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Langage et société

Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux symboliques - A.


Boukous
Leila Messaoudi

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Messaoudi Leila. Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux symboliques - A. Boukous. In: Langage et société, n°78, 1996.
pp. 107-112;

https://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1996_num_78_1_2765

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Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux symboliques

Ahmed BOUKOUS

Rabat, Publications de la Faculté des Lettres


et des Sciences Humaines, 1995, 240 p.

L'ouvrage de A. Boukous vient à point nommé puisque sa


parution correspond à un moment où l'on assiste à un intérêt croissant
pour la question des langues et des cultures.
A cet égard, on peut considérer que l'analyse qui nous est
proposée aborde de plain pied cette thématique et contribue à mettre en
relief certains aspects, jusque-là négligés ou simplement tus.
Cette publication est précieuse à plus d'un titre.
D'abord, elle fait prendre conscience de la diversité des réalités
recouvertes par les termes de "langue" et de "culture" pour lesquels
le pluriel est plus souvent usité que le singulier vu qu'ils sont pris
dans une acception en compréhension, non linéaire et non univoque.
En effet, la richesse des pratiques langagières est mise en relief en
englobant toutes les variétés : 1. l'arabe standard, langue officielle
du pays; 2. l'arabe dialectal marocain et ses parlers (le parler
citadin, marqué par les caractéristiques des parlers andalous, dit "mdi-
ni"; le parler montagnard, dit "jebli", le parler des plaines atlan-

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tiques et des villes avoisinantes, dit "rubi"; le parler des plateaux


du Maroc Oriental, dit "bedwi" et le parler hassane dit "ribi") ;
3. l'amazighe et ses principaux dialectes (le tachelhit, le tamazight
et le tarifit) ; 4. le français, langue d'appui scientifique et technique ;
5. l'espagnol, langue usitée quelque peu dans le Nord du Maroc;
6. l'anglais, langue utilisée dans les secteurs de haute technicité.
En outre, ces variétés sont présentées selon la grille de Stewart en
insistant sur les statuts et les fonctions de chacune.
De même, le paysage culturel est abordé dans sa pluralité.
D'abord en synchronie où il est saisi sur le vif, à travers des corpus
d'une oralité vivante recueillie dans les ruelles marchandes de la
médina où le passant est interpellé par des voix dans différentes
variétés qui se répercutent dans un espace convivial et
traditionnel. Ensuite, en diachronie, lorsque l'auteur passe en revue les
conceptions de la culture de tel ou tel mouvement de pensée (sa-
lafiste, moderniste, fondamentaliste... etc.) et essaie de retenir les
paradigmes culturels qui y sont mis en œuvre.
Mais au-delà des enjeux réels qui ont trait au statut
socio-économique, le lecteur constate l'importance des enjeux symboliques, liés
« à l'expression de l'identité première des locuteurs » qui est plus
en relation avec "l'intimité de l'être", autrement dit plus en liaison
avec l'affect qu'avec le ratio mais qui n'en est pas moins déterminante
dans les relations interpersonnelles de pouvoir.
Toutefois, d'affirmer l'importance des variétés maternelles dans la
constitution de la personnalité, n'entraîne pas pour autant A. Boukous,
à opter pour "une conception figée de l'identité" (v. p. 90). Cette
dernière « s'inscrit dans la dynamique sociale et de ce fait, se construit, se
déconstruit et se reconstruit dans le cadre de la structure sociale ».
Ainsi, l'identité se présente comme étant à plusieurs facettes,
susceptibles de changer en fonction de la dynamique sociale elle-même.
Du rapport de l'identité à la langue, l'auteur ne manque pas de
souligner; « la langue comme élément constitutif et moyen
d'expression de l'identité est elle-même mouvante » (p. 90).
C'est dire la difficulté d'aborder une problématique complexe,
aux variables changeantes car l'univers des variétés linguistiques et
culturelles est pour ainsi dire en dynamique constante.
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L'auteur a eu le mérite de s'atteler à cette tâche non aisée en


essayant de cerner les champs des variétés linguistiques et des
paradigmes culturels dans le Maroc d'aujourd'hui, tout en adoptant sur
le plan méthodologique, une démarche synchronique dans un cas
et diachronique dans l'autre.
Nous tenterons, pour notre part, une lecture - qui ne pourra être
que réductrice - de cet ouvrage, riche par les informations
documentaires qu'il offre et par les données linguistiques qu'il présente.
En fait, deux aspects se profilent dans ce travail : l'un a trait à la
situation linguistique, l'autre aux paradigmes des champs culturels.
Ces deux volets se croisent en un point : celui de l'appartenance à un
champ de produits symboliques.
On pourrait se demander pourquoi avoir séparé dans deux
parties distinctes ces deux aspects. Autrement dit, pourquoi avoir
isolé les variétés linguistiques des différents discours sur la culture?
Serait-ce par souci méthodologique? Serait-ce par respect du cadre
théorique choisi?
Et cette séparation en "langues" d'un côté et "cultures" de l'autre,
ne mènerait-elle pas à ignorer l'interaction et l'évident lien
qu'aucun ne dénie entre les deux? Cela ne conduirait-il pas à fausser,
voire à déplacer un débat dont les éléments se trouvent présentés
comme autonomes alors qu'ils sont inter-reliés?
Mais avant d'aller plus avant dans cette lecture - qui se veut une
pérégrination libre dans un labyrinthe foisonnant, nous pourrions
nous poser la question suivante : de quel point de vue émane
l'approche de l'auteur? De quel lieu sourd sa parole?
De prime abord, on pourrait constater que le regard de l'auteur
se veut pluriel et éclectique : dans la première partie, il est celui du
sociolinguiste qui manie avec aisance les outils d'analyse propres au
domaine; dans la seconde, il est celui d'un historien - sémiologue
qui tente de retracer les diverses conceptions de la culture comme
théocentrique, périphérique, savante, vécue... etc. Nous nous
attacherons spécialement à la première partie qui nous paraît plus
proche de nos préoccupations actuelles et nous laisserons le soin
à un historien d'analyser, plus étroitement que nous ne pourrions
le faire, la deuxième partie.
MO COMPTES RENDUS

Globalement, l'analyse de A. Boukous est fortement empreinte de


la pensée de P. Bourdieu qui constitue en quelque sorte le cadre
théorique général au sein duquel essaie de se tisser une approche
alliant à la fois les concepts de P. Bourdieu (tels que : marché
linguistique, habitus, capital linguistique, compétition symbolique) et ceux
des sociolinguistes (tels que : relation de rôles, relation personnelle ou
transactionnelle de J. Fishman, ou encore ceux ayant trait aux
fonctions et statuts de langues de Stewart, Ferguson... etc.).
Toutefois, cette entreprise de conciliation de deux visées
totalement différentes est quelque peu ardue. La visée sociolinguistique
est purement pratique et elle dispose d'une batterie de techniques
d'observation et d'instruments tels que les enquêtes, les entre-
tiens...etc. ; tandis que l'autre, à portée globale, est plus abstraite.
Certes, cette dernière séduit par l'interprétation qu'elle donne d'une
réalité complexe, en permettant de la situer et de la re-présenter à
travers un schéma désormais classique en économie : celui d'un
"marché" avec des "acteurs" ayant des "intérêts" et des "enjeux"
pour lesquels ils mettent en œuvre des "stratégies" dans un milieu
de forte "compétition", accompagnée de "conflits", de
"fluctuations".. .etc. Un transfert direct de cette image dans le domaine
langagier - opéré par P. Bourdieu et repris par A. Boukous, conduit ce
dernier à affirmer : « En effet, dans leur pratique langagière, les
locuteurs se comportent à l'égard des langues en présence selon
les lois du marché linguistiques, en fonction de la valeur de ces
langues » (p. 59).
Idée juste puisqu'elle réfère implicitement à la corrélation
existant entre les compétences linguistiques et communicatives et les
statuts socio-économiques des productions langagières. Cependant,
il aurait été intéressant de filer la métaphore du "marché
linguistique" et d'évaluer le rapport entre tel ou tel capital linguistique et
le(s) revenuis) qu'il est susceptible de rapporter aux locuteurs, tout
en calculant X investissement requis et le prix de revient de chaque
option, selon telle ou telle situation. Or, cette démarche ne serait
guère aisée puisque la grille d'interprétation utilisée, si séduisante soit-
elle, est plutôt de type métaphorique car elle ne met pas à la
disposition du chercheur des outils d'analyse précis qui lui permet-
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tent de poursuivre jusqu'au bout le raisonnement économique. Aussi,


se trouvera-t-il contraint d'émettre des jugements, pouvant être
perçus comme subjectifs, en qualifiant par exemple, les variétés
linguistiques de fortes ou de faibles - adjectifs aisément criticables pour
les jugements de valeur qu'ils impliquent ou pour l'aspect statique
qu'ils introduisent dans une réalité mouvante et changeante.
D'ailleurs, même l'interprétation large en termes de rapports de
domination à partir d'une dichotomie fixe et immuable, celle du
couple dominant/dominé, dans lequel les parties n'interagissent pas,
est quelque peu déformante.
En outre, peut-on dire d'une langue qu'elle est "forte" ou "faible
de manière absolue? Que signifie pour une langue d'être "forte"
ou "faible" ? Quels sont les critères objectifs d'évaluation en
admettant que l'on retienne cette dichotomie ? Quels sont les indices
qui pourraient caractériser l'un ou l'autre état? Ne saurait-il y avoir
des degrés entre les deux seuils? Par ailleurs, une langue est-elle
toujours "forte" ou "faible", partout et à tout moment? Que dire du cas
de contact entre deux langues dites "fortes", par exemple, l'arable
standard et le français? Qui domine en une telle situation?
Cette question est d'ailleurs soulevé par A. Boukous qui, se
trouvant devant un dilemme, avoue : « nous sommes donc devant un
paradoxe » (p. 58).
Or à notre sens, ce n'est point la réalité linguistique qui est
paradoxale, elle a certainement sa propre logique d'autorégulation des
différentes variétés en présence, en s'inscrivant dans des étapes
respectives d'équilibre et de déséquilibre, de façon interactive et
dynamique. Nous pensons que c'est plutôt le cadre théorique particulier,
inspiré par P. Bourdieu, qui introduit une sorte de réification du
réel langagier. Réel dont on pourrait donner une re-présentation
en s'appuyant sur une re-construction rationnelle des matériaux
retenus en essayant de démontrer comment une situation
linguistique est souvent - sinon toujours - caractérisée par des mécanismes
d'autorégulation, oscillant en permanence entre deux tendances
interactives, réunissant deux pôles : l'un constitué d'alliances, de
connivences et de souci de communion/intégration; l'autre fait de
conflits, de mésalliances et de souci de séparation/désintégration.
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Mais il s'agit là d'un autre point de vue et d'une autre conception


théorique qui pourraient peut-être ouvrir la voie à un autre type
d'analyse et d'évaluation.
Ces remarques et suggestions ne touchent en rien à la valeur
intrinsèque du travail qui comme nous l'avons signalé est très riche
et ne cesse de susciter la réflexion sur des phénomènes qu'il est
difficile de saisir et dont on peut difficilement se dessaisir car le
chercheur n'est-il pas en même temps locuteur? N'entretient-il pas, qu'il
le veuille ou non, des rapports affectifs privilégiés avec telle
variété linguistique plutôt qu'avec telle autre? Cela n'influera-t-il pas
sur son analyse? Certes, le risque existe et il est à prendre.
A. Boukous, n'a pas hésité à le prendre et les efforts qu'il a fournis
ne peuvent être que louables.
Pour finir, nous ne manquerons pas de nous réjouir de la rigueur
terminologique de A. Boukous, sauf peut-être pour le terme "di-
glossie" qui est d'ailleurs quelque peu flottant même dans la
littérature sociolinguistique et qui mérite une étude à part. L'exploitation
du paradigme dérivationnel est en revanche une véritable
réussite, on a ainsi : lecte, dialecte, interlecte, géolecte, mésolecte...etc.
Champ lexical dans lequel pouvait figurer aussi celui de technolec-
te. D'ailleurs, n'aurait-il pas été intéressant de s'interroger sur le
statut technolectal de telle ou telle variété linguistique? N'est-ce
pas là une perspective d'avenir?
Il est sûr que l'ouvrage de A. Boukous ne cessera pas de nous
interpeller tant les questions qu'il suscite sont multiples et ouvrent
la voie à d'autres chercheurs. L'espace ainsi présenté est celui de
l'ouverture et du cheminement vers le dépassement et le
développement d'autres conceptions d'une thématique qui est toujours à
l'ordre du jour.

Leila MESSAOUDI
Faculté des lettres et sciences humaines
Kénitra, Maroc

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