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Introduction
1
Nous remercions Louiza Belhamici, Luisina Bolla, Ochy Curiel, María Luisa Femenías, Sophie
2
https://journals.openedition.org/cedref/679
3
“Playfulness, “World”-Travelling, and Loving Perception”, Hypatia, Vol. 2, n° 2, pp. 3-19, 1987.
En français : https://journals.openedition.org/cedref/684
4
Lié à l’obtention d’un financement CIN (Consejo Interuniversitario Nacional)-USPC (Université
Sorbonne Paris-Cité).
5
https://cedref.univ-paris-diderot.fr/actualites/20172018-perspectives-feministes-decoloniales-
diversite-et-defis
1
particulièrement riche6, nous avons commencé à élaborer nos propres lectures, situées
localement, de ces épistémologies —lectures que nous considérons comme à la fois
transnationales et décoloniales. En effet, loin de constituer une sorte d’oxymoron, le terme
transnational/décolonial pointe la constitution d’un savoir situé (Haraway, 1988) capable
d’entrer en débat avec les théories produites sous d’autres latitudes, dans la complexe
intersection entre la globalisation et la localisation, avec la conscience des rapports de
pouvoir existant, de la circulation inégalitaire des théories et des multiples glissements que
traversent les concepts en quittant leurs contextes de production. Nous avons ainsi tenté de
relever le défi « des savoirs situés et des théories transhumantes » —pour reprendre
l’expression de María Luisa Femenías et Soza Rossi (2011).
Post-colonial ou décolonial ?
Avant d’aller plus loin, dissipons un doute : les approches post-coloniales et dé-
coloniales sont souvent confondues7. Or elles sont bien différentes. Pour le dire de manière
extrêmement schématique, les théories « post » (post modernes, post-coloniales) sont
essentiellement issues du monde académique anglophone, en lien avec le processus
colonial britannique et dans une moindre mesure, français (notamment en Inde et au
Moyen-Orient). Elles sont liées au « tournant linguistique », à la critique du structuralisme
et en bonne partie, du « grand récit » marxiste, et cherchent à mettre en avant la parole et
l’action multiple des « subalternes ». 8 Mais pour reprendre les termes de Ramón
Grosfoguel :
2
commémoration des 500 ans de l’arrivée du premier vaisseau européen dans les Caraïbes.
Tandis que le Vatican et les anciens Etats colonisateurs préparent de fastueuses
réjouissances, d’autres mémoires sous-tendent un ensemble de résistances variées, dont
certaines s’organisent à l’échelle continentale autour de la campagne des « 500 ans de
résistance ‘Indígena, Negra y popular’ »10.
Précisément, le terme Indígena doit retenir toute notre attention. Aujourd’hui, les
descendant-e-s des populations qui vivaient originellement sur le continent ont élargi le
vocabulaire permettant de les désigner. Ielles se nomment par un nom d’ethnie indiquant
leur groupe linguistique (par exemple : Maya) ou leur langue spécifique (Maya-Quiché) et
se qualifient de plus en plus de « peuples originaires », « premières Nations » ou
« autochtones ». Cependant, les deux vocables « Indígena » et « Indi@ » restent très
utilisés, y compris par les premièr-e-s concerné-e-s. Selon les endroits et les contextes
d’énonciation, l’un ou l’autre terme peut être dénigrant ou au contraire, chargé de dignité
—malgré le racisme qui frappe inexorablement les populations concernées. Les deux
termes —Indien-ne et indigène— existant en français, la tentation est grande de les utiliser
alternativement pour se référer à ces populations. Cependant, seul le terme Indien-ne est
véritablement adapté, tandis que le terme indigène, qui évoque le régime de l’indigénat et
plus particulièrement la colonisation française de la IIIème république, est tout à fait
trompeur. En effet, les populations du « nouveau » continent ont été nommées non en
référence à un tel système juridique ou même à un tel imaginaire, encore inexistant11, mais
bien à la conviction des navigateurs d’être parvenus en Inde. Plus profondément encore,
c’est précisément la spécificité de cette expérience beaucoup plus ancienne —et même
princeps— d’invasion, quasi-génocide et remplacement massif à l’échelle d’un continent
par des populations absolument inconnues, qui est au cœur de la réflexion décoloniale.
3
Les hésitations des années 90
4
notamment. Ainsi, si un mouvement porté par des personnes non-blanches, essentiellement
paysannes-rurales et doté d’une Loi révolutionnaire des femmes assez progressiste,
parvient à rassembler autour de l’anti-mondialisme et à mettre sur le devant de la scène
une opposition frontale au néolibéralisme depuis le sud-est du Sud, en quelques années, la
convergence internationale des luttes qui déboucheront sur le Forum Social Mondial s’est
rabattue sur l’alter-mondialisme et fonctionne à nouveau avec pour centre décisionnel, les
métropoles et les milieux intellectuels et militants du Nord.
Enfin, celles et ceux qui plaçaient au centre les questions de race, cherchent
également leur voie. La nomination comme prix Nobel de la Paix de l’Indienne Maya
Quiché guatémaltèque Rigoberta Menchú15 précisément en 1992, ne trompe personne : il
ne s’agit que de la récupération d’un symbole. Une dizaine d’année plus tard, la
Conférence mondiale contre le racisme de Durban, tenue à l’été 2001, est complètement
éclipsée par les attentats du 11 septembre. Elle permet à Kimberlé Crenshaw, sollicité par
l’ONU, de faire connaître mondialement sa théorie de l’intersectionnalité —qui devient un
peu à l’imbrication des systèmes sociaux (théorisée dès 1979 par le Combahee River
Collective), ce que le genre ONUsien est au féminisme des années 70. Toujours est-il que
la décennie 90 voit à la fois un processus de récupération-institutionnalisation des luttes
antiracistes, et l’apparition de nouveaux discours autour de l’image des populations
indiennes comme défenderesses de « la terre-mère » (la Pachamama), la biodiversité, la
diversité culturelle et finalement, de cosmovisions « autres ». Le mouvement zapatiste
d’abord, puis dans le début du troisième millénaire, le mouvement indien en Equateur qui
15
Elle avait livré un témoignage particulièrement poignant de la répression contre les populations
indiennes au Guatemala (Burgos, 1983). Cependant, exilée et caché depuis une dizaine d’années,
elle est déjà éloignée de la lutte au début des années 90. Elle se rapprochera progressivement de
différents partis gouvernementaux au fil des années.
5
met en avant la notion du Buen vivir (Sumak Kawsay en Quechua, Suma Qamaña en
Aymara)16, enfin la victoire d’Evo Morales en Bolivie et son usage stratégique de la
cosmovision andine : tout cela contribue fortement à la mise en avant de nouveaux
imaginaires17 à défaut de projet politiques alternatifs. Cela, au moment même où les
populations indiennes (et souvent également, Noires) sont les premières à faire les frais des
concessions minières accordées sans les consulter par les gouvernements de la région à une
série d’entreprises transnationales.
Le centre de leur réflexion, fortement influencée par un cadre général marxiste plus
ou moins orthodoxe dont ils visent simultanément à se démarquer, consiste à déplacer les
curseurs historiques et géographiques pour « se » placer au centre et de là, repenser le
passé pour voir le visage du futur —comme l’a suggéré en reprenant une idée forte des
cultures andines, Silvia Cusicanqui, qui se situe comme on le verra dans une autre position
théorique. Quijano est le premier à dérouler méthodiquement le raisonnement : le système-
monde moderne-capitaliste, né dès 1492 avec la colonisation du continent, serait moins
16
L’initiative viendrait notamment de la population Kichwa de Pastaza, en Equateur, après qu’en
1992 ielles aient réussi à faire titulariser 1,6 million d’hectares entre le Pérou et le parc Yasuní. Le
suma qamaña est inclus dans la Constitution de l’Etat plurinational bolivien.
17
Incluant des réformes légales, puisque le buen vivir est inscrit dans la constitution de l’Équateur
depuis 2008 et de la Bolivie depuis 2000.
18
Dévaluation de près de 50% du peso du fait de l’inquiétude de Wall Street, qui frappe très
durement le Mexique, tout particulièrement le monde rural.
6
basé sur la prolétarisation et le salariat typique de la révolution industrielle anglo-
européenne du XIXème siècle —le salariat s’avérant réservé à la population considérée
comme blanche—, que sur une racialisation primordiale de la main-d’œuvre, les
populations autochtones et Africaines déportée ayant été immédiatement et radicalement
altérisées, déshumanisées et vouées au travail forcé, souvent esclave. Dit en d’autres
termes, la race (construit social résultant de cette colonisation spécifique commencée en
1492) précède historiquement la classe et doit être placée au centre de l’analyse.
Philosophiquement parlant, la modernité occidentale, d’ordinaire associée aux Lumières et
à la révolution, qui se seraient développées loin des incompréhensibles et regrettables
débordements de l’esclavage, s’avère, dans la perspective décoloniale, absolument liée au
contraire à la colonisation, à la traite et à l’esclavage. La colonisation, loin de n’être qu’un
épiphénomène ou une période historique clairement délimitée et terminée, est
consubstantielle à la modernité, à laquelle elle est intimement associée par le biais d’une
colonialité19 persistante. La modernité est irrémédiablement double, avec un visage clair
(la philosophie des Lumières, le développement de l’Europe) et l’autre obscur (la traite et
l’esclavagisation des populations Indiennes et Noires, la violence ethnocidaire et
génocidaire de la colonisation, ininterrompue à ce jour).
Mais pour rester fidèles à la théorie du point de vue situé, il convient de revenir un
peu sur les coordonnées sociologiques et politiques des premiers membres du Projet M/C.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le groupe initial qui s’est réuni à Caracas se distingue
par son caractère très majoritairement masculin et blanc-métis 20 , qu’il s’agit dans
l’ensemble de personnes plutôt privilégiées, travaillant à l’université, et pour plusieurs, aux
Etats-Unis mêmes, coeur de l’impérialisme classiquement honni depuis le reste d’Abya
Yala.
19
S’agissant d’un concept central de la théorie décoloniale, il est délicat de le résumer, mais l’on
peut souligner que la colonialité correspond à ce qui reste tant du côté colonisé que colonisateur,
bien après la fin de la colonisation, tant sur le plan idéel que matériel, et qui imprègne
profondément tous les domaines de l’existence individuelle, comme des formations sociales.
20
Etre Argentin et plus encore peut-être, Portoricain aux Etats-Unis implique une forte
discrimination raciste. Simultanément, la population des pays du Cône Sud (Argentine, Chili,
Uruguay) est souvent considérée comme la plus « blanche » du continent, du fait de l’arrivée
massive de migrant-e-s d’Europe au cours du XXème siècle et du relativement faible métissage (et
bien qu’il y existe d’importants groupes Indiens et Noirs), tandis que les Porto-ricain-e-s face aux
autres Latin@, possèdent les privilèges de la citoyenneté US. Les rapports sociaux de race —
inséparablement liés à la classe et au sexe— sont éminemment relatifs.
21
« 1492, el encubrimiento del otro. Hacia el orígen del mito de la modernidad » [L’ouvrage
reprend une série de conférences données à Francfort en 1992. Il est publié d’abord à Madrid
(1992) puis en Equateur, aux éditions Abya Yala (1994).
7
exclus’ » et tente d’imaginer un (autre) avenir pour l’humanité qu’il nomme
« transmodernité » et associe à une éthique de la libération.
Argentin également, après une formation qui l’a amené notamment à Toulouse et à
l’EHESS, Walter Mignolo est installé pour sa part depuis de nombreuses années aux Etats-
Unis, exerçant la fonction de sémioticien et d’épistémologue à Duke University —et très
lié également à l’Université de Quito et à l’une des rares femmes universitaires
décoloniales de la première heure, Catherine Walsh. Cette dernière, d’origine états-
unienne, vit depuis plusieurs décennies en Equateur, où elle travaille à l’Université Andine
Simón Bolívar comme professeure et directrice/fondatrice du Doctorat en Études
Culturelles Latino-américaines où nombre d’intellectuel-le-s de la région ont conflué avec
des théoricien-ne-s décoloniales étatsunienn-e-s. Elle est également coordinatrice de la
Chaire d'Études Afro-andines de cette université, après avoir contribué à mettre en place et
animer le Fonds Documentaire Afro-andin. Elle travaille depuis plus de vingt ans sur la
pédagogie décoloniale à partir des apports de Paulo Freire (Walsh, 2006, 2013).
Récipiendaire de plusieurs distinctions de l'Université de Duke, elle coédite la collection de
Duke Press « On Decoloniality » avec Mignolo. Pour en revenir à ce dernier, son travail
porte notamment sur la géopolitique du savoir et l’herméneutique, en s’appuyant tout
particulièrement sur les travaux de Gloria Anzaldúa, à qui il emprunte moins ses apports
féministes que son concept de Border thinking et du nepantlismo —il dirige d’ailleurs
l’éphémère revue Nepantla fondée en 2000 à Duke. C’est, lui aussi, au milieu des années
90 qu’il trace les premiers éléments de sa réflexion en matière de colonialité, dans un
ouvrage où il souligne nommément le « côté plus obscur » de la Renaissance, en
l’associant à la colonisation (1995). Il affirme dans son livre suivant, l’importance des
savoirs subalternes et de la pensée de la Frontière (1999), avant de publier « The idea of
Latin America » (qui paraît en espagnol deux ans plus tard avec le sous-titre
particulièrement explicite : « La herida colonial y la opción decolonial22 » (2005).
22
La blessure coloniale et le choix décolonial. Le terme « opción » évoque irrésistiblement l’opción
preferencial por los pobres (choix préférentiel pour les pauvres) de la Théologie de la libération.
23
Le Pérou est également la matrie du grand marxiste et indigéniste José Carlos Mariátegui (1894-
1930), dont la défense de l’ayllu (forme de travail et d’organisation socio-politique
« communautaire » précolombienne) comme base potentielle du passage au socialisme, constitue
en quelque sorte une première illumination décoloniale avant la lettre.
8
Pour compléter le tableau, il faut encore mentionner Nelson Maldonado-Torres,
Ramón Grosfoguel et Arturo Escobar, qui s’ils sont effectivement d’origine latino-
américaine et caribéenne, possèdent aujourd’hui quant à eux la nationalité états-unienne.
9
une partie des enjeux épistémologiques et politiques liés au caractère situé de la production
de connaissances, qui sont au cœur du projet décolonial :
Les « épistémologies féministes » ont été développés dans les années quatre-vingt par
des philosophes féministes —majoritairement européennes et Etats-Uniennes— comme
Sandra Harding, Helen Longino et Donna Haraway (Flores-Espínola, 2012). Malgré
d’importantes différences, ces propositions épistémologiques féministes partagent la
remise en cause de l’épistémologie traditionnelle, en pointant l’importance du sujet de
connaissance, le caractère situé du savoir et les liens entre connaissance et pouvoir (Flores
Espínola, 2013). Selon Elizabeth Anderson (1995), deux objectifs centraux guident le
projet épistémologique féministe : il s’agit, d’une part, d’expliciter et de détailler les
apports de la critique féministe à la mise en évidence du sexisme et de l’androcentrisme
dans la pratique scientifique en définissant ce qu’est une théorie sexiste ou androcentrique
et en identifiant les biais qui la caractérisent à tous les stades de la recherche. D’autre part,
il s’agit de soutenir des pratiques féministes qui traduisent et impliquent un engagement
pour la libération des femmes, dans une perspective d’égalité sociale et politique, voire de
transformation radicale des rapports sociaux.
Comme nous allons le voir, les travaux qui composent ce numéro se trouvent au
cœur de ce projet d’épistémologie féministe, en mettent non seulement en question le
caractère sexiste et androcentrique des théories décoloniales, mais en expliquant également
comment les savoirs développés au sein des mouvements sociaux d’Abya Yala,
notamment de femmes, féministe et lesbiens, antiracistes et populaires, sont capables de
proposer des nouveaux modes de connaissance engagés politiquement et éthiquement dans
un projet de justice sociale. La diversité et la pluralité des points de vue impliqués dans
l’élaboration de nos conceptions et compréhensions du monde, permettent d’avoir une
perception plus complète de la réalité sociale (Longino, 2010).
Dans le même temps, plus loin des universités et plus près des mouvements sociaux
« de base » et de luttes quotidiennes, notamment féministes, lesbiennes, anti-racistes,
anticapitalistes et anti-extractivistes, se développait le féminisme décolonial. Même si cela
24
http://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/09/Entretien-Ramon-Grosfoguel-RED.pdf
10
fait seulement une dizaine d’années que certaines revendiquent clairement le qualificatif
décolonial —on verra que la plupart ont hésité entre différents termes et que d’autres
préfèrent développer des épistémologies alternatives— les publications se sont rapidement
multipliées et dans certaines universités du continent, on fait face à un quasi-phénomène de
mode. Présentons rapidement deux groupes pionniers, l’un plus militant, l’autre plus
universitaire, avant de souligner l’importance des contribution de femmes et de féministes
Afros, et surtout Indiennes.
11
savoir-pouvoir et la dépendance envers les institutions.” (Curiel 2010 : 70 et
73).
29
Venue du Chiapas, Aída Hernández publie en 2001 un premier ouvrage où elle parle d'un
Chiapas "postcolonial" (Hernández, 2001).
30
https://feminismosdescoloniales.wordpress.com/
31
Université Autonome de la Ville de México, nouvelle université « de la gauche » fondée au début
des années 2000 à Mexico.
32
http://www.kiskeya-alternative.org/kalalu/
12
On peut penser en particulier à un ensemble de femmes et de féministes Indiennes,
tout particulièrement au Guatemala et en Bolivie 33. Au Guatemala (où la population
Indienne peut être considérée comme majoritaire), de plus en plus de femmes Indiennes
sont désormais docteures de différentes universités (notamment mexicaines), comme Aura
Cumes, Maya-Kakchikel, qui après avoir montré magistralement la logique colonial-
raciste-sexiste de la production des femmes indiennes comme servantes (2014), travaille
actuellement sur la cosmovision Maya-Kakchikel (2017) ; Gladys Tzul Tzul, intellectuelle
organique des populations indiennes de Totonicapán34, dont elle retrace les logiques de
gouvernementalité communales, territoriales et politiques (2018), ou encore Lorena
Cabnal, Maya-Xinka et une des premières exposante et activiste du « féminisme
communautaire » développé à partir des années 2010 par les femmes indiennes Xinka
(Cabnal, 2015). Refusant de séparer leur lutte contre l’extractivisme minier transnational,
de celle qu’elles mènent contre les violences internes à la communauté, ces féministes
communautaires guatémaltèques lient indéfectiblement la défense « du territoire-terre et du
territoire-corps », notamment du corps des femmes.
Comme on le verra dans les articles de ce numéro, les femmes Indiennes sont au
cœur de la discussion qui consiste à savoir si les « cosmovisions » mais aussi de manière
plus terre-à-terre, les « us et coutumes » indiennes peuvent constituer d’une manière ou
d’une autre, une alternative à la modernité occidentale. Des débats complexes ont lieu pour
savoir dans quelle mesure ce qui existe aujourd’hui peut rappeler ou permettre d’accéder à
ce qui existait « avant l’invasion ». Cela fait bien longtemps que les anthropologues
marqué-e-s par la vision occidentale, tout comme des voix internes, tant masculines que
féminines, affirment que femmes et hommes dans les « communautés traditionnelles » ne
vivent pas d’antagonisme entre les sexes mais une fort heureuse complémentarité. Ce
discours est particulièrement caractéristique des Andes, mais il est diffusé dans un grand
nombre de populations indiennes. Cependant, il faut remarquer trois choses. D’abord,
l’immense diversité des cultures indiennes, qui se sont développées parfois dans
l’isolement et souvent en tentant de se démarquer de leurs voisin-e-s, sur un continent
particulièrement vaste et durant une histoire pré-invasion de plusieurs millénaires. Il est
donc particulièrement hasardeux de parler de ces populations « en général » et de
caractériser « leur culture ». Ensuite, que l’organisation actuelle de ces populations peut
très difficilement être pris comme fidèle miroir du passé : comme on le sait depuis les
travaux précurseurs de Kumari Jayawardena (1986) ou Nira Yuval Davis (1997), les
enjeux de la définition de l’authenticité sont énormes et particulièrement pernicieux pour
les femmes. Le groupe de Cabnal, par exemple, est loin d’idéaliser tout ce qui est indien :
13
Enfin, on sait que le discours « différents mais complémentaires », dans ses
différentes variantes (« égaux mais différents », « égaux mais devant être séparés ») est très
répandu : on le retrouve aujourd’hui un peu partout dans le monde sous les couleurs de
l’équité de genre comme alternative à une pleine égalité qui serait par trop
« indifférentiatrice ». Cependant, il semble bien qu’au-delà de la sincérité de toutes celles
et ceux qui cherchent des alternatives aux rapports sociaux de sexe si inégalitaires et
aberrants que nous connaissons, le discours de la complémentarité ne soit que l’une des
variantes possibles de ce que Monique Wittig a baptisé la pensée straight. En effet, il
présuppose que les femmes et les hommes existent bel et bien comme deux et seulement
deux groupes, radicalement distincts dans le(s) domaine(s) où ils sont complémentaires,
qui ont toujours et partout existé. Le travail de synthèse de Nicole-Claude Mathieu (1989)
sur les différentes manières de concevoir les liens entre sexe, genre et sexualité, offre des
outils particulièrement utiles pour dépasser cet « hétérosexualisme » somme toute grossier.
Comme on le verra dans ce numéro, un certain nombre de féministes et de lesbiennes
Indiennes (Cabnal, Paredes) mais aussi Afrodescendantes (Curiel) remettent précisément
en cause ce point, que Lugones a été la première à soulever dans sa critique de Quijano. On
remarquera à très grands traits que les Afrodescendantes ne sont pas confrontées au même
problème que les Indiennes dont les cultures sont idéalisées, mais bien plutôt à la supposée
fragilité-anormalité de leurs familles. C’est peut-être une raison pour laquelle certaines
peuvent critiquer plus directement l’hétérosexualité —en soulignant notamment le
caractère fondamentalement hétérosexuel de la Nation, comme Curiel (2014)— ce que peu
de femmes indiennes réalisent au plan théorique.
14
critique des épistémologies occidentales, ancré tant dans la réflexion théorique que dans un
activisme quotidien auprès des mouvements indiens katariste et des planteur-e-s de coca.
Même si elle préfère utiliser les grilles d’analyses plus classiques de colonialisme interne,
Rivera Cusicanqui peut à juste titre être considérée comme l’une des plus ancienne
expositrices des perspectives qui, aujourd’hui, se dénomment décoloniales —comme le
soulignait plus haut Grosfoguel. De fait, Cusicanqui est critique du courant décolonial. En
revanche, sa pratique autant que son travail théorique sont particulièrement illustratifs de
ce que Curiel, notamment, considère comme le cœur de la proposition décoloniale : la
production collective d’alternatives épistémologiques et d’alternatives de vie, avec les
premièr-e-s concerné-e-s et tout particulièrement les membres des groupes subalternisés
par le sexe, la race et la classe.
37
On sait que celle-ci vit depuis plusieurs décennies aux Etats-Unis et travaille à l’Université de
Binghamton, comme le fit Quijano. On trouvera en bibliographie la mention de ses principales
publications.
38
L’introduction du texte paru dans Hypatia s’adresse, de manière critique, aux théoriciennes
féministes blanches qui semblent persister à ne pas comprendre pleinement l’hétérosexualité
[qu’elle nomme hétérosexualisme pour le distinguer des « simples » pratiques sexuelles] comme
étant profondément liée aux logiques coloniales. Lugones pense que le féminisme, inspiré par les
perspectives décoloniales et intersectionnelles, doit aller plus loin : « Deux questions cruciales que
nous pouvons poser à l’hétérosexualisme depuis l’intérieur sont : comment comprendre
l’hétérosexualité non pas seulement comme normative mais comme profondément perverse quand
elle est exercée violemment à travers le système de genre moderne-colonial pour construire un
système mondial de pouvoir ? Comment en venir à comprendre le sens même de
l’hétérosexualisme comme attaché à une domination violente et ininterrompue qui marque
multiplement la chair en accédant aux corps des non-libres selon des schémas différentiels destinés
à les constituer comme la matérialité torturée du pouvoir ? » (Lugones, 2007).
15
du manque de solidarité des hommes racisés-colonisés avec les femmes colonisées face à
la violence qui les touche. De fait, comme on le verra, l’article propose une critique très
fine de Quijano, qui reprend sans critique une vision du genre naturalisée, patriarcale et
eurocentrée, dans un geste que nous pourrions qualifier pour notre part de « naturalisme
straight ». En effet, il s’agit non seulement d’une assomption hétérosexiste de Quijano de
ce que sont les femmes, les hommes, les femelles, les mâles et la sexualité, mais il semble
bien partager cet insondable impensé qui prend pour réelle et universelle le « Différence
sexuelle », que Monique Wittig a décelé chez Lacan ou Lévi-Strauss et baptisé la Pensée
straight. 39 Pour ce faire, elle s’appuie résolument sur le féminisme intersectionnel des
féministes de couleur. Plus particulièrement, Lugones présente les travaux de la
théoricienne et écrivaine autochtone états-unienne Paula Gunn Allen, ainsi que ceux de la
Nigériane Yoruba40 Oyewumi Oyeronke, pour nous faire toucher du doigt la profondeur
des bouleversements que la colonisation a imposés aux colonisé-e-s. La thèse principale de
Lugones est en effet que ces populations ne connaissaient ni le strict dimorphisme sexuel,
ni la hiérarchisation des sexes. Qui plus est, Lugones estime que le système de genre qui
leur a alors été imposé était en fait la « face obscure » d’un système dont les femmes et les
hommes colonisateurs vivaient une « face claire » bien moins dure pour les femmes
« blanches ». En effet, selon Lugones, les colonisé-e-s, immédiatement racisé-e-s, sont de
ce fait dés-humanisé-e-s et animalisé-e-s, et la face obscure du système de genre,
inséparable du racisme, les réduit à des simples femelles et mâles ne possédant pas les
caractéristiques de genre des colonisateur-e-s. Donc n’étant pas des femmes ni des
hommes —au sens colonial.
16
souligne que « la colonialité et le genre occidental ont signifié une perte de pouvoir social
pour les femmes, ce qui a été mortel pour les Indiennes, les Africaines et les Afro-
descendant.e.s en Amérique Latine » (Mendoza, dans ce n°).
17
Enfin, c’est d’un tout autre contexte colonial dont nous parle la psychologue sociale
libanaise Mira Younes42 dans un article issu de son travail de thèse et présenté à notre
Journée d’étude en dialogue avec les perspectives décoloniales d’Abya Yala. Younes
réfléchit à partir d’un dispositif migratoire particulier mais éminemment colonial qui
amène aujourd’hui de nombreuses jeunes femmes africaines et asiatiques à s’installer dans
des conditions particulièrement difficiles en tant que travailleuses domestiques au Liban —
lui-même ex-colonie et de ce fait, maison du maître ou de la maîtresse que Younes qualifie
d’hybride. Elle s'intéresse à l'analyse de la situation de domination à laquelle sont
confrontées ces femmes (ex-colonisées) dans des relations de service avec d’autres ex-
colonisé-e-s, dans le cadre de ce qu’elle nomme des rapports de race « intermédiaires ».
Dans ce contexte qui n’est pas celui de l’Europe et des ses rapports de race qui paraissent
parfois en comparaison très binaires, Younes s'interroge sur la possibilité de former des
outils de connaissance et d'action à partir de ces rapports de race « intermédiaires », en
l’occurrence ce qu’elle appelle des « savoirs migrants ». Ceux-ci, développés dans un
contexte colonial et mondialisé, permettent tant à ces femmes qu’à Younes elle-même, qui
se constitue à la fois comme une potentielle employeuse et comme une potentielle
complice dans la résistance, de dépasser la vision binaire et fixe des relations de
domination. Ces savoirs migrants permettent une compréhension intime d'un ordre colonial
et de relations de pouvoir hybrides. Le défi consiste à transformer l'expérience en
connaissance divergente et, surtout, à provoquer certaines formes de luttes complices,
hybrides et transnationales.
On le voit, les articles qui composent ce numéro présentent une lecture critique et
féministe de la théorie décoloniale, en soulignant ses limites et ses potentialités. Tous les
textes affirment l'importance de continuer à développer de nouvelles alternatives
théoriques qui peuvent contribuer à transformer nos épistémologies et nos pratiques —et
réciproquement. Nous sommes heureuses de faire résonner cet appel, haut et fort, en
langue française.
Bibliographie :
Bourguignon Rougier, Claude, s.d., Entretien avec Ramón Grosfoguel, RED n°1,
lonialehttp://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/09/Entretien-Ramon-
Grosfoguel-RED.pdf
Burgos, Elizabeth (éd.), 1983, Moi, Rigoberta Menchú, Paris, collection Témoins
Gallimard.
42
Mira Younes est sur le point d’obtenir son doctorat à l’Université Paris XIII, avec un travail
intitulé : « Le travail de survie, domestique et politique des femmes migrantes à Beyrouth dans le
cadre du système des sponsors ».
18
Cabnal, Lorena, 2015, « Corps-territoire et territoire-Terre : le féminisme communautaire
au Guatemala », entretien avec Lorena Cabnal, Cahiers du Genre, n°59, pp 73-90.
Curiel, Ochy ; Falquet, Jules ; Masson, Sabine, (eds.), 2005, « Feminismes dissidents en
Amérique Latine et dans les Caribe». Nouvelles Questions Féministes, Vol. 24, n°2.
Escobar, Arturo ; Sonia Alvarez (eds.), 1992, The Making of Social Movements in Latin
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