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"Nous savons, nous, que nous ne sommes ni des hommes universels, ni des demi-dieux, que nous

sommes loin de tout connaître, tout comme le commerçant moderne qui n'a point dans l'esprit les

caractéristiques et les prix de tous ses articles. Mais nous avons cette supériorité que nous sommes

en mesure de procurer rapidement aux enfants les réponses et la documentation qu’exigent leur désir

de s’instruire et leur curiosité."

Cette déclaration sonne résolument moderne, n’est-ce pas ? Pourtant, elle date de 1938 ! [1]. Rien

donc de très nouveau lorsque nous affirmons que l’enseignant n’est pas  le vecteur unique de

transmission de la connaissance. Un des axes de la pédagogie Freinet repose en effet sur l’accès des

élèves aux documents.  Comment Célestin Freinet a-t-il introduit cette démarche qui intéresse au plus

haut point les enseignants documentalistes que nous sommes ?

Contexte historique

Célestin Freinet est un Provençal qui a fait le choix de l'enseignement très tôt : les études qu'il a choisi

de suivre l'ont conduit en ligne directe vers les salles de classes. Mais, on peut dégager au moins deux

éléments majeurs qui l'ont amené à une réflexion originale, en marge des pratiques traditionnelles de

l'Ecole de la République.

Célestin Freinet a été profondément marqué par l'expérience de la guerre de 14. L'abomination des

combats de tranchées, sa blessure au Chemin des Dames en 1917, le spectacle inhumain de la folie

guerrière l'ont amené à aspirer à une nouvelle société, mue par des valeurs humanistes, qui ferait de

cette guerre bel et bien la der des der. Mais comment une nouvelle société peut-elle naître ? L'avenir

est entre les mains des nouvelles générations : il faut donc les éduquer autrement, l'école en a la

responsabilité. Mais pour éduquer le peuple en vue de le faire progresser, il faut de nouvelles

méthodes plus efficaces qui permettraient aux futurs citoyens de rejeter les élans guerriers, le

colonialisme et autres dérives de ce temps.


Son constat n'est évidemment pas d'une très grande originalité : le début du 20ème siècle, et c'est là

le second élément majeur qui influera sur l'instituteur, est une époque où la réflexion pédagogique est

très vivace : on parle d' »éducation nouvelle ». Les promoteurs de l'éducation nouvelle prônent les

méthodes actives, pour que l'élève participe à sa propre formation. Le pédagogue doit tabler sur les

centres d'intérêt de ses apprenants, favoriser l'esprit d'exploration et de coopération. Les

apprentissages ne se circonscrivent pas aux domaines intellectuels et artistiques mais aussi aux

champs de l'éducation physique, manuelle et des savoir-être. Ces notions ne sont pas étrangères aux

lecteurs de la rubrique du "Personnage du mois" de Savoirs CDI : en effet, Marie-France Blanquet lui

avait consacré de nombreuses lignes à l'occasion de son article sur John Dewey tenant de

l'apprentissage par l'action [2]. Au nom de John Dewey, nous pourrions ajouter ceux de Maria

Montessori, Johann Heinrich Pestalozzi et Anton Makarenko, autres pédagogues qui étaient au centre

de la révolution « des écoles nouvelles » que l'Europe, les Etats-Unis et l'Union soviétique ont vu

fleurir au moment où Freinet constituait en France les bases de sa réflexion.

Ce bref tableau serait incomplet si nous omettions un autre élément historique : la fin de la Première

guerre mondiale, c'est aussi le temps de la Révolution russe et les espoirs qu'elle fit naître chez ceux

qui,  comme Célestin Freinet, adhéraient à la pensée communiste. Pour la Russie, la guerre de 14 et la

guerre civile qui a menacé la Révolution jusqu'en 1923, date de la défaite complète des armées

blanches, ont entraîné un drame social majeur : des milliers d'enfants, orphelins, étaient livrés à eux-

mêmes. Cela a représenté un défi pour la Révolution et le projet de création d'une société nouvelle, en

adéquation avec les principes exposés par Lénine. C'est dans ce contexte que des pédagogues tel

Anton Makarenko et Nadjeda Krouspkaïa (l'épouse de Lénine !) ont mis en oeuvre de nouvelles

méthodes pédagogiques.

En 1925, Célestin Freinet n'hésita pas à aller rencontrer Nadejda Kroupskaïa en Russie, sur ce champ

d'expérimentation grandeur nature riche de défis et de perspectives extraordinaires.

Ce voyage illustre par ailleurs le désir constant de Freinet d'échanger pour construire des nouvelles
méthodes qui se baseraient sur la réflexion et les expérimentations de novateurs, avides comme lui de

pédagogies novatrices.

Aujourd'hui Célestin Freinet jouit de la faveur générale, mais il a dû batailler avec opiniâtreté face à

l'opposition de notables locaux, qui s'inquiétaient des nouvelles méthodes ! La campagne menée à son

encontre aboutira en 1933 à son déplacement d'office de l'école publique de Saint-Paul-de-Vence. Il

quitte à regret l'école publique et fonde alors une école privée près de Vence, le Pioulier où il met en

oeuvre ses  innovations pédagogiques et poursuit sa réflexion et ses échanges. Cela débouchera en

1947 sur la création de l’Institut coopératif de l’école moderne (Icem, 1946) dont le rayonnement s'est

étendu par delà les frontières de la France.

Les piliers de la pédagogie Freinet

« Toute méthode est regrettable qui prétend faire boire un cheval qui n’a pas soif. Toute méthode est

bonne qui ouvre l’appétit de savoir et aiguise le besoin puissant de travail.  » (Les Dits de Mathieu,

1959).

La pédagogie Freinet n'est pas qu'affaire de méthodes. C''est une refondation de l'école : le savoir ne

naît pas à l'école, mais il provient de la vie quotidienne et de l'intelligence sociale. Elle est donc

centrée sur l'enfant. C'est pour cela que la théorie, outre qu'elle se nourrit de la réflexion productive

de son temps, se développe de façon pragmatique au contact même des élèves : Freinet observe,

analyse le comportement de ses élèves. En ce sens,  il se distingue - s'éloigne ? - des théoriciens

pionniers de l'éducation nouvelle :  « La libération pédagogique sera l'œuvre des éducateurs eux-

mêmes ou ne sera pas. », disait-il.

Principes

 La coopération dans l'apprentissage. Ce choix pédagogique est aussi un choix politique et

social. La coopération implique la gestion du travail  : répartition des responsabilités, élaboration de

règles de vie et de travail, régulation des conflits.


 Le tâtonnement expérimental : les élèves émettent des hypothèses personnelles, les vérifient

par une phase action-essai  et ainsi la connaissance se construit. Une hypothèse erronée est

abandonnée ou bien remplacée par une autre. Une hypothèse peut être implicite et non verbalisée.

Les situations d'apprentissage sont ancrées dans la réalité :  elles sont vraies et problématiques.

 Expression et communication : entretiens, textes libres, expression corporelle et artistique.

L'école doit permettre l'épanouissement de l'enfant et l'expression de ses pensées.

Ces principes découlent de l'observation d' "invariants pédagogiques", que le militant avant la lettre

des droits des enfants a listés au nombre de 30 en 1964.

Les invariants pédagogiques

01. L'enfant est de la même nature que nous.

02. Etre plus grand ne signifie pas forcément être au-dessus des autres.

03. Le comportement scolaire d'un enfant est fonction de son état physiologique, organique et

constitutionnel.

04. Nul - l'enfant pas plus que l'adulte - n'aime être commandé d'autorité.

05. Nul n'aime s'aligner, parce que s'aligner, c'est obéir passivement à un ordre extérieur.

06. Nul n'aime se voir contraint à faire un certain travail, même si ce travail ne lui déplaît pas

particulièrement. C'est la contrainte qui est paralysante.

07. Chacun aime choisir son travail, même si ce choix n'est pas avantageux.

08. Nul n'aime tourner à vide, agir en robot, c'est-à-dire faire des actes, se plier à des pensées qui

sont inscrites dans des mécaniques auxquelles il ne participe pas.

09. Il nous faut motiver le travail.

10. Plus de scolastique.

10. bis Tout individu veut réussir. L'échec est inhibiteur, destructeur de l'allant et de l'enthousiasme. 

10. ter Ce n'est pas le jeu qui est naturel à l'enfant, mais le travail.

11. La voie normale de l'acquisition n'est nullement l'observation, l'explication et la démonstration,

processus essentiel de l'Ecole, mais le tâtonnement expérimental, démarche naturelle et universelle.


12. La mémoire, dont l'Ecole fait tant de cas, n'est valable et précieuse que lorsqu'elle est vraiment au

service de la vie.

13. Les acquisitions ne se font pas comme l'on croit parfois, par l'étude des règles et des lois, mais

par l'expérience. Etudier d'abord ces règles et ces lois, en français, en art, en mathématiques, en

sciences, c'est placer la charrue devant les boeufs.

14. L'intelligence n'est pas, comme l'enseigne la scolastique, une faculté spécifique fonctionnant

comme en circuit fermé, indépendamment des autres éléments vitaux de l'individu.  

15. L'Ecole ne cultive qu'une forme abstraite d'intelligence, qui agit, hors de la réalité vivante, par le

truchement de mots et d'idées fixées par la mémoire.

16. L'enfant n'aime pas écouter une leçon ex cathedra.

17. L'enfant ne se fatigue pas à faire un travail qui est dans la ligne de sa vie, qui lui est pour ainsi

dire fonctionnel.

18. Personne, ni enfant ni adulte, n'aime le contrôle et la sanction qui sont toujours considérés

comme une atteinte à sa dignité, surtout lorsqu'ils s'exercent en public.

19. Les notes et les classements sont toujours une erreur.  

20. Parlez le moins possible. L'enfant n'aime pas le travail de troupeau auquel l'individu doit se plier

comme un robot. Il aime le travail individuel ou le travail d'équipe au sein d'une communauté

coopérative.

22. L'ordre et la discipline sont nécessaires en classe.

23. Les punitions sont toujours une erreur. Elles sont humiliantes pour tous et n'aboutissent jamais au

but recherché. Elles sont tout au plus un pis-aller.

24. La vie nouvelle de l'Ecole suppose la coopération scolaire, c'est-à-dire la gestion par les usagers,

l'éducateur compris, de la vie et du travail scolaire.

25. La surcharge des classes est toujours une erreur pédagogique.

26. La conception actuelle des grands ensembles scolaires aboutit à l'anonymat des maîtres et des

élèves; elle est, de ce fait, toujours une erreur et une entrave.

27. On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l'Ecole. Un régime autoritaire à l'Ecole ne
saurait être formateur de citoyens démocrates.

28. On ne peut éduquer que dans la dignité. Respecter les enfants, ceux-ci devant respecter leurs

maîtres est une des premières conditions de la rénovation de l'Ecole.  

29. L'opposition de la réaction pédagogique, élément de la réaction sociale et politique est aussi un

invariant avec lequel nous aurons, hélas ! à compter sans que nous puissions nous-mêmes l'éviter ou

le corriger.

30. Il y a un invariant aussi qui justifie tous nos tâtonnements et authentifie notre action : c'est

l'optimiste espoir en la vie.

Techniques

La classe, organisée en coopérative gérée par les élèves, est une ruche où tous s’activent et travaillent

dur, autour d'activités planifiées : correspondance scolaire, programmation des sorties, entretien du

matériel, du potager, des animaux...

C'est tout un ensemble de techniques pédagogiques originales au service de ses méthodes que Freinet

propose :

 L’imprimerie.  Des  « textes libres » sont choisis collectivement et imprimés par les élèves

pour le journal de classe. C'est souvent à partir de ces textes que vont être traitées des questions de

mathématiques, de physique, de biologie, ou des aspects historiques ou géographiques.

 La correspondance interscolaire

 La coopérative scolaire

 Les plans de travail (sortes de contrats individuels pour chaque élève)

 Les fichiers autocorrectifs (forme d’enseignement programmé par discipline)

 La bibliothèque de travail (dossiers thématiques remplaçant les manuels scolaires à libre

disposition des élèves)

 Le jardin scolaire, l’élevage de petits animaux

 Les ateliers artistiques


Le milieu éducatif s'adapte donc aux besoins des élèves.

Conclusion

Célestin Freinet a marqué l'école de son empreinte, même s'il s'est heurté de front avec les pratiques

pédagogiques traditionnelles à tel point qu'il a dû quitter l'école de la République et fonder son propre

établissement : Le Pioulier. Aujourd'hui le Pioulier, propriété de l'État, est devenue une école publique

expérimentale, inscrite au patrimoine du xxe siècle des Alpes-Maritimes en 1995. Freinet voulait

mettre l'éducation au service de la construction d'une société nouvelle, meilleure : la documentation

tenait une place de choix dans sa vision. Les pédagogues-documentalistes que nous sommes en

restent convaincus.

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