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Revue d’esthétique musicale

Direction : Annette Vande Gorne

www.musiques-recherches.be
sous la direction de
Francis DHOMONT

MUSIQUES ET RECHERCHES
3, Place de Ransbeck, B-1380 OHAIN
illustrations hors texte : Luc COECKELBERGHS
mise en page : Jacqueline GEZELS
Publié avec l'aide de la Communauté française de Belgique

© Editions Musiques et Recherches, 1991 - réédition numérique, 2008


SOMMAIRE
Editorial Francis DHOMONT 7
Espace de la musique et musique de l'espace Pierre LOUET 9

Topophonies ou L'Espace-Paysage
Acoustic space R.Murray SCHAFER 17
L'espace écologique Claude SCHRYER 23
La musique environnementale Robin MINARD 25
Sortir de la salle de concert Gabriel POULARD 30
Deux espaces sonores urbains Cécile LE PRADO 33
La composition de l'espace public sonore Charles de MESTRAL 35
Comme un trou de mémoire... Lucien BERTOLINA 39
Ecouter sous l'eau Michel REDOLFI 41
Michel Redolfi : Musique et profondeur Daniel CHARLES 45
Le projet de Vancouver Philippe MENARD 46
La musique : une histoire de cadres ! Nicolas FRIZE 48

L'espace rayonné
L's-pace vide de sens Bernard PARMEGIANI 52
March of time Pierre SCHAEFFER 53
L'espace radiophonique : le son en plus Catherine PORTEVIN 55
Une dramaturgie de la retransmission Michel CHION 58
Au commencement était l'oreille René FARABET 61

Espace de projection/projection dans l'espace


La polyphonie spatiale Patrick ASCIONE 68
Stéréo ou multipiste ? Jean-François MINJARD 75
Espace-support/Espace-Acousmatique Arsène SOUFFRIAU 76
La forme dans le paysage (II) Jacques LEJEUNE 79
Habiter l'espace acousmatique Jean Marc DUCHENNE 84
Un espace pour la réflexion Daniel TERUGGI 87
Un monde de simulacres Philippe JUBARD 89
SYSDIFF, un système de diffusion Daniel HABAULT 91
The well-tempered space sound instrument. A new musical instrument Léo KUPPER 95
L'espace, la chair, la pluie Justice OLSSON 101
L'espace des deux sons Christian ZANESI 105

Réfléchir l'espace
... Des illusions Alain SAVOURET 109
L'espace en soi Robert NORMANDEAU 113
Musique/Espace Pierre BOULEZ/Jean-Jacques NATTIEZ 117
Jeux d'espaces : Conjonctions et Disjonctions HoracioVAGGIONE 119
Spatial experience in electro-acoustic music Denis SMALLEY 123
Espace et structure Annette VANDE GORNE 127
Un espace mental à favoriser François GUERIN 129
Mi-lieu François BAYLE 133
Les espaces de l'extase Denis DUFOUR 138

Rêver l'espace ?
Quelques propositions pour étudier l'espace imaginaire
dans les musiques acousmatiques Jean-Christophe THOMAS 142

Annexe
Ont participé à ce numéro : 147
Table des illustrations 154
L’espace
est
l’ordre
des choses
coexistantes.
(Leibnitz)
EDITORIAL
Francis DHOMONT

«Rarement pris au “sérieux” par la musique Il était nécessaire, en effet, de prendre


traditionnelle, l’espace n’a jamais été une quelqu’élévation par rapport à l’espace en
dimension compositionnelle susceptible de question et d’en balayer l’étendue à partir
rivaliser avec les autres». (Stroppa) (1). d’un point d’observation situé en terrain
Voici, certes, une affirmation que nous ne neutre. Espace de la musique et musique
reprendrons pas à notre compte. Est-ce de l’espace dresse donc l’état des lieux,
parce que la musique qui nous occupe ici pose des questions fondamentales, avance
échappe à la tradition? Ou plutôt parce quelques suggestions.
qu’elle est déjà la tradition de demain ?
Affirmation qui ne semble pas davantage Suivent quatre grands dossiers :
rencontrer celle de Stockhausen— composi-
teur dont on ne saurait nier l’appartenance Topophonies (2) ou l’espace-paysage se
à la «tradition musicale» — qui répondait penche sur la présence du son dans les en-
lors d’une interview pour Le Nouvel Obser- droits qu’habite l’homme, sur ses dangers
vateur : «La spatialisation de la musique est et ses significations symboliques, analyse
aussi fondamentale au moment de l’écriture les problèmes de notre environnement so-
que la construction générale de l’œuvre, que nore, de ses nuisances, envisage certains
l’harmonie ou que le rythme». remèdes, ose des adéquations musicales
entre milieu et sonorité.
Quoi qu’il en soit, L’espace du son «persiste et
signe» : l’intérêt manifesté par nos lecteurs L’espace rayonné répond au souci exprimé
et par de nombreux compositeurs pour notre dans le précédent éditorial de rappeler que
première enquête «Son/Espace» nous incite, «l’espace radiophonique» fut celui, physique
en effet, à récidiver. (studios expérimentaux), des premières
Voici donc L’espace du son II, nouveau grandes œuvres électroacoustiques et qu’il
numéro thématique qui fait suite à la ré- demeure le lieu mental (simulations), de
flexion entreprise en 1988, l’élargit, suscite toutes les virtualités spatiales que favorise
le débat contradictoire et donne la parole à une écoute aveugle. Les articles sont signés
de nouveaux auteurs. Ceux-ci ont été plus par des réalisateurs fameux, des critiques
nombreux encore que la première fois à et des théoriciens de l’art radiophonique.
répondre gracieusement à notre proposi-
tion; qu’ils soient ici remerciés et qu’ils Avec Espace de projection/projection
considèrent ce numéro comme le leur. dans l’espace, nous offrons une tribune à
la controverse qui oppose aujourd’hui les
compositeurs partisans d’un enrichissement
C’est à un philosophe, Pierre Louet, et non de la projection spatiale par les techniques
à un compositeur, que nous avons demandé multipistes à ceux qui font confiance à la
d’introduire ce nouveau questionnement. souplesse et aux avantages pratiques de

L'Espace du son II
la stéréophonie. Dossier qui ne saurait Et, puisque nous en sommes à la terminolo-
être exhaustif mais qui tente, en alternant gie, le comité de rédaction de L’espace du son
les points de vue, d’évaluer les enjeux du pense qu’il serait plus clair et probablement
débat. fondateur que certains termes employés
Quelques «machines de l’espace», auxiliaires couramment le soient pour désigner le
obligées de toute diffusion, sont également même concept (ou chose) et avec la même
présentées. orthographe. Ainsi proposons-nous support
pour toute bande ou disquette magnétique,
Réfléchir l’espace, réplique symétrique de disque «noir» ou compact, etc., mais format
L’espace réfléchi qui ouvrait notre numéro pour le nombre de pistes choisi (stéréo,
un, tente une nouvelle fois de faire le point 4, 8, 16 pistes, etc.); électroacoustique
entre des positions compositionnelles qui ne pour l’art et électro-acoustique pour la
s’inspirent pas toutes des mêmes stratégies technique; bipiste, multipiste en un seul
mais qui toutes témoignent de l’irruption mot et s’accordant au pluriel s’il y a lieu
de l’espace comme dimension à part entière : technique(s) multipiste(s). Peut-être ne
de la musique du XXIème siècle. faudrait -il pas non plus utiliser les termes
piste, canal, voie (voix ?) de façon indif-
Enfin, avec Rêver l’espace ? le poète fait férenciée.
écho, dans la foulée bachelardienne, aux Sur toutes ces questions, il nous se-
propos du philosophe, ancien élève de Bache- rait précieux de connaître l’avis de nos
lard; Jean-Christophe Thomas se livre à une lecteurs.
rêverie spatiale en questionnant l’espace
imaginaire des musiques acousmatiques.
Enfin, au risque de me répéter, j’aimerais
En Annexe on trouvera quelques éléments rappeler le dévouement et l’efficacité de Jac-
biographiques sur les auteurs qui ont par- queline Gezels qui a conçu la mise en page
ticipé à ce numéro. de ce nouveau numéro et le courage — ne
devrait-on pas dire la témérité ? — d’Annette
Vande Gorne qui l’a commandité.
Avant de clore cet éditorial, quelques re- Mais c’est le genre de risque qu’il est agré-
marques s’imposent. able de prendre.
Sans en tirer de conclusion, nous constatons
que la notion d’espace interne/espace externe
(1) STROPPA, M., «Un orchestre synthétique: Remarques sur une
développée par Michel Chion (3) est com- notation personnelle», Le timbre, métaphore pour la composition,
mune à plusieurs auteurs bien qu’exprimée Paris, I.R.C.A.M. Christian bourgois,1991, p. 493.
en termes différents. Ainsi Christian Calon (2) Topos : «lieu» et Phônê : «voix, son». Ce néologisle que nous
avions forgé en 1988 figure déjà dans un écrit de Pierre Mariétan
fait allusion à l’espace virtuel qu’il oppose MARIETAN P., Musique Paysage, Paris, Pro Helvetia/GERM Ed.,
à l’espace réalisé (4), Horacio Vaggione, 1979, p.67. Dont acte. Une heureuse rencontre (NDLR)
reprenant la terminologie de Chion, parle (3) CHION, M., «Les deux espaces de la musique concrète»,
L’espace du son , N°1, 1988, pp. 31–33.
d’espace interne-composé (ou virtuel, lui (4) CALON, C., «Occuper le temps» ibid, p.49.
aussi) (5), Denis Smalley de composed space (5) VAGGIONE, H., «Jeux d’espace : Conjonctions et Disjon-
et surimposed space (6), sans oublier Pierre ctions», L’espace du son, N°2 (voir ci-dessous)
(6) SMALLEY, D., «Spatial experience in electro-acoustic music»,
Schaeffer qui, en 1952 déjà, établissait le ibid. (voir ci-dessous)
distingo avec ces définitions : spatialisation (7) SCHAEFFER, P.,A la recherche d’une musique concrète ,
statique et spatialisation cinématique.(7) Paris, Ed. du Seuil, 1952, p. 206.

8 L'Espace du son II
ESPACE DE LA MUSIQUE
ET MUSIQUE DE L’ESPACE
Pierre LOUET

Qu’il soit bien compris que j’interviens comme le naïf, paysan du Danube bleu
avec ses gros sabots. Amateur à peine éclairé, je ne puis me prévaloir d’aucun
titre à paraître ici, à moins que l’amitié précieuse de Francis Dhomont, dont
j’ai suivi le travail, ne serve de caution suffisante. J’en appelle donc à l’extrême
indulgence des autorités compétentes.
Dans ce qui suit, des questions seront posées, des réflexions seront risquées,
les unes et les autres pouvant être jugées impertinentes ou non pertinentes,
ce qu’elles ne sauraient être à la fois...
Je sais ce qu’il y a de regrettablement abstrait et comme de vulgairement
emphatique à parler de «la» musique. Je ne vois pas comment contourner
l’écueil, ni comment esquiver le reproche.
Je négligerai la distinction, aujourd’hui un peu convenue, entre le bruit et le
son : elle ne peut plus valoir pour des recherches et des créations dont c’est
la nature même que de la récuser et d’assurer ainsi la promotion esthétique
du bruit à la dignité du son.

L’ESPACE n’est pas essentiellement ce


que l’on croit communément
la divisibilité indéfinie de leurs parties. Etre dans
l’espace, c’est se tenir à distance. Mais la distance
qu’il est. Il se présente comme l’englobant de toute est aussi ce qui unit puisqu’il n’est aucun point
réalité manifestée. Rien ne peut paraître qui n’y qui ne puisse être lié à l’un quelconque de tous les
soit compris et situé. Qu’on écarte un instant la autres par la droite qui les joint. Dans sa nudité
référence à la vacuité infinie dont l’inanité vertigi- géométrique, l’espace apparaît enfin comme la figure
neuse manquerait à concevoir l’essentiel : à savoir abstraite de l’unité de ce monde.
que l’espace n’est pas simplement ce en quoi les
êtres se trouvent - au double sens de la situation et Jamais l’espace ne se montre ainsi : il peut seulement
de la rencontre- mais aussi ce de quoi ils sont faits, être conçu ainsi. Aucun des champs sensoriels ne
autant qu’ils assument la condition corporelle. le donne à percevoir en son essence ambiguë; c’est
L’espace est, à la fois, une structure ontologique et seulement à leur articulation qu’il se laisse entre-
une puissance universelle de connexion. voir et concevoir.

Considéré «en soi», l’espace est d’ordre élémentaire- Il est singulier que l’immensité vague nous soit si
-comme l’eau, la terre et le feu. Mais élément para- familière. La transparence de l’espace fait mystère
doxal qui a la passivité des puissances matricielles: en ce que l’élément de la matérialité affecte l’idéalité
les mouvements qui le traversent passent sur lui d’une vue de l’esprit. Une idéalité dont la rigueur
sans y laisser aucune ride. Il est la Mère et non le opératoire permet de tisser ce réseau de «rapports
Père dit Platon dans le Timée, (1) «réceptacle» et sans support» où toutes choses se laissent circonvenir
«nourrice», océan primordial et indifférencié par et capter. L’espace purifié et intériorisé, mentalisé
quoi tout ce qui existe ou arrive «a lieu», reçoit fig- plutôt, investit la vie de l’esprit, sinon tout entière,
ure et consistance, sans que lui-même ait figure ou au moins la part de cette vie qui est affectée à la
consistance; materia prima de ce monde. négociation des rapports conceptuels et pratiques
avec le réel.
En un sens, l’espace n’existe pas : il est condition
de l’existence, condition de possibilité universelle Espace «réel» -celui où j’occupe un lieu que remplit
à quoi toutes choses sont soumises comme elles le mon corps et où je puis me mouvoir- et espace mental
sont à son frère jumeau -faux jumeau- : le temps. -celui où je me donne à voir les figures que je conçois-
L’existence qu’il gouverne est assignée à résidence sont pratiquement indiscernables : ils coïncident
dans l’extériorité, c’est-à-dire dans l’exclusion récip- dans la lecture et l’affrontement du monde, c’est-à-
roque de ses contenus : ils ne coexistent que s’ils se dire dans ce que nous appelons l’expérience.
séparent; existence «partes extra partes» de corps
qui ne peuvent être qu’en se dispersant, séparés les L’investissement de l’esprit par l’espace -et réci-
uns des autres, et séparés d’eux-mêmes en raison de proquement- s’effectue principalement sous les

L'Espace du son II 9
espèces du visible. L’atlas visuel est le seul à pro- d’où s’arrachent et s’isolent ceux que, pour diverses
poser du monde une perception à la fois globale et raisons, je cherche à localiser; en regardant de leur
différenciée, nous découvrant l’étendue en toutes côté plus qu’en leur prêtant l’oreille.
ses dimensions et dans sa démesure. L’idée même
d’univers est certainement d’origine visuelle. Avec L’appréciation des mérites comparés de la vue et
une surprenante économie de moyens, la vue fait de l’ouïe est un peu artificielle : un objet est simul-
paraître le monde et nous en retire : elle épouse les tanément et indivisiblement un «quelque chose» que
formes, dessine les contours, creuse la profondeur là l’on voit, que l’on touche, que l’on entend et que l’on
même où elle n’est pas, distingue les plans, accuse flaire. Sa réalité ne se laisse pas disloquer entre
les reliefs, suit les mouvements... Elle confisque si divers registres. La sonorité ne vient pas ajouter
bien la pensée que finalement, se représenter c’est un supplément d’âme à ce que nous croyons être la
voir ou chercher à voir: toute «vision du monde» lui réalité «objective», c’est-à-dire l’inaudible matéria-
est comme adossée. lité des qualités premières : la sonorité des choses
leur est inhérente et en reflète la structure intime;
L’ouïe est le sens toujours ouvert, et, à ce titre, il est en quoi elle est aussi une manifestation de leur être
aussi le sens de la nuit. Le regard est frontal, l’écoute -Une page de publicité : le timbre raffiné de la coupe
est latérale, attestant la destination de l’oreille à de cristal où l’on verse le champagne «consonne»
nous informer de ce qui, dans les régions du monde avec sa fragilité comme avec la silhouette, la parure,
actuellement soustraites à notre investigation, est le maintien et la séduction de la femme élégante qui
susceptible de nous concerner ou simplement de en reçoit l’offrande- «Il faisait plus noir puisqu’on
nous intéresser. Mais sans le représenter. n’entendait rien» écrit le Jules Romains des Copains.
Le bruit est indiscret : il prend possession de moi, Le cinéma muet offre l’exemple d’un monde mutilé
malgré moi, et me force à l’accueillir comme un et comme aplati parce qu’il est sans voix.
visiteur importun. Souvent indésirable, il est par- Non, les bruits, les sons et les voix ne «représentent»
fois inquiétant : il n’est que d’évoquer l’immobilité pas. Et cependant, où il n’y a rien à voir le son
suspendue à laquelle l’écoute nous contraint pour dispose d’un indiscutable pouvoir de spatialisation.
entrevoir comment le bruit nous met sur le chemin Ainsi dans l’écoute radiophonique. Aux temps
de l’anxiété. Avec cette rumeur du corps tout à coup archaïques du bruitage, l’auditeur se laissait
amplifiée. De toutes les variétés de l’attention, prendre au leurre acoustique. On en tirerait de
l’écoute est sans doute la plus tendue. La charge quoi invalider la présence sonore. Mais la duplicité
émotionnelle y compense maladroitement et im- du bruitage souligne l’exigence de sens immanente
prudemment le déficit d’information. Sens affectif au son et la puissance de suggestion d’une écoute
et non représentatif, l’ouïe a pour fonction première qui cherche à capter le monde. La mise en ondes
d’alerter ou d’avertir. déploie, à son gré, des paysages quelconques que
l’auditeur met en scène... En quoi la mise en scène
L’ouïe est tressée à la voix. Le son commence avec ne «double» pas la mise en ondes : c’est le son lui-
la voix et la voix est au commencement. En sorte même qui plante le décor. A lui seul, il restitue
que la musique aussi est au commencement, s’il la présence multipliée de cet espace total qui est
n’y a pas de musique sans l’invention et l’usage de l’espace de la vie et où il n’y a rien à entendre s’il
la voix. La voix potentialise le son qu’elle ouvre à n’y a rien à voir et à percevoir autrement.
des registres expressifs où l’affection se noue à la Il est un lieu dans les profondeurs de notre être
signification. L’ouïe est ainsi le «sens» de l’humain sentant où, effectivement, «les parfums, les couleurs
pour qui la nature elle-même prend une voix dont et les sons se répondent», où les différents sens
la tessiture s’étend des «voix intérieures» à cette échangent leurs messages et leurs voix.
«auguste Voix... qui n’est la voix de personne tant Merleau-Ponty rapporte des expériences curieuses,
que des ondes et des bois». (2) effectuées par des sujets sous mescaline : ce genre
Dans la relation à l’espace, l’ouïe paraît mal d’intoxication favorise les synesthésies. Un son de
partagée : les indications les moins incertaines se flûte donne une couleur bleu vert, les battements
rapportent à la direction. L’évaluation des distances, d’un métronome se traduisent «dans l’obscurité
vaguement mesurée à l’intensité, demeure passable- par des taches grises, les intervalles spatiaux de
ment aléatoire : elle est suspendue à la possibilité la vision correspondant aux intervalles temporels
inégale d’un repérage et d’une identification préala- des sons, la grandeur de la tache grise à l’intensité
ble, par le recours à d’autres données avec lesquelles du son, sa hauteur dans l’espace à la hauteur du
interfère l’impression de familiarité. «Relief», «pro- son». (3) En frappant un morceau de fer sur l’appui
fondeur», «volume» ne prennent sens que d’être d’une fenêtre, les arbres deviennent plus verts... La
lestées de significations étrangères à l’ouïe. hauteur d’un son serait donc un peu plus qu’une
Pourtant, la donnée auditive nous tire au dehors métaphore ? Le son pourrait donc «émettre» une
et fait entendre l’appel d’une extériorité qu’elle prétention légitime à la possession de l’espace,
atteste à sa façon. En outre, l’ouïe nous ouvre un le monopole de la vision ressemblant alors à une
champ de résonance qui paraît jouir de l’ampleur usurpation ? Il ne faudrait pas forcer le trait : un
différenciée qui appartient à la vision : les bruits du son est l’analogue d’une couleur, il ne lui est pas
monde me parviennent ensemble et se distinguent identique et l’analogie ne conclut rien quant à la
plus ou moins nettement dans la rumeur confuse spatialité propre du son.

10 L'Espace du son II
L’ART suspend la visée du monde naturel.
Les arts se partagent les territoires
d’un instrument qui ne saurait s’encanailler, ni
simplement se commettre, avec le jazz ? Un violet
d’un empire démembré; chacune des rubriques sen- pâle, un mauve un peu soutenu, un vermeil peut-
sorielles y est explorée pour elle-même : libéré des être ? Mais la clarinette ? Il y faudrait une pointe
servitudes empiriques, le son est mis en demeure de rouge, quelque chose d’un peu plus éclatant où le
de déployer ses ressources expressives, sans autre jaune paille ferait aussi bien l’affaire. Les trompettes
fin que cette expression même. Je négligerai ici la vibrent dans l’écarlate; soit ! Mais le cor, le basson,
musique pure, celle qui n’a pas d’autre objet que de l’éventail des cordes, les percussions ? On s’y perd-
parcourir la «gamme» des combinaisons possibles et rait bientôt. Au reste, si les couleurs et les timbres
d’en tirer un plaisir désincarné, quasi intellectuel : se correspondent, c’est qu’ils se «fondent» dans
un plaisir kantien. Dont L’art de la fugue offre l’impression abyssale d’où affleure une certaine
l’impérissable modèle. tonalité émotionnelle. Convenons que les timbres
«La musique doit exprimer l’intériorité comme consonnent avec nous-mêmes plutôt qu’avec les
telle.» (Hegel) Elle sera d’autant plus expressive choses et que si la couleur entre dans la musique,
qu’elle sera moins extensive, c’est-à-dire plus com- elle y sert à «peindre» nos états d’âme. Les timbres
plètement affranchie de la référence spatiale. Le engendrent et diffusent une ambiance affective à
domaine propre à la musique, selon Hegel notam- laquelle ils s’ajustent si étroitement qu’une néces-
ment, se développe dans la sphère du sentiment et sité rigoureuse en gouverne le choix.
elle est destinée à faire «vivre» et non à représenter.
En quoi il n’y a rien d’étonnant si l’on tient compte La musique «doit exprimer un contenu de telle sorte
des implications affectives du son. qu’il soit vivant dans l’âme». (5) En retour l’âme se
nourrit de la musique. Platon proscrivait l’usage des
La musique est bergsonienne et le bergsonisme est modes lydiens et ioniens, (6) propices à la mollesse,
une philosophie d’inspiration musicale. Nul autre à la douceur affaiblissante et à la complaisance en
que Bergson (4) n’a plus radicalement -sinon rigou- soi-même. Nous avons l’âme de notre musique et nos
reusement- isolé la durée comme qualité pure, de enfants ont aujourd’hui une âme de rockers...
l’espace comme quantité pure. La mobilité fluide et
diverse de la vie intérieure, jamais recommencée, Comment parler d’un «espace musical» sinon par
désavoue et même renie la stabilité des solides métaphore ? Certes, la musique doit «avoir lieu» au
que l’espace assujettit et qu’une affinité essentielle sein de l’espace réel. Le studio ou la salle de concert
unit à l’intelligence, cette part de nous-mêmes que sont des lieux musicaux : ils circonscrivent un espace
gouvernent des intérêts exclusivement pratiques. aménagé mais découpé dans le monde, bruissant du
La dualité de la durée et de la spatialité traduit raclement des gorges indiscrètes, où la physiologie
abstraitement la dualité du moi profond et du moi tourne à l’indécence. L’espace de diffusion sert de
superficiel,et, finalement, la dualité de l’esprit et support à la possibilité musicale mais c’est un espace
de la matière. Le moi superficiel étale et divise dont il faut s’abstraire, qu’il faut neutraliser et comme
l’intériorité dans «l’espace» des mots qu’une secrète absoudre. On ferme les yeux que la distraction guette
collusion asservit aux choses. Le moi profond con- et qu’une curiosité bête attache au soulier du premier
stitue une nébuleuse mouvante dont les éléments, violon... L’espace musical s’ouvre dans le silence et
jamais isolables ni vraiment discernables, se pé- la nuit d’une invisible nativité.
nètrent et se fondent, chacun d’eux contribuant L’espace réel est la condition, non l’élément de
à la tonalité de l’ensemble. Il n’y a pas, ici, un l’existence musicale : la musique vient s’y concevoir
sentiment, là une idée, ailleurs une sensation : comme le Christ en Marie. Et nous aussi nous pour-
existence «partes intra partes», la vie spirituelle rions demander : comment cela se fera-t-il ?
se présente comme une multiplicité de fusion que La vérité est que nous n’en savons rien. La musique
tout distingue de la multiplicité de juxtaposition se réduit physiquement en un système de vibrations
qui est celle des choses dans l’espace. Seule la entretenues, localisables et mesurables au sein de
puissance de suggestion musicale parviendrait à l’étendue. Comment donc s’effectue la transforma-
restituer l’allure proprement symphonique, les ac- tion de l’extension en expression ? Nul n’en sait
cents, les timbres et les variations imprévisibles de rien. La physique est muette sur ce point, elle qui
cette inexprimable intimité; où passe évidemment est déjà sourde... Aucun autre mystère en cela -
un écho «debussyste». Le dernier des philosophes mais mystère quand même - que celui par lequel le
musiciens de notre temps -Jankélévitch- était lui- paysage que je vois de mes yeux, étalé dans le vis-
même d’ascendance bergsonienne. ible, se livre aussi comme un champ sonore. D’une
façon générale, la transition de l’ordre physique de
Le timbre est à la musique ce que la couleur est l’étendue à l’ordre psychologique de la sensation est
à la peinture. On rêverait d’une table de corre- incompréhensible.
spondance de l’un à l’autre. Elle ne mènerait pas L’espace réel «hante» la musique et la manière dont
loin. La variété des timbres déborde infiniment la elle en émane participe des évocations, dans l’acception
palette des couleurs et leurs mélanges possibles; magique du terme. L’espace est ce médium dont la
la musique dispose d’une richesse expressive sans docilité passive permet à des entités venues d’un autre
équivalent... Essayons tout de même. Va pour le monde, qui peuplent l’espace sans être de l’espace,
vert de la flûte. Mais le hautbois ? Comment trans- de se manifester à nos sens.
poser visuellement la distinction sereine et suave Même lorsqu’il s’agit d’évoquer, au sens familier

L'Espace du son II 11
du mot, la musique ne donne rien à représenter. quée, la conquête de l’espace peut être comprise
Elle nous fait rêver les paysages, rêver la mer, la comme l’ouverture d’un espace analogique. Le mot
montagne ou la steppe, selon une modalité expres- «analogique» est pris dans le sens exact où il désigne
sive qui dispense du recours médiocre à l’imagerie l’identité des relations qui s’établissent entre des
visuelle - ou bien est-ce le paysage qui se rêve ainsi termes qui appartiennent à des ordres de réalité
en nous? La musique est de l’ordre du rêve : elle en différents. Chez Platon, le soleil est à la région vis-
a la plasticité et le pouvoir de transférer analogique- ible ce que l’Idée du bien est à la région intelligible
ment les significations d’un registre à l’autre; comme (7) ; ou encore, chez le même auteur, la justice est à
le rêve, elle traduit et symbolise nos émois. l’âme ce que la médecine est au corps (8). Des termes
analogues ne se ressemblent pas. Alain : «Un cheval
L’écoute musicale implique un détachement à l’égard de bronze ressemble à un cheval, et est analogue à un
du réel, une autre attitude selon une autre modalité homme de bronze». Définir un espace musical comme
intentionnelle : on y adopte une disposition d’attente analogique, revient à dire que les sons permettent
et d’accueil qui s’ouvre à ce fond de silence où les de signifier, dans leur domaine propre et avec leurs
sons vont se découper; et qu’ils «remplissent». Mais ressources propres, ce qui, dans l’ordre du visible
c’est le temps plutôt que l’espace que l’attente et se présente à nous sous les traits de l’espace à trois
l’offrande musicales ouvrent «devant» nous, ou, plus dimensions, mais sans lui ressembler. On peut bien
exactement «en» nous. dire, par exemple, que l’émission stéréophonique
Spirituelle par vocation, la musique est temporelle produit un phénomène analogue à celui de la fusion
par essence. Aucun autre art ne laisse mieux pres- binoculaire des images visuelles. Ce n’est pas un
sentir, ni n’approche davantage, le mystère de ces relief mais l’analogue d’un relief.
échanges entre l’âme et le monde, par lesquels il se
fait que la matérialité se dissipe en spiritualité. L’idée d’un espace analogique s’articule dans mon
esprit au souvenir précis d’une pièce entendue
naguère, dans un local à l’acoustique pourtant
LES CHOSES se passent autrement
dans la musique, médiocre, où il m’avait soudainement paru que les
naguère concrète, aujourd’hui électroacoustique. A structures sonores prenaient la place des choses
la différence de la musique instrumentale où le son et disposaient alors de la propriété remarquable
est l’unité simple et originaire sur laquelle s’édifie d'inverser la relation habituelle qui subordonne
l’organisme musical, dans la musique nouvelle, le l'écoute à la possibilité d’une reconnaissance vi-
son constitue le matériau sur lequel on travaille, suelle. Il se passait un phénomène curieux: les
que l’on désintègre, que l’on fragmente et que questions relatives à la source, la signification,
l’on contraint de livrer des possibilités jusqu’alors la nature même des contenus sensoriels -D’où ça
inexploitées. Le compositeur s’y fait collectionneur, vient? Où ça se trouve ? Qu’est ce que c’est ?- se
bricoleur, ferronnier et sculpteur de sons. Délivré des ramassaient en une intentionnalité vide qui venait
contraintes de la mesure, du rythme, de l’harmonie, buter sur le son comme sur une réalité suffisante
de la consonance comme de la dissonance, l’artisan à soi et suffisante à faire un monde. Ce genre de
du son peut en obtenir des effets proprement in- musique tire sa fascination de son ambivalence
ouïs. A quoi contribuent les ressources ambiguës même : elle exerce une sollicitation qu’elle déçoit
de l’appareil technique sans lequel cette musique et comble dans le même moment. A mes yeux,
est impraticable. Le mouvement qui la porte vers c’est ainsi que se propose le statut particulier de
la conquête de l’espace est lié à son essence même la musique enfin acousmatique.
et comme inscrit dans son projet : s’il est vrai que S’il faut se risquer à dire quelle est la finalité propre-
la musique concrète s’est affirmée, et se tient en- ment esthétique de cette musique, on oserait avancer
core, en marge de l’autre musique, comment rêver ceci : l’intention figurative récusée, la vocation de
détournement plus radical que ce mouvement vers l'espace analogique est d'ordre essentiellement
l’extériorité comme telle ? symbolique. Il lui appartient de déployer la sym-
Reste à dire de quelle façon l’espace peut être investi bolique de l’espace existentiel, sans jamais donner
par cette musique et comment elle en ouvre l’accès, à voir, ni jamais représenter. On entrevoit ainsi le
selon une intentionnalité étrangère à toutes nos clavier, indéfiniment multiplié, des possibilités de
habitudes perceptives et esthétiques. «jeu» promises à la création : le clos et l’ouvert, le
On laissera évidemment de côté la tentation pure- lointain et le proche, la plénitude et la vacuité, le
ment figurative qui n’introduirait aucun contenu confinement ou l’immensité... A quoi feraient écho les
nouveau, inscrivant plutôt la musique électroacous- modulations innombrables qui, dans le registre des
tique dans l’ordre mineur de la simulation parodique. sentiments, «s’étendent» de l’angoisse moralement
Le simulacre , ce son orphelin coupé de sa source et asphyxiée à l’exultation la plus expansive.
privé de son ascendance naturelle, n’est manifeste- S’il faut chercher à spécifier plus précisément la
ment pas voué à l’imitation mais à l’initiation, en nature de cette musique, on se demandera où réside
vertu de sa puissance inaugurale : quelque chose sa nouveauté. Après tout, je n’ai jamais pu entendre
d’autre doit avec lui commencer. les premières mesures de la Neuvième sans avoir
Si, comme il paraît aller de soi, la possibilité l’impression d’assister à la naissance du monde.
de représentation, relation à un au-delà de la La nouveauté acousmatique tient assurément aux
présence sonore, doit être soigneusement éradi- potentialités de son matériau et aux manipulations

12 L'Espace du son II
qu’autorisent les appareils dont elle ne saurait se Ainsi comprise, la musique électroacoustique prend
passer, ni dans la genèse, ni dans l’exécution. En le risque d’être si largement tributaire des équipe-
quoi le risque d’une dérive figurative n’est jamais ments qui assurent l’amplification, la diffusion et la
tout à fait exclu : à cet égard, les effets de résonance, distribution des sons qu’on redouterait finalement
échos et réverbérations, fissurations, écroulements, que l’espace musical ne soit sournoisement subverti
éboulements etc, affecteraient parfois l’allure par l’espace réel, au point de s'y confondre.
du procédé relaps par lequel on retournerait au Par bonheur, l’édifice acousmatique ne saurait
réalisme de la suggestion. Le passage difficile du prétendre à la stabilité des choses : construit sur le
versant figuratif au versant analogique constitue vent, il se défait constamment et s’oblige à chercher
l’enjeu même de la musique acousmatique et mesure dans le mouvement -c’est-à-dire dans la reproduction
la témérité de son pari. Surmonter cette difficulté indéfinie de soi-même- la compensation fallacieuse
n’est pas mon affaire : c’est celle des créateurs. de sa propre évanescence. Le son ne se laisse ni
focaliser, ni canaliser : il envahit l’espace et n’a pas
On peut encore aller plus «loin» : le développe- la docilité de la lumière dont la diffusion n’est pas
ment et l’organisation d’un espace homologique. tout à fait exclusive d’une certaine capacité à simuler
J’entends par là un espace équivalent aux «autres» l’immobile. Il n’existe pas d’écran capable de fixer
espaces et spécialement à l’espace visible. Cet espace l’image sonore qui demeure toujours virtuelle...
s’ordonnerait selon les mêmes axes, permettrait les
mêmes opérations et l’on y réaliserait les mêmes Je ne sais quelles peuvent être les ressources es-
structures que celles qui s’effectuent ou s’observent thétiques de cette approche équivoque : l’espace
dans le visible. A ceci près que cette géométrie acous- homologique est la limite vers laquelle tend
tique disposerait ses plans et construirait ses figures l’exploitation du son à des fins descriptives. La
au moyen de points et de droites sonores. Un relief puissance expressive me paraît hésiter ici entre le
sonore y serait un relief dans le même sens et avec formalisme rhétorique de la virtuosité et le réalisme
les mêmes caractères que le relief des choses que imprudent de la projection perceptive. L’essentiel
l’on voit. S’il n’en est pas ainsi, on ne conçoit pas réside dans la signification; de ce point de vue, la
qu’un autre espace musical soit possible que l’espace «perspective» d’un espace homologique me semble
analogique. S’il en est ainsi, on entrevoit l’éventualité restreindre le champ des possibilités symboliques.
d’une architecture musicale, le mot «architecture»
n’étant plus entendu métaphoriquement ni analogi- Mais enfin, qu’est-ce donc qu’un espace musical ?
quement. Sur quoi je n’ai pas grand-chose à dire :
j’ai surtout besoin d’écouter davantage... On sait que les Anciens croyaient que le cosmos
Sous réserve d’une distribution convenable, les dis- s’ordonne selon les rapports harmoniques dont la
positifs techniques rendent possible l’édification de musique nous livrerait la clé. En un temps où le
«volumes» sonores quelconques capables d’évoluer solide se résout en vibrations, où la physique ne décrit
comme on voudra. On imagine sans trop de peine plus que des systèmes d’événements, la musique
le déroulement de volutes, arabesques, spires et électroacoustique pourrait assumer une vocation
ondes acoustiques, décrivant les figures et les solides cosmologique renouvelée. La croyance thibétaine (9)
d’une stéréogonie musicale. La notion d’un «espace que chaque atome chante perpétuellement sa pro-
de projection», avec les connotations cinétiques et pre chanson, que le son crée, à chaque instant, des
spéculaires qu’elle comporte me paraît significa- formes grossières ou subtiles, qu’il existe des sons
tive et traduit adéquatement le projet d’un espace créateurs qui assemblent comme d’autres désagrè-
homologique. gent et désintègrent, laisserait entrevoir la finalité
Je schématise et je caricature : dans un espace ho- ultime d’une musique à laquelle il reviendrait de
mologique, le son qui était ici, est maintenant là. nous mettre à l’écoute du monde et de faire vibrer
Comme le furet de la chanson, il est passé par ici, l’âme des choses; et non plus la nôtre...
il repassera par là, au terme d’un mouvement qu’il
décrit c’est-à-dire produit devant nous. Il en serait Bonnieux - septembre 1990
du son comme d’une étoile filante dont les positions
successives fusionnent pour dessiner une trajec-
toire ? On pourrait donc «suivre» une ligne de son ?
Ce qui n’est possible autrement qu’à en ressaisir et NOTES
à en reproduire mentalement le tracé. «Suivre» ? (1) PLATON, Timée -50 d
Mais comment ? Avec les yeux de l’esprit ? Le visible (2) VALÉRY Paul, la Pythie in Charmes
serait ainsi restauré en cette souveraineté dont on (3) MERLEAU-PONTY Maurice, Phénomènologie de la percep-
cherchait peut-être à le déposer. D’autre part, si le tion , pp. 263-264
son peut occuper une position, on doit aussi pouvoir (4) Cf. BERGSON, Essai sur les données immédiates de la con-
le localiser. Dans quel espace, sinon l’espace réel ? science, Evolution créatrice
(5) HEGEL, Esthétique
Celui de l’auditorium qui est le seul à satisfaire
(6) Cf. PLATON, République III , p.398
pleinement aux conditions de l’extériorité. (7) Cf. PLATON, République VI et VII
En résumé : le déploiement d’un espace homologique (8) Cf. PLATON, Gorgias, pp. 464-465
aurait pour effet pervers d’intégrer le visible et de (9) Cf. DAVID-NEEL Alexandra,Au pays des brigands gentils-
le rabattre sur l’espace réel. hommes, pp.252-253

L'Espace du son II 13
14 L'Espace du son II
TOPOPHONIES
ou
L'ESPACE-PAYSAGE

L'Espace du son II 15
Une salle d’exposition
est
un espace
d’où partent mille routes,
où on laisse derrière soi la porte
qui donne accès au monde réel
pour
ne s’occuper plus que de
l’exploration.

De la même manière,
un morceau de musique descriptif
perce les murs de la salle de concert de trouées
donnant sur la campagne.
Ces fenêtres métaphoriques
brisent
le carcan de la ville
et nous emmènent au-delà,
vers le paysage
libre.

R. Murray SCHAFER, Le paysage sonore , p. 152

16 L'Espace du son II
ACOUSTIC SPACE
R. MURRAY SCHAFER

As far as I know, the first scholars to use the term Anyone who has tried to hone a new concept for de-
«acoustic space» were Marshall McLuhan and Ed- livery to the public knows how essential it is to find
mund Carpenter in their magazine Explorations, the right tag words to describe it.(4) Acoustic space
which appeared between 1953 and 1959. There, is too awkward a term to have conferred fame on its
McLuhan wrote: inventor. Perhaps one reason is its hybridity, mark-
ing it as transitional, caught between two cultures.
«Until writing was invented, we lived in acoustic The fixity of the noun «space» needs something more
space, where the Eskimo now lives: boundless, than the application of such a restless and vaguely
directionless, horizonless, the dark of the mind, understood modifier as «acoustic» to suggest the
the world of emotion, primordial intuition, terror. transition from visual into aural culture as McLuhan
Speech is a social chart of this dark bog. perceived it. Nor is it easy to subject aural culture to
Speech structures the abyss of mental and the same systematic analysis that has characterized
acoustic space, shrouding the voice; it is a cosmic, visual thinking. The world of sound is primarily one
invisible architecture of the human dark. Speak of sensation rather than reflection. It is a world of
that I may see you. activities rather than artifacts, and whenever one
Writing turned the spotlight on the high, dim writes about sound or tries to graph it, he departs
Sierras of speech; writing was the visualization from its essential reality, often in absurd ways.
of acoustic space. It lit up the dark. »(1) I recall once attending a conference of acoustical
engineers where for several days I saw slides and
This statement permeates all McLuhan’s writ- heard papers on various aspects of aircraft noise
ings from the The Gutenberg Galaxy onwards. For without ever once hearing the sonic boom which was
McLuhan, the electric world was aural; it moved us the object of the conference. This lack of contact is
back into the acoustic space of preliterate culture. characteristic of much of the research on sound still,
Carpenter developed the theme in Eskimo Realities, and one aim of this essay is to show the extent to
where “auditory space” is employed as an inter- which considerations with space, the static element
changeable term : in the title of this essay, have affected the active
element, sound.
«Auditory space has no favoured focus. It’s a
sphere without fixed boundaries, space made by When one first tries to conceptualize what acous-
the thing itself, not space containing the thing. tic space might consist of, the geometrical figure
It is not pictorial space, boxed-in, but dynamic, that most easily comes to mind is the sphere, as
always in flux, creating its own dimensions mo- Carpenter evoked it above. One would then argue
ment by moment. It has no fixed boundaries; it that a sound propagated with equal intensity in all
is indifferent to background. The eye focuses, directions simultaneously would more or less fill
pinpoints, abstracts, locating each object in a volume of this description, weakening towards
physical space, against a background; the ear, the perimeter until it disappeared altogether at a
however, favours sound from any direction .... point that might be called the acoustic horizon. It
I know of no example of an Eskimo describing is clear at once how many spatial metaphors we
space primarily in visual terms.» (2) must use to fulfill this notion. In every sense it is a
hypothetical model. In reality what happens is that
sound, being more mysterious than scientists would
like to believe, inhabits space rather erratically and
Despite McLuhan and Carpenter’s infatuation with enigmatically. First of all, most sounds are not sent
the concept, acoustic space did not attract critical travelling omnidirectionally but unidirectionally,
attention until the World Soundscape Project was the spill away from the projected direction being
established at Simon Fraser University in 1970. more accidental than intentional. Then, since there
The project’s intention was to study all aspects of is normally less concern with the transmission
the changing soundscape to determine how these of sounds in solids than with their transmission
changes might affect people’s thinking and social through air, the model should be corrected to be
activities. The project’s ultimate aim was to create something more like the hemisphere above ground
a new art and science of soundscape design comple- level. Experience shows that this hemisphere is
mentary to those in other disciplines dealing with distorted in numerous ways as a result of refraction,
aspects of the visual environment.(3) diffraction, drift and other environmental condi-

L'Espace du son II 17
tions. Obstructions such as buildings, mountains, religion and as it grew in strength, its bells became
trees, cause reverberations, echoes and «shadows.» larger and more dominating (the largest of those
In fact, the profile of any sound under consideration in Salzburg Cathedral weighs 14,000 kilograms),
will be quite unique, and a knowledge of the laws responding to its imperialistic aspirations for social
of acoustics is probably less effective in explaining power. There can be no doubt that bells were the
its behaviour than in confounding it. Finally, and loudest sounds to be heard in European and North-
most importantly, the sphere described is assumed American cities until the factory whistles of the
to be filled by one sound only. That is to say, a sound- Industrial Revolution rose to challenge them. Then a
sphere filled is a dominated space. new profile was incised over the community, ringing
the workers’ cottages with a grimier sound.
The sphere concept may have originated in religion.
It is in religions, particularly those stressing a
harmonious universe ruled by a benevolent deity, Returning to Carpenter’s definition of acoustic space
that the circle and the sphere were venerated above as «a sphere without fixed boundaries, space made
all figures. This is evident in Boethius’ Harmony by the thing itself, not space containing the thing,»
of the Spheres, in Dante’s circles of paradise, and one notes that the acoustic space here (which may or
in the mandalas which serve as visual yantras in may not resemble a sphere) does have fixed boundar-
numerous Eastern religions. I will not dwell on this ies and does indeed contain something. It contains
symbolism which, as Jung explained, seems to sug- a proprietor who maintains authority by insistent
gest completion, unity or perfection. The sounding high-profile sound. That space could be controlled
devices used in religious ceremonies such as the by sound and enlarged by increasing the intensity
Keisu or Keeyzee of Japan and Burma, the temple of the sound seems to be an exclusively Western
gongs of India and Tibet, and the church bell of the notion, for I can think of almost no examples of it
Western World all retain something of the circle in in other cultures or in antiquity. Lest it be objected
their physical forms, and by extension their sound that Buddhist temple bells produce a similar effect,
may seem to evoke a similar shape.(5) I might point out that the Buddhist bell is struck
by a muted wooden log rather than a metal clapper,
This circling is quite literally true of the church which deepens the sound, perhaps giving the effect
bell, which defines the parish by its acoustic profile. of «coming from a well,» which is how Sei Shonagon
The advantage of the bell over visual signs such as describes it in The Pillow Book.(8) This muting is also
clockfaces and towers is that it is not restricted by evident in language. In Sinhalese, for example, the
geographical hindrances and can announce itself Buddhist bell is called gahatáwa while the sharper
during both day and darkness. In one of the studies Christian bell is called sinawa.
of the Soundscape Project, it was determined that a
village church bell in Sweden could be heard across It is true that in practically all cultures, religious
a diameter of fifteen kilometers and there can be exercises tend to be soundful, and in many they
little doubt that in past times, given a much quieter are the noisiest exhibitions the society experiences.
ambient environment in the countryside, this kind Whatever the means - sacred bones, rattles, bells
of outreach was general throughout Christendom.(6) or voices - it is almost as if man is trying to catch
A similar study of a German country parish deter- the ear of God, to make God listen. But it is the two
mined how the profile of the church bells had shrunk most proselytistic religions, Christianity and Islam,
since the building of an autobahn, which leads to the that have shown the greatest desire to increase the
supposition that Christianity as a social force has sound output of their acoustic signals, enforcing the
diminished in recent years in part because of the idea that there is no private space in God’s world.
rise in conflicting environmental noise.(7) But in the This point introduces a notion I call the Sacred
late Middle Ages, the intersecting and circumjacent Noise, which is special in that, unlike other noises
arcs of parish bells quite literally gripped the entire which may be subject to prosecution, its proprietor
community by the ears, so that when Martin Luther is licensed to make the loudest noise without censure.
wrote that every European was born into Christen- (9) The Sacred Noise originated in religion at a time
dom, he was merely endorsing a circumstance that when the profane world was much quieter than it
was in his time unavoidable. Those who could hear is now. In Christian communities, bell ringing was
the bells were in the parish; those who could not augmented inside the church with voices raised in
were in the wilderness. song, often accompanied by instruments (the organ
being the loudest machine produced anywhere prior
The same thing happened in Islam, which centered to the Industrial Revolution). Both inside and out,
on the minaret, from which the voice of the muezzin, the church produced the highest sound levels the
often blind, could be heard giving the call to prayer. To citizenry experienced short of warfare. Yet no one
increase the sounding area, or to maintain it against ever laid a charge against a church for disturbing
increasing disturbance, Islam eventually adopted the peace.
the loudspeaker, which can be seen throughout the
Middle East today, hanging incongruously from With the outbreak of the Industrial Revolution, the
mosaicstudded towers, booming out over perpetual Sacred Noise passed into the hands of new custodians.
traffic jams. Like Islam, Christianity was a militant Then it was the turn of factory owners to establish

18 L'Espace du son II
their social authority by deafening society. It is Sound is then used to demark property like a fence
only after the diminution of its power as a social or a wall. It stems from the bounded shape of visual
force that the Sacred Noise becomes an ordinary perception. For the eye, most objects are bounded,
noise and subject to criticism like any other. To- either on the outside like a chair or a tree; or on the
day, the church is weak; therefore, it is possible inside, like a room or a tunnel. Not only does the no-
to criticize church bells, and many communities tion of bounded shape give us our physical sciences
throughout Europe and North America have re- (which are concerned with weights and measures),
cently enacted antinoise legislation to restrict bell but it also contributes to the establishment of private
ringing. Similarly, as industrialists come under property and by extension to the private diary and
fire, aural hygienists march into the factories, the private bank account. Once the bounding line
though the deleterious effects of boilermaker’s becomes a strong perceptual distinction, the whole
disease were known from the outbreak of the world begins to take on the appearance of a succes-
Industrial Revolution. Today’s pluralistic society sion of spaces waiting to be filled with subjects or
has thrown up numerous recent contenders for the shattered by vectors. Obviously, this pattern works
Sacred Noise, among them the aviation industry, best where the subject can be fenced off physically
the pop music industry and the police. Here, at (like the king’s hunting grounds) or mentally (like
least, are three nuclei of social power, all of whom university departments). Where it cannot be divided
are permitted to celebrate their uncensored pres- into visual components, sound is driven to assist
ence with deafening weaponry. in demarcation, which is why the parish can be
regarded as a steeple plus bells or a factory as a
Contenders for the Sacred Noise are never inter- slum and a whistle.
ested in dialogue. They want only to hector the
whole of society into acknowledging their territo- The only place where sound can be naturally
rial authority. Another example from contemporary bounded is the interior space, in the cave, which
times will make this point clear. The sequel to was extended by deliberate design to the crypt, the
the parish in modern life is the sound profile of vault, the temple and the cathedral. The magical
the community radio station. Since not only the sensation of unbroken, sound-filled space is only
frequency but also the wattage and transmis- possible after man moves indoors and begins de-
sion direction of a radio station is established by liberately to shape his buildings to achieve that
regulation, one can witness in charts prepared by sensation. Then, resonant frequencies are used
broadcasting authorities the most recent model of as natural amplifiers to strengthen fundamental
the unification of a community by sound.(10) One tones, and highly reflective materials are sought to
tends to think of radio as an international medium extend reverberation time, giving sound a luminos-
reaching out to gather information from around ity and amplification quite unlike anything possible
the world. Of course, this is exactly the potential en plein air. Spoken rhetoric seeks the long vowel,
that it has, but in practice it is scarcely realized. giving rise, for example, to Gregorian chant. In the
To prove this, I had students monitor radio stations uniform and continuous spaces of the reverberant
and then draw maps on which they fixed dots for hall or stone church, everyone falls into line as
every toponym in the programming - the names performer or listener. One sounding event is made
of all towns, counties, business establishments, to follow another in resonant sequence and without
the location of all events, everything identified interruption. All contradictory sounds can finally be
that could be tied to a place. What emerged were pushed out the door into obscurity. When Giedion
networks of dots clustered around the community says, «this is what one breathes in medieval cham-
itself, with a vague sprinkling over the rest of the bers, quietude and contemplation,» he neglects the
world. Looking at these maps, one could not avoid astounding resonance of the thriftily-furnished
the conclusion that radio is intensely regionalist, cloister or state-room, totally unobtainable in the
mildly nationalistic, and totally uninterested in the cluttered and cushioned modern interior; and
rest of the world except when it meant trouble. The how the echo of these ancient chambers fortified
whole globe may be transmitting, and satellites the voice while reading aloud, singing or issuing
may be moving these transmissions around with orders.(11) What Giedion overlooked, McLuhan
fantastic precision, but the most healthy form of overheard and sensed how «a medieval space was
broadcasting is community-intensive and resists furnished even when empty, because of its acousti-
invasion. Despite the expectation that electronic cal properties.»(12) When architectural historians
technology would introduce the unrestricted flow begin to realize that most ancient buildings were
of information, broadcasting remains ethnocen- constructed not so much to enclose space as to
tric, while proprietors dispute territories, buy up enshrine sound, a new era in the subject will open
franchises as if they were parking lots or grocery out. This pattern is true of Byzantine and Islamic
stores, and reaffirm the territoriality of the whole architecture as well as European.
system in the ground grid of cable linkage.
Nourished indoors, the notion of unbroken sound-
filled space was later returned to the outdoor
The territorial conquest of space by sound is the soundscape in the form of the church bell, which
expression of visual rather than aural thinking. attempted to stencil its profile in regular and

L'Espace du son II 19
originally nearly unbroken pealing over the entire Much has been written about how the dancer, don-
community by sound. I do not think I need stress ning the mask, becomes the thing he represents,
that the other examples I have given - the factory taking on its spirit or allowing it to possess him. This
whistle and the broadcasting signal - are equally fact is equally true for possession by sound, and in
swivel-moored to inner space, from which they an aural society probably even more so. Today, this
transmit uniform and continuous commands to the possession survives faintly in the onomatopoeia of
outside world. our speech, but more strongly in our creation of mu-
If indoor space waits silently to be filled with its sic, which is the ultimate transcendence of space by
destined and uncontradicted sound events, outdoor sound. For music, freeing itself from objects entirely,
space is a plenum which can never be emptied or moves us quite beyond ourselves and the ordinary,
stilled. In nature, something is always sounding. Euclidean geometry of streets and highrises, walls
Moreover, the rhythms and counterpoints of these and maps. It is the last kind of sound we really listen
soundings interact in dialogue; they never mono- to, the last we have allowed to possess us, though
logue. Who will have the next speech? The frogs most of it today is coalescent with uniformity and
may begin, the swallows arrive, geese may fly over, imperialism. The heavy amplification of rock music
distant dogs may bark at the moon or at wolves. This has more in common with the noise profiles of heavy
is the soundscape of my farm, where the orchestra- technology in sustaining the grip of Western imperi-
tion changes every season and every hour. All I can alism than it does with the subtle musical diversions
do is listen and try to read the patterns, which is practiced by aural cultures. The ethnomusicologist
exactly what outdoor people have done for centuries. could provide many useful examples to support
The influence of sounds on the agrarian calendar that distinction. Steven Feld, for instance, tells how
has been recorded as far back as Hesiod. Kaluli tribesmen imitating birds, quite deliberately
refrain from synchronizing their drumming because
What is true of people living outdoors today was birds never sing in unison.(15) The aperçu that the
even more true in the primitive societies of the sound world possesses a million unsynchronized
past. In totemic society, the sounds of nature ac- centers is illustrative of the consciousness I am
quired an enlarged meaning as the voices of good trying to describe.
and evil spirits whose continued interaction plotted
the course of the world. All nature resounded with The phenomenologist Don Ihde reminds us that au-
these spirits and everything in nature had its real ditory space is very different from visual space.(16)
or implied voice, put there for some purpose by the We are always at the edge of visual space looking
totemic gods. In fact, the voice of each object was into it with the eye. But we are always at the center
its ultimate indestructible force. Just as the soul of auditory space listening out with the ear. Thus,
of a man was often reckoned as his voice, which visual awareness is not the same as aural aware-
escaped him at death in the form of a death rattle, ness. Visual awareness is unidirectionally forward;
so the sounds of natural objects came and departed aural awareness is omnidirectionally centered. This
mysteriously from the soundscape. But when they difference is one reason why aural societies are
were silent, they were still reckoned to be present. «unprogressive» - they don’t look ahead; their world
They were merely listening to the sounds of other is not streamlined, as the «visionary» would make
spirits in order to learn their secrets. it. Carpenter points out that the Eskimos «have no
«Terror is the normal state of any oral society, for formal units of spatial measurement.»(17) Aside from
in it everything affects everything all the time.»(13) the area inhabited at the moment, spatial apprehen-
Like an animal, with ears bristling, man found sion by non-literate peoples everywhere is vague,
himself in a world of strange and sudden voices. for everything over the hill or beyond the forest is
Which were his friends? Which were his enemies? hidden. Here, sound becomes light, making the hid-
And how could be exorcise those which possess evil den visible. The cataract on the river is heard before
power over him? He listened and he imitated. By it is seen.(18) The horn is the only straight road in
the homeopathic reasoning that anyone who can the forest. News of the distant world is received by
imitate the specific sound of an object is in posses- messenger, who often announces his approach by
sion of the magic energy with which that object is means of special sounds, for instance, the horns
charged, primitive man cultivated his vocalizing and of the old postal coaches or the bells worn by the
his music to influence nature for his own benefit. runners of Kublai Khan.(19) Where geography was
Marius Schneider writes: impassable or extra speed was required, messages
were sent over long distances in code. One thinks
«By sound-imitation, the magician can therefore of the talking drums of Africa; trumpet communi-
make himself master of the energies of growth, cations between armies (the Oliphant of Roland);
of purification or of music without himself being the alp horns of the Carpathian Mountains; or the
plant, water, or melody. His art consists first of great copper drums of the Middle East, sounded
all in localizing the object in sound and then in by the chaouches. The Aborigines practised the art
coordinating himself with it by trying to hit the of listening to the ground to pick up the arrival of
right note, that is, the note peculiar to the object invaders, just as we used to listen to the rails to
concerned.» (14) learn if a train was coming.(20)
The aural man learns that the world beyond his vi-

20 L'Espace du son II
sion is crisscrossed with information tracks. Where I Defining space by sound is very different from domi-
live, for instance, a hunter on the runway can tell by nating space with sound. When sound articulates
tracing the bark of his dog whether he is in pursuit and denotes space (as it does for the blind person,
of a deer or a rabbit: it is the difference between a or as it does at night, or as it did and does for any
straight line and a circle. group of people in a forest or jungle) the perceptual
emphasis is subtly shifted into the aural modality,
so that we discover we are discussing something
In aural cultures, the right position for settlement is that might be better be called «spatial acoustics»
often influenced by whether warning signals can be - as if distant sounds, close sounds, sounds up and
properly heard. When the Indians of Canada were sounds down were merely a few of the demonstra-
numerous and threatening, the fields laid out by tives which could be used to describe how the sound
the first white settlers along the St. Lawrence were world imparts its many meanings to us.
narrow, with habitations at one end. Families could
shout warnings across to one another and congregate When the forests of eastern North America were
to defend themselves. We may compare this pattern dense - and they are in places still dense enough to
to the larger and squarer fields of Upper Canada and sense the accuracy of what I am about to say - anyone
the North American West, surveyed after the Indians living in them relied essentially on the ear and the
had become peaceable. A book on Charlemagne tells nose for information beyond the six-foot range their
how the ninth century Huns constructed their habi- eyes would carry them. The ear remained continually
tations in rings so that news could be voiced quickly alert, just as one observes it today among animals.
from farm to farm, with the distance between the To survive in such a world, people have to learn
rings being determined by the outreach of a warning to respect silence, or at least have to know how to
trumpet.(21) And from Marco Polo, one learns that in participate in the pattern of give and take, sound-
the city of Kin-sai, great wooden drums on mounds ing when it is safe or unsafe and listening between
of earth were beaten by guards and watchmen to times to know when to do so.
telegraph emergencies.(22) «Speak that I may see you,» said blind Isaac to Jacob.
I have given these numerous examples to show how But the unblind Eskimo says the same today.(23) It
space enters the consciousness of aural society. Here, is in the sounds one hears that the world becomes
sound may transpierce space, animate space, evoke palpable and complete. Without the treasury of
space or transcend space but never to the exclusion the soundscape, the world is barren and its objects
of contradictory transients. remain “hidden.” Then the post horn or the train
whistle is the sound that comes from far away (that
is to say, it carries the symbolism of distance and
travel wherever or whenever it is heard), just as
the storyteller’s voice is the sound that comes from
long ago. And the lover’s voice kisses the air near
one, and the child’s laughter echoes into the future.
Extension and duration acquire an immediacy that
visual experience can neither emulate nor even
suggest.

Seeing and sounding are different. Seeing is analyti-


cal and reflective. Sounding is active and generative.
God spoke first and saw that it was good second.
Among creators sounding always precedes seeing,
just as among the created hearing precedes vision.(24)
It was that way with the first creatures on earth and
still is with each new-born baby.
For a projected publication (which never material-
ized), I once asked McLuhan to write an article
on acoustic space. The manuscript I received was
«Changing Concepts of Space in an Electronic Age,»
where acoustic space was characterized as «a simul-
taneous field of relations . . . its centre is everywhere
and its horizon nowhere.» In a letter he embellished
this point, which is synonymous with the earlier
cultures I have detailed, and which may be a fair
comment on the culture we are today retrieving:

«We are living in a acoustic age for the first time


in centuries, and by that I mean that the electric
environment is simultaneous. Hearing is struc-

L'Espace du son II 21
tured by the experience of picking up information R.C. Publications, 1978). See, also, Sound Heritage, vol. 111, no.
from all directions at once. For this reason, even 4, (Victoria: Provincial Archives of British Columbia, 1974), which
the telegraph gave to news the simulta- neous is devoted to a discussion of the World Soundscape Project; The
Unesco Courier, November, 1976, which is given over to soundscape
character which created the «mosaic» press of
articles; and Keiko Torigoe, “A Study of the World Soundscape
disconnected events under a single dateline. At Project,” (Master’s thesis, York University, Toronto, 1982).
this moment, the entire planet exists in that 4. Translation of the word “soundscape” is a good case in point.
form of instant but discontinuous co-presence The French translation, le paysage sonore, has caused little dif-
of everything. » (25) ficulty and is now widely employed. The Poles translated it as
sonosphere and understood at once what it meant. But when the
word was rendered into German originally as Schwallwelt, it had
little impact. Klanglandschaft has also been employed. Klang-
At the outset, I called acoustic space a transitional schaft, which would be most accurate, seems unacceptable to the
German mind and as a result there is little interest in the subject
term, touching on two cultures, but in a sense un-
in the Germanspeaking countries.
natural to each. In the one, everything sounds and 5. Proust wrote of the sound of the bell as “oval.” A few years
has its sound presence, but like a spirit, incorporeal, ago, when I had a group of students draw spontaneously to sounds
without precise extension or shape. In the other, played on tape, the bell was one of the sounds evoking the greatest
this resonating life is beaten down, first in the inner circularity. The other sound was that of the air conditioner. See R.
spaces of the church, the concert hall and the factory; Murray Schafer, The Music of the Environment (Vienna: Universal
then, by extension, through the external soundscape. Edition, 1973), p. 21.
In the past, it was the parish, today it is broadcasting 6. See European Sound Diary, p. 16.
that conquers space with sound. The first form will 7. See Five Village Soundscapes, p. 15.
8. Sei Shonagan, The Pillow Book, Ivan Morris, trans. (New York:
be more difficult for indoor man to comprehend, as
Columbia University Press, 1967).
he hides today behind glass windows listening to the 9. See The Tuning of the World, pp. 51-52, 76, 114-115, 179,
radio and peering out at the silent cacophony of the 183.
streets. Glass shattered the human sensorium. It 10. For the sound profile of Vancouver radio stations, see The
divided the visually perceived world from its aural, Vancouver Soundscape, p. 40.
tactile and olfactory accompaniments. Or rather, it 11. S. Giedion, Mechanization Takes Command (New York: Oxford
substituted new accompaniments to the accentuated University Press, 1970), p. 302.
habit of looking. Until this situation is corrected, 12. Personal communication, December 16, 1974.
all our thinking about the phenomenal world will 13. Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy (Toronto: University
of Toronto Press, 1962), p. 32.
remain speculative in the literal sense of the word.
14. Marius Schneider, «Primitive Music», The Oxford History of
But fortunately, nature has ways of reinstating the Music (London: Oxford University Press, 1957), p. 44
neglected. The fact that we have a noise-pollution 15. Personal communication. For an amplification of this subject,
problem in the world today is largely a result of see Steven Feld Sound and Sentiment: Birds Weeping, Poetics and
having ignored the soundscape. But the fact that Song in Kaluli Expression (Philadelphia: University of Pennsyl-
we recognize that we have a noise-pollution problem vania Press, 1982).
is the best sign we have for the rehabilitation and 16. Don Ihde, Listening and Voice: A Phenomenology of Sound
improvement of the soundscape. (Athens, Ohio: Ohio University Press, 1976).
17. Carpenter, Eskimo Realities, p. 37.
18. There are numerous instances of this experience in the Leath-
erstocking novels of James Fenimore Cooper.
from Dwelling, Place and Environment
19. Marco Polo, The Travels (Atlanta: Communication and Studies
By courtesy of ed. D.Seamon and R.Mugesraner,
Inc., 1948), p. 154.
pub.Nijhoff (Dordrecht, Boston, Lancaster) 1985, pp.87-98 20. There is a striking instance of this long-distance hearing recorded
in C.C. Bombaugh, Oddities and Curiosities (New York: Dover
Publications, 1961), p. 280. On June 17,1776, a slave heard the
battle of Bunker Hill at a distance of 129 miles by putting his ear
to the ground. The same source records that the human voice has
NOTES been heard a distance of ten miles across the Strait of Gibraltar.
1. Marshall McLuhan and Edmund Carpenter, eds., Explorations 21. Notker the Stammerer, Life of Charlemagne, Lewis Thorpe,
in Communication (Boston: Beacon Press, 1960), p. 207. trans. (Harmondsworth, Middlesex: Penguin Books, 1969), p.
2. Edmund Carpenter, Eskimo Realities (New York: Holt, Rinehart 136.
and Winston, 1973), pp. 35 -37. 22. Marco Polo, p. 232.
3. Publications of the World Soundscape Project include R. Murray 23. Carpenter, Eskimo Realities, p. 33.
Schafer, The Tuning of the World (New York: Alfred A. Knopf, 24. Cosmogonic mythology is full of examples and they occur in
1977); R. Murray Schafer, ed., The Vancouver Soundscape (Van- Egyptian, Indian, Mayan, Maori and other creation stories as well
couver: A.R.C. Publications, 1978; book and two cassettes); R. as in the Bible. See “Ursound,” in R. Murray Schafer: A Collection,
Murray Schafer, ed., Five Village Soundscapes (Vancouver: A.R.C. B.P. Nichol and Steve McCaffery, eds. (Bancroft, Ontario: Arcana
Publications, 1977; book and five cassettes); R. Murray Schafer, ed., Editions, 1979), pp. 79-92.
European Sound Diary (Vancouver: A.R.C. Publications, 1977); 25. Personal communication, December 16,1974.
Barry Truax, ed., Handbook for Acoustic Ecology (Vancouver A.

22 L'Espace du son II
L’ESPACE ECOLOGIQUE
Claude SCHRYER

l’espace du son
l’espace n’est pas linéaire
l’écologie est un espace
«...étendu. place, superficie, vide, libre, rempli, occupé... » *
lien, limite, lieu, volonté, connaissance

l’espace est multidisciplinaire


«...espace-temps: milieu à quatre dimensions...» *
l’espace est mi-science, mi-art, mi-philosophie
presque rien

espace
concret ou abstrait
centre ou milieu
espace immatériel et inconcevable, pourtant perceptible
touchez-y
«...caractérisé par l’extériorité de ses parties,
dans lequel sont localisées nos perceptions... » *

L'Espace du son II 23
la nature d’espace
«...ensemble des caractères qui définissent un être... » *
les espaces de la nature

les espaces synthétiques et virtuels


«...état de simple possibilité dans un être réel... » *
l’imaginaire dans un monde limité
la limite de l’imagination
l’espace imaginaire
«...point que ne peut ou ne doit pas dépasser une activité...» *

l’environnement de l’espace
l’espace environnant
ce qui nous entoure: cercle vicieux

l’acousmate, astronaute électroacoustique


«...espace lointain situé au delà par rapport à la terre...» *
créateur ou remplisseur d’espace

espace de vie
l’espace écologique: vibrations sympathiques, sensibles,
alarmantes, catastrophiques
«...Les relations des êtres vivants entre eux
et avec leur milieu...» *
concret ou abstrait
centre ou milieu

imaginer l’espace du son; le créer


entendre le son de l’espace; l’écouter
dans son espace

l’espace du son
n’est pas linéaire
l’espace est une écologie
« ...étendu, place, superficie, vide, libre, rempli, occupé...» *
connaissances, volontés, lieux, limites, liens

le respect du vide et de l’espace

* = libre interprétation du Petit Robert

24 L'Espace du son II
LA MUSIQUE
ENVIRONNEMENTALE
Robin MINARD

Nous considérerons ici l’intégration de nouveaux espaces publics n’a pour effet que de déformer le
sons et de nouvelles formes musicales dans nos sens et la fonction originale de cette musique.
espaces publics. Cela peut sembler contradictoire,
puisque nous avons parlé ailleurs d’une esthétique Ne peut-on pas, par exemple, travailler avec le son
architecturale et artistique qui est basée sur la dans l’espace de la même façon que nous travaillons
recherche d’un certain «état de silence». Entre au- déjà avec la lumière et la couleur ? Nous savons
tres, nous avons souligné l’importance de construire qu’en peignant un plafond d’une couleur foncée,
des lieux et de concevoir des œuvres qui peuvent nous obtenons l’effet de renfermer l’espace. Et pour
éliminer certains sons dans nos espaces publics. le son ? Si nous diffusons doucement une couche de
Pourquoi voudrait-on maintenant, rajouter du son sons graves sur le plafond d’un espace, quelle est
dans certains de ces lieux ? notre perception physique de cet environnement
? Si ces sons évoluent presque imperceptiblement
Par la suite, nous verrons que l’intégration du son vers l’aigu, allons-nous percevoir une lente évolu-
et des structures musicales dans nos lieux publics tion dans le caractère de l’espace ? Si nous entrons
peut jouer un rôle fondamental dans la recherche à plusieurs reprises dans cet espace évolutif, au-
d’un environnement plus vivable. La présence d’une rons-nous à chaque fois une perception nouvelle de
musique environnementale peut, en effet, rendre un son caractère ? Voilà le type d’hypothèses qui peut
lieu plus calme; elle peut éveiller l’ouïe à une écoute donner naissance à une œuvre environnementale,
plus fine et enrichir notre perception de l’espace. une musique «non-narrative» qui met l’accent sur
notre perception de l’espace en fonction du son, et
Qu’est-ce qui caractérise, alors, ce type de musique? qui n’exige pas une écoute dans le sens traditionnel.
Quelles sont ses règles, et par où doit-on commencer Mais que devient la fonction du rythme, du timbre et
dans la conception d’une œuvre de «musique envi- du registre dans cette musique non-traditionnelle ?
ronnementale» ? Quel rôle jouera la technologie dans ce nouveau
monde sonore ?
La réponse proposée par l’industrie - masquer le
bruit indésirable par de la musique «fonctionnelle» Dès maintenant, nous considérerons la musique
- est inacceptable. Le fait qu’un son «agréable» environnementale en deux catégories générales :
puisse dissimuler un son désagréable est un point le conditionnement de l’espace, et l’articulation
important. Par contre, la stratégie qui consiste de l’espace. Puisque nous ne parlerons pas ici de
à utiliser une musique traditionnelle filtrée à spectacles musicaux qui «ont lieu dans notre envi-
des fréquences précises pour créer une musique ronnement urbain», mais plutôt des états sonores qui
sous-entendue, et de la pré-programmer pour af- sont intégrés dans l’espace de façon permanente ou
fecter subconsciemment le comportement des gens, semi-permanente, nos pensées seront souvent diri-
semble extrêmement douteuse. Si nous jouons une gées vers le domaine de la musique électroacoustique.
symphonie de Beethoven dans un espace public, de- (Ce domaine musical est particulièrement approprié,
vient-elle une musique environnementale ? Même par exemple, si nous désirons diffuser des sons d’une
si cette œuvre est filtrée et diffusée d’une façon façon continuelle ou si nous souhaitons créer des
homogène en plaçant des haut-parleurs au plafond textures sonores extrêmement statiques. De plus,
à des intervalles de quelques mètres, la réponse seule la musique électroacoustique nous permettrait
semble évidente. La musique traditionnelle, de de faire «planer» le son dans l’espace, ou de simuler
par son essence, est une musique narrative qui des acoustiques artificielles.) Dans l’ensemble de
demande à l’auditeur d’être constamment attentif ces deux catégories, nous allons constater que la
à l’œuvre et de suivre une syntaxe musicale définie musique environnementale reconstruit un univers
en fonction de la salle de concert. Ce n’est pas en musical qui lui est propre dans sa conception, aussi
filtrant cette musique, ni en changeant son mode bien que dans son mode de diffusion. Les paramètres
de diffusion, qu’elle devient une musique prête à musicaux traditionnels auront ici d’autres fonctions
enrichir notre environnement sonore quotidien. et d’autres significations; les éléments narratifs que
La diffusion de telles formes musicales dans nos nous trouverions dans une musique «traditionnelle»

L'Espace du son II 25
feront place à des éléments qui nous seront transmis Comme dans toute œuvre qui conditionne l’espace,
plutôt au niveau de notre perception de l’espace. l’intensité du son est un facteur important. Nous
cherchons ici un niveau d’intensité où le son rem-
Certaines œuvres environnementales de l’auteur plit et colore entièrement l’espace, sans que sa
seront partiellement décrites, afin de démontrer la présence passe outre un effet de coloration ou de
«mise en pratique» des principes proposés. luminosité.

La théorie qui veut que l’accentuation de différents


LE CONDITIONNEMENT DE L’ESPACE registres musicaux puisse influencer notre percep-
tion de l’espace et qu’il existe vraisemblablement
En général, le «conditionnement»d’un lieu implique une association entre l’influence du son et l’influence
un état statique ou uniforme de l’espace; c’est-à-dire de la lumière sur cette perception, est soutenue
une coloration de l’espace ou une utilisation des sons dans un article de Kurt Blaukopf, paru en 1971
masquants. Nous devons souligner que le terme dans La Revue Musicale. Dans son article -intit-
«statique» est employé ici pour décrire la nature ulé L’Espace en Musique Electronique - Blaukoft
immédiate de l’espace et n’exclurait pas de lentes affirme que «l’application de la réverbération aux
évolutions dans le caractère d’un lieu (comme dans basses fréquences donne une impression d’espace
l’exemple d’espace «évolutif» suggéré plus haut). obscurci» et que «l’augmentation de la réverbération
dans la gamme des hautes fréquences produit une
Dans une pensée strictement architecturale, impression d’espace éclairci». De plus, il soutient
l’évolution temporaire intervient par des change- que «la clarté et l’obscurité existaient aussi dans
ments dans la lumière naturelle (l’évolution dans la la musique conventionnelle en direct. Bessler,
lumière du jour). Toutefois, il nous semble qu’une Schering, Dart et d’autres musicologues ont fait
musique environnementale pourrait apporter une remarquer le caractère clair de la musique jouée
influence comparable à celle de la lumière sur notre dans les églises baroques (dont l’intérieur en bois
perception de l’espace, et qu’une forme musicale favorisait l’augmentation de la réverbération dans
pourrait, en effet, exprimer une métamorphose les hautes fréquences), par opposition au caractère
architecturale qui serait le mieux décrite comme obscur de la musique jouée dans les cathédrales
un type «d’évolution lumineuse». gothiques (caractérisées par un temps de réver-
bération plus long dans les basses fréquences)».
Le registre est un élément particulièrement impor- Il ajoute que «le degré d’obscurité ou de clarté est,
tant dans ce genre de traitement de l’espace. Avec dans la musique en direct, une constante qui ne
l’accentuation de différents registres, nous pouvons peut être modifiée que par le transfert du concert
obtenir l’effet des espaces «lourds» et «sombres» ou dans un autre bâtiment, alors que la gradation
«légers» et«éclairés». Ce principe a donné naissance de la lumière et de l’ombre peut, en musique élec-
à Music for Environmental Sound Diffusion, une tronique, être modifiée dans le cadre d’une seule
œuvre de l’auteur créée en 1984. Cette œuvre, une structure musicale.» (1)
musique électroacoustique composée sur bande
magnétique, a été conçue pour une diffusion à tra- Bien que dans cet article Blaukopf parle d’une
vers dix haut-parleurs installés au plafond, et deux musique électroacoustique conçue pour la salle de
haut-parleurs installés sous des résonateurs en bois concert, nous arrivons (en ce qui concerne une mu-
et placés au niveau du plancher. L’utilisation des sique environnementale) à la même conclusion : la
magnétophones «auto-reverse» (recul automatique) musique électroacoustique nous offre la possibilité
a permis une diffusion ininterrompue dans l’espace. de modifier notre perception de l’espace. Par la
L’œuvre a été présentée, entre autres, à la galerie musique électroacoustique nous pouvons simuler,
Tangente de Montréal, dans un large espace d’entrée indépendamment du lieu de diffusion, différentes
et de passage situé entre la salle de performance et qualités d’espaces -«sombre» à «éclairée», «statique»
les espaces de bureaux. ou «évolutive».

Music for Environmental Sound Diffusion vise à Si une telle musique est composée de fréquences ou
créer une diffusion tout à fait uniforme et continue de bandes de fréquences précises, elle peut aussi
dans l’espace. Les dix haut-parleurs au plafond, «masquer» certains sons indésirables (statiques ou
distribués également à travers le lieu d’installation, intermittents) qui sont présents dans un espace par-
créent une couche de son uniforme au-dessus de ticulier. Ceci a pour effet de rendre l’espace plus calme,
l’auditeur; les haut-parleurs placés au niveau du moins perturbé par des sons parasites. En général, une
plancher dans deux coins de l’espace et instal- telle présence du son a pour effet de réduire l’acuité
lés sous des résonateurs, accentuent certaines de l’audition des sons extérieurs, c’est-à-dire, d’élever
fréquences, donnent un timbre plus chaud au son, le seuil de l’audibilité dans l’espace.
et aident ainsi à immerger l’auditeur dans un «état
sonore» quasi statique. De lentes évolutions dans En utilisant la musique environnementale de cette
l’accentuation des registres musicaux et donc, dans manière, il serait important de noter les trois points
le caractère de l’espace, sont composées sur bande suivants : (I) les tons graves dissimulent consi-
magnétique. dérablement les tons aigus, bien que les tons aigus

26 L'Espace du son II
produisent un effet faible sur les sons graves; (II) fluencer notre perception de l’espace, et différentes
tout son, quel que soit son registre, dissimule con- fonctions possibles d’une musique conçue pour nos
sidérablement les tons plus aigus; et (III) l’effet de lieux publics.
dissimulation d’un ton sur l’autre est plus marqué
quand le ton «dissimulateur» est presque identique
au ton dissimulé. C’est-à-dire que nous pouvons L’ARTICULATION DE L’ESPACE
augmenter l’efficacité d’une texture musicale des-
tinée à dissimuler le bruit, en incorporant dans sa “L’articulation de l’espace” implique généralement
structure les mêmes fréquences qui caractérisent une spatialisation du son; c’est-à-dire, le mouve-
le bruit en question. ment du son dans l’espace ou la séparation spatiale
Puisque la fluctuation temporaire du bruit est un d’éléments musicaux.
des facteurs les plus importants pour déterminer Dans la section précédente , nous étions à la recherche
sa tolérabilité, l’intégration des textures musicales des effets d’espace tout à fait uniformes. Au point de
«quasi statiques» dans certains espaces perturbés par vue de la diffusion, nous avons cherché à immerger
des bruits intermittents, peut nous aider à rendre l’auditeur dans un «état sonore homogène», une
ces lieux considérablement plus vivables. condition entièrement statique au niveau spatial.
Considérons maintenant d’autres types d’espaces.
Dans un article écrit en 1965, l’architecte américain Par exemple un espace dans lequel il existe - au lieu
William Farrell fait allusion à une telle intégration d’une coloration uniforme - différentes «régions»
du son dans l’architecture. Dans une partie de de couleur ou de luminosité, dans lequel nous per-
cet article intitulée Parfum Acoustique (Acoustic cevrions une gradation spatiale dans les effets de
Perfume), Farrell indique que dans la planifica- coloration. Considérons des espaces dans lesquels
tion acoustique des bâtiments publics, «la plus différents éléments musicaux sont localisés à dif-
grande partie du travail jusqu’à maintenant a été férents points du lieu, ou encore des espaces dans
consacrée à la spécification des niveaux (du bruit) lesquels le son se déplace à travers le lieu en une
qui ne devraient pas être dépassés». Il propose, sorte de geste «décoratif».
toutefois, qu’il devrait exister «un deuxième critère
qui indique les niveaux au-dessous desquels le Dans chacun de ces types d’espaces «articulés» - comme
bruit ne devrait s’abaisser». (2) Pour Farrell, un c’était le cas dans l’espace «conditionné» - les carac-
élément important dans «l’isolation» de certains téristiques propres du son, ainsi que nos méthodes
espaces publics, à part l’installation de barrières de diffusion, joueront un rôle fondamental. Ici, nous
acoustiques, est le niveau stable, continu et peu chercherons plutôt à localiser le son dans l’espace, afin
élevé d’un bruit (fonctionnel) qui sert à «couvrir» de créer des effets de mouvement, de distance, ou de
certains autres bruits gênants. profondeur spatiale par rapport à l’auditeur.

Bien que le point de vue de Farrell puisse être extrême Nous avons déjà remarqué que le registre musical
- il serait présomptueux de suggérer que dans notre joue un rôle important dans la coloration d’un lieu;
lutte contre le bruit, nous devrions revêtir tous nos mais, puisque les fréquences aiguës sont beaucoup
espaces publics d’une couche sonore continue - nous plus directionnelles que les graves, le registre mu-
avons expérimenté que la présence d’une musique sical intervient aussi dans la localisation du son et
environnementale, par sa capacité de dissimuler l’articulation de l’espace. La recherche acoustique
des bruits extérieurs, peut rendre certains espaces montre que «la localisation angulaire dépend en
considérablement plus calmes, voire plus propices grande mesure de la différence dans l’intensité du
à la concentration ou à la détente. son qui arrive aux deux oreilles», et «parce que cette
différence est plus grande pour les fréquences aiguës
Nous venons de toucher à certains aspects qui que pour les graves, les sons aigus sont beaucoup plus
particularisent le «conditionnement» d’un lieu. faciles à localiser.» (3) Cette même recherche nous
Comme nous l’avons indiqué, une musique envi- apporte également un aperçu sur la relation entre le
ronnementale de cet ordre est caractérisée par un timbre musical (c’est-à-dire le contenu harmonique
traitement uniforme et quasi statique de l’espace. d’un ton), et la localisation spatiale : «puisque la
La musique électroacoustique nous permet une différence d’intensité aux deux oreilles dépend de la
diffusion sonore tout à fait continue et homogène. fréquence du son, la qualité d’un son complexe n’est
Et avec l’accentuation de différents registres, nous pas pareille aux deux oreilles (...) cette différence
pouvons obtenir certains effets de coloration ou de aide dans la localisation auditive.» (4) Nous pouvons
luminosité. De plus, une musique qui conditionne alors conclure, qu’en portant attention au contenu
l’espace possède la capacité de «dissimuler» certains harmonique, même dans les tons plus graves, nous
sons indésirables : le registre, le timbre, et les pouvons contrôler, dans une certaine mesure, le
fréquences qui constituent une texture musicale, degré de leur localisation spatiale.
jouent des rôles importants dans une telle dis-
simulation. En considérant maintenant la musique L’utilisation du registre et du timbre dans la créa-
environnementale sous un autre aspect - celui de tion d’espaces articulés, a été appliquée dans Music
«l’articulation de l’espace» - nous découvrirons de for Passageways - œuvre de l’auteur créée en 1985.
nouvelles manières par lesquelles le son peut in- L’œuvre est un espace sculptural sonore, conçu

L'Espace du son II 27
pour installation dans des lieux publics tels que Toutefois, le degré de la localisation spatiale de cer-
les halls d’entrée, salles d’exposition ou d’autres tains sons ou de certaines fréquences dépendra de
types d’espaces intérieurs ouverts. L’œuvre crée l’acoustique qui caractérise le lieu d’installation. Le
un passage sonore à l’intérieur duquel le public est temps de réverbération d’un espace, les fréquences
libre de se déplacer. La musique environnementale, qui sont absorbées ou réfléchies, ainsi que les
composée sur bande magnétique, est diffusée à trav- fréquences précises de résonance qui caractérisent le
ers un système sonore modifié, qui comprend trente lieu, sont des éléments qui peuvent avoir une influ-
deux tuyaux accordés à une échelle de tempérament ence décisive sur le caractère d’une installation. Dans
égal (longueurs entre 16 cm et 3,50 m), trente deux le cas d’une installation conçue pour une diffusion
haut-parleurs intégrés, et deux magnétophones dans divers espaces, nous pouvons toutefois «ac-
stéréo (recul automatique). Entre autres, l’œuvre corder» l’œuvre avec son environnement de diffusion;
a été présentée à la Technische Universitat Berlin, et ceci par l’utilisation des égalisateurs graphiques ou
Berlin-ouest, dans le «Lichthof» - une grande cour des «pitch shifters» (déplaceurs de fréquences). Par
intérieure servant de point de rencontre et de repos contre, dans une œuvre conçue pour une diffusion
pour les étudiants. spécifique à un lieu, il est souhaitable d’incorporer
les caractéristiques acoustiques de l’espace dans la
conception de la musique.
En contraste avec Music for Environmental Sound
Diffusion (œuvre décrite dans la section précédente), Dans une étude créée par l’auteur en 1986, dont le
Music for Passageways vise à créer une diffusion «hé- résultat a été présenté dans le foyer du Hauptge-
térogène». Le système sonore modifié de l’installation baude de la Technische Universitat Berlin à Berlin-
- formé de trente deux tuyaux, chacun fixé verticale- ouest, les fréquences de résonance propres à ce lieu
ment au-dessus d’un haut-parleur - fournit un champ ont été intégrées dans la conception. Cette étude
sonore quadraphonique à l’intérieur duquel des a été conçue pour bande magnétique à huit pistes
sons spécifiques sont localisés selon les fréquences et diffusée à travers huit haut-parleurs installés
de résonance des tuyaux accordés. La plupart des au plafond. Dans cette musique, les fréquences
textures musicales conçues pour cette installation précises de résonance du foyer ont été employées
ayant été réalisées sur des synthétiseurs commer- afin de créer une «couche sonore» qui s’étende dans
ciaux, les tuyaux ont été accordés selon l’échelle de tout l’espace. Suivant les considérations exposées
tempérament égal de ces instruments.) Chacun des au début de cette section, le choix d’un matériau
quatre côtés de l’installation est composé de huit sonore avec très peu de sons harmoniques a aussi
tuyaux, accordés en sixtes mineures ascendantes; contribué à la «non-localisation» de cet élément dans
les quatre côtés étant décalés d’un demi ton. De l’espace de diffusion. Des mouvements spatiaux,
cette manière, l’installation couvre un maximum de en forme de gestes intermittents qui courent le
fréquences de résonance - fréquences fondamentales long du foyer, ont été ensuite superposés sur cette
et premières harmoniques comprises. Aussi, chaque couche homogène. Le choix d’un matériau avec un
côté de l’installation est-il caractérisé par une série timbre complexe et non-accordé avec les fréquences
unique de fréquences de résonance fondamentales, de résonance de l’espace a aidé a bien localiser cet
c’est-à-dire, par un accord augmenté. élément sur le plafond.

L’œuvre peut être installée dans l’espace de diverses Nous soulignons dans cet exemple la combinaison
manières, mais elle est toujours placée d’une façon de traitement d’espace : à travers le même système
symétrique, avec les longueurs de tuyaux ascendants de diffusion, en utilisant le timbre musical et les
des quatre côtés, vers l’intérieur du lieu. Huit haut- fréquences de résonance afin de contrôler le degré
parleurs de gamme basse sont au centre de l’espace; de localisation du son, cette musique superpose
seize haut-parleurs de gamme moyenne sont placés des espaces articulés et conditionnés. En général,
en ligne courbe à partir du centre; et huit haut-par- notre capacité de dissociation entre les sons d’un
leurs de gamme aiguë sont placés aux extrémités timbre similaire augmente quand ces sons provi-
de l’espace. Cette forme de distribution physique ennent de directions différentes. Ceci nous permet
des tuyaux accordés crée un lieu de diffusion dans de combiner des sons d’un timbre ou d’une texture
lequel le registre musical est «étendu» à travers le similaire dans différentes parties d’un espace, sans
lieu de diffusion. réduire la clarté ou l’indépendance de chacun de
ces éléments. En même temps, et pour cette même
raison, la localisation spatiale du son réduit consi-
Music for Passageways permet, comme il est décrit dérablement sa capacité de dissimuler des bruits
ci-dessus, la localisation spatiale de différents re- extérieurs. Donc, la présence de certains éléments
gistres et de différents timbres. L’installation crée conçus pour conditionner l’espace peut aussi nous
un espace dans lequel l’auditeur perçoit une profon- être utile dans une musique essentiellement
deur spatiale par rapport au son. Selon le contenu «d’articulation». Dans la version originale de cette
de la bande magnétique, l’œuvre présente soit une installation, des mouvements spatiaux ont été dif-
«gradation spatiale» dans la coloration du lieu, soit fusés sur les surfaces intérieures de la sculpture;
un espace dans lequel plusieurs éléments musicaux de l’extérieur, ces larges résonateurs créent l’effet
sont localisés dans différents points du lieu. d’un espace conditionné.

28 L'Espace du son II
Jusqu’ici, nous avons signalé l’importance du bruit est-il un résidu vraiment inévitable de notre
registre, du timbre, et de l’acoustique dans une mu- mécanisation ? La musique - l’art de combiner les
sique environnementale destinée à l’articulation de sons d’une manière agréable à l’oreille - doit-elle se
l’espace. Il nous manque quelques commentaires limiter strictement à nos salles de concert ?
généraux au sujet d’autres éléments qui peuvent con-
tribuer à une telle conception environnementale. Une pensée environnementale de la musique nous
fait entrevoir de nouvelles utilisations pour notre
Nous avons déjà noté que la localisation du son technologie : des utilisations qui peuvent améliorer
dépend en grande partie de l'intensité qui arrive notre environnement sonore quotidien au lieu de
aux deux oreilles. La différence entre le temps le détruire. Une telle pensée, en liaison avec des
d’arrivée du son à nos oreilles joue également un connaissances du «phénomène sonore», donnera
rôle dans la localisation spatiale. Pour ces raisons, naissance à une nouvelle génération d’œuvres mu-
notre capacité de localiser le son dans la direction sicales, des œuvres qui entrent en dialogue avec
horizontale est quelque peu meilleure que dans la l’espace urbain et qui l’enrichissent. Ces œuvres
direction verticale (5); en outre, il est beaucoup plus nous permettront surtout de vivre dans l’espace. Elles
difficile de faire la différence entre un son venant pourront colorer l’espace, le caresser avec des gestes
directement de l’avant et de l’arrière, que de faire spatiaux ou simplement rechercher le silence pour
la différence entre un son venant d’un côté et de mettre en relief les sons qui y existent déjà. Elles
l’autre. (6) La connaissance de ces faits peut aider auront pour effet de nous guider vers une nouvelle
dans certaines conceptions ou «mises en pratique» perception de notre environnement, et d’éveiller nos
de musiques pensées pour articuler l’espace. oreilles à une écoute plus fine.

Ainsi, la plupart des auditeurs perçoivent les tons


aigus comme plus élevés dans l’espace que les tons
graves. (7) Ceci nous permet d’ajouter du relief aux
textures musicales ou de créer un certain degré de Mais il y a avant tout une conscience à développer :
«spatialisation» dans une musique diffusée d’un une conscience de l’oreille et de son importance dans
point fixe. Par exemple, quand des sons bougent notre fonctionnement quotidien; une conscience du
dans l’espace au-dessus de l’auditeur, nous avons son et de l’espace et des actions qui nous amèneraient
expérimenté qu’en travaillant au niveau du contenu vers une «nouvelle musique d’environnement».
des harmoniques, nous pouvons créer une impres-
sion de lignes droites, ou légèrement courbes. Un Extrait de
autre commentaire au sujet de la relation entre la Une musique pour l'espace public
hauteur du son et la perception verticale se lit dans (vers une musique d'environnement)
un article du compositeur américain Henry Brant. 1989.
Il constate qu’en général, «la hauteur verticale crée
une impression de notes plus aiguës, même quand
ces notes ne sont pas réellement plus aiguës que
celles produites simultanément à une position plus NOTES
basse». (8) Selon Brant, le positionnement du son
dans l’espace peut aussi influencer notre perception (1) Blaukopf, Kurt, «L’Espace en Musique Electronique», La
Revue Musicale, N°.269, 1971, p.162.
de la hauteur musicale.
(2) Farrell, William R., (Bolt, Beranek and Newman, Inc., Con-
sultants in Acoustics, Cambridge, Massachussetts), “Acousti-
Finalement, nous remarquons que l’écoute est cal Privacy”, tr. Minard, rep. dans : Architectural Engineering
attentive à un son «rythmé». Pour cette raison, - Environmental Control, ed. Robert E. Fisher. McGraw-Hill inc.
certains éléments rythmiques peuvent contribuer USA, 1965, p.186.
à l’articulation de l’espace. Nous sommes toutefois (3) Knudsen, Vern O., et Cyril M. Harris, Acoustical designing
prudents. Des éléments rythmiques peuvent sou- in Architectural, tr. Minard, pub. The American Institute of Phys-
vent se prêter à la création d’une qualité musicale ics pour The Acoustical Society of America, USA, 1950, 1978,
«narrative», plutôt qu’à la création «d’états sonores». p.272.
(4) ibid.
Nous constatons qu’en général, les considérations
(5) ibid., p.163.
rythmiques dans une musique environnementale (6) ibid., p.169.
seraient plus souvent liées au «rythme formel» qu’à (7) Bregman, A. S., et H. Steiger, “Auditory Streaming and Vertical
un contenu rythmique «immédiat». Localization : Interdependence of “What” and “Where” Decisions
in Audition”, tr. Minard, dans Perception and Psycoacoustics,
1980, p.28.
UNE ECOUTE PLUS FINE (8) Brant, Henry, “Space as an Essential Aspect of Musical Com-
position”, New Music Quarterly, n.d.,n. pag.
Notre société accepte le bruit comme un prix à payer
pour les bienfaits du confort de la technologie moder-
ne. Nous vivons dans un environnement sonore
nocif, et cet environnement est en train de nous faire
perdre la«jouissance quotidienne de l’ouïe». Mais ce

L'Espace du son II 29
SORTIR DE LA
SALLE DE CONCERT (1)

Gabriel POULARD

La technologie électroacoustique donne au composi- ABANDONNER LE CONCERT


teur un outil extraordinaire qui entraîne un nécessaire
examen du concept musique. Il faut alors sortir de la salle de concert (celle-
L’électronique, par ses lois naturelles, diffère de la ci possède en effet une structure architecturale
logique cause/effet gouvernant jusqu’à maintenant avant tout réservée à ce type traditionnel de
la musique occidentale instrumentale. manifestation), rechercher l'ouverture, renouveler
En elle est inscrit un nouvel ordre, avec d’autres l'aire de jeu.
hiérarchies, appelant une autre conception. Dans une disposition différente le «fossé» entre
L’utilisation actuelle des outils informatiques est, public et lieu de« mise en son» de la musique n’a
dans la plupart des cas, au service d’une conception plus de raison d’être. Je vois plutôt une occupation
mécaniste binaire (qui n’a rien à voir avec le langage totale du lieu (à la mesure de l’exigence poétique).
numérique) basée sur les oppositions héritées de la Ici le public n'est plus contraint à l' immobilité et
métaphysique; elle diffère en tout des extraordinaires à une orientation imposée, l’espace acoustique de
finesses potentielles, à découvrir, permises par la l’œuvre devenant omni-directionnel. Les périodes
spécificité électronique. de fréquentation du public n'ont plus lieu à ho-
raires fixes, le principe de «séance» est caduque :
En considérant l’Espace frontal d'une disposition «à accès libre permanent.
l’italienne» des haut-parleurs dans un concert élec-
troacoustique traditionnel, j’observe que: L’œuvre de concert trouvait sa nécessité temporelle,
- cette disposition favorise avant tout la «re-produc- organique, dans la conception du concert lui-même.
tion» d’une image sonore virtuelle de type stéréo- L’abandon de ce dernier remet en cause la définition
phonique; même de l’œuvre, son temps d'existence.
- le nombre et la qualité des haut-parleurs favorisent Sa durée n’a plus la nécessaire limite imposée par le
un meilleur confort d’écoute, une grande qualité de temps du concert. La situation mobile de l’auditeur
définition, de puissance, d’occupation spatio-acous- et l’abandon de la disposition uniquement frontale
tique; invalide l’œuvre conçue comme message créé par un
- cette disposition est indépendante du contenu compositeur (émetteur) à l’intention d’un auditoire
musical. plus ou moins passif (récepteur).
Nombre de compositeurs tentent de «sortir» de cette Cet abandon de la concentration du «dire» dans un
disposition (2) sans complètement y réussir, car tout temps donné remet en cause le système d’«écriture»,
point excentré (arrières, latéraux, plafond,...) ne fait d’organisation dialectique du temps musical.
que renforcer la «scène frontale à l’italienne». Le sonore électroacoustique débarrassé des exigen-
ces tonales, est apte à utiliser d’autres techniques
Si je considère chacun des haut-parleurs comme un d’écriture, notamment spatiales, et de donner ainsi
instrument en particulier (boomer, tweeter, bandes aux œuvres une dimension multi-directionnelle.
passantes variées, etc.), leur ensemble me donne un «La musique occidentale plus occupée de la rela-
orchestre de haut-parleurs ou un trio, un duo, etc.- tion entre les sons que des sons eux-mêmes» (Cage)
ce qui ne m’empêche pas de conserver la possibilité trouve ainsi une issue.
d’images virtuelles, capables de créer des «reliefs». Révision du symbolisme de la notation, du pro-
gramme, de l’explication-mode d’emploi (ce qu’il
Mais alors, en prenant en compte les propriétés faut comprendre), entraînant une fonction pratique
électroniques de la création musicale et les proprié- de celle-ci (tablatures). La notation n’est plus le
tés électroniques/acoustiques des haut-parleurs, cet support d’une «conception du monde» du compos-
«orchestre», ensemble «d’instruments», demeure iteur. L’œuvre plus proche de l’essence sonore de
sous-employé. la musique ne sera plus seulement jeu d’exercices
Bien sûr, rien ne m’oblige à conserver cette disposition syntactiques.
frontale, si ce n’est la référence à un modèle historique
et l’acceptation non critique d’une conceptualisation Il ne s’agit à aucun moment de substituer au concert
obsolète de la musique. traditionnel, où des choses précieuses sont en jeu,
Cependant, le son «joué» et non plus re-présenté, un type de diffusion musicale environnemental,
l'abandon de la disposition traditionnelle d’un dis- décoratif, accessoire(je ne dévalorise pas ces formes
positif électroacoustique vont entraîner un grand qui ont leur domaine d’application précis). Mais
nombre de problèmes liés au domaine de l'espace. il s’agit de préserver l’essence de la musique à

30 L'Espace du son II
travers un nouveau mode de rencontre musique- téristiques et les exigences esquissées plus haut,
public- compositeur.(3) la simple participation en aveugle et en sourd n’est
L’auditeur doit trouver ici les subtilités anciennes plus possible.
(paramètres traditionnels du son) et nouvelles (les S’imprégner du travail de l’autre, afin de favoriser
jeux extrêmement riches et variés de diffusion spa- son dévoilement à travers le sien propre et inverse-
tiale du son permis par les haut-parleurs). ment, exige humilité, curiosité et souplesse inventive
de création.
D’AUTRES QUESTIONS SE POSENT : Là, la lecture de Bergson sera enrichissante à bien
des égards. Il s’agit de pensée créatrice et non
- En dehors du lieu du concert la Musique doit-elle d’assemblages d’éléments artistiques contrôlés par
demeurer solitaire ? la raison :
- Si la pensée démocratique peut se développer, l’art,
à l’aube d’une civilisation planétaire, ne doit-il pas «Et la pensée ne commence que lorsque l’on a
s’orienter vers la multiplicité, la mixité ? éprouvé que la raison tant magnifiée depuis
- Les sens que nous possédons ne sont pas exclusifs et des siècles n’est que l’adversaire opiniâtre
participent d’une même ouverture sur le monde. La de la pensée»
situation antérieure à notre civilisation «moderne» Martin Heidegger.
(15ème-20ème) où la division du travail, des spéciali-
tés et surtout des arts n’existait pas ou peu, n’est-elle ESPACE OUVERT
pas à réinventer dans une forme similaire?
En fait il s’agit peut-être de retrouver en dehors
Sortir de la salle de concert, de son rituel, et retrouver de l’espace du concert une noblesse pour cet ar-
une semblable énergie musicale n’est donc possible tiste/créateur musicien, sculpteur, chorégraphe,
qu’en accompagnant cette sortie d’une réelle prise de peintre,... cette noblesse qui lui donnait droit à un
conscience de notre planète, des civilisations venues titre en d’autres temps où son art bien qu’affirmé ne
d'autres lieux et d'autres temps. Nous ne pouvons l’emmurait pas dans une aveugle et sourde autant
plus ignorer qu'il existe ailleurs d'autres sensibili- que solitaire spécialisation.
tés artistiques, d'autres idiomes musicaux qui, s'ils Ce titre était celui de tous les ESPACES internes
n'obéissent pas aux modèles occidentaux, n'en sont et externes à l’humain...
pas moins riches et profonds. Connaissance aussi
des autres arts : une situation de décloisonnement «Plein de mérites, mais en poète
entre les arts n’est pas une nouveauté; elle existait L’homme habite sur cette terre »
avant la Renaissance en Occident et se retrouve Hölderlin
dans la plupart des civilisations non-européennes.
Mais pour nous la tâche risque d'être difficile car les
ministères de la culture sont formés de départements Carnac, juillet 1990
bien étanches, gérés par des spécialistes souvent
coupés des autres arts.

Travailler à un produit hybride, «multi racial»,


pourrait-on dire, impose plusieurs contraintes au
compositeur ainsi qu'aux autres artistes :
- Perte du pouvoir individuel sur l’œuvre finale;
celle-ci doit constituer un tout cohérent où, pour être
réussie, aucun des constituants ne sera l’illustration
ou le commentaire de l’autre, des autres. Ceci est
quelquefois réalisé dans certains films où scénario,
mise en scène, jeu des acteurs, bande son, lumière, dé-
cor, etc. sont généralement entiers et prégnants.
Le narcissisme du compositeur peut, certes, en souf-
frir mais l'œuvre y gagnera en richesse.

- Partage des droits d'auteur; la législation actuelle


(SACEM) n'a pas toujours prévu ces situations nou-
velles. L’électroacoustique , quant à elle, pose déjà (1) Ce texte constitue la seconde partie d'une conférence de
problème car, hors du rituel du concert (qui lui a G.Poulard, Quels espaces d'écoute pour l'électroacoustique ?,
(NDLR)
servi de légitimation et de rampe de lancement),
(2) cf. notre dossier Espace de projection/projection dans l'espace
son statut devient parfois équivoque. (NDLR)
(3) J’écarte ici la «musique répétitive» qui en fait , est une forme
- Nouvelles techniques de travail : Quand il s’agit de concert désirant s’affranchir du concert en utilisant des moyens
de travailler à une œuvre commune avec les carac- techniques compositionnels de type régressif.

L'Espace du son II 31
32 L'Espace du son II
DEUX ESPACES
SONORES URBAINS
Cécile LE PRADO

Il y a un an, la ville de La Chapelle sur Erdre (près jardin m’a énormément aidé à préciser la mise en
de Nantes), demandait à des artistes de concevoir espace : ne pas plaquer une musique sur le jardin
des projets sur le thème de la rivière qui la traverse, mais s’approcher intimement de lui et jouer avec.
l’Erdre, en intervenant sur des sites particuliers. Le promeneur se déplaçait librement dans le jardin,
sans aucune indication dirigée de parcours privi-
Mon choix s’est fixé sur l’espace des Jardins de légié et avec également la possibilité d’une écoute
l’Hôtel de Ville (200x60 mètres) pour l’imprégner au centre du processus de diffusion.
de l’imaginaire de l’eau. Ce terme d’imprégnation J’ai cherché à révéler un nouveau paysage, à créer
est pour moi, d’une part une façon d’utiliser les une nouvelle perception de l’espace du jardin par la
particularités de la topographie du jardin, les ef- présence virtuelle de l’eau, ainsi qu’à faire entrer
fets de renvois, de masques, de réverbérations, l’auditeur dans l’architecture musicale. Ce qui a
de filtrages..., d’autre part une façon d’immerger entraîné en même temps une attention particulière
le promeneur/auditeur dans la pièce musicale et pour l’environnement sonore naturel du jardin.
non de le placer face à elle et ceci sans que l’aspect
technique (câbles, diffuseurs,...) soit visible. Le travail de l’espace en extérieur produit des phé-
nomènes résiduels sur la coloration mais aussi sur
Le projet d’installation comportait 18 points de dif- le temps ; la propagation se fait en fonction des ob-
fusion répartis sur l’ensemble du jardin : stacles, des distances, des conditions climatiques.
- dans les deux puits en dirigeant les haut-par- C’est ce qui m’intéresse particulièrement dans la
leurs vers l’eau afin d’utiliser la réverbération création en rapport avec l’environnement.
de l’eau et l’effet de tube du conduit; L’installation est restée en place une semaine au
- au fond de niches aménagées dans un mur de cours de laquelle j’en suis arrivé à diffuser en diminu-
pierre afin d’atténuer la localisation et de donner ant progressivement le volume et, curieusement,
une autre coloration; les détails musicaux et les formes dans l’espace ont
- dans des bosquets, le long de ce même mur en acquis ainsi leur relief.
orientant les diffuseurs vers le mur pour utiliser
le phénomène de renvoi;
- dans les arbres, le plus haut possible afin
d’utiliser l’effet de masque et de dispersion dans
l’air.

J’ai cherché volontairement à laisser opérer certaines


déformations de timbre, de plans, tout en conservant
la structure élaborée en studio.(1)
Le matériel sonore de départ était essentielle-
ment constitué de sons d’eau réels, non pour leur
réalisme, mais pour que les images suggérées con-
tiennent de manière intrinsèque la trace, la mémoire
du mouvement de l’eau. Au moment du travail de
conception en studio, le plan du jardin avec les
emplacements des diffuseurs, les transformations
acoustiques probables étaient présents dans mon
esprit. Peu à peu, en même temps que les différentes
séquences s’élaboraient, se précisaient leurs trajec-
toires et leurs implantations sur le site.
J’ai choisi quatre pistes pour le mixage, sachant
qu’ensuite, chacune des pistes pourrait être envoyée
sur plusieurs diffuseurs grâce au système de diffu-
sion assisté par ordinateur du GES - Vierzon
Ensuite, il y a eu l’implantation réelle dans le jardin.
C’est-à-dire le moment où certaines propositions se
sont avérées justes pour le travail spatial. L’écoute
attentive de l’environnement sonore quotidien du

L'Espace du son II 33
Il nous paraît intéressant d'ajouter à ces propos un extrait de l' Entretien
avec Cécile Le Prado réalisé par Philip de la Croix à l'occasion de son émis-
sion «Multipiste» (France-Culture, INA-GRM) et publié dans le catalogue
de l'exposition «Sites choisis». Ce projet, réalisé par la ville de Niort (14 juin-
1er septembre 1991), consistait pour quelques artistes à ponctuer, animer,
interpréter divers espaces-paysages de cette ville.
Follia, l'œuvre de C. Le Prado, tentait une «anamnèse» du Fort Foucault et
la mise en place sonore d'une nouvelle architecture du lieu. (NDLR)

P.dlC. Comment conciliez-vous respect du lieu, de Le dispositif de diffusion se rapporte à tout sys-
sa mémoire et dans le même temps volonté de faire tème de contraintes; c'est une étape indispensable,
découvrir ce lieu ? Comment, par exemple, avez-vous incontournable comme on dit, mais c'est un temps
pu installer votre dispositif de diffusion, après la de la création qu'il convient de ne jamais oublier
première étape de création; car qui dit diffuser dit dès la conception même de l'écriture d'une pièce; il
privilégier des lieux dans le lieu ? Et ces choix sont est passionnant d'être confronté à cela, mais c'est
autant de propositions subjectives qui viennent se plein de pièges autant pour le compositeur que pour
confronter à l'objectivité du lieu, surtout quand il est l'auditeur-spectateur-déambulateur.
question d'accoucher ce lieu des vérités non encore Pour moi, s'il y a deux temps de la composition : le
révélées qu'il renfermait . travail sur bande et le travail sur la diffusion, ils font
partie d'un ensemble absolument indissociable.
CLP. J'ai commencé par réfuter d'emblée l'idée d'une
diffusion frontale. J'ai tout de suite pensé qu'il fallait Concrètement, après un travail de prise de sons sur
que l'auditeur se promène, circule dans les sons. place, j'ai travaillé ces sons et donc ma partition en
studio.
Bien entendu, j'ai choisi des sites de diffusion sonore Le résultat est une pièce musicale qu'il me faut
en fonction de ce que je crois indispensable ou le plus installer dans le «décor»; j'ai choisi de multiplier les
favorable à la meilleure écoute. sites de diffusion pour troubler toute localisation
Et de la même manière qu'un lieu doit savoir et précise de l'origine de la diffusion et j'ai placé ces
pouvoir faire bouger les idées préconçues d'un com- sources dans la peau du site : le sol, la végétation,
positeur, je souhaite que mon dispositif sache faire l'intérieur des bâtiments, toujours en utilisant les
percevoir, voir et entendre des choses inattendues capacités de renvoi et d'absorption propres à chaque
et même insoupçonnées à ceux qui voudront bien élément.
le parcourir.
Diffuser, c'est vraiment jouer avec le réel. Il me restait ensuite à faire le choix d'une diffusion
Je voudrais pouvoir dire que j'ai dessiné les contours d'intensité très mesurée; j'ai ombré les zones de
d'une nouvelle carte de ce lieu avec des trajectoires manière différente pour accentuer l'impression re-
de son. cherchée d'un bain de sons d'origine non identifiée,
en fait pour créer une architecture virtuelle.

(1) Pour ces deux réalisations, le traitement des sons a eu lieu


sur SYTER à l'INA-GRM et la conception spatiale avec le GES-
Vierzon.

L’espace/paysage que décrit la musique n’est jamais tout à


fait réel ou, si l’on préfère,réaliste. Il s’agit toujours, peu ou
prou, d’une synesthésie : l’oreille perçoit ce qui s’adresse à
l’oeil; «l’oreille voit».
F.DHOMONT, «De l’Espace», Acousmathèque 101

34 L'Espace du son II
LA COMPOSITION DE
L’ESPACE PUBLIC SONORE
Charles de MESTRAL

Engagé depuis plusieurs années avec le groupe la réalité humaine et environnementale. Il faut
Sonde dans des réalisations électroacoustiques premièrement baisser le niveau sonore général.
événementielles, mon travail individuel s’oriente Ceci est même un thème politique potentiel. L’as-
maintenant vers les installations conçues pour sociation Greenpeace pensera-t-elle à harceler des
des lieux publics. L’art électroacoustique incite pollueurs sonores? Verrons-nous un autre Rainbow
à quitter les lieux et événements traditionnels et Warrior coulé dans la défense du bruit industriel ?
fournit les moyens pour le faire. Mon propos est ici, On en doute. Pourtant le bruit est un sous-produit
premièrement, de situer brièvement cette pratique nuisible de l’activité industrielle au même titre que
et, deuxièmement, de décrire deux installations les dioxines.
sonores réalisées dans le but d’explorer quelques-
unes des possibilités multiples qui s’offrent. Réintroduire la conscience du son c’est retrouver
une partie de notre humanité. Plusieurs individus
On a souvent commenté la surdité générale de la et groupes y travaillent actuellement. Signalons
tradition architecturale et urbaniste moderne (voir le haut-parleur caché sous un îlot piétonnier à
«Lieux sonores en lieux communs» dans les actes New York par Max Neuhaus. Cette installation se
du festival Diffusion, de la Communauté électroa- caractérise par l’extrême simplicité des moyens.
coustique canadienne (CEC), Toronto, 1988). Les Rappeler l’existence et l’intérêt du son. Point de
causes en sont multiples et il ne faut pas les im- départ modeste mais nécessaire. Une autre ins-
puter principalement aux architectes. La société tallation de Neuhaus au Kunsthalle de Bern fonc-
industrialisée contemporaine, particulièrement tionne par la perception du silence, contrepartie
dans la version américaine temporairement domi- en forme d’installation de la pièce 4' 33" de John
nante, se caractérise par sa nature agressivement Cage. Bernhardt Leitner travaille avec des moyens
«visuelle». On a beaucoup parlé de cette qualité de techniques relativement plus complexes, mais son
façon pas toujours très «scientifique». On se rappelle installation à l’Université de Berlin diffuse des
les réflexions anciennes d’un Marshall McLuhan, sons courts et non-complexes dans le but d’attirer
les études actuelles sur les fonctions perceptives brièvement l’attention de ceux qui passent.
sonores des hémisphères du cerveau et la notion
d’une dominante, soit visuelle, soit auditive chez Il y a une infinité de possibilités à explorer. Le
les êtres humains. terrain est relativement vide. Il ne faut pas non
plus oublier les réalisations anciennes des sociétés
Quoi qu’il en soit, le point de départ créateur est où l’équilibre perceptif était différent. La sonorité
essentiellement intuitif. On détecte un déséquili- des cathédrales ou des fontaines en constituent
bre psychique. L’ouïe étant une spécialisation de la des exemples merveilleux. Les moyens actuels sont
sensation tactile, l’être humain contemporain ne très variés. L’enregistrement numérique fournit
«ressent», n’ «entend», plus la totalité de son monde. un moyen de retransmission des sons d’une très
Il s’agit d’un autre résultat de l’évolution rapide de grande qualité.
nos sociétés qui entraîne l’éclatement des schémas
anciens de perception sans nous en fournir d’autres.
Ceux-ci restent à créer. Au mois de novembre 1989, Sound cruise, une
installation holophonique de ma conception a été
Nous sommes quotidiennement assourdis par la inaugurée dans un puits d’escalier cylindrique de
ville. Le niveau sonore augmente sans cesse. Les quatre étages au nouvel édifice des Arts médiatiques
camions de pompiers à Manhattan sont maintenant au Banff Centre en Alberta au Canada. (Je pensais
équipés d’un klaxon d’un genre nouveau qui produit avoir «inventé» le terme «holophonique» pour mes
un bruit rauque d’un volume et d’une qualité quasi propres besoins mais il s’employait déjà, ce qui n'est
apocalyptiques. Une augmentation du volume sono- pas étonnant). Il s’agissait d’une sonorisation dans
re est marginalement possible mais on atteindra un lieu architectural rendu déjà très intéressant en
bientôt un seuil et la provocation temporaire ou soi par le travail exceptionnel de l’architecte. On
permanente de la surdité, ce qui aura l’effet contraire pourrait y imaginer une grande variété de types
à celui recherché! d’installation sonore. C’est un espace qui appelle
le passant à une exploration du son. Il a un temps
Les moyens électroacoustiques permettent d’in- de réverbération très long, approchant une dizaine
tervenir positivement. Il faut redonner à entendre de secondes au point que les conversations sont

L'Espace du son II 35
Schéma n° 1 : Sound Cruise

Schéma n° 2 : L'Arbre

36 L'Espace du son II
difficiles dans l’escalier. J’ai remarqué que la forme en France et établi à Montréal depuis une vingtaine
cylindrique du mur et le dégagement des escaliers, d’années. Il s’agit d’une œuvre dont l’auditeur/specta-
à l’exception de quelques points de contact, pro- teur peut faire le tour, conçue pour un grand espace
duisent un effet analogue à celui qu’on découvre public relativement tranquille. Malheureusement on
dans les dômes : la conduction très efficace du son découvre que de tels espaces sont très rares. On con-
d’un côté à l’autre. Il y a beaucoup d’autres effets clut à la nécessité d’une collaboration entre architecte
particuliers à découvrir et à explorer. On entend et concepteur sonore dès le début de l’élaboration
clairement des sons de fréquences aiguës monter des plans d’un édifice. Il faut faire la promotion da
et se fondre dans la hauteur de l’espace. On peut la notion de décor sonore. Les architectes acceptent
créer du contrepoint avec les sons qui reviennent en habituellement un niveau de laideur sonore qu’ils ne
écho. Il y a des effets de battement entre des sons toléreraient sûrement pas au plan visuel. A ce sujet il
orientés autour du mur. faut se méfier de la notion de «sculpture sonore» qui
fait tout de suite référence aux yeux tout en étant
Le choix retenu consistait à introduire des environne- en principe invisible. Peut-être vaut-il mieux ne pas
ments sonores naturels relativement complexes, avec utiliser le terme ?
d’occasionnelles transformations électroacoustiques
légères. Soixante minutes d’environnements sonores Visuellement cette œuvre est en forme d’arbre,
en stéréophonie : trains, voix, circulation, oiseaux, construit avec le bois d’un noyer planté il y a plus
baleines, tonnerre, feux d’artifice... L’intention de deux siècles, pendant le régime français au
était de retenir l'attention des passants un certain Canada, aux bords du Canal de Vaudreuil. Elle
temps selon leur disponibilité et l’intérêt des sons. contient un système sonore holophonique de vingt
En revenant à un autre moment ils entendraient haut-parleurs. Elle projette une image acoustique
un environnement différent. tridimensionnelle. La bande sonore est stéréo-
phonique et les sons aigus proviennent de plus
Le système de diffusion sonore était conçu avec des haut. Quatre haut-parleurs de moyennes-basses
séparateurs de fréquences «passifs» (à cause du bud- fonctionnent dans le tronc vidé et ouvert en bas
get) à quatre voies. Les deux canaux de fréquences comme un système «transmission line». Les deux
graves, non-directionnelles pour l’oreille humaine, canaux des fréquences graves sont mélangés dans
étaient mélangés dans l’enregistrement et diffusés la bande sonore. Il n’y a qu’une séparation de fré-
essentiellement par un haut-parleur installé dans quences en deux voies. Deux sortes de haut-parleurs
un tuyau vertical suspendu au milieu du puits de d’aigus à réponse de fréquences différentes servent
lumière. Cette forme centrale, remplie de laine mi- à distinguer ces fréquences. Ces haut-parleurs
nérale, fonctionnait comme «cloison infinie». Elle a sont orientés à des points et hauteurs précis (voir
eu également un effet bénéfique pour le genre de schéma), une rangée non convergeante vers un
sonorisation en question en absorbant du son et en cercle à 1,20 m du sol et l’autre plus aiguë placée
réduisant la réverbération à un niveau où les sons plus haut et orientée en convergence vers quatre
étaient plus précis. Un deuxième haut-parleur sous points à 1,50 m du sol. Le champ sonore est ainsi
l’escalier renforçait ces fréquences (les séparateurs varié selon que l’on s’approche de la pièce, que l’on
de fréquences passifs fournissant deux sorties). Les en fait le tour de plus près ou que l’on est assis ou
autres fréquences étaient diffusées par deux colonnes même couché à ses côtés.
d’une longueur d'environ 5 m (distance entre chaque
palier). Chaque boîte contenait quatre haut-parleurs La base de la pièce contient un amplificateur-
diffusant les trois autres bandes de fréquences plus correcteur de fréquences d’automobile à sortie
un haut-parleur «piézo» renforçant les aiguës. Ces stéréophonique double et une cassette-baladeur
colonnes étaient placées sur le mur et le son orienté à rembobinage automatique, système simple,
parallèle au mur, les deux en sens inverse et à des économique et efficace. Les soixante minutes du
hauteurs différentes. Une extrémité de chaque boîte déroulement sonore consistent en un collage de
était respectivement au point central de la hauteur sons, principalement naturels, évoqués par les
de l’escalier et les haut-parleurs diffusant les sons associations poétique, visuelle et musicale d’un
aigus étaient de plus en plus éloignés de ce point arbre. On entend, entre autres sons : des oiseaux,
(voir schéma). Ceci respecte notre perception plus des vagues, des voix d’enfants, des baleines, des
claire de la directionnalité du son aigu. Le but de ondes cérébrales stéréophoniques. Le niveau sonore
cette installation était de créer une stéréophonie est volontairement bas.
totale dans l’escalier, de plus en plus précise en
rapprochant la tête du mur. Ce type de système s’avère très efficace, diffusant
une image sonore variée tridimensionnelle de tous
L’installation a fonctionné pendant un mois et les points d’écoute. La construction de versions
aurait pu accueillir des sonorisations d’autres plus grandes est en projet, conçues probablement
compositeurs. pour l’installation en plein air et pouvant servir
d’instrument de diffusion permanent.
L’Arbre est une sculpture visuelle et sonore élaborée
en collaboration avec le sculpteur C. Paul Mercier, né

L'Espace du son II 37
Bunker de Notre Dame de La Garde (Marseille)
vue du volume général
Projet de Création d’un Evénement Musical et Sonore dans le
Bunker de Notre Dame de la Garde à Marseille.
Présenté par Lucien BERTOLINA et Gilbert RACINA.

38 L'Espace du son II
COMME UN TROU DE MEMOIRE...
Quelques notes à propos d’une réalisation en cours.

Lucien BERTOLINA

Il m'arrive d'avoir le sentiment que tous les travaux seconde guerre mondiale. L’accès, par trois entrées à
que j’ai pu réaliser et qui parfois se sont écartés flanc de colline, offre, à qui entre et sort du Bunker,
des préoccupations musicales établies, ont fait ap- un panorama exceptionnel sur la Cité phocéenne.
pel à un désir d’exploration sonore des lieux, des Ce lieu souterrain, mais qui surplombe la ville, ac-
espaces, des situations, des êtres, des choses, au cueillera notre manifestation.
travers desquels peu à peu se serait dissout mon Le public sera invité à un événement musical et
propre désir de création. Où l’imaginaire n’aurait sonore qui, quarante-huit heures durant, se dérou-
été présent que pour tisser une relation amoureuse lera sans discontinuité dans un lieu étonnant.
à la réalité réinventée, où la présence du réel et sa
transposition musicale confrontées, auraient été le « Il en avait disposé les parties auxiliaires
lieu de partage d’un autre contrepoint. et annexes avec tant d’art que chacune
d’entre elles semblait ajouter à l’unité et à
Par rapport aux lieux sonores qui m’inspirent, je l’harmonie du tout ensemble de ce merveil-
perçois parfois le langage musical comme un abîme leux concept ».
où se perdraient mes intentions premières, où la
présence de ces lieux se serait dissoute. De Mainteglon
Des sons concrets, représentatifs d’images que Hist. de L’Académie de Peinture.
la mémoire reconnaît, aux sons musicalement
abstraits que le compositeur agence, le lien -lieu
de passage- est rien moins qu’évident. Mais c’est Une exposition musicale et sonore, suppose un ac-
bien parce que toute œuvre d’art est, à proprement cueil qui la distingue d’autres manifestations ou ex-
parler, étonnante. positions audio-visuelles ou de concerts et auditions
Pour le compositeur qui est ainsi à l’écoute de ce publiques. Elle en diffère nécessairement dès lors
panorama des capacités sonores, s’interroger sur que la diffusion sonore renouvelle ici chacune des
cette extraordinaire «machine» à transformer les parties constitutives, à commencer par le lieu dans
sons, c’est mettre à l’épreuve le sens de sa création, lequel nous envisageons de créer un événement.
son esthétique. Nous avons été conduits à rechercher dans Marseille
J’ai toujours accordé une place importante dans la des lieux permettant de conjuguer de façon originale
préparation de mes compositions à une expérience les composantes de notre projet.
«documentaire» qui consiste à fixer des images et
des sons sur des lieux qui nourrissent mes projets,
à les regarder, à les écouter, à y passer de longs L’IDENTITE SONORE DE LA VILLE.
moments.
J’ai le sentiment que ces écoutes et ces recherches Si un inventaire sonore s’avère dans un premier
constituent déjà en elles-mêmes une démarche créa- temps indispensable, peut-il suffire à lui seul pour
trice et je regrette souvent que par la suite, elles se exprimer l’identité sonore d’une ville ?
fondent dans la «fiction» musicale, que celle-ci en les On ne peut se limiter à effectuer un relevé sonore
transposant, les absorbe ou les masque. et à donner à réentendre tels quels, des sons et des
C’est pourquoi j’éprouve de plus en plus le besoin bruits. Il s’agira plutôt, comme pour un travail de
de laisser se dévoiler ces deux composantes au sein création électroacoustique, de partir des lieux sono-
même de mes compositions. L’une étant portée par res privilégiés dans Marseille, de les recomposer,
l’attention au réel et l’autre par la réalité réinventée, de réaliser une suite de tableaux grâce auxquels le
transformée par l’imaginaire, toutes deux transpo- lent travail de la mémoire révèle peu à peu l’identité
sées dans l’univers de la création. sonore recherchée.
La création sonore participe à l’élaboration de ce
cheminement émotionnel dans lequel l’imaginaire
LE BUNKER n’aurait été présent que pour tisser une relation
COMME UN TROU DE MEMOIRE. amoureuse avec la réalité réinventée, et où la
présence du réel et sa transposition musicale devien-
Dominant le Vieux Port de Marseille, on peut dé- nent le lieu de partage d’un nouveau contrepoint.
couvrir dans les hauteurs que surmonte la basilique Il ne s’agira donc pas d’offrir à un public immobile
de Notre Dame de la Garde, un ensemble de hautes une composition narrative, mais bien au contraire,
salles voûtées et de galeries aménagées durant la dans une logique différente que suggère le Bunker,

L'Espace du son II 39
de permettre à la mémoire de chacun de trouver La scénographie est étroitement liée à la diffusion
son propre cheminement durant sa découverte de musicale et sonore qui guidera, tel le fil d’Ariane,
l’architecture intérieure de ces espaces aveugles. le spectateur auditeur dans le Bunker.

L’IDENTITE PLASTIQUE DU LIEU La disposition du Bunker, ses accès, son aspect


labyrinthique induisent une scénographie.
Le choix du lieu de création de la manifestation Comme Ariane, les spectateurs-auditeurs seront
était essentiel. guidés par la diffusion sonore que souligneront des
Ne devait-il pas appartenir à la Ville et en être para- dispositifs lumineux.
doxalement, son trou de mémoire comme peuvent Le rôle de la scénographie est d’inciter à un déplace-
l’être des parkings souterrains ou des abris, des ment, un parcours, à des allées et venues incessantes
catacombes ou des cryptes ? qui augmenteront le pouvoir de mémorisation de
Parce qu’il mettait en défaut tout effort de représen- chacun. Le caractère de la scénographie est donc
tation, le Bunker de Notre Dame de la Garde s’est essentiellement mnémotechnique.
ainsi imposé à nous, donnant tout son sens à notre Il n’exclut pas cependant un sens de la «visite»
démarche. puisque le public pourra entrer par un accès et
sortir par un autre. Mais dans les deux cas l’effet
de surprise jouera : on laisse à l’entrée l’image mag-
SCENOGRAPHIE nifique de Marseille pour la retrouver plus tard, la
mémoire réveillée.
La manifestation sera caractérisée par plusieurs
dispositions qu’appellent la démarche adoptée et Marseille le 25 septembre 1990.
la nature de cette création.

40 L'Espace du son II
ECOUTER SOUS L’EAU
Les musiques subaquatiques

Michel REDOLFI

L’eau matérialise le son, le substantifie, le rend épais, palpable et pénétrable.


La matière sonore n’est plus une image du vocabulaire musical : l’eau et le son,
entrelacés au niveau moléculaire, créent une matière fluide et sonique que l’on
ne se contente pas d’observer pour ses reflets de surface, mais dans laquelle on
s’enfonce pour goûter son volume, sa masse, sa chaleur et ses vibrations.
Fluide et Sonique est une musique amorphe au sens étymologique du terme; c’est
en fait une substance acoustique, mesurable indifféremment en mètres cube, en
décibels, en degrés centigrades ou en hertz.
L’ auditeur est libre de la traverser quand il le veut, comme il le veut, et d’y
découper des formes mentales personnelles.
Le concert subaquatique est un réservoir onirique.

(Extrait des notes de programme de Fluide et sonique (Sonic Waters ), premier


concert subaquatique en piscine, Festival de la Rochelle, Juillet 1981)

Depuis dix ans aujourd’hui le projet des musiques expérimentale pour le musicien qu’expérimentable
subaquatiques explore à la fois les techniques de dif- pour l’auditeur (music to experiment and experi-
fusion du son en milieu aquatique et tente de cerner, ence). Là où on croyait ne trouver que du naturel, le
à des fins artistiques, les caractéristiques de l’écoute culturel émerge à grands flots; cet article résumera
humaine en immersion . les principes physiques et psycho-acoustiques de
Contrairement à l’air, il n’y a aucune cohérence entre l’écoute en immersion et en esquissera les résonances
l’émission d’un signal et sa réception physiologique esthétiques. L’essai du philosophe et musicologue
par l’individu. Le son se transmet à merveille sous Daniel Charles qui suit, traitera le sujet dans ses
l’eau, mais l’homme à l’écoute n’en percevra que cer- profondeurs poétiques.
taines composantes captées par résonance de la boîte
crânienne, les tympans étant devenus inopérants en QU’ENTENDRE SOUS L’EAU ?
milieu liquide.
Il fallut concevoir un projet musical qui joue et se joue De tout temps l’homme a rêvé d’une eau mysté-
des limites de ce filtre qu’est la conduction osseuse rieuse et sonore: les divinités, sirènes, et autres
-qui restreint le spectre et annule la dynamique- cathédrales englouties abondent et sont le bruit de
pour tenter de cerner les multiples incidences de fond de nombreux mythes et fantasmes; néanmoins
cette situation inouïe sur l’espace perçu et vécu par aucune culture n’a jamais su produire concrètement
l’auditeur. une manifestation sonore, rituelle ou profane, sub-
Cet espace d’écoute subaquatique s’avèrera être un aquatique. Au delà du peu d’intérêt social que cela
espace mat et enveloppant évacuant toute latéralité, peut finalement bien avoir pour des homo-sapiens
réverbérations et profondeur de champ; une sorte de affranchis de leurs branchies originelles, force est
mise à plat cubiste de nos paramètres d’écoute tels de constater la stricte impossibilité de générer par
qu’ assimilés depuis notre enfance. Il s’agit bien d’une la voix ou par des instruments acoustiques, une
reprogrammation radicale de notre appareil auditif et quelconque vibration dans un milieu des milliers
mental qui oblige le compositeur à maîtriser le son de fois plus dense que l’air.
également dans sa dimension psycho-acoustique . Et pourtant, le son peut se transmettre parfaite-
Les données sociales du concert sont aussi sérieuse- ment sous l’eau et quatre fois plus rapidement que
ment repositionnées : un groupe d’auditeurs dévêtus dans l’air (1450 m/s contre 350 m/s). L’humain est
se mouvant tels des spationautes en gravité zéro dans tout à fait apte à le percevoir par conduction osseuse
une eau chauffée ne peut être considéré comme un crânienne en s’immergeant ou, plus simplement, par
auditoire conventionnel. Le public doit s’adapter à ce simple contact de la tête avec la surface de l’eau; en
nouvel espace et prendre son écoute inédite en charge. flottant par exemple en position dite de planche.
Il relaie l’exploration du compositeur et souvent se Cependant, cette étonnante adaptabilité physi-
l’accapare. ologique de l’appareil d’écoute en immersion (sans
La musique subaquatique sera donc tout autant corrolaire pour les autres sens) est toujours ignorée

L'Espace du son II 41
de nos jours car il n’y a pas grand chose et même La flottaison quant à elle, induisant la mise en eau
très souvent rien à entendre sous les plans d’eau partielle de la tête, va opérer un filtrage supplémen-
publics, à quelques vrombissements anodins près : taire suivant la conductivité des plaques osseuses
murmure des pompes de piscines, stridulations des en contact avec l’eau : nuque dans l’eau/nez en l’air
hors-bords. Les occasions d’être dans une eau puis- (faire la planche) crée une emphase pénible entre
sament sonorisée par haut-parleurs étant limitées 1000 Hz et 2000 Hz mais assure une excellente
à mes travaux, beaucoup se résignent à considérer audibilité. Au contraire, la position face dans l’eau
la mer et l’eau en général, comme le «Monde du /nuque à l’air (avec masque et tuba par ex.) pro-
Silence». voque une confortable atténuation de cette même
Loin des côtes cependant, les bruissements indus- zone, rehausse légèrement l’audibilité au dessus
triels de l’exploration océanique, inapprochables de 5000 Hz mais provoque une chute relative du
pour le commun des nageurs, commencent lente- volume général... Néanmoins je recommanderais
ment à recomposer avec force les paysages sonores cette position d’écoute.
de certaines mers : bourdon des hélices géantes,
piaillements des sonars, percussions des pilons, Les timbres subaquatiques sont perçus comme
(honteuses) explosions atomiques ... médium-aigus avec une courbe en constante fluctua-
Malgré cela et toujours hors champ d’écoute humaine, tion entre 500 et 5000 Hz conférant une impression
20 000 espèces biologiques survivantes partagent de fragilité cristalline à l’ensemble des timbres.
une communication sonique subaquatique grâce à
des organes spécialisés, dont beaucoup n’ont pas
encore révélé leur morphologie secrète : les poissons PERCEPTION DE LA DYNAMIQUE
grognent, tambourinent ou crissent, les crevettes
cliquètent et les dauphins gazouillent, caquètent et La rigidité du récepteur crânien abaisse de moitié
sifflent. On dit que les baleines chantent, je dirais la sensibilité auditive aérienne. Elle retrécit aussi
plus prosaïquement qu’elles meuglent. la dynamique à un système quasiment binaire de
L’indubitable fascination des individus pour la dé- tout-ou-rien: à bas niveau de diffusion musicale le
couverte d’une esthétique sonore immergée à leurs crâne n’entre pas en résonance, mais dès que la
pieds (en piscine ou bord de mer) s’est vérifiée depuis conduction devient opérante, les hausses de niveau
1981, date à partir de laquelle j’ai mis en pratique de diffusion ne sont plus guère enregistrées.
mes recherches acoustiques dans les concerts sub-
aquatiques ; une appelation trivialement provocante, Le court-circuitage des tympans est également
à mi-chemin entre l’utopie futuriste et les concerts responsable de l’absence d’impression dynamique,
impossibles post-cagiens et qui atteignit son objectif, en ce sens que les pressions sur les membranes,
celui de piquer au vif la curiosité du public et de allant jusqu’au seuil dit de douleur, sont absentes
l’inciter à plonger derrière le miroir. de l’écoute alors que la perception spectrale est
relayée nerveusement par l’oreille interne... Une
perte qui ôte sans doute au sujet la faculté d’évaluer
PERCEPTION DU SPECTRE
la dynamique en terme tactile. Seule la proximité
physique à un transducteur (haut-parleur sous-
Sous l’eau le son se propage rapidement (1450 m/s),
marin) induira une vibration intense de tout le corps
«traverse» la chair de l’auditeur et n’est arrêté dans
et palliera à l'inefficacité du tympan en tant que
sa course que par les os qui entrent en résonance. La
capteur du volume réel (comme pour les personnes
tête est ainsi mise en vibration comme sous l’effet
sourdes sur terre).
d’un diapason et transmet directement et simul-
tanément le son aux systèmes nerveux des deux
Dans l’eau les différences de volumes sont peu per-
oreilles internes, ancrées derrière les maxillaires.
ceptibles à partir du moment où le son est capté : la
Les tympans, eux, de même densité (impédance)
rigidité crânienne agit comme un compresseur dy-
que l’eau comme toute notre peau, sont devenus
namique autorisant une bande de nuances comprise
acoustiquement transparents et n’ont presque pas
en termes conventionnels entre le mezzo-piano et le
frémi dans l’opération. La seule manière de les faire
mezzo -forte.
fonctionner est paradoxalement de se «boucher les
oreilles» (occlusion du conduit auditif externe) afin de
percevoir et même amplifier de 20 dB des vocalisa- PERCEPTION DE L’ESPACE
tions graves; bouche fermée, faut-il le rappeler !
Dans l’eau, le son excitant simultanément les deux
L’expérimentation personnelle de cet effet oreilles internes par une vibration unique de la
d’occlusion, identique dans l’air, est riche en con- masse osseuse crânienne, la localisation binau-
séquences théoriques mais n’intéresse guère l’écoute rale, stéréophonique, telle que perçue dans l’air
de l’environnement subaquatique pour laquelle nous est remplacée par une perception monophonique
prendrons en compte les seules performances de évacuant la localisation gauche/droite. Tous les sons
la conduction crânienne excitée de l’extérieur : sa apparaissent spatialement centrés au milieu de la
courbe optimale se situe entre 200 Hz et 8000 Hz tête et même émis par la tête ou juste autour de
mais la sensibilité moyenne, en écoute de sources celle-ci. Cette sensation est renforcée par l’absence
ambiantes, est comprise entre 500 Hz et 5000 Hz. de toute réverbération acoustique audible. En effet

42 L'Espace du son II
deux facteurs concourent à gommer la perception munications avec les spationautes, l’homme cherche
des retours du son : et reconnaît (ou croit reconnaître) sa voix dans les
espaces les plus inhabitables.
-Les réverbérations longues parviennent avec une
intensité inaudible pour la conduction osseuse (voir Mais finalement, peu de musiques du répertoire
paragraphe ci-dessus). orchestral peuvent être infusées sous l’eau sans
-Les réverbérations courtes -voyageant à quatre fois dommage. Ironiquement, seules les orchestrations
leur vitesse terrestre- se situent le plus souvent en «légères», conçues pour assoupir le consommateur
dessous de nos seuils de perception de retard (évalués américain depuis les bouches de diffusion plafon-
à 50 millisecondes en écoute monophonique). nières des lieux publics (lobby d’hôtel, banques,
supermarché, etc.), répondent très précisément aux
Des expériences ont cependant démontré que critères d’efficacité subaquatique : la dynamique
l’individu pourra en piscine repérer la source d’une «Muzak» est inexistante, sa bande passante
d’émission (haut-parleur) à l’oreille à condition qu’il réduite est sans basses, et des réverbérations arti-
se meuve dans l’espace: les fréquences aigües du ficielles démesurées sont ajoutées pour donner de
spectre étant rapidement atténuées avec la distance, la profondeur là où il n’y a que de la monophonie
ce sont les modifications harmoniques du son qui en acoustique sèche. Mais voilà : ce qui convient
renseignent (au lieu du volume et des retards) sur socialement à une cage d’ascenseur moquettée
la distance relative. pendant vingt secondes aura beaucoup de mal à
captiver esthétiquement un auditoire dans une pi-
La transmission crânienne du son simultanément scine pendant une heure, ou dans une crique pour
aux deux oreilles internes provoque une perception une journée.
monophonique de l’espace. La latéralité gauche/
droite ainsi que la profondeur de champ disparais- Il sera donc question aussi de style dans le domaine
sent, les réverbérations s’effacent et font place à un du subaquatique...
espace mat enveloppant le sujet. Le repérage spatial
de substitution, s’il y a lieu de s’en soucier en concert, B/ Diffuser par transducteur ou interpréter en direct
se fait au niveau des modifications spectrales en des musiques originales composées exclusivement
fonction de la distance à l’émission. pour ce nouvel espace.

C’est le sujet de ma série de musiques subaquatiques


JOUER DERRIERE LE MIROIR Sonic Waters, essentiellement de genre électroacous-
tique, c’est-à-dire composée en studio à partir de sons
L’inventaire des effets de l’audition subaquatique de synthèse ou échantillonnés et sans références à
(spectre haut-médium, dynamique compressée, es- des lutheries orchestrales. Ainsi évite-t-on les écoutes
pace monophonique et non réverbérant) se traduira comparatives. Des palliatifs aux limitations de l’écoute
inmanquablement par une série de déceptions si les sont mis en œuvre : des illusions harmoniques recréent
musiques diffusées ou jouées sous l’eau n’exploitent par synthèse additive certaines franges du spectre
pas, ou ne contournent pas, ces contraintes. C’est inaudibles et une déclinaison de réverbérations
le cas de la plupart des enregistrements dis- digitales permet de créer des décollements spatiaux
cographiques (classiques ou pop) qui diffusés tels du son hors du centre de la tête, en agrandissant ou
quels sembleront se retrécir dans l’eau, par manque rétrécissant virtuellement l’espace acoustique autour
de «punch», de basses, de volume, de stéréo, etc. du baigneur.

Deux options sont possibles pour reconstituer sous Plus récemment, avec la collaboration du sculpteur
l’eau une écoute de qualité aérienne : Sosno, du compositeur et designer américain Dan
Harris et grâce à l’obstination du percussionniste
A/ Diffuser par transducteur des musiques instrumen- Alex Grillo, j’ai pu intégrer plusieurs instruments
tales dont les timbres et la dynamique se rapprochent à percussion Midi dans mes concerts. Le plus per-
des caractéristiques de l’écoute crânienne. formant d’entre eux a été mis à l’eau pour Sonic
Waters 3, lors du concert de Brisbane, Australie en
Les soli ou petits ensembles de flûtes, bois, violons, 1991. Il consiste en un portique de douze lames d’un
instruments à cordes pincées, petites percussions, bronze nouveau très résonant et qui enferme des mi-
métallophones seront performants ainsi que toute cros-contacts détecteurs de dynamique. Ce dispositif
lutherie à spectre étroit sans fondamentale grave. permet au percussionniste -en tenue de plongée- de
Pour ces mêmes raisons les cuivres, pianos à queue, déclencher à distance des synthétiseurs et échantil-
orgues, peaux etc... sont à bannir de la palette instru- lonneurs conservés en régie aérienne et émettant
mentale subaquatique. La voix humaine (chantée sous l’eau par haut-parleurs subaquatiques. Ainsi
ou parlée) bénéficie quant à elle du plus fort indice le soliste peut-il jouer de toute une famille de tim-
de reconnaissance sous l’eau et certainement du bres électroniques préparés spécialement pour
plus fort impact émotionel chez l’auditeur de fond. leur audibilité en ce milieu (trois timbres différents
Il est vrai que, depuis les sirènes antiques jusqu’au par lame, soit une disponibilité de trente-six sons
téléphone sans fil de poche, en passant par les com- subaquatiques).

L'Espace du son II 43
TOUT EST QUESTION DE STYLE ... Contrairement à des courants psychologisants ma-
nipulatoires (de la musicothérapie de grand-papa au
Le style des musiques subaquatiques prend en New-Age grand dadais), je n’ai jamais eu d’autres
compte, autant que faire se peut, des facteurs psy- désirs que d’installer mes auditeurs momentanément
chologiques qui me sont apparus comme inhérents dans le cadre d’une utopie libertaire musicale et
à la situation de cette nouvelle écoute. Je citerai sociale. Ni relaxant, ni révélant, ni provoquant, ni
pour exemple deux hypothèses sans m’étendre ici psychanalisant, ni esthétisant, ni conceptualisant
sur leur résolution musicale : (sauf dans le cadre de cet article attendu depuis
des mois par Francis Dhomont !), ni modernisant,
- La pulsion rythmique est certainement liée dans ni mythifiant, le concert subaquatique peut être
l’histoire de la musique à l’intégration culturelle des aussi tout ou partie de cela si l’auditeur en a le
effets haut/bas de la pesanteur (les sauts de danse besoin. C’est son choix et mon rôle de compositeur
pouvant être considérés comme un fantasme de consiste avant tout à lui préparer la construction
délivrance), mais n’a plus lieu d’intéresser des êtres sensorielle complexe dans laquelle il évoluera à
flottant en suspension non-gravitationnelle dans son gré. Ainsi, ai-je du plaisir à m’occuper, entre
un milieu épais. A la place du «beat», l’organisation autres, de la température exacte de l’eau de piscine
périodique du son se fera par la synchronisation de qui va le porter en équilibre thermique (33°), ou de
cycles lents de tenues dont les modèles d’ailleurs l’autorisation de plonger des haut-parleurs dans une
abondent en mer (marées déferlantes, ondulations crique autour d’un massif de posidonies (Décision
d’algues et d’anémones, bancs de poissons, etc.). n°64/89 de la Direction des Affaires Maritimes pour
Cependant, de temps à autre des événements courts le concert Nucleus).
(telles les percussions subaquatiques) créeront les
surprises nécessaires pour garder un certain éveil Enfin, je ne me lasserai jamais de cette scène qui
de l’écoute. On trouvera un modèle dans la langueur se répète à chacun de mes concerts subaquatiques
des mers tropicales zébrées par les interventions en piscine et qui est révélatrice de nouvelles at-
capricieuses des poissons coraliens. titudes: le concert vient juste de commencer sous
la surface, mais rien ne s’entend à l’extérieur. Le
- Le fait que le son diffusé sous l’eau ne filtre quasi- public se glisse alors dans l’eau chaude, s’ébroue
ment pas dans l’air (1/5000° de l’énergie seulement bruyamment au contact surprenant avec le son, puis
passe) crée une situation où l’auditeur flottant oscille se calme et se cale dans des positions de flottaison
entre des plages de musiques subaquatiques et des très personnalisées; alors le silence aérien retombe
plages de silence aérien, au gré de ses rétablissements et tire un rideau acoustique sur les deux cents corps
corporels. Il faut donc composer de telle sorte que le qui dérivent en absorbant secrètement la matière
discours musical puisse soutenir ces interruptions sonore des fonds. Dans cette salle où il n’y a plus
sans trop de dommage. Pour ce faire, je compose de scène, plus de musiciens visibles, pas de chef et
généralement des séquences autonomes, assez con- où l’auditoire est l’acteur principal de la soirée, il
trastées entre elles, de trois à dix minutes au plus n’y a plus de place pour le compositeur ou même
et que je considère comme des macro-objets sonores. sa représentation imaginée. Le public, en sortant
A l’intérieur de ces unités, les timbres s’organisent de l’eau, n’aura de mots que pour lui même, pour
selon des cycles lents et répétitifs (voir ci-dessus). son expérience d’écoute, pour son vécu en général.
Ainsi je bâtis des formes dilatées, articulant des C’est devenu son concert et loin de m’en désoler,
modules ambiants, dont la continuité ne souffrira cette réaction m’offre au contraire une récompense
guère des interruptions momentanées de l’écoute. émotionnelle sans équivalent. Compositeur et public
peuvent enfin partager les initiatives et fusionner
dans le vertige de l’écoute au lieu de s’observer en
…ET D’ATTITUDE chiens de faïence (ou de laboratoire). Est-ce là le
retour d’un refoulé de la musique contemporaine
Parlons pour finir des intéressés, c’est-à-dire de ces appelé : plaisir musical ?
auditeurs-ludions qui depuis une décade laissent
leurs habitudes et préjugés au vestiaire. Singapour-Nice, Juin 1991

La qualité du son,
sa production dans un espace déterminé
peuvent désormais s’élever à un degré de différenciation
comparable aux domaines de la mélodie, du timbre, du rythme ou de l’intensité,
et offrir un champ beaucoup plus vaste à la liberté subjective.
SZERSNOVICZ P., «Le temps et l’espace», Avant-programme du Festival Musica 89.

44 L'Espace du son II
MICHEL REDOLFI:
MUSIQUE ET PROFONDEUR
Daniel CHARLES

L'originalité de Michel Redolfi est d'avoir proposé Principles of Naval Weapons Systems du Lieutenant
une nouvelle définition - subaquatique - du milieu Commander David R. Frieden, de l'U.S. Navy, ne
sonore ambiant, et d'avoir commencé ainsi à re- satisfasse qu'à moitié un musicien; ou plus exacte-
nouveler radicalement les conditions de perception ment à micrologie, micrologie et demie : Redolfi,
de la musique. Celle-ci résonnait jusqu'alors dans virtuose de l'écoute en finesse, est un minimaliste
l'air, que ce fût -au grand dam, comme on sait de de l'écholocation.
Berlioz- le plein air, ou bien l'air contingenté, voire Car cet écho-logiste a lu Bachelard; et il a retenu
feutré, d'un lieu clos, cathédrale, salle de théâtre ou de L'eau et les rêves que la musique «a besoin de
de concert. Et dans le droit fil de cette dépendance à s'instruire sur des échos» - mais aussi que cette
l'égard de l'air, l'acousticien se devait d'accorder un instruction ne suffit pas. Certes, si le merle chante
statut préférentiel aux vibrations atmosphériques: «comme une cascade d'eau pure», c'est qu'il chante
n'était-il pas naturel que le musicien s'intéressât non pas «pour le ciel», mais «pour une eau prochaine».
moins que le biologiste à la propagation des sonorités Encore faut-il, pour qu'il y ait art, que soit dépassé
profondes, chant des baleines, clicks des dauphins le stade de la reconnaissance et de l'imitation; une
et autres raclements d'écrevisses en migration sur «oreille poétisée» ne se contentera pas de se soumettre
les fonds marins? La première musique sous-marine «au chant de l'eau comme à un son fondamental»,
sérieusement écoutée datait seulement de la dernière elle l'augmentera ou l'amoindrira selon le cas, mais
guerre; émise par les moteurs des U-Boote traqués de toute façon elle le métamorphosera - fût-ce en
dans l'Atlantique Nord par les sonars, intégrés ou lui-même. «L'imagination, précise Bachelard, est
remorqués, des corvettes et frégates de Sa Majesté, un bruiteur, elle doit amplifier ou assourdir. Une
elle n'avait guère concerné qu'un public restreint fois l'imagination maîtresse des correspondances
d'aficionados; et depuis, rien, sinon les recherches de dynamiques, les images parlent vraiment.» Voilà
quelques spécialistes à l'Aquarium de Concarneau, pourquoi Redolfi se sert de la clameur océanique
ou du côté de San Diego... comme d'un bourdon, d'un drone: il l'orne d'un
jappement de flûte, il la décore d'une bulle de harpe,
Qu'on se rassure: l'approche des bruits sous-marins mais pour mieux l'exalter ou la réduire, pour mieux
par Michel Redolfi n'a rien de militaire; elle se veut la dynamiser. Donc, pour qu'elle soit davantage
douce et paisible, et toute violence en est muselée, elle-même: qu'elle bénéficie d'un «augment d'être».
pour ne pas dire expurgée, sans exclure parfois une Comme Alvin Lucier, comme Max Neuhaus, Redolfi
certaine vivacité. C'est que le compositeur a fait ses compose en laissant au maximum la bride sur le cou
armes non pas à la base navale, mais à l'Université aux valeurs tactiles de l'environnement; et comme
de San Diego; et il ne s'est résolu à annexer aux eux, il révèle par là la nature «physique» du musical.
innombrables bruissements de la rumeur océane Mais il va au-delà: les instruments, classiques ou
son propre grain de sel qu'au terme d'une étude inventés, et les appareils complexes, «sur mesure»,
scientifiquement poussée, qui l'a conduit à tenir le dont il fait usage, ne mettent en jeu un équipement
plus grand compte, au niveau de l'élaboration des électroacoustique sophistiqué et repensé que pour
sonorités ajoutées comme à celui de l'enregistrement atteindre, au travers de l'évidence sonore la plus
hydrophonique, des requisits de la physiologie grande possible, à une appropriation véritable de
humaine. De la directivité de l'émission sonore, du l'environnement par l'œuvre, celle-ci ne cherchant
coefficient de réverbération des diverses composantes nullement à triompher de celui-là, mais à en magni-
de l'entourage, et, bien sûr, du degré d'agitation du fier les traits saillants
récepteur comme de celui des masses liquides dans - telle lenteur rythmique, telle retenue du tempo,
lesquelles il baigne et avec lesquelles il se fond, ou telle précipitation dans le défilement des volutes
dépend l'optimisation du rapport signal/bruit; et spectrales. D'où l'impression de liberté instantanée
à l'intérieur du signal, la répartition entre graves dans laquelle vous plonge cette musique: Redolfi est
et aigus des fréquences perçues oscille au gré de la le premier compositeur qui soit parvenu à rendre
succession des effets Doppler que dictent vagues et sensible - c'est-à-dire non métaphorique - à l'aide
lames de fond : non seulement les sons bourlinguent, du seul médium musical, le coup de sonde, la de-
mais ils se liquéfient et se recomposent en fonction scente en vrille, bref la plongée en profondeur, que
des intensités (physiologiquement appréciées) plus Bachelard désignait jadis sous le vocable d'instant
que des pressions (physiques). On conçoit que la vertical, et qu'il définissait, par opposition à l'instant
Bible des opérateurs sonar, les chapitres 8 et 9 des prosodique, comme le seul instant poétique vrai.

L'Espace du son II 45
LE PROJET DE VANCOUVER
Philippe MENARD

La réalisation dont je parlerai ici eut lieu de mai à décembre 1986, au Pavillon du
Canada, à l’occasion d’une exposition universelle thématique à Vancouver.
Ma collaboration à deux gigantesques multimédias comprenait tant le volet de la
composition que celui de la sonorisation la plus spatialisée possible. Le contexte
de ce projet est celui de multimédias de masse, de musique originale appliquée,
de sonorisation automatisée à partir d’un magnétophone multipiste analogique,
d’une mise en espace du son ou d’une animation spatiale du son à la diffusion, soit
au dernier stade de la création musicale et, il va sans dire, sans interprète.

diffusion complexes «design-és» par le compositeur


Les musiques de ce projet étaient des musiques lui-même. Ainsi dans Vu du Pôle, le dispositif com-
électroacoustiques dramatiques théâtrales, aux di- prenait trois réseaux stéréophoniques de dix-huit
mensions des vastes multimédias dont elles étaient enceintes, alimentés par six pistes de magnétophone
parties. Elles étaient électroacoustiques en ce pre- multipiste. Beaucoup plus audacieux, le dispositif
mier sens qu’elles mélangeaient les sons acoustiques de Nouvelles Frontières comprenait quatre réseaux
et sons électroniques synthétiques, échantillonnés ou d’un total de cinquante haut-parleurs individuels,
synthétisés, ornementés ou profondément modifiés alimentés par quatorze pistes. Les quatre réseaux
par les technologies numériques les plus actuelles. avaient les configurations suivantes :
Elles l’étaient aussi pour une certaine filiation au
vaste répertoire électroacoustique international. A. Réseau des coins

C’étaient des musiques qui se souvenaient des


audacieuses expérimentations des Xenakis, des
Stockhausen; au Québec, des Tremblay, des Joachim,
connus des visiteurs des expositions internationales
de Montréal en 1967, ou d’Osaka en 1970. Elles
puisaient avec un égal plaisir dans le répertoire de
la musique rock ou de la musique environnementale,
partageant avec ces impressions plus populaires une
manipulation semblable des technologies récentes de
synthèse et de traitement sonores; partageant avec B. Réseau de l’ovale
elles également un goût du «beat», des nouvelles
couleurs électroniques, d’une mise en scène et d’un
espace sophistiqués.

Appuyé dans cette démarche par l’équipe de pro-


duction, j’ai relevé le défi dans ces musiques d’une
écriture fondamentalement expérimentale, mais
extrêmement séduisante pour de larges auditoires
de passage. Dans le choix de mes concepts musicaux,
j’ai privilégié ceux qui me permettaient de faire C. Réseau 3 voies
jeune et actuel; de construire une superpolyphonie (2 séparateurs de fréquences)
de l’espace; de styliser ou transporter les matières
et les sens des sons naturels ou culturels.

POLYPHONIE DE L’ESPACE

Une des caractéristiques importantes de ces mu-


siques est d’avoir été conçues pour des dispositifs de

46 L'Espace du son II
D. Réseau 2 voies La composition se développait similairement sur
(1 séparateur) tous ces réseaux pendant 9’30" en trois parties ou
mouvements différents :
1er mouvement : L’horloge de l’attente, 1’30 ;
2ème mouvement : La plongée et la promenade
subaquatiques, 2’30 ;
3ème mouvement : La remontée et l’exploration
cosmiques, 5’30.

Chaque réseau avait sa propre polyphonie et sup- MUSIQUE VU DU POLE


portait un grand nombre de «patterns» cinétiques.
Prenons l’exemple de L’horloge de l’attente, pre- Cette musique a été composée dans le même esprit
mière minute et demie d’un total de 9’30. de transposition stylistique, avec, par moments, des
dimensions carrément épiques. Elle était très liée à
En même temps sur le réseau A : la scénarisation des deux films 35 mm en projection
Cornes de brume en rapprochement/éloignement; sur deux immenses bols d’antennes de télécom-
aboutissement de trajectoires prenant origine dans munication, et de plus, suivait à la trace un laser
l’ovale. scripteur. Pour cette œuvre, je me suis beaucoup
laissé inspirer par les chants de gorge inuit (katajjak)
dont j’ai à l’occasion tiré de grandes polyphonies ou
étendu les rythmes répétitifs aux sons de machines
et de piano acoustique.

Par rapport à Nouvelles Frontières, on retrouvait la


même démarche de spatialisation, mais dans des
dimensions beaucoup plus réduites :

Réseau A : antennes
Sur le réseau B :
Sons électroniques directs et retardés, avec écho et
réverbération, dans toutes sortes de circulations.

Réseau B : plafond

Sur le réseau C :
Grondement de moteurs imaginaires; vagues arti-
ficielles.

Réseau C : mur hémisphérique

Sur le réseau D :
Nappe aquatique suraiguë; bips sonores stylisés.

L'Espace du son II 47
LA MUSIQUE:
UNE HISTOIRE DE CADRES !
Nicolas FRIZE

LE SUJET

Cadre esthétique, cadre formel, cadre instrumental, cadre aléatoire, cadre social, cadre collectif,
cadre historique, cadres..: le sujet de l’œuvre musicale est l’énoncé de son Cadre, c’est-à-dire
de ce qu’il veut voir (le champ) et de ce qu’il ne veut pas voir (le hors-champ);
on traduira, au moment du concert, par ce qu’on entend, et ce qu’on n’entend pas: on parlera
alors de Champ Musical.

LA PROJECTION

Ecrire en tenant compte de la diffusion, c’est dédier aux sons leur espace virtuel vital,
c’est donc composer en se projetant déjà,
et ainsi à chaque fois, ou alors exceptionnellement,
écrire pour un gros plan,
pour des plans lointains,
pour une façade verticale,
pour une grande scène large et étale,
pour des sources cachées et elles-mêmes aveugles,
pour des interprètes imbriqués, disposés
en surfaces planes sur une surface unique,
pour une résonance,
pour une matité,
pour une puissance, pour un volume,
pour une intimité, pour un petit coin,

écrire pour une fois, pour une bonne fois.

Ecrire pour une accumulation visuelle,


pour un mur de silence,
pour une sonorisation empirique,
pour des espaces sonores infimes, microscopiques,
ou bien écartelés, accidentés, acrobatiques,
écrire pour l’histoire d’un espace, les évolutions de sa lumière,
ses aveuglements et ses éclipses, pour les évolutions de son âme,
ses habitants en guerre, ses habitants absents, ou fous, ou riches..

Ecrire pour une fois quoi !!

LE TOURNAGE

Les partitions sont des espèces d’espaces:


la composition prend son écriture à deux mains et s’allonge,
se mutant en un grand territoire de croquis, de surfaces cadrées,

48 L'Espace du son II
de graphismes qui se répandent en plans conjoints et successifs,
dans des déploiements de temps virtuel
là,
jamais le son ne peut s’immobiliser pour se définir un cadre,
un champ, un décor, un sujet géographique, un lieu.
Il avance ou fuit, selon le point de vue où l’on se place,
annonce, appelle, mémorise, calcule, prospecte, capitalise,
rappelle, spécule, engendre, piétine, répète, varie,
mais jamais en l’absence d’un écoulement de lui-même...

Si bien que lorsqu’il veut revenir en arrière, ou s’arrêter,


il doit répéter l’écoulement, ou le nommer, toujours en s’écoulant:
le simulacre du temps contraint l’espace à proliférer!

Les notations sont des ébauches (ou des embauches) d’espaces,


et de signes figuratifs en codes abstraits,
elles se donnent des règles d’envahissement d’un support en papier;
étirement, fourmillement, verticalité, rareté, débordement, horizontalité,
linéarité, accidents...

QUAND
ESPACE DE PROJECTION
DEVIENT
ESPACE DE TOURNAGE

A quel moment, et pour combien de temps, peut-on considérer qu’une œuvre


musicale obéit déjà ou encore au cadre qu’elle s’est fixé.

L'Espace du son II 49
L' É
E N
S N
P O
A Y
C A
E R
L’ S-PACE VIDE DE SENS
Bernard PARMEGIANI

Tombant silencieusement : la nuit... L’espace de la pièce devint sombre-


obscur. J’allumai la radio. Enfin ! L’espace m’éblouit : cécité totale.
Un son silencieux traversa la pièce que je ne vis point tant il était petit.
Il courut tant et en tous sens qu’il devint bruit. Un oiseau peut-être, une
mouche, un mot, une idée, un cercle, un cheval, des parasites... avides de
fréquences ? Mais ces dernières modulèrent avidement les dits parasites
dont évidemment, le vide fut enfin empli. Des notes mélodiquèrent, venant
de partout à une vitesse incroyable pour s’enfuir tout aussi rapidement, se
heurtant dans leur désordre crescendotant aux miroirs, se multipliant ainsi
en échos infinitifs qui bientôt saturèrent l’espace où je me trouvais.
Je démodulai toute la pièce, striée de kilohertz au mètre cube. Et l’espace
s’ignifia. Plus rien. J’enfermai mes yeux au-dedans.
Mes oreilles devenues alors bienvoyantes me révélèrent une voix : “Ici
Pythagore ! Pythagore vous parle” J’approchai mes oreilles pour mieux
voir. Ce que l’Acousmatique m’avait enseigné : Qui point ne voit, mieux
entend, se confirma.
Quelqu’un venait de pénétrer dans la pièce radio - phonique, traversant
l’espace dans tous les sens tout en prononçant des mots que je ne compre-
nais pas : ils sonnaient faux tels des verbes désaccordés, vides de sens.
Tout comme l’espace s’ignifiant, qui de ce fait perdait lui aussi tout sens.
Ce quelqu’un vint vers moi écrasant au passage les balbutiements qui
lui tombaient de la bouche : incompréhensibles. Je lui adressai la parole
voulant savoir de quelle pièce il sortait. Je-vis-qu’il-ne-m’entendait-pas.
Il me tendit l’oreille puis disparut à ma vue. Plus rien.
L’espace de la pièce était sombre obscur. Je tournai le bouton de la radio
dans le sens inverse des aiguilles d’une montre : huit heures. En hiver,
c’est à cinq heures que la nuit tombe, silencieusement. Et l’espace de la
pièce s’illumina. J’entendis alors que QUELQU’UN balbutiait à côté de
moi. Progressivement, ses mots me devinrent compréhensibles.
Tout cela n’avait duré que l’espace d’un instant.
L’S passe le temps et s’ignifie pour retrouver son sens. Si quelqu’un le
dépasse qu’on nous le dise. On en tiendra compte pour réfléchir sur la
question : l’espace a-t-il un sens.
Huit heures. J’allumai la radio pour écouter les informations. En hiver,
c’est à huit heures que l’espace s’éclaircit...
“Aujourd’hui, changement de temps”... dit la météo. Alors ?...
Etc...

52 L'Espace du son II
MARCH OF TIME
Pierre SCHAEFFER

Le XIXème siècle culmine à la Tour Eiffel, au XXème Ainsi, aux deux extrémités de la communication,
siècle de prendre le relais. Relais est le mot juste : les techniques du codage et du décodage répondent-
vieille idée des feux allumés de colline en colline, elles à deux ingéniosités réciproques, on pourrait
du tam-tam de brousse, du signal qui chevauche même dire à deux ruses, qui requièrent sans doute
l’espace. Les poutrelles de Eiffel le Hardi avaient de part et d’autre deux offensives de loyauté.
pris le ciel d’assaut voici juste cent ans; on ne pouvait Telle fut l’épopée technique dont nous aimerions
poursuivre que sans fil. tirer philosophie, jusqu’à demander son respect
en politique.
Restaient de la Tour deux prémisses, deux thèmes,
en quelque sorte sublimés. Le thème du réseau Car ce que le technicien élabore, sans rien prévoir
ou network, cette fois immatériel, mais également des conséquences, le politique s’en empare avec ses
arc-bouté, et trouvant comme par miracle ses échos propres intentions. La société tout entière en est
dans l’ionosphère. Puis cette étrange propriété du transformée. Si les signaux de détresse sauvent le
fer, porteur du magnétisme, qui se trouve être aussi navire en péril, le pilote perdu, ils sont aussi des
bien la ligne tellurique du cosmos que du sang, qui signaux de puissance, capables de donner des ordres
préside à l’aimant, à l’hémoglobine et au canon. de mort aussi bien que de vie. Ainsi l’invention,
sans référence morale, fournit les arsenaux com-
Mais laissons là ces rencontres d’une alchimie for- me les bazars. Des microphones miniaturisés de
tuite ou insondable. Revenons aux patients travaux l’espionnage et de leurs secrets d’état aux transistors
des pionniers, bien incapables d’imaginer l’avenir, des plages et à leur bouillie sonore, voici les temps
tout occupés d’exploiter l’étincelle qui modifie, au de l’équivoque.
bout du laboratoire, les propriétés du cohéreur. On
pourra s’étonner (et ils s’étonneront) que l’étincelle On peut se demander si les contemporains, désor-
porte bientôt au-delà de ces murs, parvienne au mais habitués aux fantasmagories de la science,
lointain bateau, aux aéronefs, bientôt aux antipodes, se sont bien rendu compte de ce qui arrivait, de ce
fasse le tour de la terre plusieurs fois, revienne de la qui leur arrivait, s’ils ont même reconnu le conte
lune. Puis, que d’autres étincelles, nommées étoiles, de fées qu’il leur était offert de vivre dans le plus
nous en apprennent plus sur le cosmos en cinquante banal quotidien, dans la plus prosaïque habitude
ans que n’en surent jamais nos aïeux. des conforts de l’information. On peut regretter
que la Fleur qui parle qu’évoqua Jean Cocteau
L’idée à retenir est cette prise indirecte par dans les Chevaliers de la Table Ronde risque de
l’appareillage, non du signal lui-même, mais des n’être qu’un objet de consommation où retentit la
propriétés qu’il induit dans le récepteur; tout comme voix de son maître.
dans la lampe à trois électrodes on ne demande au
signal qu’une infime présence, laquelle n’est décelée Pourtant, dans le déchet massif, la radio fut aussi,
que grâce à une énergie localement ajoutée, une et reste encore parfois, le temps des poètes. Pourquoi
amplification. Telle se présente la parabole physique ? Précisément par cette privation de la vue dont
(et pour ainsi dire métaphysique) que cette époque Pythagore avait fait un artifice, masquant derrière
s’est bornée à exploiter sans bien la comprendre : une tenture la présence du maître pour que les
le récepteur ne peut rien capter s’il ne fournit pas disciples pénètrent mieux son discours. Etrange
lui-même de l’énergie. conseil en une époque d’images, idolâtre du spectacle.
Intuition prodigieuse que celle de cette mobilisa-
De même pour la propagation des messages : il fallait tion énergétique requise du disciple qui reçoit le
des vecteurs, des ondes porteuses qui fourniraient le message pour en faire l’appoint. L’imagination au
grossier signal à longue portée, festonné seulement pouvoir, c’est celle que mobiliserait dans sa propre
par l’information noble, celle des sons, et bientôt conscience l’homme contemporain, pour faire face
des images. Et c’était là reprendre techniquement aux messages qui l’assaillent.
ce que la linguistique a bien mis en lumière dans
son propre domaine: que le niveau du signe rompait Mais le combat n’est pas fini que se livrent, dans la
délibérément avec celui du signal. civilisation actuelle, les forces en présence : affronte-

L'Espace du son II 53
ments de la science et de la conscience, du pouvoir Un chroniqueur d’époque avait clairement décrit
et de la masse, des créateurs et des marchands. ce qui allait nous arriver, cette mise en boîte de
Non qu’on puisse distinguer si facilement les bons l'événement, du témoignage, de l’émotion : Rabelais
et les mauvais, qu’ils soient savants ou politiques, en personne. Ces Paroles gelées que Pantagruel jetait
entrepreneurs ou créateurs, car les uns et les autres sur le tillac, semblant «dragées perlées de diverses
peuvent œuvrer par égoïsme et par sottise aussi couleurs»..., on pouvait y voir des «motz de gueule,
bien que par inspiration, que par souci du bien des motz en sinople,des motz de azur, des motz de
commun. sable, des motz dorés». «Vendez-m’en donc» disait
Panurge!
Ce qui est le plus étrange dans les entreprises comme Aussi sommes-nous devenus une industrie...
celles de la Radiodiffusion, c’est de voir associés
d’aussi près des hommes aux vocations si différentes, Entre Pantagruel et Panurge, l’abondance et la
si peu faits pour se comprendre : ceux de la technolo- ruse, la générosité et le profit, tout l’enjeu des
gie, du langage et de l’économie, indissolublement mass-média se voit préfiguré. Dans cette époque
liés dans une œuvre qui les dépasse. L’étrangeté de surproduction et de surconsommation puisse la
même des mass-média, c’est que l’immense foule, communication radiophonique rester digne de son
naguère si fractionnée, soit prise dans les mailles haut lignage, et son ressort spirituel répondre à la
d’un réseau dont la responsabilité écrasante ap- parabole technique de ses mystérieuses origines.
partient à quelques-uns. 25 septembre 1990

L’espace
n’est pas le milieu (réel ou logique)
dans lequel se disposent les choses, mais
le moyen
par lequel la position des choses devient
possible.
C’est-à-dire
qu’au lieu de l’imaginer
comme une sorte d’éther
dans lequel baignent toutes les choses
ou
de le concevoir abstraitement
comme
un caractère qui leur soit commun,
nous devons le penser
comme
la puissance universelle
de leurs connexions.

MERLEAU-PONTY Maurice,Phénoménologie de la perception , Paris, Ed. Gallimard, 1945, p. 281.

54 L'Espace du son II
L’ESPACE RADIOPHONIQUE :
LE SON EN PLUS
Catherine PORTEVIN

Cinq notes de musique qui tombent du ciel. En 1981, de produire des images en deux dimensions derrière
La voix du lézard investissait les ondes, en émettant un écran de verre, la radio est sans limite. Quand la
les cinq sons qui permettent aux hommes de com- télé vitrifie le réel, la radio a le pouvoir de lui rendre
muniquer avec les extra-terrestres, dans Rencontres ses trois dimensions : elle, a le son en plus.
du troisième type, le film de Steven Spielberg. Ce L’auditeur n’est pas, comme le téléspectateur, dans
signe-là m’a semblé alors une intuition radiopho- tous les cas extérieur (physiquement extérieur) à
nique extraordinaire (1), peut-être le souvenir le l’événement. Il n’est pas systématiquement der-
plus juste que l’on peut garder des radios libres à rière la caméra. La radio ne lui montre pas, ne lui
cette époque. démontre pas. Le micro en reportage attrape tout
La radio parle de l’espace, fait entrer le son dans et restitue un espace, avec ses codes (les bruits au
l’espace, prend possession de notre espace, la radio fond, le commentaire devant...) où il appartient à
est extra-terrestre. Parler de l’espace radiophonique, l’auditeur de trouver sa place. «La radio, écrit Pierre
c’est donc aussi prendre en compte l’espace radio- Schaeffer (2), c’est bien la coquille de notre oreille : à
diffusé. Tous ces sons, parlés ou non, qui, littérale- demi-mot, elle nous offre l’inépuisable ressource du
ment, tombent du ciel dans votre chambre : quelle monde et en sourdine, elle déchaîne l’imaginaire».
magie, quel mystère et quelle plénitude lorsqu’ils
vous captent et vous laissent immobile devant votre Dans l’information radio, un son n’est pas une indi-
poste, comme naguère les Résistants cherchant cation suffisante. Le sens provient du son plus de ce
Radio Londres. que l’on dit du son. La définition de l’espace passe
forcément, dans l’information, par les mots, la des-
La radio, c’est le son au quotidien, c’est le monde cription, l’explication, l’indication de la provenance
au quotidien : Bagdad en direct. L’infiniment grand du son : «en ligne de Beyrouth, Alain Ménargues».
qui débarque au coeur de l’intimité. Son espace, c’est Cependant, si vous n’avez que les mots, que le
aussi l’espace dans lequel elle est entendue, qui n’a journaliste qui lit son «papier» à l’antenne, fût-il en
rien de commun avec celui d’un concert. L’espace de direct de la lune, l’espace ne passera pas la rampe.
la radio est un espace choisi, familier, déterminé Et vous écouterez la radio comme vous regardez la
par les nécessités de la vie (cuisine, salle de bain, télé : en deux dimensions.
voiture) et il est celui de la solitude. Il présuppose
le silence mais n’exclut pas une autre activité : on Or - complexes, défaitisme, économie ou surdité ?
peut bouger en écoutant la radio, on peut remplir - la radio d’information aujourd’hui semble avoir
l’espace avec autre chose. Espace ouvert. renoncé au son. Europe 1 au coeur du Quartier Latin
pendant Mai 68, c’est bien oublié; les reporters de la
L’ESPACE PERDU : LA-BAS SI J’Y SUIS Rdf qui font vivre la Libération de Paris, c’est très
loin. En ayant renoncé au reportage, en croyant par
Dans cette quotidienneté de l’espace, arrive une de stupides réflexes journalistiques que seul vaut
quotidienneté radiophonique : les informations du le témoignage parlé, la radio -et presque toute la
monde. C’est dans cette activité radiophonique que radio- est revenue quasiment à l’antique «journal
l’on devrait trouver la plus grande magie, car elle parlé» de l’Ortf. Celui-là même que l’apparition des
est presque le fondement de la radio. radios privées (RTL puis Europe 1) avait remis en
cause.
On a beaucoup commenté le traitement de
l’information par la télévision pendant le Guerre Le Nagra a été pour le reportage une révolution de
du Golfe. Cette dramatique absence d’images qui courte durée : aujourd’hui, les reporters-radio par-
—a-t-on dit— a condamné la télévision à «faire de la tent même pour un long reportage avec un magnéto
radio». Soyons plus expéditif : images ou pas, télé ou à cassettes et un seul micro. Un micro d’interview,
radio, ce qui a rendu cette guerre insupportable pour unidimensionnel. Il y a dans ce mot-là tout l’espace
les médias, c’est qu’il n’y avait pas d’information, perdu de la radio d’information.
pas de réalité tangible («la guerre du Golfe n’a pas
eu lieu», écrit Jean Baudrillard). Voilà tout. La radio s’est interrogée sur le temps, sur
Mais cette absence d’images de la télévision, vécue l’accélération du temps, sur sa rapidité; elle semble
comme une frustration, la radio s’en accommode tous n’avoir jamais réfléchi à l’évolution de l’espace, à
les jours. Mieux, alors que la télé n’a que le recours la réduction des distances, à la stéréo, à ce qu’elle

L'Espace du son II 55
voulait -et pouvait- donner à entendre. France Info, pourtant me fascinèrent : ainsi donc, on pouvait
la première chaîne d’information continue, apparue truquer le son.
en 1987, aurait dû mettre son point fort sur «partout
à la fois, comme si vous y étiez». Non, elle proclame : J’ai toujours depuis, une certaine tendresse pour
«l’info quand vous le voulez». Elle n’a pas le don la radio simple, qui donne l’illusion du bricolage.
d’ubiquité; elle est juste rapide. L’essentiel est que l’auditeur puisse y croire, «entrer
dedans».
Cette obsession de la rapidité se traduit par le direct, Or, quel espace figurent certaines «vieilles» drama-
et quel direct ! Voyons par exemple l’utilisation que tiques ? Celui, parfois très soigneusement restitué
les radios font du téléphone. Avec le confort d’écoute (avec côté cour et côté jardin en stéréo) de la scène
de la FM, un son-téléphone est très connoté. Il dit, de théâtre. Et l’auditeur se retrouve spectateur, assis
au moins, la distance entre mon salon et le lieu d’où dans son fauteuil, happé, au mieux, par la beauté
le journaliste me parle. Or, avec les liaisons-satellite, d’un texte, l’excellence d’un comédien.
vous entendez le correspondant de France Inter à Ce qui est captivant dans cette radio-là (qui sait
Tokyo aussi clair que s’il prenait son café au studio donner avec ces conventions des œuvres remar-
105 de la maison de Radio France. Et deux minutes quables), c’est son côté «illustratif», sa capacité à
plus tard, vous avez, cette fois au téléphone, Jacques recomposer un équivalent sonore d’un espace visuel,
Chirac en direct de la Mairie de Paris. Que signifie de le rendre tangible... et en même temps soumis
ce son-téléphone ? Simplement comment la radio à la sensibilité de l’auditeur, aux images mentales
est faite : dans l’urgence. qu’il saura créer chez lui.
Aujourd’hui, le téléphone n’indique plus que la dis- Cette façon de composer la radio a quelque-chose de
tance est grande (indication spatiale), mais qu’on n’a littéraire, ou du moins de «littéral». On a tendance
pas eu le temps (indication temporelle) ou les moyens à mépriser le réalisme comme la forme la plus pri-
(c’est cher une liaison satellite, c’est cher l’heure que maire de l’art; je trouve la démarche humble, la voie
prendra le journaliste pour aller interviewer Jacques étroite, et le résultat parfois lumineux !
Chirac à la Mairie) de faire autrement. En d’autres
termes, c’est en perdant sa référence spatiale que En octobre dernier, le réalisateur Etienne Vallès a
la radio perd son sens radiophonique. mis en ondes pour France Culture une pièce très
réaliste de Véra Feyder : Impasse de la tranquillité.
Et ce n’est pas un hasard si la seule émission de Elle illustre parfaitement mon propos. Pour cette
reportage qui perdure sur France Inter s’appelle histoire banale de meurtre minable dans une petite
«Là-bas si j’y suis» (3) ville de province qui transpire la bêtise et l’ennui,
Etienne Vallès a choisi de définir l’espace -étroit-
L’ESPACE FIGURE : LA RADIO A IMAGES de façon extrêmement précise, presque étriquée.
On pourrait décrire (dessiner) la cuisine du couple
«Si je ne veux pas me contenter d’être spectateur, Pichon avec autant de détails que Balzac la pension
mais participer au son, être dans le son, je dois Vauquer dans «Le Père Goriot». Comment ? Avec
augmenter le volume, faire taire les bruits environ- les bruits, les silences, les voix, et les mots, les uns
nants. Je crois à l’écoute avec tout mon corps. Pour et les autres placés sur différents plans, agissant
le sens, l’information, les oreilles suffisent» (Yann simultanément à nos oreilles pour construire cet
Paranthoën) (4). Quand la radio force ainsi à pousser «invisible visuel».
le volume, c’est en effet qu’il s’y passe autre chose, Il existe donc un art radiophonique de la description,
qu’elle ne peut plus n’être qu’un «fond sonore». Cette qui est à placer dans la radio aussi haut que Balzac
radio-là n’est pas quotidienne; d’année en année, dans la littérature.
elle s’est réfugiée dans quelques «espaces» de grille
de programmes de quelques chaînes particulières Moins réaliste, mais tout aussi concrète, est la ra-
(France Culture, par exemple). dio d’Orson Welles. Ce qui est remarquable -outre
qu’on y reconnaît la version sonore de son style
Je ne suis pas de la génération qui écoutait la radio cinématographique- c’est l’art du conteur dans
pour les feuilletons et les dramatiques. Jusqu’à une sa plénitude (là encore, art littéraire). Dans l’lIe
date assez récente (jusqu’à ce que je m’intéresse à au trésor (5), par exemple, Orson Welles est Jim
la radio professionnellement), la fiction pour moi, Hawkins adulte et, comme plus tard dans Citizen
hors les livres, ne pouvait être que filmée. Est-ce Kane, l’histoire en images (sonores) soutient le récit
pour cette raison que les dramatiques «classiques» et le double.
à la radio m’apparaissent comme des succédanés Art concret que celui d’Orson Welles, art de la
du cinéma ? rapidité et de l’économie de moyens : en deux ou
Est-ce plutôt le souvenir très ancien d’une visite à Ra- trois bruitages, parfois même pléonastiques avec
dio France où je vis dans un studio d’enregistrement le texte, un travail sur les voix (distordues, traves-
des dramatiques, quelques-uns des artifices de mise ties, entendues à travers une cloison en bois ou un
en ondes, qui permettent de figurer par le son un tube de carton), Orson Welles pétrit l’espace sonore
espace concret (paravents pour la réverbération à grands traits. Il joue sur la profondeur de champ
des voix, différentes sortes de portes et de revête- (une chanson de marin au loin, la conversation de
ments de sol, etc.) Bien pauvres artifices, qui Jim et sa mère, la voix du narrateur) et le relief inat-

56 L'Espace du son II
tendu d’un bruit ou d’une voix qui, bien qu’au second d’une démarche discursive. Ces sons-là ont de la
plan sait envahir l’espace : la canne de l’aveugle qui chair : que la pluie tombe sur le parapluie de Yann
martèle le chemin verglacé et approche de l’auberge en Hollande, et c’est toute la campagne du Drent
où se cache le jeune Jim. que l’on imagine (couleurs et odeurs).

Défini moins précisément dans ses contours, l’espace L’émission de Paranthoën où il a le plus travaillé sur
que met en ondes Orson Welles est proprement l’espace, est Lulu. Elle se déroule entièrement dans
un espace imaginaire : il respecte les conventions la maison de la radio à Paris et joue sur l’opposition
essentielles (si c’est une maison, elle a une porte, espace clos (la maison de la radio, ses couloirs, ses
un extérieur et un intérieur, si c’est un navire, il ascenseurs)/espace ouvert, qui entre par la parole
y a le bruit de la mer, du vent et l’agitation sur le (souvent étrangère) des gens de ménage (surtout
pont)... et s’en affranchit. Exactement comme l’image celle de Lulu, l’Auvergnate) qui racontent leur vie,
wellesienne s’en échappe : quel spectateur pourrait ailleurs. L’espace clos est ultra-clos, presque car-
décrire avec des détails réalistes la maison où meurt céral, mais immense et plein de recoins, d’échappées
Charles Kane (un écriteau “No trespassing”, une possibles.
ombre de château dans un parc glauque, une grande C’est en prenant son temps que Yann Paranthoën
fenêtre avec un vitrail opaque) ? construit son espace : il y a ce long couloir où se
trouve le studio 208 de Yann ( à gauche la porte
Chez Orson Welles, tout est fait pour le récit et ses battante, à droite l’ascenseur) pris en plan fixe et
personnages. L’espace, c’est aussi le récit, les voix qui s’anime, qui prend une existence sonore, quand
en sont partie prenante. Rien n’est inutile. Le tout Lulu arrive de la gauche avec son chariot à balais, ses
est compact et s’entend d’un seul bloc. sandales qui claquent sur le lino, passe, fait un brin
Allez savoir pourquoi : je suis persuadée, depuis que de causette, et s’en va vers l’ascenseur. Le bruit de
je l’ai entendu, que l’L’Ile au trésor d’Orson Welles cette porte d’ascenseur, brutal comme un couperet,
est en fait un film ! rythme toute l’émission comme une ouverture et
Non par analogie; par sensation. une fermeture au noir.

L’ESPACE TRANSFIGURE : L’espace que recompose Yann Paranthoën n’a rien


LES COMPOSITEURS DU REEL d’essentiellement visuel, c’est un espace «ailleurs»,
un sens de la durée, un ensemble de volumes sono-
Avec Orson Welles, on pénètre déjà dans le mystère res, de silences très pleins, de voix très présentes,
de l’espace radiophonique : un espace non pas figu- une attention particulière à la parole des gens. Le
ratif, non pas analogique de l’espace visuel, mais, grain du son chez Yann Paranthoën est reconnais-
en s’appuyant sur l’imaginaire visuel, un espace sable comme une mélodie de Schubert ou une image
transfiguré. d’Orson Welles.
Cela est particulièrement frappant dans le docu-
mentaire -genre radiophonique à mon sens le plus En un mot, il nous ouvre un espace poétique. Et pour
riche et cependant en voie de disparition-, justement celui-là, il serait vain d’imaginer des équivalences.
parce qu’on ne s’y attend pas. Bien souvent, dans le Lulu est bien une émission de radio. Yann Paran-
documentaire, l’espace est moins défini que dans la thoën un authentique façonneur de sons. Aucune
fiction. Le sujet est premier : il faut d’abord savoir image, aucun film, ne me vient à l’esprit quand je
de quoi l’on parle. Tout ce qui concourt à donner un retrouve gravé dans ma mémoire le bruit mat de la
espace au son n’est parfois qu’anecdotique : le seul hache, de l’arbre haut qui gémit, qui craque, avant
plaisir d’un bruit pris comme ambiance. de tomber, fracassant et déchiré.
Il n’y a pas cela chez les grands documentaristes
de la radio : Yann Paranthoën ou Kaye Mortley (à Voilà la radio.
l’atelier de création de France Culture, également
à la radio australienne pour la seconde). Eux, sont
des compositeurs du réel. On ne se demande pas,
en écoutant leurs œuvres, où suis-je ? On y est
d’emblée. Mise en scène transparente.
(1) intuition non confirmée, hélas, et illusion perdue : quelques an-
Avec Yann Paranthoën, la question de l’espace se nées plus tard, La voix du lézard muait en Skyrock, l’un des plus im-
pose à peine : il y a quelque chose d’instinctif chez portants réseaux musicaux (ou robinet à disques) d’aujourd’hui.
(2) dans Machines à communiquer.
lui; quelque chose de la pure sensation chez l’audi-
(3) produite par Daniel Mermet (lundi à vendredi, 14h00).
teur. Chaque son a sa vie propre, comme une couleur. (4) dans une interview donnée à Alain Velnstein pour l’Autre
Les mêler les uns aux autres, ou les opposer, c’est Journal.
composer. L’art de Yann Paranthoën se rapproche (5) que Phonurgia-Nova a très opportunément édité en disque
de celui du sculpteur ou du peintre : il fait entrer le compact en 1990.
quotidien dans un espace abstrait, recréé de toutes
pièces, qui ne ressemble à rien de connu et pourtant
possède une manière de naturel.
Le récit ne se déroule que par les sons, les voix, loin

L'Espace du son II 57
UNE DRAMATURGIE
DE LA RETRANSMISSION
Michel CHION

Quand j’était enfant, cela veut dire dans les an- restaient toujours à droite et ne sautaient pas dans
nées cinquante, l’espace de la radio, c’était pour l’espace, et n’échangeaient pas leur place avec les
moi d’abord un espace géographique - celui évoqué premiers violons.
par les cadrans éclairés sur lesquels, en tournant De fait pour moi l’espace, dans les sons par haut-par-
un gros bouton, on déplaçait une aiguille qui vous leurs, a peu à voir avec le nombre de pistes utilisées.
faisait passer de Paris à Bruxelles, mais aussi à Et lorsque je pense «espace acousmatique», je me
«Hilversum». C’était où sur la carte, Hilversum ? De remémore par exemple le sentiment spatial donné
fait, ce que je prenais pour des noms de ville étaient par les retransmissions de théâtre ou d’opéra sur
des noms de stations. Mais de ce malentendu est France-Culture (à l’époque «France III»), et France-
venue pour moi une grande part de la poésie et de Musique (alors «France IV»).
la magie de l’écoute de la radio. Le jour où à la fin
de ces années cinquante, une radio a été lancée qui De même que j’ai toujours aimé lire des pièces de
se baptisait «Europe I», cette magie a été perdue, théâtre et m’en offrir mentalement la représenta-
car désormais il n’y avait plus de confusion possible tion, j’adorais suivre des retransmissions d’opéras
entre le lieu et la station. à la radio - et m’imaginer moi-même le décor, les
déplacements des acteurs, à partir d’indices sonores
La radio était alors reçue en monophonie, bien divers qui se superposaient au chant et à l’orchestre:
sûr - mais elle n’en suggérait pas moins beaucoup craquements de sièges, toux et réactions du public,
de dimensions spatiales, à cause de la variété des bruits de pas sur les planches, changement de couleur
définitions du son, et des effets de brouillage et de de la voix survenant lorsque l’acteur tourne le dos au
fading lorsqu’on passait d’une station à une autre, micro, etc... C’est peut-être ce qui m’a fait composer,
notamment sur la bande des «petites ondes», ou d’une devenu adulte, des mélodrames électroacoustiques
longueur d’ondes à une autre. C’est ce papillotement, auxquels il arrive de simuler une représentation
ce clair-obscur que Stockhausen a magnifiquement retransmise, avec ses différents plans de profon-
exploité dans ses Hymnen - je parle de la version deur, voix d’un commentateur proche, scène de la
pour bande seule, qui est un des joyaux de «l’art représentation, et enfin, mélangé à cela, diffus et
des sons fixés», bien supérieure aux autres versions intermittent, le bruissement d’un public.
plus ou moins heureusement habillées d’intervention
«live» - et que j’ai recherchée pour ma part très Ainsi la Tentation de Saint-Antoine, sortie récem-
souvent (par exemple dans certains mouvements de ment en disque compact dans la série de l’INA-GRM,
La Ronde, et plus récemment dans les Crayonnés est-elle parsemée de quelques «effets» inspirés par
Ferroviaires). Aujourd’hui, on n’en a plus aucune cette expérience primitive de la retransmission
idée si l’on écoute uniquement la bande FM, dans radiophonique : comme des bouffées passagères
laquelle l’on n’entend plus que des sons au premier de la présence d’une assemblée dans les tableaux
plan, au même niveau de définition. Il faut s’acheter intitulés Le Prêcheur et Le Trésor - qui font comme
un poste spécial à ondes courtes. éclater l’espace représenté, le font comme basculer
du côté d’une salle jusque-là muette. Issue de cette
Mais lorsque la stéréophonie est arrivée en grandes expérience, aussi, est la conception du rôle de la
pompes à la radio, pour les émissions de musique «Narratrice», traitée comme une journaliste décriv-
classique - on avait beau parler de «relief sonore» - je ant en direct les actions physiques du protagoniste à
n’ai aucun souvenir qu’elle ait introduit un espace l’intention d’un public aveugle de radio : «Il marche
particulier. La FM stéréo, ou plutôt la «modulation dans l’enceinte des roches, lentement » - telle est la
de fréquence en stéréophonie» comme on disait alors première phrase que profère à mi-voix, comme pour
sans abréviation, m’a bien plus frappé à l’époque ne pas déranger l’acteur, la voix sourde et intime de
par son effet de présence accrue des musiciens et Michèle Bokanowski.
de l’orchestre et par le gain en définition des instru-
ments et des voix, que par un quelconque sentiment Au début du premier tableau, Le Désert, on entend
d’espace. Ou plutôt, l’espace devenait avec elle une clignoter un «cluster» pâle, estompé et intermittent,
autre dimension plus concrète, plus prosaïque peut- comparable à la lumière d’un phare dans la brume.
on même dire, localisable dans le réel du lieu d’écoute, Ce son n’a pas de plan de présence bien défini, et
accompagnée d’un sentiment d’élargissement de ce n’est que lorsqu’arrive au tout premier plan un
«l’écran sonore» tel un cinémascope pour l’oreille - crépitement intime de feu, nourri de petits détails
mais un scope où tout restait figé. Les violoncelles minuscules qui dénoncent la proximité, que se

58 L'Espace du son II
creuse un espace, celui dans lequel va entrer la voix des classiques donnés par les Comédiens Français,
fatiguée de Saint-Antoine («Est-ce la clarté de l’aube, avec remue-ménage de pas sur les planches - ces
ou bien un reflet de la lune ?»), et plus tard encore bruits de planche devenus synonymes pour moi
la première intervention de la Narratrice. de théâtre, à travers justement les impressions so-
nores venues des retransmissions radio, plus que
Le livre de Flaubert dont j’ai tiré le livret de La de l’expérience directe, marquante cependant sur
Tentation se prêtait d’autant mieux à un tel projet d’autres plans, de la représentation théâtrale). Les
qu’il a été conçu par son auteur comme une pièce feuilletons conçus et mis en scène spécialement
de théâtre imaginaire et injouable - sur le modèle pour la radio, et se déroulant dans un espace abs-
du Second Faust de Goethe, mais aussi de certaines trait de studio, me fascinaient beaucoup moins que
pièces de Musset, voire des livrets de Wagner lorsque cette porte sonore ouverte sur un monde parallèle
celui-ci n’espérait pas encore que ses opéras fussent et simultané.
jamais achevés et représentés. Mais l’ouvrage de
Flaubert est un cas bien à part dans le genre, cher Il me semble donc que dans mes musiques «théâtral-
au XIXème siècle, du «théâtre à lire», du fait que les es» - Le prisonnier du Son, Tu, La Tentation de Saint
didascalies - autrement dit les indications de jeux Antoine-, la dimension spatiale prépondérante est
de scène et de décor - y tiennent une place énorme, celle de la profondeur scénique dans l’axe d’une
bien plus grande que dans les autres œuvres de ce représentation, depuis le lointain jusqu’au proche
type. Ainsi, les monologues et les dialogues à voix - le très proche étant représenté par la voix d’un
haute qui constituent La tentation sont-il fréquem- commentateur qui vous parle comme à l’oreille. Les
ment coupés par des descriptions d’actions et décors dimensions latérales données par les deux pistes
au présent, dans le temps réel et indéfini d’une servent juste de cadre - elles donnent l’encadrement
représentation permanente. Cela crée une tempora- de la scène. C’est pour cela que lorsque je réalise une
lité spéciale - qui se refuse les dimensions du passé pièce en studio, je coupe les haut-parleurs arrière, je
(l’imparfait de Madame Bovary ou de l’Education ne mets pas du son tout autour de moi - j’écoute au
Sentimentale) ou du conditionnel. L’auteur donne contraire toujours devant moi, et je ne m’immerge
le sentiment de décrire en simultané un spectacle pas dans le son. C’est peut-être aussi la raison pour
ou une fresque à l’intention de quelqu’un qui ne le laquelle je travaille toujours en deux pistes.
voit pas, en lui permettant de combler ce manque
avec des projections personnelles à partir des mots Il y a dans La Tentation plusieurs références directes
qu’il lui propose. Or, c’est ce sentiment très fort à la radio : non pas tellement par la présence de la voix
que j’ai éprouvé tout petit dans les retransmissions de Pierre Schaeffer dans le rôle-titre (une voix que j’ai
de radio - qu’à partir des sons, il y avait à recon- découverte d’abord en chair et en os, si je peux dire,
stituer l’ensemble d’un espace, et que le caractère avant de l’entendre sur les ondes par haut-parleur,
forcément lacunaire de cette reconstitution avait et qui n’est donc pas marquée pour moi par la radio,
sa magie propre. bien qu’elle soit diablement microgénique !). Mais
par divers détails : comme quelques interventions
L’espace acousmatique tel que par exemple la ra- de sons hertziens dans Le désert (où l’on entend des
dio l’a longtemps incarné, c’est en effet, qu’on nous ondes courtes enregistrées à l’aide de mon frère, qui
pardonne cette évidence, un espace pour aveugle. est à ses heures de loisir un radio-amateur fervent),
Imaginons un voyant et un non-voyant côte à côte au et dans La Terre (bousculade d’éclats de stations
seuil d’une grande salle. Le voyant aura d’un coup de radio sur une bande FM sur-encombrée, celle
-d’un coup d’oeil-, l’appréciation de son volume global des années quatre-vingts, destinée à représenter la
avec les différents plans en profondeur. L’aveugle, prolifération naturelle). Ce sont des sons «on the
lui, reconstituera pièce par pièce cet espace au fur air», comme on dit en anglais, et qui matérialisent
et à mesure en fonction des événements sonores qui un espace sonore hertzien non-acoustique.
se produiront. Il y aura toujours quelque chose qui
pourra surgir à son oreille inopinément et le faire Gagnons l’endroit le plus isolé possible, un plateau
basculer. C’est cette dramaturgie du surgissement par exemple ou un site de haute montagne, en
qui est caractéristique de l’acousmatique (bien que le emportant un minuscule transistor. Il suffit de
cinéma l’ait parfois retrouvée lui-même, avec l’usage déployer la petite antenne, et d’allumer le poste, et
par exemple du gros plan et de ses bords-cadre dont voilà des sons qui se font entendre de tous les points.
n’importe quoi de menaçant ou de tutélaire peut Ces sons étaient donc là, latents dans notre air,
surgir : voir chez Bergman dans La Flûte enchantée, partout. Ils tendent dans l’espace une multitude de
et dans L’Œuf du serpent). fils invisibles, et ignorent avec insolence les lois de
la propagation acoustique telles qu’on les enseigne
dans les manuels. Ce sont pourtant les sons tels que
A l’époque où j’ai reçu ces «impressions», je ne con- nous les vivons aujourd’hui, déliés de l’acoustique
naissais pas ce qu’on appelle aujourd’hui la créa- - d’où le léger dérisoire, pour moi, des pinaillages
tion radiophonique ; j’étais juste impressionné de d’audiophiles sur «l’effet stéréophonique», alors
manière diffuse par les effets mêmes, le mystère de que les trois-quarts des sons que nous entendons
la retransmission acousmatique (qu’il s’agisse des aujourd’hui sont relayés électriquement et mécon-
jeux radiophoniques, des concerts symphoniques ou naissent toute perspective.

L'Espace du son II 59
Comme on le voit, dans ces considérations à bâtons des films pour les adapter en «dramatiques radio»,
rompus, j’ai surtout parlé de la radio comme canal, moyennant quelques textes additionnels pour racon-
relais, médium, plutôt que comme un espace de créa- ter les scènes manquantes et poser les décors).
tion propre, qu’elle a été aussi et qu’elle est toujours,
notamment en France avec le prestigieux Atelier de Cette doublure acousmatique avait quelque chose
Création Radiophonique de France- Culture. C’est de fascinant, en partie dans le fait d’exprimer par
que je pars d’une expérience qui est la mienne, et touches successives, jamais achevées, un espace
de mes souvenirs d’enfant, dans lesquels la radio supposé d’emblée réel et entier. Et c’est peut-être
fonctionnait comme une doublure acousmatique de en me souvenant de cette expérience que finalement,
tous les autres genres spectaculaires existants - le sans l’avoir concerté, je me suis retrouvé plus tard
concert, le théâtre, l'opéra et même le cinéma (une à faire de la musique de sons fixés, et à y composer
émission de Roger Régent sur Paris-Inter, Cinéma des drames qu’on ne voit pas.
sur les ondes utilisait les bandes sonores dialoguées
Juin 1991

60 L'Espace du son II
AU COMMENCEMENT
ETAIT L’OREILLE
René FARABET

A. dit soudain: «En ce temps-là, j’étais replié à la Bien qu’il eût répondu de bonne grâce à l’invitation
façon d’une coquille. J’étais une oreille-qui-grandit: de son ami, B. se demandait s’il n’eût pas préféré
corps sculpté par le son, déjà. Du fond de la cave que cette séance d’écoute eût lieu chez lui, et dans la
où j’avais été jeté, je ne voyais rien. La scène col- solitude : il se serait étendu sur son lit, par exemple,
orée m’était cachée, la représentation se déroulait sans se soucier de géométrie. «Il faut se garder de
sans moi, derrière cette membrane vibrante, ce solenniser l’écoute», se disait-il.« Je devrais pouvoir,
rideau frémissant tendu tout contre moi.Ce que je si l’envie m’en prenait, me placer de dos ou de pro-
percevais était de l’ordre de la secousse: une sorte fil, ou même aller dans la pièce voisine. Ecouter, ce
de train d’ondes, des vagues déferlant, venant se n’est pas une activité militaire, circonscrite dans un
cogner à moi - donnant des coups, oui, ou plutôt espace quadrillé. Je ne suis pas là pour décrypter,
des caresses: dans ma retraite lacustre, tout était interpréter, dénoter. Je préfère paresser dans la
amorti. Saviez-vous à quel point le son peut faire matière sonore, et parfois m’évader. C’est un exercice
pression sur vous? Le son est tactile. Voilà! C’est ainsi de liberté. Il me faut simplement des «propulseurs
que j’ai commencé à mémoriser le monde. Quelque de rêve», des déclics qui me poussent à la dérive».
temps après, je suis né au milieu du vacarme et Il choisit de plaisanter :
des violences. Plus tard, quand mes yeux se sont
dessillés, je suis peut-être devenu sourd.» Il ajouta B.— Je pourrais mettre mes mains en cornet pour
en se tournant vers B.: «Je vais vous conduire dans en avoir plein les oreilles... Mais non, Aristote pré-
un endroit où vous aurez peut-être envie de fermer tendait que «les grandes oreilles proéminentes sont
les yeux». Il l’amena alors dans ce qu’on appelle un une marque de sottise.»
auditorium, une espèce d’austère parallélépipède A.— Dans la phrase que vous citez, on a l’impression
sans fenêtres, au fond duquel il crut discerner, à que l’oreille n’est qu’un organe passif, une sorte de
chaque coin, deux haut-parleurs grillagés comme protubérance dérisoire et grotesque, un chou-fleur
les fenêtres d’une prison. décoratif, un coquillage d’apparat.
B.— Oui bien sûr, alors que c’est au delà de ce ber-
A.— Asseyez-vous ici,au centre, voyez, à égale dis- ceau tout rose, tendu d’un duvet de velours, que le
tance de ces deux cages à sons. son danse et tourbillonne, j’imagine. Tout se passe
B.— C’est une place privilégiée, c’est la place du dans les vestibules intérieurs, dans les canaux
Roi. Mais si j’ai bien compris, vous m’interdisez de souterrains.
loucher,ou de me pencher du côté de ma voisine. Il A — Sans doute. Donc pas de rabat si vous voulez,
faut rester au garde-à-vous, pétrifié, quoi... et surtout pas de bonnet de coton. L’oreille est un
A.— Oui, attention, un peu de turbulence, et la scène calice, et le son n’est pas meurtrier. Rien à voir avec
bascule, l’équilibre est perdu. le poison infligé au père d’Hamlet.
B.— Eh bien donc, je serai cet auditeur unique, cet B.— Une question : faut-il avoir les oreilles bien
auditeur d’élite, ce spectateur aussi, dans un sens : soudées ?
à cette pointe d’angle où je suis, j’ai devant moi une A.— Pardon?
sorte de tableau... B.— J’ai l’impression qu’elles sont disjointes parfois:
A.— C’est cela, il y a ce qu’on appelle un «cône de la tête soudain coupée en deux, il y a comme une
présence», qui part de vos yeux... fissure...
B.— Voilà, on me demande de visualiser, de faire A.— Tendre l’oreille, c’est peut-être ne tendre qu’une
du repérage par le regard! seule oreille...
A.— Et savez-vous comment on appelle parfois l’arc B.— Et à certains moments, ça entre par l’une et
qui délimite le seuil d’intelligibilité? : «Rideau» ! ça sort par l’autre.
D’une certaine manière, on est un peu comme au A.— Ne croyez-vous pas plutôt que les sons
théâtre en effet. s’enfoncent et s’embourbent dans la tête ?
B.— Donc le tableau de scène est devant moi, avec B.— La tête comme champ d’assourdissement,
ses effets de perspective, ses points de fuite, son comme sac de sable en somme ? Non, je ne dirais
horizon (du lointain qui s’amenuise) son cadre. pas cela. Les sons l’irriguent, la fouillent...
A.— Enfin, il faut admettre que la boîte scénique A.— Et brusquement ne sont plus là...
est tout de même moins rigide qu’au théâtre. Ici les B.— Ecouter, c’est se faire poreux.
parois sont perméables, les lisières imprécises. Le A.— Laissons un peu le monde s’installer et bruire
son ne cesse de déborder. en nous, voulez-vous.
B.— Et de m’immerger?
A.— Oui, c’est cela. Vous faites partie de la scène De ce qu’ils écoutèrent,A. ne dit presque rien, sinon
sonore. qu’il s’agissait d’une sorte de fête populaire, avec

L'Espace du son II 61
des saltimbanques et des musiciens. Peut-être eut- B.— On me dit que ce personnage est juché sur des
il mieux fait de se taire, de ne pas mentionner, par échasses. Pour moi, à l’oreille, c’est aussi bien un
exemple, la présence d’un cracheur de feu. cul-de-jatte.

B.— Ce son craché qui déchire l’espace, je me le Tout lui devenait suspect. B. n’était même plus sûr
représente bien comme une flammèche, vous ne de l’authenticité de la scène réelle.
trouvez pas ?
A.— En êtes-vous sûr vraiment ? C’est une petite B.— Vous avez des sons «off» ?
tornade aussi bien. Ou le soupir d’un ogre, peut-être. A.— Vous vous croyez au cinéma ?
Ou le cri figé d’un samouraï. Ou tout simplement B.— Voulez-vous dire qu’ici, tout est «off»?
un son musical. Un son orange, disons... A.— Oui, ou le contraire. Le corps sonore n’a pas
B.— Au fond, c’est vrai. Si je me réfère au corps qui d’ombre. Le présent est un «mélangeur».
l’émet, je me fais sourd à ce qu’il est. Il est masqué B.— Une autre fois, je vous interrogerai sur le son
par le sous-titrage, sa légende me le dérobe. qu’on n’entend pas encore -et aussi sur celui qui
A.— Alors qu’il n’est que reste, traînée bruissante, vient de disparaître...
trace fragile...
B.— Oui, le corps est loin derrière. «Il y a»,réfléchissait B., «des effets d’attente, des
effets de persistance qui ne cessent de traverser
B. essaya de renoncer à étiqueter les sons. «Du reste», mon écoute. Pour tout événement sonore, on devine
se dit-il, «tout son est dû au frottement de plusieurs confusément une sorte d’escorte poudreuse qui
corps. C’est un «combiné» déjà. Pour le conceptualiser, point de l’horizon, et dans son sillage, comme un
je dois donc enjamber plusieurs choses, imaginer panache nuageux qui va se dissiper lentement. Et
des espaces intermédiaires de glissement, etc. C’est tel que je le perçois, le son n’est pas canalisé dans
le produit d’une force active : il s’échappe de ce qui une ornière sans faille, il suit une sente lumineuse,
souffle, de ce qui frappe, de ce qui pousse...Le bruit faite d’empreintes légères, de traces inégales de
ne cesse de sourdre du vivant». frôlements et de pressions. Ecouter,c’est une activité
rêveuse, pensive».
B. se montrait toujours bon public :
Les haut-parleurs continuaient à déverser du plein-
B.— Je voudrais vous dire : ces musiciens de tout à air dans cette pièce capitonnée.
l’heure, ils remplissaient tout l’espace pour moi. Avec
vous, je me suis approché d’eux, et je crois avoir écouté B.— Une fois enregistré, le son acquiert une autre
pleinement tous les sons qu’ils produisaient. fibre.
A.— Mais que dites-vous des danseurs, dont il ne A.— Voulez-vous dire qu’il est devenu un peu fan-
restait plus que le martèlement rythmique des tomatique, par exemple ?
sabots sur le plancher : la danse des corps réduite B.— J’écoute, comme en sourdine, toute cette vé-
à un piétinement cadencé? gétation sonore un peu fanée. Les sons n’ont pas
B.— Votre conclusion : tout tableau vivant ne laisse de support, pas de points d’appui, on dirait. Tout
que des dépôts sonores partiels, et plus ou moins flotte. Ce sont des voix sans corps, comme des têtes
aléatoires, ou même insignifiants -un peu de ca- qu’on balladerait au bout de piques.
cophonie, quoi. A.— Un théâtre d’ombres, en somme...Vous savez,
le fantôme - l’ombre - n’apparaît plus que par la
A. continuait à sourire. voix.
B.— Voilà! C’est peut-être pour cela que le discours
B.— Et pourtant, un aboiement, c’est d’abord un radiophonique m’a toujours paru un peu funéraire.
chien. A la radio, on parle d’outre-tombe, on est sépulcral.
A.— Oui, mais pas ce chien. On grave dans le grave !
B.— Un certain type de chien tout de même. Entre A.— «Grave», en anglais, c’est la tombe.
un bouledogue et un pékinois... B.— Mais dans ce «grave», il n’y a pas d’épaisseur.
A.— C’est cela, oui, nous sommes renvoyés à des Pas de consistance. La voix est sans bords. Ce n’est
types, à des séries. Mais que savez-vous de cet épag- plus telle ou telle bouche qui la gaine. Elle s’enfle,
neul breton appelé Totor (je l’ai su par la suite), une se répand confusément dans l’espace.
oreille beige, l’autre blanche... A.— Oui, résonnante, ballonnée. Ombreuse.
B.— Silencieux ?
A.— Oui. Flanqué de son maître,un vieil homme Ils écoutaient depuis un grand moment déjà.
boitillant... L’horloge ne réglait pas leur destinée (ils n’étaient
B.— Muet ? pas prisonniers de ces «grilles de programme»
A.— Oui. Voilà autant de figures absentes. Dans la grâce auxquelles les radios d’aujourd’hui décou-
bande sonore, il y a des tas de zones mortes. pent le temps en tranches de plus en plus infimes,
dérisoires).
B. avait peine à croire que cette représentation
donnée par le son ne fût qu’une mascarade. Mais il B.— Pardonnez-moi, mais mon écoute est tout à
s’était mis à douter. fait divagante.

62 L'Espace du son II
A.— Loin de moi l’idée de vous reprocher des cligno- B.— Que faire ? Il faudrait introduire des zones
tements d’attention, ou des humeurs d’écoute. d’exclusion, des sortes de «carrés blancs». Trouer
B.— Oui, enfin, je sens bien que je m’égare. Je m’égare la bande peut-être ?
par rapport au parcours que vous avez proposé. A.— Trouver des lieux latents, des espaces vides,
A.— Vous avez failli dire «imposé»! Mais non : vive soudain. Mais le son est un passe-muraille.
l’âme vagabonde! Il y a tout de même une chose que B.— Alors c’est cela : un peu de bande vierge ça et là.
je crois pouvoir affirmer : le son pré-écouté, c’est lui Dix-neuf centimètres de rapiéçage par ci par là.
qui a les plus grandes chances de vous captiver. A.— Du patchwork, de la dentelle, je vois. Vous vous
B.— Je salue en vous le premier auditeur ! croyez dans la couture ?
A.— C’est un son qui, disons, se serait coulé dans B.— Vous avez bien des ciseaux et des bobines.
un corps confident.
B.— Je salue le confident, et sa haute fonction Tous deux s’efforçaient de lutter contre le brouhaha,
dramaturgique ! d’aiguiser leur écoute. «C’est qu’il ne suffit pas
A.— Un son à vous dédié. d’entendre, il faut écouter», reprenait A. «le monde
B.— Après avoir été traité ? habituellement s’engouffre dans nos oreilles comme
A.— Ou bien non-traité. Simplement sauvé de l’ano- par un goulot, sans filtre : des sons en fusion qui se
nymat, de l’insignifiance. parasitent les uns les autres, qui «bouillonnent» à feu
B.— Grâce à cette caresse un peu pressante... plus ou moins doux - et la radio parmi eux (pensez
A.— Grâce à une écoute intense, oui, exigeante. aux transistors, aux haut-parleurs dans les lieux
de commerce) qui se contente de faire du bruit,un
Un peu plus tard, B. se tourna vers A. bruit un peu plus coloré au milieu de nos activités
quotidiennes». Et il continuait: «Tout microphone
B.— Est-ce là un fond sonore ? Comme un décor qui devrait être appelé macrophone. Il faut pouvoir
coulisserait le long de la dernière travée? saisir l’infinitésimal. Le monde est plein de miracles.
A.— Attention, toute ambiance est prégnante, prête Percevons l’accident, l’imprévu, c’est-à-dire la vie
à vous envelopper. même : la fêlure des choses, les cahots du rythme,
B.— Dois-je préparer mon scaphandre ? les «cabosses» des sons, etc., etc. » Les hauts-parleurs
A. parfois montrait des signes d’énervement, lorsque dégorgeaient toujours leur magma, à l’intérieur
les sons se superposaient, s’agglutinaient jusqu’à duquel, parfois, un tableau se découpait.
former un ensemble brouillon et pâteux, une sorte B.— Votre plan d’ensemble n’est qu’un fragment.
de pudding sonore dont plus rien ne se détachait, A.— Sans doute.
comme si faire la fête, à ce moment-là, avait consisté B.— Je veux dire, tout saute toujours «hors du cadre».
à additionner des décibels, à répandre partout le L’image sonore n’a pas de pourtour.
tonnerre, c’est-à-dire à abasourdir les gens, à les A.— Oui, ça bave du «poste», quoi.
«couler» dans le bruit. Ce fracas avait pour effet de B .— Si l’on veut.
saturer l’espace acoustique, et provoquait chez les A.— Vous savez, on ne consomme pas le son comme
acteurs comme chez les auditeurs la plus grande on «broute» un tableau. Il est bon de perdre les traces.
inattention. Ecoutez sans vous retourner.
A.— Et la foule est là, grouillante, absorbant tout. B.— Le son est donc porteur d’oubli ? Bien. Situons-
B.— Bavard : buvard ! nous à l’avant, là où il fonce.
A.— Elle fait de la figuration, c’est tout. Les voix Une fanfare se mit à jouer.Et l’on sait que ce genre de
bourdonnent confusément dans le lointain, amal- musique a tendance à durer sans se renouveler...
gamées, indistinctes, anonymes.
B.— Ah! ce n’est pas l’harmonie militaire d’un choeur A.— C’est assez monotone, je l’avoue.
de grillons, non. B.— Fragment brut du réel...
A.— Ecoutez cette rumeur parasite, comme une A.— Je me sens exclu.
salissure. Ça fourmille dans le crin-crin de la vielle, B.— Et vous rêvez de manipulation.Vous voulez jouer
ça vrombit dans les soupirs musicaux. à l’apprenti-sorcier: la machine vous fascine.
B.— Oui, et vous ne l’effacerez pas. Elle adhère à A.— Ce n’est pas cela. Mais si je reste de côté, le
tout le reste. Elle avale tout. Vous voulez travailler monde est en sommeil. Il n’existe pour moi que si je
sur le terrain, comme on dit. Il paraît que vous le respire, si je le secoue, si je l’interpelle.
étouffez dans les studios, que vous avez horreur des B.— Ce n’est pas en soufflant dessus qu’il va respirer.
sons propres. Eh bien, vous l’avez, votre ambiance, Sillonnez-le de vos pensées, ridez-le de vos humeurs:
la vie est là : ne vous plaignez pas ! c’est dans la tête que tout se passe.
A.— Ce cafouillis de bruits me gêne, parce qu’il A. avait déjà rejoint la cabine technique.Il s’était mis
me montre une foule distraite, futile, des gens qui à jouer avec les sons, à les ralentir ou les précipiter,
n’écoutent pas... à les superposer et les transformer. La fanfare s’était
B.— Et vous rêvez bien sûr de ces moments un peu démultipliée jusqu’à devenir un horrible «couac», plus
vertigineux ou soudain une mouche se met à voler: faux encore qu’au naturel. Tout finit dans un rire.
l’air s’est figé tout à coup, et l’on est médusé. Après une courte pause, la conversation reprit :
A.— Oui, et le bruit s’est combiné avec l’haleine, un A.— Les «ondes» ! J’aime cette métaphore liquide.
léger souffle s’est déposé sur lui, il vit. Le son ondule, oui, il avance par rouleaux, il y a en

L'Espace du son II 63
lui des montagnes russes, il sinue... rigueur?
B.— Et s’insinue... A.— Le but n’est pas de retirer le son de son eau
A.— Il se propage, avec ce frisson sans cesse répété, vive. Mais gardons un instant votre suggestion; vous
qui est sa palpitation vitale. Il s’insinue,oui... ne m’identifierez pas au pêcheur de carpes.
B.—Et s’infiltre. Sentez-le, toujours en train de B.— Vous voulez dire, un de ces pères tranquilles
sourdre... qui, le cul sur un strapontin, jettent un regard vide
A.— Et puis de s’enrouler. Il déploie des torsades, des et éteint sur le bouchon. Je comprends, c’est une
tores, à l’image de la bande magnétique entortillée gymnastique!
autour de son noyau...
B.— Et l’auditeur lui-même est un «tortillon», une Il questionna encore:
sorte de momie bruissante, bruitée... B.— Avez-vous un «point d’écoute», comme on dit
A.— Oui, le son me lèche, et me traverse, danse en un «point de vue»?
moi, s’insinue, c’est bien cela. M’enveloppe, puis se A.— Plusieurs même, de préférence. Mais dans ce
dérobe, prend la fuite... plein-air, les champs sonores s’interpénètrent. On
B.— Passe. Même lorsqu’il paresse dans un si- a beau varier les postures de guet, l’ensemble reste
lence. Même lorsqu’il a l’air inscrit sur une portée. brouillé. C’est de la poix, je pêche en eau trouble.
Passe,s’évente... Et voilà bien le problème du brouhaha. Tout fait
A.— Et la rue, pour lui, c’est un peu le lit de la chorus, et s’entremêle. L’image est bloquée,on ne
rivière. peut rien lui retrancher.
B.— Alors mariez-la, ayez recours à la syntaxe :
A. ajouta soudain:
collures, suites, ruptures, alternances, répétitions,
A.— Et ne croyez pas que l’oreille, c’est l’entonnoir où
variations, chevauchements, pulsations rythmiques,
va s’engouffrer toute la masse liquide. Le son, en fait,
structures et figures éclatées...
diffuse dans tous les sens, il jaillit, il éclabousse.
A.— Etc., etc., etc.
B.— C’est tout mon corps qui est arrosé, je le sais
bien. Et c’est ainsi que tout doucement, ils en vinrent à
A.— Vous écoutez, nimbé d’une sorte de brouillard aborder le problème du récit. Et au fond, c’est ce qui
g1issant. motivait le plus A. dans son travail : cette construc-
tion progressive du sens, à partir de tous les sons
Pendant que la bande continuait à tourner, A. se mit
à penser tout haut: «Le son teste l’élasticité de mon qu’ils avaient écoutés.
corps, son aptitude à la pulsion. Je crois même savoir A.— La vraie question,là, est de se battre contre
qu’au coeur du labyrinthe de mon oreille interne, il «l’indifférencié».
y a des mouvements liquidiens, une espèce de danse B.— Alors vous allez scinder la scène en unités
des membranes qui me tient le corps en éveil. Et parfaitement discrètes. Mais rien ne me dit que ce
si j’écoute intensément, je vais finir par m’écouter repérage va me convenir. J’ai déjà envie, avant de
moi-même, tout le corps me remonte à l’oreille : le les connaître, de dissoudre votre découpage et votre
tam-tam du sang, le bruit de tension de la peau et hiérarchie.
des muscles, le claquement des articulations et des A.— Vous préférez une sorte de vrac où tout
os, - ce concert tapageur que le monde donne en s’annule?
moi. Le monde joue en moi (se joue de moi). C’est B.— Non, mais surtout pas de schémas rigides. Un
par l’effet de ses charges, de ses stimuli, que je suis mouvement, oui, un vecteur de désir...
vivant».
La nuit, au dehors, était déjà tombée depuis long-
B.— Deux oreilles - de cartilage ou de métal, c’est temps. Avant de se quitter, ils échangèrent encore
pareil - ont traversé l’espace, balayé le paysage. quelques mots :
A.— Scène mobile, scène visitée. Mais front d’écoute
aussi : souvent ça fait tableau. B.— Pouvez-vous me dire ce que nous avons écouté?
B.— Oui,il y a une alternance de rencontres et Je m’aperçois que je me suis laissé glisser dans les
d’abandons. sons jusqu’à m’y perdre.
A.— Le corps dicte sa loi. A.— Pour moi, tout cela a eu lieu. Comment se dé-
B.— Aviez-vous des semelles de caoutchouc? faire de cette idée?
A.— Souvent, dans un milieu homogène, on ne se B.— Jouez plutôt avec elle.
rapproche que de ce que l’on quitte. Le passage est A.— Mais que faire de tous ces matériaux ? Vous voyez,
annulé. ils sont là, étiquetés, classés par thèmes,catégories,
B.— Faites comme les puces, qui avancent par sauts: moments, que sais-je. Des bobinos par dizaines, tous
elles travaillent sur le différent. également ronds, identiques.
B.— Il est vrai que sur le plateau, ils tournent tous
A. se mit alors à parler de diverses techniques de la même façon. Mais ils n’émettent pas le même
d’enregistrement. air.
B. l’interrompit: A.— A la limite,si.
B.— Votre perche, là, c’est un peu la gaule du B.— Faites-les tourner ensemble, ils vont peut-être
pêcheur? raconter une histoire, à la manière des deux mouches
A.— Prise de son : prise de poisson ? accouplées dans l’oreille du philosophe. Tenez, on en
B.— Vous trouvez que la comparaison manque de prend un au hasard...

64 L'Espace du son II
ES
PACE
DE PRO
JECTION
PROJECTION
DANS L'ESPACE

L'Espace du son II 65
Il s’agissait d’assurer au mieux la projection sonore, en utilisant nos
appareils en fonction de l’acoustique et du volume de la salle, en in-
stallant nos haut-parleurs aux endroits les plus favorables, et surtout
en réalisant une projection en relief. Nous savions qu’en multipliant
les expériences, nous parviendrions à dégager des règles précieuses
pour l’avenir, mais pour l’instant nous n’en étions qu’à la première
tentative de concert public, et cela n’allait pas sans tâtonnements, ni
sans angoisse.

SCHAEFFER Pierre, : A la recherche d’une musique concrète, Paris, Ed. Du Seuil, 1952.
Dans le premier numéro de l’ Espace du Son, Michel Chion soulevait, dans son article
Les deux espaces de la musique concrète, le problème du format des œuvres et,
notamment, de la résurgence des tentatives de composition faisant appel à un nombre
de pistes sans cesse différent :

«Aujourd’hui cependant, la musique sur bande n’est pas épargnée par la manie
ou la coquetterie propre aux compositeurs contemporains de vouloir changer
pour chaque œuvre la règle technique du jeu, modifiant aussi bien les principes
de disposition des haut-parleurs que le nombre de pistes de l’œuvre, et que la
façon dont les sons enregistrés se mélangent ou non à des sons «live», etc...,
tant et si bien que l’auditeur n’a plus aucun moyen d’y construire des repères:
une telle affectation, outre le gâchis financier et social qu’elle entraîne, aboutit
à bloquer le progrès esthétique et à disperser le travail sur des innovations
souvent éphémères et sans intérêt. Les compositeurs auraient donc intérêt à
se pencher sur la question d’une certaine standardisation technique des formats
de leurs œuvres (par format, je veux dire, tout simplement, le nombre de piste)
et des systèmes de diffusion, cette standardisation permettant seule une évo-
lution des formes. Si le cinéma ne s’était pas fixé rapidement, pour sa part, sur
certains formats de réalisation et certains standards de projection, il en serait
peut-être encore à balbutier dans son langage.» (1)

Ce même thème est repris dans son récent essai-manifeste, L’Art des sons fixés ou La
Musique Concrètement :

«Ainsi la répartition et la diffusion des sons à travers l’espace sur plus de deux
pistes fut-elle techniquement possible, et pratiquée, dès le début des années 50.
Les œuvres en quatre pistes ont même été légion dans la production des années
60, et si beaucoup de compositeurs sont revenus dans les années 70 au bi-pistes
et à un style moins éclaté et plus centré, c’était une limitation assumée, pour
permettre un centrement, un resserrement et une linéarisation du discours.
Certains ont même systématisé alors le principe d’un front de diffusion (par
opposition à la formule en rond répandue jusqu’alors), proposant une image
cinémascope plus centrée, mieux repérable, et peut-être plus propice à une
intériorisation de la scène acoustique.

Quelques années plus tard, voilà que les mêmes compositeurs sont de nou-
veau tentés par l’éclatement des pistes, et par une matière sonore dispersée,
empilée.» (2)

Les mêmes compositeurs ? Peut-être pas.


Mais il est vrai qu'aujourd'hui des regards se tournent vers la technologie multipiste et
les ressources d’une diffusion éclatée sur de nombreux canaux. Toutefois l’accord n’est
pas parfait. Aussi nous a-t-il paru éclairant de donner la parole à quelques compositeurs
qui ont sur cette question des points de vue divergents ou complémentaires.

(1) CHION Michel, «Les deux espaces de la musique concrète», L'Espace du son, Editions Musiques
et Recherches, 1988, p. 33
(2) CHION Michel, L’art des sons fixés ou La Musique Concrètement, Editions Metamkine/Nota-
Bene/Sono-Concept, 1991, p. 68
LA POLYPHONIE SPATIALE
Patrick ASCIONE

A la suite de premières expériences personnelles tant est qu’on puisse modeler une image) afin de leur
de travaux réalisés et diffusés en seize pistes, je procurer plus de relief, de volume, les rendre plus
voudrais développer ici quelques-uns des points que perceptibles ? Comment opérer cette conversion,
j’avais abordés lors d’une précédente communication passer d’un état dans un autre tout en conservant
parue dans cette même revue et mieux cerner ce qui pour bases de données communes le même code ?
différencie deux modes d’occupation de l’espace : le N’est-ce pas au fond une utopie que de vouloir ainsi
mode stéréophonique et le mode multiphonique. confondre deux entités de vecteurs et de dimensions
Bien que les mécanismes régissant ces deux tech- de nature si différentes ?
niques de composition soient à bien des égards On pourrait en cela se demander si, ce qui a le plus
divergents, les fondements et particularités de de chance de convaincre ou de sembler réaliste, ne
l’approche multiphonique ne sont pas pour autant devrait pas au fond émaner de la réalité même;
incompatibles avec l’art acousmatique. celle-ci étant, si l’on en croit le vieil adage, quelque
Bien au contraire ! peu supérieure à la fiction...

Cette question de la coexistence possible de deux


UNE DUALITE : univers de constitutions divergentes revêt une
«L’ESPACE STEREOPHONIQUE» ampleur particulière au moment de la diffusion si
DE L'ŒUVRE DANS l’on s’attache à analyser ce qui est perçu de manière
«L’ESPACE REEL» globale à cet instant :
DE LA SALLE DE CONCERT Lorsqu’on projette dans un lieu quelqu’œuvre que ce
soit «spatialisée» par le moyen de la stéréophonie,
L’utilisation d’un dispositif de diffusion destiné à l’espace évoqué (inscrit sur la bande bi-piste) se trouve
mettre en valeur la dimension spatiale d’une œuvre tout à coup plongé dans un autre espace (un autre
stéréophonique en public, est supposée rendre plus format), celui-ci bien réel et multidimensionnel de
prégnants et sensibles les éléments de spatialisa- la salle de concert qui le reçoit.
tion inclus dans l’œuvre et convaincre l’auditeur de Or le premier (l’espace illusion) permet de suggérer
l’existence de plans, de reliefs, de profondeurs, de par sa fonction des dimensions souvent sans rapport
mouvements... et en disproportion complète avec celles de la salle !
Un peu comme la projection cinématographique si
En cherchant à déployer les rapports d’espace qu’il l’on veut.
a conçus, symbolisés dans son studio, le musicien Cependant dans notre cas, s’il s’agissait (comme
espère ainsi révéler, traduire en «vraie grandeur» au cinéma) d’un choix délibéré, ce choix ne se justi-
cette dimension jusque là simplement simulée sur fierait pleinement qu’à condition qu’aucun acte
le ruban magnétique... d’interprétation proprement dit n’ait lieu et que la
En d’autres termes il tente de passer de son image à projection de l’œuvre soit la plus «neutre» possible,
sa traduction dans le réel. De provoquer une sorte c’est-à-dire sans installation destinée à épouser les
de métamorphose. structures du lieu de projection et par là même, à
refabriquer l’architecture d’ensemble de la pièce.
Ce qui n’était au départ qu’une «illusion spatiale
stéréophonique», la «photographie d’un paysage Au cinéma, s’il n’y a pas véritablement de déperdition
virtuel», va devenir avec l’aide d’une console et de du message ou de l’image, dans nos salles au con-
potentiomètres, une réalité vivante et mouvante, traire une grande partie du travail stéréophonique
même s’il ne s’agit pas toujours d’imiter le réel ou est absorbé et se dissout généralement; les rapports
le vraisemblable... de plans, de profondeurs, étant moins sensibles et
Cette impression d’espace «peint» par le compositeur perdant de leur définition, de leur sens, ce qui n’est
dans le studio, traduction donc d’une projection naturellement pas sans incidence sur la syntaxe
mentale, est précisément en ce sens une image, un générale de l’œuvre : les sons eux-mêmes.
compromis formel. De plus, lorsque nous diffusons une pièce stéréo-
phonique dont l’espace représenté est par nature
Or, comment transporter de telles «images» dans «illusion auditive», l’aire acoustique du lieu (l’espace
le réel, les inclure dans les dimensions d’un lieu environnant) se trouve sollicitée par des sonorités
physique sans que celles-ci en souffrent obligatoire- qui, elles, n’ont rien d’illusoire ou de «virtuel» à pro-
ment ? Comment les interpréter, les «remodeler» (si prement parler, et sont reçues comme des «objets»

68 L'Espace du son II
réels, tout à fait perceptibles, se répercutant partout sions physiques et acoustiques de ses volumes, en
dans l’air. (Je reviendrai plus loin sur ce point). fonction de l’espace qui est évoqué, «préfabriqué»
Mais la situation devient particulièrement para- sur la bande.
doxale lorsque ces mêmes «objets» se trouvent en Puis étirer celui-ci comme s’il s’agissait d’une matière
même temps placés à l’intérieur de «paysages de élastique jusqu’à ce qu’il revête le plus possible
studio» imaginaires, scènes et perspectives irréelles l’aspect désiré en prenant en compte (ou pas) les
ou virtuelles (donc par nature sans «poids» ni force, proportions du lieu donné.
sans tensions ni valeurs mesurables) et soumis Tout cela dans le but de convertir les qualités tridi-
aussi aux exigences physiques acoustiques de la mensionnelles virtuelles de l’œuvre en un réalisme
salle; masse d’air obstinée, envahissante et lourde, avéré des rapports et des formes, «presque réalité»
omniprésente et permanente qu’il leur faut pourtant dont l’auditeur pourrait mesurer la portée et don-
solliciter, brasser, remuer... ner l’échelle...
Ces sonorités contredisent ainsi par leur émergence Mutation impossible, paradoxale, chaque fois es-
la nature conceptuelle de l’espace évoqué qui leur est pérée.
assigné; cette incohérence offrant alors deux niveaux
de lecture antinomiques du propos... Or les diverses sonorités (comme l’ensemble du ma-
tériau sonore résultant du mixage stéréophonique
Comment l’auditeur perçoit-il ce mélange de dimen- définitif) sont par avance (hélas!) coulées dans le
sions contradictoires, ce véritable «mixage naturel moule de cette «photographie de mise en espace»
d’espaces» opposables ? originelle et l’on voudrait pour les besoins de la cause
L’oreille est-elle réellement discriminante à ce qu’elles s’en libèrent le soir du concert.
niveau ? A cette fin, on tire parti de cet état de fait par
quelques astuces et par le biais d’interventions sur
Or les dispositifs d’interprétation censés pouvoir les fréquences ou les intensités, ou par la possibilité
adapter ces espaces virtuels aux lieux de diffusion de «démixer» (1) certaines sonorités au moyen de
ne peuvent prendre en compte que des données la console de diffusion et de ses «correcteurs de
physiques sensibles, c’est-à-dire des fréquences, timbre».
donc des sons, et ne sont pas fait pour gérer sans en Ceci afin de réduire quelque peu l’impression de flou
modifier considérablement la portée, les convertir, résultant de l’amalgame produit par la rencontre
des paramètres aléatoires, virtuels ou subjectifs des deux univers pré-cités, où l’esprit d’un audit-
tels que des perspectives simulées, des effets de eur novice a bien du mal à se forger des repères et
déplacement ou les qualités suggestives d’une géo- a tendance à osciller continuellement entre deux
métrie plane... possibles...

S’ils peuvent effectivement affecter telle sonorité Pourquoi ne pas faire en sorte que ces sonorités-là
à tel endroit de la salle, en revanche ils n’ont pas puissent se déployer indépendamment les unes des
le pouvoir de différencier le paramètre espace autres dans un espace réellement tridimensionnel,
inclus dans l’œuvre du matériau sonore lui-même ouvert et qui ne serait pas le résultat irréversible
! Tout comme de sélectionner certaines données d’un «mixage» originel contre lequel on ne peut plus
extérieures de l’œuvre plutôt que d’autres. Et grand-chose par la suite ?
s’ils offrent la possibilité de répartir les sons Je ne crois pas que l’imaginaire de l’auditeur ait à
dans le volume de la salle sans trop altérer leur en souffrir, pas plus que celui, inventif, du compo-
intelligibilité, cela n’est pas sans conséquences siteur...
à l’égard du travail réalisé sur l’espace qui lui, Pourquoi ne pas dépasser ce concept d’espace abstrait
subit les contre-coups de l’action rédhibitoire des stéréophonique si peu maniable ?
potentiomètres qui tantôt le disloque, tantôt le Plutôt qu’outils de projection et d’interprétation de
froisse et le déchire, en désarticule l’impalpable ces musiques, les dispositifs actuels de diffusion ne
et fragile structure. sont-ils pas avant tout des moyens inavoués et im-
Certes, on déplace à loisir les sons, mais on défait possibles de conversion d’un espace-plan représenté
l’espace ! en un espace à trois dimensions ?
Si de telles altérations peuvent quelquefois se révé- Et le résultat ainsi obtenu ne s’apparente-t-il pas
ler intéressantes, pourquoi alors se donner tant de davantage à la notion de «bas-relief acoustique»
peine à la composition ? dans un espace symbolisé au sein duquel toute
Quelle écoute adopter ? liberté, toute exploration et toute progression sont
N’est-ce pas en fin de compte l’espace du lieu qui par avance rendues quasiment vaines ?
fait l’espace de l’œuvre ?

LA DIFFUSION STEREOPHONIQUE : VIRTUALITE / REALITE


UNE PROJECTION EN «BAS RELIEF»...
En studio lorsque le volume aérien ambiant est réduit
A la console, afin de réduire au mieux ces ambiva- à peu de chose, ou mieux encore au casque lorsqu’il
lences et proposer une solution convaincante en devient inexistant, l’espace inscrit sur la bande
accord avec la salle, il nous faut évaluer les dimen- prend alors le pas sur l’environnement extérieur

L'Espace du son II 69
immédiat (puisque celui-ci n’existe plus) et devient Cet espace-illusion n’est-il pas une solution de sec-
prépondérant. Nous ne sommes plus en présence ours à laquelle il ne faudrait pas recourir quand il y
de la rencontre de deux mondes contradictoires et a risque de prédominance de l’espace d’un lieu, d’une
tout conflit disparaît. salle, d’un site, sur l’espace projeté de l’œuvre?
L’effet de prégnance est alors suffisant pour que Dans la majorité des cas ce dernier résiste mal.
l’auditeur se trouve plongé dans un univers homo-
gène qu’il admet et considère d’emblée comme évident Heureusement il arrive que les choses ne soient pas
(pas forcément réaliste) et dont il a le sentiment qu’il si noires et que la musique acousmatique, de ce point
pourrait en explorer les moindres contours. de vue formel, soit assez bien perçue en concert.
Certaines œuvres particulièrement sobres, assez peu
Il en est rarement ainsi dans le lieu du concert à chargées par exemple, requièrent simplement un
cause de cette confusion d’espaces non addition- minimum de moyens et comportent en elle-mêmes
nables, confusion qui en engendre une autre tout une charge émotionnelle suffisante ainsi qu’une
aussi significative. A savoir précisément l’ambiguïté excellente lisibilité.
perceptive tendant à se produire entre d’une part Mais l’exception ne fait pas la règle et il est à remar-
la réalité sonore (l’émergence des sons eux-même quer que trop souvent les intentions de perspec-
dans l’air) et d’autre part le caractère allégorique, tives spatiales (profondeur des plans, localisation,
métaphorique de «l’espace-image» qui les contient. mobilité, mise en scène, définition) inscrites pourtant
D’un côté cette réalité physique des sons est incon- en filigrane dans les œuvres, apparaissent peu.
tournable (vibration aérienne, grain, relief, couleur, Ne sont-elles pas desservies par une technique qui
puissance, etc...), d’un autre côté, quand il est bien aurait été prévue originellement pour une simple
perçu, l’espace évoqué et qui représente en même amplification du signal et que l’on aurait ensuite
temps la structure englobante et porteuse de l’œuvre, détourné à d’autres fins d’utilisation, ou bien alors
apparaît, lui, factice. manque-t-il à ces dispositifs un maillon supplé-
De sorte qu’à ce niveau s’installe une contradic- mentaire à trouver pour pouvoir les rendre plus
tion, pas forcément perçue d’ailleurs de manière fonctionnels ?
immédiate.

On peut alors se demander si ce qu’il importe de UNE APPROCHE DIFFERENTE


percevoir ce sont les images de sons ou bien les im-
ages d’espaces, ou bien les deux simultanément et si Aborder la dimension par le biais d’une utilisation
le contexte de mise en situation spatiale (artificielle appropriée des principes et techniques du multipiste,
et rapportée) dans lequel ces sonorités évoluent, ne permettrait d’ouvrir des voies nouvelles et de pro-
discrédite pas dans une certaine mesure le rapport gresser dans le développement de cet art.
des sons entre eux, leur sens, leur mobilité et finale- Quelques-uns de ces divers aspects mériteraient
ment la lisibilité du discours lui-même. d’être abordés de manière plus systématique.
Peut-il exister réellement la possibilité d’une efficace Compter sur l’apparition de nouveaux outils infor-
et objective mise en scène du propos et non pas plutôt matiques et leur développement tous azimuts n’est
son approximative résolution ? sans doute pas la solution.
Son relatif déploiement ? Mieux vaudrait que l’amélioration provienne d’une
Rien n’est moins sûr. réflexion mutuelle consentie, faisant appel au sens
esthétique et aux intuitions des artistes. Seul un tel
Dans nombre de cas l’oreille semble soumise à une engagement est susceptible de renouveaux durables.
série de compromis, d’ambiguïtés, malgré le fait Le bricolage technologique relevant davantage d’une
que le compositeur à la console essaie de clarifier manie de techniciens en mal de créativité, pourrait
la situation pour la rendre moins équivoque, de se risquer à la longue de brouiller les pistes et de dé-
débarrasser de la gêne apportée par cette «stéréo- tourner notre expression de son propos...
phonisation» qui, depuis les derniers mixages, a
pris comme un ciment et dont tous les composants En l’état actuel des choses la situation semble
se trouvent prisonniers, pétrifiés malgré leur ap- quelque peu piétiner et manquer d’ouverture, mais
parente mobilité. des solutions existent forcément.
Ne voit-on pas souvent l’interprète aux commandes L’intégration dans le discours des paramètres
du pupitre agiter les potentiomètres comme s’il liés au mouvement, à leur agencement réel dans
voulait «secouer» un peu les sons, les sortir de leur l’espace et qui ne sont aujourd’hui qu’entrevus,
emprisonnement, leur faire franchir les frontières en constitue un exemple; de même que cette idée
du mixage ? d’organisation scénique des sons à qui la technique
stéréophonique a ouvert la voie et permet de sug-
Comment une fois encore intégrer deux domaines gérer des plans, des profondeurs, des trajectoires,
faisant intervenir des pôles contradictoires de la per- des déplacements ou d’esquisser des contours. Reste
ception ? L’un utilisant les qualités de l’abstraction, de la possibilité véritable d’en exploiter les richesses
l’illusion; l’autre par sa nature même, sa réalité exté- et les potentialités.
rieure, incarnant le domaine du concret perceptif. Conduit plus largement, cet aspect du problème
Lequel prime l’autre ? Car il faut bien choisir... devrait pouvoir constituer une étape essentielle

70 L'Espace du son II
dans l’évolution des caractéristiques liées à l’espace Cette diffusion serait-elle donc un remède à cela, un
et a fortiori à cette expression, en lui permettant cache-misère inavoué ?
de se procurer une identité propre l’obligeant à se
démarquer plus nettement encore dans sa forme En d’autres termes, l’art acousmatique porte-t-il fon-
des autres productions sonores et musicales. damentalement en lui cette notion d’interprétation
De l’étude rationnelle de ces notions fondamentales (tout droit issue, semblerait-il, de la musique tradi-
pourrait alors résulter un affinement de ses cons- tionnelle instrumentale) et quel rapport existe-t-il
tituants, permettant de mettre en œuvre d’autres entre eux ?
moyens, d’autres ressources, existants ou à décou- L’Acousmonium, nous dit A. Vande Gorne est le
vrir et provoquant en nous de nouveaux réflexes, prolongement naturel des images (i.sons), signes et
d’autres centres d’intérêt. Une meilleure maîtrise illusions de perception inscrites sur le support-son.(2)
de cette idée d’espace ne peut être cependant at- Ou encore, comme le définit F. Bayle « l’Acousmonium
teinte qu’au prix d’une étude patiente de tout ce est l’instrument de mise en scène de l’audible ».(3)
que le constitue. On pourrait cependant se demander si ce n’est pas
Sans a priori, retenue ou économie. du fait que la technique traditionnelle d’élaboration
L'espace pourrait alors s’avérer d’un abord beau- des œuvres n’a pas permis une investigation pluridi-
coup moins flou qu’on ne le pensait au départ si mensionnelle de l’espace, que nous sommes obligés
l’on s’attache à considérer qu’il suppose, pour être aujourd’hui «d’interpréter», comme palliatif, la
révélé, tout un ensemble d’éléments discernables, majorité des productions acousmatiques.
une succession de paramètres définis dépendants
les uns des autres, précis, sans lesquels il n’y aurait La musique traditionnelle, quelque peu abstraite
aucune perception possible de ses multiples aspects par son état, nécessite effectivement pour être com-
ni rien pour témoigner de son omniprésence et de muniquée, reçue, la présence d’interprètes. Ceux-ci
sa fugitive existence. ont en outre la possibilité que nous n’avons pas d’agir
Il naît de points qui le déterminent. sur le tempo de l’œuvre et donc sur son déroulement
L’Espace en tant que tel n’existe pas ! en lui imprimant leur vision personnelle en fonc-
Et rien n’indique en attendant comme le disent tion de leur sensibilité et des facteurs émotionnels
certains, qu’il suffise «d’en avoir tâté» pour s’en dispensés par l’œuvre. L’acte d’interprétation est
faire une idée juste, une opinion ! ici indispensable, sans quoi il n’y aurait tout simple-
ment pas de musique !
En revanche rien n’indique qu’il en soit de même
dans notre cas ni que, en ce qui concerne l’esprit
INTERPRETATION :
même de l’art acousmatique, l’interprétation soit
NECESSITE OU FATALITE ?
un phénomène implicite inhérent à ses fondements
ou réellement indissociable de lui.
En évoquant les raisons qui conduiraient à nous
Si une inférence s’établit dans ce cas, elle ne peut
libérer davantage de la technique de composition
être que la manifestation, logique en apparence,
stéréophonique au profit d’une utilisation de l’espace
d’une déviation consécutive à des choix résultants
réel comme support architectural de l’œuvre, je fais
eux-même de certains partis pris.
référence à la prédominance de cet espace dont ni
Pourquoi l’acousmatique n’aurait-elle pas justement
l’oreille, ni l’esprit ne peuvent faire abstraction,
pour caractéristique essentielle de ne pas nécessiter
même si l’on tente de lui substituer la projection
d’interprétation ?
magnifiée d’un espace imaginaire ou d’un espace-
Dans ce cas que penser de ces machines à diffuser,
fiction.
manuelles ou automatiques ?
Que penser a fortiori de théories, telles celle que
Les données physiques d’un lieu de diffusion ne pou-
développe Michel Chion dans un texte paru dans le
vant être prises en compte a posteriori sans risque,
premier numéro de cette revue et au cours duquel
il semble donc implicite de réduire cette dichotomie
il évoque, non d’ailleurs sans clarté et une logique
dès la conception du travail en prenant en compte
de prime abord fort séduisante, l’opposition de deux
très tôt la réalité de ces paramètres; de les prévoir en
espaces (interne et externe) particuliers aux œuvres
les incluant dans l’acte de composition proprement
dit, d’en évaluer les possibles et les ressources, sans sur support ? (4)
feindre d’occuper la sphère acoustique aérienne en
se servant d’artefacts.
LA DIFFUSION AUTOMATIQUE ?
J’entends par ce terme les dispositifs d’interprétation
dont l’existence suppose finalement la reconnaissance Alors qu'aujourd’hui, l’ordinateur peut générer seul
d’une lacune fondamentale; à savoir, l’acceptation que des mouvements complexes, ordonnancer l’espace et
dès l’acte de composition puisse s’établir d’emblée gérer la diffusion, quelques tentatives sont réalisées
une incohérence résultant du heurt de deux entités dans ce sens et certains sont tentés de mettre au
spatiales divergentes dont il faudra, pendant le con- point des systèmes, tous plus ou moins sophistiqués,
cert, à tout instant, maîtriser les conséquences afin dans l’espoir de résoudre la problématique de la
de tenter d’en opérer la fusion. mise en équation spatiale des œuvres en situation

L'Espace du son II 71
de concert. Mais il est à craindre que ceci relève da- toutefois que cela ne semble pas provenir d’une
vantage d’une opportunité technologique que d’une volonté délibérée?
nécessité fondamentalement esthétique. L’auteur dans son studio n’aurait-il pas tendance
Même si certains de ces outils d’assistance peuvent à identifier quelque peu l’espace artificiel de la
permettre une plus grande souplesse d’exécution, la pièce qu’il fabrique avec celui du lieu auquel il la
simulation fine du mouvement etc., ils n’apportent destine et à intégrer de ce fait inconsciemment les
pas grand-chose sur le fond. Leur efficacité demeure deux phénomènes ? Comme si par le biais de la
relative lorsqu’ils s’appuient sur les schémas habi- mise en scène de ses sons sur la bande et de ce qui
tuels de diffusion et concernent les travaux réalisés lui permet les effets spatiaux (ou spéciaux) de la
par la méthode stéréophonique, sans remise en stéréophonie, il avait implicitement le pouvoir de
cause suffisamment profonde de la manière dont simuler une salle de concert imaginaire idéale dont
est incluse la dimension spatiale dans l’acte même il serait l’architecte et dans le volume de laquelle
de création en studio. évoluerait son œuvre.
A fortiori n’aurait-il pas la sensation confuse (mais
En outre, un excès de sophistication de ces machines confortable) de se trouver plongé lui-même dans cet
risquerait de produire à plus ou moins long terme espace virtuel à l’intérieur duquel il organiserait ses
des musiques de pur mouvement par un brassage sonorités, ses formes, ce qui aurait pour conséquence
intempestif de l’aire acoustique sans rapport par- d’entretenir davantage encore cette confusion ?
ticulier avec les intentions musicales originelles du
compositeur. Rien ne prouve non plus que l’intérêt de l’acousmatique
Dans le cas d’une meilleure interaction son/espace soit de reproduire des espaces et de créer des pay-
avec par exemple un dispositif permettant dès le sages virtuels, internes aux œuvres, plutôt que de
studio de simuler la diffusion au fur et à mesure de penser ces œuvres pour l’Espace !
la création de l’œuvre, le point primordial serait de
pouvoir disposer d’un système de synchronisation Mais il est vrai que le médium stéréophonique,
fiable dont la transparence puisse être telle qu’entre représentant le support idéal de communication
l’acte de création de la pièce et la mise en situation et de transmission de la musique en dehors du
spatiale de celle-ci, le contrôle permanent du résultat concert, demeure bien tentant et bien pratique à
soit irréprochable. de nombreux égards !
Ce qui ne semble pas encore être le cas avec les Le disque, cette «référence», ce «standard» vers quoi
méthodes usuelles de composition. toute production tend aujourd’hui en est une preuve.
Mais il n’est pas sans danger et notre art en a trop
Or si les ordinateurs sont d’excellent virtuoses, les souvent fait les frais.
solutions qu’ils proposent ne résident pas dans leur Ne lui devons-nous pas d’avoir beaucoup trop condi-
possibilité à résoudre des situations bancales, étant tionné notre rapport à l’espace et introduit en nous
donné qu’ils en sont incapables. Et il est à prévoir qu’il des réflexes très significatifs ?
faille un jour repenser le fond du problème, à savoir : C’est au point que nous sommes arrivés nous-même
la technique de composition proprement dite. (pourtant spécialistes de la diffusion) à conceptu-
C’est à ce niveau que tout se fait. aliser cet espace, à le symboliser et ainsi en avoir
empêché pratiquement toute investigation, unique-
DES ŒUVRES ment parce que les moyens d’enregistrement sont
POUR LE CONCERT D’ABORD... ce qu’ils sont...

Dans leurs formes, leurs techniques de réalisation, On peut comprendre alors qu’on ait quelque
les œuvres électroacoustiques sont immédiatement mal à aborder la question pourtant primordiale
utilisables pour la radio ou pour le disque et ne néces- aujourd’hui, d’une meilleure approche de la percep-
sitent aucune modification particulière importante. tion de cette expression en spectacle et à s’engager
Elles correspondent donc parfaitement aux formats plus fermement dans la voie d’un développement
imposés par ces médias, semblant faites sur mesure des caractéristiques de ces notions d’espace si spé-
pour eux. On pourrait dire : uniquement pour eux, cifiques de notre art. La musique traditionnelle a
dans la mesure où, lorsqu’il s’agit de jouer ces travaux résolu cette question de la «mise en spectacle» de
en concert, il devient alors nécessaire de se munir fait depuis belle lurette ce qui, soit dit en passant,
de dispositifs particuliers pour pouvoir les adapter ne l’a pas empêché d’exister aussi par le disque ou
à l’écoute en salle. Ce qui pourrait laisser finale- la radio malgré les «déformations» parfois sévères
ment supposer que l’accent est mis d’emblée sur une qu’elle devait subir...
utilisation avant tout domestique du produit plutôt
que sur son exploitation et sa vraie mise en valeur En ce qui nous concerne donc, pourquoi ne pas
en public. Qu’en d’autres termes les réalisations prévoir de la même manière deux «versions» (deux
électroacoustiques aujourd’hui sont plutôt faites formats) d’une même œuvre ? L’une (principale)
pour le disque ou la radio, que pour le concert. pour le concert faisant appel à des méthodes plus
adaptées à la mise en espace (multipiste, dérivés
Quel fatalisme peut bien être à l’origine de cet et autres) et à une «mise en scène de l’audible»
état de fait ? Quelles explications donner, sachant plus avérée.

72 L'Espace du son II
L’autre, simple réduction stéréophonique, les studios électroacoustiques, de bénéficier de
n’occasionnant aucune difficulté particulière sup- machines d’au moins seize pistes et de systèmes
plémentaire (regroupement sur deux pistes de la informatiques pour leur gestion, tel qu’il soit pos-
totalité des éléments sonores utilisés sur les diverses sible d’affecter n’importe quel son à n’importe
voies ou les divers systèmes) qui serait alors destinée lequel des seize points de diffusion devant être
au disque ou à la radio. situés dans la salle...

Il semble en effet plus logique de concevoir d’abord L’idéal aurait été d'utiliser un dispositif de gestion
l’œuvre pour le concert, plutôt que le contraire. Il est multiphonique adéquat nécessitant un nombre
bien plus difficile dans ce dernier cas d’en réaliser important de VCAs afin que l’une ou la totalité des
une «extension» ; on sait, pour les vivre régulière- seize sources disponibles (seize voies indépendan-
ment, les problèmes que cela pose ! tes) puissent être affectées simultanément ou non à
l’un ou plusieurs des seize canaux de sortie vers les
En ce qui concerne les «différences peu sensibles» (ce haut-parleurs.
dont certains semblent convaincus) qu’il existerait Mais ce dispositif, utilisable aussi bien en studio
entre la diffusion d’un ouvrage sur un grand nom- qu’en salle, n’existait évidement nulle part !
bre de pistes et la diffusion de ce même ouvrage en
stéréophonie, j’aimerais en toute amitié faire ici une J’eus cependant plus tard au G.R.M. la possibilité
remarque étant entendu que je ne partage naturel- de travailler sur un magnétophone seize pistes et
lement pas trop cet avis : sur le plan de la syntaxe réalisai alors ce projet par le moyen de méthodes
de l’œuvre, du «message», que cette différence ne plus simples, c’est-à-dire sans le recours aux VCAs et
soit pas d’une importance capitale est une chose; au système d’assistance souhaité. Il aurait été bien
mais que, sur le plan de la forme, de la lisibilité et sûr aisé avec l’aide d’un ordinateur supplémentaire
sur celui, fondamental, de l’existence extérieure de d’augmenter les possibilités en me facilitant la tâche,
l’œuvre, si éclairante et majeure pour l’auditeur, mais cela n’aurait pas changé fondamentalement
certains puissent en douter, cela semble relever d’une les choses et n’aurait rien apporté de plus sur le
réticence particulière à vouloir aborder la question, principe.
ou alors peut-être, d’une pratique insuffisante dans
ce domaine. Dans l’optique d’une assistance informatique plus
C’est un peu comme prétendre que voir un film en soutenue, il serait grandement souhaitable qu’un
salle ou sur écran de télévision chez soi, en couleur tel prototype soit mis au point sous le contrôle et
ou en noir et blanc revient au même ! Un écran de les indications des compositeurs concernés (cela ne
télévision, même en couleur et de grande dimen- va pas forcément de soi dans ce genre d’entreprise)
sion, ne remplacera jamais l’écran de cinéma. De afin de tenir compte de nécessités artistiques et
même, la diffusion en salle (même excellente) de esthétiques réalistes. Ceci éviterait la naissance
l’enregistrement stéréophonique sur disque d’une d’engins dont les performances «illimitées» et les
œuvre instrumentale ne saurait égaler l’exécution abords «très conviviaux», s’avéreraient hélas ! in-
de cette œuvre par les musiciens jouant en direct utilisables à la pratique.
dans la même salle !
Pour rester dans le domaine des analogies (bien que Une telle approche, si elle suppose de rompre avec
toutes relatives), lorsque pour certains organisateurs les réflexes de compositions stéréophoniques de base
de concerts annoncent fièrement : «concert de mu- -comme ceux qui d’ailleurs conditionnent aussi cer-
siques sur bande» ou plus court encore, «concert de taines méthodes dites multiphoniques et qui en fait
bandes», il ne faut pas s’étonner que ces manifesta- n’en sont pas (sur 4, 6 ou 8 pistes stéréophoniques)- ,
tions soient désertées ! offre en revanche d’innombrables ouvertures, de
«Concert de disques» ferait à peu près le même ef- multiples et nouveaux cas de figures susceptibles
fet... Quoique ! de faire évoluer cette forme d’art vers un «spectacle
des sons» plus affiné, plus affirmé.

UNE PREMIERE Mais il est déjà permis de dire, à la lumière de


EXPERIENCE DE REALISATION quelques expériences préliminaires, que la compo-
D’UNE PIECE EN 16 PISTES (5) sition spatiale polyphonique, - outre le fait qu’elle
permette, depuis le studio d’adapter plus efficace-
J’ai commencé en 1985 à travailler sur un projet ment l’espace au propos musical, grâce au contrôle
de composition où l’espace allait être conçu et permanent de l’affectation des sons dans la sphère
«écrit» dans le studio en rapport étroit avec le sens aérienne - , rend surtout possible une meilleure
de l’œuvre, les sonorités, la mobilité et l’évolution évaluation de la plasticité de l’œuvre.
des événements. Une fusion originelle entre les Comme il est possible aussi de réaliser des parcours,
paramètres liés à l’espace de l’œuvre d’une part, de donner plus de perspective et de relief aux plans,
et l’acte de diffusion proprement dit d’autre part, de mieux répartir les masses et les formes qui
devait être atteinte. s’opposent, se répondent, de préciser pour l’auditeur
Mais il m’était matériellement impossible à cette les localisations sans le «secours» de l’écran stéréo-
époque, étant donné les techniques utilisées dans phonique !

L'Espace du son II 73
Cette ouverture vers une plastique de l’espace en POST-SCRIPTUM :
tant que révélation des qualités architecturales et
structurelles de l’œuvre me paraît être l’une des L’acousmatique en concert doit sortir de ses fron-
dimensions majeures nouvelles apportées par la tières conceptuelles et peut-être ainsi trouver sa
polyphonie spatiale. vraie dimension.
Car de l’espace, qu’avons-nous exploré ?
La disparition de la notion de mixage final au profit N’est-il pas encore trop tôt pour n’en parler qu’avec
de la mise en valeur dans l’espace des éléments des mots ?
constitutifs de l’œuvre permet à ceux-ci de retrouver
leur autonomie, chacun d’eux ayant alors un rôle à
jouer par rapport au contexte spatial d’une salle et
étant soumis à l’attention d’un public à qui l’on a
rendu ses chances.
Le compositeur retrouve la possibilité d’un corps à
corps privilégié avec le réel, les volumes à investir, (1) DHOMONT Francis, «Navigation à l'ouïe : La projection
à interpréter, modeler, déformer, dont il peut utili- acousmatique », L’Espace du son 1,1988, Ed. Musiques et Re-
ser les résistances, les forces, calculer et prévoir cherches
(2) VANDE GORNE Annette, «Les deux côtés du miroir», L’Espace
les tensions.
du son 1, 1988, Ed. Musiques et Recherches
Il s’agit pour lui de révéler l’architecture d’un lieu, (3) BAYLE François, «A propos de l’Acousmonium» , Recherche
d’en exprimer sa «musicalité» ainsi que d’en con- Musicale au GRM
firmer les potentiels et d’en évoquer les dimensions, (4) CHION Michel,« Les deux espaces de la musique concrète»,
de les interpréter ou simplement de les investir. D’en L’Espace du son 1,1988, Ed. Musiques et Recherches
traduire le paradoxe en réinventant sa réalité, ou (5) Espace - Paradoxe, 1989 (dont copies stéréophoniques)
son inexistence...

74 L'Espace du son II
STEREO OU MULTIPISTE ?
Jean-François MINJARD

Tous les choix n’étant heureusement pas guidés analogique et numérique, prêts à rendre tous les
par une expérience, autrement dit puisque choisir services attendus, ce qui est loin d’être le cas du
relève aussi du débat d’idées, je peux alors dire que multipiste. Mais notre situation est suffisamment
pour moi, composer en stéréo est un choix. Jusqu’à précaire pour ne pas nous perdre à vouloir régler,
présent je ne me suis jamais confronté à l’écriture chacun à sa manière, une question qui le sera, dans
multipiste et la totalité de mon travail de composi- un proche avenir, par l’adoption de la bonne solu-
tion acousmatique est pensée et réalisée en stéréo, tion technologique répondant enfin à nos attentes.
sans que je me sente à «l’étroit». Un des intérêts Autrement dit, il est encore un peu trop tôt pour
étant justement de trouver ce délicat équilibre entre faire du multipiste une référence, aucun système
chacune des voies de mixage afin de laisser paraître n’étant compatible avec un autre, ce qui se traduit
les choses à leur juste valeur, ce qui ne réduit en souvent par une désastreuse prestation qui laisse
rien l’accès à une polyphonie généreuse, bon nombre amer le compositeur et ne favorise, en aucun cas,
d’œuvres du répertoire l’attestent. Ceci correspon- le genre.
dant, il faut bien l’avouer, au désir de voir sortir du
studio une chose finie, de clore avant de donner, la Se pose également le cas de la «réduction» stéréo,
diffusion n’étant qu’une prolongation. nécessaire dans le cadre de l’édition mais aussi, et
de façon non négligeable au niveau des échanges
Alors l’écriture multipiste serait-elle seulement une professionnels. A quoi bon faire une œuvre qui ne
exigence de «riche», de «gourmand», ou bien une pourra être entendue que dans des conditions par-
réelle possibilité de rendre accessible un peu plus, ticulières, au point d’en limiter confidentiellement
ou de manière différente, ce «faire dire aux sons sa diffusion. Je ne condamne évidemment pas pour
encore plus de sensible» cher à tout compositeur ? autant toutes les tentatives, légitimes, susceptibles
Ce qui pourrait justifier mon choix, en apparence de faire évoluer, changer, avancer cet art; mais outre
contradictoire, et me fait parler d’exigence de «riche», les raisons évoquées plus haut, je pense que nous
c’est que l’économie de l’art acousmatique se trouve avons encore beaucoup à «dire» avec une banale
aujourd’hui être du côté de l’ultra-confidentiel. Il me bande stéréo. Peut-être qu’ainsi nous pourrions
paraît donc plus souhaitable de fixer, pour un temps espérer lever cette incompréhension dont souffre
dont la durée nous échappe, des formats, des stan- l’art acousmatique, soit trop sophistiqué, trop dé-
dards éprouvés permettant de fonder le genre. Au taillé mais reconnu comme riche et prometteur (!),
fond il s’agit de dire au public : «voici les données»; soit décrit comme un ramassis sonore peu enclin à
celles-ci se doivent d’être simples mais toujours flatter l’oreille mélomane.
identiques afin de les rendre transparentes et de
laisser juger les qualités intrinsèques de l’œuvre L'adoption d' un standard de diffusion ainsi que le
et non pas la maîtrise d’un dispositif plus ou moins passage obligé à des références d’écoute est certaine-
complexe et opérant. ment une forme de limite, mais qui nous permet aussi
d’avancer, de pousser encore plus loin les découvertes
On le voit, ce n’est pas seulement l’aspect tech- du studio, favorisant toutes les prises de risque sans
nologique qui est en jeu, bien qu’il faille reconnaître limiter pour autant les subtilités d’écriture.
que maintenant nous disposons de standards stéréo,
Août 1991.

L'Espace du son II 75
ESPACE-SUPPORT
ESPACE-ACOUSMATIQUE
Arsène SOUFFRIAU

L’obsession qui me tenaille depuis de nombreux Fig.1 : enregistrement monophonique (1 piste)


mois, prend son origine dans les années quarante- Image du relief sonore dans un couloir.
huit. A cette époque, je faisais de la prise de son et avec 1 haut-parleur
du montage sonore pour des films documentaires
industriels.
C’est là que j’ai pu expérimenter les rapports «Im-
age et Son» :
gros plan - prise de son rapprochée,
plan éloigné - prise de son éloignée,
avec toute une échelle de variantes entre ces deux
pôles, avec des jeux subtils sur le plan des volumes
et celui des corrections par filtres passe-haut, passe-
bas et passe-bande, de même qu’avec l’ajout de la des mouvements de travelling avant-arrière et
réverbération . inverse.
Convaincu par les résultats obtenus dans le domaine
du bruitage, je fis des essais semblables sur les rap- Fig.2 : avec 2 haut-parleurs
ports «Image et Musique».

Au cours de l’année 1959, j’abordai la musique Con-


crète et je pus prolonger mes expériences, toujours
dans le domaine du film, mais aussi dans celui du
ballet filmé.

En 1963, avec mes Improvisations opus 166, réa-


lisées uniquement avec des matériaux de percussion
et en monophonie, j’ai pu donner l’illusion que sensation d’un couloir plus large.
derrière le haut-parleur, il y avait un long couloir
où se trouvaient plusieurs percussionnistes qui, à Fig.3 : Image du relief sonore en 2 pistes.
certains moments, s’éloignaient ou se rapprochaient
de l’auditeur (effet de travelling avant ou arrière)
alors que d’autres restaient en place.

L’autre réalisation, cette même année fut Metastasis


dans laquelle j’avais trois couloirs - c’est-à-dire qu’il
y avait trois bandes magnétiques monophoniques, double couloir contenant des matériaux sonores dif-
contenant chacune des éléments sonores de plan férents, conçus pour être diffusés simultanément.
variable.
L’occupation du lieu acoustique consistait, en quelque Fig.4 : Image du relief sonore en stéréophonie (sur
sorte, en trois couloirs virtuels assez profonds en- 2 pistes).
tourant le public - de plus, la diffusion spatiale se
faisait en trois endroits simultanément, avec des
balances différentes d’un lieu à l’autre.

Il y eut bien d’autres expériences du même type et


à partir de 1978, grâce à la transformation de mon note : il y a non seulement des mouvements de trav-
studio, j’ai pu aborder les problèmes propres à la elling, mais également des effets de panoramique
stéréophonie et à la quadriphonie, ainsi que ceux gauche-droite et inverse, ou oblique gauche-droite/
liés aux 2 et 4 pistes. avant-arrière et autres combinaisons.

Aujourd’hui, j’expérimente en «8 pistes» (à ne pas La sensation de «couloir» est remplacée par l’effet
confondre avec l’octophonie). de «scène».

76 L'Espace du son II
Fig.5 : Image du relief sonore en 4 pistes. Cela est également réalisable avec l’ordinateur pilot-
ant les instruments MIDI (synthétiseurs, échantil-
lonneurs, boîtes à rythmes, etc.).
Au niveau du matériel de reproduction cela néces-
siterait une installation très sophistiquée, surtout
en ce qui concerne la console de diffusion spatiale,
de préférence assistée par ordinateur.
Nous sommes nombreux à rêver en ce sens ; il existe
aussi différents projets de diffusion spatiale, dont
certains, sous forme de prototype et d’autres déjà
commercialisés ou en passe de l’être.
Comme l’envisage mon collègue et ami Patrick As-
cione, l’Espace-Support conçu en 16 pistes pourrait
être projeté sur 16 haut-parleurs (ou multiples) avec
la possibilité d’envoyer le signal de chacune des 16
pistes sur chacune des 16 sorties audio.
quatre couloirs contenant des matériaux sonores dif- Une fois de plus, c’est au niveau de la console de
férents conçus pour être diffusés simultanément. diffusion que se poserait le problème. En effet, pour
permettre aux 16 entrées d’aboutir à chacune des
Fig.6 : Image du relief sonore en quadriphonie (sur 16 sorties, il faut pouvoir disposer de 256 potentio-
4 pistes). mètres qui règleraient (chacun séparément ) les
intensités des 16 pistes.
Nous sommes loin du souhait légitime de notre ami
Michel Chion qui espère voir un jour les composi-
teurs de musique sur support (nouvelle appellation
générique englobant (1) les musiques concrètes,
électroniques, électroacoustiques, assistées par or-
Chacune de ces figures représente une forme dinateur, etc.) se mettre d’accord pour le standard
d’Espace-Support, pouvant contenir une polyphonie 2 pistes, le seul actuellement utilisé par les médias
simple ou des structures temporelles complexes. (radio-TV ou disques).
La diffusion spatiale ou projection cinétique, donnera
naissance à l’Espace Acousmatique, en fait, l’une Et si nos oreilles ne se contentaient plus d’écouter
des multiples versions de l’œuvre électroacoustique, en stéréophonie ?
dont le modèle original est inscrit sur la bande
magnétique. C’est mon cas, depuis quatre à cinq ans déjà, et
L’Espace Acousmatique peut être réduit à sa plus je réalise avec amertume que pour faire entendre
simple expression (2 haut-parleurs pour les fig. 3 les musiques conçues de cette façon, il faudrait
et 4, 4 haut-parleurs pour les fig. 5 et 6) ou encore que nous puissions disposer de salles entièrement
avec un grand orchestre de haut-parleurs (24-32-64 construites pour les besoins spécifiques de ces ré-
ou plus de 100, pourquoi pas ?). alisations ; salles en forme de dôme ou entièrement
Encore faut-il dès le départ, avoir fait son choix : sphériques, ou encore de forme parallélépipède à
2 pistes, 4 pistes ou plus (les couloirs) ou stéréo, géométrie variable.
quadri ou octophonie (l’effet de scène). Il y a une très belle et remarquable revue, Aujourd’hui
La projection cinétique des 2 pistes, 4 pistes ou - Art et Architecture qui a consacré un numéro double
plus, s’accommodera davantage d’un orchestre de (42-43) en octobre 1963 au problème des salles de
haut-parleurs afin d’envahir le lieu acoustique et l’avenir - ce numéro était entièrement conçu par
d’orchestrer les timbres dans l’espace tout autour Jacques Polieri, metteur en scène et scénographe
des auditeurs. français. Nous sommes encore loin de ces projets.
La projection cinétique d’un Espace-Support stéréo,
quadri ou octophonique sera plus délicate à interpré- Quant aux techniques de diffusion par les médias
ter, compte-tenu des déplacements de timbres déjà n’y pensons pas, ce sera pour dans un siècle.
inscrits sur les pistes et du risque de distorsion de
l’image du relief sonore. D’autre part, ces musiques n’étant pas conçues pour
des interprètes-instrumentistes, le compositeur est
Actuellement, j’ai tendance à croire que l’Espace- son propre interprète (et cela encore, à de rares oc-
Support pourrait être conçu en 16 pistes, ce qui casions). Après sa mort, il n’y a aucun doute à ce
permettrait une projection cinétique très subtile et sujet, ses œuvres iront droit aux oubliettes.
précise, très claire et raffinée ou, au contraire, très
floue et opaque sur 32-48-64 ou 80 haut-parleurs Mais cela a-t-il vraiment de l’importance ?
(chaque piste pouvant être dirigée vers 2-3-4 ou 5 Juin 1990
éléments de reproduction simultanément ou alter-
nativement selon la conception du compositeur ou (1) sous certaines conditions précises (NDLR).
de l’interprète éventuel).

L'Espace du son II 77
78 L'Espace du son II
LA FORME
DANS LE PAYSAGE (II)
Jacques LEJEUNE

Ce texte prolonge et complète celui que Jacques Lejeune nous avait livré pour notre
précédent numéro.
Dans ce premier article, l’auteur affirmait son attachement à la stéréophonie en pré-
cisant dès le premier paragraphe : «ce propos s’applique à des musiques se présentant
sur un support bipiste».
Dans le texte qui suit, il reprend une idée qu’il exprimait déjà en 1988, dans l’ Espace
du Son : «Personnellement, je compose toutes mes musiques sur bande 6,25 stéréo car
le multipiste m’apparaît comme une limitation de l’espace à habiter dans la mesure où
il l’occupe, par nécessité technique, d’une manière imposée.» (voir ci-dessous)
Aussi avons-nous estimé que sa réflexion trouverait tout naturellement sa place dans
un dossier dédié aux mérites comparés des différents formats.

«L’œuvre terminée en studio est entièrement l’écart ou se déplace par rapport à la masse instru-
constituée; cependant, un peu comme l’insecte mentale principale (les quatre groupes de cuivres
ayant atteint son ultime métamorphose au dans le Tuba Mirum de Berlioz ou le principe des
sortir de sa chrysalide et qui doit encore ap- voix off dans certains opéras véristes, pour citer des
préhender l’espace auquel il est destiné, c’est exemples très connus). Mais ce sentiment d’espace
également dans l’espace d’un lieu où l’œuvre reste relié au corps de la musique par la logique
va désormais se déployer comme «imago musi- même de l’écriture et, quelles que soient les étendues
cal» que l’apparence de sa forme va trouver sa de ces trois dimensions, nous restons encore dans
définition la plus favorable. l’espace d’un volume circonscrit puisque les points-
Nous voici projetés dans un grand désert dans sources, ou leur déplacement rudimentaire, sont
lequel il faut d’abord se promener pour le sentir, ici fixés d’avance. Et il en sera de même pour une
le rêver.» (1) pièce sur bande qui ne serait simplement entendue
que sur deux haut-parleurs (encore que les modes
de composition sur support magnétique permettent
Mais précisons deux définitions pouvant apparaître de jouer sur ces dimensions de manière beaucoup
ambiguës. L’une touche à l’espace du son et à ses plus accusée, notamment par des effets d’espace
espèces, et l’autre à la notion de diffusion ou de mise prédéterminés).
en jeu de l’imago dans l’espace par rapport à celle
d’interprétation. A l’inverse et indépendamment de tous mouvements
spatiaux se situant préalablement dans l’écriture du
support, c’est le volume entier de l’œuvre sur bande
I. L’ESPACE DU SON qui peut se déplacer dans l’espace grâce à l’orchestre
de haut-parleurs. La multiplication des diffuseurs
D’une pièce instrumentale solo, on percevra net- de son et leur répartition judicieuse permettent sa
tement le point-source par rapport à l’espace totale mobilité dans un espace d’écoute agrandie
topographique et seules se distingueront les images qui n’a de limites que celles imposées par le lieu :
d’espace issues des relations de hauteur. A partir l’œuvre se répand dans de nouvelles directions et
de deux ou plusieurs instruments, on percevra une gagne l’espace d’un véritable paysage.
latéralisation de l’ensemble et éventuellement une
certaine profondeur. On aura alors le sentiment De ce propos, découle une déclinaison de l’espace.
d’un volume dont les contours seront représentés «Entre terre et ciel est un espace flou, imaginaire
par la disposition scénique de chaque instrument. (je suis dans mon lit mais aussi dans une chambre,
On parlera donc d’espace parcouru entre les dif- une maison, une ville, un pays, le monde, dans ...).
férents registres de la tessiture; d’espace issu du Succession de lieux non délimités dans le temps ...»
déplacement des masses sonores entre tel et tel M’inspirant de ce début du texte de présentation de
groupe d’instruments; d’espace de profondeur ma pièce, je tenterai la classification suivante :
lorsque l’instrumentiste ou le chanteur se trouve à - les images d’espace ou les espaces variés contenus

L'Espace du son II 79
dans l’intimité de l’imago, suggérés par des figures - Un continuum compact donnant le sentiment d’une
ou des configuration particulières d’écriture mais masse unique et dense : sa vocation est de l’ordre de
aussi par des images réalistes signifiant l’espace, l’envahissement ou de la fuite; il devient plastique-
- l’espace vital qui est celui de l’architectonique ment malléable.
globale de l’imago résonant de manière fixe dans - Un élément simple, une ligne par exemple, per-
un lieu déterminé (toute œuvre instrumentale ou met d’envisager plus librement une localisation
électroacoustique entendue sur deux haut-parleurs précise.
et assimilable à un volume à peu près stable par - Un système ajouré, composé d’éléments diversifiés,
rapport à l’étendue du lieu d’écoute), représente un ensemble équilibré d’une écriture où
- l’espace topographique ou celui de la disponibilité chaque élément a sa place déterminée qu’il convient
offerte par le site pour sa qualité de résonance (mat, de respecter; il existe comme tel et, comme certaines
réverbéré, plein-air), figures de géométrie, supporte difficilement sa dis-
- l’espace organisé par l’implantation éclatée de torsion dans la diffusion.
l’orchestre de haut-parleurs qui remodèle les pro- - Les espaces suggérés par la réalité ont également
priétés de résonance du lieu envisagé, une qualité de transparence ou d’opacité; ce sont
- l’espace de trajectoire, dessiné par la diffusion de des cas particuliers qui, s’ils ne sont pas fortement
l’imago, par sa mise en jeu dans l’espace organisé dessinés et donc orientant ainsi leur conduite de
et qui est donc celui d’une écoute agrandie, d’un diffusion, sont à ménager.
nouvel espace conquis par l’œuvre mise ainsi en - Dans un ensemble peut apparaître un thème dy-
perspective, namique ou une figure-point de mire. C’est ce motif
- l’espace reçu par l’auditeur qui perçoit l’œuvre dominant qui peut être dégagé ou accentué. (Dans
dans son imaginaire de manière individuelle et ces deux derniers cas, il s’agit pratiquement d’une
particulière. diffusion dans la diffusion).
- Etc.
II. LA DIFFUSION DE L’ŒUVRE
Ces cas patents ou d’autres encore font partie d’un
Deux cas se présentent. Dans le premier, celui de ensemble de situations archétypiques de conduite de
l’interprétation traditionnelle, l’instrumentiste diffusion dont n’importe qui ressentira le besoin à peu
traduit une abstraction codée et représentée par une près identiquement. Le problème devient plus subtil
notation symbolique, en un objet clair. Il va le faire lorsqu’il s’agit d’aller au delà, c’est-à-dire de consi-
selon une stratégie de jeu et des choix (phrasé, tempo, dérer à la fois la qualité de l’espace topographique
etc.) qui lui sont propres et qui s’efforcent de mettre et le caractère de la musique. Il faut peut-être ici
en valeur certaines potentialités (parmi toutes celles l’acquis d’une certaine production, qui permet de
contenues dans l’œuvre) dont il se sentira - au sens comprendre les directions et les aboutissements de
fort de ce terme - «l’interprète». son propre style pour tenir compte véritablement de
la diffusion de la forme au travers de son architec-
Dans le second cas, l’objet n’est pas obscur et le ture, de son écriture et de sa poétique. En fonction
compositeur travaillant sur bande magnétique de ses couleurs, ses articulations, son épaisseur ou
établit un choix parmi ces potentialités au cours de son débit, telle musique ne sonnera pas de la même
la réalisation de sa musique; de ce fait, il discerne et manière dans deux espaces topographiques dif-
inscrit lui-même l’interprétation de son œuvre. férents; de même deux musiques ne sonneront pas
On pourrait d’ailleurs faire le parallèle avec d’autres à l’identique dans le même espace. Une séquence
arts et dire par exemple que le cinéma s’oppose au musicale peut aller de l’intime à l’extériorisé, du
théâtre en ce que le premier passe par l’exposition retenu à la plus grande exubérance, du simple au
d’un support complètement abouti en tant qu’œuvre complexe, etc. et ses valeurs lui assignent une qualité
et le second par la création en direct. La musique particulière d’être qui la fera ranger dans telle ou
sur bande en est arrivée à un équilibre dynamique telle autre catégorie. On remarquera des pièces rela-
et de relief dans sa forme. tivement stables; d’autres touchant à une certaine
préciosité; d’autres encore ayant un caractère plus
QUELQUES EVIDENCES : dramatique, etc. On peut comprendre alors que pour
telle catégorie, correspond un espace topographique
Compte tenu que le support enregistré, en termes de dimensions particulières et pour telle autre, un
de nuances, ne permet guère d’évoluer qu’entre le p autre type d’espace. Il y a ainsi des pièces nécessitant
et le f, notamment pour des raisons de souffle ou de obligatoirement un espace étendu et d’autres dont la
saturation que chacun connaît bien, il faudra donc diffusion sera mieux gérée dans un espace intime. Par
naturellement redessiner les évolutions d’intensité ailleurs, certaines recherches de diffusion assistée
ainsi que les nuances extrêmes au moment de par ordinateur permettent d’envisager le jeu idéal
l’écoute. Les intentions contenues dans la musique de l’espace de trajectoire et, après mémorisation,
sont ici tout à fait claires : de le reproduire. L’intérêt de pouvoir inventer des
- Le changement de discours par une articulation de figures de mouvement impossibles par la seule ac-
matières différentes ou par un silence peut induire tion de la main sur les potentiomètres de la console
une nécessité de déplacement du son dans l’espace est bien sûr évident mais, par rapport à ce qui vient
de trajectoire. d’être dit, il faut se garder de répéter à l’identique

80 L'Espace du son II
deux espaces de trajectoire ou même deux figures de personnelle que destinées au concert :
mouvement d’une même musique qui serait donnée 1. Pour une salle de concert ou un espace fermé mat op-
successivement dans deux endroits différents. pose des mélanges de lignes aiguës fines exubérantes
et agitées à des dynamismes lourds et lents; propose
des ruptures de matière, des changements et une
TROIS TYPES D’ESPACE diversification des couleurs; joue sur des dualités du
type chaud-froid, fin-épais, clair-obscur, etc.
En envisageant les types d’espace topographique 2. Pour une église ou un espace fermé réverbérant
possibles pour la diffusion, on pourrait classer ceux-ci reprend en ralenti un élément électronique en jeu
grosso modo en trois catégories principales : de coulures de la première étude auquel s’ajoute
- l’espace circonscrit ou l’espace fermé à tendance un réseau stable de lignes scintillantes. L’ensemble
mate (salle de concert, théâtre, etc.). est traversé deux fois par une masse sombre dans
- l’espace cataphonique ou l’espace fermé réverbéré une fonction d’alourdissement. Pièce assagie dans
(église, halle, cave, etc.). un registre médium; homogénéité du débit et du
- l’espace dégagé ou l’espace de plein-air (cour, clair- timbre.
ière, cloître, square, etc.) 3. Pour le plein-air ou un espace dégagé reprend les
Et l’on pourrait dire que l’espace fermé mat convient réseaux pointillistes de l’étude précédente qui devi-
bien aux sons intimes, à la définition délicate aussi ennent ici comme une ligne d’horizon électrique et
bien qu’aux phénomènes complexes, aux registres cristalline sur laquelle vient se heurter une matière
et aux vitesses variées. Ici, rien ne se perd vraiment concrète épaisse, sorte d’objet-personnage évoluant
et chaque détail peut a priori être rendu. L’avantage dans un jeu kinesthésique et virtuose par irruption,
apparaîtrait évident si ce n’était que l’espace est grossissement, éloignement, accompagnement, op-
limité et se situe très généralement dans un dispositif position, masque, etc.
de salle à l’italienne (c’est-à-dire prévu pour un face
à face scène-public et non véritablement pour une
mouvance totale de l’œuvre dans l’espace du lieu). STEREO vs MULTIPISTE
MUSIQUES MIXTES
L’espace réverbéré sied davantage à des évolutions
relativement simples, calmes et de plénitude; mais Il faut considérer enfin que toutes musiques ne
en échange de cette restriction, l’amplification sono- figurent pas sur le même type de support. Si la
re naturelle propre à ce type d’endroit peut alors plupart d’entre elles sont en stéréo, d’autres sont en
enrober la musique et la colorer d’une sorte d’aura multipiste et nécessitent un emplacement des haut-
plastique. parleurs spécifique; d’autres encore sont conçues
pour dialoguer avec une partie instrumentale en
Quant au plein air, celui-ci permet une répartition direct, etc. Personnellement, je compose toutes mes
géographique très éclatée, à la fois rapprochée et musiques sur bande 6.25 stéréo car le multipiste
lointaine, et donc de parer au défaut de la dilu- m’apparaît comme une limitation de l’espace à
tion inhérente ainsi que d’allonger les distances habiter dans la mesure où il l’occupe, par nécessité
entre les plans d’écoute. Il faut savoir qu’alors technique, d’une manière imposée. Le cas des
l’inconvénient majeur reste celui du vent qui, s’il musiques mixtes pose un autre problème par
se manifeste, peut brouiller l’écoute. Le plein air leur écoute qui se rapproche de celle d’une pièce
est donc tributaire du choix de certaines périodes instrumentale, c’est-à-dire d’un volume quasiment
privilégiées de l’année. On pourrait imaginer le immobile plus que d’un véritable espace de trajectoire
compromis idéal mais très hypothétique d’une salle et je ne suis pas loin de penser que Paysaginaire
extensible et transformable à volonté selon le car- ou La Prière des anges sont davantage des pièces
actère propre à chaque musique et qui prendrait en instrumentales avec accompagnement d’une bande
compte la possibilité à la fois de jouer sur l’étroit et que des pièces pouvant voyager librement dans
le spacieux, sur un revêtement intérieur pouvant l’espace topographique. En effet, la fixité du point-
proposer le choix dans une diversité de matériaux source que représente l’instrument ou le chanteur
naturels ou synthétiques, sur le fermé ou l’ouvert induit souvent une diffusion statique de la bande,
sur un extérieur aéré, sur la disposition du public, même si celle-ci est constituée d’éléments différents
compacte ou dispersée, etc. et ne fait, en définitive, que servir d’enveloppe.
D’autre part, la partie instrumentale est alors le
L’espace topographique est donc une donnée qu’il véritable point de mire du regard et de l’oreille et, ce
faut gérer en fonction des moyens de la sonorisa- faisant, il existe une déperdition certaine de l’acuité
tion dont on dispose et placer ceux-ci par rapport à de l’écoute de la bande. Sur un plan pratique, on
leur rendu. Cet espace devenu organisé offre alors peut ajouter que les pièces mixtes, à l’occasion d’une
des couleurs, des transparences potentielles et des reprise par l’interprète, ne bénéficieront , pour des
zones d’activités particulières pour le son : il sert raisons budgétaires, que d’un orchestre simplifié, que
de support à la musique donnée à entendre. J’ai d’une sonorisation très souvent ramenée à deux ou
voulu illustrer concrètement ce propos au travers trois couples de haut-parleurs. Une implantation
des Trois études sur l’espace de diffusion qui sont, particulière du dispositif de diffusion en fonction du
au demeurant, davantage un exercice de pédagogie lieu est alors inenvisagée ou inenvisageable.

L'Espace du son II 81
ANNEXE . Dans une église (Temple des Billettes, Paris -
sonorisation Acousmonium GRM, octobre 1989) :
a) implantations différentes pour une même musique rétrécissement de l’espace d’écoute pour limiter les
: parmi les diffusions dont la Messe aux oiseaux a fait effets de réverbération et ramener le volume princi-
l’objet, on pourrait en retenir trois comme autant pal en direction du public : l’espace organisé est ici
d’archétypes d’espace organisé. proche de celui d’une salle de concert; suppression
de l’ailleurs remplacé par deux types de lointains
. en plein-air abrité, dans un cloître (Musée Saint- artificiels : haut-parleurs situés dans la tribune
Pierre, Lyon - sonorisation GMVL, septembre 1988) dirigés vers le haut de la nef ; haut-parleurs situés
orchestre éclaté; répartition des haut-parleurs par face à la paroi du chevet hémicycle, réfléchissant le
taches couvrant l’ensemble du lieu; points de puis- son de manière indirecte.
sance à la périphérie représentant le territoire de
l’ailleurs; points de couleurs différenciées dans un
périmètre intérieur, à la fois territoire central et
territoire de contact, le public se déplaçant pendant
l’écoute.

. en plein-air , sur une façade (Château de la Roche-


jagu, Côtes du Nord - sonorisation Jean Luc Bernard,
septembre 1989) : espace scénographique ramené à
un plan vertical; orchestre étalé sur la façade (points
installés aux fenêtres des deux étage et du rez-de-
chaussée : registre grave, medium, aigu situés par
niveaux); Points de contact au centre et autours du b) implantations spécifiques à des cas particuliers
public, lointains à la périphérie. :
Musique pour une fête nautique : musique ayant été
réalisée pour accompagner l’accostage d’un bateau
dans le port de Nantes puis le débarquement d’un
cortège devant remonter une cale ouverte, dans toute
sa longueur. Pièce conçue en deux temps; trames et
appels lents pendant l’accostage et le débarquement
et jeu de boucles et de scansions répétitives durant
le cortège. Public situé sur la rive à l’arrivée puis
venant se masser le long de la cale.
Espace organisé selon trois principes : a) deux
points stéréo en hauteur, aux extrémités de la
cale; b) une ligne de points au sol, face au public,
suivant le cortège de A à B; c) des points extérieurs
très puissants, à terre et en hauteur, sur une grue,
exprimant un son dilué et retardé. Jeu entre le son
présent et se déplaçant avec le cortège et les taches
sonores lointaines.

82 L'Espace du son II
. La Prière des anges : cette pièce pour orgue
et bande est destinée à être jouée pratiquement
toujours dans une église et prend en considéra-
tion la réverbération naturelle et obligée du lieu
avec notamment des masses lentes destinées
à être nimbées ou des silences prévus pour
prolonger et laisser résonner certains sons. Les
matériaux figurant sur la bande (sons vocaux,
synthétiques ou d’orgue principalement) sont
assez souvent proches de la sonorité de l’ins-
trument en direct : fusion des matières dans
un espace de couleur commun entre bande et
instrument. Trois groupes principaux de haut-
parleurs : l’un est situé dans la tribune de façon
à obtenir la même directionnalité de son que
celle de l’instrument, le second au sol, près de
l’autel ou du jubé, représentant un flux dirigé
vers la tribune, le dernier latéral, légèrement
évasé, sert d’intermédiaire ou de relais. Des
figures de mouvement relativement simples sont
prévues dans la partition pour que l’espace de
trajectoire reste centralisé dans la nef.

87
révis. 89

(1) LEJEUNE Jacques, 1988 : «La forme dans le paysage», L'Espace du son, n°1, pp 71-74.

L'Espace du son II 83
HABITER L’ESPACE
ACOUSMATIQUE
Jean-Marc DUCHENNE

Comme l’architecture, et beaucoup plus que la eux-mêmes, permet pourtant de démultiplier les pos-
musique, l’acousmatique me semble être fonda- sibilités expressives et formelles de l’acousmatique
mentalement un art de l’espace. et même, me semble-t-il, de lui donner sa véritable
Les sons, libérés de leur causalité grâce à leur fixa- dimension en assumant jusqu’au bout le rôle de
tion sur support, se matérialisent à notre écoute support qui est de fixer l’évanescent, le mobile, évé-
par leur «projection» dans l’espace d’un lieu donné. nement rare et «quasi-miraculeux» pour construire
La position des haut-parleurs, leur nombre et leur une architecture «définitive»!...
qualité, la nature et les dimensions du lieu d’écoute,
la place de l’auditeur etc ... ne sont pas neutres : ils Les problèmes que pose cette attitude sont cepen-
forment un ensemble de relations et d’influences dant nombreux.
réciproques qui agissent directement sur notre per- Je passerai sur ceux, matériels et de méthode, que
ception de l’œuvre, pouvant aussi bien la renforcer rencontre l’acousmate dans son travail qui, bien
qu’annihiler en partie ses effets. qu’intéressants, sortent du cadre de cet exposé,
pour m’attacher à ceux directement liés à la diffu-
A partir de ce constat, et sans entrer dans les sion en public.
détails, deux attitudes existent : considérer cette
étape comme «sous-entendue» dans la fabrication Un des avantages du «système stéréophonique»,
de l’œuvre mais non nécessaire puisque non réalisée outre sa parfaite adéquation avec certaines écri-
(cas de la diffusion d’un support stéréophonique) ou tures, est de pouvoir s’adapter assez facilement à
au contraire l’intégrer dès le départ au sein de la n’importe quel dispositif et acoustique, moyennant
composition au même titre que les autres paramètres certains risques et compromis. Composer la diffusion
du son (diffusion dite «multipiste»). d’une manière totalement intégrée à l’écriture des
Sans revenir sur les caractéristiques de chaque sons revient par contre, si on pousse la logique à son
conception qui ont déjà fait l’objet de plusieurs maximum d’efficacité, à restreindre considérable-
articles, je préciserai simplement tout d’abord la ment les «débouchés» de l’œuvre...ou à en trouver
nature des problèmes soulevés par cette deuxième de nouveaux.
approche, puisque c’est celle que j’ai adoptée depuis De plus, l’essentiel des compositions étant conçu
quelques années. jusqu’à présent selon la première méthode, les
(quelques) systèmes de diffusion actuels sont presque
La position des sons dans l’espace est certainement tous du type «orchestre différencié» comportant à
le paramètre le plus difficile à cerner (ce qui expli- peu près la moitié d’enceintes de bonne définition,
querait sa quasi absence des ouvrages sur le son, le reste apportant de la «couleur» par déformation
le T.O.M. (1) y compris). du son, utile pour «démixer» partiellement une réa-
C’est pourtant un des aspects les plus caractéris- lisation stéréo.
tiques de l’acousmatique, «preuve et justification» Or, dans le cas présent, la polyphonie peut être déjà
de l’autonomie des phénomènes sonores par rap- totalement déliée, chaque son étant complètement
port à leur production initiale. L’auditeur ne s’y libéré de tout assujettissement aux autres. Un cas
trompe pas, et son émerveillement devrait plutôt de figure bien différent, qui conduit à considérer
être reconnu et développé que considéré comme chaque voie de diffusion comme pouvant avoir une
manifestation épidermique devant tôt ou tard égale importance en précision et en efficacité, selon
laisser place à une écoute plus «raisonnée». Phé- les nécessités de la composition.
nomène insaisissable, instable, il semble trop lié à
la sensation pour paraître sérieux et mériter qu’on Un autre aspect que j’évoquerai avant de présenter
s’y intéresse autrement que comme «enluminure» quelques explications, est le «point de vue» de
de dernier moment; comme si on lui concédait son l’auditeur.
pouvoir de séduction et son efficacité à condition
de n’y consacrer que peu de temps, en marge du A l’heure où l’acousmatique semble chercher les
travail créateur lui-même, coiffé de «l’excuse» moyens d’affirmer son individualité, son statut d’art
d’interprétation. à part entière, il me paraît important d’insister sur
Une écriture de l’espace réel, celui des sons dans le rôle déterminant de la place du public, de sa récep-
l’espace de diffusion, venant s’ajouter à celle «tradi- tion des œuvres : c’est bien avec ses deux oreilles,
tionnelle» de l’espace virtuel contenu dans les sons quelque part, qu’il va les percevoir.

84 L'Espace du son II
Créer des conditions d’écoute, des orientations, qui Ce n’est ni le lieu ni le propos de présenter le projet
lui montrent d’emblée que «non, ce n’est pas de dans son ensemble. Je me bornerai uniquement à
la musique», il y a quelque chose à voir mais c’est situer dans leur contexte les quatre exemples qui
dans sa «vision intérieure» qu’il faudra chercher, il me serviront d’illustration.
y a quelque chose à sentir, quelquefois «touchable»,
«palpable», et que tout cela a besoin d’espace pour - Chaque pièce, totalement indépendante des
se déployer, vivre, prendre littéralement corps, que autres, est conçue pour un dispositif et un seul.
c’est un art réellement «sensationnel»... - Elles sont chronologiquement regroupées par
Peut-être qu’en ce sens le contenu lui-même, qui trois en ce qui concerne le nombre de voies de
finalement est aussi variable que le monde des sons diffusion (12, 16, 20 et 24... cela laisse le temps
semble «infini», est moins important que la manière aux systèmes d’évoluer !) ainsi que le «thème»
dont il touche le public : ce qui définit le cinéma global.
n’est-ce pas la pellicule et l’écran ? - Tous les dispositifs ont en commun le fait
L’écran, ici, grâce à la faculté qu’ont les sons de se d’utiliser des enceintes de qualité, relativement
glisser n’importe où et de l’oreille attentive d’être proches par la sonorité les unes des autres
«omnidirectionnelle», c’est l’espace entier d’un (au-delà des différences de puissance, taille...
lieu donné, «pondéré» par la place de l’auditeur à variables selon les cas).
l’intérieur. - L’environnement - intérieur ou extérieur, dimen-
Il convient d’ajouter ici que, contrairement à la dif- sions, lumière, éléments visuels ou plastiques
fusion «classique» stéréophonique qui est centripète éventuels- est prévu dans une certaine mesure.
(le «diffuseur» ainsi qu’une petite partie privilégiée - La présentation au public est selon les pièces
du public se situe au «point focal» d’écoute, les au- de trois types :
tres subissant des distorsions, voire des contresens, - diffusion unique traditionnelle («concert»)
dans ses intentions), la diffusion multipiste permet - séances à intervalles fixes (indépendantes
la multiplication des angles d’écoute, différents les de la quantité d’auditeurs)
uns des autres mais possibles, comme au sein d’une - installations continues permettant une
cathédrale différentes positions en font découvrir «visite» répétée conduisant à plusieurs
des aspects complémentaires dont l’ensemble sera «lectures» possibles
la cathédrale même... D’un espace réduit à un seul - Le propos peut être aussi bien «abstrait»
point idéal on passe ainsi à un espace qu’il est possible qu’ «anecdotique», réclamer une écoute active ou
d’investir entièrement, «d’habiter» acoustiquement , plus «contemplative», en accord avec les autres
et permet ainsi aux sens de se répandre à l’intérieur, aspects du projet.
entraînant avec eux l’imaginaire. - Les douze dispositifs sont les suivants : en ré-
Si je me place délibérément dans un propos seau, en hélice, en pyramide, en écran, en cercle,
«poétique»(sous-entendant tout un travail formel en plans, en rosace, en étages, en îlots, en ruban,
dans son sillage) c’est qu’il me semble que c’est lui en cuvette, en voûte.
qui a le plus de chances de «toucher» l’auditeur, de
(Je présenterai bien sûr chaque exemple uniquement
faire qu’il se sente intimement concerné et qu’il
du point de vue de ses rapports à l’espace).
puisse entrer de plein-pied dans les architectures
sonores qu’on lui propose.
Le premier cas, Petite Féerie en quatre dimensions
(n°1 : en réseau), offre ceci de particulier qu’il ne
C’est de l’expérience progressive acquise depuis
s’adresse qu’à un seul auditeur à la fois. Prévu pour
quelques années ainsi que de la réflexion sur ces
une petite salle -30 m2 environ- les haut-parleurs
problèmes que m’est apparue la nécessité de réa-
situés à chaque angle et le groupe de quatre situés
liser une série d’œuvres explorant pas-à-pas ce
au centre à mi-hauteur, tissent un réseau de tra-
domaine, le souci principal en étant de trouver
jectoires sonores à l’intérieur desquelles le visiteur
l’adéquation maximum entre le dispositif de diffu-
peut se déplacer. L’acuité sonore provoquée par la
sion, le lieu, le projet «poétique» et formel, l’attitude
précision des enceintes, leur proximité obligée de
d’écoute des auditeurs et «l’environnement».
l’auditeur qui ne peut que se rapprocher de l’une en
Conçues comme des explorations d’espaces à la
s’éloignant de l’autre, l’éveil de ses sens provoqué
fois réels (ce qui est donné à entendre) et «psy-
par sa «solitude», la pénombre globale, etc..., tout
chologiques» (ce qu’entend l’auditeur), certains de
concourt à attirer son écoute à l’intérieur de cette
ces douze «essais» pourront paraître s’éloigner en
œuvre concise (onze minutes, cela suffit !), riche en
fait de ce qui est communément reconnu comme
détails, qu’une attitude plus «distanciée» amalgam-
acousmatique. Pour ma part ces cas-là, pour
erait en un fourmillement incohérent.
«limites» qu’ils soient en s’échappant complète-
«L’éclatement» du dispositif permet ici une individu-
ment de la salle de concert et de l’attitude qui en
alisation totale des différents éléments sonores et
découle, explorent simplement certaines régions
rend ainsi possibles des «contrepoints d’images», des
encore peu fréquentées des «mondes sonores pos-
évolutions simultanées «contradictoires», des jux-
sibles», somme toute beaucoup plus logiques avec
tapositions de «sens» complexes tout en préservant
le principe acousmatique qu’une simple œuvre
leur lisibilité. L’écriture de l’espace fonctionne sur-
dite «mixte».

L'Espace du son II 85
tout par positionnements des éléments, échanges auditeur, par son parcours, construira sa propre
de place ou brefs déplacements individuels. «histoire» de l’œuvre.
En ce qui concerne chaque salle, on retrouve un
Le deuxième exemple, Cent vingt huit instantanés peu le premier exemple à cause des dimensions,
(n°4 : en écran), donne lui plus à «voir» qu’à sentir. mais ici les cinq petits haut-parleurs sont totale-
Les quatre rangées superposées de quatre haut- ment intégrés dans le mobilier et la décoration de
parleurs, situées de front face au public donnent la pièce. Les images peuvent surgir de n’importe
d’emblée la référence à l’attitude propre au cinéma où et leur caractère anecdotique permet de jouer
(la présentation se fait bien entendu en séances). des «déphasages» qui peuvent naître de leur appari-
Cet écran virtuel de seize «pixels» seulement (mais tion en tel ou tel endroit (derrière un pot de fleurs,
avec tellement de points intermédiaires !) permet sous un fauteuil, sur le rebord d’une fenêtre...). Il
aussi bien des jeux de «dessins» formés par les trajec- se crée ainsi au fil des écoutes une «topographie»
toires sonores en lignes et figures géométriques, ara- sonore des quatre salles, de leur rapports, se super-
besques, taches ou points, que l’apparition d’images posant à celle visuelle des lieux visités. L’espace
réalistes en «trompe-l’oeil», en «multifenêtrage» etc. morcelé reprend cohérence grâce à «l’information»
dont l’essai des combinaisons comme autant de pièces qu’il contient.
d’un gigantesque puzzle sature peu à peu l’espace
complet de l’écran. Enfin, le dernier exemple que je présenterai, Les
L’aplat de l’écran n’empêche pas pour autant grandes oreilles (n°11 : en cuvette (!)) , tout en étant
l’utilisation de l’espace virtuel de la profondeur, beaucoup plus traditionnel dans son principe con-
comme de la perspective en peinture, mais le jeu duit également à une différenciation importante de
essentiel se fait néanmoins principalement sur la perception de chacun. En effet, les dimensions
le premier plan permettant ainsi une localisation du lieu - amphithéâtre ou autre vaste excavation
extrêmement précise, l’espace de l’écoute recoupant naturelle - associées à la dissémination des haut-
celui de la vision. parleurs (au sol, face tournée vers le haut) et des
Ici, tous les «spectateurs» partagent à peu près le auditeurs (fixes cette fois) sur ses parois créent
même angle d’écoute, les influences acoustiques de un environnement acoustique «ouvert», induisant
la salle (si la diffusion est intérieure) devenant en une écoute ouverte elle aussi. Si le déroulement
même temps négligeables. est homogène, l’existence, pour chacun, de voies
de diffusion proches ou très éloignées établit une
Dans le troisième cas, Hommage à Georges Perec sorte de «dépression» qui aspire l’attention vers des
(n°8 : en étages), on s’éloigne beaucoup plus de phénomènes parfois à la limite de l’audible.
l’écoute habituelle qui reste unitaire. Même dans le Tendre l’oreille, car là où l'on n'est pas il se passe
n°9 «en îlots» (Le théâtre de la mémoire), l’auditeur quelque chose.
peut encore relier facilement ce qui lui parvient La disposition convient aussi bien à une écriture
des différentes zones et se fabriquer ainsi, même «pointilliste» où chacune des vingt-quatre voies
inconsciemment, une «vision» globale de l’ensemble. porte un signal différent -l’ensemble pouvant alors
Ici, les quatre salles superposées et indépendantes ressembler à un grand contrepoint «naturaliste»
acoustiquement rendent nécessaire une visite suc- comme autant de voix individuelles qui s’élèvent-
cessive de chacune. Seul l’escalier, en mélangeant qu’à de vastes déplacements, rotations, plongeons...,
quelque peu les différentes provenances sert de démultipliés par les distances ainsi que la précision
«tampon» et de lien. Il s’agit évidemment d’un cas de l’acoustique proche d’une propagation en champ
extrême, justifiant une diffusion continue, où chaque libre.

(1) SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Le


Seuil, 1966 (NDLR)

86 L'Espace du son II
UN ESPACE
POUR LA REFLEXION
Daniel TERUGGI

L’espace dans les musiques acousmatiques est un Dans mon cas j’ai toujours conçu mes œuvres
des paramètres les plus décevants à l’écoute. Je pour l’Acousmonium de l’INA-GRM qui est un
m’explique : disposer d’un espace complexe de pro- outil exceptionnel pour mettre en espace des pro-
jection sonore, d’une acoustique intéressante, d’une ductions sur support bipiste. Sa multiplicité de
multitude de haut-parleurs, d’un système de projec- projecteurs sonores et son manque d’homogénéité
tion sophistiqué me paraît indispensable à l’écoute en font sa richesse. J’ai toujours été très tenté par
de musiques en situation ou non de concert. Mais l’utilisation de l’Acousmonium avec des supports
l’intégration de l’espace comme paramètre de com- 4 pistes qui réduisent légèrement les possibilités
position musicale me paraît très difficile à maîtriser de jeu mais qui offrent un spectre de timbres
et bien que pouvant être fascinant à l’écoute, il nous extrêmement varié.
place très souvent devant une situation d’unicité.
Dans quatre œuvres qui forment un cycle j’ai exploré
Le problème est vaste, depuis le support utilisé différentes situations et rapports entre le support 4
jusqu’au système de projection et le lieu même pistes et l’Acousmonium. Ces œuvres sont Eterea,
d’écoute en passant par les complexités des musiques Aquatica, Focolaria, et Terra qui sont les quatre
et les rapports timbriques extrêmement subtils; le parties du cycle Sphaera. Chaque œuvre explore un
compositeur, se trouve devant une telle complexité principe différent d’utilisation du 4 pistes et l’ensemble
de situations, dans lesquelles tout semble comploter joue sur l’ambiguïté des mouvements spatiaux in-
pour apporter du brouillage et de la confusion dans scrits sur le support et les mouvements et rapports
l’écoute de sa musique! Il veut toujours être maître spatiaux simulés sur l’Acousmonium.
de la situation, exigeant sa présence au concert pour
assurer la «fidélité» de la reproduction. La première œuvre, Eterea, de 20' qui traite de
l’air, a comme sous-titre : Formes dessinées dans
Mais les musiques ne sont pas des objets précieux un espace inexistant Sur le support sont super-
que les compositeurs sortent dans des rares occa- posés d’une part des éléments communs à toutes
sions remplissant toutes les conditions voulues, les les pistes, sous forme de fond, et d’autre part des
musiques voyagent, sont éditées et écoutées dans déplacements réalisés en studio qui simulent des
des lieux et conditions très variés que le composi- déplacements de masses d’air dans un espace cir-
teur maîtrise de moins en moins. Les musiques culaire à des vitesses relativement lentes et avec
acousmatiques sont alors «auto-contenues» sur les des trajectoires complexes. L’effet est très saisis-
deux voies d’une bande magnétique ou d’un sup- sant : sur un continuum joué sur l’Acousmonium de
port numérique, tous les rapports dynamiques et façon traditionnelle apparaissent des traînées qui
d’espace sont inscrits sur le support bipiste, moyen se déplacent dans tous les sens, parfois de manière
universel, aseptisé, garantissant la pérennité et la circulaire autour du public, parfois localisées sur
véracité de la propagation du produit. une zone frontale ou latérale. La distribution des
4 pistes sur l’Acousmonium permettant la réalisa-
Ceci a toujours été ainsi, et malgré toutes ces cri- tion de nombreux «quadrilatères» symétriques ou
tiques, nous écoutons des quantités de musiques dissymétriques spatialement et acoustiquement.
dans ces conditions, nous nous en faisons des opi-
nions et c’est sous cette forme que le plus souvent Aquatica (19') est conçue comme un mouvement lent,
la musique est diffusée. Néanmoins il existe des une sorte d’Andante dans le cycle. Le 4 pistes perd
situations exceptionnelles de projection sonore qui sa fonction cinétique et est conçu comme la super-
induisent, suscitent des musiques dans lesquelles position de deux stéréophonies aux caractéristiques
le paramètre spatial devient un élément moteur timbriques propres qui exigent une distribution
au niveau compositionnel et pas seulement un très précise des voies sur les différents types de
paramètre ajouté au moment de la projection en haut-parleurs. Apparaît ici un des inconvénients
concert. Quand le compositeur connaît l’outil final le plus souvent reprochés au support 4 pistes, au
de projection, ses possibilités et ses sonorités, il peut moins sur l’Acousmonium qui possède un certain
être tenté de conditionner certains aspects spatiaux nombre de contraintes de distribution : son aspect
ou timbriques de sa musique en fonction de l’outil. réducteur des possibilités combinatoires des voies
Quand ceci arrive, il fait au moins deux versions de de projection. Le fait que les voies soient définitive-
l’œuvre : une pour l’outil en question et une autre ment affectées sur tel haut-parleur empêche d’avoir
aseptisée pour d’autres sites et conditions. certains sons sur certains haut-parleurs réduisant

L'Espace du son II 87
les possibilités de simulation d’espace. J’ai traité lesquels les matières étaient continues, à évolution
le problème comme si je disposais simultanément de très lente, permettant l’adjonction de petits délais
deux Acousmoniums réduits. L’intégration des deux et variations de hauteur dues à l’effet Doppler. Les
«couches» musicales se faisant acoustiquement,c'est autres trois voies étaient distribuées avec les poten-
une sorte de mixage en direct. A condition de bien tiomètres de la console.
réfléchir à la distribution des sons sur les voies par
rapport à l’Acousmonium et à bien maîtriser les Pendant la composition des quatre œuvres et
«deux Acousmoniums», je trouve finalement que surtout dans les deux dernières, j’avais toujours
cette contrainte permet une grande souplesse au présent à l’esprit le lieu du concert (le studio 104 de
moment de la projection. la Maison de Radio France) et les caractéristiques
de l’Acousmonium. L’organisation de l’espace avec
Focalaria est un moment assez court (5') explorant le 4 pistes était conditionnée par la distribution
le principe des déplacements inscrits sur le support des haut-parleurs dans le lieu de concert pour
jusqu’au paroxysme. Le mouvement est principale- lequel j’avais un certain nombre de contraintes
ment construit autour d’un certain nombre de «feux d’installation sur le volume et l’emplacement de
follets» tournant très rapidement. Les trajectoires certains haut-parleurs, autour desquels j’articulais
se croisent et se superposent créant une impression les mouvements inscrits.
d’extrême agilité. Tous les mouvements sont inscrits
sur le support. Le jeu consiste, sur l’Acousmonium, Je suis loin d’avoir exploré toutes les possibilités du
à basculer d’un quadrilatère à un autre, déplaçant 4 pistes par rapport à l’Acousmonium et je pense
ainsi l’espace circulaire. continuer dans cette voie dans mes prochaines œu-
vres. Je suis un défenseur de ce type de support, qui
Dans Terra (23') j’utilisais une aide à la projec- présente certes quelques problèmes. Mais au fond,
tion grâce au système Syter. Une des pistes du ce sont les outils de projection qui sont difficiles
4 pistes passait à travers Syter et le résultat était à maîtriser et à expérimenter, d'où la tendance à
envoyé vers 8 haut-parleurs. Je pouvais contrôler réduire le nombre de voies du support pour mieux
manuellement les déplacements d’un haut-parleur contrôler le dispositif. Les outils de projection conti-
à un autre introduisant aussi des petits effets Dop- nueront à se perfectionner et on peut espérer que
pler et des délais pour localiser plus précisément la leur maniement sera simplifié et que nous aurons
source. Sur l’écran graphique étaient représentés les une maîtrise des lieux plus proche d’une pensée
haut-parleurs et je déplaçais la souris d’une source spatiale que d’un maniement généralement très
à une autre à des vitesses différentes, créant des intuitif mais hasardeux donnant lieu sauf pour de
trajectoires plus ou moins rapides. Je pouvais très rares exceptions à des projections qui peuvent aller
rapidement reprendre la main sur l’Acousmonium, du meilleur au pire.
donc j’utilisais Syter sur certains passages dans Août 1991

88 L'Espace du son II
UN MONDE DE SIMULACRES
Philippe JUBARD

L’ «orchestre de haut-parleurs» a introduit à sa naturellement dans l’air rayonne dans plusieurs


manière une autre répartition spatiale d’un contenu directions.
acoustique que celle proposée par la disposition sté- Les modifications de localisation du contenu, révé-
réophonique. Deux approches principales se sont lant peu à peu une disposition topographique de
dégagées de l’expérience, l’une renforce la concep- l’ensemble de diffusion, plongent l’auditeur dans
tion stéréophonique, diffusion par plans, l’autre la un état d’écoute (telle que définie dans le Traité
pervertit, diffusion «éclatée». des objets musicaux de Pierre Schaeffer) spatiale;
La première approche a pour principe de situer l’espace devient un paramètre musical alors que
l’image sonore en respectant au mieux l’équilibre dans la tradition instrumentale celui-ci n’a, sauf
stéréophonique du contenu (1), la sensation de loca- exception, que peu d’importance, les sons devant
lisation provenant d’une variation différentielle du se mélanger de façon à créer une Gestalt plus ou
volume acoustique entre des couples d’enceintes afin moins homogène.
de sauvegarder les rapports de phase. (2) Pour illustrer ceci, la présence de synthétiseurs,
La seconde présente le contenu sonore sous div- guitares amplifiées, au sein d’un ensemble instrumen-
ers aspects, plus ou moins altéré; la réponse des tal peut être gênante (3); d’autre part la disposition
haut-parleurs, la disposition des enceintes et la bande/instruments en direct est acoustiquement
puissance qu’elles dégagent, les caractéristiques de ingérable (4).
l’auditorium entraînant une coloration du contenu,
lorsque plusieurs diffuseurs jouent en même temps, L’ambiguïté de l’appellation «orchestre de haut-
il se produit des phénomènes d’interférences, de va- parleurs» n’est pas levée dans le contexte de la dif-
riation de phase..., l’image acoustique se complexifie, fusion multipiste; bien que certaines expériences
s’ «éclate» en différents points. aient été tentées dans ce domaine, leur nombre
est aujourd’hui insuffisant pour pouvoir tirer des
Bien entendu, il ne faut pas négliger le contenu conclusions définitives.
lui-même, lequel est écrit le plus souvent sur un On constate néanmoins que le meilleur parti à pren-
support pré-constitué en studio et satisfaisant à dre afin d’offrir un tout à-peu-près acoustiquement
une écoute-témoin stéréophonique; tantôt réaliste homogène consiste à mixer au préalable les divers
(prises de sons acoustiques in situ...), tantôt artifi- objets sonores.
ciel (objets traités, sons de synthèse...), ce contenu Dans le cas contraire, les objets se trouvant sur des
sera perçu soit comme étant dans un espace donné, pistes (ou groupe de pistes) séparées, on obtient le
soit comme étant projeté comme le ferait un canon; même phénomène d’éclatement spatial ; cependant
de ces deux cas de figure, l’un tente de simuler un un contenu multipiste présente comme avantage de
contexte spatial où l’auditeur serait en quelque sorte prévoir la répartition spatiale (5) et a fortiori d’en
spectateur, tandis que l’autre ne fait que révéler le jouer (6).
médium de diffusion. Selon cette analyse, contenu et mise en situation
de concert seront davantage liées dans le produit
En concert, l’un des enjeux peut consister à jouer sur multi-piste que dans le stéréophonique (7).
l’espace virtuel de la bande, si celui-ci est suggéré, La conception des différents systèmes de diffusion
et l’espace réel de l’auditorium de façon à ce que liée à leur pratique, révèle à quel point le monde
tout ou partie de l’ensemble de diffusion agisse, soit des musiques faisant appel à des techniques électro-
comme révélateur d’une image, soit comme plusieurs acoustiques est celui des simulacres.
«instruments en symphonie»; ces modes de diffusion L’état actuel des connaissances ne permet pas en-
ne se contredisent pas dans la pratique puisqu’ils core d’envisager un véritable mode de reproduction
reviennent tous deux à doser le volume acoustique de sonore venant en quelque sorte se substituer à un
chaque enceinte en procédant par différence négative contenu acoustique et faisant illusion.
ou positive ; en conséquence de ceci c’est la localisa- Le domaine est vaste car il englobe à la fois prise de
tion du contenu qui toujours prédominera. son, synthèse, stockage et restitution du son.
Cependant, avec les moyens actuels, peut-être
Le terme couramment utilisé d’orchestre de haut- est-il possible de suggérer le positionnement d’une
parleurs prête alors à confusion, d’autant plus que source virtuelle sur deux dimensions ou bien de
les transducteurs actuels émettent un front d’onde simuler des trajectoires avec des moyens limités; ce
plutôt directionnel alors qu’une source sonore vibrant problème topographique est à l’étude au GES.

L'Espace du son II 89
Pour conclure, toute innovation dans le domaine de (3) Se reporter à certaines œuvres de H-W. Henze ou M. Land-
la reproduction sonore ne manquera pas de modifier owski.
la pratique des musiques électroacoustiques. (4) La solution d’amplifier considérablement les instruments afin
d’annuler l’onde directe peut être éventuellement proposée afin
Ce que permet le système de diffusion développé au
de réaliser l’équilibre avec la bande.
GES-Vierzon. (8) (5) Se reporter à la Légende d’Eer de I. Xenakis.
(6) Répartition vers des sous-groupes matriçables avec le cas
échéant traitements en ligne (processeur d’effets).
(7) La conception multipiste s’applique aussi aux dispositifs
multi-sources synthétiques ou instruments amplifiés; se reporter
Notes à Kurzwellen de K. Stockhausen ; l’usage du système Matrix 32
(1) Cf. les diffusions par L. Ferrari de Presque rien nr1 et 2; son que fait Pierre Boulez dans Dialogue de l’ombre double pour
optique jusqu’au-boutiste dans le respect de l’image a pour incon- clarinette seule, permet d’imaginer un brassage spatial étendu à
vénient de privilégier l’auditeur placé au centre du dispositif. plusieurs sources.
(2) La pratique de l’Acousmonium par les membres du GRM (8) Lire à ce propos la description sommaire qu'en donne Daniel
illustre bien ceci. Habault dans l'article qui suit (NDLR).

SYSDIFF, système conversationnel de diffusion sonore assisté


par ordinateur développé au GES-Vierzon, est destiné tant au
concert de musique sur support qu’au spectacle faisant inter-
venir des musiciens, acteurs ou divers dispositifs sonores ou
visuels.

SYSDIFF permet de générer un certain nombre de pistes au


moyen d’accès temps réel ou d’accès virtuels; ces pistes représent-
ant une courbe amplitude/temps sont mémorisées et éditables.
Parallèlement à ceci, le système réagit au déclenchement
d’événement extérieurs préalablement établis ou gère l’envoi
de commandes particulières.
Les accès pilotent chacun un ou plusieurs VCAs dont les entrées
et sorties sont configurables grâce à une matrice de commuta-
tion numérique.

Les accès temps réel, de type potentiomètre, stick ou souris, sont


adaptés au mode de diffusion pratiqué (réglage des niveaux sur
console ou positionnement d’une image acoustique) : ils ne sont
cependant pas spécialisés, la notion d’amplitude/temps s’y rap-
portant peut ne pas s’appliquer uniquement à une variation de
volume sonore, mais à n’importe quel phénomène.
Les accès virtuels sont des logiciels permettant soit l’édition
graphique des pistes soit leur génération par un métalangage.

Pour pallier la rigidité d’une utilisation trop contraignante au


niveau des actions que le système doit effectuer, sont pris en
compte des événements extérieurs (déclenchement par un instru-
mentiste, par exemple); l’envoi d’un signal ou d’un code convenu
indique la routine que le système doit mettre en œuvre.

90 L'Espace du son II
SYSDIFF,
SYSTEME DE DIFFUSION
DU GES-VIERZON
Daniel HABAULT

Le développement du système de diffusion du GES, * alléger le travail en régie


appelé dans la suite SYSDIFF, a débuté courant 1987. (factorisation des actions, mémorisation/enchaîne-
Sa première version opérationnelle a été utilisée ment d’ensembles d’actions )
durant le 2ème Festival des Arts Electroniques de * synchronisation aux autres “effets”
Rennes en juin 1988. Il est depuis l’objet de dével- (lumière, laser, image ...)
oppements constants. * synchronisation image ( SMPTE ).

La sophistication de l’outil se paie évidemment d’un


minimum de formation et de la lecture de plus de DE LA VIRTUOSITE
deux cents pages de documentation. La description
rapide qui suit ne saurait donc être exhaustive. Il fut une époque ou les «orchestres de haut-parleurs»
se déclinaient au poids (nombre d’enceintes voire de
haut-parleurs, métrage de câble, puissance); vu en
MOTIVATIONS ces termes le dispositif du GES compte 53 enceintes,
2200 mètres de câble et 6000 Watts ... qui ne sortent
Comment manipuler intelligemment, pendant plu- que très rarement tous ensemble.
sieurs dizaines de minutes, après quelques heures
de répétition (dans le meilleur des cas), les niveaux Qui ne s’est interrogé pendant un concert sur la
(pour ne parler que de cela) de plusieurs dizaines de nécessité de tant de haut-parleurs ?
points de diffusion ? Avec métier, brio, feeling ... me
direz-vous... Mon oeil ! ... Excusez la formule. Ils ne servent bien souvent pas à grand chose, le
compositeur-interprète se contentant de quelques
Le projet SYSDIFF est parti de cette boutade. ajustements de nuances, de couleur, de spatialisa-
tion, prisonnier du peu de degrés de liberté laissés
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit. tant par la bande magnétique (temps figé) que
Certains compositeurs font des prouesses devant par l’ergonomie réduite de la console de diffusion
les potentiomètres, mais la machine est lourde et la (potentiomètres, un par enceinte, alignés les uns à
manipulation humaine a ses limites. Il nous a donc coté des autres).
semblé utile de créer un outil capable d’intégrer au
mieux les objectifs listés ci-dessous. Une première approche consiste à factoriser au
maximum les actions élémentaires (pousser un
seul potentiomètre au lieu de trois ou quatre à la
OBJECTIFS fois par exemple); ce n’est pas nouveau, les jeux
d’orgue lumière disposent de cette fonction depuis
Améliorer la virtuosité des lustres. SYSDIFF permet d’affecter à 16 accès
* factorisation des actions élémentaires de jeu virtuels une ou plusieurs de ses 64 voies; le niveau
* variété et ergonomie des accès de chaque voie du groupe étant doté d’un réglage
Améliorer la précision relatif. L’ensemble des affectations accès/voies/ré-
* apprentissage par jeux/corrections successifs glages relatifs constitue une configuration. 128 con-
* écriture figurations par séquence sont disponibles en temps
Permettre l’exécution en tout automatique (instal- réel, une séquence pouvant durer de 10 minutes à
lations musicales) plus d’une heure.
* asservissement temporel
* commande des supports Une deuxième approche consiste à améliorer
( magnétophones, magnétoscopes, outils de généra- l’ergonomie en offrant en temps réel un choix d’accès.
tion et traitement... ) SYSDIFF permet d’utiliser une console à 16 poten-
Couvrir les besoins du spectacle et de la production tiomètres rectilignes, une console de 8 “sticks”, une
multi-média souris, une table graphique, une boule roulante ...
* synchronisation avec les acteurs d’un spectacle Cette liste n’est pas limitative, tout accès délivrant
vivant, une tension continue, un signal MIDI, ou une infor-
( synchronisation ponctuelle, synchronisation sur mation numérique 8 ou 16 bits peut être adaptée à
reconnaissance MIDI ) la demande des utilisateurs.

L'Espace du son II 91
Une troisième approche, plus radicale, évacue ou sans doute l’apport le plus original de SYSDIFF.
plus exactement déplace l’acte d’interprétation. Elle C’est, l’expérience l’a prouvé, également le mode
est discutée au chapitre suivant. d’entrée le plus efficace ... dès que l’on sait ce que
l’on veut... Ce métalangage permet de définir des
groupes repérés mnémoniquement puis de leur
DE LA PRECISION affecter des processus à un instant donné (niveau
absolu ou relatif, trajectoire, rotation, évolution
Les limites de la gestique humaine, confrontée au aléatoire ...); il gère également les changements de
déroulement immuable de la bande magnétique configuration, la valeur instantanée de la dynamique,
d’une part, à quelques dizaines de potentiomètres les commandes et synchronisations...
rectilignes d’autre part, ne permettent pas une
grande exigence lors de la projection de l’œuvre.
Toute tentative de spatialisation élaborée risque DE LA SYNCHRONISATION
rapidement d’échouer en concert, réduisant à néant
l’œuvre patiemment élaborée dans le confort feutré SYSDIFF sait évidemment suivre un signal SMPTE
du studio. A quoi bon prendre un tel risque au nom (via un convertisseur SMPTE/MIDI PPS 100 par
d’une interprétation qui n’est bien souvent faite que exemple). Le pas d’échantillonnage est dans ce cas
d’à-peu-près. un multiple ou un sous-multiple de l’information
Le premier pas consiste à admettre que si au départ de trame. Cependant ce type de synchronisation
la machine ne sait rien, elle est par contre, à terme, n’est adapté que lorsqu’un support sert de référence
capable de reproduire fidèlement les évolutions temporelle (musique sur bande, post-synchronisa-
les plus élaborées qu’on lui aura apprises. C’est tion vidéo).
la situation aujourd’hui bien acceptée en mixage
assisté. SYSDIFF est capable d’enregistrer tout Dans les applications du spectacle (concerts, théâtre,
jeu effectué en répétition, section par section, puis danse ...) la référence est bien souvent l’être humain,
de reproduire, d’enchaîner automatiquement ces au temps ô combien fluctuant. SYSDIFF sait donc
différents jeux. Une séquence peut avoir une durée se re-synchroniser sur un signal tout ou rien ou un
quelconque, le nombre de séquences préenregistrées message MIDI convenu. On entend par re-synchro-
enchaînées en temps réel, automatiquement ou nisation le passage à la séquence suivante, que la
sur commande, n’est limité que par les ressources précédente soit terminée ou non (il est ainsi possible
mémoire du micro-ordinateur. Les possibilités clas- d’enchaîner en cas de raté dans le spectacle). La
siques de correction en temps réel (lecture sur une référence temporelle au niveau de chaque séquence
partie des accès, enregistrement sur les autres) peut être «absolue» (horloge de l’ordinateur) ou
permettent une construction par enrichissements SMPTE s’il y a un support qui impose une synchro-
ou par approximations successifs. Cette approche nisation rigoureuse de chaque séquence.
ne résout évidemment que partiellement les limites
gestuelles; elle assure par contre la projection de la
meilleure version possible. SYSDIFF
DANS UN CONTEXTE MULTI-MEDIA
Le second pas, plus radical, substitue à l’entrée
manuelle en temps réel une écriture en temps différé, Un spectacle contemporain fait souvent appel à une
à charge ensuite au dispositif d’exécuter fidèlement multitude d’effets différents. Il est donc souhaitable,
ce que l’on aura «programmé». SYSDIFF offre trois même si on considère la diffusion comme première,
niveaux d’écriture. d’assurer la virtuosité et la précision de l’ensemble.
SYSDIFF est donc à même de gérer, grâce à ses en-
1. L’édition potentiométrique en temps différé, trées/sorties MIDI et tout ou rien, outre les niveaux
permet l’entrée instant après instant des niveaux de diffusion, les départs et arrêts des magnétophones,
des potentiomètres (comme on le fait en temps réel magnétoscopes, effets divers (laser, machine à fumée,
avec les potentiomètres réels). La précision est no- éclairage ...), les périphériques pilotables par une
tablement améliorée mais l’opération est longue et liaison MIDl (modification de paramètres, change-
fastidieuse bien qu’il ne soit nécessaire d’indiquer ment de programme ...).
que les instants où des modifications de niveau Dans les applications automatiques SYSDIFF sait
débutent et se terminent, SYSDIFF se chargeant démarrer à une heure de consigne, exécuter une
du calcul des instants intermédiaires. liste d’actions (diffusion d’une suite de séquences
synchronisées ou non) ou boucler sur une action à
2. L’édition des profils dynamiques (niveau à chaque des heures données.
instant) voie par voie, présente les mêmes incon-
vénients qu’en 1. Elle permet cependant de mieux
apprécier le contexte temporel. Une évolution pro- SYSDIFF EN STUDIO
chaine permettra en outre de se repérer sur le profil
dynamique de la musique. SYSDIFF conçu pour la diffusion est également
directement utilisable en studio, en mixage assisté
3. Le recours à un métalangage spécialisé constitue classique (il se connecte alors aux insertions de

92 L'Espace du son II
la console de mixage) mais aussi pour faciliter la UNE STATION DE TRAVAIL CONVIVIALE
réalisation des musiques multipistes. La matrice
analogique, associée aux 64 VCAs permet le routage Les 12 modules que comporte SYSDIFF sont intégrés
de 8 sources distinctes vers 8 sorties (ou de 4 sources dans un environnement qui ne suppose aucune con-
vers 16 sorties ...). Un éditeur graphique spécialisé, naissance informatique particulière. Chaque module
temps réel et temps différé, simplifie notablement est doté d’une interface graphique et le recours au
cette opération. Associé à la télécommande informati- clavier est limité. Des «utilitaires» permettent de
sée développée par ailleurs au GES, il est également gérer la sauvegarde et la restitution de fichiers d’un
en mesure de réaliser automatiquement tout mixage, nombre quelconque d’utilisateurs.
si complexe soit-il, à partir de 5 magnétophones et
de contrôler parallèlement un appareillage MIDI
(traitements, réverbérations ...). DES DEVELOPPEMENTS CONSTANTS

Les études en cours portent sur


SYSDIFF EN CONCERT - I’intégration des modules sous l’environnement
Windows 3,
Le dispositif est capable de prendre en charge avec - l’introduction de «stratégies» de diffusion ( images
une précision et une virtuosité inconnue à ce jour, on acoustiques mobiles dans un nuage de points par
l’a vu précédemment, une diffusion conventionnelle exemple, je n’en dirai pas plus ...).
(pièce stéréophonique projetée sur quelques dizaines La numérisation intégrale du dispositif, qui per-
de haut-parleurs - jusqu’à 64 pour SYSDIFF ). Il est mettrait d’étendre le nombre de voies disponibles
également à même, en configuration matricelle ( 4 x à 256, ce qui est surtout utile en configuration ma-
16 par exemple ), de permettre le «mixage final» sur tricielle, est également envisagée.
le lieu du concert ou de l’événement. Les différentes
voies, couchées sur un magnétophone multipiste ou L’équipe de développement (Benoît Dehaine, Daniel
plusieurs bipistes synchrones, peuvent être dirigées Habault, Philippe Jubard) est évidemment à l’écoute
vers une voie quelconque de diffusion. Travaillée des demandes et suggestions de compositeurs con-
pas à pas en répétition, l’œuvre, bien que diffusée cernant l’évolution du dispositif.
par une machine ( heureusement !.. 64 informations
devant être fournies toutes les 10 ms) est authen-
tiquement interprétée. Vierzon, octobre 90.

Un «instrument spatial» digne de ce nom


existera-t-il jamais, ou faudra-t-il tou-
jours s’adapter à une réalité sans cesse
changeante, différente ?

STROPPA Marco, «Timbre et espace»,Un orchestre synthé-


tique, Remarques sur une notation personnelle , IRCAM
et Christian Bourgeois, 1991, p. 526.

L'Espace du son II 93
Figure 1 Figure 2
Maison de la Culture, Grenoble, France, February Beethovenhalle, Bonn, Germany, November 22-28,
7-13, 1973 1975

Figure 3
Auditorium, RAI, Rome, Italy.
Festival Nuova Consonanza, Decembre 8, 1982.

94 L'Espace du son II
THE WELL-TEMPERED
SPACE SOUND INSTRUMENT
A NEW MUSICAL INSTRUMENT
Léo KUPPER

In order to understand space perception in the Nowadays, space culture, even though still in the
present evolution of music, it is of interest to briefly initial stages, should follow the same evolution as
describe the evolution of pitch culture. the discovery of the techniques which enabled mono-
phony to progress through stereophony, tetraphony,
PITCH CULTURE multiphony, acousmatic, stereo-kinesy holophony
to kinephony. All these space solutions, however,
Ever since the first known musician (Hufu-’an, are but effects or imitations of the orchestral space
2700 BC, during the pharaonic civilisation), music aspect in a room and tend to synthesize the real-
evolution has been concerned mainly with pitch ity of the acoustical world. We are nowhere near a
problems. From primitive stone sound music to general space system with scale and articulation
the present day twelve tone and electronic music structures as efficacious as was the pitch modula-
a long and complex pitch evolution took place with tion system. We are now entering a period where
scales developing from one to twelve tones (from space will be the fundamental preoccupation for
monody to polyphony, through the ragas scales, musicians, composers and public alike.
dastgah, maquam and modal scales). This pitch
culture is still very much in full evolution, with
micro-intervals experimentations, new scale uses SPACE PERIOD RESEARCH
in electronic music and complete liberty sound field
pitch conception. With the creation of new equipment (audio- channels
Pitch culture, however is not eternal and there of superior quality, space distribution machines...)
are still countless possibilities to experiment with the electronic music age has given us new pos-
permutations, combinations and enumerations sibilities of resolving space problems. For about
(pitch in relation to timbres). Timbre scales have, 200 years, concerts have been performed in many
at yet, not really been created nor have intensity different shaped rooms and obviously the musical
scales been used as pitch scales. Pitch seems to be performances have been adapted to the venues. From
richer than timbres (tone colour is derived from the the many examples available, we have chosen a few
demand of sinus sound colour) and still is the most of the more interesting ones.
popular parameter (even after the modern revolu-
tions in music). Figure 1
Projections of sound automatisms and concerts. In
SPACE CULTURE relation to the early years of electroacoustic music
(1973) the quantity of loud speakers is very high.
As we shall demonstrate, the space parameter is For the first time some sound sources are attached to
richer than the pitch parameter and, in the future, the ceiling. Space diffusion in three dimensions.
should prove a very important means of expression
and probably the most important in the history of Figure 2
music. Trough lack of technical means, it has proved Projections of sound automatisms and concerts.
impossible, in the past to develop this parameter The pentagonal room form is clearly determined by
even though many examples of space mentality ex- four sound pentogrammes. The sound projection
ist (primitive use of space in relation to real space point is in the center. The sound structures are
shapes such as temples, churches, theatres, concert turning on these pentogrammes in a horizontal
halls...).Space has been used primitively , i.e. with plane.
no scale organization of the parameter, as an effect
of pitch music, by such great polyphonist composers Figure 3
as Monteverdi, Palestrina, Gabrieli, Tallis, later New space movements are experienced : the sound
Bach, Beethoven, Mozart , Berlioz and in today’s flows in the room, through the audio-channel lines,
music world by Stockhausen and many others in with a speed lower, equal or higher than the natural
venues such as the Philips Pavilion in Brussels, sound speed in the air, because the room is very
the Dome in Osaka and our own Sound-Domes in large and long.
Rome, Linz and Venice).

L'Espace du son II 95
96 L'Espace du son II
SPACE EXPERIENCES inversed. There is also a difference between the sound
WITH CONCERTS AND CUPOLA sources detected by the eyes and the sound sources
perceived by the ear. In all we should distinguish
The first space projections are in the horizontal two sound sources (both are rapidly identified). Er-
plane. They then go over to the vertical plane (but rors of detection are more errors of interpretation of
with the greatest difficulty because the rooms are the space received information than a real different
unable to give this dimension normally). After the perception of both sound sources (confusion in the
difficult three dimensional conquest (horizontal, ver- interpretation of the space analyses).
tical and longitudinal planes) there is the tendency If, in front of two loudspeakers, in a vertical plane
to construct primitive space scales (the increase in (one low, the other high), we change a pitch (from
quantity of the audio-channels). From points diffu- low to high) on the lowest loudspeaker alone, the
sion (like the orchestra on the stage) we go over to highest pitch is perceived on the upper loudspeaker.
surface diffusion and then to volume diffusion. The There is a fast relation between pitch highness and
articulation of these primitive space forms brings space highness. Both parameters create optical and
us slowly to the necessity to construct sound domes. acoustical illusions.
But to construct sound domes we need to know If, on two vertical sound sources, a sound is send
more about the psychoacoustical dimensions of our on the upper loudspeaker, then a silence, and after
space perception, from a scientific and a musical a second sound higher in pitch on the second lower
point of view . loudspeaker, the sound source is then perceived on
the upper loudspeaker (and not where it really is :
Figure 4 on the lowest). There is some incertitude between
The figure shows 5 psychoacoustical curves in rela- two dimension (from low to high). Both together
tion with the tested sound-space points on the fun- are creating illusions and errors, just as we have
damental half circumference of a sphere (diameter error dimensions between low and fast intensity
= 4 m), namely the horizontal plane (front right and degrees in relation with near and far away space
back right), the vertical plane (front and right), the perceptions. There should be three perception
vertical plane (right side up). dimensions: physical sound source, the conscions
The X axis shows the distances in cm between two sound source and the unconscious sound source.
minimal perceived space points. The Y axis indicates If all three are in accord about the perceived space
the number of perceived space points. sound, then only the source is really detected. Any
difference between the three states creates an error
Observations or an illusion.
The most regular and the finest perception of space is
situated in the horizontal plane (front right). Mini-
mum angle of perception is 1,7°, the maximum, 2,9° SOUND DOMES
and the mean angle is 2,5°. The perceived line is far
away from the 15° line (the determined tempered Sound cupolas should be constructed in each great
space interval : one half space tone). city with computer installations. In the domes,
The second line (horizontal plane : back right) is continuous music diffusion (public-computer-music
more or less sensible. At the point (7,60) the line music stimulated by the public) should be organized
begins to fall. (like a technological nature).
The third line (vertical plane : front up) is continu- Space music concerts (space composed pieces) would
ously falling from the point (20,150). be performed in the domes.
The fourth line (vertical plane : back up) indicates In the old chinese culture there is a temple called
a lesser sensitivity for space perception. Ming Tang. Each important city was required to
The fifth line (vertical plane : right side up) is de- construct a Ming Tang. The edifice was constructed
creasing from the point forth (20,150). on a square base (representing the earth) with a
dome overhead (representing the sky).
Figure 5 It was a calendar house, an official temple where
This represents the circumference in the horizontal the emperor, at fixed dates came operating.
plane, 45° up (around 1m43 high). Sound domes should be built with this model in
The first line (horizontal plane : front right) is very mind. In front of man is situated the South of the
regular, just like the first line on figure 4 (horizontal cupola (summer, hot and red), behind him the North
plane : front right). (winter, cold and white), at left side the East (spring-
The second line (horizontal plane : back right) is a little time, green), at right the West (automn, yellow).
less sensitive but very parallel to the first line. The colours should help visual space detection. The
The general sensitivity is very good in relation with sound rotations in the cupola should be related to
the 15° line (half space-tone interval). any periodicity in our nature (seasons, day / night,
infancy / adolescence / maturity / old age, earth rota-
Observations tions...) periodicity from micro to macro movements.
Some space points are clear and easy to detect, others The upper zone of the cupola should be related with
are more difficult, imprecise. Some sources are mov- the sky (astronomical rotations). All these natural
ing psychologically (on acoustically fixed sources), or rotations are helping man to better determine his

L'Espace du son II 97
feeling in the room (when I have a space feeling, then and closes, the studio-channels in space in a variety
I am !). The more precise this space feeling is, the of forms. The attack, decay, sustain and release of
more I have consciousness of my being. sound should be realized manually or regulated
by machines. This is the kinephone without any
Figure 6- 7 distorsion or noise.
With a sphere of 180 space points (or a cupola with
102 space points) we obtain a musical instrument
with a rich language combination. The geometrical CONCLUSION
forms that can be composed (monophonically or
polyphonically) are very numerous and complex. Pitch perception
This space dome instrument would be the most There are around 1500 pitch perceptions in the
fantastic music instrument ever imagined. The com- normal sound field (1800 from 20 Hz to 20 Khz).
posed space movements are so rich that generations
could develop their own space culture (adapted to Intensity perception
any society). With partitions and computer machines There are around 325.000 intensity perceptions in
for the space performance (or space interpreters) the sound field.
a new culture could find a long and new way of
expression. Space perception
Pitch (with intensity) could be regarded as a two There are around 6.000 space perceptions in a
dimension expression (a flat culture, as says Mi- complete sphere.
chelangelo Buonatti when he speaks of the medieval
painting in comparison with his 3 dimensional new Timbre perception
sculpture). Space music is a new 3 dimensional art. There are certainly many timbres, even though not
The integration of the other music parameters like yet calculated, but certainly more than pitch percep-
pitch, timbre, intensity, phase and rythm..., with tions (as timbre is a combination of pitches).
thousands of geometrical forms will create an in-
strument (unique) in the history of music. Why is it that we have historically inherited a pitch
culture and not an intensity or timbre or space
culture ? Why is pitch articulation so rich ? Prob-
Figure 8 ably because of the mathematically precise forms
A new space instrument : Kinephone that we can compose and well memorize. Intensity
is very changing and not precise in memory (it is
In a pitch instrument, the keyboard cannot be a second quality of pitch). Our phonetic language
separated from the pitch, in a space instrument the uses timbre expression, but up until now it was dif-
keyboard cannot be separated from the room (the ficult to create mathematical timbre scales. Space
room is a part of the instrument). articulations exist in greater number than pitch
modulations. Space modulation needs a space form
Kinephone (like architecture or sculpture) : it is a 3 dimensional
(Kiné = movement and Phonê = voice) art. Space should be well structured and equally well
memorized. Because the technique was unavailable
Sound in movements for space articulation. The space articulation has thus far not been possible :
Kinephone is a 50 key instrument that permits now with machines and computers it is !
space articulation. The performances are manual.
The performer uses touch sensitive keys, he opens The future will be a space culture.

L’appréhension neuve
de l’espace musical
devient de plus en plus incompatible
avec les exigences et l’esthétique
du concert
et de ses lieux traditionnels.
SZERSNOVICZ P., «Le temps et l’espace»,
Avant-programme du Festival Musica 89.
Figure 8
A new space instrument : Kinephone

100 L'Espace du son II


L’ESPACE, LA CHAIR, LA PLUIE
Justice OLSSON

« a single point, pure nothingness,


hums and moves though all of this.
This single point can also make...
Quiet rain on a dreaming lake.«

(Un point seul, du néant pur


Chante à travers tout ceci.
Ce même point crée également
La pluie tranquille sur un lac rêvant.)

Un jour - calmement assis - je lisais la énième de- Tantôt elle était graine de poussière sur la lune;
scription vulgarisée de la théorie du «Big Bang». Il tantôt feuille d’herbe pourpre ondulant dans une
y a x milliards d’années, il n’existait pas de cosmos, brise méthanée quelque part dans Tau Ceti ou Fom-
d’espace, de galaxies, rien. Il n’y avait qu’un point alhaut. L’instant suivant, vous la dénichiez dans
Les astronomes (dixit l’article) l’ont nommé singu- un flocon de neige sur l'Himalaya, ou glougloutant
larité. Ses hauteur, largeur, et longueur étaient le samedi soir dans un égout en Egypte. Et comme
nulles. Zéro. et puis PAN ! La singularité explosa. toute théorie qui se respecte, celle-ci ne changeait
Zéro virgule zéro zéro zéro trente-trois secondes plus pas grand-chose à l’univers, si ce n’est que là où il y
tard elle était grande comme ci. avait eu le silence, à présent il y avait la musique.
Et après 4 secondes entières, grande comme ça. Vous
ne pouviez plus la mettre dans votre poche. A l’heure Tout compte fait, cette théorie, je ne la trouvais pas
du déjeuner, elle était bien plus grande que notre plus dure à avaler que le scénario du Big Bang.
soleil, et lors du coucher de celui-ci elle aurait pu L’univers n’est pas né de la violence aveugle... par-
avaler la galaxie sans un rot. Depuis, disait l’article tout où l’on regarde, on voit la vie et le mouvement
sur le ton du triomphe extasié, le taux de sa crois- basés sur l’onde vibratoire. Explosions, éclats, et
sance n’a jamais cessé de grandir. autres événements destructeurs sont simplement
un aspect de la musique et non pas le contraire...
Cela faisait un certain temps que cette théorie me plus tard, lorsque j’étais en train de composer une
causait une légère irritation, peut-être parce qu’elle chanson, s’est présentée à mon esprit la strophe citée
me semblait être un bel exemple de la poésie déguisée en tête de cet article, me donnant l’idée d’appeler
en pensée scientifique. Mais ce jour-là je n’était pas ma théorie celle de la «quiet rain».
irrité. La partie rationnelle de mon esprit cédait le
terrain à une lumineuse image de la singularité. Je
la voyais toute douillette, dans son néant, attendant De toutes les choses que ce singulier petit point
d’exploser. Quelque chose au moins allait venir la nous a si généreusement données, il me semble
faire partir... je retenais mon souffle pour voir ce que la plus contradictoire et la plus fascinante est
qui allait arriver. Et au lieu d’une explosion je fus justement l’espace. (Imaginez le fait d’avoir grandi
témoin de la naissance d’une théorie nouvelle... je dans un univers où il n’existait point d’espace, et
voyais un Doigt Cosmique qui tirait la singularité ... puis subitement l’on nous laisse errer en plein air ou
tirait, tirait. Et je voyais la singularité qui résistait même dans une pièce de taille moyenne. Vertigineux
de toutes ses forces à cet horrible Doigt insistant qui !). L’espace est sûrement l’entité la plus étrangère à
ne voulait pas la laisser roupiller tranquillement la singularité mais aussi la chose la plus essentielle
dans la tiédeur de son néant noir. Et puis TSOIN ! à sa nature. Qu’on le veuille ou non, l’espace est la
d’un coup le Doigt l’avait lâchée. Mais contrairement plus puissante de nos drogues. A mon avis, il est
à la corde d’une guitare qui fait un va-et-vient dans également à la base de la fascination exercée sur
une dimension seulement, la singularité, cherchant nous par la féminité. La femme ne possède-t-elle pas
désespérément à revenir à son point de repos primi- cette extraordinaire incarnation de l’espace «vide»
tif, alla sautillante, trépidante, écumante dans un qu’est l’organe reproducteur féminin?
milliard de directions avec une telle vélocité qu’elle En fait, où que l’on regarde, on ne trouve pas au-
sembla être partout à la fois. tre chose que l’espace et les ondes... les immenses

L'Espace du son II 101


distances qui séparent les étoiles, compte tenu des chance d'assister à mon premier concert acousma-
dimensions de celles-ci, ne sont autre chose que tique sans y être «préparé». Par la suite, lorsque
l’expression de la gigantesque disproportion entre j’entendis bon nombre de diffusions ayant parfois
l’espace et la «matière», disproportion également moins de qualités artistiques, j’aurais très bien pu
présente en ce qui concerne les galaxies. Et si nous devenir assez pessimiste quant aux chances qu’avait
braquons notre regard en direction des molécules, ce nouvel art de survivre à son enfance.
atomes, protons et autres quarks, à chacune de leurs
échelles respectives nous constatons toujours cette Car il est bel et bien au stade de l’enfance. (Ce
même disproportion. Si la quête pouvait aboutir, qui, en aucune façon, ne nous empêche de recon-
il y a fort à parier qu’elle n’aboutirait pas à une naître les prodigieux exploits de certains de ses
particule de matière, ni même probablement à une pratiquants). Non pas seulement du point de vue
onde... la «matière», c’est de la musique, et nous technique, mais aussi en ce qui concerne son pub-
sommes les paroles d’une chanson. lic et l’oreille de ce public. J’ai l’impression que
beaucoup d’interprétations acousmatiques sont
Notre premier élément de structuration musicale basées sur l’intellect plutôt que l’oreille et de plus,
fut, bien entendu, le rythme. Il constitue, probable- qu’elles sont le fruit de l’imagination intellectuelle
ment, ce que nous possédons de plus proche de la plutôt que d'une imagination plus globale, une sorte
perception directe de la nature du temps. (Enfin, d’imagination de bio-feedback, comme lorsque nous
c’est ce que j’ai toujours ressenti personnellement racontons une histoire, et que la façon dont nous
!). Puis, au 18ème siècle nous avons formellement la racontons se trouve subtilement influencée par
organisé la hauteur (le mot anglais pitch est moins les réactions de nos auditeurs. Rien à voir avec les
ambigu)... si nous parvenons à jouer l’espace , 1951 manipulations grossières du type «audimat», ni la soi-
aura été aussi important que 1722. Mais rien n’est gneuse quantification que subissent les réflexes des
moins certain... étant donné que la combinaison assistants d’une harangue électorale d’un Georges
hauteur/rythme est ancrée dans l’esprit et dans le Bush. Non, il s’agit d’un processus infiniment plus
coeur humains d'une façon incroyable. Une mélodie riche, plus délicat, plus vivant. Le musicien et ses
peut y vivre et prospérer avec la même autonomie auditeurs se réunissent pour découvrir une vérité
qu’un visage, un paysage, une parole, une odeur. toujours nouvelle.
Elle peut survivre dans des environnements aussi
étonnamment disparates que le papier, l’oxyde de Cette soirée me réservait encore une surprise. Après
fer, la mémoire populaire, ou les lèvres d’un enfant. le concert, je demandai à mon ami combien de pistes
Elle pèse des mégatonnes, cette éthérée, et la space comportait la bande. 16 ? 24 ? Je n’oublierai jamais
music pourrait ressembler à ces infortunés rayons ma stupéfaction en apprenant qu’il s’agissait de deux
de lumière qui n’arrivent pas à quitter leur trou noir, ou au maximum quatre.
retenus par l’épouvantable masse gravitationnelle
de celui-ci. Après réflexion, je me suis rendu compte qu’un en-
registrement à 16 ou 24 pistes joué pour l’auditoire
En 1982 ou 1983, lorsqu’un ami m’amena dans le dans une salle ne pourrait jamais avoir la même
studio 104 de Radio France pour entendre Voyage vigoureuse souplesse que deux ou même une seule
au Centre de la Tête de François Bayle, je n’avais piste. Il me devenait clair que l’artiste, pendant ce
pas la moindre idée de ce que pourrait bien être le concert, avait en effet «employé son imagination
but de l’exercice acousmatique. Le compositeur, que de bio-feedback». C’était un contraste énorme avec
je reconnaissais pour l’avoir vu en photo, était assis certaines expériences tentées par moi-même dans
devant une console de mixage de taille moyenne, la salle de concert, où une machine 8-pistes lisait
et à 21h00 précises je l’ai vu cliquer sur un grand une bande préalablement enregistrée à l’aide d’une
chronomètre lumineux. Bien que la salle (comble) planche sur laquelle étaient fixés 8 microphones. Je
ne fût pas encore calme, ni le public tout à fait balayais l’espace autour et entre les microphones
assis, des sons commençaient à sortir de l’énorme avec diverses sources sonores, y compris un haut-
déploiement de haut-parleurs sur la scène et autour parleur. Les résultats dans la salle de concert furent
de la salle pendant que Bayle touchait la console. toujours décevants.
Le concert avait démarré. Aucun magnétophone
n’était en vue. Plus j’y pensais, plus me devenait apparent le pur
et simple génie de cette technique de «croisement»
Ma première impression fut que différents sons de potentiomètres alimentés par une même source
sortaient de différents haut-parleurs, et que d’autres mais alimentant des haut-parleurs séparés (sans
sons se déplaçaient d’un haut-parleur à l’autre. En- parler du magnifique détournement d’un outil des-
suite, j’ai cessé toute pensée analytique ou technique, tiné à d’autres usages). L’interprète, en fermant
exactement comme cela peut m’arriver en écoutant un potentiomètre tout en en ouvrant un autre,
des instrumentistes traditionnels dans une bonne peut décider précisément à quelle hauteur ils se
salle. J’avais déjà écouté une bonne quantité de croiseront et avec quelle vitesse. Sa décision pren-
musiques extra-instrumentales dans ma vie et j’en dra en compte non seulement la «phrase» qu’il joue
avais même composée, mais ici je découvrais un mais aussi l’instrument et l’entourage acoustique,
univers totalement autre. Je crois que j’ai eu de la exactement comme un musicien «traditionnel». A

102 L'Espace du son II


l’intérieur de cette charpente serrée, il jouit d’une square lors d’une Fête de la Musique. Je ne peux pas
liberté énorme. dire que c’était une grande réussite, mais instructif
et amusant, oui ! Un homme qui avait écouté div-
Une grande simplicité et une grande liberté. Cela ers instrumentistes avec un plaisir évident prenait
rappelle l’archet du violoniste, le trait du crayon, un air perplexe pendant que je diffusais Points de
et la baguette du chef d’orchestre qui sont, à mon fuite e Dhomont. La pièce finie, il est venu me de-
avis, trois des plus puissants outils de l’expression mander: «Pourquoi continuer à tripoter la console
humaine. (Il me vient à l’esprit qu’il y a ici un curieux quand vous aviez déjà une bonne balance ? » (Mais
parallèle avec la singularité dans ma théorie de la certains auditeurs étaient quand même intrigués
«quiet rain» - mais qui, elle, ne revendique pas le et voulaient en savoir plus...).
statut de «puissant outil de l’expression humaine»,
bien entendu ). Quelques expériences pratiques que
1 : j’ai essayées.
Par la suite, j’allais m’apercevoir que cette technique 2 & 3 : en cours.
«du point et du trait» n’était pas la seule approche 4 : j’aimerais essayer.
valable de l’acousmatique; qu’en fait, la technique du
multipiste contient elle aussi de belles possibilités, 1. l’Expérience des Balles de Tennis Fatiguées.
telle qu’elle est prônée par Patrick Ascione, par ex- J’ai mendié à la poste 50 mètres de câble téléphoni-
emple. Je dois avouer que lorsque j’ai lu ses recom- que à 41 brins. Ensuite j’ai monté 40 petits haut-
mandations pour la première fois, j’étais sceptique. parleurs (diam. 2 ou 3 pouces) dans 40 moitiés de
Depuis un certain temps, j’employais déjà, en salle balles de tennis (pour une plus grande localisation
de concert, une configuration à 8 voies alimentées sonore). Les unités ainsi constituées furent fixées sur
par synthétiseur à huit modules. Après avoir lu le câble à intervalles réguliers d’un mètre et bran-
Ascione, j’essayais cette configuration en program- chées sur leurs brins respectifs, lesquels sortaient
mant chaque module avec un timbre identique. Dans chacun par un trou pratiqué à cet effet dans la gaine
certains cas, cela donnait, en salle de concert, des du câble. Le 41ème brin servait, bien entendu, de
sons d’une grande beauté, introuvables ailleurs. Il masse. L’autre extrémité de chaque brin, au bout du
est clair que ceci pourrait aller bien plus loin en ce câble, fut soudée à l’une des bandelettes en cuivre
qui concerne la bande multipiste. Ascione (ainsi que d’un morceau de plaquette standard «travaux élec-
d’autres qui préconisent cette technique) a raison. troniques». Un autre fil fut branché sur une source
hi-fi. En glissant le bout (dénudé) de ce fil à travers
Toutefois, cette technique plus complexe ne doit pas les bandelettes, je pouvais «écrire» des sons à volonté
nous faire abandonner la simplicité spectaculaire le long du câble. Primitif et efficace dans la salle de
de la méthode «du point et du trait». Je ne vois pas concert mais aussi comme traitement en studio.
d’obstacle à leur cohabitation sur une même console,
laissant libres le compositeur et l’interprète de se 2. Synthèse Directe à 8 Voies dans la Salle de Con-
servir de l’un ou de l’autre ou des deux simultané- cert.
ment. Il suffit d’envoyer chaque module d’un synthétiseur
à 8 voies sur un haut-parleur indépendant. Pour ma
Il me semble que c'est précisément cette merveilleuse part, j’emploie le Yamaha TX 802, dont chacun des 8
simplicité que nous risquons d’oublier. Je ne dis pas modules équivaut à un DX 7 2ème génération. Par le
que les compositions doivent être simples - cette biais du contrôle par le souffle (dispositif magnifique
décision appartient au compositeur ! Mais nous très injustement négligé par les musiciens), «after-
devons distinguer entre l’oreille que notre auditeur touch» , pédale et molette, il est possible de balader
amène avec lui dans la salle de concert et l’oreille les sons de manière spectaculaire. Bien entendu,
dont il se sert pour écouter un disque compact chez ceci exige des programmations très spécifiques. Je
lui. Il n’y a aucun doute que celle-ci est infiniment travaille les sons chez moi sur un acousmonium à
plus fragile et vulnérable que celle-là : sans une 8 voies.
vraie présence humaine elle va se ratatiner et puis
se faire balayer par les vents solaires... le premier 3. Bascule à Réverbération. (Surnommée le «swib»)
concert acousmatique qu’entendra le non-aficionado, (cas d'espèce de la configuration précédente)
s’il ne comporte aucune chaleur humaine, ou un peu Comme les Balles de Tennis Fatiguées : primitif et
de l’énergie du coup d’archet-pinceau-crayon, bref, efficace. Pour quelques francs, j’ai acheté l’un de
un peu de mythologie, sera également le dernier. ces commutateurs qui servent normalement dans
les postes à transistors pour changer de longueur
A une échelle locale, pour ma part, j’ai expérimenté d'onde. Ensuite je l’ai monté dans une petite boîte
l’exportation de l’appareil acousmatique vers le bleue de telle façon que je pouvais à volonté envoyer
monde de la musique instrumentale. Exemple : une le son de chaque paire de modules de synthèse vers
diffusion de Moon over Sandra (ma propre composi- sa paire respective de haut-parleurs, en passant par
tion) venait après une interprétation de Rhapsody l’unité de réverbération digitale. Le but initial était
in Blue (by guess who). Cet outrageant contraste de traiter les 4 paires de modules de synthèse par
semblait être bien reçu... à une autre occasion, j’ai une seule unité de réverbération, à tour de rôle. Mais
installé un orchestre de 12 haut-parleurs dans un je me suis aperçu qu’en basculant le son en pleine

L'Espace du son II 103


phrase, j’obtenais les résultats les plus étonnants.
Par exemple, lors d’un concert, un auditeur adulte
en pleine possession de ses facultés est tombé de sa
chaise (sa chute ainsi que des jurons en sourdine
sont nettement audibles sur l’enregistrement).

4. Un Acousmonium Instantané.
Il diffère du type conventionnel par le nombre re-
streint de haut-parleurs (12) ; asservi par un ampli
interne, chaque haut-parleur, 1. sera alimenté par
un sans-fil plutôt qu’un câble; 2. sera petit et léger
afin de permettre un positionnement rapide et facile
dans la salle de concert. C’est un fait bien connu (et lorsque tu fermes ces yeux rêveurs
que la «directionnalité» et partant, le mouvement tu vois se matérialiser le point.
, ont tendance à avoir plus de présence dans les Ce que tu vois d’autre, je n’en saurai jamais rien...
fréquences relativement élevées. On laissera à 2 je ne peux que deviner, théoriser.)
ou 4 haut-parleurs câblés le soin de véhiculer les
composantes plus graves.

«and when you close those dreaming eyes


you see the point materialize.
What else you see I’ll never know...
I only guess, I theorize.»

104 L'Espace du son II


L'ESPACE DES DEUX SONS
Christian ZANESI

Lorsqu'on mélange en monophonie deux sons, trois tion en public est possible. Dans ce cas, les espaces
principaux cas de figure se présentent : interne et externe de l'œuvre seraient confondus en
- on entend les deux sons, une seule opération finale.
- on entend un son, l'autre étant masqué. Cela, évidemment suppose un lieu et un équipe-
- on entend un nouveau son, par fusion des ment particuliers. En effet, dans cette hypothèse,
deux. il faudrait pouvoir élaborer et mémoriser, avec le
Si l'on transpose cette simple expérience dans le cadre temps expérimental voulu, les mouvements et effets
de la stéréophonie, tout peut changer et s'enrichir spatiaux dans le lieu même de leur déploiement.
: par exemple en positionnant un son à droite et Quitte à réaliser, par ailleurs, une version stéréo
l'autre à gauche il n'y a plus d'effet de masque ou adaptée au disque et à la radio.
de fusion. Si l'on fait bouger nos deux sons dans C'est l'idée, qui n'est pas nouvelle, d'une salle spéciali-
l'espace, ces effets deviennent transitoires, et s'y sée dans la projection des musiques sur support.
ajoutent ceux de vitesse. Restent aussi les jeux de Salle qui permettrait aussi de projeter avec beau-
dynamique pour créer des lointains et des proches coup de précision les œuvres du répertoire dans leur
ou de nouveaux masques, et aussi les traitements véritable dimension, rarement atteinte.
spatiaux proprement dits (échos, réverbérations, Pour l'heure ce n'est pas le cas, et le format de la
effets doppler, etc.). stéréophonie est loin d'être épuisé qui permet, on l'a
Bref, de ce simple exemple aux deux sons, on se vu, de véritablement créer des espaces complexes,
trouve en face d'une incroyable série de possibilités, liés au discours musical et surtout adapté au disque
ce qui, et c'est là le point important, induira forcé- compact.
ment des choix dans l'écriture musicale même. On Disons, pour conclure, que de ce point de vue le
entre en fait et tout de suite dans le domaine de problème se pose en termes de communication :
l'orchestration. d'un côté le rêve de concerts très sophistiqués dans
La musique bien sûr est faite de plus de deux sons l'élaboration spatiale, un rêve partagé par le plus
et la stéréophonie n'est pas le seul format. On com- grand nombre mais très lourd en moyens, un rêve
prend alors que devant cette «complexité spatiale» institutionnel en quelque sorte; de l'autre un rap-
on puisse hésiter à en fixer tous les paramètres dès port intime à l'auditeur, personnel et immédiat, à la
le studio et qu'une musique qui ne serait inscrite manière des écrivains, qui fait qu'en face du composi-
dans son espace qu'au moment même de sa projec- teur, aujourd'hui, il se trouve un auditeur.

La notion de polyphonie
est réactivée par
l'usage de l'espace
Szersnovicz P., Le temps et l'espace,
Avant-programme de Festival Musica 89

L'Espace du son II 105


PS
ECA E'L RIHCE
LFER
REFL ECHIR PAC
L'ES E
Qu’il
s’agisse
de la musique
électroacoustique
ou
de
l’art issu
de l’ordinateur,
la musique de notre temps
est une musique de l’espace.
DUFOUR Hughes,«Timbre et espace»,
Le timbre, métaphore pour la composition ,
Paris, IRCAM et Christian Bourgeois, 1991, p. 272-273.
... DES ILLUSIONS ...
Alain SAVOURET

Qu’il est difficile de traiter un sujet dont on évite dicton de la campagne quant au mariage : «c’est
prudemment (terrain miné ?) de prononcer les mots- pas la fille qu’on épouse, c’est la famille...». C’est à
titres. Par exemple le «son» : je n’ai pas d’atomes méditer : ce qui n’est que moyennement grave pour
crochus avec le mot (mais j’aime bien ce qui «sonne») une modulation ratée (on peut toujours en chercher
et je m’en sors toujours avec des pirouettes du genre une autre) est plus pesant si c’est parti pour la vie.
«je ne compose pas avec des sons mais avec du sens» «L’espace», où donc se confrontent «le son» et son
ou encore «le son ne m’intéresse pas en soi, il n’y contexte immédiat (lors de la phase initiale de prise
a qu’à partir du moment où il y en a deux que je en charge des matériaux qui est pour moi fortement
dresse l’oreille», ça ne va pas beaucoup faire avancer distincte de la phase compositionnelle), je le qualifie
notre affaire ... de «massique» : ce n’est pas beau mais c’est français
Quant à l’espace, le mot est déroutant tellement à la et cela ajoute une petite touche morphologique qui
fois il me paraît flou, voire trivial, et tellement il est situe bien l’aspect pré-compositionnel évoqué à
porteur d’envies de conquête, justifiées et passion- l’instant.
nément défendues dès le premier numéro. On ne
peut qu’adhérer vaille que vaille à cette nécessaire
entreprise même si, cela est évident, l’expérience de Mais qu’est ce qui se passe si je pousse, du bout
chacun ne peut recouvrir intimement celle de l’autre des doigts, encore craintif, le mot «espace» vers la
: le sujet est trop vaste et trop neuf en fait. Il faut phase de «composition» proprement dite, celle où
se résoudre à être une particule d’un savoir futur; je «pose ensemble», j’organise diachroniquement
mais puisque personne ne semble être en mesure de et/ou synchroniquement mes «voies de mixage» ?
donner des leçons, au moins allons-y sans frilosité, Un souvenir quasi réflexe aussitôt, sous forme de
sans ronds de jambe, le temps se chargera d’élaguer. remerciements aux hasards de mon errance profes-
Je laisse donc mon stylo errer autour de «l’espace du sionnelle qui me fait reprendre la baguette pour
son» puisqu’en fin de compte je n’ai pas à prononcer diriger (entre 1976 et 1981 environ) principalement
un discours et que je ne confonds pas l’écriture et des formations symphoniques après avoir, pendant
l’oralité, on verra plus loin pourquoi. dix années de rang, vécu la sainte et unique vocation
électroacoustique. Quel fantastique choc perceptif
depuis le pupitre de direction, face à une centaine
«L’espace du son» c’est peut-être déjà s’interroger sur d’instruments qui m’apparaissent à ce moment-là
l’importance de l’espace entourant le son au moment (contrairement à «l’habitude» d’une globalité «or-
premier de sa fixation sur support (captation ou chestre symphonique» que le concert impose avec le
fabrication). Entre un son de synthèse brut «collé» temps) comme fondamentalement hétérogènes; et
aux haut-parleurs et un son acoustique finement quel plaisir pour notre écoute «stéréophonique» de
cadré par une prise de son «couple ORTF», on peut découvrir alors l’intelligente fonctionnalité des places
mesurer l’importance d’une première utilisation du occupées par chacune des familles instrumentales.
mot «espace». Dans ce cas-là plutôt que son et espace, Plus jamais il n’était question alors de «mélanger les
je préfère renvoyer à un couple de mots bien com- torchons et les serviettes» ni d'oublier qu’il faut «une
mode : texte (pour le son) et contexte (pour l’espace place pour chaque chose et que chaque chose a (en
qui «l’accueille»). Ainsi j’ai, comme d’autres je sup- elle) sa place». Le hautbois solo ou les contrebasses
pose, pu vérifier que par exemple dans le cas d’une à cordes ont chacun leur «caractère» (l’instrument
volonté de réussir un contraste fort entre deux objets bien sûr, mais aussi celui qui le joue, façonne le
sonores (devenant objets musicaux ... si ça marche) son), donc ils ont un certain «rôle» dans la musique
c’est plus le contraste entre les deux contextes que produite, et ils occupent bien une certaine place dans
celui entre les «morpho-typologies» de chacun des l’espace (qu’il faudrait appeler «étendue» puisqu’il il
deux objets qui est à soigner [confronter par exemple y a délimitation) : problème de «territoires» revendi-
un objet enregistré en mono sur un mini-cassette qués par chacune des familles qui mériterait plus
(avec le Beyer de base) avec un objet tétraphonique ample développement... De même la comédienne
capté en studio hyper-clean par quatre Schoeps de débutante qui doit dire «Madame est servie...» tra-
compétition...]. verse rarement tout le plateau pour le dire, ou ne
Ce qui est amusant dans ce rapport du texte au descend qu’encore plus rarement des cintres pour
contexte, c’est de vérifier avec émotion ce vieux le chanter (ou bien alors il y a «gag» voulu, plus dif-
ficile à assumer : les dispositions «contemporaines» anodines mais fonctionnelles dessinent le cadre à
de l’orchestre des années 1960 n’ont pas toujours été l’intérieur duquel la «musique» se déroule, face au
des «gags» assumés...). spectateur-acoustique, qui est là comme devant un
grand livre dont on tourne les pages une à une; des
Bref, la place des objets musicaux (des termes musi- pages bordurées de frises comparables à celles qui
caux, je préfère dire) dans l’étendue stéréophonique ornent les enluminures du XIIème.
(par exemple) participe du sens de l’œuvre; de
même que les espacements entre ces termes vont Je passerai plus rapidement sur la question suivante:
affirmer leur caractère, leur rôle, leur signification quoi de l’espace en situation de concert ? Non pas
à l’intérieur du grand sens général. que la question me soit indifférente mais elle renvoie
à une interrogation plus générale que j’aborderai
Cette expérience symphonique me confortera donc plus loin. Une seule brève remarque quant à la
dans mes premières hypothèses compositionnelles projection du son dans un espace donné (intérieur
électroacoustiques : attention à la gesticulation des ou extérieur) : elle me semble d’autant plus efficace
sons, à une simple «instrumentation» de l’espace que le son aura été capté dans ce même espace. J’ai
où un terme musical peut se promener comme bon en mémoire les expériences sur le son tétraphonique
lui chante entre le haut-parleur de gauche et celui capté et projeté dans le studio 52 du Centre Bourdan
de droite. Tout déplacement ou positionnement en (Service de la Recherche de l’O.R.T.F.), expériences
profondeur doit être justifié, avoir du sens : l’espace menées avec Pierre Boeswillwald et Robert Cohen-
n’est pas tant affaire d’instrumentation que de com- Solal, et qui ont donné naissance, pour ce qui me
position. Ainsi je suis passé d’une conception un peu concerne, à l’Arbre Et Caetera et la Valse Molle» dans
centralisatrice, jacobine, de l’espace (des «valeurs certaines conditions reconductibles nous obtenions
d’espaces», des hiérarchies volontaristes) dans Tango une similitude troublante, perturbante même, entre
(1971) à une conception plus fonctionnelle, «lourde- le son direct d’un Marimba et sa restitution tétrap-
ment» significative (à cause des mauvais jeux de mots honique ultérieure. L’illusion et le plaisir perceptif
sur la «gauche» et la «droite»...) dans le Scherzo de de cette illusion étaient tout à fait remarquables :
la Sonate Baroque (1977). A cette époque donc, il trop, c’était presque trop. Mais extrapolons un peu :
n’est pas question d’envisager autre chose qu’une pourquoi ne pas considérer que l’un des objectifs de
musique polyphonique au sens «généralisée», et cette «l’art haut-parlant» est l’atteinte de l’illusion parfaite
utilisation polyphonique de l’étendue disponible est quant à l’existence matérielle, palpable du son au
déterminante : est «généralisée» une polyphonie moment de sa projection ? L’illusion holophonique
non-contrapuntique où l’autonomie «forcenée» des serait notre quête, deviendrait l’expression de notre
voix est nécessaire. Pas de relation hiérarchique de savoir-faire, au delà de toute préoccupation institu-
dépendance mais une affirmation de chacune des voix tionnellement culturelle : la composition, les œuvres,
en fonction de son rôle à jouer (autonomie dans la l’histoire de la musique, le patrimoine. Je me mets
façon d’être, la vitesse apparente, le comportement à rêver pour notre profession d’un savoir-faire im-
cinétique ou local...). médiatement reconnu par tous, dans l’évidence du
résultat, de l’effet produit, un savoir-faire dans lequel
Merci à Charles Ives d’avoir composé au début du tout le monde trouve son compte, s’y retrouve, sans
siècle La question sans réponse qui hurle (mais cela le barrage des connaissances que seuls les privilégiés
va prendre du temps pour qu’il soit entendu) qu’il y (ceux qui savent ou ceux qui font) franchissent.
a une alternative compositionnelle : à côté des mu-
siques «à système» (tonal, sériel ou autres) peut se Cette petite modulation me permet d’amener le terme
penser une musique relationnelle où se confrontent d’espace sur le terrain de la société en général: dans
démocratiquement des «personnages musicaux» dont cette suite de conquêtes de l’espace - à la fois espaces
on retient le «caractère» plutôt que la «valeur» (...les conquis et «espace» faisant la conquête du son, de
Druides qui savent...la Question de l’existence...les la composition, des lieux de diffusion - quel espace
Humains qui voudraient tant savoir...) et qui vont social l’art haut-parlant a-t-il investi ?
co-habiter, chacun à sa vitesse, avec ses usages, dans Une série d’expériences récentes me laisse à la
son étendue et dans le respect des espacements. fois optimiste pour l’avenir et relativement embar-
rassé pour le présent : énonçons cela sous forme
De cet «espace» (étendue + espacements) je dis qu’il d’hypothèses de réflexion et de travail totalement
est «matérialisé» comme l’est une route avec ses subjectives.
lignes jaunes et ses panneaux de signalisation. Ce Les musiques électroacoustiques (ou acousmatiques
refus d’une notion d’espace ouvert et infini comme ou haut-parlantes) se sont trompées d’espace cul-
un désert africain tourne d’ailleurs à l’obsession dans turel. Tout d’abord une part de ses agents se don-
une pièce plus récente : le 1er Cahier d’Enluminures nent occasionnellement l’illusion de participer à
(1989). Là, plus question de laisser s’échapper des la «Culture de Masse» via les grands «média», les
termes musicaux hors-champ, en dehors du cadre grands événements : «ça ne mange pas de pain»,
délimité par les haut-parleurs; plus de sons du type car un événements a pour seul avenir le fait d’être
«véhicules 4 x 4 de Paris-Dakar» disparaissant der- aussitôt du passé dès qu’il est terminé. Cela ne peut
rière les dunes dans un lointain couchant... Tout le pas gêner en profondeur un art jeune et en pleine
long de la pièce, ou presque, quelques impulsions croissance. Il n’y a pas à faire de fixation là-dessus.

110 L'Espace du son II


Plus problématique me semble être la croyance tacher l’art haut-parlant à la culture «cultivée»
«instituée» que l’art haut-parlant appartient pleine- parce que, par le biais de la partition instrumentale
ment à l’espace culturel dit «cultivé» par certains conjointe au support électronumérique ou mag-
sociologues : espace des arts savants, officiels, espace nétique (les «musiques pour instrument et bande
des «objets» en fait (livres, tableaux, partitions) qu’on magnétique», que c’est appétissant...) on a (encore
peut exposer, vendre, honorer, transporter, exporter, une) l’illusion que cet art haut-parlant accède à un
dupliquer, festivaler, etc. langage de traces (une écriture) donc, par osmose, à
une certaine «notabilité». «On» ferait bien partie de
Comment nier que depuis les années 1970 (assou- la Culture de l’objet déjà évoquée . C’est loin d’être
plissement de l’attitude de la S.A.C.E.M. vis-à-vis le cas (je tiens encore pour négligeables les tenta-
des productions électroacoustiques, ouverture d’un tives de représentation graphique de nos musiques;
dossier «Recherche Musicale» à la Direction de la bon sujet mais la route va être longue) et j’ai même
Musique, construction d’un lieu de culte international l’intime conviction, comme on dit au tribunal, qu’un
avec l’IRCAM, entrée de la musique électroacoustique art haut-parlant non perverti trouvera un meilleur
au C.N.S.M.P.,etc...) la musique des «nouveaux moy- accomplissement quand il prendra conscience que
ens» a «bon chic-bon genre», surtout, et ce n’est pas un c’est la culture orale, vivante (ex «populaire» trop
point de détail, quand la musique dite mixte se met connotée) qui est son espace social privilégié. La
à hausser le ton. Je ne peux m’empêcher d’avoir des culture «orale» est bien celle qui ne se résout pas à
haut-le-coeur théoriques à cette occasion (théorique exister par l’intermédiaire de l’objet (partition ou
parce que j’en ai fait, un peu, j’en referai, peut-être, autre); c’est en priorité une culture du sujet, c’est-
et il existe dans le répertoire des réussites...il faut à-dire des hommes qui la défendent et ceux qui la
bien assumer la contradiction). Mais quelle aber- reçoivent; c’est la culture de leur savoir-faire, qui
ration que le mélange du son acoustique produit en n’est ni du côté de l’objet (déjà fait), ni du côté du
direct sur scène, localisable à l’oeil, avec des sons sans savoir (écrit).
causalité visible, sortant plus ou moins de boîtes en
bois et carton; le temps se gâte encore plus quand des L’urgence n’est donc pas de se trouver un «langage
sons de même nature que l’instrument présent sont de traces» ; il n’y a pas non plus à se contenter d’être
projetés par des haut-parleurs «co-latéraux», parfois technologiquement virtuose avec les «traces» mag-
des sons semblables, parfois des transformés en «live nético-numériques qui supportent notre art. Notre
electronic», parfois des transmutés, auxquels on sur- objectif pourrait être cette conquête des espaces men-
ajoutera un pré-enregistrement du même... j’en passe taux déjà citée, c’est-à-dire notre capacité à inscrire
et des meilleures : bonjour la lisibilité ! des traces profondes, durables dans la mémoire des
hommes : ce sont ces traces-là qui feront la vraie
Qu’en est-il des rapports infiniment subtils pérennité de nos musiques, pas celles inscrites
qu’entretiennent toujours un son et son contexte ? sur bande. Il y a donc bien à «impressionner» celui
Il a fallu bien plus d’un siècle pour que l’orchestre vers qui on projette «un son», immédiatement, en
symphonique «gagne» sa cohérence et son évidence, être proche, proche de ses usages , de son histoire,
et en quarante ans nous ferions comme si on avait investir ses lieux à lui, les déranger, étrangement
déjà résolu la réalité existentielle d’un son entre (Je fais allusion ici à des expériences dites «veillées
deux haut-parleurs ? : doucement ! du calme ! a-t-on haut-parlantes» menées avec Jean Pallandre dans
envie de dire; ce n’est pas en noyant le poisson par le cadre d’une action de création dans un quartier
multiplication, prolifération contrôlée ou non, créa- de Calais, sur la base de phonographies captées
tion d’hyper-dispositifs à la branche-moi comme j’te dans ce quartier.)
pousse que l’on va maîtriser à tout moment et pour le
plus grand nombre la magique et mystérieuse jubila- Il y a donc à s’interroger sur une production haut-
tion que peut produire un méchant son entre deux parlante actuelle limitée à des œuvres dûment
méchants haut-parleurs, à la fois présent tellement déposées à la SACEM et qui vont, fortes de cette
il est évident et si curieusement absent. protection privilégiée, pouvoir voyager, être diffu-
Bien sûr c’est bien que notre savoir-faire ait conquis sées aussi bien à Tombouctou qu’à Toronto, dans le
technologiquement les espaces architecturaux ur- cadre de concerts où on «convoque» un public indif-
bains (intérieurs et extérieurs) ainsi que les espaces férent, par essence, à l’œuvre. On est proche, dans
naturels (grottes, carrières, vallées...) mais ce n’est ce cas, de la notion de «folklore» que combattent les
pas suffisant : nous ne savons pas à coup sûr con- musiciens traditionnels d’aujourd’hui; le folklore
quérir les espaces mentaux individuels, et y laisser comme arrêt, fixation, gel d’une musique dans un
quelques traces. Cette conquête de l’espace devrait répertoire pour touristes alors que l’essence et la
«zoomer» sur l’individu (oublier un peu la notion de pérennité de la musique de tradition orale tiennent
public... c’est quoi d’ailleurs un public...), aller voir au fait que dès sa transmission elle est transformée
si cela a du sens pour lui, l’imprègne, si cela «c’est dans l’acte même de mémorisation (transformation
de la culture» (qui ne peut être qu’ appropriation toujours infinitésimale qui préserve l’origine, mais
individuelle) et laquelle ? manifeste la vitalité du présent).

Revenons un peu en amont : j’interprète la montée Peut-il donc exister une musique des haut-parleurs
des «musiques mixtes» comme la tentative de rat- que l’on serait «sans cesse» en train de réaliser,

L'Espace du son II 111


non-omnibus, et dans laquelle chaque individu de leur écriture deviennent langues officielles, privi-
pourrait monter et descendre en marche, au gré de légiantes, imposant leur loi, dans le temps et dans
sa fantaisie ? l’espace. L’oralité, donc les individus qui en sont les
agents, est mal admise dans notre société. La SA-
Ce ne serait pas tant l’œuvre «finie-figée», exposée à CEM n’est pas tant portée à protéger les «auteurs et
tout public qui serait la base de notre fonctionnement compositeurs», que les partitions qu’ils fournissent;
mais cette circulation incontrôlable d’une «façon de les «commandes d’Etat» ne sont pas étayées depuis si
faire», entendue par l’un, répercutée «à sa façon» sur longtemps que ça par des «missions» ou «résidences»
un autre, ainsi de suite. Le savoir-faire est un fluide qui concernent directement le compositeur.
bien difficile à représenter; on ne peut «échanger»
à son sujet que dans des relations de proximité, de Mais comment ne pas remarquer en cette fin de
bouche à oreille, il ne se vend ni ne s’achète, il ne siècle que rien n’est inéluctable pour ce qui est de
se consomme pas. Ca va être dur pour nous, dans la destinée des ethnies «fines», particulières; et si
une société marchande... aura-t-on seulement droit même le prix est parfois cher à payer, les civilisa-
à la reconnaissance du ventre ? Néanmoins, un tions à volonté globalisante sont soumises à quelques
cran au dessous de l’utopie, ici et maintenant j’ai soubresauts. Le XXIème siècle sera nécessairement
la conviction que les musiques haut-parlantes sont celui du renforcement des différences «en caractère»
des «patois», et les studios des «cantons» qui n’ont (et non plus «en valeur»), celui de la reconnaissance
pas les mêmes moeurs à 10 km de distance. de ces différences, celui de la co-habitation à vrai-
Il faut en mesurer les conséquences : les linguistes ment inventer, et certainement pas le siècle de la
le savent bien, les langues vernaculaires (vernus = mondialisation démagocratique qu’on essaie de nous
esclave) qui n’ont pas «d’écriture» pour maîtriser faire avaler en ce moment. Un peu de patience et
conjointement le temps et l’espace sont soumises à d’action, cela suffira.
la domination des «langues véhiculaires» qui, fortes avril 1991

112 L'Espace du son II


L’ESPACE EN SOI
par Robert NORMANDEAU

L’électroacoustique a apporté une contribution Quant à l’intensité, de valeur de contraste entre des
fondamentale au monde musical en élargissant événements successifs dont elle est issue —piano-
non seulement l’ensemble des valeurs disponibles forte, sfp, ppppp, fffff— elle est devenue véhicule
pour chacun des paramètres qui la composent mais d’une information sur le lieu d’un son, donc sur sa
surtout en leur conférant une notion de continuité résonance poétique.
qui a remplacé la notion de valeur discrète. Ainsi,
la musique peut-elle aujourd’hui se construire grâce
à un ensemble de continuum. La conséquence la LA FREQUENCE
plus radicale de cela a été l’apparition de la notion
d’espace. La hauteur a été le premier paramètre noté dans
l’histoire de la musique occidentale. D’un registre
La musique instrumentale était en quelque sorte à limité à celui de la voix à l’origine, l’étendue des
trois dimensions, soit celles de la fréquence, de la hauteurs s’est agrandie au fur et à mesure des
durée et de l’intensité ou, si l’on préfère, la hauteur, progrès de la lutherie mais sa fonction est demeu-
le rythme et la dynamique (par ordre chronologique rée essentiellement la même au cours de l’histoire:
d’apparition dans l’histoire et par conséquent dans établir des points de repères fixes sur un continuum.
la notation). La musique électroacoustique est venue Pour noter ces repères, il suffisait d’une simple règle
lui greffer une quatrième dimension: l’espace. Plus formée par les lignes et les interlignes de la portée.
qu’un simple système de coordonnées spatiales La note relève donc d’un système de coordonnées à
— gauche-droite, proche-lointain, avant-arrière —, une dimension car en fait, en elle-même, elle n’est
l’espace est venu relativiser les autres dimensions qu’un point.
de la musique.

Ainsi, pour ce qui est de la hauteur, où chaque note LE TEMPS


occupe un palier distinct d’une échelle formée au
cours des siècles, a succédé un continuum auquel Puis la notion de temps est apparue (simultanément
les valeurs permettent de rejoindre et d’épouser les en fait mais essentiellement pour des raisons de com-
autres paramètres du son et de mettre en lumière de modité au début, car il fallait bien spécifier l’ordre
nouvelles catégories perceptives, notamment celle d’apparition des notes). Pour arriver à représenter
de la position verticale du son — tel son est en haut, l’emplacement temporel du point correspondant à
tel autre est en bas. la note, le système de coordonnées de la géométrie
plane était amplement suffisant: au système de la
Le temps également ne peut plus être considéré portée déjà retenu pour la hauteur (axe vertical) s’est
comme un simple déroulement d’événements se ajoutée une valeur pour la succession temporelle
succédant les uns à la suite des autres. Ce qui avait (axe horizontal).
été intuitivement perçu et expérimenté par certains
compositeurs du début du siècle, notamment la
superposition de couches temporelles différentes, L’INTENSITE
est devenu par la notion de l’espace-temps un prin-
cipe de composition incontournable où les événe- Plus près de nous dans l’histoire, une troisième no-
ments existent à une vitesse qui leur est propre, tion est apparue, celle de la dynamique. A l’origine
indépendamment de la volonté du compositeur. essentiellement destinée à créer un effet de contraste,
Par ailleurs, la notion de durée, traditionnellement elle n’était pas notée en tant que telle mais résultait
limitée par la réalité physique des instrumentistes, plutôt de l’opposition de groupes orchestraux ou
a atteint des valeurs telles, autant dans l’infiniment vocaux d’importance inégale d’où le contraste res-
grand que dans l’infiniment petit, qu’une nouvelle sortait. Puis la dynamique a été notée mais de façon
dimension, l’espace psychologique, est conférée au extrêmement vague (de pp à ff , ce qui totalise une
son qui s’y installe. dizaine de valeurs différentes tout au plus) et il aura

L'Espace du son II 113


fallu attendre la musique sur support pour obtenir fier le fruit de son travail par la transcription écrite.
un résultat aussi précis que ceux réalisés dans les Ici, son œuvre suffit, comme l’œuvre du peintre se
domaines de la hauteur et du rythme. Sur le plan de suffit à elle-même.
la notation, la représentation adoptée a été de nature
littéraire plutôt que graphique. Aux deux axes déjà
retenus sont venus s’ajouter des mots qui étaient L’ESPACE
censés représenter le troisième axe. Cela a conduit
à une grande imprécision dans l’interprétation des L’espace est apparu sporadiquement dans l’histoire
valeurs lues. Mais pouvait-il en être autrement ? de la musique sous forme de coordonnées spatia-
Ne s’agit-il pas, en fait, de l’absence de désir des les: un groupe de chanteurs dans la partie gauche
compositeurs d’utiliser cet aspect comme composante du transept, l’autre dans la partie droite, puis un
déterminante? Ou du reflet des limites de la percep- troisième au centre et nous voilà à St-Marc de Venise
tion? Quoi qu’il en soit, les limites théoriques d’un avec les Gabrieli. Mais leurs musiques s’écoutent
type de représentation par la notation littéraire aussi bien «à plat» et sans rien perdre de leurs
sont vite atteintes car il est difficile d’utiliser des qualités expressives, pourvu que l’on prenne le soin
valeurs au-delà d’un certain nombre sans parvenir d’équilibrer les parties entre elles. Autrement dit,
à l’arbitraire et à l’inefficacité. Comment distinguer la notion d’espace n’est pas ici déterminante sur
en effet ppppp de pppp ? Et surtout comment arriver le plan du langage musical lui-même, elle n’en est
à les reproduire exactement d’une fois à l’autre ? que la «mise en espace» dans un lieu donné (comme
on dit «mise en place» (et non pas «mise en scène»
au théâtre).
LE TIMBRE Le véritable espace est apparu au cours de ce siècle
par la dilatation jusqu’à l’infini des valeurs des
On peut résumer l’emploi du timbre en musique trois dimensions fondamentales du son. Le fait de
à la science de l’orchestration. Il s’agit en effet donner à celles-ci toutes les grandeurs possibles
d’une notion complexe dont on n’a connu la véri- entre les deux limites fixées par la perception leur
table nature qu’au cours du XXème siècle. On sait a conféré une dimension insoupçonnée jusqu’alors.
aujourd’hui qu’il est formé d’une combinaison des Cette dimension, c’est celle de l’objet sonore qui
trois paramètres fondamentaux du son et que sur non seulement possède trois dimensions mais les
le plan de la perception, il relève probablement de possède dans un espace précisément déterminé.
la notion de forme (1). On peut établir un parallèle Ou, pour être plus exact encore, cet objet possède
ici avec la géométrie euclidienne: un cube est une trois dimensions avec un espace. Autrement dit,
forme que l’on reconnaît en tant que telle, qu’il soit l’espace et l’objet sont inséparables l’un de l’autre,
bleu ou rouge, petit ou grand, loin ou proche. Cette le premier conférant au second une valeur inalié-
notion fait appel à la fois à l’expérience — celle par nable, comme le timbre des cordes est inséparable
laquelle on peut distinguer un son de violon dans une des quatuors de Beethoven. Mais cet espace n’est
infinité de conditions différentes — et à l’inné — un pas en-dehors de l’objet, comme un ensemble de
enfant, même très jeune, «connaît» les formes. paramètres que l’on plaquerait sur le son, il en
Le timbre c’est l’objet sonore à trois dimensions et il découle directement.
est très difficilement représentable par un système
de coordonnées. Ne reste plus alors que la calligra-
phie pour venir au secours du compositeur, celle par LES COMPOSANTES DE L’ESPACE
laquelle on nomme les instruments par leurs noms.
Cela peut être satisfaisant tant et aussi longtemps L’espace est généralement représenté comme un
que l’on se contente des flûtes, violons et autres clari- ensemble de coordonnées spatiales : le son est loin-
nettes mais se complique singulièrement lorsqu’il tain/proche, gauche/droite, haut/bas (cette dernière
s’agit de représenter, pour une interprétation ulté- notion étant presque automatiquement induite
rieure, tel son de verre, de métal ou d’atmosphère par la notion de hauteur, les aigus sont en haut,
champêtre. C’est ici qu’apparaît une différence fonda- les graves en bas). Mais à cause de la manière cou-
mentale entre l’art d’interprétation qu’est la musique rante de procéder en électroacoustique, l’espace est
et l’art des sons fixés (2) que représente la musique souvent ajouté au son après coup, réverbérations et
sur support (magnétique, informatique ou autre). délais provenant d’appareils de traitement à travers
Pour cette dernière, il n’est plus nécessaire, en effet, lesquels on fait passer le son. L’incompréhension
de représenter le son pour une réactualisation éven- réelle de cette étape se manifeste couramment chez
tuelle donc de passer par un système intermédiaire les étudiants et les dilettantes (lire les compositeurs
qui a une grande part d’arbitraire — les nombreuses de musique instrumentale qui viennent s’acoquiner
et diverses interprétations des œuvres classiques avec l’électroacoustique) par une inadéquation entre
étant là pour le démontrer — pour que ce nouvel art l’espace du son et l’espace qui vient l’entourer, qui
existe de plein droit comme le cinéma par exemple. vient le situer. On utilisera par exemple une réver-
Cet aspect a une conséquence fondamentale sur la bération très longue, de type cathédrale, sur un son
notion d’espace puisque le compositeur, débarrassé capté de très près avec des composantes spectrales
de l’inquiétante problématique de la notation, peut très riches dans les aigus. Hormis l’intérêt artistique
désormais l’explorer directement sans avoir à justi- indéniable qu’il y a à jouer de ces dichotomies, le fait

114 L'Espace du son II


demeure qu’une mauvaise intelligence de celles-ci efficace au niveau artistique. Sinon le son décroche
conduira le plus souvent à des contresens. de son effet et l’on entend ce dernier pour lui-même.
Cet aspect de notre art n’est pas réductible à de L’histoire de l'électroacoustique est remplie de ces
simples considérations techniques comme d’aucuns musiques à effet, victimes de la dernière trouvaille
aimeraient le faire croire, mais touche tout un pan technologique. L’unité de traitement devient ainsi
de ce nouvel art du sonore. On sait depuis longtemps une sorte de moulinette où tout passe et où tout est
que l’utilisation de telle ou telle lentille ou de telle ou banalisé par une coloration trop typée. Le son n’est
telle pellicule au cinéma est loin d’être étrangère au plus mis en espace, il ne se présente plus comme un
résultat artistique projeté dans les salles obscures. tout, il arrive sur un fond d’espace. C’est la toile de
On sait aussi que la vidéo se trouve en manque de fond, à l’image de la voûte étoilée, du studio de pho-
perspective à côté de son grand frère et que cela est tographie. C’est une illusion d’infini qui est présentée
en partie dû à un manque de définition de l’image ici. Un bon photographe nous y fera croire, on ap-
électronique face à la pellicule argentique, et a en- préciera les autres pour leur aspect kitsch… Mais
traîné une autre manière de dire, donc un nouveau la photographie de M. Chose devant la voûte étoilée,
langage. même bien réussie ne nous fera pas croire aux anges
L’espace n’est pas un paramètre du son aussi tangible pour autant. Autrement dit, la nature de M. Chose
que la hauteur ou la durée par exemple. Comme le n’est pas transformée par cette mise en situation
timbre, il est plutôt un résultat, une combinaison de parce que, de toute évidence, elle est factice.
différents facteurs qu’un facteur en soi, quantifiable Il en va de même pour le son. Ne pas reconnaître le
et mesurable. Cela est à ce point vrai que certains caractère spatial inhérent à un son et tenter de lui
n’y sont pas sensibles (le n°1 de L'Espace du son conférer une mise en espace qui lui est étrangère
consacré à ce sujet, l’a clairement montré) allant revient à le placer en conflit sémantique. Encore
parfois même jusqu’à en nier la réalité. Mais cela une fois, on peut en jouer et l’auteur ne s’en est pas
n’a rien d’étonnant, beaucoup ne voient pas de dif- privé bien au contraire, mais on doit en jouer en
férence entre le visionnement d’un film sur le petit toute connaissance de cause. Enfin, avec une cer-
écran ou sur grand écran. Alors, qu’on ne soit sensible taine connaissance des choses tout au moins. Car
qu’aux paramètres traditionnels du son n’est guère il apparaîtrait téméraire aujourd’hui de dresser un
surprenant même chez des musiciens. lexique ou une grammaire de l’espace sonore tant le
champ reste vaste et tout entier à explorer.
Les différents facteurs susceptibles d’induire la no-
tion d’espace sont de deux ordres. D’abord ceux qui
sont directement reliés à la géométrie à trois dimen- LA MISE EN ESPACE EN CONCERT
sions, soit les valeurs de délai et de réverbération
acoustique, ensuite ceux plus directement rattachés Il apparaît de plus en plus clairement aujourd’hui que
aux paramètres traditionnels comme l’intensité ou pour rendre justice à cette notion d’espace, un certain
la fréquence. En fait, en ce qui a trait à ces derni- nombre de conditions doivent être réunies notam-
ers, il semble que la notion élargie de timbre soit ment dans une situation de concert. Premièrement,
plus directement responsable d’une perception de pour intéressante qu’elle soit sur le plan de l’écoute
l’espace.Tel objet nous paraîtra lointain parce que privée, il semble que la stéréophonie ait aujourd’hui
son timbre est pauvre même si son intensité est forte. atteint certaines limites quant à la diffusion en salle
On connaît mal comment l’être humain décode ces (3). Le plus grand désavantage de celle-ci est qu’elle
informations mais on sait que pendant longtemps sa n’est perceptible de façon adéquate, c’est-à-dire en
survie en dépendait. Savoir apprécier la proximité fonction de ce qui a été prévu par l’auteur, que par
d’une source sonore avec justesse pouvait avoir des un petit groupe d’auditeurs situés autour d’un point
conséquences radicales sur la vie même. Parions privilégié. Pour les autres auditeurs, cette image
qu’en ces temps-là personne ne doutait de la notion stéréophonique est forcément tronquée, transformée,
d’espace! Pour revenir à un exemple cité plus haut, inversée, annulée. A l’idée de la diffusion à l’aide
il sera impossible de créer l’illusion qu’un son très d’un orchestre de haut-parleurs développée par un
riche en aigus et en transitoires d’attaque est lointain certain nombre de groupes et d’individus, j’ajoute
par le seul fait de le noyer dans une réverbération aujourd’hui, pour qu’elle soit complète, l’importance
de cathédrale. Personne ne sera dupe. de la notion d’équivalence avec les sources sonores.
Autrement dit, pour qu’une diffusion à multiples
Cela nous ramène à la première catégorie de haut-parleurs soit complète, il faut qu’elle soit le
facteurs susceptibles de créer la notion d’espace, reflet d’une composition à multiples sources so-
soit les différentes modifications des coordonnées nores. Et que chaque source soit acheminée à un
spatiales d’un son donné. L’exemple précédent est ou plusieurs émetteurs de façon individuelle. Ainsi,
trivial mais il est le reflet d’une réalité évidente pour l’espace réel que constitue la salle de concert, et qui
qui a un tant soit peu d’expérience dans le domaine n’est pas réductible à une écoute au casque ni à une
du son: il doit exister une relation très forte entre extrapolation de celle-ci — la notion de stéréophonie
le son et sa mise en espace physique pour que le ré- n’est complètement valable que dans ces conditions
sultat, le son spatialisé, soit crédible. Et qu’il le soit — jouera un rôle essentiel dans la «mise en espace»
non seulement sur le plan réaliste mais également des sons («mise en espace» prise cette fois au sens
sur le plan psychologique, autrement dit qu’il soit de «mise en scène» théâtrale).

L'Espace du son II 115


Et pour que cette pratique soit complète et surtout réelle finirait par tout réduire à des notions anci-
conséquente, il faut que le compositeur, en amont, ennes, dont certains aspects restent certes encore
puisse bénéficier des conditions de composition qui à découvrir, mais auxquelles nous ne devrions pas
soient le reflet de cette démarche. Qu’à l’ensemble limiter notre pratique.
des éléments déjà sophistiqués qui constitue la lu- Pour terminer, il semble important de rappeler que
therie du studio de composition électroacoustique toute cette approche ne peut être valable que pour
s’ajoute un ensemble d’enceintes acoustiques qui les musiques qui sont réalisées par les compositeurs
lui permettront d’explorer adéquatement cette eux-mêmes, ceux-ci devenant de la sorte à la fois les
notion d’espace autrement que par hasard. Que la artistes et les artisans de leurs musiques, exacte-
fabrication de l’espace devienne, par conséquent, ment comme les peintres et les écrivains.
un élément du travail de composition.
L’art de la composition de l’espace en est forcément
à ses premiers pas et il reste encore beaucoup de
choses à découvrir. On vient à peine de commencer Notes
à explorer cette notion de façon un peu plus ap- (1) prise probablement au sens schaefferien de «morphologies» ou
profondie autrement que comme compensation à la encore de «Geschtalt» (psychologie de la forme) (NDLR)
prise de son en studio ou que comme reproduction (2) lire à ce propos : CHION, M., L'Art des sons fixés ou la musique
de la réalité. Il ne faudrait pas en laisser l’initiative concrètement. Fontaine (France), ed.Metamkine (NDLR)
aux mains de ceux qui considèrent notre pratique (3) cf le dossier «Espace de projection/projection dans l'espace».
comme du «bricolage» car leur méconnaissance (NDLR)

116 L'Espace du son II


MUSIQUE / ESPACE
Pierre BOULEZ

Un entretien avec Jean-Jacques NATTIEZ

J.-J. N. : Quiconque aura entendu Répons, Dialogue m’intéresse, ce n’est pas seulement la mobilité par
de l’ombre double ou le fragment initial de la nou- rapport au statique, mais la rencontre de sources
velle version d’ explosante-fixe aura relevé la place instrumentales et de sources virtuelles, c’est-à-dire la
importante que vous accordez désormais à la spa- greffe du domaine de l’illusion sur celui de la réalité.
tialisation de la musique. Lorsque vous avez présenté Ainsi, il y a des moments où l’on parvient à créer
explosante-fixe en janvier 1991, à Paris, vous avez, une illusion totale, car on ne sait plus du tout d’où
bien entendu, beaucoup insisté sur cet aspect, puisque vient le son. Ce qui importe, à mon avis, c’est de
c’est une des dimensions importantes de l’œuvre qui créer ce décor illusionniste, une sorte de perspective
était immédiatement «donnée à entendre». Cepen- sonore en trompe-l’oeil, si j’ose dire.
dant, vous avez peu écrit sur le sujet. Pourrions-nous
tenter de voir ensemble à quelle nécessité, au niveau J.-J. N. : Si on remonte dans votre carrière de com-
de l’écriture, correspond le recours à la spatialisation positeur, quand avez-vous commencé à avoir cette
dans vos dernières œuvres ? préoccupation pour la spatialisation ?

P.B. : Je préciserai d’emblée que la spatialisation P. B. : A partir d’une œuvre pour orchestre qui
peut être de deux ordres. Ce à quoi on pense spon- s’appelait Figures, Doubles, Prismes et que j’ai en-
tanément : l’utilisation dynamique du mouvement registrée récemment. (1) C’est avec elle que j’ai com-
sonore dans un espace, mouvement, d’ailleurs, qui mencé à me poser des questions sur le fonctionnement
n’est pas nécessairement spectaculaire, qui peut de l’orchestre. En 1958, je n’avais pas beaucoup
être lent ou dispersé. Mais la spatialisation, ce d’expérience orchestrale et aucune, comme chef
peut être aussi la localisation fine, statique et très d’orchestre, puisque j’ai commencé à diriger surtout
précise du son. C’est pourquoi elle est, pour moi, à partir de 1958-59. J’ai commencé cette œuvre en
une composante directe de l’écriture, pas seulement même temps que Stockhausen composait ses Grup-
quelque chose qui, par le biais des haut-parleurs, lui pen. Il y a là trois entités qui utilisent l’espace, pas
est surajouté. La spatialisation permet la clarifica- seulement pour l’occuper, mais elles représentent
tion de l’écriture. Si on a divers éléments, opposés trois groupes instrumentaux qui ont des structures
ou contrastés, plus ou moins indépendants, le fait de rythmiques spécifiques, des structures temporelles
les distinguer dans l’espace clarifie l’audition. Ainsi, qui tantôt se joignent, tantôt se corroborent, tantôt
dans la musique instrumentale habituelle, on place au contraire s’opposent ou observent les subdivi-
des groupes d’instruments à divers endroits pour sions différentes d’une même pulsation. Ces trois
qu’ils soient écoutés différemment. Cela permet de groupes constituent des ensembles instrumentaux
mettre la dimension polyphonique en valeur et donne «normaux» et l’effet ne résulte pas d’autre chose que
à l’auditeur les vrais rapports auditifs et acoustiques, de leur placement loin l’un de l’autre sur la scène.
psycho-acoustiques je dirais même, de l’écriture.
Quand des musiciens sont sur scène et que nous les Dans Figures, Doubles, Prismes, j’avais au contraire
voyons là où ils sont, il faut que la densité d'un groupe pensé l’orchestre comme un tout, avec une pensée
sonore soit portée par ce groupe-là et que la densité temporelle plus homogène , plus unifiée. Ce qui
de l’écriture, quelques temps après, se porte sur un m’intéressait, c’était de mêler les sonorités. Il n’y
autre groupe, mais que tous deux décrivent le même avait pas les cordes, et puis les bois derrière et en-
phénomène sonore sous des aspects différents. On core les cuivres à un autre endroit. Je voulais que
obtient ainsi un véritable relief sonore, mais avec les cuivres soient dispersés pour obtenir un relief
des instrumentistes qui, naturellement, ne bougent nouveau, que les bois soient plus centraux et que
pas. Avec les haut-parleurs, on n’a plus besoin de les cordes envahissent tout puisqu’elles sont les
recourir à un artifice d’écriture pour suggérer la plus nombreuses. Evidemment, si les instruments
disposition spatiale des groupes d’instruments : de l’orchestre traditionnel sont disposés comme
l’écriture est en quelque sorte directe. ils le sont, il y a de bonnes raisons : le poids des
instruments à cordes est plus faible que celui des
Lorsque je conjugue, dans les œuvres que vous avez bois et encore plus faible que celui des cuivres.
citées, l’univers instrumental direct et l’univers C’est pourquoi, dans Figures, Doubles, Prismes,
non-instrumental qui passe par les haut-parleurs, j’ai été amené à modifier la disposition initiale que
j’essaie de jouer avec le rayonnement direct d’un j’avais prévue. Si on place les cuivres tout à fait
instrument et son rayonnement mobile. Ce qui devant, on n’entend plus les cordes parce que le

L'Espace du son II 117


poids acoustique des premiers est beaucoup trop sont indépendants les uns des autres et ne sont
grand. Mais j’ai tout de même obtenu une sonorité synchronisés qu’à la fin.
des tutti complètement différente, parce qu’avec la
disposition adoptée, elle est beaucoup plus mélangée Si j’ai échoué dans cette première version
que dans la sonorité de l’orchestre traditionnel. S’il d’explosante-fixe, c’est parce que l’écriture que j’avais
y a donc de nouveaux problèmes qui apparaissent, choisie pour chacun des instruments était beaucoup
on obtient tout de même des résultats très intéres- trop complexe. Pour que les instruments s’influen-
sants. Avec Alleluia, Berio eut à la même époque cent, il ne faut pas qu’ils fassent la même chose,
des préoccupations analogues. Beaucoup plus tard sinon, les rencontres sont purement aléatoires. Si,
dans Coro, et avec un autre type de combinaison, il pour un instrument, vous avez un passage rapide,
a placé les chanteurs tout près des instrumentistes il faut un passage lent à un autre instrument. Al-
et non pas isolément, avec les chanteurs d’un côté ors vous pouvez obtenir une influence réciproque
et les instrumentistes de l’autre. Autour de 1958, et un résultat vraiment appréciable. Entre deux
Stockhausen, Berio et moi ne voulions pas aborder choses lentes, avec une harpe et un vibraphone par
le grand orchestre dans les mêmes conditions que exemple, ça marche très bien, mais entre deux cho-
nos prédécesseurs. ses très rapides, l’une pour le violon et l’autre pour
la flûte, il y a très peu de chances que l’influence
J.-J. N. : Qu’en est-il du fameux «Halaphon» ,considéré s’exerce. C’est pourquoi, à partir de ces difficultés,
comme l’ancêtre de l’instrumentarium électronique et puisqu’il y avait sept parties indépendantes, j’ai
qui, aujourd’hui, vous permet la spatialisation sonore pensé à organiser l’œuvre autrement, en isolant une
? L’aviez-vous utilisé pour Poésie pour pouvoir ? des partie, celle de la flûte, qui a sa texture propre.
C’est seulement aujourd’hui, dans la nouvelle ver-
P.B. : Non. J’ai travaillé à Poésie pour pouvoir égale- sion d’explosante-fixe, avec la flûte qui déclenche
ment en 1958, mais les procédés utilisés restaient les programmes transformant le son des autres in-
très mécaniques, avec des haut-parleurs placés strumentistes de l’orchestre, que je réussis à obtenir
autour de la salle et l’un d’eux au plafond. L’espace l’articulation souple du son électronique sur le son
était envahi par les sonorités des haut-parleurs. A instrumental «live» et les effets de spatialisation
l’époque, on ne pouvait faire pivoter le contrôle par correspondants.
voltage, et tout ce qu’on pouvait faire, c’est de donner
Propos recueillis le 16 janvier 1991.
plus ou moins de relief à chacune des pistes. Une
opération très mécanique, vous le voyez, et plutôt
sommaire.
(1) Paru en 1990 avec le BBC Symphony Orchestra (Erato, 2292-
45494-2). Un enregistrement-pirate du 9 septembre 1968, avec
Le «halaphon» n’a pas été construit pour moi. Un
l’Orchestre de la Résidence de la Haye dirigé par Bruno Maderna,
ingénieur allemand nommé Lawo a réalisé, pour le a été publié en compact par la maison italienne Stradivarius (STR
studio de Freiburg, une machine qui permettait à 10028).
un son de passer d’un haut-parleur à un autre. Il (2) Le Halaphon permet la répartition universelle et l’évolution
s’était inspiré d’une idée de Hans-Peter Haller qui spatiale d’informations musicales transmises par des haut-parleurs.
était le chef du studio à ce moment-là. Ils ont ac- Selon le nombre et la disposition des haut-parleurs, les sources
colé les deux noms et c’est devenu «halaphon» (2). sonores peuvent évoluer dans un ou plusieurs niveaux. La direc-
C’est seulement en 1972, lorsque j’ai travaillé à la tion (cercle à gauche ou à droite, diagonale, huit) et la durée de
première version d’explosante-fixe, que j’ai commencé l’évolution peuvent être variées continûment même pendant le live-
concert. Là aussi le contrôle entièrement automatique est possible.
à utiliser cette machine, sans beaucoup d’illusion,
L’appareil permet toutes les transitions depuis la superposition des
car je ne l’avais jamais expérimentée. Je croyais modulations dans tous les haut-parleurs jusqu’à l’indépendance
que les instruments pouvaient rester indépendants ponctuelle de chaque haut-parleur; en outre, sont aussi possibles
tout en exerçant, sous forme de modulation, une l’accélération ou la décélération de l’évolution spatiale dans un ou
influence les uns sur les autres par l’intermédiaire plusieurs trajets circulaires. Ainsi dispose-t-on d’une possibilité
du halaphon. Cette idée, je l’ai réalisée en fait avec d’intégrer valablement l’espace dans la composition.
la disposition et l’écriture du Rituel à la mémoire HALLER H.P., «Mutations et spatialisation du son», Musique en
de Maderna, puisque, dans cette œuvre, les groupes jeu, n° 8, 1972, p. 43. (NDLR)

Je ne me tourne vers les machines pour découvrir des sons que parce que les
instruments musicaux actuels ne sont pas adaptés à mes besoins. Sur une
bande magnétique, je peux faire ce que je veux.
Edgar VARESE, Ecrits , p. 127

118 L'Espace du son II


JEUX D’ESPACES :
CONJONCTIONS
ET DISJONCTIONS
Horacio VAGGIONE

Les moyens électroacoustiques, ayant engendré la aussi dans celui du traitement des sons concrets;
nouveauté radicale d’une musique dans laquelle qu’on pense à toute la panoplie d’opérations sur le
les morphologies se trouvent émancipées des ré- contenu fréquentiel dont on dispose actuellement :
férences causales instrumentales, ont fait émerger filtrages, résonances, accumulations avec fenêtres
une conscience et une pratique de l’espace réel. Ou d’harmonisation, inversions spectrales, modulations,
plutôt de deux espaces, auparavant inaccessibles au interpolations, etc. Un système souple de traite-
travail compositionnel: un espace interne -virtuel ment du signal comme le processeur SYTER fait
dans un certain sens, mais néanmoins ancré dans la largement usage de ces opérations sur le timbre,
réalité physique (qui est celle des sons à l’intérieur tout autant que des opérations sur la dynamique
de l’œuvre), et un espace externe, correspondant des amplitudes ou les proliférations et les distribu-
au déploiement de l’espace interne de l’œuvre dans tions spatiales des matières. Souvent, ces différents
l’espace réel d’une salle de concert. (1) types d’opérations sont présents simultanément
dans beaucoup d’instruments logiciels disponibles
sur SYTER, assurant ainsi leur corrélation (Teruggi
1. 1990).
L’espace interne de l’œuvre est devenu composable
à partir du moment où l’on a eu accès à des moy-
ens de codage du son sur des supports physiques, 2.
d’abord analogiques puis numériques. Cela a permis J’emploie le mot «timbre» dans le sens de «struc-
de réaliser des opérations sur les matières sonores ture spectrale» plutôt que dans celui de «référence
elles-mêmes, et non pas uniquement sur leurs sym- causale». Il correspond ainsi au concept énoncé par
boles. On peut ainsi, grâce à ces moyens, déterminer Schönberg à la fin de son Traité d’Harmonie (1911):
l’énergie spectrale d’un son indépendamment d’une le timbre (en allemand klangfarbe, couleur sonore,
force d’attaque, d’une distance physique et en général et non pas cause instrumentale) est le substrat
de toute référence à une causalité directe. Cette par- dans lequel se déploie une logique des hauteurs, ces
ticularité spécifique aux moyens électroacoustiques dernières correspondant en fait à une focalisation
de s’éloigner des causalités d’origine des sons enlève déterminée de ce substrat - «la hauteur est le timbre
au terme «timbre» une partie de sa signification tra- mesuré dans une seule direction» -. Cette conceptu-
ditionnelle, celle qui le relie à sa source d’émission. alisation a permis plus tard -quand l’appropriation
Néanmoins, il me semble que le concept de timbre musicale de la technologie électronique l’a rendu
contient un élément qui a été mis en valeur par les possible- de poser clairement la différence entre
moyens électroacoustiques, dans la mesure où ils hauteur tonale et hauteur spectrale (Risset 1969,
permettent de définir une catégorie de relations 1977). La nouveauté de la vision de Schönberg (si
propres au domaine des fréquences spectrales, le différente de celle -pythagoricienne- de Rameau, qui
«timbre des masses» ou encore «timbre harmonique» postulait un «fondement naturel» propre à l’harmonie
du vocabulaire shaefferien. Un tel type de relations fonctionnelle, mais aussi de celle de Hemholtz et
joue un rôle bien spécifique dans la composition des de la théorie classique de l’oscillateur harmonique,
morphologies. dépourvue d’enjeu compositionnel) a été de con-
Les moyens électroacoustiques ont donc placé les cevoir le timbre en tant qu’espace-substrat d’une
relations de fréquence dans un contexte élargi, morphologie composée. La directivité dont il parle
permettant une prise en charge des dimensions constitue une affaire de focalisation, de définition
micro-spectrales qui étaient hors de portée dans les (composition) d’une structure spectrale, comme l’a
limites de l’ancienne combinatoire de surface propre bien vu Risset. Les hauteurs tonales parcourent le
aux moyens instrumentaux mécaniques. Tout se timbre-substrat selon l’image d’une spirale. Chaque
passe alors comme si la notion de timbre, loin de point qu’on prélève dans cette spirale contient la
se dissoudre avec la perte de la référence causale structure spectrale qui correspond à sa position
(Chion 1986) s’était au contraire précisée dans ses dans l’espace-substrat. C’est ainsi que, en voulant
aspects physiques. Ceci reste pertinent non seule- explorer ce substrat, on parle aujourd’hui d’espace
ment dans le domaine de la synthèse sonore, mais de timbres -de la même manière que la topologie

L'Espace du son II 119


parle d’espace de contrôle et la physique actuelle et à la complexité du contexte qu’il instaure. Dans
d’espace de phases. ce sens, l’objet sonore se définit comme un multiple,
une entité non-atomique, comportant une pluralité
d’événements formant une unité perceptuelle mais
3. néanmoins articulée. Au contraire de la note (qui
Le questionnement de Schönberg sur les aspects est un symbole atomique pré-compositionnel), l’objet
structurels du timbre-substrat s’inscrivait dans sonore est déjà le produit d’un acte de composition.
une situation de renversement de la primauté on- Il se distingue cependant des figures, groupes ou
tologique accordée traditionnellement aux hauteurs autres agrégats de notes par le type d’opérations
tonales. Ce n’est pas par hasard s’il se trouve évoqué compositionnelles subséquentes qu’il véhicule. Il
à la fin de son Traité d’Harmonie, donc à la fin de constitue ainsi une catégorie en-soi, formelle et per-
l’ère tonale, au moment où il scrutait les voies d’issue ceptuelle, déjà assez structurée pour se poser à son
possibles. Le passage de l’harmonie au timbre pouvait tour en tant que principe structurant, généralisable
être réalisé à condition de trouver le moyen convenant à toutes les échelles de grandeur. Il relie la structure
à la descente d’échelle que cela impliquait, puis de interne d’un spectre à la manifestation dynamique
développer une micro-composition, pour ensuite la d’une morphologie.
relier à la surface d’un discours musical sous-tendu L’objet sonore n’est donc pas une espèce de boîte
par une vision articulée de l’ensemble des relations noire -un objet «trouvé». Les corrélations d’éléments
mises en jeu. Mais Schönberg, pas plus que Debussy de sa structure apparaissent comme une unité per-
ou Stravinsky, n’avait les moyens techniques et con- ceptuelle façonnée par un travail de composition.
ceptuels pour poursuivre cette voie et la consolider. La nouveauté de ce travail réside dans le fait qu’il
Après Farben et Erwartung, elle apparaît bloquée. prend appui sur des données de l’espace sonore réel.
La série, avec sa combinatoire de surface, se situe Un exemple simple : soit un son échantillonné et
au contraire dans le sillage du thématisme tonal, et ensuite transposé au delà de ses «limites spectrales»
comme telle constitue une voie de secours qui traduit (c’est-à-dire, au delà de son substrat, de l’espace
un constat d’échec face à l’intuition première. Varèse, de corrélation de ses dimensions, correspondant
cependant, y a beaucoup songé, avec clairvoyance, à la structure de son spectre). Dans ce cas, il est
mais également trop tôt. Ce n’est que plus tard, clair qu’on ne peut pas se contenter de réaliser une
avec l’appropriation compositionnelle des moyens transposition linéaire mais qu’il faudra créer une
électroacoustiques - à travers les avatars successifs méthode de mise en place de nouvelles corrélations
de la technologie de notre siècle - qu’on a pu faire pertinentes, adaptées à la complexité de la situa-
face à cette possibilité toute théorique d’ampliation tion. Naturellement, la composition des méthodes
conceptuelle et perceptuelle, en lui donnant une de transformation pertinente des objets sonores
existence concrète. doit tenir compte d’une pluralité de facteurs. Ceux
relevant du contenu fréquentiel font partie d’un
Il est aisé aujourd’hui de reconnaître l’influence champ d’interactions dans lequel ils sont corrélés
décisive de l’électroacoustique sur l’évolution de avec des facteurs morphologiques tels que l’évolution
l’écriture instrumentale. Mais l’interprétation de des courbes d’amplitude, de densité, de position (le
ce fait semble être faiblement conceptualisée: si proche, le lointain), qui contribuent à l’articulation
une telle influence a bien pu avoir lieu, ce n’est de l’espace interne de l’œuvre. On pourrait dire
pas précisément dû à une imitation, par l’écriture que dans chaque cas de corrélation, ainsi que dans
instrumentale, de certains effets issus des tech- l’ensemble des corrélations prises en compte, se joue
niques de studio (comme les boucles de réinjection, une pertinence compositionnelle. On pourrait rap-
par exemple) mais parce que la problématique peler, par exemple, ce qui se passe quand on utilise
posée par l’expérience électroacoustique, au fil de des traitements globaux (réverbération, etc.) en les
son cheminement de l’analogique au numérique, a imposant de l’extérieur, et non pas en les intégrant
ouvert la voie vers une conception plus «profonde» en tant que méthodes propres aux objets composés
(au sens physique du terme) du matériau sonore, -ce qui équivaut à nier la singularité des objets et par
en élargissant l’étendue des échelles de grandeur conséquent à rendre floue la définition de l’espace
entre le local et le global. La finesse de perception interne de l’œuvre.
(et de structuration) musicale aurait ainsi gagné des
dimensions où elle pourrait s’épanouir davantage.
5.
L’espace externe, quant à lui, n’est pas directement
4. homologable à l’espace interne de l’œuvre. Il existe
L’un des concepts fondateurs de l’approche acousma- bien une disjonction de nature entre les particula-
tique (ayant trait à une composition de morphologies rités acoustiques -voire l’aléatoire des résonances- de
émancipée des références causales instrumentales) l’espace d’une salle et les caractéristiques fines (les
est celui d’objet sonore. L’objet sonore repose en degrés divers de jeu entre le proche et le lointain,
quelque sorte sur l’espace du timbre-substrat, de entre le brillant et l’opaque, etc.) contenues dans
par sa structure spectrale, mais il implique une l’espace interne -composé- de l’œuvre.
relativisation du contenu fréquentiel par rapport à Face à cette disjonction, il est nécessaire d’assurer la
la pluralité (interactive) de dimensions qu’il articule coïncidence des deux espaces par un acte supplémen-

120 L'Espace du son II


taire de mise en forme de l’œuvre dans l’espace réel : La problématique, autant perceptuelle que con-
c’est la fonction de la diffusion électroacoustique, dont ceptuelle, de l’acte de projection sonore contrôlée
l’un des exemples paradigmatiques est la pratique qui constitue le concert acousmatique, est celle
de l’Acousmonium, inaugurée par François Bayle d’un frayage entre dimensions disjointes du réel; il
dans les années 70 (Bayle 1977, 1986). Il serait donc s’agit alors de conjuguer des espaces-temps, par un
vain de chercher la raison d’être de cet instrument acte supplémentaire de com-position, afin de faire
de diffusion dans le fait de l’absence d’un côté visuel émerger des morphologies en mouvement, et par là
qu’il faudrait pallier à tout prix par la multiplica- d’en éclairer leur sens.
tion spectaculaire des haut-parleurs. Il s’agit bien
d’une nécessité structurelle de disposer d’un moyen Note
de re-créer l’espace interne de l’œuvre. (1): à propos de cette distinction, Cf. CHION M.,«Les deux
espaces de la musique concrète» L'Espace du son, n°1, 1988,
Mais, si parler de déploiement, de diffusion, est par- pp.31-33. (NDLR)
ler d’une conjonction d’espaces, il est aussi permis
de voir le versant temporel impliqué dans cette ac- Références
tion. Etre aux commandes de l’Acousmonium nous Bayle, F. , «Support-Espace», Cahiers Recherche-Musique
donne encore quelque chose de plus que la possibilité n° 5, Paris, INA-GRM, 1977.
d’agrandir une image sonore: c’est également celle Bayle, F. , «A propos de l’Acousmonium», in Revue Musi-
de re-créer son mouvement virtuel. C’est ainsi que le cale, Paris, Richard-Masse, 1986.
son se met à vivre, que les plans -les multiples degrés Chion, M. , «La dissolution de la notion de timbre», Analyse
d’énergie contenus dans les morphologies composées- Musicale n° 3, Paris, SFAM, 1987.
se manifestent à la perception. La «lisibilité» des Chion, M., «Les deux espaces de la musique concrète»,
morphologies découle de leur mise en mouvement, l’Espace du Son n° 1, 1988.
et donc d’un certain déséquilibre, c’est-à-dire d’une Teruggi, D., « SYTER: manuel d’utilisation». Document
cinématique de la projection sonore. Il ne s’agit interne INA-GRM, 1990.
donc pas de maintenir une image stéréophonique Risset, J.-C., «A Preliminary Catalogue of Computer-Syn-
stéréotypée, mais de la briser en permanence, pour thesized Sounds». New Jersey, Bell Labs, 1969.
mieux restituer la pluralité concrète contenue dans Risset, J.-C., «Hauteur et timbre des sons», Revue
l’espace interne de l’œuvre. d’Acoustique n° 42, Paris, 1977.

Mais quand le timbre et l’espace supplantent la hauteur, la dissolution des


formes devient la condition de l’émergence d’un nouvel ordre figuratif qui
confère à l’apparence sensible de nouvelles propriétés métaphoriques.
DUFOUR Hughes, «Timbre et espace», Le timbre, métaphore pour la composition,
IRCAM et Christian Bourgeois, 1991, p. 279.

On peut proposer des modèles géométriques d’espace subjectif de timbres


représentant les sons individuels comme des points de l’espace : les sons jugés
très dissemblables y sont éloignés, et les sons jugés similaires, proches.
RISSET J.C. et WESSEL D.,«Timbre et espace»,Exploration du timbre par analyse et
synthèse , IRCAM et Christian Bourgeois, 1991.

L'Espace du son II 121


122 L'Espace du son II
SPATIAL EXPERIENCE
IN ELECTRO-ACOUSTIC MUSIC
Denis SMALLEY

The recording medium, which permits the compos- the studio-space where the work was created. This
ing of music freed from the constraints of real-time is the negative consequence of the act of transfer-
sound-making by performers, has for the first time ence. But a multi-speaker system in public space
truly opened up the exploration of musical space . also offers positive aspects : the potential for draw-
Electro-acoustic composers working in the invisible ing attention to sound in space rather than sound
domain of a music which can exist only in a recorded projected by loudspeaker cabinets, the possibility of
format can now create unique affective, spatial expanding spatial dimensions and perspectives, for
experiences. Human experience of space - how we varying spatial orientation (surround-sound, lateral
feel in it and how we feel about it - has therefore sound, sound overhead or to the rear), for adding to
become a new dimension of musical experience. The the drama of gesture and the environmental feel of
aim of this article is to provide guidelines for conside- texture, and for exploiting loudspeaker colorations,
ring the conditions which determine the listener’s all of which may affect fundamentally the listening
interpretation of musical space, to identify its basic experience. A whole art - sound diffusion - has arisen
affective content, and to provide some descriptive to deal with this act of transference. This experience
terminology so that we are better placed to discuss of listening space I refer to as a diffused space.
spatial properties. I am only concerned with music
that exists in recorded format .
To highlight the relationship between composed
and listening space I have invented the notions of
Spatial imaging is commonly thought of by the spatial consonance and spatial dissonance. Com-
composer in a relatively objective way as a means posed sound-spaces may be either «consonant» or
of enhancing the sounding properties inherent in «dissonant» with the listening space, changing the
spectro-morphologies (1) and structural relations. nature of the listening experience to an extent often
Simply stated, a musical gesture can be more viv- not contemplated by the composer. For example,
idly dramatised through spatial displacement, just there is a very significant difference in presenting
as a texture can be made more «environmental» intimate, composed-space content within large
through spatial distribution. Such spatial imaging, listening spaces (dissonant spatial relationship)
considered by the composer and composed into the compared with small listening spaces (consonant
music, I shall call composed space . spatial relationship), or in transporting a vast open
space into a small space (dissonant) compared with
a large auditorium (relatively consonant). Spatial
In music-listening the composed space is transferred consonance and dissonance are neither good nor bad
to and experienced in a listening space which may by definition : they may often just be considered as
be either private and personal, or shared with oth- different. In the preceding examples the spatial dis-
ers in public. While the composed space is imbed- sonance resulting in lost intimacy would probably
ded in the determined, musical content of a work, be considered negatively and obstruct the listener’s
the listening space, which can vary from listening apprehension of musical content; the dissonance
to listening, usually lies outside the composer’s between the vast composed, open space and the
control. The (indoors) listening space encloses and small listening space, however, could quite likely be
may either confine or expand the composed space. a positive addition to the listener’s experience.
This ultimate space where the listener perceives
is therefore a superimposed space, a nesting of the
composed spaces within a listening space. In order to be aware of the nature of superimposed
space and how it affects listening experience one
has to have accumulated enough experiences of lis-
The superimposition process causes acoustical tening to electro-acoustic works in different spatial
changes which have consequences for the percep- contexts : it can only be an experiential knowledge
tion of musical content and structure, particularly gained through comparative listenings. To gain a
in public spaces. The public space, where listeners closer insight one needs to have been able to listen
are distanced from loudspeakers, undermines the to the same work under different spatial conditions.
sonic articulation and clarity considered so impor- The most intimate knowledge is acquired by (usu-
tant and dealt with so carefully by the composer in ally) composers who have significant experience of

L'Espace du son II 123


dealing with diffused space performances and can involved. However, headspace can be more confining
therefore compare composed and listening spaces. than roomspace in the case of sounds whose composed
Surprisingly there are many composers who remain space is very present. Sounds which are physically
ignorant of superimposed space and the potential some distance (however small) from the composer
of diffused space, both because they lack sufficient during the creating of composed space, or from the
direct comparative experience, but more seriously listener in roomspace. now become closer, and often
because they possess a fixed «image» of their music seem to occur overhead or pass through the head.
as conceived and perceived within the composed Perspective in stereo imaging is based on linear
space of recorded formats. perspective vision. When such composed spaces are
transferred to headspace without any adaptation, the
listener’s affective relationship with space changes
For most listeners the superimposed space is insepa- because linear perspective is disturbed. Thus, like
rable from their experience of the music. In public diffused space, headspace reveals both advantages
spaces the responsibility for creating this experience and disadvantages.
is devolved from the creator of the composed space Headspace listening can encourage concentration
to the creator-interpreter of the diffused space. when the listener is immobile in a room. However,
Regrettably there is much electro-acoustic music when the listener is mobile, a more distracted listen-
which does not adapt well to the diffused space, ing is encouraged since some attention must be paid
and even more regrettably there are still too many to events in the surrounding environment. Whether
public listenings where the need for a diffused space the music or the surrounding environment is the
has not been taken into account. Very poor listening distractor depends on concurrent activity outside
experiences are created when no attempt has been the music. As a creator of careful, composed spaces
made to adapt the spatial scale and types inherent I should like to think that my music has not been
in the composed space, to the expanded scale and transferred to the less attentive manifestations of
changed spatial focus of the listening space. When mobile headspace, or in the case of the preoccupied
the listener cannot diagnose what the trouble is, the car driver, to mobile roomspace. Such is the nature
work in question and the electroacoustic medium of the music that hopefully it is considered too dis-
itself take the blame. tracting for ambulant listeners and too dangerous
for drivers. On the other hand the idea of the car
as a sonic listening dome should not be dismissed.
The personal space which forms the setting for home During the voyage between places of work, meeting
listening is more closely able to duplicate the condi- or rest, if there is not too much external distraction
tions in which the composer created the composed there can be a curious feeling of temporary separation
space as long as loudspeaker quality is good enough. from the world which creates suitable circumstances
A listening volume suitable for the perception of for musical experience. As a personal listening space
detailed spectral (and therefore spatial) informa- the car has considerable potential.
tion is retained, and a suitable horizontal width
of image is created by loudspeaker placement. But
the personal space is a casual, fragile space, and The discussion has so far concentrated on highlight-
there are no guarantees that the listener will chose ing the influence of the listening space and condi-
listening circumstances which favour an enhanced tions on the listener’s apprehension and reception of
reception of spatial experience. For example, some spatial qualities. But what are these qualities ? Of
spectro-morphologies, in spite of their invisibility, primary significance is how the dimensions of musical
can be apprehended as physical objects living and space relate to human experience of space-scale : the
moving in personal space. Their perception is best opposition between intimacy and immensity (2). Of
enhanced by encountering and localising them within related significance is the space-type : whether the
the visual field. Turning one’s back and closing one’s space is open as it can be in the environment, or en-
eyes would reduce this affective experience. closed, as in a room. (Enclosure is not only an indoors
experience.) The continuum between intimacy and
immensity is the most important affective property
There are two further types of personal space which of sounding space, and is fundamental to human
should be noted headphone listening, and the car experience. We are constantly aware of a personal
stereo. Headphone listening is a retreat into an space either in daily life or in personal relations. Our
ultimate personal space : roomspace gives way to attitude to sounds which emerge into, intrude on,
headspace. In headspace listening, transcendence of break into, close in on, or comfortably inhabit our
room enclosure is more feasible than in roomspace space can create divergent emotional experiences :
listening. In other words, music perceived in head- confrontation, threat, solace, and so on. If, on the
space can more easily break down wall-confinement other hand, the listener feels drawn outwards into an
so that the listener is more susceptible to being environment beyond the immediate listening space
transported beyond the immediate physical space. so that the boundaries of personal space no longer
This encouragement to withdraw into imagined operate, then a further set of affective responses is
sonic environments occurs with composed spaces of activated: for example, distance and spaciousness
large dimensions where distance perspectives are can invoke feelings of insignificance faced with vast-

124 L'Espace du son II


ness, loneliness, peace-of-mind, calm etc. Thus, in in time. This occurs where evolution and forward
the intimacy-immensity continuum, the listener can motion are slow or seem static, and the listener’s
respond physionomically to the relationship between attention is not focussed on lower level activity. In
musical content and space. That is, the listener other words, continuing existence can approach a
associates the perceived space with cultural and quasi-permanence analogous to the contemplation
personal states of mind which have been or could be of the visual permanence of a landscape.
experienced in such spatial conditions. I should add
that musical spaces need not be simulations of real
spaces and that the identity of spatial dimension Spatial texture concerns the articulation of topologi-
and type can often be elusive : imagination, fantasy, cal content, and is inseparable from spectro-morphol-
illusion and ambiguity are important ingredients of ogy : the spectral makeup and shaping of sounds in
musical experience. The special uniqueness of these themselves may suggest spatial experience. We can
spatial experiences whether quasi-real or imagined approach a definition of the properties of spatial
is that they are created invisibly in sound and time texture by posing a series of questions. Firstly, what
i.e. spectro-morphologically : they are specially de- are the dimensions of the space, and is it bounded ?
signed life-experiences which compress the plurali- Do individual sounds exhibit dimensions as if they
ties of spatial experience into a specific, sounding were objects ? Do the textural components suggest
time-frame. The intimacy-immensity continuum groupings into dimensional hierarchies ? (We can
is in close alliance with temporal experience : the not always attribute concrete dimensions to sounds
continuum between the proximity and physicality and textural components). Secondly, what are the
of the present moment of a personal «now», and the properties of spatial continuity and spatial contiguity.
vast, perhaps other-worldly, stretching out of an Are sounds connected through space in an unbroken
«eternity» beyond the person. linear fashion or is the space’s topology revealed
through erratic shifts? What is the density of spatial
distribution ? What is the distribution behaviour?
Musical space is not empty and cannot be separated How clearly can sounds be localised and how does
from its sounding content. The elastic continuum this localisation style affect spatial definition? How
of composed and superimposed space is expressed does it suggest particular types of space ?
through its sound materials and sound-behaviours.
Therefore a full understanding of the nature of musi-
cal space requires a discussion of musical language. An invisible music does not have to confine itself to
This means that a comprehensive discussion of the a single space-type. Thus, unlike reality, spaces can
musical space is an enormous task which cannot be themselves be transformed. The rate of change can
fulfilled in a single article. The following formative vary between degrees of gradual transformation
influences of content on spatial interpretation would graduated shifts - and juxtaposition or interruption
need discussing : whether sounds are realistic or not, - interpolatory shifts. The term spatio-morphology
whether we detect human content either through refers to such changes in composed space in the course
sounding gesture or utterance, the energy and motion of a work. We can now conceive of spatio-morphological
of sounds, how sounds «behave» among themselves development as a new type of sounding «material». If
(conflict, coexistence, cause and effect. etc), whether the contextual circumstances are propitious, rather
we regard sounds as things or objects, whether we than perceiving changes in spectro-morphologies
are reminded of visual or environmental phenomena resulting from changes in spatial texture and setting,
- in other words all the interpretative mechanisms we call invert this spatial-to-spectral perceptual re-
involved in how we relate spectro-morphologies and lationship, instead using spectro-morphological cues
musical contexts to our experience outside music. It to identify spatio-morphological development. I can
remains to draw attention to a number of concepts clarify this difficult concept with a simple hypothetical
relating to content which can assist us in describ- example. If I announce an object in a very present
ing spatial experience: pitch-space, temporal space, perspective with no added room acoustic, and then
spatial texture and spatio-morphology. repeat what is perceived to be the same object but
this time set at a reverberant distance, then the focus
of perception is the spatio-morphological change :
The impressions of space created through pitch - spectro-morphological change is the means by which
pitch-space - are intrinsic to music : for example, how spatial change is perceived. Thus spectro-morphologi-
the pitch-space boundaries of vocal and instrumental cal change can be harnessed to invest spatio-morphol-
practice are explored (depth, brightness, the high ogy with significance. However, it is more usual for
note, etc) has always been part of music’s psychology. spectro-spatio relationships to merge perceptually
The height/depth occupancy and spread of pitch- since the listener feels no need to discriminate clearly
space affects the impression of dimension. between them, and indeed often cannot so inextricably
The relationship between space and the psycho- is space interwoven with its content.
logical experience of time - temporal space - is also
intrinsic to music. Temporal space is an impression
of space, invariably large and beyond personal space, Frequently the composed spaces in a musical work
created through relative stability and continuity may be by-products of the compositional process.

L'Espace du son II 125


For example, when resonant sources are trans- which cannot be conveniently packaged or easily
formed merely through transposition and mixing, discussed as an independent «parameter.» Musical
the resonant space originally recognised to be at spatial experience can therefore not be system-
the interior of the sound’s spectro-morphology rap- atically controlled by the composer. Ultimately the
idly becomes perceived as an exterior space. Many composer cannot work «abstractly,» theoretically and
signal processing methods produce spatial changes technically with space, but must approach spatial
as by-products of the process. It is then up to the awareness experientially.
composer to recognise and exploit their potential.
Space is therefore often composed through discovery
and empirical exploration rather than as the result Notes
of a conscious strategy planned from the outset.
(l) I invented the term «spectro-morphology» to represent the dy-
namic shaping of the pitch-spectrum of a sound or sound-structure
It is clear that the combination of human spatial over time. See D.Smalley, «Spectro-morphology and Structuring
experience and the circumstances of the superim- Processes», The Language of Electro-acoustic Music, S.Emmerson
posed space endow musical spatial experience with ed.Macmillan 1986.
indeterminate qualities. Moreover, since spatial (2) The idea of «intimate immensity» is developed in G.Bachelard,
experience depends on all aspects of content and The Poetics of Space, tr. Maria Jolas, Orion Press. NY L~4. (Original
context, it is the product of a collaboration of factors text. Presses Universitaires de France, 1958).

126 L'Espace du son II


ESPACE ET STRUCTURE
propositions pour
une écriture de l’espace

Annette VANDE GORNE

Si l’on considère l’espace comme paramètre Cet espace-mouvement, s’il n’est pas gratuit, aurait
d’écriture sonore, trois cas sont, entre autres, envi- donc surtout une fonction ornementale ou méta-
sageables (1): phorique à l’appui expressif des sons eux-mêmes
auxquels il offre un support spatial. Au XIXème
1. L’ESPACE-MOUVEMENT: RÉEL siècle, le timbre et la ligne mélodique entretenaient
2. L’ESPACE-GÉOMETRIE: DESSINÉ le même rapport...
3. L’ESPACE-ILLUSION: VIRTUEL
Espace interne
Pour reprendre le distinguo si probant de Michel
1. ESPACE-MOUVEMENT Chion(2), quel espace interne utiliser qui con-
Le vingtième siècle, celui de la vitesse, perçoit viendrait le mieux à des mouvements réels un tant
l’espace non comme un état fixe, une surface soit peu complexes? Tout système permettant une
englobante avec laquelle on établit un rapport écriture mémorisée de ces mouvements, à partir
anthropocentrique (espace-paysage) mais de plusieurs sources, qu’il s’agisse d’un support
plutôt comme un déplacement, un mouvement, matériel (une bande multipiste) ou logiciel (écriture
lié au temps, à la vitesse de la lumière. en temps différé d’un traitement spatial en direct
d’une source multiple).
«L’honnête homme» d’aujourd’hui ressent, après Dans le premier cas, un nombre relativement élevé
Einstein, toute la relativité de l’objet mobile (plus de de pistes/sources (minimum16), couplées en studio
plan stable, horizontal ou vertical; penser à l’espace au même nombre de haut-parleurs et à une assis-
flottant vécu par les astronautes !). Concevoir le son tance informatisée du mixage, permettra l’écriture
comme une entité mouvante dans l’espace à partir contrôlée d’ une polyphonie de mouvements (3) et,
de points-sources vivants ou haut-parlants semble en tout cas, une division de l’espace en un nombre
par conséquent, en première étape, tout à fait en suffisant de points pour sa perception fine (4). Les
accord avec notre époque. sons pourraient être plutôt monophoniques et sans
Si l’on considère l’expression musicale d’un point de traitement artificiel, de façon à ne pas gêner la
vue énergétique, les trajets peuvent alors renforcer lisibilité des mouvements mêmes.
l’énergie interne du son. Combien d’oeuvres l’histoire Dans le second(logiciel), si le point de départ est
ne nous donne-t-elle pas à entendre pour leur carac- semblable au précédent (encore qu’il faille faire
tère agogique même comme facteur d’expression (je la différence entre un logiciel de mémorisation
pense à Monteverdi et son stile concitato, au figur- d’opérations - temps réel - et un logiciel d’écriture
alisme, particulièrement dans l’œuvre de J.S. Bach, - temps différé - plus précise), la lecture des mouve-
à Berlioz, à la majorité des poèmes symphoniques) ments mémorisés se fera en direct lors de la spa-
puis de structuration(Stravinski et son sacre, pacific tialisation en concert, par le même outil numérique,
232, Scelsi...) ! permettant ainsi une éventuelle dissociation de
l’écriture de l’espace d’avec celle des sources sonores
Si tant est que l’on me pardonne un exemple banal, et par conséquent, une «pensée de l’espace» abstraite,
une circumduction autour du public ou d’un pivot quel- indépendante, peut alors se structurer (5).
conque soulignera aux oreilles de tous le mouvement
rotatif d’une toupie (im.son), d’un tourbillon (di.son)), Espace externe
d’une répétiton (écriture). Ou bien encore, les ciconvo- Puisque tous les mouvements sont prévus à la
lutions buissonnières d’un «souffle serpentin» dans un conception, pourquoi en effet (6) s’encombrer d’un
lieu donné préciseront son caractère capricieux. système de diffusion lourd quand, dans le cas du
Une dispersion entre de multiples points-sources multipiste, le principe simple et linéaire: une piste,
différents renforcera l’impression pointilliste d’une une voie, un canal, un haut-parleur suffit pour une
séquence accumulative, corpusculaire. Enfin, diffusion automatisée où le rôle de l’interprète est
l’application à un son de caractère neutre et ab- limité au placement des haut-parleurs en fonction
strait d’un mouvement spatial en balancement lui de la géographie acoustique du lieu.
donnera une signification particulière, celle d’une Néanmoins rien, à mon sens, ne remplace l’immense
berceuse par exemple. Il faut peut-être rappeler ici plaisir de sentir sous ses doigts, en relation avec un
combien temps et espace sont liés: une rotation lente public, des configurations d’espaces multiples, com-
ou rapide ne génère pas la même signification, et si plexes et changeantes, plaisir chaque fois renouvelé
elle passe progressivement à un tempo plus rapide, où, libérée du souci d’équilibrer les niveaux entre
elle change de forme et devient spirale. les voies, je suis à l’écoute de l’espace.

L'Espace du son II 127


Dans ce cas, le système de diffusion, dont la console, 3. ESPACE-ILLUSION
est spécialement dédié à un usage multisource en
entrée, chacune d'elles étant multipliée vers des La réalité ? celle de ma perception...
canaux au choix en sortie (7). D'autre part on peut Déjà défendu par les sophistes, ce concept déve-
aussi prévoir des dispositifs mobiles pour haut-par- loppé par la phénoménologie trouve beaucoup
leurs (déplacement dans les rues par des grues : S.de d'applications dans le monde de la communication
Laubier, rotation sur plateau tournant:création de actuelle et future. De la publicité à la T.V. et à la
toupie dans le ciel de F.Bayle,GRM 1979). «guerre en direct», de l'image de synthèse au data-
glove (avec rétroaction) et aux machines de vision,
Constatons le paradoxe: la «mise en mouvement» des tout est fonction de la perception, la mienne ou celle
sons recquiert souvent un investissement important, déterminée par programmation (9).
tant pour la réalisation qu'en moyens techniques,
au profit d'une pensée musicale encore trop neuve Les techniques d'enregistrement stéréophonique
pour n'être pas incohérente (bouger pour bouger) - illusion du relief sonore par l'imitation de l'écoute
ou ornementale. binaurale - étant historiquement antérieures (plus
de cinquante ans!) sont toujours aujourd'hui le format
standardisé de la reproduction et le modèle de la
2. ESPACE-GEOMETRIE simulation acoustique (réverbération).
Là où tout n'est qu'ordre et beauté... Nombreuses sont donc les œuvres (10) et les écrits
La sensibilité occidentale a, on le sait, souvent oscillé théoriques (11) qui prouvent toute l'efficacité de la
au cours de son histoire entre les pôles dyonisiaques composition avec l'illusion de perception de l'espace
et apolliniens. Aux périodes d'explorations utopiques, (cadrages, profondeurs de champs, images, mouve-
d'explosions créatrices ou au contraire, de replis sur ments fictifs (12)) et de sa projection dans un espace
soi, d'incertitudes et de retour au passé, succède le acoustique en perspectives multiples par écrans de
désir d'adaptation, d'ordre et de synthèse. phases plutôt que par points-sources:Acousmonium
(F. Bayle).Inutile donc de développer le sujet dans le
Si l'on considère l'espace d'un point de vue structurel, cadre de cet article, d'autres l'ont fait depuis long-
on peut l'imaginer comme le lieu d'intersection de temps et les oeuvres parlent d'elles-mêmes.
lignes et de plans différents, comme surface ou volume On peut alors constater combien, avec une très
entrecoupé de lignes bissectrices, obliques, vertica- grande économie de moyens, les espaces virtuels
les transversales etc. A partir de sources multiples conduisent et font résonner l'imaginaire...
(multipiste si l'oeuvre est acousmatique), penser le
sonore en terme de composition de l'espace mono, bi, CODA: TAO
quadri, triple stéréo, double quadri, octophonique... J'ai tenté, dans une œuvre en cinq éléments (qua-
avec tous les jeux de combinaisons possibles, appliqués tre en format stéréo, le dernier, Terre, en 8 pistes)
à une seule chaîne acoustique ou à plusieurs d'entre d'explorer différents types d'espaces, allant de son
elles, simultanément ou par séquences, en plans rap- absence (Métal) à sa fonction ornementale (Eau), dra-
prochés ou éloignés, c'est donner à l'espace le statut de matique et narrative (Feu, Bois) jusqu'à l'utilisation
paramètre du son équivalent aux quatre autres . Le synchronique ou diachronique des trois espèces
mouvement fait partie de la forme lorsqu'il devient d'espaces dans Terre, avec une préférence, dans ce
figure, répétition, transition, rupture, déclenchement dernier élément, pour l'espace - géométrie.
etc.Ici l'espace-géométrie n'est donc pas un support,
c'est un objet musical réel et abstrait qui conduit
l'écoute et structure la perception par son évolution
dans le temps. Notes
(1) je m'aperçois de l'étrange corrélation possible avec les trois
Espace interne et externe espèces de son (im-son iconique,di-son diagrammatique, mé-son
L'espace organisé, contrôlé, nécessite de prévoir un métaphorique) citées par F.Bayle dans son article Mi-lieu .
schéma de principe du dispositif de diffusion en fonction (2) cf Chion M., «les deux espaces de la musique concrète»,
duquel on choisira les configurations spatiales à inscrire L'Espace du Son I, Musiques et Recherches,1988.
(3) cf les articles de P.Ascione et R.Normandeau dans ce nu-
sur le support comme, par exemple, dans le cadre des
méro.
sonorisations de lieux spécifiques ou d'installations (8). (4) cf les articles de L.Küpper dans L'Espace du son I et II.
Pour le reste,les systèmes sont similaires à ce qui en (5) je pense, entre autres, au spatialisateur développé au Centre
a été discuté au chapitre précédent, à ceci près qu'une de Recherche de Wallonie, basé sur un nombre de modules vca
trop grande complexité (en nombre de pistes, de varia- d'entrée et de sortie laissé au choix de l'utilisateur et gérés par un
tions possibles à la diffusion) nuirait sans doute à la programme (sur atari) en temps différé. Egalement au Syter (GRM),
transparence de l'architecture. A l'inverse, des logiciels au Kinéphone(Küpper), à la matrix 32 (IRCAM).
de «traitement de l'espace» en temps réel devront être (6) cf P.Ascione op.cit.
au moins quadriphoniques. (7) cf l'article de D.Habault sur le Sysdif, dans ce numéro.
(8) cf les articles de J.M.Duchenne, J.Lejeune, C. Le Prado.
L'agencement à priori, l'écriture de l'espace pour
(9) Virilio P., les machines de vision.
lui même à partir de points-sources multipho- (10) surtout de filiation «GRM» en France et ailleurs.
niques génère une pensée musicale stabilisatrice (11) particulièrement ceux de F. Bayle sur l'image sonore (i-son),
qui lie l'espace à la forme, donc une fois encore, au de M.Chion, de F.Dhomont.
temps. (12) «cinéma pour l'oreille», selon F.Dhomont.

128 L'Espace du son II


UN ESPACE MENTAL
A FAVORISER
François GUERIN

Une expérience comparative conduite en Angleterre du présent, peuvent donc influencer notre concep-
en 1972 (1) sur des populations sourdes et entendan- tion implicite du temps par leurs œuvres, si les
tes, abordait le rôle de l’audition dans l’organisation différentes musiques que nous entendons peuvent
temporelle des événements. Cette expérience con- contribuer à l’évolution de nos conceptions reliées
sistait à présenter successivement à des sujets une à l’organisation des événements dans le temps et à
série de stimuli dans un ordre quelconque, tout en leur compréhension, si les déroulements sonores que
les déposant aléatoirement devant eux. Par exemple, nous déchiffrons peuvent symboliquement affecter
un premier objet placé au centre, un deuxième placé notre discernement de l’avant et de l’après, de ce
à gauche et un troisième placé à droite. Lorsqu’on qui vient et de ce qui suit, d’un début et d’une fin,
demandait à chaque sujet de reproduire ce qu’il des changements et des transitions, c’est d’abord
venait de voir, les personnes entendantes respec- par les liens intrinsèques du son avec sa percep-
taient l’ordre temporel de la séquence qui venait tion temporelle. On le voit, le fait de percevoir une
de se dérouler (centre, gauche, droite), tandis que musique pendant une activité qui dure présente des
les personnes sourdes recouraient plutôt à l’ordre ramifications que l’on commence à peine à recon-
spatial, c’est-à-dire la même disposition des objets naître et à expliquer.
placés devant eux (gauche, centre, droite). Les
personnes sourdes semblaient donc privées d’une On pourrait croire alors qu’en attribuant à la musique
certaine aptitude à ordonner les événements dans une dimension temps aussi capitale, il devienne
le temps, à reproduire l’ordre temporel d’une suite paradoxal d’insister également sur la dimension
d’événements ou d’une séquence de stimuli, ce qui espace et de s’y intéresser au même titre. Ce serait
amenait à conclure que le fait d’entendre pourrait toutefois négliger les autres fonctions de l’audition
conditionner directement toute notre expérience et ses impacts au niveau simplement spatial sur une
du temps. multitude de comportements que nous accomplissons
machinalement ou instinctivement.
On disserte depuis longtemps sur les liens de la
musique à la notion de temps. Parler de la musique
comme d’un «art du temps» appartient désormais QUELQUES FONCTIONS DE L’AUDITION
au domaine des lieux communs. Et il est vrai que
les compositeurs, sciemment ou non, traduisent Ainsi le rôle de l’audition sur notre sens de l’équilibre
d’abord et avant tout dans leurs musiques des pré- est bien connu. Tous ont éprouvé un jour ou l’autre les
occupations d’ordre temporel, en soumettant aux sensations de vertige et d’étourdissement, condition-
auditeurs une construction formelle appréhendée nées en partie par notre ouïe. Différentes maladies
essentiellement à travers un déroulement dans le de l’oreille affectent notre perception de l’espace, par
temps. C’est pourquoi on reconnaît aux musiques la déstabilisation qu’elles provoquent.
une propension remarquable à véhiculer des im-
ages du temps et des propositions d’organisations La faculté de localiser la provenance d’un événe-
temporelles. Cela bien sûr de manière idéalisée et ment sonore, dont la source est invisible, assure
symbolique, mais également sur un plan cognitif. une fonction auditive primordiale pour chacun,
Une «image du temps» est la représentation sym- même si son rôle s’est quelque peu relativisé dans
bolique d’un déroulement temporel qui s’intègre au nos environnements urbains. L’oreille n’en est pas
dispositif perceptif et symbolique d’un individu et y moins extrêmement précise pour repérer la direction
acquiert un sens. Ce sens justifie l’activité en cours, d’un son qui lui parvient. Les personnes aveugles
la stimule, la nourrit. Il enrichit le comportement, développent leur audition à un point tel qu’elles
provoque les conduites et favorise l’évolution des peuvent souvent sans difficulté non seulement dé-
schèmes et leur adaptation à des situations nou- tecter les obstacles sur leur chemin, mais encore la
velles. L’interprétation de ces images temporelles distance à laquelle ils se situent, leur dimension et
par le système symbolique de chaque individu, et les même leur matériau. L’effet Doppler (différence de
impacts générés sur ce même système, constitue un la hauteur du son avant et après le passage rapide
des moteurs premiers de notre motivation à écouter d’une source sonore devant un auditeur, comme par
de la musique et renvoit aux fonctions premières de exemple le bruit d’un train en marche) fait partie
la perception auditive. des phénomènes qui assistent le travail de l’oreille
Si les compositeurs, autant ceux du passé que ceux dans cette détection.

L'Espace du son II 129


Une autre vertu de l’audition repose sur la capacité sonores de leur environnement est quelque chose de
de distinguer à travers des sources sonores qui simplement prodigieux.
nous parviennent de manière disparate dans un
lieu quelconque. Cela permet par exemple de nous
concentrer sur une conversation dans une récep- LE PARAMETRE ESPACE EN MUSIQUE
tion, de percevoir adéquatement (avec l’appui de
«l’effet de clôture» grâce auquel nous parvenons Ces quelques exemples confirment que l’oreille a
à reconstituer un mot ou une phrase à partir de aussi son rôle à jouer sur le plan spatial. Les com-
bribes) ce que l’interlocuteur nous communique et positeurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et ils
à différencier dans le flux des conversations ambi- accordent de plus en plus d’importance à la dimension
antes celle qui nous concerne. Divers indices sonores spatiale des paramètres sonores qu’ils manipulent.
guident l’oreille dans ce travail de reconnaissance : Peuvent-ils toutefois parvenir à se servir de la mu-
les différences de fondamentales (fréquence de base sique, «art du temps», pour influencer durablement
de l’objet sonore entendu), les types d’attaque, les nos habitudes perceptives liées à l’espace, tout comme
contrastes sonores, les changements de fréquence ils le font pour celles liées au temps ? Peuvent-ils
(une bonne oreille peut distinguer environ mille proposer de nouvelles dimensions ou conceptions
quatre cents hauteurs différentes), les variations de l’espace de la même manière qu’ils élaborent de
d’intensité, et la localisation spatiale ordinaire. nouveaux schémas temporels L’espace acoustique
n’est-il pas limité par rapport à ce que l’oreille est
La distinction de la forme sur le fond permet à capable d’interpréter ? Enfin, la musique peut-elle
chacun d’entre nous de décider entre les stimuli nous communiquer des images de l’espace au même
qui sont importants et ceux qui ne le sont pas. Une titre que des images du temps?
incapacité de l’oreille à ce niveau peut engendrer
de la distraction, des problèmes de concentration, Il n’est bien sûr pas possible de répondre ici à toutes
des difficultés de communication. Enfin, on sait ces questions, mais recensons tout de même les dif-
que les conséquences d’une déficience auditive sur férents outils à la disposition des compositeurs pour
le développement du langage sont très sérieuses organiser l’espace musical.
et dans plusieurs cas irréversibles. L’oreille est le
premier véhicule de communication par lequel le Il y a d’abord les changements de hauteur des sons,
langage s’impose et s’acquiert. par exemple lors d’un parcours mélodique. Ces
changements peuvent se produire dans tout le spectre
Les implications sociales de ces facultés de l’oreille sonore audible, de l’extrême-grave à l’extrême-aigu,
au niveau spatial ne sont pas moins nombreuses. et simulent ainsi les sensations de montée et de
De multiples signaux exploitent ces facultés et en- descente. Les sons aigus sont assimilés à ce qui est
richissent différentes situations. On en distingue haut; les sons graves à ce qui est bas.
plusieurs types. Il y a les signaux avertisseurs qui
ont pour but de mobiliser les personnes susceptibles Il y a ensuite les changements au niveau de l’intensité
d’être compromises dans une circonstance conflic- sonore. Cette fois ce sont les sentiments de proximité
tuelle ou dangereuse. Ce sont par exemple, les dé- (les sons forts) et d’éloignement (les sons faibles) qui
tecteurs de fumée, les signaux anti-vol, les signaux sont concernés.
des passages à niveaux, les sirènes des véhicules
utilitaires (camions, trains, bateaux, ambulances, On note ensuite les différents changements au niveau
voitures de police, de pompiers, etc.), ainsi que les du spectre sonore, changement de l’épaisseur du son
divers signaux émis par les véhicules motorisés ou encore de sa texture, de lisse à itérative en pas-
(klaxons, signaux de marche arrière, avertisseurs sant par rugueuse. Parallèlement, lorsque plusieurs
de ceinture de sécurité, etc.). objets sonores sont combinés, différents niveaux de
densité sont définis selon les types d’accroissement ou
D’autres signaux profitent du déplacement du son d’accumulation du nombre d’éléments ou à l’inverse
dans l’espace pour provoquer un comportement ou de leur réduction ou de leur amenuisement.
une réaction à distance : appeaux, applaudissements,
klaxons, cloches, signaux du téléphone ou de la porte Enfin, il y a bien entendu les mouvements spatiaux
d’entrée, etc. eux-mêmes. Ces mouvements concernent en premier
lieu la situation des éléments dans le flux sonore.
Enfin, d’autres signaux servent explicitement de Ils peuvent ainsi se retrouver devant ou derrière, en
repères dans l’espace. Mentionnons les cloches avant-plan ou en arrière-plan. Ensuite, ces mêmes
pour le bétail, les cornes de brume, les sonars, les éléments peuvent se déplacer dans le flux sonore
appareils détecteurs (métaux, gaz, radio-activité, en se rapprochant ou en s’éloignant, ou encore
etc.), les signaux des ascenseurs, etc. La canne que s’imbriquer ou alterner.
l’aveugle frappe devant lui l’aide à s’orienter dans
l’espace; les signaux émis rencontrent des obstacles Depuis l’apparition des moyens électroacoustiques
et transmettent des informations qui sont interpré- cependant (et malgré quelques tentatives instru-
tées par l’aveugle pour s’orienter correctement. La mentales précoces), les déplacements du son dans un
capacité des personnes aveugles à traiter les données espace acoustique génèrent aussi des mouvements

130 L'Espace du son II


spatiaux. En disposant les sources sonores autour de Un espace mental renvoie donc à tout un travail
l’auditeur, il est possible de réaliser des mouvements d’organisation perceptif qui structure les éléments
sonores dans les trois dimensions de l’espace réel, sonores de diverses manières, proposant ainsi pour
gauche-droite, haut-bas et avant- arrière. Différents chacun d’entre nous des architectures propres.
sentiments kinesthésiques sont alors communiqués L’espace mental, c’est encore le territoire à l’intérieur
à l’auditeur, de la stagnation la plus complète au duquel ces architectures prennent forme pour chaque
tourbillon le plus étourdissant. auditeur, territoire délimité autant par les structures
sonores du déroulement musical, que par les apti-
Les moyens informatiques ont même permis tudes de l’auditeur à interpréter ces structures et à
l’émergence de mouvements spatiaux qu’on pourrait les organiser de manière signifiante. Enfin, l’espace
rapprocher des illusions optiques sur le plan visuel. mental réfute une communication trop directe, une
Jean-Claude Risset les appelle des sons paradoxaux. tentative d’asservir l’audition dans un canevas
Les sons qui donnent l’impression de monter tout trop strict, de la part du compositeur; sa musique
en devenant plus graves ou ceux qui semblent aller n’acquiert corps et sens que dans cet espace mental
plus vite tout en ralentissant sont maintenant des qui appartient en propre à chaque auditeur.
exemples notoires.
Mais comment la musique parvient-elle à stimuler
cet espace mental et quel est l’importance de son
L’ESPACE MENTAL rôle?

Ces différents paramètres sonores liés à l’espace Il existe un certain nombre de conditions susceptibles
font l’objet d’expérimentations assidues de la part de générer des espaces mentaux diversifiés. Toutes
des compositeurs. Parmi les nombreux critères d’ex- les musiques ne stimulent pas au même titre un jeu
ploration sonore qui se sont ajoutés aux paramètres de relations riches à l’intérieur d’un espace mental
traditionnels de la hauteur, du rythme, de l’intensité déterminé. Plus une œuvre sera «ouverte», plus
et du timbre, ceux de l’espace constituent à coup cet espace mental potentiel sera grand. En parlant
sûr les plus importants et les plus étudiés. On a d’œuvre ouverte, nous voulons parler d’œuvres dont
pu entrevoir que la manipulation des paramètres la construction dans le temps favorise une certaine
sonores de l’espace engendre à l’audition des senti- «liberté» (plusieurs jeux de relations) de l’auditeur.
ments analogues à ce qui se produit dans l’espace Liberté dont il se sert à l’intérieur de l’espace mental
réel (montée, descente, rapprochement, éloignement, établi au moment de la perception, pour y interpréter
etc.) ou évoque certains attributs d’objets en trois le parcours musical qu’il entend.
dimensions (épaisseur, texture, etc.). Ces senti-
ments sont mis en branle par le rapprochement des Suggérons quelques-unes des conditions qui au
différents mouvements sonores repérés, avec leur niveau musical semblent les mieux adaptées à ce
équivalent physique. processus.

La musique se déploie donc dans le temps, mais - L’œuvre peut présenter plusieurs configurations
elle s’installe également dans un espace. Tout cela sonores. Une configuration sonore est un ensemble
se met en place au moment de l’écoute par l’intermé- d’objets sonores rassemblés au sein d’une entité
diaire de structures mentales et par des schèmes perceptive, c’est-à-dire un tout perçu par l’oreille,
de reconnaissance. Ces structures et ces schèmes possédant une certaine unité et distincte d’une autre
décortiquent l’information sonore et en organisent entité. Le jeu d’ensemble des configurations sonores
le déroulement au fur et à mesure. En raison des données à entendre, ainsi que le réseau de relations
différences individuelles, conditionnées par une qu’elles tissent entre elles, suscitent des associations
multitude de facteurs, ce travail d’interprétation diversifiées. Autrement dit, l’organisation des con-
perceptif peut emprunter plusieurs directions po- figurations sonores durant leur déroulement dans
tentielles, toutes pouvant coexister à l’intérieur d’un le temps permet à l’oreille de déployer son écoute
même flux musical. Un de ces facteurs provient des dans plusieurs directions formelles cohérentes à
mécanismes d’anticipation stimulés par le jeu de l’intérieur de la structure qui est décortiquée.
relations entre les éléments sonores. Ce jeu varie
en fonction de l’importance attribuée lors de l’écoute - La forme ne devrait pas se conclure (lorsqu’elle
à tel ou tel trait perceptif ou combinaison sonore. se conclut...) sur une fin trop préparée, laissant
Les résultats produits peuvent donc parvenir de l’impression que le travail de l’audition est dé-
différents cheminements activés durant l’écoute. En finitivement achevé. Les éléments qui terminent
d’autres mots, si la musique peut susciter différen- la pièce peuvent au contraire suggérer différentes
tes images de temps et d’espace chez un auditeur, conclusions virtuelles que l’auditeur concrétisera à
cela s’effectue à travers un travail d’interprétation son gré, dans le silence qui suit la fin effective du
complexe qui ne sera pas forcément le même pour déroulement sonore. De la sorte, la musique pour-
chacun. L’ensemble des relations qui s’établissent suit encore quelque peu son chemin dans l’espace
à l’écoute d’une musique prennent ainsi place à mental de l’auditeur.
l’intérieur d’une sorte d’espace mental plaqué à un
phénomène perceptif d’ordre avant tout temporel. - Il semble préférable d'éviter un déroulement trop

L'Espace du son II 131


directif, qui canalise l’écoute dans une suite trop struction soumis par le compositeur. L’idée est ainsi
logique des enchaînements. L’oreille devient alors tout simplement d’impliquer davantage l’auditeur
passive, n’ayant qu’à prendre acte d’un parcours dans un travail de reconstruction d’un espace sym-
pré-déterminé. bolique signifiant et évolutif, et de lui permettre une
certaine attitude critique, une certaine marge de
- La structure proposée peut être à la fois complexe manoeuvre, en regard des propositions musicales des
et transparente à l’écoute. On évitera par exemple compositeurs. C’est alors que l’impact des musiques
les grandes masses indistinctes et la prolifération par rapport à notre perception et à nos conceptions
pointilliste d’objets sonores, au profit d’un contre- implicites du temps et de l’espace atteste sa pleine
point articulé des éléments mis ensemble. L’écoute importance et revêt sa pleine signification. Lorsque
peut alors circuler librement à travers la structure, les études en sciences humaines, qui s’intéressent
se concentrer sur tel ou tel objet ou configuration aux conséquences du temps et de l’espace sur chaque
sonore, dessiner des liens particuliers et créer son individu, auront cerné avec assurance toutes leurs
propre jeu de relations, puisque le tout s’entend implications, alors la perception des sons et des
clairement. musiques sera pleinement reconnue comme un pro-
cessus fondamental et non plus comme un simple
- Enfin, les schémas d’organisation stéréotypés (com- et charmant divertissement culturel.
me l’est par exemple la forme ABA) forcent l’écoute
dans des ornières délimitées, trop référencées pour Septembre 1990
stimuler un espace mental appréciable.
(1) O'CONNOR N. et HERMELIN B., «Seeing and Hearing and
Ces quelques principes respectent les modalités Space and Time», Perception and psychophysics, n°11, 1972,
perceptives de l’audition qui souhaite une certaine p.46-48.
clarté de l’écoute, mais également une certaine
richesse d’événements à assimiler. Ils permettent
à l’espace mental de chaque auditeur d’assurer son
rôle en tant qu’aire d’interprétation où s’exerce une
certaine liberté face au processus sonore entendu.
L’idée est de stimuler l’oreille dans des directions
nouvelles à chaque écoute. L’idée est de favoriser
ainsi un espace mental à partir des éléments de con-

132 L'Espace du son II


MI-LIEU
François BAYLE

«.. je suis seulement le primitif de ma propre voie»


P. Cézanne

1.
Il est impossible, à propos de l’espace dans lequel se l’existence du son il ne sera retenu après filtrage
meuvent les sons sans corps, ces entités pseudo-cau- qu’un ensemble de propriétés pertinentes, qui
sales que constituent les pictogrammes ou figures permet une économie de réalité, celle de la mise en
d’énergie sonore, de ne pas retracer les conditions œuvre des causes et agents matériels, au contrat de
d’existence d’un art de la pensée perceptive, l’art vraisemblance près. Comme si c’était la même chose
acousmatique par exemple. (la même cause) qui fait que l’on entend ce qu’on
Rien de nouveau ni d’utile ne pourrait être exprimé entend. Et dans le cas des processus électroniques,
sur les trois propriétés essentielles de mobilité, c’est comme s’il s’agissait d’êtres énergétiques, qu’on
de lisibilité polyphonique, polymorphique, ou en vient à entendre des figures, diagrammes, cartes
polychromique, et de mise en scène de toutes les d’un territoire télé-observé.
narrativités, si l’on ne rétablit au préalable les
caractères spécifiques qui constituent la clef de Ainsi assemblage, agent, aléa, un moment sollicités
voûte de cette transgression musicale. La pratique pendant une première étape - à dire vrai artificieuse-
acousmatique la réalise autant à partir d’un savoir, se voient renvoyés au magasin des accessoires, pour
d’ailleurs voilé et invérifiable en dehors de l’écoute, qu’à la deuxième étape naissent de nouvelles entités
tout autant que de son contraire, l’ensemble des sous forme d’images de son - ou i-sons - en leurs trois
savoir-faire, procédés et outils de la production espèces : im-son iconique, di-son diagrammatique,
électroacoustique. mé-son métaphorique. Ce que j’ai appelé, et pourquoi
pas, Paysage, personnage, nuage, dans la deuxième
Considérer l’espace et son traitement au seul titre partie de Son Vitesse-Lumière.
des outils et techniques électroniques ne donne
d’explications qu’au premier niveau de perception Il faut s’arrêter sur ce point difficile. Et noter qu’il
proprioceptif, et ne concerne qu’un espace-objet, une n’est pas du tout naturel à l’audition de se représenter
«chose» tridimensionnelle parcourue par le temps le concept d’image. Le fameux Magritte «Ceci n’est
et la vitesse. pas une pipe»n’a pas été immédiatement clair non
Même si on dé-réalise cette première étape pour plus à ceux du domaine de l’art plastique. Il a fallu
reconstituer en virtuel - dans un espace de phases atteindre à la conscience d’une phénoménologie de la
- les aventures du relief sonore perceptif, on reste perception, attendre la modernité, pour comprendre
court sans parvenir à dépasser n’importe quel «vi- que le vieux problème de la peinture - parfaitement
déo-game», match, bataille navale ou guerre des assimilé par les anciens d’ailleurs - n’est rien d’autre
étoiles, en posant la question d’ailleurs difficile des que la question du regard. Et la représentation doit
accès multidimensionnels, joystick, track-ball, gant y être interprétée comme le contrat, le coût et la
de données, qu’ils soient dépourvus ou au contraire rémunération, du regardable.
dotés récemment de «retour d’effort». Dans le cas de l’écoutable et du domaine musi-
La chose n’est pas si simple, et ne laisse pas plus cal, même par l’acousmaticien moyen, le concept
attraper qu’une «mouche non-euclidienne» (J.C. d’image n’est considéré que du seul cas des paysages
Risset) en son vol. Tant il est vrai que l’espace se sonores : captation d’une scène écologique claire,
donne à comprendre à la fois comme une pratique, ambiance, oiseaux, trafic ferroviaire, situations
un phénomène, une représentation. typiques telles que défilés, conversations, accordage
d’instruments, soit tout son tiré d’un catalogue de
Reformuler les conditions d’existence d’un nouvel bruitages. Et ceci est parfois dénommé, non sans
«espace de travail» des sons, c’est avant tout revenir condescendance «musique concrète». La question
à la case départ : on prend un son et on en tire une «qu’est-ce qu’une image ?» n’émerge jamais, tant
image. reste prioritaire le désir d’illusion référentielle,
C’est-à-dire que du texte ou du contexte qui produit que celle-ci existe ou non.

L'Espace du son II 133


Il me paraît donc scandaleusement nécessaire de de-
voir aujourd’hui rappeler qu’une image se définit :
2.
D’abord faisons l’effort de comparer pour ensuite
- 1. pour ce qu’elle est - un contour, une trace sur
les distinguer, les pratiques du mode instrumental
un support, qui dénote l’action et le point de vue de
et celles du monde qui agit directement à partir du
l’observateur tout autant qu’il décrit l’objet observé.
total sonore, qu’il soit capté (im-son), tracé (di-son)
La trace peut être fidèle ou remodelée, permanente
ou transfiguré (mé-son).
ou modifiable à l’infini, une anamorphose.
Il serait superficiel de penser (qui l’oserait) à pro-
Ainsi pour tout ce qui se présente à l’état d’image
pos de la musique procédant de la notation, qu’elle
c’est d’un «acte mémorable» produit et retenu par
reste longtemps fixée à son graphisme initial, pour
quelqu’un hors ma vue qu’il s’agit, et que celui-ci
conventionnel que reste le choix de telle ou telle
vient montrer. Qui est-il, que veut-il et comment ça
disposition d’effectif instrumental habillant le «mor-
marche ? Questions.
ceau» de musique.
- 2. ... et pour ce qu’elle n’est pas - de la même façon
Certes un tel cadre va prédéterminer l’écoute par
que l’on sait bien que l’image visuelle : il n’y a rien
le contrôle visuel constant qui s’opère au moment
derrière, pour l’image auditive c’est l’absence du
de l’interprétation en temps réel. Mais elle va aussi
signifié causal, qui est ici remarquable. Reste seu-
l’emporter dans une «figuration» d’une autre nature:
lement du signifiant, de la souvenance.
l’espace au-delà des notes symbolisé par le système
Ainsi un i-son, d’abord parce qu’il sonne «comme si»
musical.
c’était un son, semble bel et bien en être un. Mais
Et puis d’évidence, il y a eu un «avant» : la composi-
- et ceci semble comme donné en plus, comme une
tion du morceau, les modèles dont il s’inspire. Puis
qualité supplémentaire littéralement magique - l’i-
la mise au point de l’oeuvre, sa répétition avec les
son n’est son de rien. Donc successivement trouvé,
interprètes. Sans parler des savoir-faire acquis -
perdu, retrouvé, doté de cet attribut ailé de légèreté
formation musicale des actants, élaboration élevée
et d’économie radicale : venu d’ailleurs !
de la lutherie.
Même si l’œuvre se donne comme «surgie de la
D’où je tire que l’i-son, - à la fois son et reflet d’une
croupe et du bond», elle opère sa magie virtuose en
absence - pourrait bien se dénommer mi-son, ou
montrant/cachant ses espaces de travail antérieurs.
son apparent, appartenant à un mi-lieu (1), dont il
De plus dans l’écriture des éléments dont l’auditeur
faudra bien se résoudre à admettre le statut d’ap-
ne discerne que l’enveloppe globale, mille détails sont
parence, c’est-à-dire de projet en vue d’une raison
tressés pour rester à la limite de l’audible et nourrir
d’être supérieure à sa propre cause, à savoir peut-
le jaillissement spontané par une adroite organisa-
être musicale.
tion fonctionnelle. Ainsi les motifs ou agrégats qui
se présentent, qui se dissolvent et se ramifient pour
D’où je tire que le jeu des i-sons pourrait bien s’appe-
se perdre en dédales, d’où subitement se reformera
ler, pourquoi pas, son-mu, parce qu’à la fois musical
une nouvelle association qui fait progresser l’idée,
et mutant, mû par le mouvement physique donné à
tous ces «complexes» sonores entendus, dépassent
entendre comme une promesse d’organisation. (Cf.
en intention comme en résultat le moyen artificiel
la définition d’Edgar Varèse : sons organisés).
et abstrait de la sèche notation dont pourtant ils
proviennent.
Et enfin que les ensembles d’i-sons, ou pourrait-on
dire de mi-sons du fait de leur demi-existence, se La musique instrumentale - la bonne s’entend - ne
meuvent donc dans un mi-lieu, c’est-à-dire aussi bien se réduit ni à sa partition, ni à l’émission de notes,
un lieu réellement tri-dimensionnel, qu’à l’inverse nous le savons très bien. Le miracle étant que mal-
un lieu proprement utopique, constitué d’aucune gré cela, le «texte» constitue un «potentiel» qui se
place spéciale mais aussi et surtout de nombreux déploie. Le savoir-faire musical amplifié par une
lieux, décrits comme petites cosmophonies origi- intense élaboration orale au moment de la prépa-
nelles, espaces où règnent localement les lois d’un ration, efface les traces du travail et atteint par une
ici/maintenant typiquement identifiables (cas des vitesse supérieure du corps son but musical.
im-sons référentiels), ou reconnaissables à tel trait
(cas des di-sons indiciels), ou encore évocateurs de Si, d’en référer par cette digression aux méthodes
causes imaginaires (cas des me-sons figuratifs). bien connues qui canalisent le fonctionnement de
Le mi-lieu constitue alors le lien entre ces lieux la pratique conventionnelle peut ici avoir quelque
de nulle part et de partout, ce «lien des lieux» ne utilité, c’est de rappeler que celle-ci n’est ni ignorée,
devant qu’à la cohérence de son écoutabilité, et ni disqualifiée dans l’élaboration acousmatique.
l’intérêt de son scénario, l’apparent désordre de ses Transgressée en toutes ses étapes, et déplacée dans
séquences. un espace sonore et mental différent - ce mi-lieu que
nous avons à décrire - cette pratique ne nie pas la
Cette volontaire architecture qui réorganise les lieux précédente, l’inclue, l’exploite dans un autre état
est-elle le propre de l’écriture acousmatique ? des choses.
Et qu’en est-il du support physique où se matérialise
la continuité élaborée par le «montage», les «mixages» D’abord elle s’appuie sur les propriétés de la technique
préparatoires, antérieurs à la «projection» finale ? du son «simulé» par le medium électroacoustique.

134 L'Espace du son II


Si j’en reviens toujours à l’image de son, c’est que s’agite devant le microphone ou sur le clavier/pro-
le haut-parleur, transducteur, projecteur d’i-sons gramme.
- maillon central - n’est pas un instrument comme C’est le cas visé par le mode de production qu’on
les autres. définira proprement d’électroacoustique. Chaque
S’apparentant de façon très lointaine à une «per- geste éphémère produit sa variété éphémère elle
cussion» : un tympan au centre duquel un moteur aussi, d’i-sons. Un seul caractère en émane, l’acti-
fournit un effort selon un programme, ce dispositif vité, ramenée à un acte instrumental étendu par
rend en effet de façon assez naturelle tous les sons les propriétés électroacoustiques de transformation,
percussifs, les bruits concrets. et de mouvement spatial cinématique. L’essentiel
Mais la neutralité à laquelle les techniciens s’ingé- de la rhétorique de l’objet artificiel y est ici réduit,
nient consiste à faire que la machine «parle», c’est- au bénéfice de l’acte en temps réel, réajustable et
à-dire fournisse un effet isomorphe à un référent : toujours différent.
une image, qui forçément doit se détacher d’un Tandis que la propriété d’établir un «lien des lieux»
«bruit de fond». n’est autorisée qu’à partir d’un support intermé-
Et ainsi s’ouvre l’accès à un domaine nouveau, un diaire, dotant d’un niveau extra-temporel le pou-
rapport complexe entre les données plus ou moins voir formel de l’i-son. Ici interviennent supports,
volontaires du réel, formant constellation saturée mémoires, sens, vitesses de parcours, modèles,
d’indices : l’image de son ou i-son. autres mi-lieux.
D’où je tire cet axiome que tout son émis par un S’ouvre un registre nouveau : la variabilité de
projecteur (et à plus forte raison par un ou plusieurs l’écoute, c’est-à-dire son «inconscient».
ensembles stéréophoniques) n’est pas un son au même
titre que les autres, dont il ne s’approche qu’en tant
que vibrations de l’air et diffère comme phénomène 3.
perçu par l’audition. Objet rhétorique artificiel et imaginal, ainsi
Il est bien autre, du fait que cet i-son présente avons-nous posé l’i-son, considéré comme un mi-son
une modulation globale qu’une culture auditive se mouvant dans un mi-lieu. C’est dire qu’il sera bien
interprète comme des figures de formes et de fonds intéressant de sonder les couches superposées de la
- intentions et interactions - et du fait aussi que le production d’écoute auquel le mode acousmatique
dispositif de projection conditionne par la fixité de prédispose. Au point qu’on peut maintenant ici poser
son installation la variabilité des sonorités et de que c’est justement là sa justification même.
leurs mouvements cinématiques apparents, dans Pourquoi avoir accepté de perdre la merveilleuse
ce mi-lieu figuré qu’établit l’aire acoustique. efficacité de figuration du texte musical convention-
On doit tirer la conséquence qu’il s’agit là d’objets nel pour le seul avantage d’un simple accroissement
complexes, mi-son pour une part, mi-acte de repré- de complexité du matériau sonore ? Seul intérêt de
sentation d’écoute pour l’autre. cette affaire : l’écoute de l’écoute elle-même. De ses
registres, de ses espaces, de ses couches cachées.
De la même façon, une fleur parmi le bouquet cons- Et ceci par l’effet de l’arrêt-sur-image, et du retour,
titue un objet à part entière (que je la regarde ou propriété que je résume par le terme de rimage,
non, et de la regarder m’ouvre au détail de son or- qu’on pourra aussi bien comprendre comme un re-
ganisation mais ne la change pas ontologiquement), tour sur l’image, que comme rime, assonance aux
tandis qu’une fleur peinte ou filmée aura plus ou échos intérieurs que seul le travail sur l’i-son peut
moins l’apparaître de la fleur - à la stylistique près expérimenter et exploiter.
- mais seulement en surface, et pour l’autre part,
essentielle, elle aura été le travail d’une intention Au point où nous en sommes parvenus, on pourra
organisatrice du regard-même. Une image. utilement construire un premier diagramme qui
fixera ces quatre pôles :
Ainsi j’ai posé l’i-son comme objet imaginal artificiel,
incluant déjà en lui-même le code de sa production objet
d’écoute, au contraire du son naturel pour qui ce code
se réfère à un système qui lui est extérieur. i-son interprétant
On devra revenir sur ces systèmes de référence
propres. rimage

Ce qui définira l’espace des propriétés de ce mi-


Reste à dire maintenant une autre propriété capitale lieu.
de l’i-son, et qui est consubstantielle à sa nature : On retrouvera dans ce diagramme - celui de l’espace
celle de re-jeu. substrat de tout objet ou oeuvre acousmatique - le
N’est i-son que son projetable d’une part, et autant vieux triangle sémiotique de Ch. S. Pierce :
que cette projection puisse être maîtrisée dans sa
répétition, d’autre part. Objet
En effet, d’une action devant un microphone ou à
partir d’un synthétiseur, il est possible d’obtenir Interprétant
des familles d’i-sons qui offrent en temps réel des
variétés, révélatrices d’une histoire locale : ce qui Représentant

L'Espace du son II 135


mais plusieurs fois parcouru, trois fois au moins, dans le monde des i-sons, puisqu’il s’agit d’espaces
selon la sensation, la compréhension, l’interprétation de représentation.
: On aura alors pu suivre mon trajet qui fait néces-
sairement intervenir les interlocuteurs du système
— en O — en i-son — ou encore en rimage spatial en cause, chacun entretenant avec l’objet
acousmatique une relation pratique et psychologique
Ri Ri Ri se déployant dans son propre champ d’action.
Décrivons-les schématiquement, au risque et péril
I-son rimage O de l’exercice :

O étant mis pour oeuvre i-sonique, Ri pour système 1. le travail du compositeur-auteur (Ca) se déploie
de référence. par rapport à une maquette (Mi) : l’oeuvre (O) con-
struite pour la perception, dans le cadre réduit de
C’est le premier de ces espaces, celui-là musical dont l’espace d’élaboration (Ee).
je voudrais tirer cinq autres régions où se définis- Ce qui peut donner la chaîne
sent les positions qu’occupent les uns par rapport Ca —> Mi —> Ri —> O —> Ee
aux autres, les cinq «actants» essentiels du monde où Ri désigne le système de référence i-sonique.
acousmatique.
2. L’activité du compositeur-interprète (Ci) s’organise
D’abord énumérer et décrire ces cinq actants : à partir de l’objet achevé ou maquette, dans le cadre
1. le compositeur-auteur (Ca), comme sujet supposé en vrai grandeur de l’espace public d’écoute (Ep).
être à l’origine, et le savoir. Cette activité se représenterait par
2. le compositeur-interprète (Ci), comme sujet sup- O —> Ci —> Ri —> Ep
posé savoir faire, et capable de donner un déploie-
ment de l’œuvre. 3. L’étude de l’élève (E) s’effectue à partir de l’objet-
3. l’élève (E), comme sujet supposé entendre, et maquette en se maintenant dans l’espace de trans-
projeter à partir de son expérience un fantasme formation (Et), relation de l’espace d’élaboration
représentatif. (Ee) à l’espace public (Ep).
4. l’amateur (A) comme sujet supposé aimer, qui On peut le décrire par la chaîne
s’approprie volontiers l’œuvre en toute subjectivité. O —> E —> Ee / Ep —> Et
5. le mystique (M), enfin, comme sujet supposé
comprendre les positions précédentes et se relier 4. L’amateur (A) fonctionne en s’appropriant l’objet
(religere) par le médium de l’oeuvre à l’espace objectif d’écoute par un re-jeu approfondissant le système
plus vaste, ceci pouvant se réaliser de plus d’une (Ri) de référence i-sonique, et s’effectuant dans un
façon, soit exhaustive, soit caricaturale. espace domestique (Ed).
Ceci se décrirait par
Ces cinq acteurs entretiennent chacun avec l’objet O —> A —> Ri —> Ed
acousmatique une relation se déployant dans un
espace figuré, relié à un espace réel déterminé. C’est, 5. Le mystique (M) - à la fois interprète, élève, ama-
comme je l’ai dit, l’espace à la fois défini comme teur ... transducteur - élabore, de façon clairvoyante
représentation, phénomène, pratique. ou non, son activité de compréhension en établissant
Aucun de ces espaces n’est fini, et au contraire, un lien métaphorique, par le médium de l’œuvre,
ceux-ci s’assemblent de façon circulaire, dans l’ordre mettant en relation les espaces précédents (Ee, Ep,
indiqué, dont l’ensemble constitue, pour l’objet acous- Ed) avec un espace figuré (Ef).
matique, le milieu sensible, que je désigne à cause Soit Ee, Ep, Ed —> O —> M —> Ef
de son inachèvement, de son ouverture, comme ce
mi-lieu, précédemment décrit. Ces cinq positions déterminent autant de champs
d’expérience, fonctionnant comme espaces concrets
et abstraits.
Retenons qu’ils constituent autant de «points de
4. vue», tous justifiés mais ne se recouvrant que par-
Si l’on a bien voulu me suivre jusqu’ici, on aura com- tiellement. Ils donnent de l’espace acousmatique
pris que la thèse finale que je soutiens montre bien une description en autant de «scènes», selon un«jeu
qu’il n’y a pas qu’un seul espace propre aux mouve- de rôle».
ments des sons acousmatiques, qui serait l’espace
physique tridimensionnel, maîtrisable à l’aide de
bonnes simulations audionumériques portant sur
la phase du signal par exemple. 5.
Moyennant quoi tout aurait été dit à propos de Encore, et sans fin, il y a dans cette histoire d’espaces
l’espace du son. enchevêtrés et de liens des lieux, l’idée d’une com-
On aura compris qu’il s’agit d’un «voyage au centre munication intermédiaire, ce mi-lieu ou lieu moyen
de la tête», et que l’espace reste à décrire tout aussi que l’espace de projection aide à bâtir entre les points
bien par l’esprit, comme une cosa mentale, surtout extrêmes des bords de l’image projetée.

136 L'Espace du son II


Les bords de jaillissements construisent entre eux Ainsi s’exprima une fois par exemple pour Newton
un centre où se tient la moyenne d’écoute : le moyeu la «raison» de la chute d’une pomme. Plus facile-
autour duquel tourne l’écoute. ment, plus naturellement aussi pour le musicien
Le rimage, c’est ce tour, ce retour auquel revient le du son-mu, toute musique, qui toujours idéalise
sens, l’instinct de sens qui retrouve ce qui fut une fois l’espace en-corps.
déjà trouvé puis perdu. Mais retrouvé au mi-lieu.
Position de poésie par excellence.
Ainsi l’espace, pour n’être pas encore en-corps, au A vrai dire mi-lieu du jamais plus que mi-dit !
départ, par l’effet de cette distance - où se définit
le corps comme ce point qui le considère - l’espace
dis-je, alors rejoint le corps. (1) C’est Lacan dans son Séminaire du 14 janvier 1970
qui rappelle que : «si l’interrogation des sens de la vue,
Et qui, ce corps, d’être extérieur à l’espace un mo- voire de l’ouïe, nous démontrent quelque chose, ce n’est
ment pour l'observer pendant l’étape perceptive, va rien sinon quelque chose que nous devons recevoir tel
qu’il est, avec, exactement, le coefficient de facticité sous
dépasser et transgresser toute perception, par nature
lequel il se présente».
contingente et incomplète, effacer toute distance, Et dans celui du 21 janvier, sous le titre de : Vérité, soeur
pour en opérer la synthèse et l’appropriation intui- de jouissance, il évoque le conte enfantin de l’Histoire de
tive, qui sont opérations du corps- même. la Moitié de Poulet... ce profil, cet être de pur dessin.

Désormais, nous assistons (en direct ou en différé) à une


COPRODUCTION de la réalité sensible où les perceptions
directes et médiatisées se confondent pour donner une
représentation instantanée de l’espace, du milieu ambiant.
Paul VIRILIO, L’espace critique, pp. 36, 37.

L'Espace du son II 137


LES ESPACES DE L’EXTASE
Denis DUFOUR

Le talent du compositeur est d’avoir conscience de pas les moyens pour composer. L’art est un luxe et
ce qu’il crée inconsciemment et de le communiquer. le véritable luxe est d’être capable de se passer de
Quoi qu’il fasse, il crée des espaces, aussi étriqués tout et de faire quelque chose avec.
soient-ils. Chaque son, chaque séquence prend place
à côté des autres sons, des autres séquences, en se On dirait que l’accession aux espaces du son de-
singularisant par son environnement. Dans l’Art mande autant de technologie, de préparation et
Acousmatique nous ne manquons pas de moyens de conditionnement que pour l’astronaute qui va
pour donner aux phénomènes sonores la dimension embarquer ! Certains auraient-ils le mal de l’espace
spatiale que nous désirons leur adjoindre. Quand je électroacoustique, qui les empêcherait d’atteindre
dis «moyens», il s’agit non des moyens technologiques, les espaces du son ? A travers la peur qu’ils ont de
mais des moyens personnels, subjectifs. L’espace manquer de moyens pour y parvenir, n’est-ce pas
dont je veux parler est celui que j’invente, que je la peur de l’espace même qui s’exprime ? La peur
joue, voulu ou trouvé, offert ou capturé, selon mes que la musique ne parvienne pas à créer son espace
moyens et mes envies, et non celui qui serait la plus revient à mettre en avant la peur fondamentale des
parfaite reproduction de l’espace«réel», «naturel» de espaces déjà existants ou disponibles, qu’ils soient
mon environnement de tous les jours. Il n’est pas à l’intérieur ou hors de soi. La perception fine de
forcément l’espace technique de la «vraie stéréo» ou l’espace se conjugue avec notre propre imaginaire.
de la «vraie quadriphonie», etc. car je ne vise pas Il n’y a pas d’espace absolu, comme il n’y a pas de
l’objectivité de devenir, à coup de moyens sophisti- hauteur ou de timbre ou de durée absolus. Il y a
qués, un faussaire fabriquant de faux espaces qui seulement des conventions et des règles qui préten-
ressembleraient aux «vrais» ! Même donné en mono dent rendre tout cela absolu. Les mesures «exactes»,
sur une vieille machine, un son possède son espace «précises» des paramètres ne nous donnent pas la
propre, ni mieux ni pire qu’un autre, seulement mesure exacte de notre perception et encore moins
tel qu’il est, simplement. La plénitude des espaces de celle des autres. La création est beaucoup plus
n’attend pas les moyens de se peupler. Et celui qui un jeu, un jeu social précis dans ses conséquences,
réclame plus de moyens sera toujours insatiable. En bien que très relatif dans sa mise en oeuvre, plutôt
cherchant à créer avec la profusion des moyens qu’il qu’une affaire de technique et de technicien.
attend, il entretient et cultive le manque, fait des J’ai toujours pensé et constaté que l’espace d’une
musiques de manque, des musiques manquées. œuvre ne se réduisait pas à sa simple place (répu-
tée bonne ou mauvaise selon le cas) que l’auditeur
occupe dans la salle de concert. Je ne cherche pas,
L’espace est subjectif pour tout le monde, et par là il dans l’immédiat, la maîtrise de la perception que le
peut être généré avec des coefficients affectifs car il public a de l’espace en salle, car les recherches et
n’est pas seulement une question mécanique d’écho, surtout leurs applications ne sont pas assez avancées
de réverbération, de proche ou de loin, etc. L’enfant dans ce domaine. Lorsque je compose sur le papier,
avec un bout de bois invente un univers entier. Je comme en studio, c’est de façon artificielle. Dès qu’il
plains le compositeur qui a perdu cette faculté. Aux y a eu intervention, et donc artifice, transformation,
nombreuses et incessantes prières et invocations aux il ne reste que des apparences de naturel. Je cherche
machines qui nous sauveraient (!?) du primitivisme, donc à rendre les espaces autres que s’ils étaient
de l’obsolescence, voire de l’impasse (!?), j’oppose naturels ou dans leur dimension supposée réelle.
l’aptitude au rêve. Savoir rêver et donner à rêver Il n’est pas reproché au peintre de restreindre son
plusieurs espaces possibles semble incompatible espace à la dimension du plan, ni au photographe,
avec la recherche d’une perfection technique idéale. ni au cinéaste. Le sculpteur ne fait pas de meilleures
Le propre du compositeur n’est-il pas d’écrire une œuvres parce qu’il travaille en trois dimensions.
musique juste, non juste comme un calcul, mais juste Lorsque je compose c’est en toute conscience du
comme un sentiment ? N’est-il pas aussi de créer possible qui m’est offert : dans l’art acousmatique,
des espaces neufs, improbables, d’incroyables ren- je traite mes espaces dès le stade de la prise de son
contres ? En ne refusant ni n’attendant le «progrès», (acoustique, électronique ou numérique), en plaçant
comme un nourrisson attend sa mère, je peux par- les sources de sons dans des situations spatiales
venir à éviter l’impuissance stérile que pourrait (espaces physiques tout autant que psychologiques)
dicter la recherche éperdue des outils idéaux. La variées et souvent inhabituelles - surtout lorsqu’il
fin n’est pas distincte des moyens et je n’attends s’agit d’enregistrer un texte. J’ai fait dire des textes

138 L'Espace du son II


en demandant au lecteur de marcher, de courir ou faire autrement, mais bien parce que je veux créer
de tourner en rond dans le studio, ou en lui faisant ces espaces-là, qui ne sont en rien approximatifs.
faire autre chose en même temps, ou en le véhiculant,
ou en le faisant entrer ou sortir d’un bâtiment, ou la L’intelligibilité d’une oeuvre provient de la façon
tête dans l’eau, ou dans un sac, etc. J’ai enregistré dont, par son déroulement dramatique, elle conduit
un même corps sonore de près, de loin, dedans, de- l’auditeur, et non de la lisibilité démonstrative et
hors, dans une cave, dans un bois, dans une basse- technique du travail d’écriture. Pour cela je considère
cour, dans une cuve métallique, etc. J’ai enregistré l’espace du son sous plusieurs de ses aspects: espace
avec des enfants déambulant dans un lieu vaste et physique (celui de l’objet sonore même), espace af-
multiple, parsemé d’instruments de percussion et fectif (celui du contexte et de l’environnement psy-
de microphones. J’ai aussi effectué des mixages en chologique de l’objet sonore), espace culturel (celui
reprenant par micro le résultat de la diffusion, dans du contexte social et historique de l’objet sonore),
quatre pièces différentes de ma maison, de quatre etc. Et il apparaît que ces espaces-là sont proches
voies de mixage jouées sur quatre paires d’enceintes de quelque chose de réel, riche, varié, loin de la
différentes, etc. Autant de situations différentes, «spectaculaire lisibilité» que pourrait revendiquer
autant d’espaces différents... Une attitude, un un papier peint, quelque chose de complexe, de
contexte qui suggèrent des espaces magnifiques multiple : la vie tout simplement.
peuvent suffire à magnifier des espaces ordinaires.
Lorsque je réalise et construis une pièce, j’alterne les 15 octobre 1990
moments de clarté avec les strates, les textures, les
empilements de sons, non parce que je ne pourrais

Tout
son est,
aujourd’hui,
en permanence,
susceptible d’entrer
dans le domaine de la musique.

Le nouvel orchestre, c’est l’univers acoustique !


Ses musiciens, tout ce qui peut
émettre un son !
R. Murray SCHAFER,
Le paysage sonore ,
p. 18

L'Espace du son II 139


(...) la contemplation de la grandeur détermine une
attitude si spéciale, un état d’âme si particulier que
la rêverie met le rêveur en dehors du monde prochain,
devant un monde qui porte le signe de l’infini. (...)
Elle fuit l’objet proche et tout de suite elle est loin,
ailleurs, dans l’espace de l’ailleurs.

Gaston BACHELARD, La Poétique de l’espace, p. 168

140 L'Espace du son II


L'Espace du son II 141
QUELQUES PROPOSITIONS
POUR ETUDIER
L’ESPACE IMAGINAIRE
DANS LES MUSIQUES
ACOUSMATIQUES
Jean Christophe THOMAS

1. POSITION DE L’ESPACE IMAGINAIRE Chion veut ici rendre hommage au support - dévelop-
per ce concept, le penser, le nourrir : ainsi l’espace
On se doute que si l’espace est une catégorie fonda- interne, celui qui est sur le support (indissolublement
mentale (il l’est !) - la moindre allusion, le moindre solidaire du support), est garant de l’intégrité - ici
indice, suffira au sujet (écoutant) à stimuler en lui spatiale - de l’œuvre; c’est bien «l’espace interne»
sa rêverie spatiale. qui l’intéresse le plus ; car c’est l’image «fixée»
de l’intention du créateur - avant toute trahison
«Rêverie» : si j’invoque cette notion (1), c’est qu’elle possible. Du reste, l’espace ici demeure entendu
va dans le sens de l’intention : dépasser la spatialité strictement, et non «dans une acception vague,
concrète, morphologique. L’espace envisagé ici sera métaphorique» (M.C.) : pour Chion, un chat est un
imaginaire. chat et l’espace, le «positionnement apparent des
sons dans les trois dimensions».
C’est-à-dire ? Qu’il est dans la tête du sujet, à peine
sollicité par les traits objectifs (le proche et le loin, L’espace imaginaire, alors ? C’est un peu «l’espace du
le centre ou les bords...) de la musique. dedans», on pourrait dire (pour parler comme Henry
Michaux) : l’espace intime; le ressenti humain d’espace
Une notion bien fuyante ! bien cavalière... Un es- (psychique, corporel, esthétique); plus intérieur encore
pace qui se trouve dans la tête du sujet. Et certes, que «l’espace interne» de Chion. En fait il est à l’autre
il faut quand même que la musique «y mette un bout : à l’opposé de l’espace neutre et virtuel du sup-
peu du sien»... (Bachelard) Mais la rêverie spatiale port («interne»), c’est un espace lui aussi projeté - en
ne s’appuie pas seulement (on peut dire ça) sur les nous -, réalisé. Tout comme l’espace externe est de
objets spatiaux ; même si elle prend aussi parmi l’espace interne projeté au dehors.
ceux-ci son bien.
Autre point de vue : l’espace imaginaire - au contraire
Précisons donc la «position» de cet espace. On peut de celui de Chion, normatif, solfégique, informé par
partir du distinguo si clair de Michel Chion : espace une compétence, défini par l’écoute réduite, soumis
externe/espace interne (Les deux espaces de la mu- à l’objectivité - est un espace «sauvage», turbulent
sique concrète ) (2). L’espace externe - le plus voy- et profane, situé du côté incertain de l’effet, et de la
ant, celui auquel tout le monde pense d’abord - c’est libre écoute (non réduite).
celui qui remplit un lieu, réel, un «local» : quand
on l’investit physiquement, par le concert; par la N’est-il donc que métaphorique ? Voilà bien un sujet
«projection» de l’œuvre invisible. Il est géométrique, d’inquiétude. En effet, d’allusion en indice, ne peut-
tangible et gesticulatoire. Trivial et contingent. «Lié on pas penser qu’il s’agit simplement d’une lecture,
aux conditions d’écoute, à l’acoustique du lieu, au en termes spatiaux, de traits qui pourraient «aussi
nombre, à la nature des haut-parleurs» (M.C.)... il bien» se décoder en d’autres termes ? Nous allons
manifeste, bien ou mal, l’espace «interne» (c’est le voir que non (pas tout à fait), en regardant d’un peu
deuxième espace) : comme l’interprétation (dit Chion) plus près les ingrédients qui servent de tremplin à
manifeste la partition. L’espace interne, ainsi «mag- l’imagination spatiale.
nifié», «contient souvent implicitement, de manière
latente, toutes les nuances, les dimensions qui seront Donc passer de l’étude d’un espace «objectif» à celle
révélées par l’orchestre de haut-parleurs» (M.C.). d’un espace subjectif, imaginaire, cela entraîne
L’espace interne, c’est celui qui attend - comme la quelles conséquences ?
belle - d’être réveillé sur la bande.

142 L'Espace du son II


2. LE SUJET DANS L’ESPACE cher), ses habitats, ses lieux clos résonnants : puits,
AVENTURES DU SUJET églises, labyrinthes... puis ouverts : ciels, déserts,
campagnes. Regarder comme ils sont traités, écrits,
D’abord hors des traits strictement morphologiques à quelles trouvailles sémantico-formelles ils donnent
(le près, le loin, qui ne sont de l’espace qu’un indice «lieu» - ces symboles véhiculateurs d’espace.
comme un autre) il faudrait prendre en compte tout
ce qui très directement peut «allumer» l’imaginaire Quittant ces indices familiers, on peut interroger
spatial : images, indices, symboles qui nous jettent les états de matière et d’énergie sinon abstraits, du
dans l’espace... dans un «paysage», familier ou moins pas si directement figuratifs qui «remplissent»,
étrange. Examiner ces signes et aussi leur traite- dynamisent l’espace; et à quoi nous réagissons :
ment, leur écriture. l’espace est toujours habité, même si c’est de vide,
même si c’est d’un trop-plein qui nous le rend «in-
Ainsi oiseaux, avions - vrais ou factices - résonnent habitable».
d’abord en nous, plus que dans telle «réverbe», na-
turelle ou artificielle. (C’est pour ça que l’étude de l’espace sémantique
est une abstraction difficile : l’espace toujours est
A côté de l’espace dénoté, élargissons à l’espace con- chargé d’autre chose; sa neutralisation, en toute
noté, donc - cherchons l’espace de résonance interne rigueur, est impossible).
à ces indices, qui font en nous image.
Ainsi de proche en proche, partis des seuls indices
Une façon de nourrir cette notion (d’espace imagi- du moi-sujet (le centre du biotope acousmatique), on
naire), de lui donner un centre, c’est sûrement de gagne peu à peu la sphère environnante - familière
partir de l’humain, du «sujet» : nous-même... puis étrange, irréelle, abstraite...

Notre corps par exemple n’est-il pas un repère-étalon Quelques traitements simples du «sujet imagi-
? Au plan phénoménologique, ne nous fournit-il pas, naire»:
pour toutes choses, «l’échelle humaine» (F. Bayle).
Depuis leur glorieuse origine, beaucoup d’oeuvres a) Anamorphoses, métamorphoses
acousmatiques sont, peu ou prou, des «symphonies
pour un homme seul». Les allusions au corps (à son Donc, le «sujet» est à lui-même son premier espace:
espace : interne/externe) y sont légion. dans ces conditions, pas de mise en scène plus efficace
que celle qui s’accomplit (comme un attentat ? ) sur
Le «sujet» que nous sommes, fait face à ces musiques son propre corps... symbolisé par les métonymies
(du pas humain qui nous rassure aux espaces «il- qu’on sait : voix, souffle, coeur etc... Sur des symboles
lusoires» - Risset - qui nous font perdre nos repères) si forts, les manipulations d’échelle - par exemple
continuellement des expériences spatiales : plus ou - nous concernent beaucoup, sont très «persuasives» :
moins familières, équivoques, abstraites. par exemple par la contraction/ dilatation, nous nous
sentons directement manipulés...
Pour l’auditeur ou le compositeur (la zone com-
mune entre ces deux instances étant précisément Berio (Visage) dilate à l’infini une voix retournée
la zone «imaginaire»), quel est l’espace proposé par comme un gant , gonflée soudain comme une voile;
ces oeuvres, en termes de symboles - et comment y on passe sans solution de continuité de l’icône fami-
sommes-nous sensibles ? (selon quelles sémantiques, lier à son monstrueux double. Philippe Mion, lui,
éventuellement sophistiquées)... (L’Image éconduite) fait refluer un grognement géant,
inhumain, de la voix narratrice humaine («mangé
... Seraient deux questions, successives et distinctes: par l’orange»). Chion dans le Requiem met la noyade
par la deuxième on s’enfonce davantage dans la à la première personne, nous fait couler avec son
sphère subjective. personnage : détresse en gros plan, agonie. Tous
ces exemples sont des anamorphoses agressives de
Mais la première nous laisse à la surface des choses l’ego; notre image distendue nous affecte aussi fort
(des musiques, des objets) : images du corps, indices qu’un trucage cinéma (c’est Mauriac, qui je crois
émanés de nous-mêmes ; et, en nous éloignant de reprochait à Picasso non le cubisme, mais d’avoir
«nous» (centre du monde), par cercles concentriques, osé le cubisme sur la «face humaine»).
signes émanés de notre environnement : Lejeune
- Symphonie au bord d’un paysage - travaille Moins fréquente est la contraction (miniaturisation)
l’ambiguïté de cette topographie : l’espace interlope d’ego : Berio, dans l’Omaggio à Joyce, n’utilise que la
personnage/paysage. voix; ses franges extrême-aiguës pourtant semblent
des miniatures électroniques; mais là on ne reconnaît
Donc on pourrait questionner le traitement, l’écri- pas l’humain. Il y a des métamorphoses sensibles,
ture, de la panoplie si connue «anecdotique» : les parce qu’on y assiste en direct : dans Hymnen (Stock-
sons du corps, son intérieur (coeur, souffle, voix), hausen), ces voix qui deviennent en montant des
son extérieur (voix, gestes, remuements); et ensuite oiseaux - ou, étirée érotiquement comme une pâte,
ses objets familiers (porte, escalier, gravier, plan- la voix d’adolescent ductile qui dans Gesang fait

L'Espace du son II 143


dans la tessiture des loopings improbables (entre Non seulement il faut prendre au sérieux ces méta-
trop aigu et trop grave). phores sophistiquées (qu’elles viennent des auditeurs
ou des compositeurs), mais ne pas craindre d’en
b) Commutation de l’ego et du monde produire soi-même, et de hardies : les mots risqués
(et les images) vont en effet nous être très utiles.
Autre façon de promener l’ego, de lui donner des Loin de nous égarer dans les sables mouvants du
aventures spatiales - les mises en regard du sujet superflu, ils nous désigneront le top-niveau de la
avec son environnement. Très spectaculaire : par pertinence onirique. D’apparentes sous-catégories
un effet plus ou moins brusque de collage, le sujet morphologiques, dans l’imaginaire peuvent devenir
«devient» son contexte (qui présente avec lui une «images premières». Des hiérarchies sont renversées.
parenté sonore, mais par contre sémantiquement, Tout au rebours de l’attitude «réduite» - tempérance
une opposition radicale). A la fin du Voyage (Pierre et sagesse, prudence - faisons jouer la nuance, le
Henry), le souffle humain, étriqué dans les cavités différentiel, le subtil. Il faudrait susciter une ef-
nasales, se délivre de toute contention et devient, fervescence sémantique.
vaste et lisse, un halètement de train : pour peu
qu’un temps l’identification persiste, nous étions le ... Et ceci à des fins heuristiques : ce peut être une
mourant, nous devenons l’espace immense : échanges méthode utile d’investigation... formelle. Si la mu-
imaginaires entre le monde et le corps propre, pour sique naturellement stimule l’imaginaire, l’affectif,
le plus grand profit de l’imagination cosmique. Ce le délire - suscite des «réponses» sémantiques - il
procédé sera exploité ludiquement, dans Dedans serait pour le moins logique qu’en renversant les
Dehors (Parmegiani). En rapprochant, grâce à choses, en «délirant» (parlant) d’abord, on trouve à
l’analogie du son, un grincement de porte et un l’autre bout «de la musique» qui y réponde... Met-
croassement d’oiseau, on accole deux espaces opposés tons donc la musique à l’épreuve des mots (sinon à
sémantiques : l’intérieur domestique, et l’extérieur la question...). Et allons à la pêche. La musique
sauvage. (Ailleurs : un chuchotement proche et une suivra-t-elle ? «Le répertoire acousmatique, écrit
rumeur de foule au loin; une respiration et le ressac Francis Dhomont, abonde d’exemples où jouent
marin). Naïfs, merveilleux, impeccables, ces petits les lieux [les plus divers] de la pensée» (Parlez-moi
tours s’emboîtent comme des puzzles, comme des d’espace). Voyons-voir... Si nous demandons par
jeux de mots. Et d’ailleurs, ils fonctionnent sur exemple un espace de vertige (ceci n’est pas grand
le principe du calembour : signifiants proches et chose)... le trouverons-nous ? Un espace sans con-
signifiés lointains. Il «suffit» pour cela que les sons tour, un espace de vitesse ascensionnelle (cela n’est
aient un sens, qui leur soit attaché, pour une fois, toujours pas la lune)... Un espace caverneux... où un
sans trop d’équivoque. (C’est le propre peut-être de effet de creux volumétrique, qui fasse aspirateur,
certains «archétypes» d’Epinal). Les sons alors sont vous happe ? Ou un espace gluant, visqueux ?
comme des paronymes («Un zeste de citron/lemon
incest» : Gainsbourg). Ainsi en remplaçant tel vocable banal ou passe-par-
tout par un questionnement pointu, circonstancié
et bariolé [qui mette l’accent non sur le substantif
3. LE SUJET DANS L’ESPACE mais sur l’adjectif] - aurons-nous toujours «de la
CATEGORIES LUXUEUSES forme» qui y réponde ? Jusqu’où peut-on aller ?
Jouons un peu.
Ces aventures, dans un espace morphologique ou
connoté, vont maintenant être vécues «avec toutes Déjà, tous les espaces «demandés» ci-dessus exis-
les partialités de l’imagination» (Bachelard). tent : ils sont dans François Bayle; c’est lui-même
qui les nomme.
L’imaginaire (de l’auditeur ou du compositeur), sur
ce canevas, va broder, renchérir. Apporter son raf- (Nous supposons les deux «imaginaires», de l’auditeur
finement, son luxe - luxe nécessaire : les fantaisies et du compositeur, tout aussi arbitraires - c’est-à-
de l’auditeur, légitimes puisqu’ indispensables au dire légitimes - l’un que l’autre. Ce qui existe ici, on
plaisir musical; et les «délires» d’auteurs, aussitôt suppose, peut exister là. Dans nos exemples, nous
justifiés par l’oeuvre qu’ils suscitent (délires sans les mêlerons sans façon).
quoi l’oeuvre n’aurait pas vu le jour).
Prenons une des catégories basiques de notre espace
Une recherche pourrait être, à partir d’une liste de humain : le dedans. Bien sûr, pour la rêverie, et
base de notions spatiales«bêtes» et sûres, de rayonner donc pour la musique, ça ne suffit pas : «dedans»
: de traquer les broderies imaginaires, les catégories tout de suite se singularise. D’abord une image
«luxueuses»... familière : veut-on un escalier ? (qui ramifie de sa
géométrie un espace souvent domestique). Tout
Nous ne parlerions plus seulement d’«espace clos» de suite, il n’y en aura pas deux pareils : escalier
par exemple (pourtant déjà une catégorie luxueuse abstrait de Lejeune, qui facétieusement compare
du «dedans») mais de puits et de grotte... glacés ! ses marches aux degrés de la gamme (Teratologos) ;
Nous saurions distinguer le silence d’un désert et résonnant escalier à vis de Notre-Dame, révélé par
le vide mat d’une chambre sourde...etc une ascension brouillonne, escarpée et fougueuse

144 L'Espace du son II


(Denis Dufour : Entre-Dames) ; escalier de BéDé de Prisonnier du son (Chion) est au coeur de l’espace
Lady Piccolo (Eugénie Kuffler, Philippe Drogoz), qui menaçant, explosif, d’un larsen.
y fait retentir son énergie humoristique, son poids
de femme, ses talons érotiques.

Des escaliers figuratifs. Il en est d’autres, éloquents S’enfoncer : «J’entre dans mon sommeil comme dans
tout autant, mais qui transcendent l’anecdotique : ils un œuf» écrit Schaeffer, qui fait de cette rêverie
généralisent l’ascension : ce sont des lieux tournants, archétypique (visite du corps) l’argument de sa
des entités concrètes-abstraites, déclinables qualita- symphonie fameuse : «Suivez le guide, ici l’aorte,
tivement à l’infini : il y a chez Bayle des mouvements l’échelle descend dans le ventricule gauche, je des-
tournoyants, ascensionnels avec ampleur, ténacité cends l’escalier intérieur» etc
(Purgatoire, ascension de la montagne ; Vibrations
Composées, Texture). Ces tropismes vertigineux Pierre Henry propose souvent des proliférations
négocient quelquefois la montée et son contraire : arborescentes, où l’on se perd progressivement
Risset, ses fameux sons paradoxaux. comme dans un bois... (Bayle, Labyrinthe; Reibel,
Machination).
L’ego, dans les exemples ci-dessus, est soumis au
vertige. Pour structurer un peu ces espaces «rayon-
nés», si foisonnants, peut-être pourrait-on prendre
pour guides quelques axes fonciers des affects, du De là on passe facilement à explorer (un potentiel),
désir humain ? opération qui s’apparente à s’enfoncer, mais avec
quelque chose d’heuristique et de méthodique; qui
se sent, par exemple dans l’exploitation, «degré par
degré», d’un paramètre ou d’une valeur, ou dans le
Tentons quelques exemples, autour de la catégorie parcours circulaire, exhaustif, d’un programme de
Dedans/Dehors: synthétiseur (Jeïta).
Remplir : Le corps, qui est à lui-même un dedans,
voudrait bien remplir le dehors. Il ne le peut. Il ne
peut que remplir un (autre) dedans.
Déboucher sur, s’engouffrer dans, version luxueuse
Par exemple le faire résonner. Echo et réverbéra- d’entrer/sortir, est un trope familier de l’écriture
tion... Désir primaire. Saturer l’espace. Faire craquer acousmatique. Bayle en est l’inventeur très imité.
ses parois. La voix, spécialement - cet «organe» - s’y C’est souvent sur le «vide» qu’on débouche, happé
prête (cri de la Symphonie pour un homme seul). dans un espace d’accueil, un gouffre (grâce au défaut
On fera résonner des puits (Lignes et points), des soudain d’une partie du «support», imaginaire, qui
grottes (Jeïta)... perd ses strates de soutènement). Souvent situé au
terme d’une acmé (Texture), ce geste est psychique-
Dehors (tout au contraire) sera ce qui ne peut être ment gonflé, sur-valorisé en «passage» - au sens
rempli. L’insaturable. Espaces légers, ténus, aé- rituel du mot (pensons à la musique classique, qui
riens : Ferrari (Presque rien). pour le matérialiser inventa l’«ouverture», si bien
nommée). Il peut en effet être emphatisé «portique»,
... Sur un plan plus abstrait on va bien sûr remplir monument solitaire et baroque, concrétion verticale
l’espace imaginaire avec des «voix» - au sens poly- absurde débouchant sur un rien somptueux, mal-
phonique du mot -, des masses, des processus, des larméen (Motion-Emotion, 10’36).
proliférations : formes savantes et moins directes du
désir foncier d’envahir, physiquement, l’espace... (Ou,
au contraire, on l’évidera : raréfactions, filtrages).
A l’opposé de cet espace d’accueil serait bien sûr
l’espace «inhabitable», hostile (hérissé ou trop plein,
enchevêtré, inextricable)... Qui nous fournit, comme
Non loin on trouvera être englobé ou pas (doublet une dissonance superlative, la catégorie Rebuter.
physiologique du paradigme exprimant l’obsession
du pouvoir : Dominant/Dominé). ... Espaces «topophiliques» ou espace répulsifs font
la rêverie contrastée de plus d’un musicien - entre
Quelques fantasmes «monarchiques» (Bachelard) le séraphique et l’infernal naviguant avec volupté
d’auteurs : la célèbre vision de haut pour Parmegiani (Parmegiani, Enfer : l’oasis de fraîcheur de Revoir les
(Géologie sonore); Chion qui boucle son Requiem étoiles; Bayle, Ange-Feu/Béatrice ;et Malec qui dans
comme un western-spaghetti, par un triomphal zoom Triola, alterne la «fureur» et les «petits sourires»).
arrière, en vue plongeante. Bayle dans sa Rosace
V englobant l’auditeur, l’emmaillotant dans une C’est le moment de remarquer (pour en finir) que si
résille tournante. Enfermé dans une bulle de verre l’espace rêvé est affaire sémantique, aucun espace
(ou un verre de cognac géant ?) celui du Labyrinthe n’est jamais neutre, platement géométrique (il n’y
goûte des délices claustrophiliques certaines... Le a pas de degré zéro du spatial). Qu’il est toujours

L'Espace du son II 145


investi d’énergie, par exemple. Et que même sans Notes
«image» interne, l’espace à proprement parler est (1) Que veut dire «rêverie» ? Ce mot est, on le sait,
toujours subsumé, débordé de partout par son du lexique bachelardien : c’est l’imagination; et (loin
«contenu», sa substance. L’espace, comme une boîte des connotations vaporeuses) une imagination active,
vide, s’ouvre sur toutes les catégories qu’on voudra... spécialement foisonnante, créative. Très émancipatrice
(prendre comme pertinence d’écoute, comme dirait par rapport au réel : «L’imagination n’est pas, comme
Delalande). Bayle par exemple rêvera l’espace le suggère l’étymologie, la faculté de former des images
en termes énergétiques : «espace fléché, vide at- de la réalité; elle est la faculté de former des images
qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité» (L’eau
tracteur»... Certains (Malec) mettront l’accent sur
et les rêves, p. 23). Même, elle s’oppose (dans l’optique
l’affectif, le coloris sentimental. D’autres (Parme- bachelardienne), à la plate perception; perception
giani) seront sensibles à la matière - qui «courbe» conçue elle comme «une servitude descriptive à l’objet»
le cosmos spatial. Catégories qu’on fera aussi bien, (Poétique de la rêverie, p 4).
donc, d’étudier en ces termes, directement. On s’en (2) cf. L'Espace du son, 1988, pp. 31-33 (NDLR)
doutait: l’espace - même rêvé - n’existe pas.

146 L'Espace du son II


ANNEXE
Ont collaboré à ce
numéro :

Patrick ASCIONE
France, 1953 - Paris
Périodes au GMEB de 1979 à1984, puis au GES jusqu’en 1990. Ses travaux sont orientés depuis 1986 vers l’idée de
polyphonie spatiale et l’élaboration, pour le concert, d’une méthode de composition consistant à intégrer dans le processus
même d’écriture de l’oeuvre les paramètres de spatialisation et de diffusion : Espaces-Paradoxes, Les Chants Sphériques...
Il explore aussi les rapports unissant l’art acousmatique et la peinture : Métamorphose d’un Jaune Citron, Polyphonie-
Polychrome...
Depuis quelques années réalise principalement ses oeuvres à l’INA/GRM.
Lauréat du X ème Concours International de Musique Electroacoustique de Bourges et oeuvre recommandée à la Tribune
Internationale de Musique Electroacoustique en 84.
Sélectionné au Prix Noroit/Léonce Petitot 1989 (CD NOR/1).
Prix Léonard de Vinci (Secrétariat d’Etat aux Relations Culturelles Internationales) en 1991.

François BAYLE
France, 1932 - Tamatave
«Depuis mes premiers travaux des années soixante -L’oiseau chanteur, Espaces inhabitables ou Jeïta - jusqu’aux récentes
fresques - Erosphère, Son Vitesse-Lumière - en passant par L’Expérience Acoustique, le Purgatoire de la Divine Co-
médie, Aéroformes ou Théâtre d’Ombres, mon propos a toujours été le même : résister à «faire voir» comment marche
la musique.
Résister jusqu’au bout au masque des haut-parleurs, à l’handicap d’une scène à la fois pleine et vide, résister à l’absence
de cette collaboration des interprètes si chaleureuse, si médiatrice. A partir de ce manque tragique, résister encore à la
tentation technologique, zig-zag dans ce palais des glaces aux mille portes pour une. Puis de cette résistance générale, tirer
une force ténue et entêtée, comme celle qui vient des faits d’évidence. Puisqu’on peut écrire maintenant avec des images
de sons, eh bien ! apprenons à le faire...
Hors champ voilà un monde qui se démontre. Le vieux monde avec de nouvelles relations. C’est évident. Mais il faut ap-
prendre à prendre. Patiemment et normalement.»

Lucien BERTOLINA
France, 1946 - Marseille
Professeur à l’Ecole d’art de Marseille Luminy (Atelier de création sonore)
Co-créateur du groupe de musique expérimentale de Marseille, actuellement compositeur au Grand Jeu.
Prix Secam 1980: Retour à Marseille (film de R. Allio)
Prix Phonugia Nova 1987: Un groupe d’enfants de la Zup de Marseille (Création radiophonique)
Compositions récentes pour le cinéma, la télévision, la radio (France-Culture), les expositions.
Créations musicales : Aller simple et Au delà du rivage (commandes d’état)

Pierre BOULEZ
France, 1925 - Montbrison.
Elève de Messiaen et de Leibowitz. Fondateur des concerts du «Domaine musical» (1954), il s’est appliqué à réaliser la
synthèse des enseignements de Schönberg, Berg et Webern, qu’il a contribué à faire mieux connaître en France. Figure
dominante de la musique du XXème siècle, il compte parmi ses oeuvres principales : Le visage nuptial (1946-1950), Le
soleil des eaux (1948), Polyphonie (1951), Le manteau sans maître (1955), Pli selon pli (1960), Repons (1980), ex-
plosante-fixe (1972 et 1991). Après une brillante carrière à l’étranger comme chef d’orchestre (New-York Philarmonic,
orchestre de la BBC (1971), il assume la direction de l’IRCAM et de l’ensemble intercontemporain à Paris.

Daniel CHARLES
France, 1935
Musicien (élève d’Olivier Messiaen), il a fondé et dirigé le Département de musique de l’Université Paris VIII - Vincennes
(1969-1989). Philosophe (élève d’Henri Birault, Gilles Deleuze et Mikel Dufrenne), il a enseigné l’esthétique à l’Université
Paris IV- Sorbonne (1970-1980). Depuis 1989, titulaire d’une chaire de Philosophie et d’Esthétique à l’Université de
Nice/Sophia Antipolis. Principales publications : Pour les oiseaux (conversations avec John Cage), Paris, 1976; Gloses
sur John Cage, Paris, 1978; Le temps de la voix, Paris, 1978; John Cage oder Die Musik ist los, Berlin, 1979; Musik und
Vergessen, Berlin, 1984; Poetik der Gleichzeitigkeit, Bern, 1984; Zeitspielraüme, Berlin, 1989.
L'Espace du son II 147
Michel CHION
France, 1947 - Creil
Issu du GRM et du Service de la Recherche, il se dirige, à partir de 1977, vers le cinéma et l’écriture, tout en restant en
contact avec ses sources : d’une part par la composition dans les studios du GRM, d’une quinzaine de pièces sur bande
(dont Requiem, La ronde , La Tentation de Saint-Antoine , etc...) d’autre part par l’historiographie du genre électroacous-
tique (trois ouvrages publiés) et la publication de travaux théoriques. A un Guide des objets sonores , synthèse des travaux
schaefferiens, répond un essai L'Art des sons fixés ou La musique concrètement . Par ailleurs, il a consacré trois ouvrages
à la problématique du Son au cinéma , sujet qu’il a enseigné à l’IDHEC et au Paris Center of Critical Studies. Auteur d’un
manuel sur l’écriture du scénario (éd. Cahiers du cinéma), il contribue à la F.E.M.I.S. à l’enseignement de Pascal Bonitzer.
Il donne des chroniques au Cahiers du cinéma (dont il rejoint l’équipe rédactionnelle en 1981), au Monde de la Musique
et à Première , et a participé de façon importante au Larousse de la Musique de Marc Vignal et au Dictionnaire des Per-
sonnages du Cinéma de Gilles Horvilleur. A publié un Jacques Tati . A obtenu plusieurs récompenses , dont le Grand Prix
du Disque 1978 pour son Requiem (disque INA.GRM AM 689 05) et le Prix Jean Vigo 1985, le Grand Prix du Festival
de Clermont-Ferrand et le Grand Prix de Montréal pour le film de court-métrage Eponine qu’il a réalisé en 1984.

Francis DHOMONT
France, 1926 - Paris.
Pratique l'écriture acousmatique depuis les origines de cet art (premières tentatives sur fil magnétique en 1947) et s'y
consacre à partir de 1963.
Cinq fois lauréat du Concours International de Musique Electroacoustique de Bourges dont le Prix «Magisterium» en 1988.
1er Prix au «Tape Music Competition» de Brock University, Ontario.
Auteur pour l'INA-GRM de plusieurs «Acousmathèques» à Radio-France.
Partage ses activités entre la France et le Québec où il enseigne la composition électroacoustique à l'Université de Montréal.

Jean-Marc DUCHENNE
France, 1959 - Auxerre
Etudes musicales traditionnelles puis électroacoustiques avec Denis Dufour au C.N.R. de Lyon (1981-1984). Pratique du
synthétiseur de 1982 à 1986. Assistant de la classe de Denis Dufour depuis 1988. Particulièrement intéressé par l’espace
de la diffusion acousmatique, il tente dans ses dernières oeuvres d’intégrer ce paramètre dans la composition même, don-
nant à chaque élément sonore ses propres places et trajectoires sur l’orchestre de haut-parleurs. Outre les Quatre études
d’espace et Le jeu des possibles en huit pistes, il a composé La cicatrice du geste (1984), Gaïa Helia Selia (1986-87) et
Mobilis in mobile (1989) commande du GRM.

Denis DUFOUR
France, 1953 - Lyon
Elève d’Ivo Malec et de Pierre Schaeffer au CNSM Paris de 1974 à 1979. Entre à l’INA - GRM en 1976, assistant de la classe
de Guy Reibel, puis créateur, à l’initiative de François Bayle, de l’Ensemble Instrumental Electroacoustique TM+.
Avec Laurent Cuniot et Yann Geslin, il y suscite, de 1977 à 1987, la création d’un répertoire entièrement nouveau de
musique de chambre pour des formations alliant instruments électroniques et traditionnels.
C’est à cette époque qu’il élabore les caractéristiques essentielles de son style de compositeur instrumental : lyrique, fluide,
morphologique, influencé pour partie par son travail de musicien acousmatique. Il enseigne au Conservatoire National de
Région de Lyon la composition instrumentale et l’art acousmatique depuis 1980.

René FARABET
France.
Docteur en littérature française (Paris-Sorbonne).
Ancien élève du Conservatoire d’art dramatique de Paris.
Depuis 1969, producteur-coordinateur, responsable de l’Atelier de Création Radiophonique de France-Culture.
Prix radiophoniques : Prix de la RAI, Prix Ondes, Prix Futura, Prix Paul Gilson, mentions spéciales Prix Italia.

Nicolas FRIZE
France
Il mène depuis une quinzaine d’années sa recherche musicale sur trois fronts :
- interprète. Pour un nombre important de ses partitions, la composition use d’une double écriture : ainsi, professionnels
et interprètes non musiciens se trouvent-ils souvent réunis dans des créations nécessitant la co-existence d’une notation
traditionnelle et d’une notation graphique.
- instrumentation. Son goût des combinaisons le conduit à faire voisiner et communiquer instruments traditionnels, choeur
et voix, bandes magnétiques et objets détournés. La liste de ces détournements est longue... : baisers, jouets, sons de
machines, sons ferroviaires, pierres, etc...
- lieux et circonstances. Les lieux, inattendus ou traditionnels, vastes ou intimes, les circonstances telles que festivals, fête
de la musique, inauguration etc... sont, presque chaque fois instigateurs de la musique qui leur est consacrée et de la forme
quelle emprunte ; ainsi, d’années en années, les créations, bien qu’imbriquées les unes dans les autres, sont individuelle-
ment ponctuelles et uniques.

148 L'Espace du son II


Il se consacre également à la composition de commandes originales pour le théâtre, la danse, le cinéma, la vidéo,..., et
beaucoup d’autres applications.
Depuis 1975, Nicolas Frize dirige une association «Les Musiques de la Boulangère», qui travaille à créer, promouvoir et
diffuser la musique contemporaine.

François GUERIN
Canada
Il a étudié la musique électroacoustique et la psychologie expérimentale (maîtrise en 1978, avec Michel Imberty) à Paris,
ainsi que la psychologie sociale appliquée à la perception musicale, à Strasbourg, où il a suivi les cours d’Abraham Moles
et reçu un DEA. Il a obtenu en 1988 un doctorat en musicologie de l’Université de Montréal, sous la conduite de Marcelle
Deschênes, en défendant une thèse sur les critères perceptifs des musiques électroacoustiques. Il travaille actuellement
comme analyste en informatique.

Daniel HABAULT
Etudes universitaires de Physique, Electronique et Automatique. Responsable de recherche et développement (systèmes
numériques) dans l’industrie aéronautique.
Crée en 1973, avec Nicolas FRIZE, le studio GES Vierzon qui a pour vocation principale l’aide à la création et à la diffusion
des musiques contemporaines. Y assure la coordination des activités et la direction des études appliquées au musical.

Philippe JUBARD
France, 1957.
Se consacre principalement à la mise en oeuvre des nouvelles technologies dans le domaine de la composition, de la
pédagogie et de la mise en situation de concerts du répertoire contemporain.
Depuis 1979, collabore aux activités du groupe GES de Vierzon et compose dans les principaux studios français et étrangers.
Participe à la conception et au développement du synthétiseur numérique d’éveil musical (MSP-2) et du Système Automa-
tique de Diffusion (SYSDIFF) dans le cadre des activités du GES.

Léo KUPPER
Belgique, 1935 - Nidrum
Etudes de musicologie à l’Université de Liège et de Bruxelles.
Musicien à la Radiodiffusion Télévision Belge. Fondateur et directeur du Studio de Recherches et de Structurations
Electroniques Auditives, à Bruxelles, en 1967. Créateur d’Automates Sonores et d’un Ordinateur (analogique et digital)
stimulé par la voix humaine (dès 1970). Construction de coupoles sonores pour la diffusion de la musique dans l’espace
(jusqu’à 104 canaux de diffusion).Fondation du Groupe Phonémique et Vocal (avec machines électroniques) présenté à
de nombreux concerts internationaux.

Jacques LEJEUNE
France, 1940 - Talence.
Etudes musicales à la Schola Cantorum (Daniel Lesur) et au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (Pierre
Schaeffer et François Bayle).
Membre du Groupe de Recherches Musicales depuis 1969, il participe successivement aux activités de radio, de musique
pour l’image et de pédagogie.
Un élément foncier de sa démarche, dans la recherche d’un polyfigurisme mêlant les différents registres du réel quotidien,
de ses métaphores et des figures issues de la plastique des matériaux, s’intègre d’abord dans un discours anecdotique ou
surréaliste (Cri - 1971, Oedipe-Underground - 1973), pour s’éclairer dans une combinaison plus dessinée avec notamment
l’émergeance du motif du personnage (Parages - 1973/74, Blancheneige - 1975, Paysaginaire - 1977).
Parallèlement s’affirme l’attirance pour une iconographie du bariolage, les formes-durées suggérant l’itinérance et le cycle,
l’utilisation dramatisée des grands archétypes dynamiques opposés à une écriture du vibratile et de la miniaturisation de
l’image(Symphonie au bord d’un paysage - 1981, L’Invitation au départ - 1983, Une danse macabre - 1986). Sa facture
tend alors vers une approche multiplicationniste de l’épaisseur et des coloris (Symphonie romantique - 1983, Requiem
cantus tenebrarum - 1984) et un approfondissement du relief et de l’architectonique (Le cantique de la résonance - 1985,
Les palpitations de la forêt - 1985, Messe aux oiseaux - 1986/87, Le cantique des cantiques - 1989).
Son catalogue comprend aujourd’hui une soixantaine de numéros consacrés au concert, au spectacle, à la création radio-
phonique et télévisuelle ainsi qu’à la pédagogie.

Cécile LE PRADO
France, 1956.
Etudes au Conservatoire de Nantes et parcours autodidacte (musique vocale et musique improvisée). Une rencontre
avec des compositeurs du GRM canalise son intérêt pour la pensée musicale acousmatique.
S’intéresse particulièrement à la mémoire des lieux, au paysage, à l’architecture et à la con-
ception d’oeuvres en liaison étroite avec leur environnement. Collabore depuis plusieurs an-
nées pour la réalisation des installations sonores avec le GES Vierzon. Créations de musiques
appliquées à l’image et à la chorégraphie.

L'Espace du son II 149


Pierre LOUET
France, 1925, Saint-Germain-en-Laye.
Agrégé de philosophie, sa trajectoire ressemble un peu à celle de Bachelard qui fut son maître : une vie professionnelle
dispersée qui débouche tardivement sur des études de philosophie. Fréquentation de la Sorbonne des années 50 où l’on
entend, outre Bachelard, Alquié, Hyppolite, Jean Walh... Merleau Ponty au Collège de France.
Une vie consacrée à l’enseignement de la philosophie, dans les classes terminales puis en classe préparatoire, et à la médi-
tation obstinée de quelques grands auteurs, parmi lesquels Platon occupe la première place.

Philippe MENARD
Canada.
Stages G.R.M., G.M.E.B., IRCAM. Membre fondateur de l’A.C.R.E.Q. (Association pour la Création et la Recherche
Electroacoustique du Québec). Professeur au département des communication de l’UQAM (Université du Québec à Mon-
tréal). Concepteur du SYNCHOROS, instrument numérique interactif Espace/Son par lequel l’interprète manipule l’espace
pour produire de la musique. Reçoit en 1975 le prix Fylkingen et en 1976 le prix Radio-Canada.

Charles de MESTRAL
Canada, 1944 - Montréal.
Ses études regroupent : BA (Université de Toronto), baccalauréat en musique (composition, Université McGill), Maîtrise,
PhD (Université de Montréal). Il est compositeur, exécutant de musiques électroacoustiques, sculpteur sonore, et membre
fondateur de Sonde (1976). Il enseigne actuellement au Cégep du Vieux-Montréal. Il est membre fondateur de la Com-
munauté électroacoustique canadienne (CEC).

Robin MINARD
Canada
Robin Minard est admis au Conservatoire de musique à la suite de l’obtention de son baccalauréat en musique de l’Université
Western Ontario en 1977. Il étudie la composition et l’analyse musicale avec le compositeur Gilles Tremblay (1980-81). En
1984, Minard reçoit sa maîtrise en musique (composition) de l’Université McGill, ayant étudié sous l’égide du compositeur
John Rea. Durant cette période, il a également obtenu plusieurs distinctions, notamment un prix au concours national des
jeunes compositeurs de la CAPAC et de la SDE Canada en 1981.
Depuis 1984, une partie de son oeuvre évolue dans le domaine de la musique «environnementale», c’est-à-dire des mu-
siques destinées à créer une ambiance ou à être diffusées dans des espaces publics ou différents environnements. Dans ce
genre, ses compositions comprennent autant de musiques pour instruments traditionnels que de musiques électroniques
destinées à des enregistrements sur bande et à des installations spécifiques d’enceintes acoustiques.
Il a reçu plusieurs commandes grâce au Conseil des Arts du Canada; depuis le début de 1987, il a maintes fois travaillé
à des projets de musique environnementale et de musique de concert, en qualité de compositeur indépendant, au studio
de musique électronique de la Technische Universität Berlin, à Berlin-Ouest. A l’automne 1988, le Conseil des Arts du
Canada lui a attribué un studio à Paris pour entreprendre des études de doctorat à l’Université de Paris VIII.

Jean-François MINJARD
France, 1953 - Saint-Etienne.
Guitariste au sein de l’ARFI (association de musiciens lyonnais) de 1978 à 1980, année pendant laquelle il entreprend la
classe de composition acousmatique du Conservatoire National de Lyon, avec Denis Dufour, jusqu’en 1983.
Depuis il se consacre uniquement à la composition et à la pratique instrumentale du synthétiseur. En 1984, il est co-fon-
dateur du collectif de compositeurs et interprètes QUARK et depuis 1986 assistant dans la classe de Denis Dufour, chargé
des cours de synthétiseur et d’analyse.
Il est l’auteur depuis 1982 de nombreuse oeuvres acousmatiques et instrumentales : Madame, Petites histoires noires, Les
espaces du temps, Avohé ..., ainsi que de musiques appliquées pour la danse, le cinéma et le théâtre avec la compagnie
lyonnaise Image Aiguë.

Jean-Jacques NATTIEZ
Professeur titulaire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Ses derniers livres : Musicologie générale et
sémiologie (1987),Wagner androgyne (1990) et l’édition critique de la Correspondance Cage-Boulez (1991) aux éditions
Christian Bourgeois. Récipiendaire du prix Molson, Canada (1990) pour les sciences humaines.

Robert NORMANDEAU
Canada, 1955 - Québec.
Baccalauréat en composition (électroacoustique) de l’Université Laval (Québec, 1984). Maîtrise en composition de
l’Université de Montréal sous la direction de Marcelle Deschênes et Francis Dhomont (1988). Membre fondateur de la
Communauté électroacoustique canadienne (CEC). Membre de l’association pour la création et la recherche électroacous-
tique du Québec (ACREQ). Lauréat des concours internationaux de Bourges (France, 1986 et 1988), Phonurgia-Nova
(Arles, France, 1986 et 1987) et Luigi-Russolo (Varese, Italie, 1989). Compositeur invité des studios d’Ohain (Belgique,
1987), de Bourges (France, 1988) et de Banff (Canada, 1989). Chargé de cours en acoustique et en électroacoustique
à l’Université de Montréal depuis 1988. Depuis 1984, se consacre surtout à la composition acousmatique, mais réalise

150 L'Espace du son II


parfois des œuvres en collaboration avec des artistes venant de différentes disciplines comme l’holosculpture (Musique
holographique, 1985 et Reliqua Terrae, 1986 avec Georges Dyens) et la danse (Panic Time, 1985 et Signes et rumeurs,
1987 avec Lucie Grégoire).

Justice OLSSON
Afrique du Sud/France,1949, Johannesburg.
Justice Olsson vit en France depuis 1975 où il a étudié la direction d’orchestre, l’électroacoustique et le jazz aux conser-
vatoires d’Aix-en-Provence et de Marseille. En 1981, il acquiert la nationalité française.
Les rythmes africains présents pendant toute son enfance ont marqué profondément ses compositions écrites (Spiral
Keyboard) comme improvisées (Trans-African Piano). Ses autres influences incluent Stockhausen avec qui il a étudié et
travaillé en 1977.
Trois prix internationaux lui ont été décernés pour ses compositions : le 1er prix en catégorie musique à programme au
Concours International de Musique Electroacoustique de Bourges en 1991 pour up ! ; le prix Phonurgia Nova en 1986
pour Moon Over Sandra et le prix du Festival FM de la Rochelle en 1985 pour Rencontre Sur Starless .

Bernard PARMEGIANI
France, 1927 - Paris.
Le vaste répertoire de cet auteur se réalise depuis 1959 au Groupe de Recherches Musicales, depuis Violostries avec le
violoniste D. Erlih (1963) en passant par l’Enfer de Dante (1971-1972).
A travers cet itinéraire, il manifeste un goût particulier du travail sur le son de la matière et le son capté dans la nature
dont il se sert comme modèle.
L’éphémère, le passager, les mouvements de l’air, la transparence ou l’opacité de l’espace dans lequel il étage les plans de
profondeur, le répétitif et «l’effet de miroir», sont autant d’éléments dont il use à travers la notion de métamorphose sur
laquelle repose un grand nombre de ses oeuvres.
Sont intérêt pour l’image le conduit à réaliser quelques expériences à travers lesquelles on retrouve, mais transposées, ses
idées appliquées jusque là au sonore.

Catherine PORTEVIN
France, 1962.
Etudes musicales au Conservatoire de Blois de 1969 à 1979. Maîtrise de linguistique française à Paris IV- Sorbonne, avec
comme sujet de recherche : «le langage de la critique musicale» (1983).
Journaliste à TELERAMA depuis 1984, d’abord au service télévision, puis, dès 1985 au service radio, qu’elle dirige
depuis 1989.

Gabriel POULARD
France,1954.
Etudes de piano classique puis jazz. Etudie la composition instrumentale en autodidacte (première oeuvres en 74). Stage
de formation pour la musique électroacoustique au GMEB de 77 à 80.
Compositeur indépendant résidant près d’Amboise. Travaille pour le Concert, le cinéma (documentaires écologiques), la
TV (Crdp/FR3), le Théâtre (Le voyage en soie avec l’UNESCO). Fonde avec Sophie Marchand l’association «PHOSPHO-
NIE» (association d’arts différents). Deuxième prix au 16ème concours international de Bourges (88) pour La mémoire
des pierres (éditée sur CD).

Michel REDOLFI
France, 1951
Co-fondateur en 1969 du GMEM (Groupe de Musique Expérimentale de Marseille).
De 1973 à 1983 il poursuit parallèlement ses activités de composition aux USA, en étant l’invité de plusieurs studios
de musique électronique, dont ceux du Dartmouth College, de l’Université du Wisconsin, de l’Université de Californie
et du California Institute of the Arts. Ses concerts en pleine mer et en piscine pour un auditoire flottant feront connaître
internationalement ce nouveau domaine sonore.
A partir de 1984, il collabore avec deux jeunes studios parisiens spécialisés dans le design sonore pour l’architecture et
la radio ( Espaces Nouveaux /Louis Dandrel et La Muse en Circuit /Luc Ferrari).
Depuis1986, à Nice, il est le directeur du Centre International de Recherche Musicale (CIRM), ainsi que du Festival des
Musiques Actuelles MANCA.

Alain SAVOURET
France, 1942.
Etudes musicales au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris .
Chargé de Recherche au GRM de l’ORTF (68-72).
Producteur occasionnel à Radio-France (France-Culture - programme musical).
Activité de Compositeur (Electroacoustique/Instrumentale) ininterrompue depuis 1969 grâce à des commandes régulières
de l’Etat, de Radio-France, du GRM de l’INA, du GMBE. Créations et reprises dans les Festivals de Paris (SMIP, Biennale,
Festival Estival), SIGMA, Bordeaux, Avignon, Munich, Stockholm, Bourges, Montréal, La Rochelle, Rio de Janeiro...

L'Espace du son II 151


Grand Prix des Compositeurs de la SACEM 1982.
Depuis 1987, maître d’œuvre d’actions et de créations «formatives», à long terme, s’appuyant sur un cahier des charges
établi par une ville, un département, une région, incluant l’approche (imprégnation réciproque) des milieux musicaux con-
cernés (amateurs ou professionnels), formation éventuelle, stratégie de réalisation dans le cas d’une manifestation finale
du projet, etc... (Roi Artus, département des Landes - Le Plan du Logis, Vallée de l’Yerres - Célébration Orphéonique,
département de la Seine et Marne -Comment ça sonne Fort-Nieulay, ville de Calais).
Compositeur «résident» en Auvergne (1991) auprès de l’Université de Clermont-Ferrand (département Sciences physiques
- Intelligence artificielle) et de l’Agence des Musiques Traditionnelles d’Auvergne (Recherche et Création).

Pierre SCHAEFFER
France, 1910 - Nancy.
Sorti de Polytechnique en 1931, il est détaché au Service de la Radiodiffusion en 1936. Pour avoir fondé le studio d’essai
de l’O.R.T.F. (1942), la radio d’Outre-Mer et le Service de la Recherche, il peut décrire et critiquer les média de masse
(Machines à communiquer, Seuil, 1970) et aborder la musique sous l’aspect fondamental (Traité des objet musicaux,
Seuil, 1966). Il réserve pourtant une grande part de ses travaux à des œuvres d’imagination : des nouvelles (Excusez-moi,
je meurs, Flammarion, 1981) et des romans (Le gardien de volcan, Seuil, 1969, Prélude, Choral et Fugue, Flammarion,
1983). Il a publié, en outre, des essais (L’avenir à reculons, Casterman, 1967, Les antennes de Jéricho, Stock, 1978), et
d’un genre inclassable (Faber et Sapiens, Belfond, 1986).
Discographie : Parole et Musique (INA.GRM 9 106 sc), Solfège de l’objet sonore (trois cassettes, INA.GRM 4001-2-3).

Robert Murray SCHAFER


Ontario, 1933.
Il est actuellement l’un des compositeurs canadiens les plus connus. Auteur de musiques acoustiques et électroacoustiques,
il a reçu de grands prix internationaux. Fondateur de l’ARC (Aesthetic Research Center) et du World Soundscape Project
(1972), il est également l’auteur de nombreux ouvrages de pédagogie sonore et de quatre ouvrages dont Le paysage sonore
(1976) forme en quelque sorte la synthèse.

Claude SCHRYER
Canada, 1959 - Ottawa.
Il a étudié la musique au Wilfrid Laurier University. Il s’inscrit au Banff Center en 1981-82 où il travaille avec Frederic
Rzewski, Rudolf Komorous et Mario Davisdovsky. En 1982, il entreprend des études en électroacoustique et en composi-
tion à l’Université McGill (Montréal) avec Bengt Hambraeus, Bruce Mather et Alcides Lanza. Il est membre fondateur
du Group of the Eletronic Music Studio (GEMS), membre de l’ACREQ et membre de la Communauté électroacoustique
canadienne (CEC). Il a beaucoup travaillé comme musicien, et producteur d’événement de musique nouvelle et multidisci-
plinaire. Sa pièce A kindred spirit a reçu le deuxième prix du 14ème Concours international de musique électroacoustique
de Bourges. Collabore avec Jean-François Denis aux éditions de disques I-Média diffusion.

Denis SMALLEY
Nouvelle-Zélande/Angleterre, 1946
A étudié la musique à l’université en Nouvelle-Zélande et a commencé à se spécialiser en électroacoustique après des
études au Groupe de Recherches Musicales de Paris. Il a ensuite déménagé en Angleterre où il a complété un doctorat
à l’Université York. Depuis 1976, il enseigne à l’Université d’East Anglia, Norwich où il est professeur et directeur des
studios d’électroacoustique et d’enregistrement. Son œuvre est entièrement consacrée à l’électroacoustique et elle a reçu
de nombreux prix internationaux notamment le prix Ars Electronica en 1988.

Arsène SOUFFRIAU
Belgique, 1926, Ixelles
Etudes musicales au Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles, de 1939 à 1943 et avec Francis de Bourguignon, de
1942 à 1948.
Chef d’orchestre, producteur à la Radio Télévision belge, chargé de cours à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture
et des Arts Décoratifs (section film expérimental) de 1960 à 1963. Il collabore à l’élaboration du programme de l’INSAS
(école de cinéma et de télévision) où il enseignera de 1963 à 1970.
Dès 1943, il se passionne de plus en plus pour la musique fonctionnelle.
En 1989, il fête le trentième anniversaire de son studio, le STUDIO BIMES où il a réalisé plus de 150 opus de musique
électroacoustique, ainsi que des séquences destinées à une quarantaine de musiques de films, de scènes et de ballets.
Pour ses oeuvres non-fonctionnelles, il adopte très tôt la technique dodécaphonique et, après des recherches dans le domaine
sériel, il aboutit à la musique électroacoustique ainsi qu’à la musique aléatoire et stochastique
Depuis six ans, il expérimente le domaine de l’informatique musicale
Prix SABAM 1985, pour les Nouvelles formes d’expression musicale.

152 L'Espace du son II


Daniel TERUGGI
Argentine, 1952 - La Plata
Etudes musicales de composition et de piano en Argentine, poursuivies en France, au Conservatoire National Supérieur
de Musique de Paris, classe de composition électroacoustique et de recherche musicale.
Assistant de cette classe de 1981 à 1984.
En 1983, devient membre du Groupe de Recherches Musicales, s’occupant de l’accueil des invités.
Il est actuellement responsable de la pédagogie sur le système SYTER, ainsi que de la production musicale du Groupe
avec François Bayle.
Il s’intéresse principalement à la composition de musique sur support, avec des incursions dans le domaine des musiques
mixtes et transformées, le son acousmatique restant le centre de ses préoccupations.

Jean Christophe THOMAS


France
Classe de composition électroacoustique au Conservatoire de Paris. Collaborateur du GRM. L’esthétique - spécifique ou
pas - des musiques pour bande lui semble mériter réflexion.

Horacio VAGGIONE
Argentine/France, 1943.
Etudes de composition musicale à l’Université Nationale de Cordoba (Argentine). Doctorat en Esthétique à l’Université
de Paris-VIII. Boursier du Fullbrigth Fund, il prend contact avec l’ordinateur en tant qu’outil musical à l’Université de
l’Illinois, USA (1966). Co-fondateur du Centre de musique expérimentale de l’Université Nationale de Cordoba, Argentine
(1965-68) et du groupe ALEA de Madrid (1969-73). Compositeur-chercheur à l’Université de Madrid (1969-73) puis aux
USA et en Europe. Boursier du Service Académique de l’Allemagne Fédérale (1987-88). Premier Prix NEWCOMP de
composition assistée par ordinateur (Cambridge, USA, 1983) Lauréat du Prix de Bourges en 1982, 1986 et 1988. Réside
à Paris depuis 1978, où il est Maître de conférences à l’Université de Paris-VIII, ainsi que responsable du Studio Elec-
troacoustique.

Annette VANDE GORNE


Belgique, 1946, Charleroi
Compositeur «acousmatique», dont le goût pour la matière du son (ascendances flamandes ?) l’oriente vers la transforma-
tion du réel en studio, plutôt que vers la synthèse pure. Rien ne remplace la richesse timbrique de la nature !
Faisant flèche de tout son, son écoute s’oriente vers l’énergie sonore pure. Elle tend à en dégager un vocabulaire, un
classement qui retrouve, malgré son apparente diversité, quelques critères d’unification de cette matière fluide, oscillante,
rebondissante ou corpusculaire (par exemple).
De la nature à l’abstraction, au delà de la matière.
Du point de vue stylistique, elle se sent plus proche d’Aristote que de Platon, de la physique que de la mathématique, de
l’expérimentation avec le sonore que du calcul prévisionnel malgré le sonore...

Christian ZANESI
France, 1952, Lourdes
Formation musicale à l’Université de Pau et à Paris au Conservatoire National Supérieur de Musique avec Pierre Schaeffer
et Guy Reibel. En 1977, il rejoint le Groupe de Recherches Musicales de l’INA où il pratique les métiers du son et plus
particulièrement celui de réalisateur radio. Il est actuellement responsable avec François Bayle des émissions du GRM
sur France-Musique.
Producteur-Réalisateur des séries : Acousmathèque (1985-1990), autour de Minuit (1989), Studio 116 (1990), Plein Ciel-
Studio 116 (1991).
Primé par la deuxième Tribune Internationale des Musiques Electroacoustiques, Stockholm 1988

L'Espace du son II 153


Table des illustrations

couverture
Luc COECKELBERGHS Acrylique sur papier, sur panneau,
1986-88, 280 X 211 X 22
P. 14 Luc COECKELBERGHS Papier asphalte sur bois, 1990, 250 X 375 X 375
P. 15 Luc COECKELBERGHS acier, 1989, 300 X 400 X 17
P. 21 Luc COECKELBERGHS Etude pour installation,
Charbon de bois et craie sur papier, 1983, 35 X 50
P. 23 Photo : Nathalie JEAN
P. 33 Photo : Michel CORBOV Fort Foucault
P. 38 Marseille, vue de l’entrée du Bunker de Notre-Dame de la Garde
P. 50 Luc COECKELBERGHS Acier, 1981, 300 X 45
P. 51 Luc COECKELBERGHS Acier, 1976, 52 cm de diamètre
P. 60 Luc COECKELBERGHS Acrylique sur papier, sur panneau,
1985, 85.5 X 49.5
P. 65 Luc COECKELBERGHS Acrylique sur papier, sur panneau,
1988, 31.5 X 103 X 8 (Photo H. Spelmans)
P. 74 Luc COECKELBERGHS Acrylique sur papier, sur panneau,
1987, 500 X 180 X 100
P. 78 Luc COECKELBERGHS Eau forte, 1979, 18 X 24
P. 104 Luc COECKELBERGHS Craie, aquarelle sur papier, 1990, 42 X 29.5
P. 106 Luc COECKELBERGHS Craie, aquarelle sur papier, 1988, 31.5 X 13.2
P. 107 Luc COECKELBERGHS Craie, aquarelle sur papier, 1988, 31.5 X 13.2
P. 112 Luc COECKELBERGHS Acrylique sur fibre de verre sur panneau,
1989, 111 X 89 X 8
P. 116 Luc COECKELBERGHS Craie sur papier, 1987, 72 X 53
P. 122 Luc COECKELBERGHS Installation «Speelhoven»,
1983, fil d'acier/miroir
P. 126 Luc COECKELBERGHS Craie, aquarelle sur papier, 1988, 42 X 29.5
P. 132 Luc COECKELBERGHS Craie sur papier, 1984, 53 X 72
P. 141 Luc COECKELBERGHS Eau forte, 1976, 28 X 20
P. 146 Luc COECKELBERGHS Terre cuite et acrylique,
installation Hôtel New Siru Bruxelles, 1988, 250 X 195 X 10

Achevé d'imprimer le 31 octobre 1991


Pour Musiques et Recherches
sur les Presses des Ateliers du Manoir
à Marcinelle

Imprimé en Belgique
dépôt légal n° D/1991/5368/1

154 L'Espace du son II


L’espace, le grand espace,
est l’ami de l’être.
Gaston BACHELARD, La poétique de l'espace p. 188

L'Espace du son II 155


«Rarement pris au “sérieux” par la musique traditionnelle, l’espace n’a
jamais été une dimension compositionnelle susceptible de rivaliser avec
les autres». (Stroppa)
Voici, certes, une affirmation que nous ne reprendrons pas à notre compte.
Est-ce parce que la musique qui nous occupe ici échappe à la tradition?
Ou plutôt parce qu’elle est déjà la tradition de demain ?

Quoi qu’il en soit, L’espace du son «persiste et signe» : voici donc L’espace
du son II , nouveau numéro thématique qui fait suite à la réflexion entre-
prise en 1988, l’élargit, suscite le débat contradictoire et donne la parole
à de nombreux auteurs :

Patrick ASCIONE, François BAYLE, Lucien BERTOLINA, Pierre BOULEZ,


Daniel CHARLES, Michel CHION, Jean-Marc DUCHENNE, Denis DU-
FOUR, René FARABET, Nicolas FRIZE, François GUERIN, Philippe
JUBARD, Daniel HABAULT, Léo KUPPER, Jacques LEJEUNE, Cécile
LE PRADO, Pierre LOUET, Philippe MENARD, Charles de MESTRAL,
Robin MINARD, Jean-François MINJARD, Jean-Jacques NATTIEZ, Rob-
ert NORMANDEAU, Justice OLSSON, Bernard PARMEGIANI, Catherine
PORTEVIN, Gabriel POULARD, Michel REDOLFI, Alain SAVOURET,
Pierre SCHAEFFER, R. Murray SCHAFER, Claude SCHRYER, Denis
SMALLEY, Arsène SOUFFRIAU, Daniel TERUGGI, Jean-Christophe
THOMAS, Horacio VAGGIONE, Annette VANDE GORNE, Christian
ZANESI.

C’est à un philosophe que nous avons demandé d’introduire ce nouveau


questionnement : Espace de la musique et musique de l’espace dresse
donc l’état des lieux.

Topophonies ou l’espace-paysage se penche sur la présence du son dans les


endroits qu’habite l’homme, analyse les problèmes de notre environnement
sonore et ose quelques adéquations musicales entre milieu et sonorité.

L’espace rayonné rappelle que «l’espace radiophonique» fut celui des pre-
mières grandes œuvres électroacoustiques et qu’il demeure le lieu mental
de toutes les virtualités spatiales.

Espace de projection/projection dans l’espace offre une tribune à la con-


troverse qui oppose techniques multipistes et stéréophonie. Quelques
«machines de l’espace» y sont également présentées.

Réfléchir l’espace tente de faire le point entre des positions composition-


nelles qui ne s’inspirent pas toutes des mêmes stratégies mais qui toutes
témoignent de l’irruption de l’espace comme dimension à part entière de
la musique du XXIème siècle.

Enfin, Rêver l’espace ? questionne l’imaginaire des musiques acousma-


tiques.

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