Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mamdani (Mahmood), Citizen and subject. Contemporary Africa and the Legacy of
Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, 1996, 253 pages
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
MAMDANI (Mahmood)
CITIZEN AND SUBJECT. Contemporary Africa
and the Legcacy of Late Colonialism
Princeton, Princeton University Press, 1996, 253 pages.
plus, possible de porter un jugement sur les se révèle dans son ensemble peu convain-
régimes postcoloniaux. Cependant, la moitié cant là où il est cohérent, et incohérent là où
de son ouvrage est consacrée à l'Afrique du il est convaincant. L'exposé de l’auteur sur
Sud (et parfois à ses États satellites, comme l'Afrique du Sud s'appuie parfois sur des
le Swaziland, sans que le statut de ce dernier faits contestables et (comme dans le cas de la
dans l'analyse soit très clair). Les questions violence urbaine cité plus haut) en arrive alors
débattues ici, comme celle de la politique des à des conclusions discutables, mais, globa-
syndicats, n’ont, la plupart du temps, que lement, il suit l'historiographie classique.
des parallèles limités en Afrique tropicale (et À propos de l'Afrique tropicale, cependant (et
c'est assez ironique, puisque M. Mamdani
vient tout juste de quitter l'Ouganda, son
« Toute l’analyse de Mahmood pays natal, pour s'établir à l'université du
mamdani repose sur le postulat Cap), il est quelquefois complètement « à
que l’on peut comparer les objectifs côté de la plaque ».
de la domination. » Mamdani ne prête que peu d'attention, et
jamais systématiquement, aux questions éco-
nomiques, soulignant que « son terrain d'ana-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
(question de prestige national et de préser- l'auteur ne fait ici que suivre l'interprétation
vation de leur valeur potentielle pour l'avenir), classique en insistant sur la nature coloniale
tout en minimisant les coûts financiers et poli- d'une telle « invention de la tradition ». Il
tiques (notamment en privilégiant l'exporta- reprend également les débats de l'époque
tion de produits agricoles comme le cacao, le coloniale sur la nécessité de soustraire les
café et l'huile de palme, tous plus rentables « sujets » africains ruraux à la juridiction
et moins coûteux que le coton). S'il a sans métropolitaine, et de confier au contraire
aucun doute existé beaucoup de cas, comme l'administration à des chefs nommés super-
ceux que cite Mamdani, de coercition abusive, visés par des fonctionnaire européens. Mais
le but, et le résultat le plus fréquent, de l'ad- M. Mamdani surestime la rigidité des régimes
ministration indirecte et de l'agriculture pay- juridiques néo-coutumiers – en ignorant plu-
sanne qui l'accompagnait était d'assurer des sieurs études récentes sur le sujet – et exagère
revenus suffisants pour couvrir les coûts du sys- également, en ce qui concerne l'Afrique tro-
tème colonial lui-même, tout en créant le picale, le rôle de ces régimes dans la limita-
moins de remous possible dans la société tion de l’accès à la terre des cultivateurs afri-
locale. De tels régimes n'ont produit ni la cains, tant locaux qu'immigrants.
souffrance ni la richesse de l'Afrique du Sud. Si cet ouvrage encourage à émettre de nou-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
L ’effort de Mahmood Mamdani pour expli- mêmes. Bienvenue également sa thèse selon
quer historiquement l’impasse politique dans laquelle il faudrait analyser la trajectoire
laquelle se trouve l’Afrique constitue une anti- historique de l’Afrique du Sud de manière
dote bienvenue aux tendances actuelles qui identique à celle d’autres parties du conti-
renvoient à l’idée que les Africains sont déci- nent. Je regrette en revanche que M. Mamdani
dément incapables de se gouverner eux- n’ait pas traité explicitement du lien avec la
196 LECTURES
politique contemporaine – lien évident pour- niaux. Mais si les carcans – « tribu », « cou-
tant dans la passion avec laquelle il a écrit cet tumes » et « autorité indigène » – construits
ouvrage. Comment précisément édifier un intentionnellement par le pouvoir colonial ont
concept plus souple de la citoyenneté libéré des effectivement acquis une réalité puissante, ils
dangereuses dichotomies citoyen/sujet, parti- n’ont en aucun cas constitué la seule réalité.
cipation civique/despotisme décentralisé ? Les gens que M. Mamdani considère comme
Quelles institutions seraient plus susceptibles quantité négligeable, « l’étroite frange
d’effacer les séquelles du passé en prenant en instruite » (p. 76), venaient de familles rurales
compte les perceptions historiquement for- non éduquées ; ils tissaient des liens matri-
mées de l’appartenance et de la différence, moniaux, ainsi que des liens économiques, en
tout en favorisant la communication et la dehors des villes coloniales. Une grande par-
confiance au-delà de ces lignes d’identifica- tie de l’Afrique, en particulier l’Afrique de
tion ? Ce qui manque au livre de M. Mamdani l’Ouest, était traversée par des réseaux
dans son exposé tant du passé que du pré- d’échanges hautement sophistiqués, qui per-
sent, c’est la moitié de son titre : bizarrement, mirent la circulation des marchandises, mais
il n’aborde pas la citoyenneté. participèrent aussi à la formation de diasporas
qui influençaient les pratiques religieuses et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
d’un repli, laissant place à d’autres ouvertures à la puissance occidentale, vivant de leur
et replis successifs, et à plus de luttes. Expli- rôle d’interface entre intérieur et extérieur et
quer une ouverture et une fermeture ne revient tentés de parasiter et de miner les structures
pas à établir une relation causale directe. mêmes de production de richesse.
Une telle étude est encore à écrire, mais ce Une telle analyse n’aurait pas les mêmes
serait une histoire plus complexe que celle implications politiques que celles que décrit
que nous raconte M. Mamdani, qui exigerait M. Mamdani. Celui-ci insiste, avec raison
une analyse plus poussée des multiples mobi- selon moi, sur le fait que l’histoire doit être à
lisations politiques des années 50 et 60. Une la fois affrontée et transcendée. Mais il ne
explication des autoritarismes mous des nous dit pas comment cela peut se faire, com-
décennies suivantes devrait prendre en compte ment une citoyenneté forte au niveau local et
tant la faiblesse des gouvernements confron- national peut être créée. C’est peut-être ce
tés aux explosions de citoyenneté que la per- passé – d’où Mamdani tire sa notion de car-
sistance forte de l’assujettissement, et elle cans tribaux – qui pourrait lui dire comment
ramènerait à la relation de l’Afrique au capi- les gens ont cherché à les contourner. Il ne suf-
talisme mondial – dont l’évocation comme fit pas d’analyser le modèle colonial de la
cause et explication unique des maux du domination, encore faut-il se plonger dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
Mahmood Mamdani nous offre une nou- de ces quinze dernières années s’est efforcée
velle interprétation de l’Afrique coloniale (et, de définir une autre image plus spécifique et
jusqu’à un certain point, pré- et postcolo- détaillée, à la fois plus empirique et mieux
niale) tout en prenant en considération les documentée, des interactions locales et glo-
revendications démocratiques des dix der- bales. Concevoir l’Afrique comme un champ
nières années. C’est un ouvrage que l’on peut significatif de comparaisons est un choix idéo-
comparer favorablement aux synthèses logique et une erreur méthodologique. Ce
récentes d’historiens professionnels comme débat connaît d’ailleurs une variante sud-
celles de Catherine Coquery-Vidrovitch, de africaine, et je suis d’accord sur ce point avec
John Iliffe ou de Claudio Moffa2. Mais ce les considérations de Ran Greenstein3.
type de démarche me semble tout à fait dis- La méthode de M. Mamdani est fondée sur
cutable dans la mesure où l’unité historique une hypothèse globale qui sélectionne un
de l’Afrique noire est une chimère coloniale nombre limité d’exemples tirés plus ou moins
(une chimère plurielle, certes). L’histoire sociale au hasard des recherches et des lectures de
199 Autour d’un livre
Politique africaine
l’auteur. Celui-ci n’offre aucun argument théo- de contrôle. L’anthropologue est assez surpris
rique particulier en matière de démarche du schématisme extrême de la description
comparative qui renverrait au choix justifié de des sociétés précoloniales qui apparaît à la
tel ou tel exemple. Évidemment, la plupart lecture des démonstrations de Mamdani. Dans
de ces derniers proviennent de l’Afrique colo- le troisième chapitre, l’auteur décrit longue-
niale britannique, mais le Sénégal, la Guinée ment la genèse de l’Afrique du Sud. Selon sa
et le Rwanda sont analysés de manière plus définition, l’apartheid (p. 101) est une com-
approfondie. L’étude de cas la plus déve- binaison du despotisme décentralisé à la
loppée concerne l’Afrique du Sud, et cette campagne, dans les réserves rurales (gou-
approche permet de réintégrer cette dernière vernement indirect), et du despotisme cen-
dans le cadre des études africaines, ce qui est tralisé dans les zones urbaines (gouverne-
une bonne chose. ment direct). Ainsi, la discrimination raciale
L’ouvrage est divisé en deux parties consa- se trouve reproduite et conservée avec les
crées respectivement à la structure du pouvoir autorités tribales. Nous pensons spontané-
et à l’anatomie de la résistance. La première ment ici aux exemples ivoiriens et kenyans.
partie est la plus longue et la mieux argu- Mamdani mentionne également le cas du
mentée. Elle suggère l’hypothèse d’un État Sénégal, mais son explication me paraît assez
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
van Onselen et Terence Ranger ont quant à liens entre ses origines rurales et ses contextes
eux proposé depuis quelque temps une pers- « urbains ». Dans les années 80, les militants
pective bien plus dialectique de l’action et ouvriéristes et populistes pensaient que la
de l’initiative sociales. communauté politique était celle du township
La seconde partie du livre est plus importante et non celle du bantoustan rural. L’auteur
politiquement, mais la démonstration est à analyse en détail les cas de Durban et
la fois unilatérale (seuls les cas de l’Ouganda d’Alexandra, où il a mené des recherches et
– « patrie » de Mamdani – et de l’Afrique du des entretiens. Il explique les changements
Sud – son lieu actuel de résidence – sont étu- de conditions des hostels et explique que les
diés) et trop générale. L’auteur traite à la fois indunas en viennent à remplir une fonction de
des mouvements paysans ougandais (Ruwen- semi-gouvernement indirect d’essence « rurale ».
zururu), de l’Armée de résistance nationale Le point de vue conservateur de l’Inkatha
(NRA), de Museveni ainsi que des mouve- remet en question la nature « urbaine » de
l’ANC, mais il est vrai que les perspectives de
l’ANC sur les rapports entre la campagne et
« Les analyses de Mamdani sont
la ville n’ont pas changé depuis 1994. Je
dans l’ensemble pertinentes, mais
pense que la structure de la violence des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
pu lire depuis quinze ans tant en anthropo- d’aujourd’hui. Pourtant, de telles connais-
logie qu’en histoire ou en science politique sances sont décisives afin de déconstruire
s’efforcent de dépasser ce lieu commun occi- l’interprétation dualiste dogmatique de l’apar-
dental (et colonial) ! Les rapports entre la theid et des luttes qui ont été menées contre lui.
campagne et la ville constituent une réalité Les perspectives de M. Mamdani sont ainsi tout
sociale très complexe en Afrique noire, et se à fait utiles et contribuent à unifier la concep-
superposent aux structures trop souvent sté- tion de l’histoire africaine. Mais son efficacité
réotypées des époques coloniales et postco- analytique et méthodologique pose problème,
loniales. Il est impossible de séparer très net- surtout si l’on prétend se référer à ses conclu-
tement les sociétés « civiles » et « tribales » sions pour essayer de bâtir l’avenir du conti-
et d'ignorer les relations de genre qui contri- nent (et, bien sûr, de l’Afrique du Sud).
buent à l’élaboration des sociétés et cultures Jean Copans
africaines. Une perspective panafricaine (au université de Picardie
sens des sciences sociales et non de l’idéologie
politique ou culturelle) ne peut s’élaborer que
grâce à des comparaisons très précises et
1. Une première version de cette lecture critique a été
très minutieuses, à une approche des dialec-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
Cet ouvrage constitue une approche auda- sation, des formes de la société civile et de
cieuse de l'héritage historique commun aux l’État, au moment du déclin des régimes tota-
institutions étatiques de l'Afrique moderne, litaires du XXe siècle, en particulier le socia-
en vue d'étudier les obstacles théoriques et lisme en Europe de l'Est et le colonialisme en
pratiques à la démocratisation et au plein Afrique. Le livre de Mahmood Mamdani tente
développement d'une société civile. De ce également de mettre un terme au discours,
point de vue, il faut le replacer dans le dont toute la recherche est imprégnée, sur le
contexte des débats qui ont proliféré dans statut d'exception de l'Afrique du Sud par
les années 90 sur la nature de la démocrati- rapport au continent africain dans son
202 LECTURES
ensemble. En conséquence, son projet consiste de l’indépendance, les États africains ont
à appliquer les modèles d'autorité étatique de atteint « la déracialisation sans la démocra-
l'Afrique équatoriale à l'Afrique du Sud et, tisation ». Ce qui signifie pour lui que, si l’on
réciproquement, à examiner l'état de l'apar- a affronté le problème du legs raciste du
theid comme la version d'une forme politique colonialisme, son héritage institutionnel non
plus répandue et que l'on retrouve ailleurs racial est demeuré intact, et continue à han-
en Afrique. Pour simplifier, Mamdani sou- ter les États africains postcoloniaux. Le droit
tient la thèse que l'expérience du colonia- colonial a en particulier produit un État
lisme tardif présente le terrain commun sur « bifide », divisé en « citoyens » principale-
lequel l'histoire de l'Afrique du Sud peut se ment urbains et « sujets » ruraux ayant des
concilier avec celle du reste du continent. Au statuts administratif et juridique différents.
centre du système politique de l'apartheid D'un côté l'État colonial exerçait un pouvoir
comme de l'État colonial, affirme l'auteur, on « coutumier » sur des sujets paysans tribali-
retrouve la forme politique du « despotisme sés dans l'arrière-pays rural, de l'autre côté
décentralisé » – toutes les variantes de l'admi- un pouvoir « civil » sur les citoyens des villes
nistration indirecte vers laquelle les institu- et les non-Africains, qui relevaient de formes
tions politiques hétérogènes implantées par les modifiées de la loi métropolitaine. C'est dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
de son ouvrage, c'est celles-là que je com- particulier pour les obstacles à la fois théo-
menterai. L'ouvrage aborde « cette partie du riques et pratiques à la démocratisation en
legs colonial – la partie institutionnelle – qui Afrique. (Cependant, les deux auteurs divergent
reste plus ou moins intacte » (p. 4) et qui a quand J.-F. Bayart utilise l'expérience africaine
été jusque-là relativement peu traitée par les pour remettre en cause les définitions norma-
études sur le colonialisme. En d'autres termes, tives de la démocratie et du politique.) D'où les
il veut s'interroger sur la façon dont les insti- questions que j'aimerais soumettre au débat :
tutions coloniales ont limité la portée des étant donné que M. Mamdani a concentré son
formes politiques dans l'Afrique contempo- attention sur la question peu étudiée du legs
raine, plutôt que de se focaliser sur « la colo- institutionnel du colonialisme, que gagne-t-on
nisation de la conscience » (Fanon) et ses à exclure de ce champ de réflexion précisé-
résultats hybrides le plus souvent imprévus, ou ment un corps d’analyse théorique et empi-
sur des questions de stratégie et de pratiques rique qui privilégie les interrogations qui sont
soulevées par ce niveau d'analyse. L'ouvrage
relevant de ce courant que M. Mamdani vise
en particulier est celui de Jean-François Bayart
« les exposés non conformistes, et
discutables, de M. Mamdani incitent
sur l'État en Afrique ; il le considère comme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
Cependant, en dehors de ce domaine parti- érigées d’habitude entre les différentes tra-
culier, le débat critique sur des questions sou- ditions nationales en matière d’études afri-
levées par M. Mamdani – par exemple celles caines et d’analyse de la domination colo-
sur le tribalisme et l'ethnicité, la relation entre niale. L'administration indirecte cesse ainsi
le rural et l'urbain, l'appropriation créative des d'être associée aux seules colonies britan-
institutions imposées dans des contextes niques, l'apartheid n'est plus seulement une
locaux – a déjà une longue histoire. expérience sud-africaine, etc. Enfin, les expo-
Je ne cherche pas ici à diminuer les mérites sés non conformistes, et discutables, de
de cet ouvrage, au style clair et élégant, et qui M. Mamdani sur des sujets allant de la poli-
constitue une intervention théorique importante tique raciale au « tribalisme comme guerre
dans les domaines des études africaines et de civile » (p. 190 et suiv.), et les contributions
la politique coloniale et postcoloniale, sans méthodologiques aux études sur l'Afrique
oublier les recherches menées en Afrique sur australe (p. 294 et suiv.) incitent véritable-
le même sujet. En somme, on peut dire que ment le spécialiste de l'Afrique et de l'État
M. Mamdani prouve lui-même par la pra- colonial et postcolonial à penser autrement.
tique, en s’appuyant abondamment sur cette Provoquer le débat, que peut-on demander
littérature, ce qu'il affirme : que les recherches de plus à un livre ? Pour cette raison, Citizen
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
Citizen and Subject ne prétend pas propo- par le fossé entre le rural et l'urbain. » La
ser une histoire de l'Afrique nouvelle et dif- question qui sous-tend le livre n'est pas celle
férente. Son domaine est celui des sciences de l'histoire de l'Afrique contemporaine, mais
sociales, pas de l'histoire. L'ouvrage contient celle de sa crise politique. Et la clé d’analyse
des informations historiques, mais n'offre pas proposée n'est pas le fossé entre le rural et
un récit historique. C'est plutôt un livre de l'urbain ; mon champ de recherche est beau-
théorie et d'analyse politiques. Il me semble coup plus large.
utile de le préciser dès le départ, car je crains En insistant sur l'héritage institutionnel de la
que les auteurs de trois des commentaires loi coloniale telle qu'elle a été reproduite par
sur mon ouvrage (Ralph Austen, Jean Copans une dialectique permanente de luttes et de
et Frederick Cooper) aient pensé qu'il s'agis- réformes, j'essaie d'attirer l'attention sur la
sait d'une étude historique. nature de l’État forgé par l'expérience colo-
Copans n'a pas tout à fait tort quand il dit que niale africaine. Malheureusement pour moi,
Citizen and Subject est « le livre d'une idée sur les quatre commentateurs, seule Mariane
et d'une seule ». En revanche, il se trompe Ferme reconnaît que ce point est central.
dans l'identification de cette idée quand il Les problèmes soulevés par les commentateurs
affirme que l'histoire africaine y est expliquée tournent autour de deux questions impor-
205 Autour d’un livre
Politique africaine
de vue méthodologique, plutôt que de réaf- que Frederick Cooper se plaignait du fait que
firmer une évidence d’économie politique : Citizen and Subject était « piégé dans son
que le régime agraire de l’Afrique du Sud est concept de “legs” [qui] suggère que l’on peut
différent de celui de l’Afrique équatoriale. extraire une chose survenue à un moment
Pour revenir sur ce point de vue méthodolo- particulier de l’histoire et lui donner un pouvoir
gique qui est, je le crains, à la base des dif- causal à une date ultérieure. » Pourtant, plutôt
férends avec Austen et Copans, mais que que d’établir coûte que coûte une relation
tous deux semblent s’ingénier à ignorer, directe entre les débuts du colonolialisme
permettez-moi de citer un extrait de l’intro- tardif et l’État de l’Afrique contemporaine,
duction de mon ouvrage (pp. 23-24) : j’ai avancé que ce mode d’autorité a traversé
« J’ai commencé à écrire ce livre en me foca- trois phases principales de réformes. Si la
lisant sur la différenciation des systèmes première fut la réponse coloniale à la résis-
agraires du continent. La perspective de tance qui a suivi la Seconde Guerre mondiale,
recherche qu’on connaît sous le nom de poli- les deux suivantes correspondent aux deux
tique économique m’a appris que la nature tendances réformatrices principales de l’époque
du pouvoir politique devient compréhensible postcoloniale, l’une conservatrice, l’autre
quand on le place dans le contexte des pro- radicale. Ni l’une ni l’autre cependant n’ont
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
s’imposer comme « coutume ». Tout comme ces deux grands axes, conservateur et radi-
l’urbanisation, l’« indigène » urbanisé était cal, le premier définissant la démocratie
une conséquence inévitable du « développe- comme « représentationnelle », le second
ment » colonial. N’ayant pas accès aux droits comme « participative ». Cooper ne devrait
civils, mais étant en même temps durement pas avoir de difficulté à traduire cela en
soumis à la loi coutumière, l’« indigène » autant de versions de la citoyenneté, rele-
urbanisé a formé la base sociale du mouve- vant non seulement de différents régimes,
ment nationaliste urbain. Alors que les mou- mais aussi de divers mouvements sociaux.
vements paysans avaient tendance à remettre Le dernier chapitre développe ces deux pro-
en question la version de la coutume offi- grammes de réforme, expliquant pourquoi
ciellement consacrée, le nationalisme urbain aucune des deux versions de la citoyenneté
était plus souvent qu’à son tour animé d’une ne pouvait aboutir. La tendance principale
protestation contre l’exclusion raciale qui s’est traduite par l’échec du nationalisme
marquait la société civile. conservateur à produire un lien démocra-
tique entre le rural et l’urbain. En consé-
quence, le pouvoir ethnicisé de l’autorité indi-
« Tout comme l’urbanisation, gène rurale a tendu à contaminer la société
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
présente pas ces deux exemples comme repré- à mon tour versé dans l’excès inverse, alors
sentatifs, ce qui explique pourquoi je ne fais que je voulais seulement corriger cette ten-
aucune comparaison avec des situations simi- dance. Cela n’était évidemment pas mon but,
laires dans le reste du continent. Ce qui pour et il est bien évident que j’admets et regrette
moi justifie ces études, c’est qu’elles ont une que cette attaque ait eu un tel effet, du moins
importance paradigmatique. Justement parce pour l’un des lecteurs.
qu'elles ne représentent pas la norme mais les Enfin, j’aimerais aborder le problème de
luttes les plus abouties en faveur des réformes, méthode soulevé par Jean Copans. « Conce-
elles nous permettent d’observer de près les voir l’Afrique comme une champ significatif de
tensions que la structure du pouvoir introduit comparaisons est un choix idéologique et une
dans l’anatomie de la résistance. En tant erreur méthodologique », affirme ce dernier.
que cas les plus aboutis d’opposition rurale Pourquoi cela ? Parce que, toujours selon
et urbaine dans l’Afrique contemporaine, Copans, « l’unité historique de l’Afrique noire
elles nous permettent d’examiner les deux est une chimère coloniale » et parce que « l’his-
types de lutte. toire sociale de ces quinze dernières années
s'est efforcée de définir une autre image ».
Dans Citizen and Subject, je n’affirme pas ni
«
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala
Le sujet de mon ouvrage concerne justement race et l’ethnicité fonctionnent à la fois comme
l’un de ces héritages institutionnels venant de des idéologies de domination et de résis-
l’époque coloniale, l’héritage de l’adminis- tance. Mais je pense cependant que c’est une
tration indirecte, du despotisme décentralisé erreur de faire une distinction entre les idéo-
comme forme d’État. logies de domination et les idéologies de
J’affirme que cette forme d’État n’était pas résistance simplement pour rejeter les pre-
spécifique au colonialisme britannique, mais mières et accueillir les secondes à bras ouverts.
qu’elle a également inspiré des réformes dans
le mode de gouvernement colonial d’autres
puissances européennes, dont l’Afrique du
« La race et l’ethnicité
fonctionnent à la fois comme
Sud sous l’apartheid. J’aurais pu espérer que
Jean Copans, qui se qualifie lui-même de
des idéologies de domination
chercheur « principalement africaniste orienté et de résistance. »
vers la partie française de l’Afrique », ait
débattu du problème qui le concerne dans Race et ethnicité ne peuvent être ni rejetées ni
mon ouvrage : le fait que dans la politique adoptées sans analyse critique. En tant
coloniale française en Afrique équatoriale, le qu’idéologies de la résistance, chacune exige
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.75.172.227 - 19/06/2020 02:19 - © Editions Karthala