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AUTOUR D'UN LIVRE

Mamdani (Mahmood), Citizen and subject. Contemporary Africa and the Legacy of
Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, 1996, 253 pages

Editions Karthala | « Politique africaine »

1999/1 N° 73 | pages 193 à 211


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811100520
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193 LECTURES
Autour d’un livre

MAMDANI (Mahmood)
CITIZEN AND SUBJECT. Contemporary Africa
and the Legcacy of Late Colonialism
Princeton, Princeton University Press, 1996, 253 pages.

Le point de vue de Ralph A. Austen

Publié relativement récemment, l'ouvrage de de « despotisme décentralisé ». Ce qui


Mahmood Mamdani Citizen and Subject a explique que les membres de ces popula-
déjà fait l'objet d'une grande attention et de tions étaient mal préparés à jouer leur rôle de
nombreux débats de la part des universi- citoyens au sein des États modernes ayant
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taires africains. L'Association des études afri- succédé au colonialisme. La version cano-
caines lui a attribué ex aequo en 1997 le nique d'un tel colonialisme est le système
prix Herskovits, qui récompense un ouvrage britannique d'administration indirecte, uni-
exceptionnel sur l'Afrique édité l'année pré- quement employé en Afrique tropicale, mais
cédente. Cependant, nombre d'historiens de dont on trouve ensuite un écho à la fois dans
l'Afrique – dont l'auteur de cet article – trou- la politique ségrégationniste de l'Afrique du
vent que l'exposé de M. Mamdani, comme Sud rurale et dans des pratiques plus indi-
son analyse, présente de multiples défauts. rectes d'autres puissances européennes en
L'attrait et l'écueil de cet ouvrage tournent Afrique tropicale. Selon M. Mamdani, le des-
autour de la même question : Mamdani essaie
d'établir un modèle du colonialisme et de ses
conséquences qui inclut à la fois l'Afrique
« Mamdani essaie d’établir
un modèle du colonialisme qui inclut
tropicale et l'Afrique du Sud. Dans l'immédiate
suite du passage brutal de l'Afrique du Sud à la fois l’Afrique tropicale
de l'apartheid à un système majoritaire, on et l’Afrique du sud. »
pourrait penser qu'une telle comparaison
allait donner une nouvelle énergie au trop potisme et la décentralisation de ce colonia-
désolant spectacle du développement récent lisme ne laissaient que deux possibilités aux
de l'Afrique tropicale, tout en fournissant aux gouvernements africains postcoloniaux : main-
chercheurs sud-africains une base qui leur tenir prudemment cette décentralisation en
permette de rompre l'isolement intellectuel s'appuyant soit sur la même hiérarchie de
dans lequel ils se trouvent par rapport au chefs, soit sur un « clientélisme non coercitif » ;
reste du continent. ou bien se lancer dans un effort radical de
Le point central de l'analyse de l’auteur est développement passant par un « despotisme
implicite dès le titre : dans toute l'Afrique centralisé ». Mamdani a construit son modèle
coloniale, les populations rurales majoritaires en Afrique tropicale, où l'administration indi-
étaient gouvernées par le biais de chefs indi- recte constituait le thème central du discours
gènes et du « droit coutumier » sous un régime politique à l’époque coloniale et où il est, de
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plus, possible de porter un jugement sur les se révèle dans son ensemble peu convain-
régimes postcoloniaux. Cependant, la moitié cant là où il est cohérent, et incohérent là où
de son ouvrage est consacrée à l'Afrique du il est convaincant. L'exposé de l’auteur sur
Sud (et parfois à ses États satellites, comme l'Afrique du Sud s'appuie parfois sur des
le Swaziland, sans que le statut de ce dernier faits contestables et (comme dans le cas de la
dans l'analyse soit très clair). Les questions violence urbaine cité plus haut) en arrive alors
débattues ici, comme celle de la politique des à des conclusions discutables, mais, globa-
syndicats, n’ont, la plupart du temps, que lement, il suit l'historiographie classique.
des parallèles limités en Afrique tropicale (et À propos de l'Afrique tropicale, cependant (et
c'est assez ironique, puisque M. Mamdani
vient tout juste de quitter l'Ouganda, son
« Toute l’analyse de Mahmood pays natal, pour s'établir à l'université du
mamdani repose sur le postulat Cap), il est quelquefois complètement « à
que l’on peut comparer les objectifs côté de la plaque ».
de la domination. » Mamdani ne prête que peu d'attention, et
jamais systématiquement, aux questions éco-
nomiques, soulignant que « son terrain d'ana-
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ceux-ci ne sont même pas explorés). Ailleurs, lyse a été moins le mode d'accumulation que
M. Mamdani reprend l'analogie évidente le mode de domination » (p. 294). Mais toute
entre la politique des « bantoustans » en son analyse, en particulier quand il traite de
Afrique du Sud et l'administration indirecte l'Afrique tropicale, repose sur le postulat que
(qualifiée d'« apartheid non racial »). L'effort l’on peut comparer les objectifs de la domi-
comparatiste le plus ambitieux concerne la nation. En Afrique du Sud, ces motifs ren-
violence politique des Noirs contre les Noirs voient à la présence d'une population blanche
qui a caractérisé les quelque dix années pré- très nombreuse et permanente, qui cherche à
cédant les élections démocratiques de 1994 prendre le contrôle d’un ensemble puissant
en Afrique du Sud, et dont on rejette habi- d'entreprises minières, ce qui avait engen-
tuellement la faute sur la combinaison d'une dré vers l’année 1940 une économie indus-
manipulation du gouvernement blanc et des trielle locale avancée. En Afrique tropicale, il
ambitions politiques du mouvement zoulou y avait très peu – sinon pas du tout – de
Inkatha. Mamdani voit plus ces événements colons blancs et les économies étaient prin-
comme résultant de l’exclusion de commu- cipalement cantonnées à des exportations de
nautés de travailleurs migrants (« le rural produits agricoles de peu d’importance pour
dans l'urbain ») de la politique urbaine de le monde extérieur. Mamdani comble cette
l'ANC et des syndicats et associations civiques faille en construisant toutes ces économies
qui lui étaient affiliés. Le modèle manifeste- tropicales sur la production du coton, en insis-
ment prôné ici pour toute politique africaine tant à plusieurs reprises sur le fait que le
est une sorte d'amalgame des énergies à coton africain était indispensable au monde
l’œuvre dans les mouvements de protesta- industriel à cause de la pénurie due à la
tion ruraux contre l'oppression locale, et de guerre civile en Amérique – qui prit fin
l'image urbaine d'une société nationale vingt ans avant la « course à l’Afrique1 ! »
débarrassée de toute ségrégation. Étant donné la situation économique margi-
Il est difficile d'être en désaccord avec les nale des colonies d’Afrique tropicale (et des
objectifs de Mamdani, qui nous offre ici et là États qui leur ont succédé), les objectifs de leur
des éclairages intéressants, mais l'ouvrage gestion étaient minimalistes : garder le contrôle
195 Autour d’un livre
Politique africaine

(question de prestige national et de préser- l'auteur ne fait ici que suivre l'interprétation
vation de leur valeur potentielle pour l'avenir), classique en insistant sur la nature coloniale
tout en minimisant les coûts financiers et poli- d'une telle « invention de la tradition ». Il
tiques (notamment en privilégiant l'exporta- reprend également les débats de l'époque
tion de produits agricoles comme le cacao, le coloniale sur la nécessité de soustraire les
café et l'huile de palme, tous plus rentables « sujets » africains ruraux à la juridiction
et moins coûteux que le coton). S'il a sans métropolitaine, et de confier au contraire
aucun doute existé beaucoup de cas, comme l'administration à des chefs nommés super-
ceux que cite Mamdani, de coercition abusive, visés par des fonctionnaire européens. Mais
le but, et le résultat le plus fréquent, de l'ad- M. Mamdani surestime la rigidité des régimes
ministration indirecte et de l'agriculture pay- juridiques néo-coutumiers – en ignorant plu-
sanne qui l'accompagnait était d'assurer des sieurs études récentes sur le sujet – et exagère
revenus suffisants pour couvrir les coûts du sys- également, en ce qui concerne l'Afrique tro-
tème colonial lui-même, tout en créant le picale, le rôle de ces régimes dans la limita-
moins de remous possible dans la société tion de l’accès à la terre des cultivateurs afri-
locale. De tels régimes n'ont produit ni la cains, tant locaux qu'immigrants.
souffrance ni la richesse de l'Afrique du Sud. Si cet ouvrage encourage à émettre de nou-
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De plus, si M. Mamdani dénonce avec raison velles hypothèses sur le développement colo-
l’utilisation abusive de la notion de « société nial ou postcolonial en Afrique tropicale et en
civile », très en vogue en ce moment dans les Afrique du Sud, son propos aura été utile.
études politiques sur l'Afrique tropicale, sa Cependant, mener à bien de tels projets
propre dichotomie rural/urbain se révèle demande une recherche historique plus soi-
n'être qu'une variante de ce paradigme, gneuse, ainsi qu'une analyse plus rigoureuse.
variante qui s'applique en outre beaucoup
mieux à l'Afrique du Sud qu'à l'Afrique tro- Ralph A. Austen
picale où les communautés urbaines ont tou- university of Chicago
jours eu un caractère essentiellement migrant.
Mamdani traite également du rôle de la codi- 1. Mamdani confond sans doute la guerre civile avec
l’anthonome du cotonnier qui a dévasté les récoltes
fication du « droit coutumier » comme ins-
du sud des États-Unis peu de temps après le partage
trument de la domination coloniale. Elle exis- de l’Afrique, et qui incita plusieurs pays européens à
tait dans la plupart des zones rurales développer la production de coton en Afrique (mais cette
d'Afrique du Sud et d'Afrique tropicale, et production ne trouva pas longtemps preneur).

Le point de vue de Frederik Cooper

L ’effort de Mahmood Mamdani pour expli- mêmes. Bienvenue également sa thèse selon
quer historiquement l’impasse politique dans laquelle il faudrait analyser la trajectoire
laquelle se trouve l’Afrique constitue une anti- historique de l’Afrique du Sud de manière
dote bienvenue aux tendances actuelles qui identique à celle d’autres parties du conti-
renvoient à l’idée que les Africains sont déci- nent. Je regrette en revanche que M. Mamdani
dément incapables de se gouverner eux- n’ait pas traité explicitement du lien avec la
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politique contemporaine – lien évident pour- niaux. Mais si les carcans – « tribu », « cou-
tant dans la passion avec laquelle il a écrit cet tumes » et « autorité indigène » – construits
ouvrage. Comment précisément édifier un intentionnellement par le pouvoir colonial ont
concept plus souple de la citoyenneté libéré des effectivement acquis une réalité puissante, ils
dangereuses dichotomies citoyen/sujet, parti- n’ont en aucun cas constitué la seule réalité.
cipation civique/despotisme décentralisé ? Les gens que M. Mamdani considère comme
Quelles institutions seraient plus susceptibles quantité négligeable, « l’étroite frange
d’effacer les séquelles du passé en prenant en instruite » (p. 76), venaient de familles rurales
compte les perceptions historiquement for- non éduquées ; ils tissaient des liens matri-
mées de l’appartenance et de la différence, moniaux, ainsi que des liens économiques, en
tout en favorisant la communication et la dehors des villes coloniales. Une grande par-
confiance au-delà de ces lignes d’identifica- tie de l’Afrique, en particulier l’Afrique de
tion ? Ce qui manque au livre de M. Mamdani l’Ouest, était traversée par des réseaux
dans son exposé tant du passé que du pré- d’échanges hautement sophistiqués, qui per-
sent, c’est la moitié de son titre : bizarrement, mirent la circulation des marchandises, mais
il n’aborde pas la citoyenneté. participèrent aussi à la formation de diasporas
qui influençaient les pratiques religieuses et
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culturelles sur de longues distances et qui fini-
« Ce qui manque au livre rent même par faire émerger de nouveaux
de M. Mamdani dans son exposé types d’acteurs politiques. Certains réseaux
tant du passé que du présent, d’érudits et de confréries islamiques donnèrent
c’est la moitié de son titre… » naissance à de vastes mouvements sociaux, à
une mobilisation politique dépassant les fron-
Il me semble pourtant que le passé de tières « ethniques » et à des liens d’apparte-
l’Afrique offre des incidences pour dresser nance potentiellement très larges. Les mou-
un diagnostic, comme le fait Mamdani, et vements chrétiens ont pu avoir des effets
aussi pour en trouver les remèdes. Mais cela similaires, comme d’autres mouvements
aurait impliqué d’abord d’examiner les failles religieux non strictement locaux. Même les
de l’édifice du pouvoir colonial construit par « tribus », unités de base de l’analyse de
Mamdani, dont certaines pourraient être – et Mamdani, ont constamment changé de dimen-
ont été – forcées par les mouvements sociaux sions et de frontières, reflétant les luttes com-
et politiques africains. Or, l’analyse de plexes de pouvoir et de territoire de certaines
Mamdani se piège elle-même par son concept chefferies, mais aussi l’influence des Africains
de « legs » ; celui-ci suggère en effet que instruits dans le monde rural ainsi que les acti-
l’on peut extraire une chose survenue à un vités des travailleurs et des marchands de
moment particulier de l’histoire et lui donner passage qui participaient parfois aux gou-
un pouvoir causal à une date ultérieure. vernements locaux et pouvaient même les ren-
La conception de l’histoire défendue par verser.
Mamdani présente deux écueils. Première- Deuxième point faible : très curieusement,
ment, en prenant au pied de la lettre Smuts, M. Mamdani s’intéresse peu aux années 40,
Lugard, et d’autres acteurs politiques, il fait 50 et 60. S’il note bien que les gouverne-
des despotismes décentralisés que les régimes ments coloniaux ont fini par entreprendre
coloniaux des années 1920-1930 avaient des projets de réforme, il n’arrive pas à les
tenté de mettre en place une représentation expliquer : pour lui, le pouvoir colonial est en
fidèle de la vie réelle de ces régimes colo- effet tellement fort que l’on ne voit pas pour-
197 Autour d’un livre
Politique africaine

quoi les gouvernements auraient eu envie de confronté à des revendications d’égalité et


changer quoi que ce soit. Il n’explique pas non de participation dans toutes les sphères de la
plus combien les mouvements politiques de vie politique si intenses que, au milieu des
l’époque ont ébranlé l’édifice colonial. À l’évi- années 50, les revendications d’autonomie
dence, les gouvernements coloniaux espé- furent reçues par les autorités françaises avec
raient, comme il l’affirme, cantonner les ce qui ressemble beaucoup à du soulagement.
attaques contre l’administration indirecte au De 1940 à 1960 et au-delà, l’Afrique vécut
seul niveau du modèle politique. Mais qu’ils une explosion de citoyenneté. Cette explosion
y aient réussi, rien n’est moins sûr. L’ouvrage – s’employant à développer une vie asso-
de Mamdani ne nous dit pas, par exemple, ciative variée et riche dans toutes sortes de
que dans les années 40 Felix Houphouët- domaines, à se mobiliser collectivement, à
Boigny et la Société africaine agricole trans- entrer nombreux dans les écoles et autres
formèrent les chefs ruraux, jusqu’alors alliés services d’État, et enfin à revendiquer une
subordonnés des Français, en avant-garde participation aux affaires publiques – ébranla
d’un mouvement contre le travail forcé, puis fortement les régimes coloniaux. Les struc-
en un parti politique qui mobilisa une grande tures mêmes que M. Mamdani souligne
partie de la population rurale. On n’y lit pas comme solides étaient donc contestées de
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non plus que les confréries islamiques for-
mèrent un réseau transethnique et trans-
régional couvrant une grande partie du
« Mahmood Mamdani
ne nous dit pas comment une
Sénégal ; ni que dans les années 50 et 60
Léopold Senghor – qui semble être le modèle citoyenneté forte au niveau local
même de l’Africain chrétien instruit, éloigné et national peut être créée. »
des communautés rurales – construisit une
machine politique à partir de réseaux ruraux. toutes parts et de diverses façons.
Lors des grèves, les mouvements syndicaux Mais si l’on passe aux années 70, Mamdani
furent soutenus par des communautés rurales, a en revanche raison : cette explosion a été
tout en exigeant d’être traités non pas comme contenue ; les coups importants, mais non
des « membres d’une tribu » momentané- décisifs, portés aux structures « tribales » furent
ment éloignés de chez eux, mais comme des souvent annulés. Là où M. Mamdani est le plus
travailleurs à part entière. Les mouvements convaincant, c’est quand il affirme que si les
paysans, qu’ils aient été d’ampleur régionale carcans ethniques du colonialisme ont bien
ou purement locale, mirent en question le été des constructions à une période précise, ils
concept de « développement » des États colo- sont devenus des réalités vécues. Même un
niaux qui prétendaient apprendre aux Afri- gouvernement de tendance progressiste était
cains comment cultiver. Les mouvements poli- susceptible de tomber dans le piège de ten-
tiques qui finirent par s’emparer des États ter de réprimer ces solidarités locales, déri-
africains réussirent – pour un temps – à coor- vant ainsi vers un autoritarisme mou, ou d’y
donner ces différences mises en cause. céder, développant alors un système de clien-
Mamdani ne mentionne même pas qu’en télisme et de corruption basé sur l’ethnie.
1946 un gouvernement français, plus très La séquence tracée par M. Mamdani est très
sûr de sa légitimité ni de sa capacité de directe : les despotismes décentralisés des
contrôle, abolit la distinction légale entre années 20 et 30 ont produit les politiques
citoyen et sujet ainsi que le système judiciaire déshumanisantes d’aujourd’hui. Ma séquence
séparé pour les Africains – pour se retrouver propose en revanche une ouverture suivie
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d’un repli, laissant place à d’autres ouvertures à la puissance occidentale, vivant de leur
et replis successifs, et à plus de luttes. Expli- rôle d’interface entre intérieur et extérieur et
quer une ouverture et une fermeture ne revient tentés de parasiter et de miner les structures
pas à établir une relation causale directe. mêmes de production de richesse.
Une telle étude est encore à écrire, mais ce Une telle analyse n’aurait pas les mêmes
serait une histoire plus complexe que celle implications politiques que celles que décrit
que nous raconte M. Mamdani, qui exigerait M. Mamdani. Celui-ci insiste, avec raison
une analyse plus poussée des multiples mobi- selon moi, sur le fait que l’histoire doit être à
lisations politiques des années 50 et 60. Une la fois affrontée et transcendée. Mais il ne
explication des autoritarismes mous des nous dit pas comment cela peut se faire, com-
décennies suivantes devrait prendre en compte ment une citoyenneté forte au niveau local et
tant la faiblesse des gouvernements confron- national peut être créée. C’est peut-être ce
tés aux explosions de citoyenneté que la per- passé – d’où Mamdani tire sa notion de car-
sistance forte de l’assujettissement, et elle cans tribaux – qui pourrait lui dire comment
ramènerait à la relation de l’Afrique au capi- les gens ont cherché à les contourner. Il ne suf-
talisme mondial – dont l’évocation comme fit pas d’analyser le modèle colonial de la
cause et explication unique des maux du domination, encore faut-il se plonger dans
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continent est légitimement critiquée par l’étude des modes par lesquels les Africains
M. Mamdani, mais sans l’intégrer dans son ont déjoué ou affronté la domination colo-
analyse. Les États africains indépendants niale. L’étude des ouvertures – et pas seule-
étaient avant tout des régimes de « gate kee- ment des fermetures – du passé est une façon
per » (litt. de portier), faibles face aux réseaux de commencer.
et regroupements sociaux (qu’ils soient de
type citoyen ou sujet) à l’intérieur de leur Frederik Cooper
pays, faibles face au capitalisme extérieur et university of Michigan, Ann Arbor

Le point de vue de Jean Copans1

Mahmood Mamdani nous offre une nou- de ces quinze dernières années s’est efforcée
velle interprétation de l’Afrique coloniale (et, de définir une autre image plus spécifique et
jusqu’à un certain point, pré- et postcolo- détaillée, à la fois plus empirique et mieux
niale) tout en prenant en considération les documentée, des interactions locales et glo-
revendications démocratiques des dix der- bales. Concevoir l’Afrique comme un champ
nières années. C’est un ouvrage que l’on peut significatif de comparaisons est un choix idéo-
comparer favorablement aux synthèses logique et une erreur méthodologique. Ce
récentes d’historiens professionnels comme débat connaît d’ailleurs une variante sud-
celles de Catherine Coquery-Vidrovitch, de africaine, et je suis d’accord sur ce point avec
John Iliffe ou de Claudio Moffa2. Mais ce les considérations de Ran Greenstein3.
type de démarche me semble tout à fait dis- La méthode de M. Mamdani est fondée sur
cutable dans la mesure où l’unité historique une hypothèse globale qui sélectionne un
de l’Afrique noire est une chimère coloniale nombre limité d’exemples tirés plus ou moins
(une chimère plurielle, certes). L’histoire sociale au hasard des recherches et des lectures de
199 Autour d’un livre
Politique africaine

l’auteur. Celui-ci n’offre aucun argument théo- de contrôle. L’anthropologue est assez surpris
rique particulier en matière de démarche du schématisme extrême de la description
comparative qui renverrait au choix justifié de des sociétés précoloniales qui apparaît à la
tel ou tel exemple. Évidemment, la plupart lecture des démonstrations de Mamdani. Dans
de ces derniers proviennent de l’Afrique colo- le troisième chapitre, l’auteur décrit longue-
niale britannique, mais le Sénégal, la Guinée ment la genèse de l’Afrique du Sud. Selon sa
et le Rwanda sont analysés de manière plus définition, l’apartheid (p. 101) est une com-
approfondie. L’étude de cas la plus déve- binaison du despotisme décentralisé à la
loppée concerne l’Afrique du Sud, et cette campagne, dans les réserves rurales (gou-
approche permet de réintégrer cette dernière vernement indirect), et du despotisme cen-
dans le cadre des études africaines, ce qui est tralisé dans les zones urbaines (gouverne-
une bonne chose. ment direct). Ainsi, la discrimination raciale
L’ouvrage est divisé en deux parties consa- se trouve reproduite et conservée avec les
crées respectivement à la structure du pouvoir autorités tribales. Nous pensons spontané-
et à l’anatomie de la résistance. La première ment ici aux exemples ivoiriens et kenyans.
partie est la plus longue et la mieux argu- Mamdani mentionne également le cas du
mentée. Elle suggère l’hypothèse d’un État Sénégal, mais son explication me paraît assez
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« bifide », fondé sur le gouvernement indirect superficielle.
à la campagne et sur le gouvernement direct
en ville, avec, d’une part, les autorités tri-
bales, les droits coutumiers et les sujets, de
« L’anthropologue est assez surpris
l’autre la société civile, le droit public et les
du schématisme de la description
citoyens. En d’autres termes, le despotisme des sociétés précoloniales. »
décentralisé s’oppose au despotisme centra-
lisé. La lutte anti-coloniale s’efforça de sup- La théorie d’un tel système est fondée sur
primer le premier et de promouvoir le second. l’institution juridique du droit coutumier. Le
Mais, de fait, le système du pouvoir indigène quatrième chapitre est donc fondamental,
l'emporta et la déracialisation de la société même si son sujet est quelque peu oublié
civile prit une forme plus ou moins tribale. Les aujourd’hui, surtout dans les études africaines
traditions radicales du nationalisme furent françaises. L’auteur examine ensuite la pay-
soumises à cette dynamique parce que les sannerie, le statut de la terre, le rôle du tra-
pouvoirs de l’État ne tenaient pas à, ou n’étaient vail forcé. Il met en lumière les processus de
pas capables de réarcticuler le rural et l’urbain coercition extra-économiques qui se pour-
socialement et politiquement. Cette hypothèse suivent après l’indépendance. Les exemples
n’est pas en soi très nouvelle ni originale, du Swaziland, de la Tanzanie et du Mozam-
mais Mamdani s’y réfère tout au long de son bique permettent de conforter cette thèse.
livre de manière très systématique. De plus, Mamdani sépare l’étude de l’application et de
le fait de l’appliquer également à l’Afrique du l’éxécution du pouvoir de la résistance qu’elles
Sud et la simplicité de sa formulation la ren- suscitent ou que celle-ci provoque. C’est
dent tout à fait séduisante. Nous examinerons comme si « le marxisme structuraliste incons-
sa portée théorique plus loin. cient » de Mamdani était toujours présent,
Le despotisme décentralisé est donc le gou- alors que nous savons qu’il a abandonné un
vernement indirect : la terre n’est pas sou- tel point de vue depuis déjà de nombreuses
mise aux lois du marché et le soi-disant droit années4. Les historiens africanistes comme
coutumier se transforme en instrument officiel William Beinart, John Lonsdale, Charles
200 LECTURES

van Onselen et Terence Ranger ont quant à liens entre ses origines rurales et ses contextes
eux proposé depuis quelque temps une pers- « urbains ». Dans les années 80, les militants
pective bien plus dialectique de l’action et ouvriéristes et populistes pensaient que la
de l’initiative sociales. communauté politique était celle du township
La seconde partie du livre est plus importante et non celle du bantoustan rural. L’auteur
politiquement, mais la démonstration est à analyse en détail les cas de Durban et
la fois unilatérale (seuls les cas de l’Ouganda d’Alexandra, où il a mené des recherches et
– « patrie » de Mamdani – et de l’Afrique du des entretiens. Il explique les changements
Sud – son lieu actuel de résidence – sont étu- de conditions des hostels et explique que les
diés) et trop générale. L’auteur traite à la fois indunas en viennent à remplir une fonction de
des mouvements paysans ougandais (Ruwen- semi-gouvernement indirect d’essence « rurale ».
zururu), de l’Armée de résistance nationale Le point de vue conservateur de l’Inkatha
(NRA), de Museveni ainsi que des mouve- remet en question la nature « urbaine » de
l’ANC, mais il est vrai que les perspectives de
l’ANC sur les rapports entre la campagne et
« Les analyses de Mamdani sont
la ville n’ont pas changé depuis 1994. Je
dans l’ensemble pertinentes, mais
pense que la structure de la violence des
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Citizen and Subject est le livre années 1987-1994 est très complexe, et que
d’une seule et même idée. » toute théorie trop générale ou trop simple
peut être un danger, surtout pour l’avenir de
ments urbains dans les townships, les hos- la réflexion politique sud-africaine.
tels et les usines de l’Afrique du Sud. Le La conclusion analyse les forces sociales qui
sixième chapitre est consacré à l’autre face du peuvent animer et construire un lien entre le
tribalisme, le tribalisme en tant que mouve- rural et l’urbain. Il faut abandonner les rela-
ment social et non comme mouvement mani- tions clientélistes courantes. Même les formes
pulé par l’État et ses appareils. Mamdani radicales de nationalisme n’ont pas été
n’est pas « pro-ethnique », mais il examine capables de les transcender après l’indé-
ces mouvements à la lumière des revendica- pendance. Le despotisme décentralisé exa-
tions démocratiques, de la stratification sociale cerbe les divisions ethniques et le despotisme
et montre qu’ils pourraient constituer les bases centralisé exacerbe les divisions rurales/
de mouvements chevauchant le rural et l’ur- urbaines. Cette perspective permet à Mam-
bain (ce qu’ils ne peuvent faire). Il discute le dani de critiquer tant la conception purement
point de vue de John Lonsdale à propos de économique du monde social (celle de la
l’ethnicité, mais il se trompe, selon moi, quand théorie du mode de production) que celle
il le caractérise comme « primordialiste ». fondée sur la démocratisation politique et la
Quant à son analyse de la NRA, c’est une gouvernance. Les analyses de Mamdani sont
chose de mettre en lumière ses succès avant dans l’ensemble pertinentes, mais Citizen
sa prise du pouvoir, une autre de relier la and Subject est le livre d’une seule et même
gestion politique de l’Ouganda depuis 1986 idée : l’histoire africaine s’explique parfaite-
à ce succès. ment par le fossé entre le rural et l’urbain et
Le dernier chapitre, qui est le plus long, est le meilleur exemple de ce produit colonial
consacré à l’Afrique du Sud. Mamdani décrit est l’Afrique du Sud, plutôt typique et non
l’économie politique migratoire et son évo- pas exceptionnelle. Il s’agit là d’une inter-
lution depuis vingt-cinq ans. La question fon- prétation très schématique du passé et du
damentale porte toujours sur la nature des présent du continent : tous les travaux que j’ai
201 Autour d’un livre
Politique africaine

pu lire depuis quinze ans tant en anthropo- d’aujourd’hui. Pourtant, de telles connais-
logie qu’en histoire ou en science politique sances sont décisives afin de déconstruire
s’efforcent de dépasser ce lieu commun occi- l’interprétation dualiste dogmatique de l’apar-
dental (et colonial) ! Les rapports entre la theid et des luttes qui ont été menées contre lui.
campagne et la ville constituent une réalité Les perspectives de M. Mamdani sont ainsi tout
sociale très complexe en Afrique noire, et se à fait utiles et contribuent à unifier la concep-
superposent aux structures trop souvent sté- tion de l’histoire africaine. Mais son efficacité
réotypées des époques coloniales et postco- analytique et méthodologique pose problème,
loniales. Il est impossible de séparer très net- surtout si l’on prétend se référer à ses conclu-
tement les sociétés « civiles » et « tribales » sions pour essayer de bâtir l’avenir du conti-
et d'ignorer les relations de genre qui contri- nent (et, bien sûr, de l’Afrique du Sud).
buent à l’élaboration des sociétés et cultures Jean Copans
africaines. Une perspective panafricaine (au université de Picardie
sens des sciences sociales et non de l’idéologie
politique ou culturelle) ne peut s’élaborer que
grâce à des comparaisons très précises et
1. Une première version de cette lecture critique a été
très minutieuses, à une approche des dialec-
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publiée dans la revue sud-africaine Transformation,
tiques entre les espaces d’analyse aux niveaux n° 36, 1998, pp. 102-105.
locaux, régionaux et nationaux et entre les dif- 2. C. Coquery-Vidrovitch, Afrique noire. Permanences
férents types de regroupement social sur le et ruptures (deuxième édition révisée), Paris, L’Har-
plan de la parenté, des situations rurales et mattan, 1992 ; J. Iliffe, Les Africains, Paris, Albin
Michel, 1997 ; C. Moffa, L’Afrique à la périphérie de
urbaines, des sphères professionnelles, eth-
l’histoire, Paris, L’Harmattan,1995.
niques, publiques et privées. Ma connais- 3. R. Greenstein, « The study of South African Society :
sance, certes limitée, de la société sud-afri- towards a new agenda for comparative Historical
caine et de sa composition sociale m’interdit Inquiry », Journal of Southern African Studies, n° 20,
de prendre au sérieux, que ce soit scientifi- 4 dec 1994, pp. 641- 661 ; « The future of the South
African Past », Journal of Southern African Studies,
quement ou politiquement, un modèle aussi
n° 22, 2 juin 1996, pp. 325-331
général. Cet ouvrage ne rend aucunement 4. M. Mamdani, Wamba-dia-Wamba (eds.), African
justice à la subtile complexité de l’ensemble studies in Social Movements and Democracy, Dakar,
des sociétés africaines d’hier, d’avant-hier ou Codesria, 1995.

Le point de vue de Mariane Ferme

Cet ouvrage constitue une approche auda- sation, des formes de la société civile et de
cieuse de l'héritage historique commun aux l’État, au moment du déclin des régimes tota-
institutions étatiques de l'Afrique moderne, litaires du XXe siècle, en particulier le socia-
en vue d'étudier les obstacles théoriques et lisme en Europe de l'Est et le colonialisme en
pratiques à la démocratisation et au plein Afrique. Le livre de Mahmood Mamdani tente
développement d'une société civile. De ce également de mettre un terme au discours,
point de vue, il faut le replacer dans le dont toute la recherche est imprégnée, sur le
contexte des débats qui ont proliféré dans statut d'exception de l'Afrique du Sud par
les années 90 sur la nature de la démocrati- rapport au continent africain dans son
202 LECTURES

ensemble. En conséquence, son projet consiste de l’indépendance, les États africains ont
à appliquer les modèles d'autorité étatique de atteint « la déracialisation sans la démocra-
l'Afrique équatoriale à l'Afrique du Sud et, tisation ». Ce qui signifie pour lui que, si l’on
réciproquement, à examiner l'état de l'apar- a affronté le problème du legs raciste du
theid comme la version d'une forme politique colonialisme, son héritage institutionnel non
plus répandue et que l'on retrouve ailleurs racial est demeuré intact, et continue à han-
en Afrique. Pour simplifier, Mamdani sou- ter les États africains postcoloniaux. Le droit
tient la thèse que l'expérience du colonia- colonial a en particulier produit un État
lisme tardif présente le terrain commun sur « bifide », divisé en « citoyens » principale-
lequel l'histoire de l'Afrique du Sud peut se ment urbains et « sujets » ruraux ayant des
concilier avec celle du reste du continent. Au statuts administratif et juridique différents.
centre du système politique de l'apartheid D'un côté l'État colonial exerçait un pouvoir
comme de l'État colonial, affirme l'auteur, on « coutumier » sur des sujets paysans tribali-
retrouve la forme politique du « despotisme sés dans l'arrière-pays rural, de l'autre côté
décentralisé » – toutes les variantes de l'admi- un pouvoir « civil » sur les citoyens des villes
nistration indirecte vers laquelle les institu- et les non-Africains, qui relevaient de formes
tions politiques hétérogènes implantées par les modifiées de la loi métropolitaine. C'est dans
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différents gouvernements européens ont fini cette dernière sphère, celle des citoyens
par converger. urbains, que la société civile a pu se déve-
lopper en Afrique ; mais le fait que les masses
rurales aient été exclues du développement
« Toute étude qui prétend à un tel historique constitue l'une des grandes fai-
degré de synthèse s’expose à être
blesses, selon M. Mamdani, de l'État africain
prise en défaut par les spécialistes postcolonial.
d'une région ou d'un sujet. » L’auteur avance également que les institu-
tions forgées dans le contexte du pouvoir
La première partie du livre traite, en quatre colonial ont servi de cadre à la résistance
chapitres, de la structure du pouvoir colo- contre ce même pouvoir. Ainsi, les notions
nial, de la pratique (administration indirecte) coloniales de coutumes et d'identités « tri-
et de la théorie (droit coutumier) du despo- bales » servirent à façonner les formes mêmes
tisme indirect, et des institutions du pouvoir de l'autorité coloniale au niveau local, mais
indigène à travers lesquelles était gouvernée celles-ci furent aussi des cadres dans lesquels
une paysannerie organisée en entités tribales s'organisa la résistance contre l'État (p. 183).
rigides. Tout en reconnaissant que la forme La seconde partie de l'ouvrage explore ces
« coutumière » représentait une catégorie formes de résistance. C'est là que Mamdani
flexible dont le contenu était façonné par s’appuie le plus fortement sur les expériences
diverses pratiques sociales, M. Mamdani sou- sud-africaine et ougandaise, mais c'est là
tient qu'il « ne s'agissait pas simplement d'une aussi qu'apparaissent les limites de la géné-
apparence sans substance » (p. 169). Ainsi, ralisation qu'il cherche à établir.
par exemple, que la terre ait été définie Toute étude qui prétend à un tel degré de
comme un bien collectif, « tribal » dans de synthèse s’expose à être prise en défaut par
nombreuses parties de l'Afrique coloniale, a les spécialistes d'une région ou d'un sujet qui
empêché sa privatisation malgré l'évolution y trouveront des erreurs de détail ; mais
des conditions économiques et sociales. L'un puisque M. Mamdani place des questions
des thèmes récurrents de l’auteur est que lors générales historiques et théoriques au centre
203 Autour d’un livre
Politique africaine

de son ouvrage, c'est celles-là que je com- particulier pour les obstacles à la fois théo-
menterai. L'ouvrage aborde « cette partie du riques et pratiques à la démocratisation en
legs colonial – la partie institutionnelle – qui Afrique. (Cependant, les deux auteurs divergent
reste plus ou moins intacte » (p. 4) et qui a quand J.-F. Bayart utilise l'expérience africaine
été jusque-là relativement peu traitée par les pour remettre en cause les définitions norma-
études sur le colonialisme. En d'autres termes, tives de la démocratie et du politique.) D'où les
il veut s'interroger sur la façon dont les insti- questions que j'aimerais soumettre au débat :
tutions coloniales ont limité la portée des étant donné que M. Mamdani a concentré son
formes politiques dans l'Afrique contempo- attention sur la question peu étudiée du legs
raine, plutôt que de se focaliser sur « la colo- institutionnel du colonialisme, que gagne-t-on
nisation de la conscience » (Fanon) et ses à exclure de ce champ de réflexion précisé-
résultats hybrides le plus souvent imprévus, ou ment un corps d’analyse théorique et empi-
sur des questions de stratégie et de pratiques rique qui privilégie les interrogations qui sont
soulevées par ce niveau d'analyse. L'ouvrage
relevant de ce courant que M. Mamdani vise
en particulier est celui de Jean-François Bayart
« les exposés non conformistes, et
discutables, de M. Mamdani incitent
sur l'État en Afrique ; il le considère comme
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l’exemple typique d'une approche post- véritablement le spécialiste
structuraliste qui retourne la théorie de la de l'Afrique à penser autrement. »
dépendance en privilégiant le sujet et les pra-
tiques, et « célèbre [l'impérialisme moderne] au centre de son ouvrage ? Comment les
comme le résultat d'une initiative africaine » gens s'engagent-ils stratégiquement avec les
(p. 10). Mamdani caricature et élimine ainsi institutions de gouvernement ? Les différentes
une somme de travaux substantielle qui, à façons dont d'un côté les « citoyens » et les
partir des indépendances, a abordé les poli- conditions d'une société civile, de l'autre les
tiques de la subjectivité, de la culture et de la « sujets » et les processus d'assujettissement
représentation dans l'Afrique coloniale et sont constitués n'ont-elles pas à voir avec les
postcoloniale, dans des disciplines allant de limites des interactions stratégiques du monde
la littérature à l'histoire en passant par l'an- réel ? Comme l'ont montré J.-L. et J. Coma-
thropologie et les sciences politiques. Ces roff, la colonisation de la conscience , et la
recherches se sont pour une grande part inté- conscience de la colonisation qui a servi à
ressées aux luttes quotidiennes engagées dans mobiliser contre ce processus, sont des aspects
le contexte colonial sur les terrains du savoir- essentiels de l'incorporation des Africains
vivre, de la langue, de l'habillement ou de modernes dans les États coloniaux et post-
l'organisation de l'espace, du temps, du tra- coloniaux. Mais l’« État » doit être compris
vail, et dont on ne peut parler en termes de « aux deux sens du terme : un ordre institu-
victoires ou de défaites. tionnel du pouvoir politique, et une condi-
Ironiquement, l'ouvrage de M. Mamdani par- tion d'être, une structure et une conjoncture ».
tage avec celui de J.-F. Bayart ou d'autres L'accent mis dans cet ouvrage sur le côté
qu’il regroupe dans la même catégorie cer- structurel de l'intérêt webérien pour les insti-
taines caractéristiques essentielles : 1. Une tutions est plutôt surprenant, étant donné les
aversion pour les utilisations analogiques de interrogations qu'il soulève concernant les
l'Afrique dans les médias et les théories statuts juridique et politique des citoyens et des
savantes, et pour la rhétorique de crise et sujets. Tel qu’il est, il apporte une contribution
d'exception qui les imprègne ; 2. Un intérêt importante à la théorie politique de l'Afrique.
204 LECTURES

Cependant, en dehors de ce domaine parti- érigées d’habitude entre les différentes tra-
culier, le débat critique sur des questions sou- ditions nationales en matière d’études afri-
levées par M. Mamdani – par exemple celles caines et d’analyse de la domination colo-
sur le tribalisme et l'ethnicité, la relation entre niale. L'administration indirecte cesse ainsi
le rural et l'urbain, l'appropriation créative des d'être associée aux seules colonies britan-
institutions imposées dans des contextes niques, l'apartheid n'est plus seulement une
locaux – a déjà une longue histoire. expérience sud-africaine, etc. Enfin, les expo-
Je ne cherche pas ici à diminuer les mérites sés non conformistes, et discutables, de
de cet ouvrage, au style clair et élégant, et qui M. Mamdani sur des sujets allant de la poli-
constitue une intervention théorique importante tique raciale au « tribalisme comme guerre
dans les domaines des études africaines et de civile » (p. 190 et suiv.), et les contributions
la politique coloniale et postcoloniale, sans méthodologiques aux études sur l'Afrique
oublier les recherches menées en Afrique sur australe (p. 294 et suiv.) incitent véritable-
le même sujet. En somme, on peut dire que ment le spécialiste de l'Afrique et de l'État
M. Mamdani prouve lui-même par la pra- colonial et postcolonial à penser autrement.
tique, en s’appuyant abondamment sur cette Provoquer le débat, que peut-on demander
littérature, ce qu'il affirme : que les recherches de plus à un livre ? Pour cette raison, Citizen
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sur l'Afrique du Sud ont apporté d'impor- and Subject mérite les honneurs et l'attention
tantes contributions méthodologiques et théo- qu'il a reçus depuis sa publication.
riques aux études sur l'Afrique en général. Mariane Ferme
Son projet dépasse également les frontières university of Californie, Berkeley

La réponse aux critiques de Mahmood Mamdani

Citizen and Subject ne prétend pas propo- par le fossé entre le rural et l'urbain. » La
ser une histoire de l'Afrique nouvelle et dif- question qui sous-tend le livre n'est pas celle
férente. Son domaine est celui des sciences de l'histoire de l'Afrique contemporaine, mais
sociales, pas de l'histoire. L'ouvrage contient celle de sa crise politique. Et la clé d’analyse
des informations historiques, mais n'offre pas proposée n'est pas le fossé entre le rural et
un récit historique. C'est plutôt un livre de l'urbain ; mon champ de recherche est beau-
théorie et d'analyse politiques. Il me semble coup plus large.
utile de le préciser dès le départ, car je crains En insistant sur l'héritage institutionnel de la
que les auteurs de trois des commentaires loi coloniale telle qu'elle a été reproduite par
sur mon ouvrage (Ralph Austen, Jean Copans une dialectique permanente de luttes et de
et Frederick Cooper) aient pensé qu'il s'agis- réformes, j'essaie d'attirer l'attention sur la
sait d'une étude historique. nature de l’État forgé par l'expérience colo-
Copans n'a pas tout à fait tort quand il dit que niale africaine. Malheureusement pour moi,
Citizen and Subject est « le livre d'une idée sur les quatre commentateurs, seule Mariane
et d'une seule ». En revanche, il se trompe Ferme reconnaît que ce point est central.
dans l'identification de cette idée quand il Les problèmes soulevés par les commentateurs
affirme que l'histoire africaine y est expliquée tournent autour de deux questions impor-
205 Autour d’un livre
Politique africaine

tantes : d’une part celle de la structure et de tradition comme un mélange contradictoire,


l’« agencement » (agency), de l’autre celle du plein de promesses et de dangers à la fois.
bien-fondé méthodologique de l'utilisation C'était en même temps une tentative d'iden-
de l'Afrique comme unité d'analyse. Je répon- tifier et de fixer l'« agencement » de cette
drai séparément à ces deux points, en me fraction des colonisés dont la version de la
plaçant dans le contexte d'un débat sur coutume étayerait le mieux l'autorité étran-
l’administration indirecte et sa réforme. gère, tout en la faisant passer pour indigène.
La loi coloniale s'est étalée sur plusieurs siècles. En cherchant à ancrer les potentialités auto-
Sa phase finale s'est développée en Afrique ritaires dans la coutume « indigène », les
équatoriale, ce renflement entre le Sahara et pouvoirs coloniaux n'ont pas tant redéfini la
le Limpopo qui fait partie de ce qui a été colo- coutume que privilégié une coutume parmi
nisé après la conférence de Berlin. C'est cette plusieurs institutions coutumières. Dans un
période post-Berlin à laquelle je me réfère contexte où il existait de multiples institutions
par le terme de « colonialisme tardif ». Pour s’affirmant comme la coutume – institution
ceux qui étudient le colonialisme, il est néces- des sexes, groupes d'âges, assemblées de
saire d'identifier précisément cette période clan, chefs « héréditaires » (coutumiers)
qui a vu s’opérer un changement majeur dans côtoyant les chefs bureaucratiques (désignés
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la forme du gouvernement colonial. Rien par l'État) –, les pouvoirs coloniaux ont dési-
d'étonnant à ce que ce soit le plus puissant des gné une seule institution, le chef bureaucra-
pouvoirs coloniaux, la Grande-Bretagne, qui tique, comme autorité « coutumière » dont la
ait synthétisé l'essence de la loi coloniale et l'ait version de la coutume allait de ce fait être éri-
introduite comme une réforme du mode de gée en loi.
gouvernement qui a pris le qualificatif euphé-
mique « d'administration indirecte ».
Le glissement de l'administration directe à
« La question qui sous-tend le livre
n'est pas celle de l'histoire de
l'administration indirecte doit être vu comme
la cristallisation des leçons de l'administration l'Afrique contemporaine, mais celle
coloniale du point de vue du pouvoir colonial. de sa crise politique. »
La source pragmatique de cette connaissance
provenait de la confrontation entre le colo- Contrairement à ce que pense Ralph Austen,
nisateur et le colonisé. L'administration directe cette façon de voir ne reproduit pas « l’inter-
était d’une arrogance grossière. Elle mon- prétation classique » accompagnant l’éti-
trait que toute « tradition indigène » était par quette d’« invention de la tradition ». Car la
définition rétrograde et devait être éliminée. théorie courante ne prend pas en compte la
C’est pourquoi l'« ardoise culturelle » devait nature contradictoire de ce processus. La cou-
être effacée pour introduire une nouvelle trajec- tume n’a pas tant été inventée que soigneu-
toire historique qui tiendrait la promesse de la sement fabriquée, pas tant imposée que
modernité et du progrès. Ce développement réformée, par un tamisage analytique de la
devait forcément mener à une occidentali- matière brute disponible qui a conduit à une
sation de la société coloniale. Le changement identification sélective ayant ancré les poten-
constitué par l'administration indirecte s'éloi- tialités autoritaires tout en supprimant les
gnait donc de la première doctrine coloniale possibilités d'émancipation. Alors que la veine
pour se rapprocher d'une appréciation plus autoritaire de la coutume était officiellement
analytique des colonisés, de leur historicité et consacrée comme un langage de pouvoir enra-
de leur culture. Cette appréciation voyait la ciné dans les institutions respectueusement
206 LECTURES

qualifiées de « coutumières », la fibre éman- le contre-courant que l’État bifide essayait


cipatrice allait devenir la source de versions d’activer.
différentes et plus populaires de la coutume, Mon interprétation de l’État bifide repose sur
soutenues par plus d’un mouvement paysan. trois propositions. 1. L’État bifide a créé deux
J’ai qualifié la forme d’État façonné par formes distinctes d’autorité, une civique et
l’expérience coloniale africaine de « bifide » une ethnique. 2. Cette séparation dépend
(bifurcated state). La bifurcation était double : d’une double distinction, celle entre le rural
et l’urbain, et celle entre différentes ethnici-
tés. 3. Enfin, cette distinction est devenue la
« L’État bifide a créé deux formes base de deux systèmes de droit distincts, l’un
distinctes d’autorité, une civique
civil et l’autre coutumier. Alors que le droit civil
et une ethnique. » concerne les droits des citoyens – en en limi-
tant la garantie aux « citoyens » raciale-
entre le rural et l’urbain, et entre différentes ment définis –, le droit « coutumier » parle de
ethnicités au sein du monde rural. Quand les tradition, imposant aux sujets ethnicisés autant
trois commentateurs objectent que je surestime de différentes versions qu’il existe de batteries
la séparation entre le rural et l’urbain – en de droit « coutumier ».
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expliquant que la séparation des sexes ne se Alors que l’économie politique coloniale acti-
fait pas si facilement (Copans), que les com- vait le travail et ses produits sur de nombreux
munautés urbaines en Afrique tropicale ont marchés – au niveau local, régional et même
toujours gardé un caractère profondément mondial –, l’État colonial tentait de consigner
migrant (Austen), et que les citadins instruits les « indigènes » dans toute une série de boîtes
avaient à la fois des liens familiaux et éco- ethniquement bien définies, chacune sous le
nomiques avec les familles rurales non contrôle de sa propre « autorité indigène »
instruites (Cooper) –, je ne peux que répondre ethnique. Cette réalité institutionnelle suscita de
encore une fois qu’ils n’ont pas compris. Je nombreuses tensions : entre l’individu et la
n’ai jamais prétendu que le rural était détaché communauté, entre le droit et la culture, comme
de l’urbain dans tous les domaines – culturel, entre le politique et l’économique. Au lieu de
social, économique et politique. En fait, il me créer une administration politique qui soit une
semble que la tendance générale était juste- superstructure reflétant tranquillement l’éco-
ment inverse : les flux de communication, de nomie, le colonialisme tardif a généré une
marchandises et de gens ainsi que l’interdé- vive tension entre les deux.
pendance du rural et de l’urbain augmentè- C’est pourquoi je suis plus qu’étonné quand
rent pendant l’époque coloniale. Mon propos Ralph Austen insiste sur la différence entre
se voulait plus précis. Il concernait uniquement l’Afrique du Sud et l’Afrique équatoriale en
le domaine politique : la séparation rigide du la considérant comme une différence entre
rural et de l’urbain, comme celle d’une eth- agriculture de colons et agriculture de pay-
nicité par rapport à une autre, était devenue sans, comme si cela se traduisait automati-
l’une des caractéristiques de l’organisation quement par une différence de forme de
du pouvoir dans l’État d’administration indi- l'administration. En écrivant Citizen and
recte. Et cette double séparation était d’autant Subject, j'ai justement essayé de prendre mes
plus tragique qu’elle allait à l’encontre du distances avec ce genre de réductionnisme qui
courant général. Les trois critiques se sont cherche à comprendre la politique à partir de
contentés de souligner l’un ou l’autre des faits économiques. Ralph Austen aurait été
aspects de ce courant, sans prendre en compte plus inspiré de remettre en question mon point
207 Autour d’un livre
Politique africaine

de vue méthodologique, plutôt que de réaf- que Frederick Cooper se plaignait du fait que
firmer une évidence d’économie politique : Citizen and Subject était « piégé dans son
que le régime agraire de l’Afrique du Sud est concept de “legs” [qui] suggère que l’on peut
différent de celui de l’Afrique équatoriale. extraire une chose survenue à un moment
Pour revenir sur ce point de vue méthodolo- particulier de l’histoire et lui donner un pouvoir
gique qui est, je le crains, à la base des dif- causal à une date ultérieure. » Pourtant, plutôt
férends avec Austen et Copans, mais que que d’établir coûte que coûte une relation
tous deux semblent s’ingénier à ignorer, directe entre les débuts du colonolialisme
permettez-moi de citer un extrait de l’intro- tardif et l’État de l’Afrique contemporaine,
duction de mon ouvrage (pp. 23-24) : j’ai avancé que ce mode d’autorité a traversé
« J’ai commencé à écrire ce livre en me foca- trois phases principales de réformes. Si la
lisant sur la différenciation des systèmes première fut la réponse coloniale à la résis-
agraires du continent. La perspective de tance qui a suivi la Seconde Guerre mondiale,
recherche qu’on connaît sous le nom de poli- les deux suivantes correspondent aux deux
tique économique m’a appris que la nature tendances réformatrices principales de l’époque
du pouvoir politique devient compréhensible postcoloniale, l’une conservatrice, l’autre
quand on le place dans le contexte des pro- radicale. Ni l’une ni l’autre cependant n’ont
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cessus concrets d’accumulation et des luttes qui vraiment réussi à transcender l’héritage de la
en découlent. De ce point de vue, le point de gouvernance du colonialisme tardif.
départ de l’analyse devait être la question
du travail. Puis j’ai remis en question le carac-
tère absolu de cette proposition, quand j’ai
« Je maintiens qu’une analyse
politique ne peut pas extrapoler
dû admettre que la forme de l’État qui s’était
développée pendant la période coloniale la nature du pouvoir à partir d’une
n’était pas liée à un système agraire spéci- analyse d’économie politique. »
fique. Cette spécificité était plutôt politique :
plus que tout, la forme de l’État était définie Pour le lecteur français qui n’aurait pas accès
par l’expérience coloniale africaine. Plus que à mon ouvrage en anglais, je me permettrai
la question du travail, c’est la question indi- de résumer mon raisonnement. Entre les deux
gène qui éclaira cette expérience. Je ne guerres mondiales, l’autorité basée sur l’ethnie
cherche pas à établir une fausse opposition – l’autorité indigène – était la base sociale
entre les deux. Mais je maintiens qu’une ana- essentielle du pouvoir de l’administration indi-
lyse politique ne peut pas extrapoler la nature recte parmi les colonisés. L’opposition des
du pouvoir à partir d’une analyse d’éco- manifestants nationalistes qui suivit la Seconde
nomie politique. » Guerre mondiale démontra l’étroitesse de
Sans ignorer la question du travail ou la ques- cette institution. Pour comprendre ce natio-
tion agraire, j’ai essayé de poser la question nalisme, je me suis focalisé sur deux forces
indigène – le dilemme de comment assurer sociales : le paysan rural et l'« indigène »
l’ordre politique et la légitimité politique sous urbanisé. Les paysans étaient la cible de
le gouvernement colonial – au centre de mon mesures coercitives dites « de développe-
analyse, cherchant ainsi à appréhender la ment », appliquées, là est l’ironie, par l’auto-
forme de l’État. Cela impliquait de placer au rité consacrée comme « coutumière ». La cou-
cœur de mon travail la dialectique entre le tume, ai-je écrit, était une auréole autour
pouvoir et la résistance au pouvoir. C’est d’un régime de force brute. Cela permettait
pourquoi j’ai été encore plus surpris de voir entre autres choses au pouvoir colonial de
208 LECTURES

s’imposer comme « coutume ». Tout comme ces deux grands axes, conservateur et radi-
l’urbanisation, l’« indigène » urbanisé était cal, le premier définissant la démocratie
une conséquence inévitable du « développe- comme « représentationnelle », le second
ment » colonial. N’ayant pas accès aux droits comme « participative ». Cooper ne devrait
civils, mais étant en même temps durement pas avoir de difficulté à traduire cela en
soumis à la loi coutumière, l’« indigène » autant de versions de la citoyenneté, rele-
urbanisé a formé la base sociale du mouve- vant non seulement de différents régimes,
ment nationaliste urbain. Alors que les mou- mais aussi de divers mouvements sociaux.
vements paysans avaient tendance à remettre Le dernier chapitre développe ces deux pro-
en question la version de la coutume offi- grammes de réforme, expliquant pourquoi
ciellement consacrée, le nationalisme urbain aucune des deux versions de la citoyenneté
était plus souvent qu’à son tour animé d’une ne pouvait aboutir. La tendance principale
protestation contre l’exclusion raciale qui s’est traduite par l’échec du nationalisme
marquait la société civile. conservateur à produire un lien démocra-
tique entre le rural et l’urbain. En consé-
quence, le pouvoir ethnicisé de l’autorité indi-
« Tout comme l’urbanisation, gène rurale a tendu à contaminer la société
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l’“indigène” urbanisé était
civile urbaine. Tant que les institutions de
une conséquence inévitable l’administration indirecte ont eu la main mise
du “développement” colonial. » sur la campagne, et tant que les chefs dési-
gnés ont continué à appliquer la coutume,
La capacité à relier l’urbain et le rural fut la signification des élections resta différente
fondamentale pour le mouvement nationa- à la ville et à la campagne. Si, en zone
liste. C’est ce qu’ont réussi à faire les partis urbaine, les élections servaient à décider qui
uniques, comme le CPP au Ghana, la Tanu au représenterait qui, elles consistaient en zone
Tanganyika, ou le PAIGC en Guinée-Bissau. Il rurale à déterminer qui nommerait les chefs
n’est donc pas étonnant que le noyau du et serait le maître absolu – ce qui fait que la
parti unique se soit composé de membres se campagne votait le plus souvent par blocs
situant à la fois dans le rural et dans l’ur- ethniques. Organisé par le biais de formes
bain, comme les « verandah boys » de Nkru- ethnicisées du pouvoir, chaque groupe
mah, et les « dockers » de Cabral. Je n’ai pas ethnique pouvait être utilisé par ses chefs
la place ici de m’étendre sur ce qu’il est comme un capital ethnique plus ou moins
advenu des cadres du nationalisme urbain. soudé en cas d’élections. Avec les partis poli-
Mais j’aborde ce sujet dans mon ouvrage, non tiques fonctionnant comme des courroies de
comme un récit, mais par une analyse qui transmission entre la ville et la province,
relie deux moments différents de l’histoire chaque campagne électorale devenait un
des États du postcolonialisme : la déraciali- détonateur capable de faire exploser les ten-
sation et le développementalisme. Alors que sions ethniques. Il n’y a donc rien d’étonnant
le premier moment correspond à une mobi- à ce que les États formés à partir des institu-
lisation nationaliste de la société civile, le tions de l’administration indirecte aient ten-
second correspond à sa démobilisation. Dans dance à recréer constamment les identités
le langage de Cooper, le premier est une ethniques et à canaliser les conflits politiques
ouverture, le second une fermeture. selon des clivages ethniques.
Mon approche des variations de la réforme Le contrepoint au nationalisme conservateur
de l'après-indépendance met en contraste a été apporté par les nationalistes radicaux.
209 Autour d’un livre
Politique africaine

Il a existé deux générations de radicaux dans central. En mettant ce contraste en lumière, je


l’Afrique de l’après-indépendance. Repré- ne cherchais nullement à glorifier ou à déni-
sentée par Nkrumah, Nyerere et Sekou Touré, grer la génération des réformateurs, qu’ils
la première génération était constituée par des soient conservateurs ou radicaux. Je voulais
praticiens de la politique de mobilisation. plutôt mettre en garde ceux qui auraient ten-
Cette génération a été à l’avant-garde du dance à souligner l’une des tendances – par-
nationalisme militant anti-colonialiste, mais elle ticipation vs représentation, autonomie vs
est aussi à l’origine de la subordination du recherche d’alliance, localité et communauté
parti nationaliste militant à un État dévelop- vs pays et État, considérés comme l’affaire
pementaliste, réduisant en fin de compte l’ac- des gouvernements de libération.
tivité politique à une mobilisation excessive- Le point central de la critique de Cooper est le
ment formalisée, dirigée par le haut, et suivant : « La séquence tracée par M. Mamdani
s’apparentant plus à une pratique adminis- est directe : les despotismes décentralisés des
trative que politique. Ce ne fut pas le cas de années 20 et 30 ont produit les politiques
la seconde génération de radicaux, parmi
lesquels Rawlings, Sankara et Museveni. « La dialectique entre le pouvoir
Ceux-ci commencèrent par réformer les ins-
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et la résistance est centrale et non
titutions de l’administration indirecte du bas
marginale dans le développement
vers le haut, démantelant la chefferie, qu’ils
remplacèrent par des autorités populaires de Citizen and Subject. »
élues plutôt que par des cadres du parti
unique nommés d’en haut. déshumanisantes d’aujourd’hui. » Si j’ai
La vraie différence entre les conservateurs détaillé mon raisonnement ci-dessus, c’est
qui appuyaient une démocratie multipartite et pour montrer que cette critique est une ten-
les radicaux qui préféraient une participa- tative de caricature : la dialectique entre le
tion non dirigée par les partis n’est pas véri- pouvoir et la résistance est centrale et non
tablement que les uns sont démocrates et les marginale dans le développement de Citizen
autres non, mais que chaque mouvement a and Subject. Je suspecte Cooper d’avoir
mis l’accent sur la réforme d’un des domaines attendu un récit de la résistance, plutôt qu’une
de l’État bifide à l’exclusion de l’autre. Les analyse de ce processus. Ainsi, il n’arrête
conservateurs cherchèrent à réformer le gou- pas de se demander pourquoi certains actes
vernement central tout en maintenant le sys- importants de la résistance qui ponctuent cer-
tème de chefs et les institutions de l’adminis- taines histoires régionales ne sont pas men-
tration indirecte dans le gouvernement local. tionnés dans mon ouvrage. Ne trouvant pas
Cela en dépit du fait que le droit de vote, et l’ouvrage qu’il avait espéré, il n’a malheu-
même le droit d’organiser des élections, était reusement pas réussi à comprendre le livre
dans beaucoup de cas un droit pour tous, qu’il a trouvé.
urbains et ruraux, élite et subalternes. Mais La seconde moitié de Citizen and Subject se
le problème était que l’on pouvait voter pour penche sur des études de cas de la résis-
ses représentants dans le gouvernement cen- tance. Encore une fois, il ne s’agit pas de
tral, pas dans le gouvernement local. On proposer une histoire de la résistance. Je me
n’élisait pas son chef local. Les radicaux, au suis concentré sur deux études de cas : d’une
contraire, souhaitaient une réforme du gou- part, des mouvements de protestation rurale
vernement local, mais ils étaient réticents à la en Ouganda et en Tanzanie, de l’autre l’oppo-
faire suivre d’une réforme du gouvernement sition urbaine en Afrique du Sud. Je ne
210 LECTURES

présente pas ces deux exemples comme repré- à mon tour versé dans l’excès inverse, alors
sentatifs, ce qui explique pourquoi je ne fais que je voulais seulement corriger cette ten-
aucune comparaison avec des situations simi- dance. Cela n’était évidemment pas mon but,
laires dans le reste du continent. Ce qui pour et il est bien évident que j’admets et regrette
moi justifie ces études, c’est qu’elles ont une que cette attaque ait eu un tel effet, du moins
importance paradigmatique. Justement parce pour l’un des lecteurs.
qu'elles ne représentent pas la norme mais les Enfin, j’aimerais aborder le problème de
luttes les plus abouties en faveur des réformes, méthode soulevé par Jean Copans. « Conce-
elles nous permettent d’observer de près les voir l’Afrique comme une champ significatif de
tensions que la structure du pouvoir introduit comparaisons est un choix idéologique et une
dans l’anatomie de la résistance. En tant erreur méthodologique », affirme ce dernier.
que cas les plus aboutis d’opposition rurale Pourquoi cela ? Parce que, toujours selon
et urbaine dans l’Afrique contemporaine, Copans, « l’unité historique de l’Afrique noire
elles nous permettent d’examiner les deux est une chimère coloniale » et parce que « l’his-
types de lutte. toire sociale de ces quinze dernières années
s'est efforcée de définir une autre image ».
Dans Citizen and Subject, je n’affirme pas ni
«
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Le préjugé s’ancre dans
ne réfute une unité de l’Afrique subsaharienne
les institutions, puis se reproduit
à l’époque précoloniale. Mon sujet est l’épo-
comme idéologie institutionnelle. » que coloniale et postcoloniale. L’ouvrage ne
prétend à aucun moment que l’Afrique soit
J’ai écrit Citizen and Subject à un moment où l’unité d’analyse la plus appropriée à des
la critique du structuralisme bénéficiait d’un recherches, en quelque domaine que ce soit.
intérêt de plus en plus large en Afrique. Mais, En fait, je sous-entend l’inverse quand je dis
en lisant différents ouvrages sur l’État en que les concepts issus de l’exception sud-
Afrique, j’ai trouvé les résultats de cette théo- africaine sont le plus convaincants quand ils
rie de plus en plus problématiques, car je cherchent à expliquer les tendances écono-
décelais une tendance de plus en plus grande miques, et le moins convaincants quand il
à détacher l’« agencement » de la structure, s’agit de l’analyse politique de l’apartheid
et le choix de la contrainte. Et je pensais que en tant que forme de l’État. Quand je propose
c’était parce que, de plus en plus, l’ensemble l’Afrique comme une unité d’analyse féconde,
des travaux sur l’État en Afrique semblait c’est dans l’idée précise de comprendre l’État
ignorer la généalogie de cet État. C’est contre postcolonial. De ce point de vue, l'idée que
cette tendance que je m’insurge dans l’intro- l’unité historique de l’Afrique noire est une chi-
duction de mon livre. Que cette attaque ait pu mère coloniale ne devrait pas être une raison
être lue – je cite Mariane Ferme – comme de rejeter cette unité, mais bien plutôt de la
« une caricature et un rejet » d’une « somme prendre très au sérieux – à condition, bien sûr,
de travaux substantielle qui, à partir des indé- de ne pas être prédisposé contre celle-ci pour
pendances, a abordé les politiques de la sub- des raisons idéologiques. Car le débat inté-
jectivité, de la culture, et de la représenta- ressant ici n’est pas de savoir s’il s’agit d’un
tion dans l’Afrique coloniale et postcoloniale, fait ou d’un préjugé, d’une vérité ou d’un
dans des disciplines allant de la littérature à mensonge. Le problème est qu’une fois consi-
l’histoire en passant par l’anthropologie et déré comme une conviction par le pouvoir, le
les sciences politiques », me paraît surprenant préjugé s’ancre dans les institutions, puis se
et, à vrai dire, grave. Car cela signifie que j’ai reproduit comme idéologie institutionnelle.
211 Autour d’un livre
Politique africaine

Le sujet de mon ouvrage concerne justement race et l’ethnicité fonctionnent à la fois comme
l’un de ces héritages institutionnels venant de des idéologies de domination et de résis-
l’époque coloniale, l’héritage de l’adminis- tance. Mais je pense cependant que c’est une
tration indirecte, du despotisme décentralisé erreur de faire une distinction entre les idéo-
comme forme d’État. logies de domination et les idéologies de
J’affirme que cette forme d’État n’était pas résistance simplement pour rejeter les pre-
spécifique au colonialisme britannique, mais mières et accueillir les secondes à bras ouverts.
qu’elle a également inspiré des réformes dans
le mode de gouvernement colonial d’autres
puissances européennes, dont l’Afrique du
« La race et l’ethnicité
fonctionnent à la fois comme
Sud sous l’apartheid. J’aurais pu espérer que
Jean Copans, qui se qualifie lui-même de
des idéologies de domination
chercheur « principalement africaniste orienté et de résistance. »
vers la partie française de l’Afrique », ait
débattu du problème qui le concerne dans Race et ethnicité ne peuvent être ni rejetées ni
mon ouvrage : le fait que dans la politique adoptées sans analyse critique. En tant
coloniale française en Afrique équatoriale, le qu’idéologies de la résistance, chacune exige
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passage notamment de « l’assimilation » à d’être problématisée. Si la politique de
« l’association » aille dans le sens de l’admi- réforme de la société civile et de l’autorité
nistration indirecte. De plus, je pensais qu’inté- indigène nous apporte une leçon, c’est celle
ressé comme il l’était par l’histoire sociale, il du dilemme d’une résistance qui accepte sans
prendrait au sérieux ma proposition selon la contester une identité unidimensionnelle
laquelle la structure du pouvoir fournit les du pouvoir. Là où, sur le terrain, la population
paramètres dans lesquels la résistance se est mutiraciale et multiethnique, les défini-
développe. tions monoraciales et monoethniques du pou-
Comme le souligne J. Copans, la question voir comme de la résistance ne peuvent que
de la forme de l’État est plus qu’un simple déclencher les conflits raciaux et ethniques.
sujet de recherche. Cela parce que les insti- Si nous ne comprenons pas rapidement cette
tutions étatiques sous-tendent et reproduisent leçon, il deviendra difficile de bâtir un lien
les identités politiques spécifiques. L’État bifide démocratique entre l’urbain et le rural, point
a reproduit deux identités politiques distinctes : de départ nécessaire à toute stratégie de
la race et l’ethnicité. La race contribuait à réforme viable. Cela reste vrai de l’Afrique du
unifier les bénéficiaires du pouvoir alors que Sud comme de l’Afrique équatoriale.
l’ethnicité tendait à fragmenter ses victimes.
C’est ainsi que le pouvoir a défini le point de Mahmood Mamdani
départ de la résistance. J’ai affirmé que la university of The Cap

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