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2009/1 - n° 41
pages 4 à 26
ISSN 0070-6760
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David, Quatorze études pour Le Serment du Jeu de Paume, 1790-1791, plume et encre noire,
lavis gris, sur traits de crayon, 0,49 m x 0,60 m, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.
Avant-Propos
1. Pour une autre présentation singulière, dont nous croyons qu’elle n’est pas sans
rapport avec la diversité de nos enjeux d’ordre épistémologique et politique, au sens
large du terme, voyez le numéro spécial de Dix-Huitième siècle intitulé « Problèmes
actuels de la recherche » (n° 5, 1973), problèmes posés conjointement, comme le
spécifie la page de garde, par Jacques Proust et par la communauté des chercheurs
réunis par le numéro. Nous espérons contribuer aussi à répondre à l’appel lancé
par Michel Delon dans le numéro qu’il a dirigé sous le titre « Bilan et perspec-
tives de la recherche » (n° 30, 1999), dont la présentation se référait au même
numéro 5 de 1973, et analysait avec inquiétude la relative disparition des débats
intellectuels, des réflexions épistémologiques ou des entreprises interdisciplinaires,
Commun(e), Communi(qu)er,
Communauté, Communisme, Communautarisme,
Communitarianism
L’expression « Individus et communautés » invite à penser la
diversité des interactions possibles entre chacun des deux termes,
tandis que l’évidence de leur différence suscite le désir de dépas-
ser cette opposition et de chercher en quoi l’individu n’est pas si
radicalement insécable ou singulier, ou en quoi la communauté
peut elle-même s’individuer (voyez Individuation). Cependant,
la réflexion sur « Individus et communautés » au 18e siècle reste
surdéterminée par l’histoire des usages de ces deux termes. Elle est
traversée par des questionnements actuels sur le Communauta-
risme (et le rapport de l’Individu à la Nation, à la République ou à
l’Universel qui peuvent lui être ou non opposés). Elle est marquée
par des interrogations contemporaines sur l’Individualisme (et avec
8 Yves Citton & Laurent Loty
lui, le Libéralisme qui lui est attaché, et le Communisme qui leur
est opposé : voyez Individualisme). Prendre conscience de ces pré-
occupations est une des meilleures voies pour comprendre le passé,
ainsi que le présent qui motive l’enquête historique, et qui hérite de
ce passé alors même qu’il en diffère. Or, le 18e siècle nous propose
des usages de ces mots qui pourraient inviter à penser (et dire)
autrement notre histoire, notre présent, et notre futur.
Le 18e siècle est-il une période où l’on se détache des com-
munautés traditionnelles ? Difficile de répondre à cette question,
compte tenu de l’importance juridique des communes, villes
affranchies du pouvoir féodal, des communautés villageoises (dont
la puissance varie selon les pays 3), des communautés religieuses
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6. Voyez Laurent Loty, « Le peuple et la populace chez les philosophes des
Lumières et chez Restif de la Bretonne (le projet de réforme utopique de l’Anthro-
pographe et l’analyse de son impossibilité historique) », Études rétiviennes, n° 8,
juin 1988, p. 33-42 ; et « La philosophie de l’Histoire et les choix politiques de
Rétif après la Terreur », Études rétiviennes, n° 11, décembre 1989, p. 25-39.
10 Yves Citton & Laurent Loty
que l’utopie, comme lieu d’un bonheur réputé impossible, ne pour-
rait être qu’isolée (traduisez : communautariste) et communiste 7.
« Communautaire » date de 1842, « communautarisme » de
1951 et « communautariste » de 1989. Nulle trace de « commu-
nautarisme » dans le Petit Robert de 1984, année de la création
de SOS Racisme par le Parti socialiste, qui marque la prise de
conscience d’un problème hérité du colonialisme mais aussi un
déplacement d’analyse de l’idée de classe sociale vers ce que la lan-
gue anglaise appelle les « races » (l’usage d’« ethnie » étant d’ailleurs
lui aussi d’origine raciste). En 2009, le Petit Robert donne : « Com-
munautarisme, n. m. 1951, « Système qui développe la formation
de communautés (ethniques, religieuses, culturelles, sociales…),
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7. Pour une autre idée de l’utopie, voyez Anne-Rozenn Morel, Modèles de société
égalitaires et libéraux dans les utopies du 18e siècle, mémoire de D. E. A. sous la
direction de Laurent Loty, Université Rennes 2, 2000, 192 p. ; et Laurent Loty,
« Which Utopias for Today ? Historical Considerations and Propositions for a
Dialogical and Paradoxal Alterrealism », 6th International Conference of the Uto-
pian Studies Society, dans Spaces of Utopia. An Electronic Journal, n° 1, Spring
2006, 19 p. (http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/74_9. pdf ).
avant-propos 11
La « community », c’est d’abord l’ensemble des personnes qui vivent
ensemble, dans le voisinage, le quartier, la ville ; à défaut d’un puis-
sant système national d’aide sociale, l’entraide se pratique d’abord
dans un espace de proximité, et « community spirit » peut avoir
pour synonyme « solidarity ». « Communitarianism » désigne depuis
1840 un système fondé sur la création de petites communautés
autogérées, et depuis 1984, en américain, une idéologie valorisant
la responsabilité collective 8.
L’enquête sur les usages présents doit remonter au 18e siè-
cle. Les États-Unis d’Amérique ont fondé leur liberté contre le
Royaume-Uni sur le droit des communautés religieuses à s’expri-
mer librement, quand la France révolutionnaire a fondé la sienne
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10. Voyez Jacques Grandjonc, « Quelques dates à propos des termes communiste
et communisme », Mots. Les langages du politique, n° 7, octobre 1983, p. 143-148.
11. « Ultracommunisme » est attesté en 1977 par le Trésor de la langue française,
à propos d’un gauchisme inspiré du modèle chinois.
avant-propos 13
prêt bancaire 12, etc. La Nation établit non seulement une propriété
commune mais aussi une organisation politique commune, elle
s’accompagne du développement d’une opinion publique, d’un
partage de valeurs et d’émotions (voyez Avatars d’un tableau,
Public, Sensibilité).
Ce sont les deux derniers siècles qui ont progressivement imposé
l’idée très discutable qu’un système de relations entre les individus
doit être pensé exclusivement ou presque à partir de la question de
la propriété ou des relations dites économiques (elles-mêmes répu-
tées dissociées d’autres modes de relations humaines) : le primat de
l’économique a été imposé par une certaine forme de libéralisme, et
conforté par le marxisme, qui ont tous deux empêché de penser la
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Individualisme
Il est sans doute aussi largement admis que fondamentalement
correct de considérer l’époque des Lumières comme celle de l’émer-
gence de l’individualisme qui caractérise le mode de civilisation
cultivé au cours des derniers siècles par « la modernité occidentale ».
Les transformations sociales et idéologiques qui se sont mises en place
entre 1650 et 1800 ont sans doute contribué à détacher les hommes
des communautés et des traditions qui avaient jusqu’alors défini
leur identité à l’aide d’ancrages collectifs qui se sont progressivement
érodés, au point de paraître s’être aujourd’hui totalement liquéfiés 16.
La généalogie intellectuelle de ce grand et long bouleversement
20. Voyez Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil, 2004, ainsi
que, pour une relecture récente de ce thème, Maurizio Lazzarato, Le gouvernement
des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
21. Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimen-
sion constitutive de la société bourgeoise (1963), Paris, Payot, 1988.
22. On peut citer à ce titre – parmi bien d’autres – Pierre Rosanvallon, Le libé-
ralisme économique. Histoire de l’idée de marché (1979), Paris, Seuil, 1989 ; Gian
Mario Cazzaniga et Yves-Charles Zarka (éd.), L’individu dans la pensée moderne,
16e-17e siècles, Pise, Edizioni ETS, 1995 ; Michel Condé, La genèse sociale de l’in-
dividualisme romantique, 1986, disponible en ligne sur http://users.skynet.be/
conde.michel/Roman-table.html ; Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale.
Le sacrifice et l’envie (1992), Paris, Hachette, 1997, ainsi que Individu et justice
sociale : autour de John Rawls, Paris, Seuil, 1988 ; Hélène Merlin, Public et Litté-
rature en France au 17e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Philip Knee, Penser
l’appartenance. Enjeux des Lumières en France, Montréal, Presses de l’Université
du Québec, 1995 ; Svein-Eirik Fauskevag, Philosophie de l’amitié, Paris-Oslo,
L’Harmattan-Solum Forlag, 2008.
avant-propos 17
cette problématique inspirée par une relecture de textes visionnaires
de Hölderlin, dans lesquels la communauté nationale est tendue
entre le lien d’amitié et l’horizon d’une Église universelle ; l’article
Fraternité observe comment les utopies de la période révolution-
naire hésitent à définir ce qui fait des individus (concitoyens ou
non) autant de « frères » ; l’article Sensibilité analyse comment le
roman sentimental du 18e siècle situe cette communauté sur le plan
des « âmes sensibles », rachetant ainsi par la communion sentimen-
tale la séparation des individus en gestionnaires calculateurs ; quant
à l’article Isolement, il fait entrevoir à travers l’exemple de l’imagi-
naire marivaudien la figure remarquablement suggestive d’un indi-
vidualisme dépossessif, dans lequel toute appartenance sociale se voit
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Individuation
En même temps qu’elle peut (très légitimement) être lue comme
celle du premier triomphe de l’individualisme, l’époque des Lumiè-
res peut également apparaître comme celle des premières dénoncia-
tions de l’individualisme – voire, plus radicalement, comme celle
qui fraie les voies d’un dépassement de l’opposition molaire entre
« individu » et « communauté 23 ». Lorsque Diderot, dans le Rêve
de d’Alembert, s’adresse aux « pauvres philosophes » pour les inviter
à « laisser là vos individus 24 », il déplace par avance le problème des
rapports entre individus et communautés du terrain de la sociolo-
gie (encore à naître) vers celui de l’ontologie (s’inscrivant dans une
25. Pour de bonnes introductions à cette problématique chez les quatre phi-
losophes évoqués, voyez Gérard Sondag, Introduction à Duns Scot, Le principe
d’individuation, Paris, Vrin, 1992, p. 7-84 ; Alexandre Matheron, Individu et
communauté chez Spinoza (1969), Paris, Minuit, 1988 ; Christiane Frémont, Sin-
gularités : individus et relations dans le système de Leibniz, Paris, Vrin, 2003 ; et
étienne Balibar, Introduction et commentaire à Identité et différence. L’invention de
la conscience. John Locke, Paris, Seuil, 1998, ainsi que, du même auteur, Spinoza :
Il transindividuale, Milan, Edizioni Ghibli, 2002.
26. C’est bien sur le plan de l’ontologie (et, malgré ses dénégations explicites,
sur celui du vieux problème scolastique de l’individuation) que l’Encyclopédie se
situe dans l’article « Individu » en affirmant qu’un sujet « est un individu suivant
l’étymologie [dès lors] qu’on ne peut plus le diviser en nouveaux sujets qui ayent
une existence réellement indépendante de lui. L’assemblage de ses propriétés est
tel que prises ensemble elles ne sauroient convenir qu’à lui ».
27. Diderot, Rêve, p. 196.
avant-propos 19
besoins et les limites de nos capacités mentales qui nous conduisent
à voir « des individus » (dotés d’un certain isolement dans l’espace
et d’une certaine stabilité dans le temps) là où en réalité il n’y a que
des processus infinis et pluriels d’individuation. Autant dire qu’un être
ne se définit pas par les limites de son corps, mais par les relations
qui le constituent ou, pour reprendre encore une fois les formula-
tions du Rêve de d’Alembert, par « la somme d’un certain nombre
de tendances » se manifestant par et à travers « une suite d’actions
et de réactions ».
Si certaines pensées de l’individuation ont débouché sur des
conclusions très dangereuses en considérant les sociétés humaines
comme des touts « organiques », sur le modèle de la ruche, de la
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29. Voyez sur ce point le n° 40 de Dix-huitième siècle dirigé par Irène Passeron,
avec la collaboration de Siegfried Bodenmann et René Sigrist : « La République
des Sciences » (2008), où était exploré à travers quelles modalités institutionnelles
22 Yves Citton & Laurent Loty
ou à une Église universelle) sont amenés à s’individuer ensemble.
Chacune de ces études nous aide donc à sentir le fond de relations
transindividuelles – le « commun » – nécessaire à l’émergence de
figures individualisées. Deux articles nous donnent également les
pôles extrêmes entre lesquels se tendent ces processus constituants :
Mœurs (état de) fournit avec Deschamps le pôle dans lequel le
commun anticiperait et résorberait spontanément tout mouvement
singularisateur, tandis qu’Isolement offre l’exemple d’une singu-
larisation rendue impossible par l’absence même de tout commun
– sinon sous sa forme la plus emblématique qu’est le langage com-
mun, qui, malgré l’indigence des relations sociales, donne toutefois
au philosophe-écrivain de quoi s’individuer à travers son énoncia-
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30. Voyez sur ce point Laurent Loty, « Pour l’indisciplinarité », The Interdisci-
plinary Century ; Tensions and convergences in 18th-century Art, History and Lite-
rature, Julia Douthwaite et Mary Vidal ed., Oxford, Studies on Voltaire and the
Eighteenth Century 2005, 04, Voltaire Foundation, 2005, p. 245-259 ; et « Les
savoirs et les mots : effets mystificateurs de la dénomination disciplinaire, de
24 Yves Citton & Laurent Loty
être pensés ensemble sur un fond de réalité antérieur aux découpages
disciplinaires, ou repensés ensemble contre les effets pervers de la
disciplinarisation des savoirs : c’est ainsi que l’étude littéraire des
contes merveilleux s’enrichit d’un dialogue avec la philosophie loc-
kienne (voyez Métempsycose) ou que des analyses relevant de l’his-
toire de la physiologie débouchent sur la mise à jour d’imaginaires
politiques rivaux (voyez Essaim et Polype). Face au thème qui est le
nôtre, il ne suffit toutefois pas de croiser des méthodes déjà consti-
tuées au sein des cloisonnements disciplinaires (selon les mots d’or-
dre traditionnel de pluri-, d’inter-, ou même de transdisciplinarité),
mais d’inventer des méthodes inédites qui fassent apparaître l’unité
profonde (et profondément in-disciplinaire) des nouages que les
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Vingt et unième siècle
Tandis que se répandent dans les médias des appropriations
primaires et stéréotypées des « Lumières », réduisant la « Moder-
nité » à une opposition simpliste entre la citoyenneté égalitaire
rêvée par Jean-Jacques Rousseau et le marché libre inspiré d’Adam
Smith, entre l’étatisme jacobin et le moralisme kantien, il nous
semblait important d’inviter des « spécialistes » du 18e siècle à
mobiliser leurs connaissances précises de cette époque pour faire
voir quelques-unes des nuances, des richesses, des contradictions
et des complexités qui en travaillent la pensée et les pratiques
institutionnelles. Présenter les Lumières et « la modernité occi-
dentale » comme signifiant « le triomphe de l’individualisme »
ou, au contraire, faire remonter au « jacobinisme » l’émergence
des étatismes « totalitaires », c’est en effet à la fois s’appuyer sur
quelques évidences difficilement contestables et risquer de per-
pétuer un aveuglement éminemment dommageable. En ne
prenant en compte qu’une seule face des racines idéologiques
26 Yves Citton & Laurent Loty
de notre modernité (qu’il s’agisse de sa face d’individualisme
menant à une « déliquescence du tissu social » ou de sa face de for-
mation institutionnelle des consciences individuelles), on s’empê-
che généralement de mesurer les modes particuliers d’agencement du
singulier et du collectif qu’imaginent et que commencent à mettre
en pratique les hommes et les femmes du 18e siècle. Les pensées
prétendument « individualistes » des Lumières nous invitent en
effet non seulement à valoriser notre individualité, ainsi que la
liberté qui est la condition de son développement : du même mou-
vement, elles nous appellent également à concevoir (et à conso-
lider) un commun qui nous constitue comme sujets humains (à
travers des notions comme l’intérêt général, l’« humanité » ou la
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Yves Citton
Université de Grenoble et umr LIRE – CNRS 5611
Laurent Loty
Centre de recherches historiques de l’ouest
(CERHIO, UMR 6258, CNRS et Université Rennes 2)