay de
Fuveau, correspondant de Rétif (« auteur communiste ») ; Babeuf
emploie « communautiste » en 1793 ; « communisme » est créé et
érigé en système par Rétif en 1797, dans sa Politique 6.
L’histoire de cette famille de mots permet de repenser les débats
actuels sur l’individualisme, le communautarisme et le commu-
nisme, et d’appréhender différemment leur histoire. « Commu-
nauté » (depuis 1130) désigne un groupe ayant un lien en com-
mun, et par abstraction l’état de ce qui est commun à plusieurs
personnes (depuis 1344). L’idée de communauté comme groupe,
entre individu et totalité d’une communauté plus large ou de l’hu-
manité entière (voyez Solitaires), invite à analyser la question du
communautarisme en termes d’échelle, et à interroger un débat
entre communautarisme et universalisme qui structure fortement
l’histoire de l’espérance politique. L’idée de communauté comme
qualité de ce qui est mis en commun a elle aussi fortement pénétré
l’histoire des idéaux politiques, tout en étant focalisée, du fait du
marxisme, sur le communisme comme propriété commune des
moyens de production et de distribution. Au croisement des deux,
le comble de la simplification est probablement atteint avec l’idée

6. Voyez Laurent Loty, « Le peuple et la populace chez les philosophes des
Lumières et chez Restif de la Bretonne (le projet de réforme utopique de l’Anthro-
pographe et l’analyse de son impossibilité historique) », Études rétiviennes, n° 8,
juin 1988, p. 33-42 ; et « La philosophie de l’Histoire et les choix politiques de
Rétif après la Terreur », Études rétiviennes, n° 11, décembre 1989, p. 25-39.
10 Yves Citton & Laurent Loty
que l’utopie, comme lieu d’un bonheur réputé impossible, ne pour-
rait être qu’isolée (traduisez : communautariste) et communiste 7.
« Communautaire » date de 1842, « communautarisme » de
1951 et « communautariste » de 1989. Nulle trace de « commu-
nautarisme » dans le Petit Robert de 1984, année de la création
de SOS Racisme par le Parti socialiste, qui marque la prise de
conscience d’un problème hérité du colonialisme mais aussi un
déplacement d’analyse de l’idée de classe sociale vers ce que la lan-
gue anglaise appelle les « races » (l’usage d’« ethnie » étant d’ailleurs
lui aussi d’origine raciste). En 2009, le Petit Robert donne : « Com-
munautarisme, n. m. 1951, « Système qui développe la formation
de communautés (ethniques, religieuses, culturelles, sociales…),
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pouvant diviser la nation au détriment de l’intégration. « ‘‘Marre
des tribus !’’ Une déclaration contre les communautarismes et pour le
métissage » (Le Nouvel Observateur, 2003). CONTR. Individua-
lisme ; universalisme. » Le parti pris révèle les tensions qui traver-
sent actuellement la communauté nationale. Les acquis des répu-
bliques quant à la Nation, l’égalité juridique de tous les citoyens
et la laïcité semblent mis en danger, dans le contexte d’une forte
immigration, du discrédit qui pèse sur l’idée de classe sociale, du
progrès de forces économiques et politiques infra- et supranationa-
les (les Régions, la Communauté Économique Européenne deve-
nue Union, la Mondialisation).
Or, le progrès d’une idéologie communautariste est lui-même
imputé en France à l’influence des États-Unis d’Amérique. En amé-
ricain, « community » est effectivement neutre ou positif, cependant
que le français « communautarisme » n’a pas vraiment d’équiva-
lent, sinon peut-être l’expression d’« identity politics », politique
identitaire qui serait perçue comme négative, alors que l’affirmative
action, qui a toujours été l’objet de débats, emporte de moins en
moins l’adhésion, et ceci bien avant l’élection de Barack Obama.

7. Pour une autre idée de l’utopie, voyez Anne-Rozenn Morel, Modèles de société
égalitaires et libéraux dans les utopies du 18e siècle, mémoire de D. E. A. sous la
direction de Laurent Loty, Université Rennes 2, 2000, 192 p. ; et Laurent Loty,
« Which Utopias for Today ? Historical Considerations and Propositions for a
Dialogical and Paradoxal Alterrealism », 6th International Conference of the Uto-
pian Studies Society, dans Spaces of Utopia. An Electronic Journal, n°  1, Spring
2006, 19 p. (http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/74_9. pdf ).
avant-propos 11
La « community », c’est d’abord l’ensemble des personnes qui vivent
ensemble, dans le voisinage, le quartier, la ville ; à défaut d’un puis-
sant système national d’aide sociale, l’entraide se pratique d’abord
dans un espace de proximité, et « community spirit » peut avoir
pour synonyme « solidarity ». « Communitarianism » désigne depuis
1840 un système fondé sur la création de petites communautés
autogérées, et depuis 1984, en américain, une idéologie valorisant
la responsabilité collective 8.
L’enquête sur les usages présents doit remonter au 18e siè-
cle. Les États-Unis d’Amérique ont fondé leur liberté contre le
Royaume-Uni sur le droit des communautés religieuses à s’expri-
mer librement, quand la France révolutionnaire a fondé la sienne
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sur la suppression du pouvoir politique du catholicisme d’État.
Les individualismes et les libéralismes américains et français n’ont
pas le même rapport à l’État. La question raciale dans les deux
pays dépend d’histoires du colonialisme spécifiques, cependant
que les deux cultures et langues n’ont cessé d’échanger leurs mots
en témoignant par là d’une certaine communauté de leurs valeurs
et de leur histoire, mais aussi d’influences réciproques faites de
malentendus et de faux-amis. Ces deux pays et ces deux langues
expriment avec une intensité exceptionnelle, pour eux-mêmes et
auprès de pays tiers, un attachement à des valeurs conçues comme
émancipatrices et universelles (à commencer par la liberté de l’in-
dividu), et présentent avec la même intensité une histoire faite
de paradoxes, d’hypocrisies, de contradictions ou pour le moins
d’ambivalences. L’une des pistes majeures pour penser la question
du « communautarisme » aujourd’hui consiste à en faire l’histoire
au moins depuis le 18e siècle, et passe très probablement par une
histoire comparée des pratiques et des mots français et anglais, elle-
même reliée à l’histoire comparée et croisée des deux révolutions,
américaine et française 9.

8. Voyez l’Oxford English Dictionary, en ligne.


9. C’est l’un des axes de recherche de l’Institut des Amériques de Rennes. Merci à
Julia V. Douthwaite et Mary B. Campbell, membres de l’IDA-Rennes, pour les dis-
cussions et enquêtes communes dans ce domaine. Voyez Serge Bianchi, Des révoltes
aux révolutions. Europe, Russie, Amérique (1770-1802). Essai d’interprétation, Ren-
nes, Presses Universitaires de Rennes, 2004 ; et Dix-Huitième siècle, n° 33 : « L’At-
lantique », numéro spécial sous la direction de Marcel Dorigny, 2001.
12 Yves Citton & Laurent Loty
Qu’en est-il du communisme ? En 1706, une occurrence isolée
de « communiste » signifie « qui a le souci du bien commun »,
tandis que le terme a aussi été employé au 18e siècle pour dire
« membre d’une communauté » (en concurrence avec le vieux nom
« communier »), ou pour signifier en 1769 « copropriétaire 10 ». Ces
quelques exemples précédant l’invention du sens actuel – comme
d’ailleurs toute l’histoire du mot et de la chose « communauté » –
invitent à penser que même dans des systèmes économiques où la
propriété privée joue un rôle central, de nombreux biens ont été,
sont, pourraient être à l’avenir communs. Une manière d’ouvrir
des perspectives est de constater la pluralité des formes possibles de
« communisme », comme les historiens spécialistes du libéralisme
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distinguent une grande diversité de libéralismes. Le mot polémi-
que « ultralibéralisme » a été inventé durant la Restauration par
des monarchistes qui dénonçaient les partisans de la république
libérale, avant d’être utilisé depuis les années 1970 pour dénoncer
le choix d’une économie de marché minimisant le rôle de la régula-
tion. Le terme est insuffisamment réfléchi, l’anglais neoliberal n’est
guère meilleur, mais son usage aujourd’hui fréquent donne envie
de diffuser par analogie « ultracommunisme », qui présuppose que
certaines formes de mise en commun sont profondément bénéfi-
ques 11. Mais la réflexion doit surtout passer par l’oubli des usages
dominants du mot « communisme » aux 19e et 20e siècles, qui
ont fini par empêcher de penser la diversité des mises en commun
possibles. À ce titre, la Révolution française, tout en affirmant le
droit de propriété comme un droit de l’homme essentiel, est un
grand moment d’institutionnalisation de la mise en commun :
structures d’enseignement, de santé, de décision politique, etc.
Ce que Condorcet espère que le futur instituera comme bien de
tous pourrait s’appeler aujourd’hui instruction publique, sécurité
sociale, organisme européen de recherche scientifique, structure de

10. Voyez Jacques Grandjonc, « Quelques dates à propos des termes communiste
et communisme », Mots. Les langages du politique, n° 7, octobre 1983, p. 143-148.
11. « Ultracommunisme » est attesté en 1977 par le Trésor de la langue française,
à propos d’un gauchisme inspiré du modèle chinois.
avant-propos 13
prêt bancaire 12, etc. La Nation établit non seulement une propriété
commune mais aussi une organisation politique commune, elle
s’accompagne du développement d’une opinion publique, d’un
partage de valeurs et d’émotions (voyez Avatars d’un tableau,
Public, Sensibilité).
Ce sont les deux derniers siècles qui ont progressivement imposé
l’idée très discutable qu’un système de relations entre les individus
doit être pensé exclusivement ou presque à partir de la question de
la propriété ou des relations dites économiques (elles-mêmes répu-
tées dissociées d’autres modes de relations humaines) : le primat de
l’économique a été imposé par une certaine forme de libéralisme, et
conforté par le marxisme, qui ont tous deux empêché de penser la
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complexité des relations interindividuelles et de ce qui peut relever
du commun. Remonter en deçà de ce qui est censé inaugurer notre
modernité, revenir au 18e siècle, ou analyser le tournant du siècle 13
constituent autant de moyens de prendre une distance critique à
l’égard du présent, voire la condition nécessaire pour comprendre
la genèse de ce présent et des idées par lesquelles nous pensons
aujourd’hui l’individuel et le commun 14. Ce retour en arrière permet
de repenser l’histoire du « communisme », avant que cette histoire ne
soit occultée par la croyance en l’autonomie de la science économi-
que, tout en permettant de repérer aussi dès le 18e siècle les prémices
de cette autonomisation 15. Il s’agit d’étudier l’origine de l’idée que

12. Condorcet, Tableau historique de l’esprit humain. Projets, Esquisse, Fragments


et Notes (1772-1794), édité sous la direction de Jean-Pierre Schandeler et Pierre
Crépel par le groupe Condorcet, Paris, INED, 2004, XVI-1320 p.
13. Voyez Dix-huitième siècle, n° 14 : « Au tournant des Lumières : 1780-
1820 », numéro dirigé par Simone Balayé et Jean Roussel, 1992, et de nombreux
travaux de Roland Mortier et Michel Delon.
14. Voyez le double sens de l’expression « après 89 » (1789, chute de la Bastille,
ou 1989 chute du Mur) dans Isabelle Brouard-Arends et Laurent Loty, « Repen-
ser la littérature et l’engagement après 89 », dans Littérature et engagement pen-
dant la Révolution française, essai polyphonique et iconographique sous la direction
d’I. Brouard-Arends et L. Loty, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007.
15. Voyez Dix-huitième siècle, n° 26 : « Économie et politique », numéro dirigé
par Gérard Klotz et Catherine Larrère, 1994 ; ainsi que Jean-Claude Perrot, Une
Histoire intellectuelle de l’économie politique (17 e-18e siècle), Paris, Éditions de
l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1992 et Yves Citton, Portrait de
l’économiste en physiocrate. Critique littéraire de l’économie politique, Paris, L’Har-
mattan, 2001.
14 Yves Citton & Laurent Loty
la communauté des biens est l’unique solution à tous les malheurs,
d’enquêter sur la prégnance du rousseauisme dans la diffusion de
cette idée, de repérer le moment symbolique du néologisme rétivien
« communisme » et de l’organisation babouviste, avant le succès du
mot « communisme » lors du premier « banquet communiste » de
juillet 1840, avant la reprise du mot et de l’idée par Cabet ou Prou-
dhon, puis par le marxisme. Il est alors possible de repenser l’idée
de mise en commun – avec, à côté, ou contre Marx, c’est un autre
problème – mais sans se laisser mystifier par un siècle et demi d’une
histoire des mots et des idées qui a fini par faire croire que l’indivi-
dualisme et le libéralisme sont identifiables au capitalisme, ou que
l’ensemble des relations interindividuelles ne peuvent se penser que
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dans l’alternative entre capitalisme et communisme. Dans ces condi-
tions, l’histoire – et singulièrement l’histoire des mots – peut faire
redécouvrir non seulement le passé mais aussi bien l’avenir. [LL]

Effets des textes


Il y a des textes qui rendent solitaires, et des textes qui rendent
solidaires. Que penser de l’Encyclopédie? De la Nouvelle Héloïse ?
De la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? D’une revue
savante ?

Individualisme
Il est sans doute aussi largement admis que fondamentalement
correct de considérer l’époque des Lumières comme celle de l’émer-
gence de l’individualisme qui caractérise le mode de civilisation
cultivé au cours des derniers siècles par « la modernité occidentale ».
Les transformations sociales et idéologiques qui se sont mises en place
entre 1650 et 1800 ont sans doute contribué à détacher les hommes
des communautés et des traditions qui avaient jusqu’alors défini
leur identité à l’aide d’ancrages collectifs qui se sont progressivement
érodés, au point de paraître s’être aujourd’hui totalement liquéfiés 16.
La généalogie intellectuelle de ce grand et long bouleversement

16. Voyez les publications récentes de Zygmunt Bauman, Le Présent liquide,


Paris, Seuil, 2007 ou La Vie liquide, Rodez, Éditions du Rouergue, 2006.
avant-propos 15
anthropologique a été retracée par d’importants travaux classi-
ques qui continuent à nourrir les analyses actuelles soucieuses de
montrer comment la figure de « l’individu » a émergé du fond des
appartenances communautaires pour prendre progressivement une
consistance sociologique, politique, juridique, psychologique ou
narratologique propre.
En retraçant la naissance de l’économie politique (mise en
contraste avec la société de castes indienne), les beaux ouvrages
de Louis Dumont ont ainsi conduit à opposer les sociétés hiérar-
chiques (« traditionnelles »), dans lesquelles une structure immua-
ble assignerait à chaque membre du corps social une place et une
fonction prédéterminée, aux sociétés égalitaires (« modernes »,
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« libérales »), dans lesquelles différents mécanismes juridiques,
politiques et économiques reconnaissent à chacun (en principe,
sinon en fait) le droit de façonner sa propre trajectoire au sein de
l’ensemble social 17. Dumont prenait en quelque sorte le relais de la
distinction classique articulée par Ferdinand Tönnies entre la forme
organique (chaude) de la communauté (Gemeinschaft), modelée sur
l’unité « naturelle » et étroite de la famille, du sang, de la proximité
villageoise ou paroissiale, et la forme chimique (froide) de la société
(Gesellschaft) juxtaposant des individus essentiellement séparés, cal-
culateurs de leur intérêt égocentré, se rassemblant ou s’éloignant
selon les forces d’attraction ou de répulsion définies par leurs rap-
ports de collaboration, d’alliance et de concurrence 18.
Entre les deux auteurs, C.-B. MacPherson proposait pour sa part
au début des années 1960 un modèle de l’individualisme possessif,
selon lequel, à partir de Hobbes et surtout de Locke, l’homme occi-
dental en serait venu à se considérer comme « propriétaire » de son
corps, de son énergie, de son temps et de son travail, et comme appelé
à intégrer ce type de possession dans la circulation marchande des
autres formes de propriétés (mobilières, immobilières, financières 19).

17. Voyez Louis Dumont, Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie


économique, Paris, Gallimard, 1985 et Essais sur l’individualisme. Une perspective
anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.
18. Voyez Ferdinand Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales
de la sociologie pure (1887), Paris, PUF, 1944.
19. Voyez Crawford B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme
possessif. De Hobbes à Locke (1962), Paris, Gallimard, Folio, 2004.
16 Yves Citton & Laurent Loty
Dans ses cours de la fin des années 1970, Michel Foucault appro-
fondira cette intuition en décrivant la logique néolibérale comme
conduisant chaque individu à se considérer comme l’entrepreneur
de soi-même 20. Dans ses fameux travaux sur la sphère publique et
sur l’agir communicationnel, Jürgen Habermas tentait pour sa part
de penser l’émergence de nouveaux mécanismes capables de réguler
(rationnellement) les interactions de tels individus possesseurs non
seulement de leur propriété économique mais aussi de leur initiative
politique et de leur pensée propre 21.
Même si ce thème de l’émergence de l’individualisme, entre le
17e et le 18e siècle, s’est parfois fossilisé autour d’oppositions trop
abstraites (entre communauté et société, tradition et modernité,
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État et marché, gouvernement et société civile, égalité et liberté,
jacobinisme et libéralisme), il a généré de nombreuses études admi-
rables, dont les plus intéressantes l’exploraient par ses marges plu-
tôt que par ses grands axes (observant par exemple comment les
sentiments d’appartenance ou d’amitié peuvent trouver leur place
dans un univers individualiste 22). Au sein de notre dossier, l’article
Inoculation observe ce que les premières explications médicales
des contagions et des vaccinations révèlent des nouages perçus alors
entre ces deux pôles traditionnels de la problématique individualiste
que sont l’intérêt individuel et le bien commun ; l’article Com-
munion (républicaine) propose une reconfiguration originale de

20. Voyez Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil, 2004, ainsi
que, pour une relecture récente de ce thème, Maurizio Lazzarato, Le gouvernement
des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
21. Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimen-
sion constitutive de la société bourgeoise (1963), Paris, Payot, 1988.
22. On peut citer à ce titre – parmi bien d’autres – Pierre Rosanvallon, Le libé-
ralisme économique. Histoire de l’idée de marché (1979), Paris, Seuil, 1989 ; Gian
Mario Cazzaniga et Yves-Charles Zarka (éd.), L’individu dans la pensée moderne,
16e-17e siècles, Pise, Edizioni ETS, 1995 ; Michel Condé, La genèse sociale de l’in-
dividualisme romantique, 1986, disponible en ligne sur http://users.skynet.be/
conde.michel/Roman-table.html ; Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale.
Le sacrifice et l’envie (1992), Paris, Hachette, 1997, ainsi que Individu et justice
sociale : autour de John Rawls, Paris, Seuil, 1988 ; Hélène Merlin, Public et Litté-
rature en France au 17e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Philip Knee, Penser
l’appartenance. Enjeux des Lumières en France, Montréal, Presses de l’Université
du Québec, 1995 ; Svein-Eirik Fauskevag, Philosophie de l’amitié, Paris-Oslo,
L’Harmattan-Solum Forlag, 2008.
avant-propos 17
cette problématique inspirée par une relecture de textes visionnaires
de Hölderlin, dans lesquels la communauté nationale est tendue
entre le lien d’amitié et l’horizon d’une Église universelle ; l’article
Fraternité observe comment les utopies de la période révolution-
naire hésitent à définir ce qui fait des individus (concitoyens ou
non) autant de « frères » ; l’article Sensibilité analyse comment le
roman sentimental du 18e siècle situe cette communauté sur le plan
des « âmes sensibles », rachetant ainsi par la communion sentimen-
tale la séparation des individus en gestionnaires calculateurs ; quant
à l’article Isolement, il fait entrevoir à travers l’exemple de l’imagi-
naire marivaudien la figure remarquablement suggestive d’un indi-
vidualisme dépossessif, dans lequel toute appartenance sociale se voit
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si radicalement liquidée que le sujet finit par se sentir dépossédé
de lui-même, et incapable de profiter des joies promises à la pos-
session. Chacun à sa manière, ces articles font donc d’ores et déjà
apparaître, dès cette période d’émergence de l’individualisme, une
profonde aspiration à en dépasser la logique auto-mutilante. [YC]

Individuation
En même temps qu’elle peut (très légitimement) être lue comme
celle du premier triomphe de l’individualisme, l’époque des Lumiè-
res peut également apparaître comme celle des premières dénoncia-
tions de l’individualisme – voire, plus radicalement, comme celle
qui fraie les voies d’un dépassement de l’opposition molaire entre
« individu » et « communauté 23 ». Lorsque Diderot, dans le Rêve
de d’Alembert, s’adresse aux « pauvres philosophes » pour les inviter
à « laisser là vos individus 24 », il déplace par avance le problème des
rapports entre individus et communautés du terrain de la sociolo-
gie (encore à naître) vers celui de l’ontologie (s’inscrivant dans une

23. Voyez Yves Citton, Portrait de l’économiste en physiocrate. Critique littéraire


de l’économie politique, op. cit. (chapitres xviii et xiv), ainsi que L’Envers de la
liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris,
Éditions Amsterdam, 2006 (chapitres v et vi).
24. Denis Diderot, Le Rêve de d’Alembert (1769), dans Le Neveu de Rameau et
autres dialogues philosophiques, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 196. Sur la posi-
tion de Diderot relative à ces questions, voyez les riches articles de Sophie Audidière
et al., L’Encyclopédie du Rêve de d’Alembert, Paris, CNRS Éditions, 2006, ainsi que
Colas Duflo, Diderot philosophe, Paris, Champion, 2003.
18 Yves Citton & Laurent Loty
tradition théologico-philosophique remontant au moins à Duns
Scot, mais marquée plus récemment par les écrits de Spinoza, de
Leibniz et de Locke 25) – et il nous invite de ce fait à décentrer
notre perspective pour passer des débats sur l’individualisme à une
problématique de l’individuation 26.
Au lieu d’opposer l’individu à la communauté (tous deux mis
au singulier et substantialisés), les problématiques relevant de l’in-
dividuation commencent par décomposer les deux pôles que l’indi-
vidualisme se donnait pour acquis : d’un côté, ce qui se présentait
comme un tout insécable (la personne humaine comme individu
indivisible) apparaît comme une petite société pluraliste, dont la
vie dépend d’une suite d’actions et de réactions entre ses parties
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constituantes ; de l’autre côté, les groupements humains (couples,
familles, villes, communautés, sociétés) apparaissent comme dotés
d’une individualité propre (formant certains « corps », animés d’un
certain « esprit » ou d’une certaine « âme »), comparable (jusqu’à
un certain point) à l’identité que nous reconnaissons aux personnes
humaines. « Quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie
du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous
donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile 27. » Non
contentes de voir une composition continue de parties en touts (par-
tiels), depuis la molécule jusqu’à ce « grand individu » que forme
l’ensemble de l’univers, les problématiques de l’individuation nous
invitent également à rejeter l’idée implicite que l’identité d’un indi-
vidu puisse jamais être donnée dans la réalité : ce sont seulement les

25. Pour de bonnes introductions à cette problématique chez les quatre phi-
losophes évoqués, voyez Gérard Sondag, Introduction à Duns Scot, Le principe
d’individuation, Paris, Vrin, 1992, p. 7-84 ; Alexandre Matheron, Individu et
communauté chez Spinoza (1969), Paris, Minuit, 1988 ; Christiane Frémont, Sin-
gularités : individus et relations dans le système de Leibniz, Paris, Vrin, 2003 ; et
étienne Balibar, Introduction et commentaire à Identité et différence. L’invention de
la conscience. John Locke, Paris, Seuil, 1998, ainsi que, du même auteur, Spinoza :
Il transindividuale, Milan, Edizioni Ghibli, 2002.
26. C’est bien sur le plan de l’ontologie (et, malgré ses dénégations explicites,
sur celui du vieux problème scolastique de l’individuation) que l’Encyclopédie se
situe dans l’article « Individu » en affirmant qu’un sujet « est un individu suivant
l’étymologie [dès lors] qu’on ne peut plus le diviser en nouveaux sujets qui ayent
une existence réellement indépendante de lui. L’assemblage de ses propriétés est
tel que prises ensemble elles ne sauroient convenir qu’à lui ».
27. Diderot, Rêve, p. 196.
avant-propos 19
besoins et les limites de nos capacités mentales qui nous conduisent
à voir « des individus » (dotés d’un certain isolement dans l’espace
et d’une certaine stabilité dans le temps) là où en réalité il n’y a que
des processus infinis et pluriels d’individuation. Autant dire qu’un être
ne se définit pas par les limites de son corps, mais par les relations
qui le constituent ou, pour reprendre encore une fois les formula-
tions du Rêve de d’Alembert, par « la somme d’un certain nombre
de tendances » se manifestant par et à travers « une suite d’actions
et de réactions ».
Si certaines pensées de l’individuation ont débouché sur des
conclusions très dangereuses en considérant les sociétés humaines
comme des touts « organiques », sur le modèle de la ruche, de la
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fourmilière ou du « corps » animal, assignant ainsi à chacun de leurs
« membres » (citoyens, sexes, classes, races) des fonctions spécifiques
prétendument « naturelles », toute une tradition issue du liberti-
nage érudit, de l’épicurisme, du spinozisme et du matérialisme des
Lumières inscrit les processus d’individuation dans un univers com-
posé non pas d’essences immuables ou d’équilibres stables, mais
d’événements innovateurs et imprévisibles affectant des systèmes
fondamentalement « métastables » (c’est-à-dire dynamisés par des
tensions internes et par des relations externes qui les poussent néces-
sairement à sortir de leur état passé et présent). Émergé au siècle
de Cyrano de Bergerac et de Spinoza, puis développé par les ténors
des Lumières radicales (Meslier, Diderot, Holbach ou Deschamps)
– et repris à la fin du 20e siècle par Gilles Deleuze, Roland Barthes,
Toni Negri, Isabelle Stengers, Paolo Virno ou Bernard Stiegler –
ce long courant de pensée a sans doute trouvé sa formulation la
plus riche et la plus originale dans l’œuvre de Gilbert Simondon
(1924-1989), qui représente les processus d’individuation, depuis la
formation des cristaux jusqu’à celle du psychisme personnel et des
sociétés humaines, comme faisant émerger des modes d’existence
individuels à partir d’une réserve de relations « préindividuelles »
(constitutives du « milieu ») et toujours au sein de réalités « tran-
sindividuelles » (nourries par la participation à un « commun ») en
dehors desquelles l’individuation serait impossible 28.

28. L’œuvre de référence de Gilbert Simondon est sa thèse de 1963, enfin


publiée dans sa forme intégrale sous le titre L’individuation à la lumière des notions
de formes et d’information, Grenoble, Jérôme Millon, 2005. Pour une introduction
20 Yves Citton & Laurent Loty
Ce survol trop rapide de l’histoire et du cadre de réflexion pro-
posé par les pensées de l’individuation permet de cerner l’origina-
lité – et de justifier l’excentricité – des contributions sélectionnées
dans ce dossier de Dix-huitième siècle. Ce sont les premiers pas
(hésitants et souvent contradictoires) de la réflexion sur l’indivi-
duation que retracent quatre de ces contributions. L’article Essaim
analyse des textes issus du vitalisme montpelliérain se demandant si
la « grappe d’abeilles » (chère à Diderot) constitue un « organisme »
à part entière ou un simple mode d’« organisation » collective.
L’article Polype suit pour sa part le fil d’échanges épistolaires entre
Bonnet et Haller portant sur les implications politiques du type
d’identité qu’on attribuera au fameux polype d’eau douce, dont
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la reproduction par simple scission fait douter s’il faut voir en lui
un « individu » (antérieur à la division) ou une « multitude » (en
devenir). C’est un problème similaire, quoique relevant d’un genre
littéraire totalement différent, que se pose l’article Métempsycose
en étudiant (à la lumière de Locke) des contes merveilleux dans
lesquels une « même personne » se voit investie par une multiplicité
d’« âmes », parfois rivales entre elles. Et c’est au métaphysicien des
Lumières radicales le plus extrémiste en la matière, Léger-Marie
Deschamps, qu’est consacré l’article Mœurs (État de), proposant
un alignement de l’individuation personnelle sur l’individuation
collective (au risque d’abolir toute trace d’individualité).
Quoique sans rapport explicite avec cette tradition de pensée,
ce sont encore des questions d’individuation que se pose l’article
Public lorsqu’il analyse, à travers Mercier, La Harpe ou Marmon-
tel, comment la multitude du « parterre » des spectacles théâtraux a
été conduite à abandonner ses comportements de foule (traversée de
contagions incontrôlables) pour s’individualiser en petits spectateurs
disciplinés, embourgeoisés, assis et silencieux. C’est aussi un pro-
cessus d’individuation (particulièrement velléitaire) que reconstitue
l’article Université en observant comment la ville de Göttingen

à la pensée de Simondon, voyez Muriel Combes, Simondon. Individu et collecti-


vité, PUF, 1999 ; Jean-Hugues Barthélémy, Penser l’individuation. Simondon et la
philosophie de la nature, Paris, L’Harmattan, 2005, 2 vol., ainsi que le dossier Poli-
tiques de l’individuation : penser avec Simondon, proposé par le n° 18 de la revue
Multitudes (automne 2004), disponible en ligne sur http://multitudes.samizdat.
net/-Majeure-Politiques-de-l-.html.
avant-propos 21
s’est inventé une image de capitale universitaire européenne ainsi
qu’une clientèle d’étudiants issus de la plus haute noblesse. Ce sont
encore deux modes très différents d’individuation que met en lumière
l’article Esprit de corps en comparant les formes de socialité aca-
démique pratiquées des deux côtés de la Manche – comme c’est à la
recherche d’un mode d’individuation propre au couple et à la famille
de l’époque révolutionnaire qu’est consacré l’article Divorce.
Bien davantage que des conflits ou que des contradictions entre
« l’individu » et « la communauté », ce sont également des modes
d’individuation que découvrent les articles Isolement, Réseau,
Sensibilité, Solitaires et Utopie (des femmes) au cœur de leurs
analyses littéraires : l’anthropologie marivaudienne de l’indigent
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philosophe illustre une certaine construction parallèle (doulou-
reuse) de l’individu isolé et de la société atomisée ; les chaînes et
les réseaux que forment les libertins crébilloniens décrivent préci-
sément un mode d’existence qui circule de projet en projet en ne
se supportant dans l’être que par cette circulation même ; les âmes
sensibles en quête d’une communauté inaccessible s’individuent
pour leur part autour de ce manque et de cette aspiration, qui don-
nent sens aussi bien à leur circulation dans les réseaux de la socialité
qu’à leur éventuel refus d’y circuler ; le récit d’Émile et Sophie suit
l’élève de Rousseau au moment où son individuation n’est plus
assurée ni par un gouverneur surplombant ni au sein d’un couple
protecteur, mais s’expose aux aléas d’un monde d’esclavage dont les
résistances permettent d’entrouvrir de fragiles zones d’autonomie
temporaire ; quant aux conteuses utopistes, c’est justement du sein
de l’individuation par couple amoureux qu’elles essaient de tirer
l’antidote à l’individuation sérielle régissant la zone de rationalité
éternelle fantasmée par certains utopistes masculins.
Toutes ces contributions font apparaître des processus consti-
tuants – nécessairement inachevés, voyez Avatars d’un tableau –
au fil desquels les individualités (les sujets, les agents sociaux, les
protagonistes romanesques, les narrateurs) et les collectivités (du
couple à la famille, au cercle d’amis, à la bande de pirates, à la cité,
à la nation et jusqu’à une République européenne des Sciences 29

29. Voyez sur ce point le n° 40 de Dix-huitième siècle dirigé par Irène Passeron,
avec la collaboration de Siegfried Bodenmann et René Sigrist : « La République
des Sciences » (2008), où était exploré à travers quelles modalités institutionnelles
22 Yves Citton & Laurent Loty
ou à une Église universelle) sont amenés à s’individuer ensemble.
Chacune de ces études nous aide donc à sentir le fond de relations
transindividuelles – le « commun » – nécessaire à l’émergence de
figures individualisées. Deux articles nous donnent également les
pôles extrêmes entre lesquels se tendent ces processus constituants :
Mœurs (état de) fournit avec Deschamps le pôle dans lequel le
commun anticiperait et résorberait spontanément tout mouvement
singularisateur, tandis qu’Isolement offre l’exemple d’une singu-
larisation rendue impossible par l’absence même de tout commun
– sinon sous sa forme la plus emblématique qu’est le langage com-
mun, qui, malgré l’indigence des relations sociales, donne toutefois
au philosophe-écrivain de quoi s’individuer à travers son énoncia-
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tion même. [YC]
Suppléments à la théorie de l’ individuation – On ajoutera
quelques suppléments à cette perspective dont la force et les faibles-
ses se trouvent précisément dans sa puissance unificatrice. Premier
supplément : certains usages (indument harmonieux) de l’individua-
tion pourraient négliger l’importance des conflits, et la vertu expli-
cative de visions du monde fondées sur leur prise en compte. Au
cœur de la pensée de l’individuation, l’idée que « l’univers dans son
ensemble » forme un « seul grand individu » laisse bien supposer
que les oppositions locales se résolvent dans une unité ultimement
pacifiée. Comment reconnaître à ce grand tout une unité conflic-
tuelle ? Faire (comme Simondon) de la tension le moteur du devenir
ne constitue sans doute pas une réponse parfaitement satisfaisante.
Second supplément : jusqu’où aller dans l’analogie de fonctionne-
ment entre l’individu (au sens courant du terme) et le collectif,
comme entre le naturel et le social ? Réfléchir à partir de l’idée
d’individuation exige aussi d’interroger les éventuelles différences de
nature entre l’individuation d’un être humain (par ce qu’on appelle
la conscience) et l’individuation d’une communauté par les institu-
tions (ou par cette mémoire qu’est l’écriture de l’histoire). Des arti-
cles comme Essaim et Polype invitent à opérer le rapprochement
entre les processus qui agissent dans ce qu’on appelle la nature et
ceux qui sont à l’œuvre dans ce qu’on appelle la société, et incitent
en même temps à s’en défier : car si la société est pensée sur le

et quelles formes de subjectivation les érudits et les penseurs de l’Europe des


Lumières se sont individués en tant que savants.
avant-propos 23
modèle de la nature, cela peut être que la nature est préalablement
pensée sur le modèle de la société – cependant que l’imprévu natu-
rel, comme la régénération du polype, mais aussi l’imprévu social,
comme la « régénération » de la Révolution, perturbent heureuse-
ment les modèles préconçus. En cela, l’indisciplinarité ne doit pas
valoir comme assimilation, mais comme réflexion sur des relations,
et comme évaluation du caractère fondé (ou fallacieux) de telle ou
telle frontière disciplinaire. Dernier supplément : par comparaison
avec la théorie, l’histoire permet de raconter des déroulements et
des processus, plutôt que d’en formuler les lois. Ce faisant, plutôt
que de viser le fonctionnement général, elle met l’accent sur une
histoire toujours singulière, sur le passé spécifique de tel présent
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précis (voyez Avatars d’un tableau). Autrement dit : les proces-
sus d’individuation relèvent toujours de devenirs concrets, qu’une
théorie (forcément abstraite) de l’individuation ne peut que trahir
dans leur singularité. De plus, l’ontologie et la métaphysique sont
susceptibles d’éloigner de la politique, quand l’histoire en rappro-
che. [YC et/ou LL]

Méthode (indisciplinarité et actualisation)


Ce dossier fait travailler ensemble des « spécialistes » du 18e siè-
cle pour ébaucher un dictionnaire à la fois commun et nourri des
singularités de chacun. Il s’inscrit aussi sous un double effort d’in-
disciplinarité et d’actualisation. Il s’est agi à la fois de mobiliser tout
le savoir accumulé par les approches disciplinaires pour se poser
des questions qui se situent en deçà, ou au delà, des divisions entre
les disciplines – et, parallèlement, de mobiliser des connaissances
précises des pratiques et des textes du 18e siècle pour nous aider
à mieux nous repérer aujourd’hui au sein des problèmes que nous
pose notre actualité.
Le parti pris d’indisciplinarité 30 repose sur le fait que les nouages
de l’individuel et du commun relèvent de problèmes qui doivent

30. Voyez sur ce point Laurent Loty, « Pour l’indisciplinarité », The Interdisci-
plinary Century ; Tensions and convergences in 18th-century Art, History and Lite-
rature, Julia Douthwaite et Mary Vidal ed., Oxford, Studies on Voltaire and the
Eighteenth Century 2005, 04, Voltaire Foundation, 2005, p. 245-259 ; et « Les
savoirs et les mots : effets mystificateurs de la dénomination disciplinaire, de
24 Yves Citton & Laurent Loty
être pensés ensemble sur un fond de réalité antérieur aux découpages
disciplinaires, ou repensés ensemble contre les effets pervers de la
disciplinarisation des savoirs : c’est ainsi que l’étude littéraire des
contes merveilleux s’enrichit d’un dialogue avec la philosophie loc-
kienne (voyez Métempsycose) ou que des analyses relevant de l’his-
toire de la physiologie débouchent sur la mise à jour d’imaginaires
politiques rivaux (voyez Essaim et Polype). Face au thème qui est le
nôtre, il ne suffit toutefois pas de croiser des méthodes déjà consti-
tuées au sein des cloisonnements disciplinaires (selon les mots d’or-
dre traditionnel de pluri-, d’inter-, ou même de transdisciplinarité),
mais d’inventer des méthodes inédites qui fassent apparaître l’unité
profonde (et profondément in-disciplinaire) des nouages que les
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savoirs constitués commencent par séparer. La visée de ce dossier
consiste donc à ébaucher – parmi bien d’autres travaux – un plan
commun de réflexion au sein duquel puissent entrer en communi-
cation des objets aussi divers que la production de socialité par les
mécanismes des institutions académiques (voyez Esprit de corps)
ou par le sentiment amoureux (voyez Utopie (des femmes)), la
gestion de la cohésion sociale par l’imaginaire matrimonial (dans
ses formes juridiques et dramaturgiques, voyez Divorce) ou par la
lutte contre la variole (voyez Inoculation). Ce plan d’intégration
réflexive nous force à poser la question éminemment indisciplinaire
de comprendre ce qu’est « un individu » et ce qui le rattache à « un
commun » à travers, grâce à, ou s’il le faut malgré les différentes
formes et strates de savoirs (métaphysique, physiologique, psycho-
logique, sociologique, éthique, politique) dont on dispose pour en
saisir les manifestations particulières.
Le parti pris d’actualisation 31 implique que notre connaissance
du passé n’exige d’être infiniment affinée que pour nous aider à cer-
ner plus efficacement les problèmes qui se posent dans notre présent.
Que la question des articulations complexes régissant la produc-
tion simultanée et parallèle des individus et de leurs communautés

la Renaissance au présent de l’historien », Le Français préclassique (1500-1650),


n° 10, Actes du colloque international « La dénomination des savoirs en français
préclassique (1500-1650) », coordonné par Philippe Selosse avec la collaboration
de Volker Mecking et Marthe Paquant, Champion, mars 2007, p. 21-35.
31. Voyez sur ce point Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études
littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
avant-propos 25
relève d’une actualité quotidienne en notre début de troisième mil-
lénaire n’a guère besoin d’être souligné. Certains contributeurs à
ce dossier ont explicitement balisé le jeu de va et vient qui dyna-
mise notre lecture des textes passés à la lumière de nos réflexions
contemporaines – par exemple en éclairant Crébillon fils par des
notions tirées du Nouvel esprit du capitalisme (voyez Réseau) ou
en informant une analyse d’Émile et Sophie de Rousseau par des
suggestions émanant de Marcus Rediker ou de Deleuze et Guattari
(voyez Solitaires). D’autres ont tout mis en place pour que les lec-
teurs soient spontanément amenés à sentir à quel point les discours
et les problèmes rencontrés il y a trois siècles résonnent encore
dans nos préoccupations contemporaines (voyez Université). Que
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de telles lectures actualisantes soient ouvertement revendiquées
comme telles ou qu’elles constituent le fond discret sur lequel se
détache l’analyse, c’est toujours dans la perspective de la pertinence
du détour par le 18e siècle pour mieux saisir notre présent qu’a été
constitué ce dossier, que cette pertinence tienne aux similitudes
entre le passé et le présent, à leurs différences remarquables (et
par là éclairantes) ou à l’enquête sur les processus complexes qui
mènent de ce passé à notre présent. [YC et LL]

Vingt et unième siècle
Tandis que se répandent dans les médias des appropriations
primaires et stéréotypées des « Lumières », réduisant la « Moder-
nité » à une opposition simpliste entre la citoyenneté égalitaire
rêvée par Jean-Jacques Rousseau et le marché libre inspiré d’Adam
Smith, entre l’étatisme jacobin et le moralisme kantien, il nous
semblait important d’inviter des « spécialistes » du 18e siècle à
mobiliser leurs connaissances précises de cette époque pour faire
voir quelques-unes des nuances, des richesses, des contradictions
et des complexités qui en travaillent la pensée et les pratiques
institutionnelles. Présenter les Lumières et « la modernité occi-
dentale » comme signifiant « le triomphe de l’individualisme »
ou, au contraire, faire remonter au « jacobinisme » l’émergence
des étatismes « totalitaires », c’est en effet à la fois s’appuyer sur
quelques évidences difficilement contestables et risquer de per-
pétuer un aveuglement éminemment dommageable. En ne
prenant en compte qu’une seule face des racines idéologiques
26 Yves Citton & Laurent Loty
de notre modernité (qu’il s’agisse de sa face d’individualisme
menant à une « déliquescence du tissu social » ou de sa face de for-
mation institutionnelle des consciences individuelles), on s’empê-
che généralement de mesurer les modes particuliers d’agencement du
singulier et du collectif qu’imaginent et que commencent à mettre
en pratique les hommes et les femmes du 18e siècle. Les pensées
prétendument « individualistes » des Lumières nous invitent en
effet non seulement à valoriser notre individualité, ainsi que la
liberté qui est la condition de son développement : du même mou-
vement, elles nous appellent également à concevoir (et à conso-
lider) un commun qui nous constitue comme sujets humains (à
travers des notions comme l’intérêt général, l’« humanité » ou la
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langue partagée) et à instituer des collectifs (selon des procédures de
sélection, d’élection, d’éducation et de formation faisant l’objet de
choix intentionnels). Ce dossier espère montrer que nous avons
tous intérêt à profiter de la distance que nous donne le détour
par le 18e siècle pour mieux comprendre en quoi la production
de l’humain (au sein de la nature) consiste en une production
de singularités fondée sur une structuration institutionnelle de
solidarités multiples, et pour mieux penser ensemble les virtualités
d’autres agencements possibles entre l’individuel et le commun dans le
21e siècle qui s’ouvre devant nous. [LC et/ou YL]

Yves Citton
Université de Grenoble et umr LIRE – CNRS 5611

Laurent Loty
Centre de recherches historiques de l’ouest
(CERHIO, UMR 6258, CNRS et Université Rennes 2)

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