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Hop Frog, Christol
Hop Frog, Christol
1. The Rage : Carrie 2 (Katt Shea, 1999) ; Carrie (David Carson, 2002) ; Carrie
(Kimberley Pierce, 2013).
2. Le « nerd » est une personne introvertie, timide, cérébrale, souvent mal à
l’aise avec son corps et qui s’évade d’une réalité pénible en se réfugiant
dans le monde de l’imaginaire (science, jeux vidéos, comic books, etc.).
Son incarnation archétypale à l’écran est sans doute Jerry Lewis dans le
film The Nutty Professor (Jerry Lewis, 1963).
Le Foolkiller movie
De manière générale, le protagoniste de ces films est malingre,
parfois maladif (Eric dans Fondu au noir ne cesse de tousser)
et considéré comme peu masculin du point de vue de la norme
patriarcale et des codes de la masculinité hégémonique en
vigueur dans la culture américaine 2. Avec son physique atypique,
difforme, déficient ou sous-développé, qui s’oppose de manière
binaire au corps séduisant et musclé de ceux qui se moquent
de lui, le nerd représente l’« Autre », l’outsider, l’exclu, prenant
en charge les sentiments refoulés ou désavoués d’inadéquation
physique et sociale et de vulnérabilité qui font partie des affects
primordiaux de la petite enfance 3. Maladroit et socialement
impopulaire, le nerd n’a pas d’amis, c’est un « loser » dans la lutte
darwinienne de la survie.
1. Le « nerd » est une personne introvertie, timide, cérébrale, souvent mal à
l’aise avec son corps et qui s’évade d’une réalité pénible en se réfugiant
dans le monde de l’imaginaire (science, jeux vidéos, comic books, etc.).
Son incarnation archétypale à l’écran est sans doute Jerry Lewis dans le
film The Nutty Professor (Jerry Lewis, 1963).
2. Sur la notion de masculinité hégémonique, voir R. W. Connell, Masculini-
ties, Polity, Cambridge, 1995.
3. Sur cette question, voir les écrits de Mélanie Klein.
1. Nous entendons ici le terme au sens général d’« a-normal » mais aussi de
manière plus spécifique envisagé par Allon White et Peter Stallybrass
dans The Poetics and Politics of Transgression (New York, Cornell
University Press, 1986), qui étudient le recours au grotesque pour exclure
et diaboliser des groupes sociaux devenus Autres avec l’apparition de la
bourgeoisie en Europe et aux États-Unis, groupes qui récupèrent tous
les attributus corporels « populaires » (sécrétions, odeux, animalité) dont
la classe bourgeoise et capitaliste souhaite se dissocier afin de se « civili-
ser », selon le processus mis en lumière par Norbert Elias dans….
2. Orin Klapp, « The Fool as a Social Type », in American Journal of Sociology,
septembre 1949, vol. 55, no 2, p. 157-162.
3. On pourrait traduire ce terme qui n’a pas d’équivalent précis en français
par « brute épaisse » ou tyran.
4. Notons que nous n’employons pas ce terme au sens spécifique où l’entend
René Girard (comme figure sacrificielle permettant de mettre un terme
à une crise sociale) mais, de manière plus neutre et plus générale,
1. « Il arrive […] qu’on délègue à un membre de la communauté le soin d’as-
sumer ce rôle de roi indigne, de souverain à rebours. Le roi se décharge
sur un individu qui est comme son image retournée de tout ce que son
personnage peut comporter de négatif. Tel est bien le pharmakos : double
du roi, mais à l’envers, semblable à ces souverains de carnaval qu’on
couronne le temps d’une fête, quand l’ordre est mis sens dessus dessous,
les hiérarchies sociales inversées […] alors le trône doit être occupé par
le plus vil, le plus laid, le plus ridicule, le plus criminel. Mais la fête ter-
minée, le contre-roi est expulsé ou mis à mort, entraînant avec lui tout
le désordre qu’il incarne et dont il purge du même coup la commu-
nauté » (Jean-Pierre Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la struc-
ture énigmatique d’Oedipe Roi », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne I.
Paris, La Découverte, 2001, p. 123. Nous développons ce point dans notre
article « Vulnérabilité et intronisation carnavalesque dans le film d’hor-
reur américain des années 1970-1980 » in revue online Leaves, Université
Bordeaux-Montaigne, Pascale Antonin et Nathalie Jaeëck (éds.), 2017)
http://climas.u-bordeaux3.fr/leaves/55-leaves-n-3-textes/317-vulnera-
bilite-et-intronisation-carnavalesque-dans-le-film-d-horreur-americain-
des-annees-1970-80-f-christol
2. « Notre roi, naturellement, avait son fou. […] Néanmoins, son fou, son
bouffon de profession n’était pas seulement un fou. Sa valeur était tri-
plée aux yeux du roi par le fait qu’il était en même temps nain et boi-
teux ». (Poe, op. cit., p. 164).
3. Ces termes peuvent renvoyer à des réalités singulières, mais nous les
appréhendons ici d’un point de vue structurel et les employons donc
dans le reste de ce texte comme des synonymes.
1. « Quand les deux petits amis obéirent à l’ordre du roi, ils le trouvèrent
prenant royalement le vin avec les sept membres de son conseil privé ;
mais le monarque semblait de fort mauvaise humeur. Il savait que Hop-
Frog craignait le vin ; car cette boisson excitait le pauvre boiteux jusqu’à
la folie […]. Mais le roi aimait ses propres charges et prenait plaisir à
forcer Hop-Frog à boire, et, − suivant l’expression royale, à être gai.
— Viens ici, Hop-Frog, − dit-il, […] − avale-moi cette rasade à la santé
de vos amis absents […], et sers-nous de ton imaginative. […] Allons,
bois ! – le vin allumera ton génie ! Hop-Frog s’efforça, comme d’habitude,
de répondre par un bon mot aux avances du roi ; mais l’effort fut trop
grand. C’était justement le jour de naissance au pauvre nain, et l’ordre
de boire à ses amis absents fit jaillir les larmes de ses yeux. […]
— Ha ! ha ! ha ! – rugit ce dernier, comme le nain épuisait la coupe avec
répugnance, − vois ce que peut faire un verre de bon vin ! Eh ! tes yeux
brillent déjà ! […] Ils semblaient tous s’amuser prodigieusement du suc-
cès de la farce royale » (Edgar Poe, op. cit., p. 165-166).
1. « À l’époque où se passe cette histoire, les bouffons de profession n’étaient
pas tout à fait passés de mode à la cour. Quelques-unes des grandes
puissances continentales gardaient encore leurs fous ; c’étaient des mal-
heureux, bariolés, ornés de bonnets à sonnettes, et qui devaient être
toujours prêts à livrer, à la minute, des bons mots subtils, en échange des
miettes qui tombaient de la table royale » (Id., p. 164).
2. Mikhaïl Bakhtine note que, dans le carnaval, les objets quotidiens comme
les ustensiles de cuisine sont détournés de leur fonction habituelle et
transformés en armes parodiques (Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François
Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance,
Paris, Gallimard, 1970, p. 408).
Le véritable remake de King Kong ne serait pas King Kong mais Les
Dents de la mer. Le véritable remake de La chose d’un autre monde
serait moins La Chose qu’Alien. Le mot remake perd ici son sens éty-
mologique pour acquérir un sens métaphorique. Ce n’est plus le récit
filmique qui est à nouveau fabriqué après avoir été créé. C’est sa subs-
tance qui, en dépit du récit ou scénario original aussi bien que de la
réalisation est réinventée. 1
Dégénérescence clownesque
La série des « Freddy » inaugurée en 1984 par Wes Craven
marque une nouvelle évolution dans la formule originelle, inver-
sant les codes du genre en faisant du tueur un monstre sadique
qui, au lieu de punir ceux qui s’en prennent aux plus vulnérables,
les met au contraire en péril. Premier film d’une série extrême-
ment populaire qui compte aujourd’hui sept épisodes (et un cros-
sover très médiatisé, Freddy vs. Jason, sorti en 2003), Les Griffes
de la nuit (A Nightmare on Elm Street, Wes Craven, 1984) signale
la première apparition de Freddy Krueger (Robert Englund),
croque-mitaine muni d’un gant aux lames d’acier, autant connu
pour ses jeux de mots bouffons que pour son aspect terrifiant.
Tueur d’enfants lynché par des parents furieux après que la jus-
tice institutionnelle a échoué à le mettre en prison, Freddy revient
d’entre les morts pour se venger en massacrant les enfants de ses
bourreaux. S’immisçant dans les rêves de ses victimes, il prend
la forme de leurs pires cauchemars et les tue dans leur sommeil.
1. Richard Nowell, Blood Money, A History of the First Teen Slasher Film Cycle,
New York, Continuum, 2011, p. 23.
2. Depuis le milieu des années 1990 on assiste cependant à une résurgence
régulière de cette formule de slashers fondés sur la vengeance d’un
freak ou fool harcelé avec des films comme Valentine (Jamie Blanks,
2001), Tamara (Jeremy Haft, 2005), Burger Kill (Drive Thru, Brendan
Cowles, 2007), Truth or Die (Robert Heath, 2007), Dark Clown (Stitches,
Conor McMahon, 2012), ainsi que l’épisode de la série Masters of Horror,
Péchés de jeunesse (We All Scream for Ice Cream, Tom Holland, 2007).
Cette résurgence est selon-nous à mettre en lien avec l’explosion des
tueries scolaires dans les années 1990/2000.
3. Voir René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette, 1972.
Dans cet article nous avons tâché de montrer que toute une
série de films d’horreur des années 1970-1980 constituaient des
réécritures plus ou moins directes du conte d’Edgar Poe « Hop-
Frog », et que tout un pan du cinéma d’horreur (dont le slasher ou
la série des Freddy) pouvait être éclairé et réévalué à l’aune de
cette fiction. Comment rendre compte des rapprochements que
nous proposons ici entre deux objets a priori si dissemblables
(une nouvelle de quelques pages publiée en 1849 et des dizaines
de films des années 1970-1980) ? Ceux-ci sont-ils conscients,
voire volontaires de la part des auteurs (réalisateurs, produc-
teurs, scénaristes, acteurs, etc.) de ces films ? La réponse à cette
question est, de prime abord, négative. En effet, ce rapproche-
ment n’apparaît dans aucun des livres sur le cinéma fantastique
ou sur le film d’horreur consultés, ni dans les revues spécialisées
épluchées pour ce travail. Il est vrai qu’on ne peut en déduire
que ces auteurs ne connaissaient pas, directement ou indirecte-
ment, la nouvelle. Poe fait partie de l’imaginaire culturel amé-
ricain ; c’est aujourd’hui encore un auteur très étudié dans les
lycées par exemple. Son actualité demeure indéniable, et « Hop-
Frog », son dernier texte fictionnel achevé, est une référence
relativement connue dans la culture américaine 1. Il ne fait aucun
doute, par exemple, que Stephen King, grand lecteur de Poe et
amateur de films d’horreur et de revues d’épouvante, connaît
la nouvelle. Bien que le maître de l’épouvante n’en ait, à notre
connaissance, jamais fait mention explicite, Carrie constitue une
réécriture relativement évidente de « Hop-Frog » 2. S’il est possible
que les auteurs des Foolkiller movies aient songé, consciem-
ment ou inconsciemment, au conte de Poe en créant ces films,
ce n’est cependant pas l’hypothèse que nous privilégions. Nous
pensons plutôt que ces auteurs ont « réécrit » « Hop-Frog » sans
s’en rendre compte (pour ceux qui connaissaient ce texte) et sans
1. Nous avons déjà mentionné l’adaptation de Roger Corman, mais la nou-
velle fit également l’objet de deux adaptations dans des magazines de
bandes dessinées d’épouvante : une en 1954 dans la revue Nightmare et
l’autre en 1965 dans la revue Creepy. « Hop-Frog » a aussi été adapté plu-
sieurs fois à la radio et a été illustré à différentes reprises, notamment
par le grand illustrateur anglais Arthur Rackham.
2. On trouve même une référence partiellement cryptée au bouffon de Poe
qui n’a, à notre connaissance, jamais été relevée, dans le passage où
King décrit l’attitude de Carrie sur scène, lors du bal de fin d’année :
« She almost got tangled in her own feet and fell over, and that made
people laugh even more. Then she sort of… hopped off the stage. It was
like watching a big red frog hopping off a lily pad » (Stephen King, Carrie,
New York, Anchor Books, 2002, p. 200). Nous soulignons.
doute (pour la plupart) sans même savoir que cette nouvelle exis-
tait. Comment peut-on réécrire un texte sans jamais l’avoir lu ?
Un tel phénomène n’est envisageable qu’à condition que le conte
de Poe dépasse le stade d’une « simple » expression artistique ou
littéraire, et soit la manifestation d’un archétype ou d’un mythe
culturel dont les films constitueraient une expression contempo-
raine. On peut ici rappeler qu’un mythe est une entité narrative
désincarnée seulement appréhendable dans des artefacts tels
que des textes littéraires, des films, des peintures, etc. Comme
l’écrit Richard Slotkin,
the mythopeic mode of consciousness is dependent on – but distinct
from – the myth-artefact, which is the actual tale or some sacred image
or object connected with the myth-narrative. The artefact symboli-
cally embodies the mythopoeic perception and makes it concrete and
communicable. The legends and stories we commonly call myths are
simply the artefacts of the myth, and they retain their mythic powers
only so long as they can continue to evoke in the minds of succeeding
generations a visions analogous in its compelling power to that of the
original mythopoeic perception. 1
[Le mode de conscience mythopoétique dépend de – mais est dis-
tinct de – l’artefact mythique, qui est le récit ou une image ou objet
sacré connecté au récit mythique. L’artefact incarne symboliquement
la perception mythopoétique et la rend concrète et communicable. Les
légendes et histoires que nous appelons communément des mythes
sont en fait des artefacts mythiques, et ils retiennent leur pouvoir
mythique tant qu’ils continuent à évoquer dans l’esprit des générations
qui se succèdent une vision analogue dans son pouvoir d’évocation à
celle de la perception mythopoétique originelle.]
FLORENT CHRISTOL
CAS, UNIVERSITÉ TOULOUSE JEAN-JAURÈS
1. Le rejet brutal du Freaks de Tod Browning par le public à sa sortie en 1931
est la preuve que le contexte socio-culturel de l’époque n’était pas adé-
quat pour l’épanouissement de ce mythe. Nous n’avons pas ici la place
pour évoquer les raisons ayant poussé la culture américaine à activer le
potentiel mythique de la nouvelle de Poe dans les années 1970. Le lec-
teur curieux trouvera des hypothèses de réponses à cette question dans
l’article « La violence du slasher film », op. cit.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES