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6 Bétir habiter vivre Comment hormnes et zeta, construisent-ils leur demenze dans le monde? En pattie autobiographique. ce chapitre Gécriz les cfionts que j'ai entrepris au cours de ces demiéres amides pour livrer une explication satisfzisame Ges reiacions entre Jes hommes et leurs envirommements'. Navant pes encore trouvé de réponses définitives aux questions qui | mobsédent, et ne sachant pas si je les troeverai mm jox ce chapitre est done pour Vheure inachewé. Em rec _ sil’une des principales conclusions de mon propes me | conduit 4 affirmer que les prétendues «fins» ou «buts» _ sont semblables 4 des points de repére dans un wowrees. cela s’applique 4 ma réflexion et 2 mes textes amant qua toute autre activité humaine dans le monde. II est essex- tiel de garder en mémoire que la vie ne commence ni ne finit en un point donné, mais qu’il s’agit d’un processus | ontinu, C’ est pour cette raison que les environnements | “ont en évolution et en construction constantes. Dans ce __ l€xte, je m’interroge sur les implications de cette idée, saz la maniére dont elle pourrait nous aider 4 comprendre les ‘essemblances et les différences dans la maniére cont les “tes humains et les autres animaux créent leurs enviroa- ts. Je m’intéresserai notamment 4 la signification de ne texte a paru pour la premiére fois dans Shifting eee Wformations in anthro je éd. par Marilyn s opological knowledge, €d. pat * ? Londres, Routledge, 1995, p, 57-80. eee cae filiew animal et milieu humai, 204 M umain architecture, ou a cette partie de Venvironnement que Pon appelle généralement le « biti». : : Au cours de ces deriéres années, mes idées ont subj un changement radical. J’adoptai tout d’abord une posi- tion qui était — et est toujours — assez conventionnelle en anthropologie: les étres humains habitent des mondes dis- cursifs de significations culturellement construites et pro- jettent ces mondes sur Ie substrat d’un milieu physique continu et indifférencié. Si quelque chose me distinguait de mes collégues, au moins en anthropologie sociale, c’était ma volonté de dégager clairement les implica- tions de cette position concernant la distinction entre étres humains et animaux non humains, J’étais persuadé que les modéles mis au point par les écologistes et les biologistes de I’évolution, pour expliquer les relations entre les orga- nismes et leurs environnements, s’appliquaient aux étres humains comme aux autres espéces, mais il me semblait également évident que ces modéles ne laissaient aucune place a ce qui semblait étre Ja caractéristique Ja plus remar- quable de l’activité humaine: ’intentionnalité, Pour moi, 1¢6 intentions humaines étaient constituées par le domaine intersubjectif des relations entre personnes, qu’il fallait dis- tinguer du domaine au sein duquel les étres humains, en ei qu’ organismes biologiques, entraient en relation avec Pautres “ements de leur environnement naturel, J’en vin 2insi affirmer que la vie humaine se déroulait simultané- ment dans deux domaines - un domaine social de relations cnr et i domaine écologique de relations Iinteraction entre coun ig étant dés lors de comprendre IALRS Qua jemy'dea vei (Ingold 19864, p. 9). 7 raivonnables — les ther ' ur deux prop ositions este Vintentionnalité ouverne Faction ete eae Vai face 4 une conclusi action humaine ~, je me retrou- on totalement déraisonnable: ala pur habiter vivre ws gifférence des autres animaux, les tres humains menaient yne existence a plusieurs niveaux; ils vivaient en partie dans la nature, et en partie en dehors; ils étaient en partie organisme, en partie personne; en partie corps, en partie esprit. Je me retrouvai done dans la position d'un inréduc- tible dualiste cartésien, ce qui n'est Peut-étre pas si surpre- nant lorsque l’on sait que la division du travail intellectuel entre les sciences naturelles et les sciences humaines — et entre [’anthropologie biologique et Panthropologie socio- culturelle — repose sur une fondation cartésienne, Je sentais que quelque chose clochait: comment pouvions-nous com- prendre notre engagement créatif dans le monde a la seule condition de nous placer 4 l’extérieur de ce monde? Je finis par me rendre compte que ce probléme anthropologique exigeait plus qu’une simple solution anthropologique: il nous fallait repenser entiérement notre vision des orga- nismes et de leurs relations 4 leurs environnements; en somme, nous avions besoin d’une nouvelle écologie. Crest dans le but d’élaborer cette nouvelle écologie que j’ai mené mes recherches. . Afin d’y parvenir, je me suis inspiré de trois sources. Tout d’abord 1a biologie, et plus précisément les recherches une poignée de chercheurs courageux ~ essemtiellement des biologistes du développement - qui ont oe eur ter I’hégémonie de la pense néo-darwinienne sins discipline (e.g, Ho & Saunders 1984, voir auss! CviM 1985), Puis ce que I’on appelle la «psycheloett nadie sique», une approche de la perception et de gui domine Calement opposée a Ja tendance cogitivite s ii aujourd’hui la psychologic (Gibson ee Oem Carello 1981), Enfin, des textes philosophiaues &© 0 ilité Phénoménologique. essemtellement est iene. artin Heidegger (1978 [1954]) et de Matt onty (2001 419454), Bien qu’elles 5¢ 50!” | j Milieu animal et milieu humain 206 indépendamment et au sein de disciplines différentes - la biologie, la psychologie et la philosophie = C88 trois approches partagent de nombreux points badapmaraps Sije ne peux les examiner dans le détail pour 1 instant, Je vou- drais toutefois mettre l’accent sur deux points appelés 4 jouer un rdle central dans mon propos. Tout d’abord, ces trois approches renversent le primat qui a été accordé a la forme sur le processus tout au long de I’histoire de la pen- sée occidentale. La vie, dans cette perspective, n’est pas la manifestation d’une forme préexistante mais le proces- sus méme au sein duquel la forme est engendrée et préser- vée. Deuxiémement, ces trois approches se focalisent sur «l’agent-dans-son-environnement», ou sur ce que la phé- _ noménologie appelle «1’étre-au-monde», par opposition "Al idée d’un individu autonome qui se confronterait 4 un monde présent «dchors», En bref, elles affirment que c’est en étant habité, et non en étant assimilé a une spécification de conception formelle, que le monde devient un environ- nement significatif pour les hommes. Je désignerai désormais cette position sous le nom de «perspective résidentielle», par opposition a la position plus Conventionnelle qui sera mon point de départ, et que Je nommerai «perspective constructiviste». L’évolution de ma propre réflexion m’a conduit 4 délaisser la seconde pour adopter la premiére. Pour décrire cette évolution, je commencerai Par examiner la premiére de ces deux pers- Pectives et ses implications sur notre maniére de com- veuple ie eomiveilen de notre environnement bati. Puis dure perspective idee en lieu et place, Padoption Jes consequences i conte le. Enfin, Je m’interrogerai sur ¢ transition — d’une perspective constructiviste 4 une perspective résidentielle — pour notre conception de l’architecture, a patir habiter vivre 1 construire des environnements et fabriquer des mondes Nous pouvons exposer notre probléme initial par la jux- taposition de deux affirmations : la premiére sera familiére ux lecteurs d’anthropologie, la seconde beaucoup moins. ‘Lhomme, a déclaré Clifford Geertz, est un animal sus- endu dans des toiles de signification qu’il a lui-méme tis- sees» (Geertz 1973, p. 5). Cette phrase nous laisse penser que les animaux non humains ne sont pas suspendus. Les araignées tissent des toiles, auxquelles ailleurs elles se suspendent, mais leurs toiles sont des objets tangibles; elles y attrapent des mouches et non des pensées. Mais lisez désormais ce passage extrait d’un merveilleux texte, peu connu, de Jakob von Uexkiill, Milieu animal et milieu humain: «Comme une araignée fait avec ses fils, chaque sujet file ses relations en propriétés déterminées des choses, et les entretisse en une solide toile qui porte son existence» (von Uexkiill 2010 [1934], p. 48). Cependant, les sujes dont parle von Uexkiill ne sont pas simplement humains : pas méme nécessairement proches des humains; i al mence d’ailleurs sa promenade avec une tique ee ote Si, comme cela semble étre le cas, les propos oe eee sur ’humanité s’appliquent également aux ee des qui permet de distinguer les environnements environnements non humains? Méme si I’on pourrait dire, av (2006 [1978}), que les étres humall question suivante: de mondes, cela ne fait que soulever la q ee fabrication Qu’est-ce qui distingue les actes humains Sau wn fu monde des processus par lesa Ms Crest cette ques- humains fagonnent leur environnement signification de tion qui m'a conduit & m’intéresse avec Nelson Goodinan sont des fabricants ra ws Milieu animal et milieu humain [environnement bati ~ non a ce que signifie un environ. nement bati, mais 4 ce que signifie «dire qu’un environne. ment est biti». Comment distinguer un environnement bat dun environnement qui ne l’est pas ? Dans un texte publié en 1990, Denise Lawrence et Setha Low soutiennent qu’un environnement est bati dés lors qu’il y a« transformation physique de Penvironnement naturel suite a une construc. tion humaine, qu’il s’agisse d’une maison ou d’une ville» (Lawrence & Low 1990, p. 454). Voila qui est trés bien, mais pourquoi les produits d’une activité de construction humaine devraient-ils étre, par principe, différents des constructions des autres animaux ? Ou pour poser la ques- " tion autrement: de quel droit identifions-nous généralement ~ L'artificiel avec ce qui est construit par ’homme? Et oi, dans un environnement qui porte l’empreinte de V’activité humaine, pouvons-nous fixer des limites entre ce qui est et ce qui n’est pas une maison, un batiment ou une ceuvre architecturale (Pearson & Richards 1994, p. 2)? Mes premiéres tentatives pour répondre a cette ques- tion reposaient toutes sur une distinction cruciale, qui me semblait alors assez évidente, entre le modéle et l’exécu- tion. L’argument se présentait 4 peu prés ainsi; imaginez la - coquille d'un mollusque, la hutte d’un castor ou une maison humaine. Toutes ont été considérées, A une époque ou a une autre, comme des ceuvres architecturales. Certains auteurs limitent l’architecture a la maison, d’autres prennent €g2- lement en compte la hutte ~ comme exemple d’archi- tecture animale (Von Frisch 1975) — tout en excluant la coquille, d’autres enfin considérent que toutes trois étaient des formes architecture. Attachée au corps du mollusque, la Coquille est généralement exclue; or, pour qu’une chose soit considérée comme un artefact, elle doit étre détachée du corps. L’on suppose que la Coquille se contente de «s¢ développer», sans que le Mollusque puisse jouer ou ait oS Batir habiter vivre 29 besoin de jouer le moindre Tole dans ce Processus. Le cas- tor, en revanche, tavaille dur pour Construire sa hutte; la hutte est un produit de Vactivité du Castor, tout comme la maison est un produit de lactivité de ses constructeurs humains. Diverses par leurs formes et leurs degrés de com- plexité, ces constructions ne sont pourtant pas si différentes (voir figure 6.1). Devrions-nous alors conclure que la hutte est construite par le castor de la méme maniére que la mai- gon est construite par l’homme? A cette question, je répondais alors par la négative (Ingold 1986°, p. 345-346; 1988, p. 90). Ou qu’ils vivent, les castors construisent les mémes types de huttes, et autant que je sache, il en a toujours été ainsi. Les étres humains, en revanche, construisent différents types de maisons, et méme si certaines formes architecturales se sont mainte- nues sur de longues périodes, il est également évident que ces formes ont subi des changements historiques significa- tifs. Je soutenais que la différence entre la hutte et la mai- son repose non sur la construction de la chose elle-méme mais sur l’origine du modéle qui gouverne le processus de construction, Le modéle de la hutte fait partie du méme programme qui gouverne le développement te one corps du castor. Le castor n’est done pas plus soar ke teur de la hutte que le mollusque west le “ net vo. coquille. Il n’est que l’exécuteur dun Se oo mporte~ lué, en méme temps qné le OTP E variation et de ment du castor, @ traver! Mt Pom Je castor — sous sélection naturelle. En d’autres termes hte sont tous sa forme extérieure, phénotypique ~ énotype sous-jacent. deux des «expressions» d'un méme & énotype étendu» : , 4 de «phénotype ¢| A Richard Dawkins a forge le igus qui se situent au-dela a eompe ie ron ott e sens, la hutte fait partie du du corps de ’organisme; en ¢ > Phénotype étendu du castor. Figure 6.1 Architecture animale et architecture humaine. p. 133). (b) Plan et élévation dune mai: ) Plan ison d i (d’aprés Mauss & Beuchat 1999 19041905) 6 420). (a) Plan d @) le base d'une hutte de castor (d’aprés Morgan 2010 [1868], patir pabiter vivre / ota es étres humains, en revanche, sont 4 l’origi estates ais suas cn vers un processus de décision et de sélection intentionnell qidées- Comme Ya écrit Joseph Rykwert, «a la difference ges constructions animales, méme les plus élaborées, la construction humaine implique toujours et nécessait décision et choix; elle implique donc un projet» (Rykwert 1991, P- 56). Je soutenais moi-méme que c’est 4 ce: projet e nous faisions référence lorsque nous affirmions qu'une maison est fabriquée, et non seulement construite. J’en vins meme a étendre cet argument au domaine de la construction outils, et a critiquer les chercheurs étudiant le comporte- ment animal lorsqu’ils affirmaient que partout of des objets sont explicitement modifiés ou construits pour un usage futur, nous pouvons dire que des outils sont fabriqués. Je pré- tendais au contraire qu’ils ne sont fabriqués que lorsqu’lls sont construits dans V’imagination avant d’étre reéalisés dans la matiére (Ingold 1986*, p- 40-78). Mais si l'essence dela fabrication repose sur la paternité consciente du modéle qui la gouverne, ou pour le dire autrement, sur la construction préalable d’un projet, les choses peuvent étre fabriquées sans subir la moindre transformation physique. Imaginez que vous devez frapper un clou mais que vous pravez pas de marca En regardant les objets qui vous entourent, vous choists- sez délibérément le plus adapté 4 votre but: il doit bare dur avoir une surface plate, tenir dans Ja main, ete. V on oe Sez alors une pierre approprie. En faisant ee hi i avez est «devenue un marteau dans Vore esprit, et VOUS nn attribué une «fonction de marten Sans Paltéret, en . nat avez fait un marteau', De la meme manierey une grote Pe 1, En décrivant le Eo lesen Comme des «utilisateurs de choses ~ ee es pequicrt 200 Acapacité humaine du rd sade dis objets “FS gee lement une aptitude & extraire les quails j a 22 Milieu animal et milieu humain @tre amenée a servir de maison, une étendue de terrain plate et dénudée de piste d'atterrissage, ou ume baie abritée de port Pour désigner ce genre de situations, J al choisi le terme de cooptation. Pour devenir un marteau, il a fallu que la pierre soit cooptée plutdt que construite. Il existe donc deux types de fabrication: l'une passe par la cooptation, et l'autre par la construction. Dans 1a fabrication par cooptation, I’uti- lisateur associe dans son esprit un objet déja existant 4 Vimage conceptuelle d’un usage futur. Dans la fabrication par construction, ce procédé est inversé, dans la mesure ot Lobjet est physiquement remodelé pour se rapprocher le plus ~ possible de l’image préexistante. I me semblait que histoire des choses — des artefacts, de l’architecture et des paysages — pouvait étre comprise en termes d’étapes successives, alter- nées, de cooptation et de construction. Nous tirons profit du moindre objet de notre environnement qui puisse nous aider Aatteindre nos objectifs, puis nous modifions ces objets pour les adapter a notre propre modéle, afin qu’ils puissent ser- vir ces objectifs avec davantage d’efficacité. Mais en méme temps, nos objectifs — ou exigences adaptatives — eux-aussi _ changent, de sorte que les objets modifiés sont par la suite Cooptés 4 d’autres projets dans I’accomplissement desquels ils se révélent utiles, et ainsi de suite. Un modéle identique aété appliqué a l’explication de I’évolution des organismes son lui-méme I’utilisa dans son livre sur les orchi- coasts [1862], p. 329). Pour adopter les termes isons me ‘le sn Lay Gould et Elizabeth Viba (1982), laptées 4 un objectif peuvent étre pitir habiter vivre 213 eraptees aun autre objectif, avant de subir de nouvelles adap- ‘ons, mais seulement pour étre une nouvelle fois exaptées rguttes objectifs... La seule difference, c’est que dans le cas de yévolution organique, la sélection impliquée est naturelle {non intentionnelle (Ingold 1986, p. 200-202), C’est en cherchant un moyen d’exprimer ces idées que ve suis tombé sur les écrits de Jakob von Uexkiill, aristo- crate estonien et figure fondatrice dans les domaines de péthologie et de la sémiotique, auquel j’ai déja fait réfe- rence en évoquant Milieu animal et milieu humain, livre publié pour la premiére fois en 1934, Contestant la biologie mécaniste de son époque, von Uexkiill affirmait que le fait de traiter l’animal comme un simple assemblage d’organes sensori-moteurs revenait a occulter le sujet qui utilise ces outils comme des organes de perception et d'action: «En revanche, celui qui estime encore que nos organes sen- soriels servent notre percevoir et que nos organes moteurs servent notre agir, celui-la ne verra pas dans les animaux une simple structure mécanique, il y découvrira en outre le machiniste, lequel est autant installé dans les organes que nous le sommes nous-mémes dans notre corps. Mais alors il "appre i i bjets, n’appréhendera plus les animaux comme de simples objets i 4 ivité essentielle consiste & mais comme des sujets dont I’acti ¢ ‘ oP qu'un sujet pergort devient percevoir et a agir [...]. Tout ce . a it nde actan- sonmondeperceptif, et tout ce qu’il produit son monde act tiel. Monde perceptif et monde actantiel et une unité close: le milieu» (von Ueskill 2010 (1954) P. °° Pour von Uexkiill, I’ Umwelt - ¢’e ‘el qu’il se constitue & travers la vie 4 Mal spécifique — doit étre clairement @! Tonnement, terme par lequel il désigna! 4 animal tel qu’il se manifeste & un obs 'ndifférent. Nous autres étres humains ne distingué de Penvi- t le milieu naturel ervateur humain pouvons entrer dire le monde | | uotidienne d'un ani- | 214 Milieu animal et milieu humain directement dans I’ Umwelten d’autres créatures, méme si une étude minutieuse peut nous permettre d’imaginer ce 4 quoi ils ressemblent. Mais l’inverse ne tient pas: un ani- mal non humain, parce qu’il ne peut détacher sa conscience de sa propre activité quotidienne, parce qu’il est toujours immergé dans son propre Umwelt, ne peut voir les objets tels qu’ils sont en eux-mémes. Pour l’animal, I’environne- ment — concu comme le domaine des « objets neutres » — n’existe pas (Ingold 1992, p. 43). Vers la fin de son texte, von Uexkill invite ses lec- teurs 4 imaginer la diversité des habitants d’un chéne. Il y ale renard, qui a construit sa taniére entre les racines; la chouette, qui perche dans les fourches de ses branches ‘Puissantes ; lécureuil, pour qui il offre un véritable dédale d’échelles et de tremplins; la fourmi, qui fourrage dans les replis et les escarpements de son écorce; le scarabée perce- bois qui pond et nourrit ses ceufs sous I’écorce, et des cen- taines d'autres habitants (voir figures 6.2 & 6.3). Chaque créature, par le simple fait de sa présence, confeére a arbre - — ow a une partie de l’arbre — une qualité ou une fonction particuliére: abri et protection pour le renard, support pour la chouette, lieu de passage pour I’écureuil, terrain de chasse pour la fourmi, lieu de ponte pour le scarabée. Le méme arbre occupe donc une place différente au sein des Umwelten respectifs de ses divers habitants. Mais il n’a aucune exis- tence en tant qu’arbre pour aucun d’entre eux (von Uexkiill 2010 [1934], p. 158-162), Imaginez maintenant le forestier, qui mesure l’arbre pour donner une estimation du volume de bois qu’il fournira. Pour lui, l’arbre est avant tout une source de matiéres premiéres dont il faut tirer profit, alors que pour un petit enfant — j’emprunte une nouvelle fois exemple von Uexkiill (2010 [1934], p. 156-157) — il semble vivant et parfois méme effrayant. Ces différentes perceptions ne sont toutefois pas liées, comme c’ est le cas pour les animaux non Ficure 6.2 . 2010 {1934}. P- 15% Renard, chouette et chéne, d’aprés vo" illustrations de G.Kriszat. Vexkilll F patir habiter vivre 217 pumains, au modus operandi de ¥° : . dont les étres humains oii ee maniére sur ce qu’ ils sont, mais sur leurs propres eancertiors et, pas sibilités existenticlles. Et ces possibilités ne sont Time Pos- par le pouvoir de l’imagination. S que C’est sur ce point que Teposait alors selon moi la diffé- rence essentielle dans la maniére dont les animaux humains et les animaux non humains se suspendent a des «réseaux de signification». Pour le non-humain, le moindre fil de la toile est une relation entre la toile et un objet ou une caractéris- tique de l’environnement, une relation établie par sa propre immersion dans le monde et par les orientations corporelles qu’elle implique. Pour |’étre humain, en revanche, le réseau ~et les relations dont il est tissé — s’inscrit 4 un autre niveau, celui des représentations mentales, et forme un ensemble complexe de significations qui couvre l’intégralité du monde des objets environnementaux. Alors que pour l’animal non humain ces objets sont immédiatement utilisables, pour les @tres humains ils sont avant tout de simples phénoménes auxquels il faut assigner un usage. Le renard découvre un abri dans les racines d’un arbre, mais le forestier ne voit du bois que dans son esprit, et il doit faire en sorte que cette teprésentation s’accorde 4 sa perception de Yobjet corres- : pondant — l’arbre — avant d’agir. Ou pour prendre un autre ' exemple, suggéré par Maurice Bloch, une parcelle de terre : briilée existe en tant qu’image dans I’esprit de Thorticule teur, qui doit la faire correspondre 4 une parcelle de forét encore intacte avant de la transformer en champ heer 1991, p. 187). En tant que représentations ase ns et la parcelle de terre brilée appartiennent 1oi8 ne | «mondes intentionnels» (Shweder 1990, p. 3 a etl ‘ ar Ficure 6.3 de Phorticulteur; en tant que phénoméness | can 3 Fourmi, scarabée perce-bois et chéne, 4’, 7 44 Celle de terre aj yartiennent 4 Penvironnement physique des p. 160-16 lustations de Roe tS Yo" VEN 2010 [1298 «objets neutress Dans les textes anthropologiques comms a 218 Milieu animal et milieu humain dans ceux d’autres disciplines académiques, ona pris ’habi- tude de séparer ces deux mondes, celui des valeurs et des buts humains d'un coté, celui des objets physiques de I autre, en les désignant respectivement par les termes consacrés de texte écrit en 1987, je concluais nature et culture. Dans un te hen i. en affirmant que «la fabrication est équivalente a la structu- ration culturelle de la nature; il s’agit d’imprimer un modéle idéal sur le monde matériel des choses» (Ingold 1989, p- 506). Je dois admettre que cette affirmation est devenue pour moi une source d’embarmas considérable. La perspective constructiviste Ama décharge, je dois dire que cette position a été défendue d’une maniére ou d’une autre par la plupart des anthropologues dans le contexte d’une confrontation avec des chercheurs qui étudiaient le comportement animal et dont les théories ne laissaient aucune place 4 l’agentivité ou 4 l’intentionnalité, si ce n’est comme épiphénoménes d'une prédisposition innée'. J’ai désigné cette position par le terme de «perspective constructiviste », et je souhaite- rais désormais l’examiner dans le détail a travers les tra- vaux d’autres anthropologues. Prenons une nouvelle fois exemple de Geertz, qui affirme que la culture — ou en tout cas cette forme de culture que l’on considére comme la principale caractéristique de -humanité — consiste 4 «imposer a la réalité un cadre arbitraire de signification symbolique» (Geertz 1964, p. 39). Par réalité, Geertz entend ici le monde extérieur de la nature, envisagé comme une source de matiéres premiéres et de sensations destinées _L. Les éthologues n’excluent Puisse étre intentionnel. Mais il causes proximales d’actes dor dances ou des dispositions in: évidemment pas que le comportement s soutiennent que les intentions sont les nt les causes ultimes reposent sur des ten- staurées par la sélection naturelle. . i ivre par habiver Vr 219 , givers projets de construction culturelle. Il s’en suit que “on distingue habituellement environnement rée/ tel qu’il m manifeste indépendamment des sens, et l’environne- ment perc tel qu’il est reconstruit dans l’esprit & travers organisation des données sensorielles, suivant des sché- mas cognitifs acquis. Nous pouvons mentionner d’autres 0 ositions qui découlent de cette méme distinction: popposition entre «étique » et «émique» ou celle entre qopérationnel > et «cognisé » Ces oppositions reposent toutes sur une séparation imaginaire entre le monde et V individu qui le pergoit, une séparation telle que celui-ci doit reconstruire le monde dans son esprit avant d’y inves- tir Ja moindre signification. Voila essence de la perspective constructiviste: les mondes sont fabriqués avant d’étre vécus, ou, pour le dire autrement, les actes d’habitation du monde sont pré- cédés par des actes de fabrication. Un bon exemple de cette approche vient de I’introduction du livre de Maurice Godelier, L’Idéel et le matériel (1984). Dans ce texte, Godelier s’interroge sur la traduction adéquate des termes marxiens de Grundlage et Uberlau, généralement tra- duits par «infrastructure » et «superstructure». Tl compare l'Uberlau une construction: «L’ Uberlau est la construc tion, I’édifice qui s’éléve sur des fondations, Grundlage. Or c’est dans la maison que !’on vit et non dans ses fonda- tions» (Godelier 1984, p. 16). Les étres humains habitent done les diverses maisons de la culture, elles-memes pre- érigées sur le fondement universel de la nature ~ qui com- Prend les universaux de la nature humaine. Pour prendre un autre exemple, je voudrais me tourner vers le livre de Pers Wilson, The domestication of the human species (1988). Dans ce livre, Wilson soutient que le véritable tonrnatt de evolution sociale de Phumanité se situe au moment 0 les hommes ont commencé & vivre dans des maisons. \ eagnpar treme f Pe Milieu animal et milice hunay 220 in s, cela correspond a la di sion entre chasscurs. En gros, agricultcurs et citadins de Pautre rs dun cote, et al curs-cucilleurs, éerit Wilson, vivent dans un, es cl a et les lignes « te srehitectral minimal, et les lignes qu contente 2 nature sont a peine vi venace domestique de kt ee 7 ee aeités «vivent cn revanche dans un environnement architecturatement modifié», ils habitent des maisons ct des villages relativement stables, des struc. tures qui — meme lorsqu’elles sont abandonnées — laissent ¢ quasiment indélébile dans le paysage. En subs- Wilson distingue les sociétés avec architecture des ‘une tra tance, ns architecture, sagit dune généralisation osée, et comme toute néralisation de ce genre, elle offre une cible facile pour e réfutation empirique. Mais telle n’est pas mon inten- ion, J'aimerais plutot attirer Pattention sur les présuppo- impliqués par la distinction entre ce que nous appelons Un «environnement architecturalement modifié» et ce que nous appelons simplement la «nature», Car ¢’est sur cette distinction que repose toute 'argumentation de Wilson. Or une objection me vient immédiatement a lesprit. Il est évident que la disposition et les propriétés physiques d°un campement de chasseurs-cucilleurs peuvent étre trés diffé- rentes de celles d’un village permanent. A titre d’exemple, comparez le plan du village des Pygmées Mbuti d’Apa Lelo, dans la forét d'Ituri de actuelle République démo- cratique du Congo (voir figure 6.4), avec les plans d'un ancien village mésopotamien sur le site de Tell es-Sawwan (Voir figure 6.5). Dans le premier cas, la structure spatiale du peuplement est décousue, informelle, marquée par le hone saan -elations interpersonnelles entre clans, pacls, eéométrique " ‘ cette structure est com contraintes assez stri Sulicre, et elle semble imposer des ctes a I’établissement des personnes Apa Lelo Changements dans les formes des huttes indiquant des amitiés et des inimitiés personnelles La ferme s'en va et cconstait une nouvelle hharte A Parrivge du ls dela soe de son mati © = Jour! OY Fei © * Jour? & = Jour3 © = Jour Le foyer nase te 12° jc i onstruite te 2 meee enue lahatte «signe Trocrapee le Sur fe dans te camp sevvebaie gets Famvée de Cit Ficure 6.4 ‘ 3 Camp pygmée Mbutid°Apa Leto, @'aprés Turnbull 1965, ps 387. gg ———eeE-”-—<“

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