‘Temps apparent
Ciément Layer
En pleine rere, je sors des brindilles, des fenétres, comme une maison, dans
Vie qui bac es murs de cetce demeure sans got.
Ge qui est rangle et noir entre ls deux fenétres, comme le mur obj
Tout ambe, tour recommence au-del.
En lisant le recueil d’André du Bouchet Aw deuxiéme étage', qui
‘commence par ces lignes, que voyons-nous?
Presque rien.
«Jere vois presque rien», Le livre de 1953, Sans couverele, sache-
vait déji par ces mots.
Mots durs. Mots aveugles.
Le poéme serait-il refusé?
Ce sont d'abord le poéte, l'homme, Ice, ceux qui sont censés
voir, qui ne voient « presque rien ».
Dés lors, sous peine de mentir, de se nier lui-méme, le poéme ne
saurait «presque rien» faire apparaitee.
Mais cet effacement ne prive-til pas la poésie de la satisfction
la plus profonde qu'elle ait jamais apportée: voir surgir, devant les
yeux de lesprit, des choses qui ne sont pas présentes aux yeux du
corps? En perdant cette fin, le podme n’a-t-il pas perdu son sens?
1. Le recull et 'abord publi avec deslithogeaphies de Jean Haion (Editions du
Dragon, 1956), pus au sei du liste Dam l leur sacante (Mercure de France. 1961),228 CuéMenr Laver
‘André du Bouchet rencontre cette question dés ses premiers
crits, parusen 1948 et 1949. La poésie y recherche un état sauvage.
Rompre avec la figuration classique sera la condition pour que la
pensée, elle-méme privée d'appui, puisse encore vivre dans la parole.
Aussirdt posée, la question du sens du poéme est traversée, pour
rejoindre celle du sens lui-méme.
Nous avons récemment réuni es essais qu’ André du Boucher avait
fait paraitre dans différentes revues littéraires entre 1949 et 1959,
propos des ceuvres de Reverdy, Char, Ponge, Hugo, Baudelaire,
Holderlin, Joyce et Pasternak. Nous leur avons associé des ébau-
ches d’articles et des projets pour le CNRS écrits durant la méme
période’, Si les essais deja publiés par André du Boucher non
seulement éclairent son eeuvre poétique mais en font méme partie
intégrante, les travaux de recherche auxquels seront consacrées les
pages qui suivent rendent particuligrement sensible I’élaboration
de sa pensée.
Modernité
En octobre 1953, André du Bouchet soumet & la commission
de recrucement du CNRS trois versions successives d'un projet de
recherches destiné la section « Philosophie. Encre la premigre et
la derniére version, le champ d’écudes envisage s'élargic considéra-
blement. Tandis que le premier écat prévoit d'aborder les notions de
«Vue et vision chez Vietor Hugo», le croisiéme promet d’examiner
le rapport entre « Vision et connaissance» dans la poésie francaise
d’Hugo a Eluard, en passant par Rimbaud et Mallarmé.
En quelques pages, André du Bouchet indique ainsi le sens que
poursuit la poésie moderne & ses yeux, depuis la rupture du débur du
‘xix sidcle jusqu’a I'époque la plus contemporaine. Son interprétation
dessine implicitement la ligne qu'il sattache lui-méme & tracer dans
ss propres po&mes.
2. André du Bouchet, Aeuglame ou banal. Eas sr la pode, 1949-1958, dion
“able par Client Layee Francois Ton, Le Brut dy temps. 201. Toutes les ita
sans précsion auteur et de tie sone exraites dec ie.
3.+Vue et sion cher Victor Hugo, p. 148 9
44 -Vision ex connaissance» p. 160 4g.Temps apparent 229
Sous le influence de Chateaubriand* », le romantisme marque
Ja fin du rapport entre le sujet et Pobjer issu de la Renaissance, et le
débuc d'un autre usage de la parole :
Notion nouvelle de la description qui, dextérieure, comprend dés lors le
spectareur devenu un élément relatif bien que déterminant, du spectacle. a
cessé dere le juge souvetain ecindemne dane réalité qui, titre d'exemples,
sz borne & confirmer ses posculats. Les rapports autrefois fixes deviennent
fucruants : vacillement incessant de ce qui est uA ce qui voi, fusion occa-
sionnelle de objer et du sujet, marquant le passage du compte rendu et du
paysage embelli de mychologie a a vision od ces deux genres se concilient®
Le passage de lextériorité& la fusion, de la fixité au vacillement,
qui caractérise «l'ére des poétes “voyants” », s'ouvre avec Pocuvre
de Victor Hugo, située «& mi-chemin entre la fragmentation et la
recherche de unité”». L’évolution qu'elle taduit du rapport avec
la vue transforme radicalement le sens de la possie.
Dans la conception quiavait définie la shévorique ancienne, le
potme se devait en effer de produire une image saisissance du réel.
Ainsi, Aristote : que la parole mette les choses «sous les yeux'
Quintilien : que l'on croie voir les mots, au lieu de les entendre’.
Que les mots ne soient plus langage, mais fassent transparaitre le
réel méme, la vie. Que les paroles soient clares, visibles, que leur
nature de signe disparaisse au profit d'une image dans lesprit, dont
la vivacité soit analogue A celle des choses vues parle corps. L'image,
qui n’est pas une métaphore, mais une vue intérieure, donne en effet
fa parole sa force. Ainsi, Longin :
Pour produire la majesté, la grandeur d’expression et la vehémencs, mon jeune
ami, il faur ajouter aussi les apparitions [gavtaciaa] comme le plus propre le
faire. Ces ainsi du moins que certains les appellent «fabricantes d'images»
5. «Vue et vision cher Vitor Hugo, p. 148,
6 Ibi, p18.
7. Abie, p49.
8 Aristce, Rivrovigue, Ill, 1411b24-25, ition de Piere Chon, GF-Flammation,
2007, p.
9. Quinton, Iustsion razors, VIL, 3, 70-71, dion de Joan Cousin, Les Beles
Letres, 1978, p. 80230 Ciment Laver
[cidoAonotin]. Car si le nom apparition est communément donné & route
“spice de pensée qui se présente, engendeant la parole, maintenant lesens qui
emporteest celui-ci : quand ce que tu dis sous Veffe de lenthousiasme et de
la passion, cu crois le voir et le places sous les yeux de Tauditoire”.
Le potte doit communiquer Pétonnement, le «choc [éxnAngtc]""»
que lui a causé la réalité. L'orateur doit faire apparaitre avec «évidence
[évapyeia)'*» Pobjet de son discours. Le moyen d’y parvenir est
toujours de produire, au moyen du langage, une image capable de
s'effacer devant les choses, par rransparence.
Les auceurs latins traduisent évloyyeva par euidentia'’, perpi-
cuitas, inlustratio",repraesentatio, demonstrat”. \ la Renaissance,
les podtes de toute Europe partagent 4 nouveau ces normes rhéro-
riques. Le néoplatonisme et le christianisme se rejoignent pour
célébrer la beaucé du monde, la profusion de la Création. La poésie
ct la peinture sont deux sceurs, capables de faire surgir les choses
absentes. Leur puissance démonstraive favorise élévation spiituelle,
‘en suscitant le désir de contempler la source invisible du visible.
Cette conception de l'art et du langage n'est pas immédiatement
bouleversée par lessor de ’humanisme et de la science, qui mettent
a leur tour la puissance descriptive au service du savoir. Ainsi le
naturaliste Buffon, auquel se réfere André du Boucher, témoigne-
il encore de cet héricage antique dans son discours de réception &
Académie francaise :
Sion vest eevé aux idées les plus générales tsi objet lui-méme est grand,
le ton paraitraslever& la méme hauteur’ e sien lesoutenans 3 cette déva-
tion, le génie fournit assez pour donner & chaque objet une forte lumizre, si
von peut ajouter la beauté du coloris énergie du dessin, sion peut, en un
‘mor, représenter chaque idée par une image vive et bien cerminée, et former
10. Longin, Die, XV, 1, aduction de Jacke Pigs, Rivages poche, 1993. p. 79,
1 tid
12 Longin, subline XV, 1, aduction d Hen Lebgue Les Bells Lets, 1952, p24
15, Cleéron, Premiers académiques ll, 17.
4 ti
15, Quinton, Justin ont, op. cit, I, 2 2.
16. id, VU, 3,6
17, Rbovigue & Herenias, WV, 68,
cnesiattnmniammmmimiieemmea
Temps apparent 231
de chaque suite d'dées un eableau harmonieux ec mouvant, le ton sera non
seulement élevé, mais sublime
Le début du x1x‘siécle marque la fin d’une elle conception de la
description. Das leuvre de Victor Hugo, «le pur fait de voir inter-
vient dans la formulation de la réalité, entrainant intensification de
phénoménes renus jusque-la pour e&s ordinaires. Voir cristalise le
réve d'agir sur ce que l'on décrt, de faire corps avec la réalité exté
ricute"”», Les objets ne sont plus observés et exposés comme si le
sujet lui-méme n’en faisaic pas partie. Le spectateur sait qu'il voit et
que son regard conditionne la forme de laréalité, Puisqu'il la modifi
cen la percevant, la chose elle-méme ne lui est jamais donnée, et le
rapport avec le réel ui apparaie comme un « défaut
Dans la derniére version de son projet d’octobre 1953, André du
Bouchet considére ce « défaut» comme la premiére caractéristique de
la modernité, « Défaut qui devient le gage de la création et le signe
méme de expression poétique*». Celui qui voit ne voit plus rien
directement, mais se reconnait lui-méme comme une source de
‘médiations toujours nouvelles. Le sujer percevant, privé de la chose
méme, devient témoin visionnaire, voyant. « C'est limpossibilicé
méme de voir qui devient vision" », Les images mentales ne sont
plus seulement des représentations qui donnent le sentiment du réel,
qui renvoient lextérieur de l'esprit, mais cclui qui se les représente a
conscience de les avoir partiellement constituées, L’esprit est traverse
par des images « contradiccoires, & la fois fixes et fuyantes, Méme
s'il «arrive au poéte d’attribuer une force positive» a «|'inconnu»
ui suscite en lui de tees images, méme si «le point de convergence
des termes contradictoires de l'image localise effectivement le champ.
d'une intuition “aveuglante”», pour autant il n'y al tien & “saisir”:
le point précis od nous aiguille la convergence de leur action n'est
qu'un licu de disparition, un point de fuire™*». L'image ne renvoie
plus immédiatement a la chose, ni la chose immédiacement a sa
source divine. «La transparence est devenue impénétrable, le monde
18, Baffon, Dic su ean, Eins Climat, Castlnaule Lex, 1992, p. 28-29,
19, André du Bouchet, op itp. 148,
20, »Vision er connaisanee. Esa sur a création potique sp. 162.
21. Ibid, p. 165
22. tid232 CuéMenr Laver
parait irrévocablement muré par la vision qui avait pour tiche de
Véclaircir? »,
La poésie se trouve alors devant deux voies sans issue. La premiére
est celle de la vision intégrale, qui voudrait safftanchir de la rela-
tivité du regard humain et retrouver le point de vue de Dieu. Ce
fantasme, oit la vision «semble demeurer a jamais fermée en elle-
méme», condamne le poéte & devoir affronter sans cesse sa propre
insuffisance. Telle est I’«angoisse*» de Baudelaire, de Rimbaud.
L’autre voie est celle dans laquelle a commencé a s'engager la poésic
des années 1940 :
II semble qu’aprés sere prétée& roures les épreuves de la vision, Ia poésic
sefforce encore aujourd’hui de reporcer une part de énergie ains libéxée,
dans le champ de la vue, sur le connu, sur objet considéré cere fois sous
angle de som alérieé et parce qui en sod irréduccile, Maisil est remar-
quable quelle le fasse encore dans les termes de la connaissance wintégrale»,
_méme lorsqu’elle cherche & accédr & la oralté par une voie autre que celle
de Fauco-effacemene”
(On pense notamment & la poésie de Francis Ponge. Les carnets
tenus par André du Boucher entre 1949 et 1951 révélene & la fois
sa proximité et sa distance avec l'auteur du Parti pris des choses. La
grandeur de Ponge est d'avoir, comme Reverdy, jugé dignes d’un
regard er d'un poéme les choses les plus banales. Mais son illusion est
avoir empruncé pour ses descriptions le modéle de la connaissance,
comme si les choses les plus simples ne devaient pas conduire, elles
aussi, jusqu’aux limites de la perception et de expression.
Le fait que les images et les choses ne convergent plus vers un
unique foyer identifiable promet la parole une libération inouie.
Mais «l’énergie ainsi libérée» ne doit pas étre reportée sur «le
connu » ~ quelle que soit la proportion qu’on en croie subsister. Si
Ja premitre impasse était de refuser le deuil de la connaissance inté-
grale, la seconde serait d’accomplir ce deuil en se contencant d'une
connaissance restreinte,
23. Tbid,
24. Ibid.
25. Did, p. 167-168,Temps apparent 233
Puisque les images des podtes voyants n'ont renvoyé
lumiére aveuglante, & de I'sinconnu», l'ssue sera de poursuivte
encore «léelaircissement™», Eclaircir le « blanc si violemment mis en
Jumigre” » par les podtes modernes, et non le clarifier. A Vauromne
1953, André du Boucher a déja reconnu le moteur qui sera celui de
son ceuvre poétique
qua une
Les réflexions sur la notion d’image engagées en 1953 se pour-
| suivent année suivante et aboutissent en 1954 & la publication de
trois pages décisves, «Image & terme, qui seront reprises en 1960
| sous le titre « Résolution de la poésie”*», puis @ nouveau en 1979
| er 1991, sous le titre «Image parvenue & son terme inquiet”’», Le
sens qu’André du Boucher accorde & la poésie yest dit une fois pour
a poésie nait dans 'attention portée aux choses les plus banales,
mais cette attention n’assure aucune prise, aucune stabilité. La
perception et la parole soncau contraire brilées par cette banalité. Le
sentiment d’étre aveuglé ne cesse d’alterner avec celui d’étre en terrain
familier. Seul un langage affranchi de la circonstance et atteint par
cette brilure pourra viser la méme simplicité. «Ic la plaie parle lle
est devenue nécessaire », L'image poétique est ainsi « parvenue son
terme inquiet» : banale, décolorée, détruite. Mais, al'instant méme
«oit elle constate sa mort», l'image retrouve une «vie accrue“ ». Car
ce que fait voir la poésc, le « presque rien » qui transparait, est le
réel lui-méme, qui n'a pas davantage de consistance. Sa renaissance
livre la poésie & l'inquiétude.
es cycles de la transparence” »
Sila pensée d’ André du Bouchet parvient & une forme d’accom-
plissement dés 1954, la poursuite de ses recherches au CNRS jusqu’en
1957 lui offre la possibilité d'approfondir encore la réflexion qu'il
26, fbid, p. 168,
27 Bid
28. Revue Arguments n° 19, 1960.
29, Danslestecuels LTeohirence POLL. 1979. 0¢ Dan lchalew vacant, Gallimard
s'efface, se dissipe, devant
la pensée d'une fumée réelle. Mais la fumée réelle que nous nous
représentons menralement est elle-méme le signe d'une idée, Pidée
de fumée, ou l'idée de toute opacité, Pour auant, le mot ne sefface
pasentigrement devant la chose, image ne s'efface pas entigrement
devant lidée, ec idée ne s'est pas fixée dans esprit, Chaque moment
est retenu en méme temps que supprimé.
Les mots sont employés par Maurice Scéve et lus par André du
Bouchet dans leur extension la plus générale, en intégrant, et en
occultant tour & tour, la chose réelle, Pidée, le symbole sans limite
conceptuelle. Ainsi les mots paraissent-ils indéfiniment poursuivre
Jeursens. «La généralité du terme» comprend I's inlassable avance™»
une force impossible & épuiser. L’universalité vibre de routes
les particularités. Les genres laissent venir & 'esprit les espéces, et
s'dlargissent encore, jusqu’’ partager le terrain de leur propre néga-
tion. Le mot «fumée rejoint V'idée d’opacité au point oitcelle-ci
ue avec ses contraires, qui sont aussi bien la fumée réelle
commu
que idée de clareé. Chaque mot devient un instrument pour associer
34, Victor Hugo, Pires, cié par Andeé du Bouchet, «Inf et Inacheve
35. «Les Dizsins contests, p. 202.2360 CLEMent Laver
des péles qui, logiquement, ordinairement, se repoussent. Dans cet
arte plus accompli les contradictions sont a la fois rassemblées ec
surmontées. Aussi longtemps que nous restons attentifs a ce qui les
oppose, la relation entre les termes contradictoires y apparait comme
un mur. Mais dés que les opposés sont vus & partir du point oi ils
s'identifienc, ce mur devient transparent. Le dizain 397 fait ainsi
rimer le «bien avec le «rien. Le dizain 396 identifi laller et le
fev eta «paix», le« repos» et la « fureur». La transparence
rest plus celle du langage qui se fait oublier, mais la pensée que
chaque élément achemine & son propre conttaire, «le sentiment de
Videnticé de termes apparemment incompatibles, fondé sur I'écare
méme qui les spare».
Les essais de l'année suivante observent le méme mouvement
paradoxal, enlisant Hilderlin et Baudelaire. Lorsque l'image poétique
parvienc se résorber devant Pétte, un sentiment de transparence en
vient finalement & gagner I'étre lui-méme et se retourne en quelque
sorte contre lui, pour le transformer lui-méme en une image qui
exige & son tour de devenir transparente, dans un cycle sans fin,
L’vimmersion » 3 laquelle conduit Halderlin se révéle un «écare™»,
et son «immobilité* », un «mouvement™ », L’«ascension» de
Baudelaire s'avére inséparable d'une «chute
Mais la leccure de ces deux podtes qui furent eux-mémes tradue-
teurs, théoriciens ou critiques, 'expérience abyssale dela traduction
de Halderlin et de Joyce, l'approfondissement de sa propre pensée
poétique conduisen André du Boucher a élargir encore le champ de
la transparence au travail du traducteur et du critique. La transpa-
rence devient litéralité*, «lucidité», «discernement® >, La lucidité
du podte ec celle du critique ne sauraient pour autant étre confon-
dues, Le critique dépend du podte. Il utilise sa parole comme une
médiacion vers le monde. Puis, une fois la relation éeablie, se sert du
poéme pour se protéger du monde, de «ce qui nous détruit», «nous
36, «Ehauches autour del vsions,p. 177.
537, elmmerion eats. 232.
38. «Halden, Frieder, p. 320.
39. skmmerion et cats . 233,
40. «Ebauches autour de Baudelie-,p. 264
41, «Note sul traduction de Hales, p. 235.
421 «Note srl ctegues p. 248,Temps apparent. 237
altére», «nous fac changer éperdument*s, Le critique attend et refuse
Ala fois d'étre affecté. Il obéic au besoin de voir & la fois la vie et sa
destruction, en prenant la précaution «de voir sans incarner», En
revanche «jamais le pode ne comprend la mort»: «ll Pincarne"»,
Le discernement critique est rout aussi vital que celui du poéte, mais
doit nécessairement lui céder le pas, puisque le sens, avant d’étre
décerminé, doit d’abord écre libéré.
Platon
En abandonnant dés le début de ses recherches la perspective
de histoire littéraire pour interpréter la poésie, André du Bouchet
s ait approché d'un questionnement métaphysique, portant sur le
principe de la réalité. Jean Wahl I'avait annoncé en soutenant son
recrutement en octobre 1953 : « Plus prés de la philosophie que de
la lieéracure, il apportera une contribution de haut intérét™»
En 1957, lerenouvellement de lallocation est néanmoins refusé
par le CNRS, Dans son rapport pour la commission de recrute-
‘ment, Jean Wahl note que «a beauté » du style d’André du Bouchet
empéche la trés nette ~ ou trop nette structuration des idées*’»
La relation d’André du Boucher avec les «idées»apparaiten toute
précision dans le poéme placé en épigraphe de la seconde partie du
recueil d'essais, «Poésie, diamant de la respiration...». André du
Bouchet réve au mythe du Phédre dans lequel Platon imagine un
voyage des ames vers le ciel, au-del’ duquel les ames qui le peuvent
se trouvent entrainées dans un mouvement de contemplation
circulaire. «1dée», «ciel, «intelligence» sont ici les mots de Platon.
‘Mais tout se passe comme sile podte, a la différence des dieux et des
philosophes, ne parvenait pas & contempler les idées sans les voir
aussitr s‘embraser : « ldée de ciel prenane feu, idée de terre prenant
feu, idée d’eau prenant feu». L’idée du ciel est «aveuglante», P'ame
y «roule», les «sentiers du ciel» sone eux-mémes creusés d'ornitres,
43, Tbid p. 246
44, «Note ala critique, p. 246
45. - Bbauches autour de Baudelaire p. 255,
46, Voir le dosscr de carne d’Andeé du Boucher, Archives du siége du CNRS,
cone 910024-DPC.
47. Ibid.238 CuéMenr Laver
oe reflet de 'eau qui semble une «cuirasse» apparait seulement
a la surface des « laques». Emportée dans le «sillage de la terre»,
ame du poéte perd bientét ses ales et retombe brutalement, «pour
quelques millénaires"»
Sans doute André du Bouchet reconnait-il ainsi une différence
entre l'ame du philosophe et celle du poéte, que Platon situait
respectivement au premier et au sixiéme rangs de la hiérarchie des
‘mes. Mais 4 quoi tient leur distinction?
‘André du Bouchet approfondit sa connaissance de Platon et du
néoplatonisme dés 1954. Son carnet daté du 13 novembre porte
une liste d'une dizaine d’auteurs* done la lecture semble destinée &
préparer l'interprétation des poemes platoniciens de Maurice Scéve. A
partir noramment de Plotin et de Giordano Bruno, André du Boucher
trace une ligne de partage entre la pensée platonicienne de premier
ordre et le néoplatonisme scolaire. Ce dernier voudrait que l’ime
cet le corps soient séparés, que «chaque élément départagé demeure
inerte», que «ce qui est disjoint» le soit «une fois pour toutes», de
part et autre d'un «écart inanimé, ininformé», Cet écart «infran-
chissable» est & Porigine du «regret», de la «plainte®» élégiaques.
Liimage de «la poésie platonicienne» est supposée donner accés &
une « érernité(...] ott la destruction, le passage sensible trouve son
havre, le terme fixe qui le sépare de 'expérience qui ly a censément
conduit et lui épargne désormais Patteinte sensible” »
Liimage de Scéve, au contrite, est elle-méme une « image parvenue
a son terme inquiet» : «issue du champ sensible oi s’exerce ce
passage, cette destructiony, elle «raméne & cette destruction, a ce
champ». Mais aprés étre passée «sur un autre palier », une fois «le
champ initial transformé, réfléchi par 'acte poétique™». Ainsi Sceve
témoigne-t-il, comme Plotin ou Bruno, d'une lecture plus subtile de
Platon, oi 'écart est «constaté, mais traversé», Le «contemplateur
s'assimile entigrement 3 l'objet entrevu» : «C'est ici que la poésie de
48. «Pots, diamant de la respcation,p. 131, Voit Platon, Phir, 246 o
49, Pari lesqucsPlton (République VI ct VU, Pre, Hind), Pls, John Burnet
Fria Heinemann, Wiliam Inge, ErileBrchier, Paul Henry, Maurice de Gandillac (Carnet
8 du 13 novembre 1954, Biblihéque liuraire Jacques Douce)
50, «Les Dizains conta, p. 194,
SI. Ibid. p. 203,
52. tid,Temps apparent 239.
Scéve se distingue du néoplatonisme courant’. La transparence
de ses images nous fait accéder & I's étage des contradictions», au
«plan» sur lequel «présence et absence cessent un instant d’écre
incompatibles». A la différence de l’éternité chantée par la poésie
élégiaque, Pétemnicé ouverte par cette transparence est «altérable-.
wl 'agit d'une image éternelle, mais une image éternelle du passage,
tune image de passage». André du Bouchet inverse & dessein la
formule du Timée, qui définissai «le eemps» comme «image mobile
de l'écernité»
Faucil alors opposer la pensée d’André du Bouchet avec celle
de Platon lui-méme, et non seulement avec le platonisme? Son
intention initiale coincide étroitement avec celle du philosophe :
faire face au mouvement universel, affronter les choses qui, selon
expression méme de Platon, «sollicitent intelligence » parce qu’elles
produisent «une perception contradictoire®’s, Ces contradictions
dérangent, suscitent une géne, une angoisse, dans la mesure oi elles
annoncent 'altération de tout ce qui est corporel. Platon ne cherche
pas & soulager cette géne. Il se demande seulement s'il est possible
identifier un plan sur lequel de telles contradictions sont supprimées,
Or ce plan existe pour la pensée, et la vie humaine acquiert, en se
haussant jusqu’a lui, un sens irréductible & celui d'une vie mortlle
La condition de cette élévation est de commencer par s'arracher au
rapport prétendumenc immédiat avec le sensible, pour trouver, &
travers les médiations qu’offte le sensible lui-méme, la dimension
qui ne s'y réduic pas.
Or ce mouvement de généralisation n'est pas étranger & celui
qu 'effectue André du Boucher lorsqu’l se décide& écrire «aussi loin
que possible™ » de lui-méme. Ce ne sont en effet ni la pudeur, ni
la discrétion, mais cest le désir de saisir les phénomenes dans leur
crudité qui conduit le poéte & cette résolution. La décision figure
dans les carnets dés 1949, & une époque ot ceux-ci comportent
encore quelques notations biographiques :
53. Ibid. p. 196
54 Ibid. p. 203
55. Platon, Timé, 37d, taduction de Luc Brisson, GF-Flammaion, 1999, p. 127.
56. Plton, Republic, VI, 523 bc traduction de Pere Pach, Gallimard Polio
1993, p. 372.
57. André du Boucher, Une lanpe dans la ir ride, Cares, 1949-1955, éition
de Clément Layer, Le Beuie du temps, 2011, p. 107.240 CuéMenr Laver
Lavenir sentrouvre, Clair. Ces notes deviendront bientde des notes de
voyage (abandonnant la fixation-etion du journal. Dépersonnalisation™).
La «dépersonnalisation» devient définitive & partir de 1952.
Comme les potmes, les annotations des carnets omettent alors le
contexte dans lequel les sensations ont été éprouvées, pour se foca-
liser uniquement sur des perceptions anonymes. Au détriment des
événements vécus, qui relevent pour lessentiel de ce qui est seule-
‘ment passé, seulement mort, le «voyage» devient exploration de
TVinterdépendance universelle de la vie et de la mort.
Mais ce plan d’universalité esl le méme que celui visé par Platon ?
Lorsqu’il chasse le poéte de la qui prétend
miter le éel en peignant immédiatement le sensible. Promectre du
plaisir en produisant une belle image du monde, cest faire passer
pour une fixité limage de ce qui n'est soi-méme qu’une image. En
fabriquant «fantomatiquement des fantémes, qui sont tout & fait
loignés de ce qui est vrai», le podte « spécialiste de Pimiration » fait
entrer «un mauvais régime politique dans l'ame individuelle de
chacun”», En chantant le sore des héros frappés par le destin, la
pogsie flatce surtout la part de nous-mémes qui «aspire & pleurer et
se lamenter®», Pour autant, tous les poétes ne sont pas chassés du
régime ideal. La cit aura besoin d’« hymnes aux dieux» et d’éloges
des hommes de bien" », Et Platon prévoit d’y accueillir’4 nouveau
toute la poésie, ds que celle-ci aura moncré son propre souci pour
la vérité et «présenté sa justification»,
Lorsqu’ll juge grossier 'exégéte « toujours dupe qui va l'image" »,
ct, surtout, lorsqu’il juge «haissable» I'« amateur de poésie qui est
en chacun de nous“ », André du Bouchet affirme la méme réserve.
Il serait pour autant dérisoire de le prétendre influencé par Platon,
Lun et l'autre percoivent seulement la méme vérité : le poate doit
craindre illusion de image poétique, la compensation imaginaire,
538. Ibid. p46
59, Placon, République, X, 605 b, traduction de Pree Pact, op. it p. 510.
60. fbid, 606, p. 512
(1. Ibid, 6072p. 513.
(92. Ibid, 607 4, p. S14
(63, «Podse ot rprésentaton dela posie» . 302.
(64, wlimage&semes, p87.Temps apparent 241
Ja weprésentation de la poésie». Maintenir vide «la place réservée
au potte"», Lutter contre la poésie, au nom de la poésie méme
Reste que la edialectique du dénuement » étudiée par André du
Bouchet n'est pas la « méthode dialectique » de Platon qui, «rejetant
les hypotheses, seve jusqu’au principe méme pour établit solide-
ment ses conclusions »,
Le défi que reléve André du Bouchet est précisément celui
que Platon avait déclaré impossible. Affroncer le mouvement sans
supposer une éternité préalable. Employer le langage en vérité sans
procéder par divisions concepeuelles. Montrer le caractére d'image
du sensible sans prendre appui sur 'étre. Er surtout, au-dela de ces
traits partagés par de nombreux podtes modernes, celui qui se dessine
en roure netteté dans la pensée d’André du Bouchet entre 1953
er 1957 = dite le sensible et le mouvement en explorant la généralité
non conceptuelle du langage.
Les mots d'un vrai poéme sont toujours évocateurs de sens et
d'expériences multiples, parce qu'ls sont employés dans leur plus
grande extension. Le fruit des recherches philosophiques d’André du
Boucher est d'avoir dégagé, i partir de cetve multiplicité de sens, une
loi d’alternance entre Pévidence et lopacité. Et le caractéve unique
dea poésie est d’avoir fai de cete loi d’alternance la matidre méme
de son poéme.
Sila généralité de la poésie n'est pas conceptuelle, alors son sens
n’appartient qu’aux potmes singuliers. Le chercher ailleurs revien-
draic ale manquer. Sile poéme atteint «une généralité, une évidence
universelle», il sagit d’«une généralité qui, en aucun cas, ne peut
sre génévalise, une généralité qui est communication du poéme et
de l'universel, mais qui ne peut pas étre détachée du potme qui la
porte. Crest le ciel propre au potme®», Cette «généralité» est la
dimension qui s'évanouit dés qu'un esprit précend saisir l'universel
65. «Pods rprésentaton dela posies,p. 298,
(66. Boris Pasternak, cité par Andeé du Bouchet,» Le second silence de Boris
Pastrnak,p. 118
67. « Candidacur au CNRS, $ mats 1986», p. 285,
66, Paton, République VI, $33 ed, eduction de Roberc Baccou, GF-Flammation
1966,
(69, « Connaisance critique et connaissance postigues p28.242 Cufmenr Laver
cen le séparant du singulier. Ce « ciel» est 'espace oi les choses sont
déja lies entre elles, mais ne sont pas encore connues,
Revenons, donc, au poéme.
En pleine tere, je sors des brindilles, de fenétres, comme une maison, dans
air qui bat les murs de cette demeure sans god.
Ce qui es tangible ex noir entre les deus fenétees, comme le mur oti fini
Tout Hambe, out recommence aurdela
On emméne des brindilles. Des chassis de fenécres alimentent
un feu, Est-ce un homme qui vide une maison, qui abandonne une
«demeure sans goiit»? Chaque image brouille ou annule autre.
‘Aucun tableau n'est arrécé dans lespric.
Er soudain, sans qu’aucune apparition ne soit stabilisée, tout
s'éclaire. Le poeme dit lui-méme la libération de ne plus réduire les
choses leur aspect connu, Chaque lecture non seulement offre, mais
sraduit Vexpérience de trouver un sens. L’expérience de surmonter,
sans lanier, la destination universelle de la mort.
Le sens du poeme : le sens de la vie, Le sens cherché, et trouvé.
Le sens trouvé, et perdu.
En quittant le niveau de la parole ordinaire, nous sommes entrés
au vdeuxigme étage , qui est le nécre. Affranchis de la vision initiale
du poéte, nous nous voyons nous-mémes. Le sentiment de liberté
qui nous gagne n'est pas une quiécude, mais le sentiment méme de
Vexistence.
Lesentiment d'une seconde identité, d'une identitérerouvée, oi la premire
rupture est devenue fusion, ~ mais une fusion qui conserve les caraccéristiques
dela cupture™,
Nous sommes sorts de la «demeure sans goat» de la pose, et
entrés dans un autre lieu.
70, Esauches autour dela vision», p. 178.Temps apparent 243
De simples «brindilles» ont construit une « maison». Ce que nous
voyons & travers ses « fenétres» est ce qui ne sauait jamais paraitre
immédiatement, La transparence méme. « Presque rien». Le temps.
A son tour la vue du prévene se nomme en effet:
‘Transparence un point idéal stué&égalitéentee Vavenir ete passé. Le point
‘it ils sont & égalité, oils séquilibrent ~ oi ils se départagent™
« Entre les deux fenétres celle qui donne sur le passé et celle qui
donne sur l'avenir, le présent n’est plus un «mur» : «Tout fambe,
cout recommence au-dela». La lumigre qui le traverse éclaire un
venir qui n'est pas encore visible.
71. Ibid, p. 175.