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 :   Epistémologies   féministes   décoloniales.   Controverses   et   dialogues   transatlantiques,  


(Coordination  avec  Artemisa  Flores  Espínola),  Cahiers  du  CEDREF,  2019,  pp  5-­‐45.  
 
On  line  :  https://journals.openedition.org/cedref/1184  

Introduction

Jules Falquet et Artemisa Flores Espínola1

En 2011, le CEDREF avait déjà publié un numéro intitulé « Théories féministes et


queer décoloniales » 2 . Il s’agissait notamment de faire connaître des traductions de
plusieurs théoriciennes Chicanas centrales des décennies 1980 et 1990 —Gloria Anzaldúa,
Cherríe Moraga et Norma Alarcón, qui ont puissamment contribué à ouvrir la voie aux
réflexions décoloniales. Nous avions ajouté à ce dossier un des premiers articles de María
Lugones, philosophe argentine installée aux Etats-unis, datant de 1987, qui portait entre
autres sur les moyens de renforcer les alliances entre les femmes de couleur en tant qu’
« outsiders » à la culture Blanche-anglo des Etats-Unis. 3
Nous revenons aujourd’hui sur les perspectives décoloniales, avec un numéro organisé
autour de la traduction de « La colonialité du genre », de María Lugones, que beaucoup
s’accordent à considérer comme fondateur du courant théorique féministe décolonial. En
effet, Lugones y analyse, critique et prolonge la réflexion d’Anibal Quijano, figure centrale
des théories décoloniales, et déstabilise profondément la compréhension dominante du
genre en proposant une critique résolue du naturalisme, de l’eurocentrisme et de
l’hétérosexisme qui président à sa compréhension.

Aux origines de ce numéro

Ce numéro trouve son origine immédiate dans le programme « Epistémologies


transnationales/décoloniales » qui a rapproché, en 2017, le CEDREF et le CINIG de
l’Université de la Plata —l’Argentine étant l’une des foyers à partir duquel ont essaimé les
perspectives décoloniales 4 . A travers plusieurs sessions de nos séminaires respectifs,
notamment le séminaire du CEDREF 2017-2018, intitulé « Perspectives féministes
décoloniales : diversité et défis » 5 , puis grâce à une Journée d’étude de clôture

                                                                                                               
1
Nous remercions Louiza Belhamici, Luisina Bolla, Ochy Curiel, María Luisa Femenías, Sophie
2
https://journals.openedition.org/cedref/679  
3
“Playfulness, “World”-Travelling, and Loving Perception”, Hypatia, Vol. 2, n° 2, pp. 3-19, 1987.
En français : https://journals.openedition.org/cedref/684
4
Lié à l’obtention d’un financement CIN (Consejo Interuniversitario Nacional)-USPC (Université
Sorbonne Paris-Cité).
5
https://cedref.univ-paris-diderot.fr/actualites/20172018-perspectives-feministes-decoloniales-
diversite-et-defis

  1  
particulièrement riche6, nous avons commencé à élaborer nos propres lectures, situées
localement, de ces épistémologies —lectures que nous considérons comme à la fois
transnationales et décoloniales. En effet, loin de constituer une sorte d’oxymoron, le terme
transnational/décolonial pointe la constitution d’un savoir situé (Haraway, 1988) capable
d’entrer en débat avec les théories produites sous d’autres latitudes, dans la complexe
intersection entre la globalisation et la localisation, avec la conscience des rapports de
pouvoir existant, de la circulation inégalitaire des théories et des multiples glissements que
traversent les concepts en quittant leurs contextes de production. Nous avons ainsi tenté de
relever le défi « des savoirs situés et des théories transhumantes » —pour reprendre
l’expression de María Luisa Femenías et Soza Rossi (2011).

Post-colonial ou décolonial ?

Avant d’aller plus loin, dissipons un doute : les approches post-coloniales et dé-
coloniales sont souvent confondues7. Or elles sont bien différentes. Pour le dire de manière
extrêmement schématique, les théories « post » (post modernes, post-coloniales) sont
essentiellement issues du monde académique anglophone, en lien avec le processus
colonial britannique et dans une moindre mesure, français (notamment en Inde et au
Moyen-Orient). Elles sont liées au « tournant linguistique », à la critique du structuralisme
et en bonne partie, du « grand récit » marxiste, et cherchent à mettre en avant la parole et
l’action multiple des « subalternes ». 8 Mais pour reprendre les termes de Ramón
Grosfoguel :

« les postcoloniaux continuent à penser qu'il existe une solution à l'intérieur de


la modernité. Il y aurait des modernités plurielles, diverses. Pour les
décoloniaux, en revanche, la modernité est le problème. »9

Les approches décoloniales, comme on va le voir, s’épanouissent avant tout sur le


continent dit américain et en lien avec une colonisation bien plus ancienne, essentiellement
espagnole et portugaise avant de devenir européenne. Tout en étant critiques du marxisme,
elles gardent une beaucoup plus grande proximité avec les pensées de gauche et l’espoir
d’une transformation radicale du monde. Au centre de leurs réflexions, se trouve la
modernité —comprise non pas comme un mode de civilisation qu’on oppose
classiquement à la tradition, mais comme une caractéristique centrale du pouvoir
capitaliste global. Ses origines (notamment européennes et coloniales), ses conséquences et
les alternatives que l’on peut lui opposer, sont au centre de leur analyse et de leurs
critiques.

Le tournant des « 500 ans »

Véritable tournant épistémologique aux profondes conséquences politiques, la


perspective « décoloniale » se dessine dans la décennie 1990, en lien avec la
                                                                                                               
6
On trouvera le programme en annexe.
7
Il ne s’agit pas de lutte « anticoloniales » mais bien de perspectives théorico-politiques sur les
phénomènes de colonisation.
8
Le CEDREF a également publié en 2010 un numero intitulé « Genre et perspective post-
coloniales », puis en 2015 une nouvelle livraison, suite à un colloque international, portant sur
Intersectionnalité et colonialité (Respectivement : https://journals.openedition.org/cedref/572 et
https://journals.openedition.org/cedref/730)
9
http://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/09/Entretien-Ramon-Grosfoguel-RED.pdf

  2  
commémoration des 500 ans de l’arrivée du premier vaisseau européen dans les Caraïbes.
Tandis que le Vatican et les anciens Etats colonisateurs préparent de fastueuses
réjouissances, d’autres mémoires sous-tendent un ensemble de résistances variées, dont
certaines s’organisent à l’échelle continentale autour de la campagne des « 500 ans de
résistance ‘Indígena, Negra y popular’ »10.

Précisément, le terme Indígena doit retenir toute notre attention. Aujourd’hui, les
descendant-e-s des populations qui vivaient originellement sur le continent ont élargi le
vocabulaire permettant de les désigner. Ielles se nomment par un nom d’ethnie indiquant
leur groupe linguistique (par exemple : Maya) ou leur langue spécifique (Maya-Quiché) et
se qualifient de plus en plus de « peuples originaires », « premières Nations » ou
« autochtones ». Cependant, les deux vocables « Indígena » et « Indi@ » restent très
utilisés, y compris par les premièr-e-s concerné-e-s. Selon les endroits et les contextes
d’énonciation, l’un ou l’autre terme peut être dénigrant ou au contraire, chargé de dignité
—malgré le racisme qui frappe inexorablement les populations concernées. Les deux
termes —Indien-ne et indigène— existant en français, la tentation est grande de les utiliser
alternativement pour se référer à ces populations. Cependant, seul le terme Indien-ne est
véritablement adapté, tandis que le terme indigène, qui évoque le régime de l’indigénat et
plus particulièrement la colonisation française de la IIIème république, est tout à fait
trompeur. En effet, les populations du « nouveau » continent ont été nommées non en
référence à un tel système juridique ou même à un tel imaginaire, encore inexistant11, mais
bien à la conviction des navigateurs d’être parvenus en Inde. Plus profondément encore,
c’est précisément la spécificité de cette expérience beaucoup plus ancienne —et même
princeps— d’invasion, quasi-génocide et remplacement massif à l’échelle d’un continent
par des populations absolument inconnues, qui est au cœur de la réflexion décoloniale.

Comme nous allons le voir, il s’agit de reposer radicalement les termes de


l’énonciation et les perspectives de la discussion —ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dans
le monde militant, l’usage du terme Abya Yala12 vient se substituer peu à peu à celui
d’Amérique pour désigner le continent. Toujours est-il que la célébration des 500 ans
enclenche une série d’événements discrets dont la convergence finit par ébranler
l’ensemble d’un système… En juillet 1992, deux cent femmes et féministes Noires de tout
le continent tiennent leur propre rencontre au milieu des cérémonies, à Saint Domingue,
pour fonder un réseau continental. L’une des premières co-responsables de la partie
caribéenne du réseau, Ochy Curiel, compte aujourd’hui parmi les féministes décoloniales
les plus reconnues d’Abya Yala. Dans le Chiapas mexicain, le 12 octobre, pour le « jour de
la ‘race’ », 15.000 Indien-ne-s manifestent dans la capitale métisse, San Cristobal, et
mettent à bas la statue du conquistador Diego de Mazariegos, fondateur de la ville. On
retrouvera bientôt toute une partie de ces manifestant-e-s le visage protégé d’un passe-
montagne, dans les rangs du mouvement zapatiste.
                                                                                                               
10
Egalement appelée « Rien à fêter » (Nada que festejar).
11
Rappelons que le texte qui régit, dans le cas français, la vie des personnes Noires mise en
esclavage dans les colonies d’Abya Yala est le Code Noir de 1685, et que la deuxième République
promulgue en même temps deux décrets en 1848 : l’un qui abolit l’esclavage, l’autre qui
transforme en département français, l’Algérie, envahie en 1830 dans le cadre de la deuxième vague
colonialiste française. Le Code de l’indigénat succède alors au Code Noir pour réguler un autre
type de situation.
12
Ce terme, utilisé par les Kuna de Colombie et du Panamá pour désigner leur terre avant
l’invasion européenne, a été repris par une partie des mouvements sociaux pour nommer
l’Amérique latine et les Caraïbes dans une perspective décoloniale.

  3  
Les hésitations des années 90

La période est aussi marquée par la chute du Mur de Berlin et la dissolution de


l’URSS, qui laissent le champ libre à l’essor du néolibéralisme, désormais seule « option »
en lice. Avec l’entrée en vigueur de l’ALENA début 1994, le « bloc » Etats-unis-Canada-
Mexique acquiert un rôle de premier plan dans l’avènement de cette mondialisation
capitaliste-occidentale triomphante. Pourtant, alors même que certains proclamaient la
« fin de l’histoire », dès le 1er janvier 1994, au fin fond du Sud-est mexicain, un
soulèvement de va-nu-pieds Indien-ne-s, pour partie analphabètes et ne parlant que leur
propre langue, rouvre la discussion. Le mouvement zapatiste suscite un immense
enthousiasme qui déborde immédiatement les frontières du pays et du continent, en
bouleversant les imaginaires et les codes politiques dominants. Ielles critiquent
radicalement la politique partisane et la mondialisation néolibérale, proposant à la place de
faire de la politique et de vivre d’une façon vraiment « autre », où on « commande en
obéissant » et où « tous les mondes aient leur place ». Ielles s’appuient sur leurs réalités et
leurs « cosmovisions »13 indiennes, jadis ignorées et moquées, mais qui acquièrent une
aura nouvelle dans la mesure où ces populations vivent dans les derniers territoires
« préservés » et se laissent présenter comme les ultimes remparts de la « (bio)diversité »14.
Il faut se rappeler que depuis la conférence internationale sur l’environnement de Rio de
Janeiro en 1992, le « trou dans la couche d’ozone » et le futur commun de l’humanité
inquiètent beaucoup. Pendant quelques années, on perçoit un certain flottement théorico-
politique parmi les mouvements sociaux et les intellectuel-le-s face à cette nouvelle
configuration internationale. Où va le monde, l’histoire est-elle vraiment finie et les luttes
pour les utopies aussi ? Sur quoi débouche cette nouvelle phase de la modernité?

Celles et ceux qui accordaient une importance principale à la classe et/ou à la


révolution armée, hésitent : pour comprendre le devenir du système-monde capitaliste
analysé par Wallerstein, les ancien-ne-s de la théorie de la dépendance et de la théologie de
la libération, marxistes et gauchistes cherchent notamment chez Gramsci et ses réflexions
sur la subalternité un nouveau souffle —la bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui co-édite un
des premiers recueils de textes subalternes et post-coloniaux en 1997. En 1996, les
zapatistes appellent à une Première Rencontre intercontinentale contre le néolibéralisme et
pour l’humanité (tenue à l’été 1996 au Mexique), en vue de constituer une nouvelle
Internationale —l’Internationale de l’espoir. Plusieurs milliers de personnes répondent
présent-e, ainsi que de nombreuses organisations, dont des activistes des cinq
internationales antérieures : anarchiste, socialiste, communiste, trotskyste et situationniste
—avec une forte dominance libertaire et trotskiste. La deuxième Intercontinentale, réalisée
en 1997 en Espagne, est clairement dominée par les anarchistes : les trotskystes, n’ayant
pas réussi à prendre l’hégémonie, se sont mis-es en retrait. C’est un peu plus tard, à la
faveur de Seattle, qu’ielles parviendront à faire triompher leurs vues au sein des Forum
sociaux mondiaux —qu’ielles contribueront à organiser, par le biais d’ATTAC
                                                                                                               
13
Le terme de cosmovision, typiquement utilisé sur le continent pour se référer à la vision du
monde des différentes populations indiennes, désigne la culture, en y incluant une dimension plus
vaste, notamment spirituelle et holiste.
14
On peut analyser le caractère naturaliste potentiellement problématique de cet argumentaire, qui
est aussi en partie celui de l’éco-féministe Vandana Shiva, qui au moment de la lutte contre l’OMC
(mise en place en 1995) et contre l’appropriation du vivant via les OGMs, établit un parallèle
intéressant mais glissant entre la biodiversité et la diversité culturelle, toutes deux menacées par la
mondialisation néolibérale (Falquet, 2008).

  4  
notamment. Ainsi, si un mouvement porté par des personnes non-blanches, essentiellement
paysannes-rurales et doté d’une Loi révolutionnaire des femmes assez progressiste,
parvient à rassembler autour de l’anti-mondialisme et à mettre sur le devant de la scène
une opposition frontale au néolibéralisme depuis le sud-est du Sud, en quelques années, la
convergence internationale des luttes qui déboucheront sur le Forum Social Mondial s’est
rabattue sur l’alter-mondialisme et fonctionne à nouveau avec pour centre décisionnel, les
métropoles et les milieux intellectuels et militants du Nord.

Du côté des féministes, certaines se réjouissent de la déconfiture de la gauche


autoritaire-patriarcale et du succès soudain qu’ont les questions « de femme », notamment
dans les conférences internationales de l’ONU. Portées au nues à Rio en 92 comme les
plus organisées et les plus soucieuses de préserver la planète, faisant triompher la
reconnaissance des droits des femmes comme droits humains à la conférence de Vienne en
1993, et s’alliant à l’ONU contre les fondamentalistes religieux, Vatican en tête, pour
défendre les droits sexuels et reproductifs au Caire en 1994, une partie des féministes
croient leur heure arrivée. Las : la conférence de Pékin, organisée par l’ONU l’année
suivante, marque en fait l’acmé d’un processus de pacification-récupération-ONGisation
de la question du genre et des femmes, par les institutions internationales, pour légitimer la
mise en place du néolibéralisme (Falquet, 2008). C’est du moins ainsi que l’analyse un
courant minoritaire du féminisme et du lesbianisme, le courant dit « autonome », qui en
réaction à ces tendances et en s’appuyant notamment sur des féministes-lesbiennes
antiracistes, développe une critique acérée de la coopération Nord/Sud et du
« développement » néolibéral (Falquet, 2011). Cependant, après une première rencontre
continentale en 1998, elles ne parviennent pas à former un courant unifié. Une partie
développe des analyses en termes d’imbrication des rapports sociaux (Curiel et Al., 2005),
puis lient de plus en plus les luttes contre le développement de l’extractivisme minier
transnational qui s’intensifie dans les années 2000, à la militarisation et à un véritable
processus néo-colonial ou de recolonisation du continent (Cabnal, 2015). Ce sont ces
militantes que l’on retrouvera parmi les premières féministes et lesbiennes décoloniales
(Falquet, 2017) —comme nous le verrons ci-dessous.

Enfin, celles et ceux qui plaçaient au centre les questions de race, cherchent
également leur voie. La nomination comme prix Nobel de la Paix de l’Indienne Maya
Quiché guatémaltèque Rigoberta Menchú15 précisément en 1992, ne trompe personne : il
ne s’agit que de la récupération d’un symbole. Une dizaine d’année plus tard, la
Conférence mondiale contre le racisme de Durban, tenue à l’été 2001, est complètement
éclipsée par les attentats du 11 septembre. Elle permet à Kimberlé Crenshaw, sollicité par
l’ONU, de faire connaître mondialement sa théorie de l’intersectionnalité —qui devient un
peu à l’imbrication des systèmes sociaux (théorisée dès 1979 par le Combahee River
Collective), ce que le genre ONUsien est au féminisme des années 70. Toujours est-il que
la décennie 90 voit à la fois un processus de récupération-institutionnalisation des luttes
antiracistes, et l’apparition de nouveaux discours autour de l’image des populations
indiennes comme défenderesses de « la terre-mère » (la Pachamama), la biodiversité, la
diversité culturelle et finalement, de cosmovisions « autres ». Le mouvement zapatiste
d’abord, puis dans le début du troisième millénaire, le mouvement indien en Equateur qui

                                                                                                               
15
Elle avait livré un témoignage particulièrement poignant de la répression contre les populations
indiennes au Guatemala (Burgos, 1983). Cependant, exilée et caché depuis une dizaine d’années,
elle est déjà éloignée de la lutte au début des années 90. Elle se rapprochera progressivement de
différents partis gouvernementaux au fil des années.

  5  
met en avant la notion du Buen vivir (Sumak Kawsay en Quechua, Suma Qamaña en
Aymara)16, enfin la victoire d’Evo Morales en Bolivie et son usage stratégique de la
cosmovision andine : tout cela contribue fortement à la mise en avant de nouveaux
imaginaires17 à défaut de projet politiques alternatifs. Cela, au moment même où les
populations indiennes (et souvent également, Noires) sont les premières à faire les frais des
concessions minières accordées sans les consulter par les gouvernements de la région à une
série d’entreprises transnationales.

Et la gauche masculine-cis blanche-métisse ?

Après le soulèvement zapatiste, une première crise économique frappe le Mexique


avec le « tequilazo18 », en 1997 la crise asiatique provoque un nouveau ralentissement,
suivi en 1998 de la crise russe. La fin de la décennie est marquée par un appauvrissement
croissant des populations, (notamment au Mexique suite au TLC et en Amérique centrale
suite à l’échec relatif des processus de retour à la paix) et une augmentation parallèle de la
violence sous diverses formes, tandis que le caractère prédateur de cette nouvelle phase du
capitalisme néolibéral mondialisé devient de plus en plus manifeste. C’est dans ce contexte
que démarre le Proyecto modernidad-colonialidad [projet modernité-colonialité], que
beaucoup s’accordent à considérer comme le point de départ intellectuel du tournant
décolonial —bien que celui-ci se nourrisse de tout le dynamisme social, politique et
théorique complexe et contradictoire que nous venons d’esquisser. On notera également
que les perspectives décoloniales, diverses et parfois contradictoires entre elles, sont loin
d’être les seules à se développer aujourd’hui sur le continent. Nous nous contentons ici de
tirer un des multiples fils possibles d’analyse des développements théoriques et politiques
extrêmement variés du continent.

Organisé en 1998 à Caracas à l’initiative du sociologue vénézuélien diplômé de


Harvard et professeur à l’Université centrale du Vénezuela, Edgardo Lander, le Projet
modernité/colonialité réunissait entre autres Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Walter
Mignolo, Ramon Grosfoguel et Nelson Maldonado —vivant tous aux Etats-unis. Il s’agit
pour ces intellectuels aussi, de penser le devenir du système-monde et les transformations
de la modernité, le néolibéralisme imposé par le premier monde, et de proposer, si
possible, des alternatives.

Le centre de leur réflexion, fortement influencée par un cadre général marxiste plus
ou moins orthodoxe dont ils visent simultanément à se démarquer, consiste à déplacer les
curseurs historiques et géographiques pour « se » placer au centre et de là, repenser le
passé pour voir le visage du futur —comme l’a suggéré en reprenant une idée forte des
cultures andines, Silvia Cusicanqui, qui se situe comme on le verra dans une autre position
théorique. Quijano est le premier à dérouler méthodiquement le raisonnement : le système-
monde moderne-capitaliste, né dès 1492 avec la colonisation du continent, serait moins
                                                                                                               
16
L’initiative viendrait notamment de la population Kichwa de Pastaza, en Equateur, après qu’en
1992 ielles aient réussi à faire titulariser 1,6 million d’hectares entre le Pérou et le parc Yasuní. Le
suma qamaña est inclus dans la Constitution de l’Etat plurinational bolivien.

17
Incluant des réformes légales, puisque le buen vivir est inscrit dans la constitution de l’Équateur
depuis 2008 et de la Bolivie depuis 2000.
18
Dévaluation de près de 50% du peso du fait de l’inquiétude de Wall Street, qui frappe très
durement le Mexique, tout particulièrement le monde rural.

  6  
basé sur la prolétarisation et le salariat typique de la révolution industrielle anglo-
européenne du XIXème siècle —le salariat s’avérant réservé à la population considérée
comme blanche—, que sur une racialisation primordiale de la main-d’œuvre, les
populations autochtones et Africaines déportée ayant été immédiatement et radicalement
altérisées, déshumanisées et vouées au travail forcé, souvent esclave. Dit en d’autres
termes, la race (construit social résultant de cette colonisation spécifique commencée en
1492) précède historiquement la classe et doit être placée au centre de l’analyse.
Philosophiquement parlant, la modernité occidentale, d’ordinaire associée aux Lumières et
à la révolution, qui se seraient développées loin des incompréhensibles et regrettables
débordements de l’esclavage, s’avère, dans la perspective décoloniale, absolument liée au
contraire à la colonisation, à la traite et à l’esclavage. La colonisation, loin de n’être qu’un
épiphénomène ou une période historique clairement délimitée et terminée, est
consubstantielle à la modernité, à laquelle elle est intimement associée par le biais d’une
colonialité19 persistante. La modernité est irrémédiablement double, avec un visage clair
(la philosophie des Lumières, le développement de l’Europe) et l’autre obscur (la traite et
l’esclavagisation des populations Indiennes et Noires, la violence ethnocidaire et
génocidaire de la colonisation, ininterrompue à ce jour).

Mais pour rester fidèles à la théorie du point de vue situé, il convient de revenir un
peu sur les coordonnées sociologiques et politiques des premiers membres du Projet M/C.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le groupe initial qui s’est réuni à Caracas se distingue
par son caractère très majoritairement masculin et blanc-métis 20 , qu’il s’agit dans
l’ensemble de personnes plutôt privilégiées, travaillant à l’université, et pour plusieurs, aux
Etats-Unis mêmes, coeur de l’impérialisme classiquement honni depuis le reste d’Abya
Yala.

Le plus âgé aujourd’hui est Enrique Dussel, né en 1934. Argentin et naturalisé


mexicain, il est philosophe, historien et surtout, théologien. Il travaille depuis des
décennies dans la plus grande université du continent, l’UNAM, à Mexico. Auteur de
plusieurs dizaines d’ouvrages, notamment sur Hegel, Marx et la théologie de la libération,
il publie dès 1992 un livre au titre précurseur : « 1492, le recouvrement de l’autre. Vers
l’origine du mythe de la modernité »21. Dussel est principalement connu pour son travail
dans le domaine de la « philosophie de la libération » : issu d’un arrière grand-père
socialiste et luthérien allemand, profondément influencé par la Théologie de la libération,
il réfléchit sur la violence originelle de la colonisation, « l’interpellation par les ‘Autres

                                                                                                               
19
S’agissant d’un concept central de la théorie décoloniale, il est délicat de le résumer, mais l’on
peut souligner que la colonialité correspond à ce qui reste tant du côté colonisé que colonisateur,
bien après la fin de la colonisation, tant sur le plan idéel que matériel, et qui imprègne
profondément tous les domaines de l’existence individuelle, comme des formations sociales.
20
Etre Argentin et plus encore peut-être, Portoricain aux Etats-Unis implique une forte
discrimination raciste. Simultanément, la population des pays du Cône Sud (Argentine, Chili,
Uruguay) est souvent considérée comme la plus « blanche » du continent, du fait de l’arrivée
massive de migrant-e-s d’Europe au cours du XXème siècle et du relativement faible métissage (et
bien qu’il y existe d’importants groupes Indiens et Noirs), tandis que les Porto-ricain-e-s face aux
autres Latin@, possèdent les privilèges de la citoyenneté US. Les rapports sociaux de race —
inséparablement liés à la classe et au sexe— sont éminemment relatifs.
21
« 1492, el encubrimiento del otro. Hacia el orígen del mito de la modernidad » [L’ouvrage
reprend une série de conférences données à Francfort en 1992. Il est publié d’abord à Madrid
(1992) puis en Equateur, aux éditions Abya Yala (1994).

  7  
exclus’ » et tente d’imaginer un (autre) avenir pour l’humanité qu’il nomme
« transmodernité » et associe à une éthique de la libération.

Argentin également, après une formation qui l’a amené notamment à Toulouse et à
l’EHESS, Walter Mignolo est installé pour sa part depuis de nombreuses années aux Etats-
Unis, exerçant la fonction de sémioticien et d’épistémologue à Duke University —et très
lié également à l’Université de Quito et à l’une des rares femmes universitaires
décoloniales de la première heure, Catherine Walsh. Cette dernière, d’origine états-
unienne, vit depuis plusieurs décennies en Equateur, où elle travaille à l’Université Andine
Simón Bolívar comme professeure et directrice/fondatrice du Doctorat en Études
Culturelles Latino-américaines où nombre d’intellectuel-le-s de la région ont conflué avec
des théoricien-ne-s décoloniales étatsunienn-e-s. Elle est également coordinatrice de la
Chaire d'Études Afro-andines de cette université, après avoir contribué à mettre en place et
animer le Fonds Documentaire Afro-andin. Elle travaille depuis plus de vingt ans sur la
pédagogie décoloniale à partir des apports de Paulo Freire (Walsh, 2006, 2013).
Récipiendaire de plusieurs distinctions de l'Université de Duke, elle coédite la collection de
Duke Press « On Decoloniality » avec Mignolo. Pour en revenir à ce dernier, son travail
porte notamment sur la géopolitique du savoir et l’herméneutique, en s’appuyant tout
particulièrement sur les travaux de Gloria Anzaldúa, à qui il emprunte moins ses apports
féministes que son concept de Border thinking et du nepantlismo —il dirige d’ailleurs
l’éphémère revue Nepantla fondée en 2000 à Duke. C’est, lui aussi, au milieu des années
90 qu’il trace les premiers éléments de sa réflexion en matière de colonialité, dans un
ouvrage où il souligne nommément le « côté plus obscur » de la Renaissance, en
l’associant à la colonisation (1995). Il affirme dans son livre suivant, l’importance des
savoirs subalternes et de la pensée de la Frontière (1999), avant de publier « The idea of
Latin America » (qui paraît en espagnol deux ans plus tard avec le sous-titre
particulièrement explicite : « La herida colonial y la opción decolonial22 » (2005).

Cependant, le doyen et théoricien le plus connu du courant décolonial demeure le


sociologue péruvien Aníbal Quijano (1930 - 2018), qui a longtemps enseigné à
l’Université de San Carlos après y avoir étudié, avant d’être engagé à l’université
newyorkaise de Binghamton (où travaillait également María Lugones ainsi qu’Immanuel
Wallerstein) —non sans avoir donné quelques séminaires à l’EHESS. Longtemps marxiste
plutôt classique, travaillant sur la formation de classe péruvienne, d’abord sur les
mouvements paysans et la réforme agraire, donc sur les questions indiennes23, puis sur la
classe ouvrière, sa réflexion prend un nouveau tour au début des années 90. Il publie
successivement en 1991 un court article sur la « Colonialité et modernité/rationalité » dans
la revue Perú Indígena, puis un article co-signé avec Wallerstein sur l’Amérique dans le
système-monde-moderne l’année suivante, et enfin un autre bref article dans la revue Futur
antérieur, intitulé « Colonialité du Pouvoir et Démocratie en Amérique Latine », dans
lequel il commence à développer son concept central de la colonialité du pouvoir. L’article
ici traduit de Lugones nous permettra d’approcher davantage sa réflexion.

                                                                                                               
22
La blessure coloniale et le choix décolonial. Le terme « opción » évoque irrésistiblement l’opción
preferencial por los pobres (choix préférentiel pour les pauvres) de la Théologie de la libération.
23
Le Pérou est également la matrie du grand marxiste et indigéniste José Carlos Mariátegui (1894-
1930), dont la défense de l’ayllu (forme de travail et d’organisation socio-politique
« communautaire » précolombienne) comme base potentielle du passage au socialisme, constitue
en quelque sorte une première illumination décoloniale avant la lettre.

  8  
Pour compléter le tableau, il faut encore mentionner Nelson Maldonado-Torres,
Ramón Grosfoguel et Arturo Escobar, qui s’ils sont effectivement d’origine latino-
américaine et caribéenne, possèdent aujourd’hui quant à eux la nationalité états-unienne.

Né en Colombie en 1952, Arturo Escobar est docteur en philosophie de Berkeley,


après un parcours dans le génie chimique, les sciences de l’alimentation et les questions de
développement. Désormais états-unien en même temps que colombien, il est professeur
émérite d'anthropologie à l'université de Chapel Hill en Caroline du Nord. Largement
influencé par les Etudes de la subalternité, mais aussi par le poststructuralisme, il critique
le développementalisme —travaillant notamment sur les mouvements sociaux avec la
féministe cubaine-étatsunienne Sonia Alvarez (1992) et les politiques de la location avec la
spécialiste en genre et développement Wendy Harcourt (2005). C’est surtout à partir de
2004 qu’il aborde de front les perspectives décoloniales, à travers deux ouvrages qu’il
coédite : d’abord, sur le défi à l’empire que représentent, selon lui, les Forums sociaux
mondiaux (Escobar et Al., 2004), puis avec Mignolo sur La mondialisation et l’option
décoloniale (2010). Enfin, en 2014, il développe le concept de sentipensar (qui réunit les
idées de sentir et de penser, en s’inspirant des épistémologies Indiennes du continent et en
lien avec le travail du péruvien Antonio Cornejo Polar), dans un ouvrage publié en anglais
comme en espagnol, intitulé « Sentipenser avec la Terre », dans une perspective cette fois-
ci plus clairement écologique et d’après-développement dans laquelle il souligne l’intérêt
des discours autochtones.

L’un des benjamins du Groupe modernité/colonialité est Nelson Maldonado-Torres,


qui obtient en 2002 une thèse en Etudes religieuses à Brown, suite à un master de
philosophie à Porto Rico. Professeur de littérature à l’université de Rutgers, spécialisé sur
l’œuvre de Dussel, Fanon et Lévinas, il travaille actuellement à un ouvrage sur le
féminisme décolonial avec María Lugones et Yuderkys Espinosa. Il propose, après le
concept fondateur de colonialité du pouvoir proposé par Quijano, puis ceux de colonialité
du savoir d’Arturo Escobar et de différence coloniale de Mignolo, le concept de colonialité
de l’être.

Enfin, Ramón Grosfoguel est un sociologue portoricain né en 1956, professeur en


études Chicanas et latino-américaines à l’université de Berkeley. Il représente
probablement l’un des « passeurs » les plus notables de la théorie décoloniale, multipliant
les formations en Europe (il est régulièrement présent en France) et en Amérique latine, en
contact avec différents mouvements sociaux, en tentant de garder à l’esprit une orientation
féministe. Considérant qu’il existe un « système-monde capitaliste/patriarcal/occidentalo-
centré/christiano-centré/moderne-colonial, il souligne l’importance de bien comprendre
que le décolonial est avant tout une connaissance située (Haraway, 2007), qui peut sous
certaines conditions, être produite par des personnes occidentales, et peut parallèlement,
s’avérer incompréhensible pour des ex-colonisé-e-s. Il s’inscrit en cela en faux contre la
compréhension selon laquelle le décolonial devrait être produit exclusivement par des
personnes latinas ou caribéennes et qu’il suffirait « d’en être » pour faire de la théorie
décoloniale. Comme souligne l’historienne Etats-Unienne Donna Haraway, « voir d’en bas
ne s’apprend pas facilement et n’est pas sans problème ». Cela implique un positionnement
critique de déconstruction et de réinterprétation très complexes. Pour elle, les points de vue
assujettis (par exemple provenant des femmes noires ou des « femmes de tiers monde ») ne
sont pas « innocents » et apprendre à voir d’en bas « requiert au moins autant de savoir-
faire avec les corps et le langage, avec les médiations de la vision, que les visualisations
technoscientifiques « les plus élevées » (2007 :119). Les propos de Grosfoguel résument

  9  
une partie des enjeux épistémologiques et politiques liés au caractère situé de la production
de connaissances, qui sont au cœur du projet décolonial :

« Le concept de géopolitique de la connaissance d’Enrique Dussel ne relève pas du


réductionnisme géographique. C'est Mignolo qui le caricature et en fait en un concept
essentialiste et réductionniste. […] Mignolo occupe la position la plus élevée au sein de
l'université occidentale. Il occupe une chaire à l’Université de Duke. […] Il est arrivé aux
Etats-Unis en tant qu'américaniste et disciple de Barthes. Je crois que cela explique la
place prééminente qu’il occupe parmi les universitaires, et tout particulièrement, les
Français. […]. Selon [la bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui], Mignolo s'est approprié
des concepts produits par la pensée indigène en les décontextualisant, en les dépolitisant,
sans jamais s'impliquer dans un mouvement social ou politique indigène. Remarquons
d'ailleurs que Mignolo, sauf erreur, n'a aucun type d'engagement social ou politique.
Selon moi, la pensée décoloniale implique une certaine éthique qui s’oppose à ces formes
« d’extractivisme épistémique » qui ne profitent qu’à un petit nombre d’universitaires du
Nord global. » 24

Les épistémologies féministes décoloniales : avant, au-delà, ailleurs

Les « épistémologies féministes » ont été développés dans les années quatre-vingt par
des philosophes féministes —majoritairement européennes et Etats-Uniennes— comme
Sandra Harding, Helen Longino et Donna Haraway (Flores-Espínola, 2012). Malgré
d’importantes différences, ces propositions épistémologiques féministes partagent la
remise en cause de l’épistémologie traditionnelle, en pointant l’importance du sujet de
connaissance, le caractère situé du savoir et les liens entre connaissance et pouvoir (Flores
Espínola, 2013). Selon Elizabeth Anderson (1995), deux objectifs centraux guident le
projet épistémologique féministe : il s’agit, d’une part, d’expliciter et de détailler les
apports de la critique féministe à la mise en évidence du sexisme et de l’androcentrisme
dans la pratique scientifique en définissant ce qu’est une théorie sexiste ou androcentrique
et en identifiant les biais qui la caractérisent à tous les stades de la recherche. D’autre part,
il s’agit de soutenir des pratiques féministes qui traduisent et impliquent un engagement
pour la libération des femmes, dans une perspective d’égalité sociale et politique, voire de
transformation radicale des rapports sociaux.

Comme nous allons le voir, les travaux qui composent ce numéro se trouvent au
cœur de ce projet d’épistémologie féministe, en mettent non seulement en question le
caractère sexiste et androcentrique des théories décoloniales, mais en expliquant également
comment les savoirs développés au sein des mouvements sociaux d’Abya Yala,
notamment de femmes, féministe et lesbiens, antiracistes et populaires, sont capables de
proposer des nouveaux modes de connaissance engagés politiquement et éthiquement dans
un projet de justice sociale. La diversité et la pluralité des points de vue impliqués dans
l’élaboration de nos conceptions et compréhensions du monde, permettent d’avoir une
perception plus complète de la réalité sociale (Longino, 2010).

Dans le même temps, plus loin des universités et plus près des mouvements sociaux
« de base » et de luttes quotidiennes, notamment féministes, lesbiennes, anti-racistes,
anticapitalistes et anti-extractivistes, se développait le féminisme décolonial. Même si cela
                                                                                                               
24
http://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/09/Entretien-Ramon-Grosfoguel-RED.pdf

  10  
fait seulement une dizaine d’années que certaines revendiquent clairement le qualificatif
décolonial —on verra que la plupart ont hésité entre différents termes et que d’autres
préfèrent développer des épistémologies alternatives— les publications se sont rapidement
multipliées et dans certaines universités du continent, on fait face à un quasi-phénomène de
mode. Présentons rapidement deux groupes pionniers, l’un plus militant, l’autre plus
universitaire, avant de souligner l’importance des contribution de femmes et de féministes
Afros, et surtout Indiennes.

Côté résolument activiste, on trouve le GLEFAS, Groupe latino-américain d’étude,


de formation et d’action féministe25, fondé à Buenos Aires en 2007 par deux Dominicaines
très impliquées dans le courant féministe et lesbien autonome déjà évoqué, Ochy Curiel26
et Yuderkys Espinosa Miñoso27. Désireuses de faire dialoguer activisme et théorisation
plus universitaire, elles organisent dès 2009 un premier colloque international à Buenos
Aires, pour “penser la praxis et la théorie féministe à partir de voix non-hégémoniques et
minoritaires.” (Espinosa Miñoso 2010 : 6-7).28 Même si elles ont hésité entre les concepts
de contre-hégémonique, subalterne, post-colonial et décolonial, le GLEFAS a dès ses
débuts, grâce à ses formations on line, ses publications et ses nombreuses initiatives
militantes (débats, forums, festivals), puissamment contribué à faire connaître sur le
continent, le féminisme produit par les activistes et les théoriciennes d’Abya Yala. Selon
Curiel :

“On trouve les premières expériences décoloniales dans le féminisme, de la


part de féministes racialisées, de lesbiennes, de femmes du “Tiers Monde” […]
Et ce n’est pas par hasard. […] Des expériences comme celle des Complices,
des Próximas, des Chinchetas, Mujeres Creando, Mujeres rebeldes, Lesbianas
feministas en colectivo, le Movimiento de mujeres del afuera avec ses
différences évidentes, de la République Dominicaine à l’Argentine, ont proposé
un féminisme excentrique, du dehors, de la frontière, communautaire, à partir
des marges comme possibles espaces de construction politique, de l’action
collective autogestionnaire et autonome, produisant de la théorie propre et une
pensée décolonisatrice face à l’eurocentrisme et aux théories et perspectives
de genre plus conservatrices, mettant en cause profondément la relation
                                                                                                               
25
https://glefas.org
26
Auteure-compositrice et anthropologue afrodominicaine, Ochy Curiel a participé à de nombreux
groupes féministes et antiracistes et co-organisé la VIIIème Rencontre féministe continentale qui a
eu lieu en République dominicaine en 1999. Au début des années 2000, elle part vivre au Mexique,
puis au Brésil, puis en Argentine, avant de s’installer en Colombie où elle réside depuis plus de dix
ans. Universitaire et activiste, elle a notamment été co-responsable du master de genre à
l’Université nationale de Colombie, est autrice de La Nation hétérosexuelle (2014) et fondatrice de
plusieurs batucadas qui participent très activement, dans une perspective artiviste, à la vie politique
du pays.
27
Docteure en philosophie, lesbienne-féministe très active et co-organisatrice de la VIIème
Rencontre féministe continentale en République dominicaine, Yuderkys Espinosa Miñoso réside
aujourd'hui en Colombie, après avoir vécu longtemps en Argentine. Elle a publié en 2007 «
Escritos de una lesbiana oscura: reflexiones críticas sobre feminismo y política de identidad en
América Latina », et co-coordonné plusieurs publications du GLEFAS.
28
Elles en tirent rapidement une première publication sur le féminisme continental (Espinosa,
2010). En mars 2011, un deuxième colloque international, en Colombie, débouche sur la
publication Feminismos y Poscolonialidad. Descolonizando el feminismo desde y en América
Latina, (Bidaseca et Al., 2011). En 2014, GLEFAS publie un volumineux recueil qui se revendique
cette fois-ci très clairement des épistémologies décoloniales (Espinosa Miñoso et Al., 2014).

  11  
savoir-pouvoir et la dépendance envers les institutions.” (Curiel 2010 : 70 et
73).

Pour ce qui est du monde universitaire, grâce à un contexte féministe relativement


faborable, le Mexique semble bien avoir été le premier à développer un intérêt pour le
féminisme décolonial —notamment du fait de l’intérêt qu’ont suscité les Indiennes
zapatistes. Ainsi, au CIESAS de Mexico, un groupe commence à travailler au début des
années 2000 autour du séminaire sur le Genre et l’ethnicité animé par l'anthropologue
mexicaine Aída Hernández Castillo29 à propos des femmes indiennes —principalement
Maya. Tandis qu’Hernández Castillo coédite avec Liliana Suárez Navas un important livre
de traductions intitulé « Décoloniser le féminisme » (2008), le séminaire donne lieu, vers
2008, à la création du Réseau Féminismes décoloniaux30, progressivement rejoint par
Margará Millán (sociologue et anthropologue sociale à l'UNAM qui coordonne depuis
2001 un important projet sur la modernité non-capitaliste); la journaliste catalane ayant
vécu de longues années au Chiapas et auteure d’un des tous premiers livres sur les femmes
zapatistes, Guiomar Rovira (1996) ; la sociologue mexicaine de l'université de Puebla, ex-
guérillère et ex-prisonnière politique en Bolivie, Raquel Gutiérrez (1996) ; ou encore la
psycho-sociologue mexicaine de l'UNAM, Silvia Marcos, qui travaille également sur les
femmes zapatistes. Plus ancré dans le courant féministe autonome, un autre groupe
universitaire se forme dans le Master de Défense et promotion des Droits de l'Homme de
l'UACM31, autour du « Seminario de Feminismo Nuestroamericano » animé par Norma
Mogrovejo, historienne d'origine péruvienne, activiste lesbienne-féministe autonome de
longue date. On y écoute notamment une autre militante féministe autonome renommée,
philosophe à l’UNAM, Francesca Gargallo, qui coordonne d’abord un recueil sur le
féminisme "latino-américain" qui rencontre un grand écho (2004), puis, après une longue
recherche à travers tout le continent, un travail important sur la pensée des femmes
indiennes de l’Abya Yala (2012).

Comme parmi les hommes décoloniaux, on remarque une présence importante de


l’Argentine (avec María Lugones, mais aussi Yuderkys Espinosa ou Karina Bidaseca) et
du monde andin. Cependant, la réflexion féministe décoloniale, incluant plus de
théoriciennes et d’activistes racisées, est aussi implantée dans des régions plus vastes —
notamment au Mexique, au Guatemala et en Bolivie, avec leur forte population indienne,
ainsi que dans les Caraïbes Noires (notamment en République dominicaine, où le
GLEFAS réalise un important projet artistique avec des jeunes femme afros descendantes
du groupe Kalalú Danza32). La plupart des théoriciennes féministes décoloniales travaillent
ou cherchent à travailler dans l’académie —mais une académie du Sud, et toutes n’ont pas
la sécurité de l’emploi, surtout les migrantes. Simultanément, elles sont en dialogue
constant avec toutes sortes de militant-e-s, dont la plupart, même si ielles rechignent
souvent à se circonscrire à des étiquettes qu’ielles perçoivent comme issues du monde
académique et/ou occidentales (ce qui vaut à la fois pour les termes féministe, lesbienne et
décolonial), réalisent des apports considérables aux réflexions à partir même de leurs
luttes.

                                                                                                               
29
Venue du Chiapas, Aída Hernández publie en 2001 un premier ouvrage où elle parle d'un
Chiapas "postcolonial" (Hernández, 2001).
30
https://feminismosdescoloniales.wordpress.com/
31
Université Autonome de la Ville de México, nouvelle université « de la gauche » fondée au début
des années 2000 à Mexico.
32  
http://www.kiskeya-alternative.org/kalalu/  

  12  
On peut penser en particulier à un ensemble de femmes et de féministes Indiennes,
tout particulièrement au Guatemala et en Bolivie 33. Au Guatemala (où la population
Indienne peut être considérée comme majoritaire), de plus en plus de femmes Indiennes
sont désormais docteures de différentes universités (notamment mexicaines), comme Aura
Cumes, Maya-Kakchikel, qui après avoir montré magistralement la logique colonial-
raciste-sexiste de la production des femmes indiennes comme servantes (2014), travaille
actuellement sur la cosmovision Maya-Kakchikel (2017) ; Gladys Tzul Tzul, intellectuelle
organique des populations indiennes de Totonicapán34, dont elle retrace les logiques de
gouvernementalité communales, territoriales et politiques (2018), ou encore Lorena
Cabnal, Maya-Xinka et une des premières exposante et activiste du « féminisme
communautaire » développé à partir des années 2010 par les femmes indiennes Xinka
(Cabnal, 2015). Refusant de séparer leur lutte contre l’extractivisme minier transnational,
de celle qu’elles mènent contre les violences internes à la communauté, ces féministes
communautaires guatémaltèques lient indéfectiblement la défense « du territoire-terre et du
territoire-corps », notamment du corps des femmes.

Comme on le verra dans les articles de ce numéro, les femmes Indiennes sont au
cœur de la discussion qui consiste à savoir si les « cosmovisions » mais aussi de manière
plus terre-à-terre, les « us et coutumes » indiennes peuvent constituer d’une manière ou
d’une autre, une alternative à la modernité occidentale. Des débats complexes ont lieu pour
savoir dans quelle mesure ce qui existe aujourd’hui peut rappeler ou permettre d’accéder à
ce qui existait « avant l’invasion ». Cela fait bien longtemps que les anthropologues
marqué-e-s par la vision occidentale, tout comme des voix internes, tant masculines que
féminines, affirment que femmes et hommes dans les « communautés traditionnelles » ne
vivent pas d’antagonisme entre les sexes mais une fort heureuse complémentarité. Ce
discours est particulièrement caractéristique des Andes, mais il est diffusé dans un grand
nombre de populations indiennes. Cependant, il faut remarquer trois choses. D’abord,
l’immense diversité des cultures indiennes, qui se sont développées parfois dans
l’isolement et souvent en tentant de se démarquer de leurs voisin-e-s, sur un continent
particulièrement vaste et durant une histoire pré-invasion de plusieurs millénaires. Il est
donc particulièrement hasardeux de parler de ces populations « en général » et de
caractériser « leur culture ». Ensuite, que l’organisation actuelle de ces populations peut
très difficilement être pris comme fidèle miroir du passé : comme on le sait depuis les
travaux précurseurs de Kumari Jayawardena (1986) ou Nira Yuval Davis (1997), les
enjeux de la définition de l’authenticité sont énormes et particulièrement pernicieux pour
les femmes. Le groupe de Cabnal, par exemple, est loin d’idéaliser tout ce qui est indien :

« Par exemple, nous ne sommes pas entièrement d’accord avec la notion de


buen vivir 35 , parce qu’il existe aussi des tendances au fondamentalisme
ethnique36. » (Cabnal, 2015)
                                                                                                               
33
Dans le champ francophone, les femmes autochtones du Québec et leurs luttes ont fait l’objet
d’un récent n° de Recherches féministes « Femmes autochtones en mouvement : fragments de
décolonisation » (Léger, Morales Hudson, 2017). On trouve dans ce numéro un article d’Aura
Cumes.
34  Principalement Quiché, Mam et Kakchikel.  
35
Le « bien vivre » ou « vie bonne » est un concept réputé lié aux cosmovisions indiennes et
présenté comme une alternative au développement, mis en avant notamment par Evo Morales en
Bolivie et par Rafael Correa en Equateur, dans le cadre de gouvernements qui s’affirment de
gauche et favorables aux populations indiennes.

  13  
Enfin, on sait que le discours « différents mais complémentaires », dans ses
différentes variantes (« égaux mais différents », « égaux mais devant être séparés ») est très
répandu : on le retrouve aujourd’hui un peu partout dans le monde sous les couleurs de
l’équité de genre comme alternative à une pleine égalité qui serait par trop
« indifférentiatrice ». Cependant, il semble bien qu’au-delà de la sincérité de toutes celles
et ceux qui cherchent des alternatives aux rapports sociaux de sexe si inégalitaires et
aberrants que nous connaissons, le discours de la complémentarité ne soit que l’une des
variantes possibles de ce que Monique Wittig a baptisé la pensée straight. En effet, il
présuppose que les femmes et les hommes existent bel et bien comme deux et seulement
deux groupes, radicalement distincts dans le(s) domaine(s) où ils sont complémentaires,
qui ont toujours et partout existé. Le travail de synthèse de Nicole-Claude Mathieu (1989)
sur les différentes manières de concevoir les liens entre sexe, genre et sexualité, offre des
outils particulièrement utiles pour dépasser cet « hétérosexualisme » somme toute grossier.
Comme on le verra dans ce numéro, un certain nombre de féministes et de lesbiennes
Indiennes (Cabnal, Paredes) mais aussi Afrodescendantes (Curiel) remettent précisément
en cause ce point, que Lugones a été la première à soulever dans sa critique de Quijano. On
remarquera à très grands traits que les Afrodescendantes ne sont pas confrontées au même
problème que les Indiennes dont les cultures sont idéalisées, mais bien plutôt à la supposée
fragilité-anormalité de leurs familles. C’est peut-être une raison pour laquelle certaines
peuvent critiquer plus directement l’hétérosexualité —en soulignant notamment le
caractère fondamentalement hétérosexuel de la Nation, comme Curiel (2014)— ce que peu
de femmes indiennes réalisent au plan théorique.

En Bolivie, on retiendra essentiellement deux tendances assez différentes. D’abord,


celle de la lesbienne-féministe Aymara Julieta Paredes (2010), issue de l’autonomie et de
sensibilité clairement libertaire, co-fondatrice du groupe Mujeres Creando Comunidad, qui
par de toutes autres voies que les Guatémaltèques, en est également arrivé à se nommer
« féministe communautaire ». Pour elles, le féminisme communautaire est une proposition
féministe indienne destinée à l’ensemble des femmes (y compris non-indiennes) et des
hommes (y compris, non-féministes au départ), qui insiste sur la nécessité de l’ancrage
communautaire (y compris dans des communautés de travail, sportives, etc). Paredes aussi
se montre sceptique face à l’idéalisation des communautés et cultures indiennes, tant
passées que présentes. Elle propose le concept d’entronque patriarcal [jonction
patriarcale], envisageant la colonisation comme confluence et alliance de deux patriarcats
—Cabnal parlant pour sa part des « patriarcats originaires ». Ensuite, celle de la sociologue
et historienne Silvia Rivera Cusicanqui —déjà mentionnée— qui se revendique des
cosmologies Quechua et Aymara. Issue d’une génération plus ancienne, c’est à la tête de
l’Atelier d’histoire orale andine THOA qu’elle a réalisé depuis une vingtaine d’années un
patient travail de « récupération » historique de résistances indiennes invisibilisées et de
                                                                                                                                                                                                                                                                                                   
36
En Bolivie par exemple, il existe au moins trois positions différentes dans les mouvements
indiens. Autour de personnes comme Felipe Quispe, certaines tendances revendiquent un retour à
la culture d’avant la Conquête, allant parfois jusqu’à souhaiter le départ des personnes non-
indiennes. Evo Morales représente l’accession au pouvoir des populations indiennes des Andes,
paysannes et descendantes de l’empire Inca, dont il a mis en avant la culture (ou le folklore) pour
asseoir un projet de gouvernement en rupture avec l’oligarchie blanche-métisse traditionnelle.
Enfin, de nombreux groupes indiens de la forêt, issus des anciennes marges de l’empire Inca, se
sont opposés frontalement au gouvernement quand ce dernier a décidé de sacrifier leurs terres et les
réserves naturelles au nom du progrès et du « développement », lors de l’affaire de la construction
d’une route à travers la réserve indienne du Tipnis en 2011.

  14  
critique des épistémologies occidentales, ancré tant dans la réflexion théorique que dans un
activisme quotidien auprès des mouvements indiens katariste et des planteur-e-s de coca.
Même si elle préfère utiliser les grilles d’analyses plus classiques de colonialisme interne,
Rivera Cusicanqui peut à juste titre être considérée comme l’une des plus ancienne
expositrices des perspectives qui, aujourd’hui, se dénomment décoloniales —comme le
soulignait plus haut Grosfoguel. De fait, Cusicanqui est critique du courant décolonial. En
revanche, sa pratique autant que son travail théorique sont particulièrement illustratifs de
ce que Curiel, notamment, considère comme le cœur de la proposition décoloniale : la
production collective d’alternatives épistémologiques et d’alternatives de vie, avec les
premièr-e-s concerné-e-s et tout particulièrement les membres des groupes subalternisés
par le sexe, la race et la classe.

Présentation des textes

Il existe déjà une considérable production féministe décoloniale issue d’Abya


Yala : le présent numéro vise modestement à fournir du matériel pour prendre la discussion
« depuis le début » et suivre quelques pistes de discussion, à partir de remarques formulées
par d’autres activistes et théoriciennes, en dialogue intra-local et transnational à la fois.

C’est pourquoi le présent numéro s’ouvre sur la traduction de l’article princeps « La


colonialité du genre », publié presque simultanément en anglais et espagnol, en 2008, dans
lequel la philosophe argentine María Lugones37 questionne la proposition décoloniale, et
plus particulièrement le travail initial de Quijano, dans une perspective explicitement
féministe et intersectionnelle. Cet article possède plusieurs vies, dont il est intéressant de
retracer brièvement l’histoire. Une première version est parue en 2007 dans la grande
revue états-unienne de philosophie féministe Hypatia, sous le titre « Heterosexualism and
the Colonial/Modern Gender System ». Lugones y affirmait en effet que la colonisation
avait imposé, et même créé de part et d’autre de l’Atlantique, rien moins que
l’hétérosexualité telle que nous la connaissons aujourd’hui —non pas au sens des pratiques
sexuelles, mais bien d’une certaine idée de ce que « sont » les femmes, les hommes et les
relations qui doivent exister entre elles et eux. Cette affirmation détonante mais
particulièrement convaincante, mérite d’être creusée38. Cependant, Lugones a ôté cette
première partie de l’introduction dans la version parue dans le deuxième dossier sur le
décolonial de Worlds & Knowledges Otherwise, revue en ligne de l’université de Duke.
Dans cette version destinée à un public mixte, Lugones commence l’article par une critique

                                                                                                               
37
On sait que celle-ci vit depuis plusieurs décennies aux Etats-Unis et travaille à l’Université de
Binghamton, comme le fit Quijano. On trouvera en bibliographie la mention de ses principales
publications.
38
L’introduction du texte paru dans Hypatia s’adresse, de manière critique, aux théoriciennes
féministes blanches qui semblent persister à ne pas comprendre pleinement l’hétérosexualité
[qu’elle nomme hétérosexualisme pour le distinguer des « simples » pratiques sexuelles] comme
étant profondément liée aux logiques coloniales. Lugones pense que le féminisme, inspiré par les
perspectives décoloniales et intersectionnelles, doit aller plus loin : « Deux questions cruciales que
nous pouvons poser à l’hétérosexualisme depuis l’intérieur sont : comment comprendre
l’hétérosexualité non pas seulement comme normative mais comme profondément perverse quand
elle est exercée violemment à travers le système de genre moderne-colonial pour construire un
système mondial de pouvoir ? Comment en venir à comprendre le sens même de
l’hétérosexualisme comme attaché à une domination violente et ininterrompue qui marque
multiplement la chair en accédant aux corps des non-libres selon des schémas différentiels destinés
à les constituer comme la matérialité torturée du pouvoir ? » (Lugones, 2007).

  15  
du manque de solidarité des hommes racisés-colonisés avec les femmes colonisées face à
la violence qui les touche. De fait, comme on le verra, l’article propose une critique très
fine de Quijano, qui reprend sans critique une vision du genre naturalisée, patriarcale et
eurocentrée, dans un geste que nous pourrions qualifier pour notre part de « naturalisme
straight ». En effet, il s’agit non seulement d’une assomption hétérosexiste de Quijano de
ce que sont les femmes, les hommes, les femelles, les mâles et la sexualité, mais il semble
bien partager cet insondable impensé qui prend pour réelle et universelle le « Différence
sexuelle », que Monique Wittig a décelé chez Lacan ou Lévi-Strauss et baptisé la Pensée
straight. 39 Pour ce faire, elle s’appuie résolument sur le féminisme intersectionnel des
féministes de couleur. Plus particulièrement, Lugones présente les travaux de la
théoricienne et écrivaine autochtone états-unienne Paula Gunn Allen, ainsi que ceux de la
Nigériane Yoruba40 Oyewumi Oyeronke, pour nous faire toucher du doigt la profondeur
des bouleversements que la colonisation a imposés aux colonisé-e-s. La thèse principale de
Lugones est en effet que ces populations ne connaissaient ni le strict dimorphisme sexuel,
ni la hiérarchisation des sexes. Qui plus est, Lugones estime que le système de genre qui
leur a alors été imposé était en fait la « face obscure » d’un système dont les femmes et les
hommes colonisateurs vivaient une « face claire » bien moins dure pour les femmes
« blanches ». En effet, selon Lugones, les colonisé-e-s, immédiatement racisé-e-s, sont de
ce fait dés-humanisé-e-s et animalisé-e-s, et la face obscure du système de genre,
inséparable du racisme, les réduit à des simples femelles et mâles ne possédant pas les
caractéristiques de genre des colonisateur-e-s. Donc n’étant pas des femmes ni des
hommes —au sens colonial.

Un travail important d’analyse des apports de Lugones au féminisme décolonial est


le texte de la politiste hondurienne Breny Mendoza41 sur « La question de colonialité de
genre » que nous avons traduit dans le prolongement du texte de Lugones. Mendoza
examine dans son article le concept de colonialité de genre de Lugones et souligne son
potentiel transformateur. Ce faisant, elle approfondit la réflexion sur les sources permettant
de connaître les multiples sociétés de l'ère pré-intrusion coloniale. Mendoza est
particulièrement attentive aux autrices d’Abya Yala qui, après Paula Gunn Allen et
Oyewumi Oyeronke, ont écrit sur les cultures amérindiennes et africaines —qu’il s’agisse
d’anthropologues blanches-métisses comme Rita Segato, ou de militantes Noires ou
Indiennes, notamment la Bolivienne Julieta Paredes. Mendoza suit Lugones dans sa
critique de la sous-théorisation du genre dans le travail de Quijano. Mais tandis que
l’analyse de Lugones se centre sur l’inséparabilité du genre, de la race et de la sexualité,
Mendoza se focalise sur les liens entre genre, race et classe dans la formation de la
citoyenneté au sein de ce qu’elle nomme « la colonialité de la démocratie occidentale » et
                                                                                                               
39
Pour dépasser le naturalisme dans l’analyse de l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de race
et de classe, le concept de « combinatoire straight » (Falquet, 2016), qui tente de lier les
perspectives féministes décoloniales et les analyses féministes et lesbiennes matérialistes
francophones, vise à penser notamment le viol colonial, la situation différenciée des enfants métis-
se selon leur sexe, leur classe et le type de métissage en cause —ou encore les stratégies
individuelle d’alliance des femmes racisées et appauvries en même temps que les stratégies
collectives visant à transformer voire à abolir séparément ou simultanément l’esclavage, le sexage
et/ou le salariat.
40
Les Noir-e-s d’ascendance Yoruba amené-e-s en esclavage notamment au XIXème siècle ayant
joué un rôle particulièrement marquant sur le continent en « amenant » une partie notable des
actuelles « spiritualités de matrice africaine ».
41
Breny Mendoza est docteure de l’Université de Cornell et Professeure du Département de
Gender and Women's Studies à l’Université de Northridge en Californie.

  16  
souligne que « la colonialité et le genre occidental ont signifié une perte de pouvoir social
pour les femmes, ce qui a été mortel pour les Indiennes, les Africaines et les Afro-
descendant.e.s en Amérique Latine » (Mendoza, dans ce n°).

Nous proposons ensuite un court essai de la philosophe argentine María Luisa


Femenías, de l’Université de La Plata, issu des Journées d’étude de clôture de notre
programme « Perspectives féministes décoloniales des deux côtés de l’Atlantique,
épistémologies et pratiques”. Femenías y propose d’abord une réflexion globale sur
l’époque contemporaine, puis une critique générale des fondements théoriques sur lesquels
reposent à la fois les « épistémologies du Sud » proposées notamment par Boaventura de
Sousa Santos, et la pensée décoloniale. En plus de souligner que ces approches ont été
développées exclusivement par des hommes (bien dotés en capitaux et travaillant pour la
plupart dans des universités des États-Unis), elle clarifie les « difficultés et contradictions
rencontrées par ces approches dans la recherche de la création d’un savoir propre, autre, en
marge de la production théorique hégémonique et en ignorant les effets de la circulation du
savoir ». Pour elle, les principales contributions décoloniales résident dans la réflexion sur
« nos » modes de vie et sur les structures économiques et sociales, mais pour Femenías ces
nouvelles connaissances ne rompent pas nécessairement avec la domination, les
hiérarchisations, les exclusions, le racisme ou le sexisme. Peu convaincue de la portée de
ces approches pour donner des réponses satisfaisantes, elle se demande par exemple, quels
bénéfices une pensée décoloniale comme l'Épistémologie du Sud apporte à la « cause » des
femmes.

Le numéro comporte également deux articles de jeunes chercheuses aux approches


originales. La première, Luisina Bolla, est elle aussi une philosophe argentine de
l’Université de La Plata. Son texte, également issu de son intervention à la Journée,
propose une relecture féministe de la théorie de la colonialité du pouvoir d’Aníbal Quijano
en prenant appui non seulement sur d’autres autrices d’Abya Yala comme Mendoza, mais
également sur les théoriciennes féministes matérialistes francophones, en particulier
Colette Guillaumin et Nicole-Claude Mathieu. Elle estime en effet que ces dernières ont
élaboré un cadre antinaturaliste particulièrement rigoureux, fort utile pour mettre en
évidence les conceptions biologisantes de Quijano. Car si celui-ci visibilise les
mécanismes naturalisateurs mis en place par la modernité/colonialité, « il abandonne cette
grille d’analyse quand il s’agit de dénaturaliser le sexe » (Bolla, dans ce n°). Suivant Silvia
Rivera Cusicanqui, et dans le même sens que Femenías, Bolla critique également les
conditions de production de la théorie décoloniale. Elle souligne que ce qu’elle nomme « la
théorie décoloniale hégémonique » est développée par des hommes travaillant dans des
universités et centres de recherche états-uniens, s’interroge sur les conséquences que cela
peut avoir et examine ce que les féministes d’Abya Yala proposent en guise d’alternative.
En produisant non seulement un critique épistémique, mais aussi sur le plan des pratiques,
politiques notamment, les féministes d’Abya Yala manifestent une rupture, déjà largement
entamée, qui recouvre « les moyens mêmes de comprendre la production de connaissances,
en faisant valoir le potentiel épistémique d'actions et d'événements qui ne se limitent pas à
l'espace universitaire » (Bolla, dans ce n°).

  17  
Enfin, c’est d’un tout autre contexte colonial dont nous parle la psychologue sociale
libanaise Mira Younes42 dans un article issu de son travail de thèse et présenté à notre
Journée d’étude en dialogue avec les perspectives décoloniales d’Abya Yala. Younes
réfléchit à partir d’un dispositif migratoire particulier mais éminemment colonial qui
amène aujourd’hui de nombreuses jeunes femmes africaines et asiatiques à s’installer dans
des conditions particulièrement difficiles en tant que travailleuses domestiques au Liban —
lui-même ex-colonie et de ce fait, maison du maître ou de la maîtresse que Younes qualifie
d’hybride. Elle s'intéresse à l'analyse de la situation de domination à laquelle sont
confrontées ces femmes (ex-colonisées) dans des relations de service avec d’autres ex-
colonisé-e-s, dans le cadre de ce qu’elle nomme des rapports de race « intermédiaires ».
Dans ce contexte qui n’est pas celui de l’Europe et des ses rapports de race qui paraissent
parfois en comparaison très binaires, Younes s'interroge sur la possibilité de former des
outils de connaissance et d'action à partir de ces rapports de race « intermédiaires », en
l’occurrence ce qu’elle appelle des « savoirs migrants ». Ceux-ci, développés dans un
contexte colonial et mondialisé, permettent tant à ces femmes qu’à Younes elle-même, qui
se constitue à la fois comme une potentielle employeuse et comme une potentielle
complice dans la résistance, de dépasser la vision binaire et fixe des relations de
domination. Ces savoirs migrants permettent une compréhension intime d'un ordre colonial
et de relations de pouvoir hybrides. Le défi consiste à transformer l'expérience en
connaissance divergente et, surtout, à provoquer certaines formes de luttes complices,
hybrides et transnationales.

On le voit, les articles qui composent ce numéro présentent une lecture critique et
féministe de la théorie décoloniale, en soulignant ses limites et ses potentialités. Tous les
textes affirment l'importance de continuer à développer de nouvelles alternatives
théoriques qui peuvent contribuer à transformer nos épistémologies et nos pratiques —et
réciproquement. Nous sommes heureuses de faire résonner cet appel, haut et fort, en
langue française.

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42
Mira Younes est sur le point d’obtenir son doctorat à l’Université Paris XIII, avec un travail
intitulé : « Le travail de survie, domestique et politique des femmes migrantes à Beyrouth dans le
cadre du système des sponsors ».

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