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TEXTE II

UNE CARRIERE
(suite)
La guerre de 1914, dans toutes les vies, donna son coup de sabre. Beltara fut dragon, Fabert
aviateur à Salonique, Lambert-Leclerc, après une blessure honorable, revint à la Chambre et
décrocha un sous-secrétariat d’Etat[1]. Chalonnes, après avoir été fantassin de deuxième classe
dans mi dépôt, fut rappelé par la propagande[2] et termina la guerre rue François I. Quand nous
fûmes démobilisés, Fabert et moi, il nous rendit de grands services, car nous avions perdu le
contact avec Paris pendant notre longue absence, alors qu’il avait, au contraire, formé des amitiés
nouvelles et puissantes.
Beltara avait été décoré au titre militaire[3]. Fabert l’était depuis longtemps. Lambert-Leclerc
obtint de son collègue des beaux-arts que je fisse partie de la première promotion civile qui suivit
l’armistice. Les cinq m’offrirent un petit dîner charmant (caviar, vodka, esturgeon) dans un des
restaurants russes que la révolution communiste semblait avoir exilés. Des musiciens en caftan
de soie jouèrent des airs bohémiens. Il nous sembla (était-ce un effet de la mélancolie de ces
chants) que Chalonnes, ce soir-là, était un peu triste.
Je fis route avec Fabert qui habite mon quartier, et en remontant les Champs-Elysées[4], par
une belle nuit d’hiver, nous ne pûmes parler que de lui.
— Pauvre Chalonnes! dis-je, tout de même, il doit être pénible à son âge, de voir derrière soi
un passé parfaitement vide.
— Crois-tu qu’il s’en rende compte? me dit Fabert. Il est d’une si magnifique inconscience.
— Je ne sais pas. Je crois plutôt qu’il vit sur deux plans. Quand tout va bien, quand il est très
invité, très fêté, il oublie qu’il n’a rien fait pour ça. Mais, au fond, il ne peut ne pas le savoir. C’est
une inquiétude toujours présente et qui doit surgir dès que la surface devient trop tranquille…
Dans une soirée comme celle-ci où vous avez tous rappelé très gentiment mon œuvre, où j’ai
essayé de vous répondre, comment ne verrait-il pas qu’il n’y a rien à dire de lui?
— Mais on peut concevoir un homme tout à fait dépourvu d’ambition et, par conséquent, de
jalousie.
— Certainement, mais je ne crois pas que ce soit le cas de Chalonnes. II faudrait pour cela, ou
bien être très modeste et se dire: „Ces choses ne sont pas pour moi“, ou très orgueilleux et
penser: „Je ne les désire pas“. Chalonnes désire les mêmes choses que tout le monde, mais il est
plus paresseux qu’ambitieux. Je t’assure que c’est une situation douloureuse.
Ce sujet nous occupa longtemps; chacun de nous le traitait avec une certaine complaisance.
Par contraste avec tant de stérilité, notre propre fécondité nous devenait plus sensible et, de ce
sentiment agréable, nous nous faisions une pitié pour Chalonnes.
Le lendemain, Fabert et moi nous allâmes voir Lambert-Leclerc au ministère.
— Nous voulons, lui dis-je, te parler d’une idée qui nous est venue hier soir après t’avoir quitté.
Ne trouves-tu pas qu’il est désagréable pour Chalonnes de nous voir tous quatre décorés et de
rester, lui, à l’écart? Cela n’a aucune importance? C’est entendu, mais rien n’est important: c’est
un symbole. Et puis, justement, si cela n’a pas d’importance, pourquoi pas Chalonnes comme les
autres?
— Moi je veux bien, dit Lambert-Leclerc, mais il faudrait des titres[5].
— Comment? protesta le ministre du fond du divan où il était étendu, je n’ai jamais dit cette
platitude.
— Oh, pardon. J’en appelle à Fabert…[6] Tu as dit: „Il faut au moins l’apparence de titres“.
— Ça peut-être, dit Lambert-Leclerc. Je n’étais pas aux Beaux-Arts, je ne pouvais pas faire ce
que je voulais, mais je vous ai dit que si Chalonnes voulait passer chez moi[7], dans la promotion
du ravitaillement [8], c’était très facile.)
— C’était idiot, continua le narrateur. Mais je te rends cette justice que tu n’as pas insisté. A la
promotion Hégésippe Moreau[9], Chalonnes eut sa croix. En lui demandant de signer la demande,
j’eus la maladresse de lui dire (parce que j’étais un peu agacé de voir qu’il semblait considérer la
chose comme naturelle) que nous avions eu un peu de mal à enlever l’affaire[10].
— Vraiment? dit-il. J’aurais cru, au contraire, que c’était fort simple.
— Oui, si tu avais des titres…
Mais sa surprise fut si évidente que je détournai la conversation.
André Maurois
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1
Salonique — ville de Grèce; la Chambre — la Chambre des députés; décrocha — ici: reçut le
poste; un sous-secrétariat d’Etat — aide du ministre.

2
la propagande — le département de la propagande.

3
au titre militaire — comme militaire.

4
les Champs-Elysées — grande avenue de Paris.

5
titres (m pl) — Ici, qualités ou services qui donnent droit à la reconnaissance, à la
considération, à la promotion, etc.

6
j’en appelle à Fabert… — je prends Fabert à témoin…

7
passer chez moi — être décoré comme appartenant à mon département.

8
Département du Ravitaillement.

9
la promotion Hégésippe Moreau — distribution de décorations en mémoire de Hégésippe
Moreau (1810–1838), poète français.

10
nous avions eu un peu de mal à enlever l’affaire — il n’avait pas été facile d’obtenir cette
décoration.
Etude du vocabulaire
1. Définissez le style de discours utilisé par le narrateur, le romancier Civrac. Est-ce le style
parlé familier? Citez les synonymes de style parlé des mots et groupes de mots: former des
amitiés; concevoir un homme, dépourvu d'ambitions; modeste; orgueilleux; paresseux; situation
douloureuse; après t’avoir quitté; ne trouves-tu pas...; platitude; agacé; fort simple; détourner la
conversation.
2. Transposez le premier dialogue Civrac-Fabert en style parlé familier. Remplacez les
groupes de mots suivants par des expressions de style littéraire soigné neutre: décrocher un
sous-secrétariat; c’est entendu; moi, je veux bien; ça peut être; passer dans la promotion du
ravitaillement; c’était idiot; Chalonnes eut sa croix; nous avions eu un peu de mal à enlever
l’affaire.
3. Traduisez en russe: La guerre de 1914, dans toutes les vies, donna son coup de sabre.
Quel est le procédé stylistique utilisé par le narrateur? Relevez dans le texte les mots, les groupes
de mots et les phraséolo-gismes au sens figuré.
4. Citez les synonymes et les antonymes de l’adjectif honorable employé dans les groupes de
mots: une blessure honorable; exercer une profession honorable; mon honorable collègue; obtenir
une note honorable (à l’examen). Traduisez: Речь моего уважаемого оппонента меня не
убедила. Он прожил достойную жизнь. Результаты этого экономического эксперимента
вполне удовлетворительны.
5. Dites les acceptions du substantif promotion (f) et de ses dérivés. Citez des synonymes
correspondents. Traduisez: Отпраздновать свое новое: произвести в капитаны; выпускник
этого года; продолжать развивать сотрудничество; рекламные цены.
6. Qu’est-ce qui produit l’effet d’oxymoron dans le group de mots une si magnifique
inconscience? Est-ce un jugement positif porté sur le personage?
7. Precisez la différence entre dire qch et dire qch de qn. Traduisez : О нем нечего сказать.
Что вы скажете об этом фильме? Расскажите что-нибудь о вашей новой работе. Мне нечего
сказать об этом.
8. Dites les synonymes du mot titre (m) au pluriel dans les phrases suivantes: La Révolution
de 1789 a supprimé les titres de noblesse. Voici quels titres vous devez présenter à l’appui de
votre demande. De tous les candidats ce jeune homme avait le plus de titres. «Evidemment, le
vieux avait des titres cachés, dont il touchait les coupons, chaque trimestre.» (Zola). Pour être
nommé à ce poste il faut avoir des titres
9. Quel est le sens du phraséologisme à titre militaire? Citez d'autre expressions avec le
substantif titre (m).

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