Hunter S.

Thompson Les Harpies hurlent

Articles, Chroniques et digressions

à la viande de bison

REQUIEM POUR UN POIDS LOURD FURIEUX...

UN MÉMOIRE INACHEVÉ SUR LA VIE ET LE
DESTIN FUNESTE D'OSCAR ZETA ACOSTA,
PREMIER ET DERNIER DES SAUVAGES BISONS
BRUNS... IL SE VAUTRAIT AVEC LES LÉPREUX ET
LES AVOCATS, MAIS IL SE DRESSAIT DE TOUTE
SA TAILLE SUR SES PATTES ARRIÈRE QUAND IL
SE PROMENAIT LA NUIT AVEC LE ROI...

Le mémoire suivant du Dr Thompson est le douloureux

résultat d'une lutte de neuf semaines (entre la Direction et
l'auteur) concernant le style, le ton, la longueur, le
paiement, etc., et surtout le sujet, par lequel le Bureau des
Affaires nationales devait contribuer à ce numéro, né sous
de mauvais auspices, pour fêter le dixième anniversaire de
Rolling Stone...
Et l'honnêteté, même momentanée, envers la Direction
nous oblige à remarquer que la formule « né sous de
mauvais auspices » est du Dr Thompson – comme tous les
jugements brutaux qu'il a finalement été obligé de
fournir...
 Hunter S. Thompson
« Nous travaillons dans le noir, nous faisons ce que
nous pouvons. » Un poète qui n'avait jamais rencontré
Werner Erhard a dit cela, et alors ?
Ce qui avait commencé comme une sorte de
commentaire dévastateur sur « la signification des années
60 » s'est rapidement transformé en harangue folle, hydre
à cent têtes, sur la vérité, la vengeance, le journalisme et la
signification, telle qu'en elle-même, de Jimmy Carter.
Mais rien de tout cela ne pouvait être retaillé pour
remplir les pages disponibles – aussi avons-nous été
obligés de faire un compromis avec le Doc et sa bande, qui
depuis le début s'étaient prononcés en faveur d'un article
long, dangereux et très coûteux intitulé : « À la recherche
du Bison Brun ».
L'idée du Dr Thompson était de faire financer par
Rolling Stone cette recherche désespérée d'un de ses amis
qui disparut dans des circonstances terribles et
mystérieuses vers la fin de 1974, ou peut-être au début de
1975. Le Bison Brun était le nom de plume de l'avocat
chicano de Los Angeles Est qui devint célèbre dans le
monde entier comme le brutal et impitoyable « avocat
samoan de cent cinquante kilos » dans le bouquin de
Thompson Las Vegas Parano.
La Rédaction en Chef
Nul ne sait les choses étranges que j'ai vues Sur la piste
du bison brun.
Le Vieux Black Joe
Je marche dans la nuit pluvieuse jusqu'à l'aube d'un jour
nouveau. J'ai préparé les plans, remis en place la
philosophie et monté l'organisation. Quand j'aurai un
million de Bisons Bruns à mes côtés, je présenterai les
exigences d'un nouvel État-Nation au Gouvernement US
comme aux Nations Unies... et puis je me casserai pour
écrire mon bouquin. Je n'ai aucun désir de devenir un
Les Harpies hurlent à la viande de bison
homme politique. Je ne veux diriger per-sonne. Je n'ai pas
d'ego à flatter. Je ne suis pas ambitieux. Je veux simplement
faire ce qui est juste. Une fois par siècle arrive un homme
qui est choisi pour parler au nom de son peuple.
Moïse, Mao et Martin (Luther King Jr.) en sont des
exemples. Qui va dire que je ne suis pas un homme de ce
genre ? Par les temps qui courent, l'homme à tout faire a
besoin de plusieurs voix. C'est peut-être pour cela que les
dieux m'ont envoyé à Riverbank, Panama, San Francisco,
Alpine et Juarez. C'est peut-être pour ça qu'on m'a appris
tant de métiers. Qui niera que je suis unique ?
Oscar Acosta,
L'Autobiographie d'un Bison Brun, 1972
Eh bien... pas moi, Cher Ami. Où que tu te trouves et
quel que soit ton état – mort ou vivant, ou même les deux,
hein ? Voilà un truc qu'ils ne pourront pas t'enlever... Ce qui
est une bonne chose, je crois, pour le reste d'entre nous :
parce que (eh ouais – faut pas te leurrer, Oscar) tu n'étais pas
particulièrement discret dans ce monde, et tu étais beaucoup
trop lourd pour la plupart des barcasses dans lesquelles tu
avais sauté. Un des plus grands regrets de ma vie est de
n'avoir pu te présenter à mon vieux pote de football, Richard
Nixon. Ce qu'il redoutait le plus dans la vie – plus encore que
les homosexuels, les Juifs et les mutants – c'était les gens qui
pouvaient perdre les pédales; il les appelait les « canons non
fixés sur le pont », et il aurait voulu les faire tous enfermer.
Nous n'avons pas encore été fouiller de ce côté-là, Oscar,
mais pourquoi pas ? Si ta paranoïa dans le style classique
« nègre maudit » a la moindre validité, tu dois comprendre
que Richard Nixon n'était pas le seul à t'avoir dans le
collimateur – il y avait aussi tous les gens qui pensaient
comme Nixon, tous les juges et ministres de la Justice qu'il
avait nommés pendant ces années bizarres. Y avait-il des amis
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 Hunter S. Thompson
de Nixon parmi tous ces juges d'assises que tu avais traînés au
tribunal, ridiculisés et humiliés quand tu essayais de baiser le
système de sélection du Grand Jury à L.A. ? Combien de ces «
gardes du corps » Bérets Bruns que tu appelais « frère »
étaient des flics « en civil » ou des indicateurs ? Je me
rappelle combien cela me préoccupait quand nous
travaillions à cette enquête sur le meurtre du journaliste
chicano Ruben Salazar par un homme du shérif du comté de
L.A. Combien de ces maniaques de la bombe et de la gâchette
qui dormaient sur des matelas dans ton appartement
parlaient au shérif d'une cabine de boui-boui à chili con carne
tous les matins ? Ou peut-être aux juges qui n'arrêtaient pas
de te boucler pour insultes au tribunal, quand ils n'avaient
rien trouvé de mieux ?
Ouais, assez causé des « années 60 paranoïaques ». Il est
temps de conclure ce moment tordu – ou en tout cas presque
temps – mais avant de revenir aux faits bruts et à ton humour
d'avocat grossier, je veux m'assurer qu'au moins un document
prouvera que j'ai essayé, en pure perte, pendant au moins cinq
ans de convaincre mon avocat samoan de naguère, Oscar
Zeta Acosta, qu'une chose comme la paranoïa n'existait pas.
Du moins pas dans cette zone de guerre politique et
culturelle appelée « L.A. Est », dans les années 60, et surtout
pas pour un « avocat chicano » agressivement anar qui
croyait pouvoir veiller toute la nuit, toutes les nuits, en
bouffant de l'acide et en balançant des « cocktails Molotov »
avec les gens mêmes qu'il allait devoir représenter le
lendemain matin dans un tribunal de la ville.
Il arrivait – trop souvent, me semblait-il – qu'Oscar se
pointe devant le tribunal à neuf heures du matin, les mains
puant l'essence et ses bottes de cow-boy en serpent à 300
dollars cou-vertes de cendres verdâtres. Il s'arrêtait devant le
tribunal, juste le temps de donner à la télé cinq minutes de
rhétorique délirante pour le journal du soir, puis il poussait
Les Harpies hurlent à la viande de bison
ses « clients » aussi délirants que lui dans la salle d'audience
pour leur guerre / cirque quotidien avec le juge. Quand on se
met à chasser l'ours de cette manière, paranoïa est synonyme
d'ignorance... Ils veulent vraiment ta peau.
Tous les jours il avait cinquante chances sur cent de se
faire coxer pour « outrages au tribunal » – ce qui signifiait
qu'il cou-rait en permanence le danger d'être alpagué et mis à
l'écrou les poches pleines de speed ou de black beauties.
Après y avoir échappé de justesse à diverses reprises, il avait
décidé qu'il lui fallait travailler au tribunal avec « une équipe
de trois défenseurs ».
Un de ses « associés » était généralement un jeune
Chicano bien sapé et bien élevé dont le seul boulot consistait
à trimballer en permanence au moins cent milligrammes de
pur speed et à approvisionner Oscar lorsqu'il lui faisait signe.
Un autre n'était ni aussi bien sapé ni aussi poli; son turf était
de faire bien gaffe et de précéder les flics dès qu'ils faisaient
mine d'approcher Oscar – à ce moment-là il se précipitait,
raflait toutes les pilules, poudres, couteaux ou autres preuves
qu'on lui tendait, puis filait comme un bazooka humain vers
la sortie la plus proche.
Cette tactique marcha si bien pendant près de deux ans
qu'Oscar et sa bande finirent par ne plus se méfier. Ils avaient
survécu une fois de plus à une longue journée au tribunal –
pour incendie volontaire, cette fois-ci; ils avaient essayé de
brûler le Biltmore Hotel pendant que Ronald Reagan, alors
gouverneur, y prononçait un discours – et ils rentraient en
voiture au quartier général d'Oscar dans le barrio (ils
faisaient peut-être du quatre-vingt-dix ou du cent à un
endroit où la vitesse était limitée à soixante) lorsqu'ils furent
soudain encadrés par deux bagnoles de flics. « Ils se
comportaient comme si on venait de braquer une banque, a
expliqué Frank, l'oeil plongeant dans le canon d'un fusil de
chasse. Ils nous ont fait tous coucher face contre terre, puis ils
ont fouillé la voiture, et... »
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 Hunter S. Thompson
Oui. C'est à ce moment-là qu'ils ont trouvé la défonce :
vingt à trente comprimés blancs que la police a rapidement
identifiés comme « comprimés d'amphétamine illégale,
appartenant à l'avocat Oscar Acosta ».
Notre gros Mex-à-tout-faire s'est retrouvé au trou une
fois de plus, mais ce coup-ci pour ce que la presse appela « le
Drogué arrêté pour excès de vitesse ». Oscar convoqua une
conférence de presse en prison et accusa les flics d'avoir
monté un « coup fourré » – mais ses gardes du corps eux-
mêmes ne le crurent pas, du moins pas avant que cette
publicité leur eût fait tant de tort que tout le « Mouvement
du Pouvoir Brun » était totalement éclaté, immobilisé et
discrédité quand les flics renoncèrent à tous les chefs
d'accusation, incendie et drogue, ou les réduisirent en petits
gribouillis illisibles sur le dos du buvard.
Même moi, je ne sais pas exactement comment l'affaire se
conclut. Peu après « le Drogué arrêté pour excès de vitesse »,
pour autant que je me souvienne, deux de ses copains furent
accusés de meurtre avec préméditation sur la personne d'un
dealer d'héro du barrio, et je crois qu'Oscar finit par accepter
l'accusation pour drogue et plaida coupable d'un truc comme
« possession d'affreux comprimés dans un endroit public ».
Mais à ce stade il était coulé. Aucun des respectables
politicards de L.A. Est ne l'avait tellement encaissé de toute
manière, et ce « Drogué arrêté pour excès de vitesse » leur
suffisait large-ment pour dénoncer publiquement tout ce qui
était à gauche des Huevos Rancheros, et recommencer à se
faire appeler Mexicains-Américains. Le procès des « Six de
Biltmore » n'était plus une cause à-la-vie-à-la-mort pour La
Raza; mais un crime honteux dont une poignée d'extrémistes
défoncés essayait de faire porter le chapeau à toute la
communauté. L'ambiance vira à l'aigre d'un seul coup sur le
boulevard Whittier, et la vue d'un Béret Brun devint soudain
aussi rare qu'un client payant pour Oscar Acosta – l'avocat
ex-chicano.
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Toute la communauté politique ex-chicano fit des pieds et
des mains pour bien faire comprendre au reste de la ville
qu'ils savaient depuis toujours que ce drogué – un de leurs
porte-parole les plus éloquents et certainement le plus
extrémiste, populaire et politiquement agressif pendant ces
deux dernières années – n'était qu'un défoncé assoiffé de
publicité pas même foutu d'avoir un compte au Silver Dollar
Café, sans parler d'organiser des amis ou un mouvement.
Personne, dans la presse mexicaine-américaine, ne fit la
moindre allusion à sa campagne étonnamment populaire
pour devenir shérif du comté de L.A., qui avait fait de lui un
petit héros parmi les Chicanos politique-ment chics de toute
la ville.
Plus de ces conneries flatteuses sur le boulevard Whittier.
L'arrestation d'Oscar pour cette affaire de drogue était encore
dans tous les esprits quand on le vira de son appartement
dans les trois jours et qu'on lui vola – ou embarqua – sa
voiture. Ses deux copains accusés de meurtre avec prémédi-
tation – entièrement à juste titre, m'assura-t-il ultérieurement
– refusèrent publiquement qu'il les défende. Pas même gratis,
dirent-ils. Un clown défoncé était pire que pas d'avocat du
tout.
C'était vraiment des raisonnements de porte-flingue
demeuré, mais Oscar n'était pas d'humeur à offrir deux fois
ses services. Il opéra donc une retraite stratégique à Mazatlan,
qu'il appelait son « autre patrie », pour lécher ses blessures et
commencer à écrire le Grand Roman Chicano. C'était la fin
d'une époque ! Le foudroyant avocat chicano s'apprêtait à
devenir un écrivain à demi célèbre, une star de cénacles – puis
un fugitif, un freak, et pour finir un disparu permanent ou un
cadavre non découvert.
Le destin final d'Oscar est encore un mystère, mais chaque
fois que son dossier semble finalement clos, quelque chose
vient le ramener à la vie... Et c'est ce qui vient juste de se
passer, mais dans une telle tempête chaotique que ma pensée
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a plongé dans un sacré trou du temps : j'ai dans l'immédiat les
nerfs encore trop torturés pour faire autre chose que courber
le dos et laisser passer l'orage.
L'HOMME ÉCLAIR ARRIVE... ÉTRANGES NOUVELLES
DE COCONUT GROVE... MEURTRE, FOLIE ET LA
BATAILLE DE BISCAYNE BAY... LA MORT D'UN
BATEAU DE CONTREBANDE ET UN MALENTENDU
DE 48 000 DOLLARS... RES IPSA LOQUITUR...
Une effraie grosse comme un chow-chow a tué deux de
mes paons sous la véranda. Le juge de paix a fait venir les flics
parce que j'interférais avec le travail d'ouvriers qui peignaient
des bandes jaunes sur la route de Woody Creek. L'antique
arbalète à vindas que Steadman m'avait envoyée d'Angleterre
a été saisie et détruite par les hommes du shérif; et un homme
de Miami appelé Drake a passé tout l'après-midi au Jerome
Hotel, exigeant que le barman lui donne mon numéro de
téléphone parce qu'il assurait avoir un message bizarre pour
moi.
Puis Sandy est rentrée de faire les courses avec le courrier
et le dernier numéro de Newsweek, celui avec la photo de
Caroline Kennedy arrivant avec Jann chez Elaine's et le
poussant dans un chariot en cristal taillé de chez Neiman
Marcus. Sandy ne l'a pas reconnu immédiatement; elle a cru
que c'était une photo de Caroline et Bella Abzug en pleine
campagne électorale.
On est sorti sous la véranda, en pleine lumière, pour
mieux voir les photos – mais le soleil m'a aveuglé un
moment, et c'est alors que Tom Benton s'est enfilé dans l'allée
en rugissant sur sa 880 Husqvarna, et quand il a vu ce papier
dans Newsweek (vous connaissez Tom et son oeil d'artiste), il
a dit : « Je veux bien être enculé si ce n'est pas Jann ! Et
Les Harpies hurlent à la viande de bison
regardez-moi son superbe sourire. Whach ! Et regardez ce
qu'il a fait à ses cheveux... et ces dents. Je comprends
pourquoi il a déménagé à NewYork. »
Benton enlevait ses cuirs tout en parlant. Il s'était
trimballé sur les chemins forestiers dans les alpages derrière
sa maison, à la recherche d'un ours dingue qui avait arraché le
toit de sa Jeep et tué sa mule la semaine dernière.
« Je veux simplement le sonner avec ce Taser, puis
l'enchaîner à un arbre jusqu'à ce qu'on puisse s'occuper de lui.
» « S'occuper de lui ? »
Il a approuvé de la tête. « C'est le petit grizzly que
Noonan a remis en liberté avant de quitter la ville. Il a
environ un an et demi maintenant, et il commence à
déconner. »
« Arrête un peu avec ton Taser, ai-je fait. C'est inefficace à
plus de cinq mètres. On va avoir besoin du M-79 et de
grenades à gaz incapacitant, puis on le redescendra en le
traînant derrière la Jeep. »
« Non, a-t-il répondu. Je veux mettre ce salaud dans une
camionnette, l'emmener en ville, garer la camionnette juste
devant la porte latérale de ce restaurant où tous les avocats
déjeunent. Ils vont l'adorer. »
« Magnifique, ai-je dit. Balance-le en plein dans ce salon
particulier où ils ont ces déjeuners de l'Association du
Barreau
– fais-lui d'abord bouffer un seau plein d'acide et de
viande crue et conduis-le à la réunion. »
Benton s'est mis à rire, puis il s'est arrêté, a plongé la main
dans une de ses poches et m'a tendu une petite enveloppe. « A
propos d'avocats, a-t-il fait. J'avais presque oublié – il y a un
type de Miami en ville qui prétend avoir un message pour
toi, d'Oscar. »
J'ai tressailli et reculé. « Quoi ? Qui ? »
« Ouais, dit Benton. Oscar Acosta, le Bison Brun. »
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Il a hoché la tête. « Ce type a une histoire très, très
bizarre. Tellement bizarre que je me demandais si ça valait la
peine que je vienne te la raconter. »
« Je connais toutes ces histoires. Merde, j'en ai écrit la
plupart – et en plus, Oscar est mort. »
Tom a ouvert deux autres bières et m'en a tendu une.
« C'est pas ce que dit ce type, Drake, a-t-il repris
doucement. Il dit qu'Oscar a failli être tué il y a deux mois en
Floride. Ils ont fait une virée vers minuit à Bimini dans le
bateau de Drake, et en revenant ils sont tombés dans une
embuscade en mer et un copain d'Oscar s'est fait tuer – et le
hors-bord de Drake, un machin pour la contrebande de
cigarettes à 48 000 dollars, a été complètement bousillé; il dit
que les rafales l'avaient transformé en une telle passoire qu'ils
ont failli couler en pleine mer. »
« Des conneries. C'est impossible. »
Il a haussé les épaules. « Eh bien, c'est ce que disait
Solheim. Mais il a parlé longuement avec Drake hier soir, et
il dit que le type n'en démord pas. Il avait même une photo. »
Je me suis soudain rappelé l'enveloppe que je tenais à la main.
«Voyons ce que c'est ! » ai-je fait en l'ouvrant. Dedans, il y
avait la couverture d'un livre de poche, pliée dans le sens de la
longueur – la couverture de L'Autobiographie d'un Bison
Brun d'Oscar, avec une photo de l'auteur et un message
griffonné à l'intérieur. « Cher Thompson, disait-il. Appelez-
moi, s'il vous plaît, dès que possible. Très urgent. Acosta
pourrait bien avoir de très graves ennuis. POLICE ! Le temps
presse. Appelez-moi à la chambre 353, Jerome Hotel. Merci.
Drake. »
« Bon Dieu, ai-je murmuré. Mais pourquoi merde veut-il
me parler à moi ? »
« Il cherche Oscar, a répondu Benton. Les garde-côtes
aussi – sans compter la DEA, le FBI et la moitié des flics de
Miami. » « Et alors ? Ça fait deux ans qu'il est mort. »
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Tom a hoché la tête. « Non, Drake dit qu'il opère
toujours du côté de la Floride,, et qu'il s'occupe de très
grosses quantités de poudre blanche. »
« J'en doute. »
« Eh bien, pas Drake, et il va le balancer si Oscar ne lui
paie pas son bateau. Il veut 40000 dollars et affirme qu'Oscar
a le fric. »
« Mon cul ! On devrait faire boucler ce salaud pour
chantage. »
Il a haussé les épaules une fois de plus. « Attends. Tu n'as
pas tout entendu. Drake parle de meurtre, pas de drogue. » «
De meurtre ? »
« Ouais. Drake dit que les garde-côtes -ont ramené trois
cadavres après l'embuscade, et deux n'avaient plus de tête.
Oscar a fait sauter ce hors-bord juste au-dessus d'un Boston
Whaler qui transportait au moins deux types. »
Je l'ai regardé un moment, puis je suis allé m'asseoir sur le
divan. « Bon Dieu ! ai-je dit. Reprenons cette histoire à zéro.
J'ai dû rater un passage. »
Il vaut mieux pour toi être perdu que retrouvé.
Clement Robinson
Ce qui était vrai. L'histoire que m'avait racontée Benton
était de Mike Solheim, qui la tenait d'un inconnu affirmant
s'appeler Drake, et qui s'était pointé à Aspen un après-midi
pour me trouver parce qu'il pensait que je pourrais le
brancher sur Oscar Acosta – un « mort » qui s'était pourtant
débrouillé pour débarquer chez Drake à Coconut Grove, un
soir de l'été dernier, et lui proposer 5 000 dollars en liquide
pour une balade nocturne à Bimini et retour dans le nouveau
bateau de course que Drake venait de payer 48 000 dollars.
Et pas de questions.
Ce n'était pas le genre de proposition qu'un vieux
contrebandier de défonce comme Drake pouvait ne pas piger.
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Il n'y a que deux raisons pour posséder un projectile en fibre
de verre, long de onze mètres, propulsé par deux moteurs de
370 chevaux. L'une est de remporter des courses en pleine mer
à des pointes de 145,703 km/h (actuel record du monde, établi
par « l'équipe championne du monde de course en hors-
bord » en 1976) et l'autre s'explique par la tranquillité d'esprit
virtuellement inestimable qu'on a en faisant des « affaires »
dans un bateau qui laissera sur place tout ce que les garde-
côtes pourront mettre à l'eau.
Il n'était donc pas utile que Drake demande à ces deux
généreux Mexicains pourquoi ils avaient besoin de son
bateau, ni même pourquoi l'un d'eux est monté avec une
mitraillette Uzi. Il avait déjà fait cette excursion, et même par
les nuits sans lune il connaissait la moindre vaguelette, y
compris à cent à l'heure...
Mais il ne s'attendait quand même pas à ce qui leur est
tombé sur la gueule en revenant de Bimini cette fois-ci. Ils
étaient presque arrivés, venaient de ralentir à environ un
mille au large de la pointe sud de Key Biscayne, quand il a
soudain été aveuglé par des projecteurs, devant, à droite et à
gauche; et des coups de feu ont ébranlé la nuit. Le Mexicain
avec la Uzi a été tué avant que Drake entende les premières
détonations; la Uzi est tombée à l'eau et le Mexicain s'est
effondré dans le cockpit avec au moins dix gros trous dans la
poitrine. Drake a senti son bateau trembler dans l'eau tandis
que la coque commençait à se désintégrer sous les rafales
croisées. « Nous sommes cernés ! a-t-il hurlé. Ils vont nous
tuer tous ! » Puis il est tombé et a essayé de s'abriter sous le
cadavre, tandis qu'Oscar empoignait simultanément la barre
et la manette des gaz. Le gros monstre a bondi vers l'avant
avec un grondement, puis Drake a senti qu'il s'envolait : son
hors-bord venait de passer par-dessus un Boston Whaler de
sept mètres... Et soudain la fusillade cessa; son bateau filait
vers Miami à cent à l'heure et il baignait dans quinze
centimètres d'eau sanglante. Il a entendu Oscar hurler en
Les Harpies hurlent à la viande de bison
espagnol comme ils commençaient à arriver, trop vite, sur les
lumières de Dinner Key.
Drake s'est relevé et a pris la barre. Le bateau sembla se
désintégrer dans ses mains tandis qu'il mettait le cap sur un
bouquet d'arbres à l'extrémité de la marina plongée dans
l'obscurité. Quand il sentit le choc d'un banc de sable sous ses
pieds, Oscar enjamba la rambarde avec la petite valise qu'ils
étaient allés chercher à Bimini, et ce fut la dernière image que
Drake eut de lui.
Le bateau flottait toujours, miraculeusement; Drake eut le
temps de balancer le mort et d'aller échouer son épave de 48
000 dollars à huit cents mètres de là, sur la plage, sous
quelques branches basses où il la regarda couler et disparaître
dans deux mètres d'eau sombre. Drake camoufla l'endroit
comme il put, puis se traîna jusqu'à Biscayne Boulevard où il
fit du stop vers Coconut Grove. Et là, il resta terré dans sa
chambre pendant quarante-huit heures, secoué par la plus
belle peur de sa vie.
Cette histoire folle et curieuse en provenance de Coconut
Grove n'était que la dernière en date d'une douzaine de «
débuchers du Bison Brun » en deux ans. Tous ceux qui
l'avaient connu, même vaguement, avaient entendu des
histoires sur la « vie secrète » d'Oscar et ses frénétiques
aventures criminelles aux quatre coins du monde. Depuis sa
mort/disparition supposée en 1973,74 ou même 75, on l'avait
repéré dans le monde entier – vendant des armes à Addis-
Abeba, achetant des orphelins au Cambodge, fumant de
l'herbe à Acapulco avec Henry Kissinger, installé au bar de
l'aéroport de Lima avec deux ou trois sacs Pan Am bourrés à
craquer sur les épaules, ou encore étreignant nerveusement le
volant d'une Mercedes 450 argentée dans l'allée « Rien à
Déclarer », sur le point de franchir la douane américaine à la
frontière mexicaine entre Tijuana et San Diego.
Il n'y a pas beaucoup de tziganes enregistrés au Bureau des
personnes disparues – et si Oscar n'était pas exactement le
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gitan classique, à ses yeux comme aux miens, ce n'était que
parce qu'il n'avait jamais pu couper le cordon ombilical à
haute tension qui le rattachait pour toujours à la
patrie/couveuse de son
enfance. Lorsqu'il avait vingt ans, Oscar travaillait comme
une bête huit jours par semaine pour apprendre à vivre et
même à penser comme un tzigane, mais il n'a jamais tout à
fait réussi à franchir la ligne de démarcation.
Bien que né à El Paso, Texas, je suis en fait un petit
paysan. Un homme des bois, un petit Mexicain de l'autre
côté de la barrière. J'ai grandi à Riverbank, Californie,
Boîte Postale 303, 3 969 habitants. C'est la seule ville de
tout l'État dont les chiffres essentiels n'ont pas bougé
depuis. Le panneau qui vous accueille à la sortie du virage,
en venant de Modesto, dit LA VILLE DE L'ACTION.
Nous vivions dans une bicoque de deux pièces, sans
plancher. Nous devions aller chercher l'eau à la pompe et
allumer la lampe à pétrole si nous voulions lire la nuit.
Mais nous n'avions jamais faim. Mon vieux se débrouillait
toujours pour acheter les haricots et la farine pour faire les
tortillas par sacs de cinquante kilos; et ma mère se servait
de la toile pour faire des robes, des draps et des rideaux.
Nous avions un hectare de terre que nous plantions chaque
année de maïs, tomates et piments jaunes pour la sauce
piquante. Avant même que mon père nous réveille, ma
vieille maman était en train de préparer les tortillas à cinq
heures du matin tandis qu'il débitait les bûches que nous
traînions depuis la rivière pendant les week-ends.
Riverbank est divisée en trois zones, et dans mon petit
coin du monde il n'y avait que trois sortes de gens : les
Mexicains, les Okies et les Américains. Catholiques, Holy
Rollers et Protestants. Cueilleurs de pêches, ouvriers de la
conserverie et employés de bureau.
Nous habitions dans le Quartier Ouest, à portée de nez
de la plus grande conserverie au monde de sauce tomate.
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Le Quartier Ouest est toujours coincé entre le chemin
de fer de Santa Fé à l'est, l'autoroute Modesto-Oakdale au
nord, et le canal d'irrigation au sud. Dans cette espèce de
ghetto, seuls les Mexicains étaient à l'abri des crocs des
chiens, qui dans le voisinage n'obéissaient qu'aux ordres en
espagnol. En dehors de Bob Whist et d'Emitt Brown, deux
copains qui juraient en espagnol mieux que moi, je n'ai
jamais vu un Blanc sur les chemins de terre de notre
quartier.
Oscar Acosta, L'Autobiographie d'un Bison Brun
LA PELOUSE ARDENTE ET ENCORE UN PIC À GLACE
POUR RICHARD NIXON, EN SOUVENIR DU BON
VIEUX TEMPS... LENTE AGONIE DU POUVOIR BRUN
ET UN GRAND SALUT À ED LE DINGUE... LA BOMBE
HUMAINE PART POUR MAZATLÀN, LES AVOCATS
DIFFAMÉS VONT AU TAPIS... LA TERREUR DE LA
FOURCHETTE EN PLASTIQUE ET UN COMPROMIS
BOITEUX...
Oscar Zeta Acosta – quoi qu'on puisse en dire – était un
dangereux voyou et chaque jour de sa vie était un monument
vivant au fait qu'un homme avide de vérité ne-peut espérer
aucune pitié et doit se montrer lui-même impitoyable...
... Et c'est ce qui faisait la différence entre Oscar et
nombre de bateleurs impitoyables dont il aimait se prétendre
l'admirateur devant les étrangers de rencontre : maîtres
clowns comme Benito Mussolini ou Fatty Arbuckle.
Quand le grand arbitre fera les comptes d'Oscar, une des
premières rubriques qu'il inscrira dans le Grand Livre
mentionnera qu'il n'avait généralement pas le courage de ses
convictions toujours monstrueuses. Il y avait plus de pitié, de
folie, de dignité et de générosité dans ce boulet de canon à
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poids excédent et indulgence excessive, que la plupart d'entre
nous n'aurons l'occasion d'en rencontrer dans n'importe quel
mastodonte humain, même trois fois plus gigantesque
qu'Oscar, de toute notre vie – qui s'étrique sacrément chez
nous autres grands viveurs, depuis la disparition de ce gros
Mex pourri.
C'était une brute imbibée de drogue et un adversaire vrai-
ment diabolique au tribunal ou dans la rue – mais rien de
tout ça ne l'a acculé à la mort, ou à une disparition si
subtilement manigancée que cela revient au même.
Ce qui a fini par démolir le Bison Brun, c'est le pont qu'il
a refusé de construire entre l'élégance efficace de ses instincts
et le carnaval destructeur de la réalité qu'il vivait. Il fut
missionnaire baptiste dans une léproserie de Panama avant de
devenir avocat à Oakland et à L.A. Est, puis un écrivain
extrémiste chic à San Francisco et Beverly Hills... Mais
chaque fois que les événements devenaient très tendus ou
qu'il lui fallait gratter l'os, il redevenait toujours
missionnaire. Et c'est cet instinct essentiel qui l'a baisé, plus
que n'importe quoi d'autre. Il prêchait au tribunal, devant sa
machine à écrire, et il devenait vraiment insupportablement
moralisateur quand il se bourrait la tête d'acide.
Le LSD-25, messieurs-dames – une drogue étiquetée «
dangereuse », qui n'est plus à la mode, en raison de son
extrême brutalité. La CIA ne se trompait pas sur l'acide;
certains de ses meilleurs et plus efficaces agents sont restés de
l'autre côté du miroir au nom de recherches Top Secret sur
une drogue qui a dû finalement être abandonnée, car c'était
un truc beaucoup trop dangereux et difficile à manier pour en
faire une arme publique. Même les grands cyniques de la «
sécurité nationale » ne pouvaient justifier les risques de jouer
avec une chose trop petite pour être vue et trop grande pour
qu'on puisse la contrôler. Le barbouze professionnel est
beaucoup plus à l'aise avec des trucs comme les gaz
incapacitants ou la bombe à neutrons.
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Mais pas le Bison Brun – il bâfrait du LSD-25 avec une
volupté qui confinait à l'adoration. Quand ses neurones
cafouillaient dans les écrous terre à terre et les boulons
diaboliques du Droit ou dans quelque manuscrit en forme
d'impasse, il foutait le camp dans son hot-rod Mustang pour
une semaine sur la route et quelques jours de ce qu'il appelait
« se balader avec le Roi ». Oscar prenait de l'acide comme
d'autres avocats prennent du Valium – habitude
manifestement peu professionnelle et parfois peu appropriée,
qui choquait même ses collègues les plus libéraux et
terrorisait fréquemment ses clients.
J'étais avec lui à L.A. un soir où il décida que la seule
manière de communiquer véritablement avec un juge qui
l'avait un peu trop cherché au tribunal était de se rendre chez
le type à Santa Monica et de foutre le feu à sa pelouse après
l'avoir arrosée de quarante litres d'essence... et cela fait, au
lieu de disparaître dans la nuit comme le pyromane classique,
Oscar est resté dans la rue à hurler un de ses sermons à la
Billy Sunday sur la morale et la justice, tandis qu'à travers les
flammes un visage terrorisé le regardait d'une fenêtre brisée
du grenier.
Le fondement de son discours enflammé, si mes souvenirs
sont bons, était ce passage terrifiant de Luc (11-46) sur la
dam-nation éternelle – une citation directe de Jésus-Christ :
« Et Jésus répondit : Malheur à vous aussi, docteurs de la
loi ! parce que vous chargez les hommes de fardeaux difficiles
à porter, et que vous n'y touchez pas vous-mêmes de l'un de
vos doigts. »
La Pelouse de Feu était la réponse d'Oscar aux croix de
feu du Ku Klux Klan, et il en tirait la même jouissance
diabolique.
« As-tu vu sa gueule ? cria-t-il quand nous démarrâmes en
trombe vers Hollywood. Ce vieux con pourri ! Je sais qu'il
m'a reconnu mais il ne voudra jamais l'admettre ! Aucun
officier ministériel ne mettrait le feu à la pelouse d'un juge –
9/18
 Hunter S. Thompson
tout le système partirait en couilles si les avocats
commençaient à se permettre des conneries démentielles de
ce genre. »
J'ai opiné. Je ne suis pas du genre à pinailler un avocat,
même fou criminel, sur des points de droit. Mais en vérité, je
n'ai jamais pensé qu'Oscar était fou ou criminel, vu le
contexte générale-ment fasciste et nixonnesque de ces années
furieuses.
À une époque où le vice-président des Etats-Unis tenait sa
cour à Washington pour recevoir des pots-de-vin de ses
anciens vassaux, par gros rouleaux de billets de cent dollars –
et où le Président lui-même organisait presque quotidien-
nement des réunions, enregistrées secrètement au
magnétophone, avec ses principaux collaborateurs dans le
Bureau ovale, pour magouiller des écoutes téléphoniques
illégales, des cambriolages politiques et autres crimes
grossiers, au nom d'une « majorité silencieuse » –, il était
difficile d'éprouver autre chose qu'un flash d'humour planant
et nerveux en voyant un avocat défoncé à l'acide foutre le feu
au gazon d'un juge à quatre heures du matin.
Je serais même tenté de justifier un acte pareil – mais
évidemment, j'aurais peut-être tort... mon avocat n'était pas
un escroc, et pour autant que je le sache, sa mère était autant
une « sainte » que celle de Richard Nixon.
Et comment ! Et maintenant – en hommage presque
parfait à tous les pics à glace jamais maniés au nom de la
Justice – je veux signaler pour mémoire le fait étrange et
pourtant vrai qu'Oscar Z. Acosta ne s'est jamais fait interdire
son métier d'avocat dans l'État de Californie – tandis que l'ex-
président Richard Nixon s'est fait virer, lui.
Il y a certaines choses, apparemment, que même les
avocats ne tolèrent pas; et dans un monde naturellement
injuste où l'on honore l'image de la « Justice » parce qu'elle
est aveugle, il arrive de temps en temps qu'un porc aveugle
trouve un épi de maïs.
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Ou peut-être pas – parce qu'Oscar, en fin de compte, a
subi un préjudice bien plus grand de l'ostracisme
professionnel que Richard Nixon en étant rayé du barreau. Le
Grand Vautour a plané au-dessus d'eux au même moment ou
presque – pour des raisons entièrement différentes, mais avec
des résultats redoutablement semblables.
Sauf que pour Richard Nixon le crime a payé, et
fastueuse-ment, tandis qu'Oscar Acosta s'est fait tuer. Les
roues de la justice broient le petit et le bizarre en ce monde et
si elles semblent parfois déséquilibrées, voire stupides et
capricieuses dans leur concassage, j'ai l'impression, à première
vue, qu'elles ont probablement été réglées ainsi dès le départ.
Et tout juge qui peut prendre une retraite paisible et non
prématurée sans avoir subi d'autre vengeance criminelle que
quelques mètres carrés de pelouse brûlée s'en tire vraiment à
bon compte.
Après tout, il faut une maîtrise et un goût du risque
considérables – et même un sacré talent – pour cramer une
pelouse d'un quart d'hectare sans détruire du même coup la
maison, ou faire sauter toutes les voitures dans les parages. Il
serait infini-ment plus facile de transformer tout le coin en
bûcher funéraire et d'abandonner le gazon aux dilettantes.
C'est comme ça qu'Oscar concevait l'incendie criminel –
tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait – et je l'ai
admiré suffisamment dans ses oeuvres incendiaires pour
savoir qu'il avait raison. S'il était un maître pyromane, il était
aussi un politicien né et parfois un artiste de grand talent
dans .le style et le ton de ses brasiers.
Comme la plupart des juristes avec un Q.I. supérieur à
soixante, Oscar apprit une certaine définition de la Justice à
la fac de droit, et une autre, toute différente, au tribunal. Il
obtint son diplôme en suivant des cours du soir à Post Street,
San Francisco, tout en travaillant comme grouillot à
l'Examiner de Hearst. Et pendant quelque temps, il fut très
fier d'être avocat – pour les mêmes raisons qu'il avait d'être
10/18
 Hunter S. Thompson
fier quand il faisait le missionnaire et le premier clarinette
dans l'orchestre des lépreux.
Lorsque je l'ai rencontré pour la première fois, pendant
l'été 1967, il avait dépassé depuis longtemps ce qu'il appelait
son « infantile liaison amoureuse avec le Droit ». La même
chose était arrivée avec son numéro de missionnaire, et au
bout d'un an de travail dans un « centre juridique et social »
d'Oakland Est il était prêt à troquer Holmes et Brandeis pour
Huey Newton et la manière Panthère Noire de traiter les lois
et les tribunaux d'Amérique.
Quand il débarqua dans un bar d'Aspen appelé le Daisy
Duck et annonça qu'il était le semeur de merde que nous
attendions tous depuis toujours, son truc était devenu la
politique de la confrontation – et sur tous les fronts : dans les
bars, les tribunaux et même dans la rue, s'il le fallait.
Oscar n'était pas un fanatique des combats de rue, mais
c'était un ouragan dans une rixe de bar. La combinaison de
cent vingt kilos de Mexicain et de LSD-25 est un danger
potentiellement mortel pour tout ce qui peut lui tomber
entre les mains – mais quand ce Mexicain supposé se révèle
en fait un avocat chicano fou enragé n'ayant peur de rien qui
marche sur moins de trois pattes et convaincu suicidairement
qu'il mourra à trente-trois ans – tout comme Jésus-Christ – il
faut pouvoir assurer. Surtout si ce bâtard a déjà trente-trois
ans et demi, la tête bourrée de pur Sandoz, un .375 magnum
chargé à la ceinture, un garde du corps / porte-flingue
chicano à ses côtés en permanence, et la déconcertante
habitude de gerber des geysers de sang pur et bien rouge par
la porte d'entrée toutes les trente ou quarante minutes, ou
chaque fois que son ulcère ne peut plus encaisser la tequila
pure.
C'était le Bison Brun au superbe apogée de sa splendeur –
un homme à tout faire, vraiment. Et c'était vers la moitié de
sa trente-troisième année, en fait quand il est venu dans le
Colorado – avec son fidèle garde du corps, Frank – pour
Les Harpies hurlent à la viande de bison
prendre quelque repos après sa campagne acharnée pour
devenir shérif du comté de Los Angeles, où il fut battu
d'environ un million de voix. Mais malgré cette défaite,
Oscar s'était arrangé pour se créer une base politique
instantanée dans le vaste barrio chicano de Los Angeles Est –
où même les plus conservateurs de la vieille garde «
mexicaine-américaine » s'étaient soudain mis à se pro-clamer
« Chicanos » et à déguster leurs premières bouffées de gaz
lacrymogènes dans les manifestations de « La Raza ». Oscar
avait rapidement appris à les utiliser comme forum
incendiaire pour un mouvement du « Pouvoir Brun » en
pleine ascension – dont il se présentait comme le principal
porte-parole – considéré par les flics de L.A. comme plus
dangereux que les Panthères Noires.
Ce qui était probablement vrai à l'époque – mais
rétrospectivement ça semble un peu différent qu'en 1969,
quand le shérif organisait quinze à vingt patrouilles
d'hélicoptères par nuit pour balayer les toits et les cours avec
d'énormes projecteurs. Cela mettait Oscar et ses types dans
des rages folles chaque fois qu'ils se faisaient épingler par un
faisceau de lumière aveuglante avec un joint dans une main et
une machette dans l'autre.
Mais ceci est une autre histoire, très longue – et comme
j'en ai déjà parlé (« Étranges grondements en Aztlàn »,
Rolling Stone, n° 81*) et que j'ai failli me faire couper la gorge
à l'occasion, je crois que nous pourrions simplement nous
calmer un peu et laisser tomber pour l'instant.
La triste histoire de la disgrâce d'Oscar dans le barrio pue
toujours le sang et la paranoïa abominable. Il fut trop sonné
pour riposter avec le style vénérable de l'homme politique
professionnel. Il était également fauché, divorcé, déprimé, et
si mal vu par le public au lendemain du « Drogué arrêté pour
excès de vitesse » que même des junkies n'en auraient pas
voulu comme avocat.
11/18
 Hunter S. Thompson
En un mot, lui et son rêve d'un « million de bisons
bruns » étaient finis à Los Angeles Est... et partout où cela
avait eu un sens, d'ailleurs. Oscar a donc « largué » une fois
de plus, et une fois de plus la tête bourrée d'acide.
Mais...
LES PAONS NE PEUVENT PAS VIVRE À CETTE
ALTITUDE... NOUVELLE PATRIE POUR MASCARET,
FAUSSE AURORE DANS L'AZTLÀN ET UNE CHAÎNE
D'ASTICOTS GÉANTS AU COU DU GROS MEX DE
RIVERBANK... PUISSENT LES SANGSUES RAMPER SUR
SON ÂME JUSQU'À CE QUE LES RIVIÈRES SORTENT
DE LA MER ET QUE L'HERBE POUSSE JUSQU'EN
ENFER... MÉFIEZ-VOUS DES AVOCATS SAMOANS DE
CENT QUARANTE KILOS DISTRIBUANT DU LSD-25.
Ne reniflez pas la vérité de trop près, si vous ne voulez
pas qu'elle vous brise les dents.
George Herbert, Jacula Prudentum
Ouais... difficile de rester tranquillement le cul sur sa
chaise si l'on envisage seulement l'idée qu'il y a peut-être un
semblant de rapport entre le destin funeste d'Oscar et son
dévouement de toute une vie pour la défense à tout prix de la
vérité. Il y a beaucoup de gens encore, surtout dans des coins
comme San Francisco et L.A. Est, qui seraient comblés s'ils
pouvaient lui faire sauter les dents avec un marteau pour lui
faire payer tous les mensonges bizarres et coûteux qu'il leur a
balancés à un moment ou un autre de ses assauts frénétiques
pour se tailler une place au soleil. Il n'a jamais nié qu'il était
un menteur éhonté prêt à tous les moyens pour parvenir à ses
bonnes fins. Il n'épargnait même pas ses amis. Et pourtant il
lui arrivait de se prendre aussi au sérieux que tout autre
Les Harpies hurlent à la viande de bison
guérillero de la stature de Mao ou Moïse, et dans ces
moments-là il était capable d'intuitions géniales et se
comportait envers les gens avec une grâce naïve qui touchait
souvent à la noblesse. A son meilleur, le cirque du Bison
Brun pouvait rivaliser avec celui de Muhammad Ali.
Je ne le connaissais que depuis trois jours lorsqu'il m'offrit
solennellement une grossière idole de bois dont je ne jurerais
pas qu'il ne l'adorait pas secrètement à l'occasion, lorsqu'il
n'était pas en présence de ces « culs blancs de gabachos ».
Dans un para-graphe, vers la fin de son autobiographie, il
décrit ce transfert étrangement touchant bien mieux que je ne
le pourrais.
J'ai ouvert ma valise défoncée et j'en ai sorti mon idole
de bois. Je la conservais enveloppée dans un tissu rouge et
jaune vif. Un Indien de San Blas me l'avait donnée quand
je suis parti du Panamà. Je l'appelais Mascaret. Il était en
acajou très dur. Un dieu de quarante-cinq centimètres sans
yeux, sans bouche et sans organe sexuel. Le sculpteur avait
peut-être les mêmes blocages à l'idée de représenter le
corps au-dessous de la ceinture que moi dans la classe de
Miss Rollins. Mascaret était la plus vieille de mes
possessions. Une rangée de défenses de sanglier jaunies lui
pendait autour du cou.
Mascaret pend toujours à un clou juste au-dessus de la
fenêtre du salon. Je le vois d'où je suis maintenant, en train de
cracher ces foutues dernières lignes avant que ma tête
n'explose comme une boule de magnésium jetée dans un seau
d'eau. Je n'ai jamais bien su quel genre de chance me portait
Mascaret, depuis toutes ces années – mais je n'ai jamais
décroché ce petit salaud, ni même pensé à le faire, il doit
donc servir à quelque chose. Il est perché juste devant le
perchoir des paons, derrière la fenêtre, et à l'instant même
deux têtes reptiliennes bleu vif se penchent par-dessus ses
étroites épaules de bois.
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 Hunter S. Thompson
Y a-t-il quelqu'un là-bas qui me croit ?
Non ?
Bon... les paons ne peuvent pas vivre à cette altitude de
toute manière, pas plus que les dobermans, les serpents de
mer et les missionnaires chicanos à l'haleine chargée d'acide et
les poches pleines de flingues.
Pourquoi donc hennit un cheval de corbillard, en
traînant un avocat au cimetière ?
Cari Sandburg
Les choses n'allaient pas fort non plus à San Francisco ou
à L.A. lors de ce tournant sinistre dans la vie d'Oscar. Il a dû
avoir l'impression que la chasse au Bison Brun était ouverte à
l'ouest de la grande ligne de partage des eaux.
Le seul endroit où il se sentait en sécurité c'était dans le
Sud, sur le sol étranger mais chaleureux du vieux pays. Mais
quand il s'est tiré à Mazatlàn cette fois-là, ce n'était pas
seulement pour se reposer mais pour méditer – et concocter
ce qui allait être son ultime bond démentiel vers le grand
hameçon céleste.
Et ça devait se révéler un numéro d'une perversité
tellement monumentale que même la présence apaisante de
Mascaret ne put modifier ma décision soudaine et sauvage
d'arracher les couilles de ce salopard plein de traîtrise avec
une fourchette en plastique – avant d'en régaler mes paons.
Le coup qu'il nous a chié sortait tout droit de Jekyll et
Hyde – le Bison Brun soudain métamorphosé en hyène
enragée. Et le salopard a mitonné sa démence en se cachant
dans les entrailles prolos de Mazatlàn comme un demi-
lépreux qui est passé de l'autre côté après encore une autre
floraison trop débilitante de verrues et d'Herpes Simplex...
Et cette abominable manoeuvre se fit jour au moment où
mon deuxième livre, Las Vegas Parano, allait être imprimé.
Nous en étions au compte à rebours, et celui qui n'a pas
Les Harpies hurlent à la viande de bison
connu cela ne peut pas comprendre la tension que ça
représente d'avoir un livre presque sous presse, mais pas
encore tout à fait. Le seul obstacle qui se dressait entre moi et
la publication était une attaque de dernière minute sur
l'essence même du bouquin par les avocats de l'éditeur. Le
livre était un tissu de calomnies du début à la fin, disaient-ils,
avec des diffamations lamentables, totalement indéfendables.
Aucun éditeur sain d'esprit ne pouvait risquer le cauchemar
de litiges ingagnables où un livre pareil allait tous nous
plonger.
Ce qui était vrai, sous un certain angle, mais d'un autre
côté tout cela avait l'air d'une plaisanterie innocente – parce
que presque toutes les terrifiantes diffamations qu'ils avaient
détectées impliquaient mon vieux pote, O. Z. Acosta; un
confrère ès écritures, un important avocat de Los Angeles et
un officier ministériel auprès de moult tribunaux. Plus
précisément, voici ce qu'ils disaient :
Nous avons lu le manuscrit joint comme il nous l'était
demandé. Notre principale objection juridique porte sur la
description de l'avocat de l'auteur en train d'utiliser et
d'essayer de vendre des drogues dangereuses, ainsi qu'en
train de se livrer à d'autres actes criminels, sous l'influence
desdites drogues. Bien que cet avocat ne soit pas nommé, il
est décrit en détail. En conséquence, il convient de
supprimer ces passages diffamatoires.
En outre, nous proposons les commentaires spécifiques
suivants :
Page 3 : La tentative par l'avocat de l'auteur d'entrer
par effraction et menace (sic) de placer une bombe chez un
vendeur est diffamatoire et doit être supprimée.
Page 4 : Cette page suggère que l'avocat de l'auteur
conduisait à une vitesse excessive et en état d'ivresse, ce qui
est diffamatoire et doit être supprimé.
Page 6 : L'incident au cours duquel l'avocat de l'auteur
conseille à l'auteur de conduire à la vitesse maximale est
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 Hunter S. Thompson
diffamatoire et devrait être supprimé. Il en va de même
pour le passage indiquant que l'avocat participe à une
escroquerie dans l'hôtel.
Page 31 : L'affirmation selon laquelle l'avocat de
l'auteur sera rayé du barreau est diffamatoire et devrait
être supprimée.
Page 40 : L'incident au cours duquel l'auteur et son
avocat se prétendent policiers est diffamatoire et devrait
être supprimé.
Page 41 : Le passage affirmant que le...* (* Supprimé à
la requête de l'avocat de Rolling Stone.) de l'avocat est un «
junkie » et tire sur les gens est diffamatoire et devrait être
supprimé, à moins qu'on ne puisse le prouver.
Page 48 : L'incident dans lequel l'avocat de l'auteur
essaie de vendre de l'héroïne est diffamatoire et devrait être
supprimé.
Nous ne conseillons pas... de permettre qu'aucun pas-
sage du manuscrit susmentionné soit conservé si sa vérité
ne peut être prouvée que par le témoignage de l'auteur.
Dans la mesure où l'auteur reconnaît avoir été sous
l'influence de drogues illégales la plupart du temps sinon
en permanence, prouver la vérité serait extrêmement
difficile si l'on devait se fonder sur son témoignage.
« Conneries, leur ai-je dit. On va simplement demander à
Oscar de nous donner son accord signé. Il se branle autant
que moi de ces couillonnades sur la "diffamation" ».
« En plus, la vérité est une défense absolue contre la
diffamation, n'est-ce pas ?... Bon Dieu, vous ne vous rendez
pas compte que vous avez affaire à un monstre de
compétition. Vous devriez lire les passages auxquels j'ai
renoncé... »
Mais les experts ès diffamation ne se sont pas laissé
circonvenir — surtout parce qu'on déversait ce tombereau de
calomnies sur un de leurs confrères. Tant que nous n'aurions
pas fait signer une décharge à Oscar, pas question de mettre
le livre sous presse.
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Okay, ai-je dit. Mais faisons vite. Il est à Mazatlàn
actuellement. Envoyez ce foutu torche-cul par courrier
exprès. Il le signera et le renverra immédiatement.
Je crois que nous sommes dans le Passage des Rats où les
morts ont perdu leurs os.
T. S. Eliot, La Terre vaine
Ouais. Ils ont donc envoyé la décharge sur-le-champ... et
Oscar a refusé de la signer — mais pas pour les raisons qu'au-
rait pu comprendre un avocat new-yorkais. Comme je l'avais
dit, il ne se préoccupait nullement des diffamations. Tout
était évidemment vrai, disait-il, quand j'ai fini par le joindre
au télé-phone dans sa chambre de l'Hôtel Synaloa.
La seule chose qui le gênait — et le gênait foutrement —
était le fait que je le décrivais à maintes reprises comme un
Samoan de 140 kilos.
« Mais quel genre de journaliste es-tu ? me gueula-t-il.
N'as-tu donc aucun respect pour la vérité ? Je peux couler
toute cette maison d'édition pour diffamation : essayer de me
faire passer pour un de ces bâtards hydrocéphales du
Pacifique ! »
Les avocats, sonnés, se sont terrés dans un silence
paranoïaque. « Était-ce quelque astuce juridique diabolique,
se demandaient-ils, ou ce monstrueux défoncé était-il assez
dingue pour exiger d'être identifié une bonne fois pour toutes
avec un des personnages les plus dépravés et dégénérés de la
littérature américaine ? »
Pouvait-on vraiment prendre au sérieux ses menaces et
exigences furieuses ? Était-il possible qu'un avocat bien connu
et en exercice puisse non seulement admettre tous ces crimes
14/18
 Hunter S. Thompson
abominables, mais exiger que tous ces détails immondes
soient reconnus comme la vérité absolue ?
« Pourquoi pas ? » répondit Oscar. Et il ne signera la
décharge, ajouta-t-il, qu'à condition que les avocats de
l'éditeur lui garantissent que son nom et une bonne photo de
lui apparaissent sur la jaquette du livre.
Ils n'avaient jamais eu affaire à un truc pareil — un avocat
apparemment sain d'esprit qui refusait la publication de toute
autre version de sa conduite manifestement criminelle en
dehors de la vérité abyssalement nue. La seule concession
qu'il était disposé à faire concernait le fait qu'on le décrivait
tout au long du livre comme un « Samoan de 140 kilos ».
Mais il pouvait tolérer cela, en serrant les dents, expliqua-t-il,
seulement parce qu'il comprenait bien qu'il était impossible
de faire autant de modifications à ce stade sans bousiller la
moitié du bouquin. En échange, pourtant, il voulait une lettre
garantissant formellement qu'on expliquerait exactement qui
il était sur la jaquette du livre.
Les avocats ne voulaient pas en entendre parler. Ils ne
connaissaient aucun précédent à une situation aussi bizarre...
mais comme la date de publication approchait et qu'Oscar
refusait de céder, il devint de plus en plus évident que le seul
choix en dehors du compromis était de saborder le livre
complète-ment... et si ça se produisait, les mis-je en garde,
j'avais assez de fourchettes en plastique pour écouiller tous les
avocats d'édition new-yorkais.
Cette menace permit, semble-t-il, d'arriver à un
compromis de dernière minute, et Las Vegas Parano fut enfin
envoyé à l'imprimeur tandis qu'Oscar était clairement
identifié au dos comme le modèle certifié et vivant du
monstrueux «-avocat samoan de 140 kilos » qui allait devenir
un personnage public bien plus tôt qu'aucun d'entre nous ne
l'aurait alors imaginé.
Les Harpies hurlent à la viande de bison
L'alcool, le haschisch, l'acide prussique, la strychnine sont
de faibles dilutions. Le poison le plus sûr est le temps.
Emerson, Société et Solitude
Les avocats de l'éditeur n'ont jamais compris ce qu'Oscar
avait derrière la tête — et, à ce moment-là, je ne le
comprenais pas moi-même. Un des sinistres talents
nécessaires pour le genre de journalisme auquel je me livre
généralement consiste à écrire la vérité sur des « criminels »
sans les faire piquer — et, aux yeux de la loi, toute personne
commettant un crime est un criminel : que ce soit un Hell's
Angel jetant de l'huile à une sortie d'auto-route pour que le
flic qui le poursuit s'écrase la gueule dans le décor, un
candidat présidentiel en train de fumer un joint dans sa
chambre d'hôtel, ou un bon copain qui se trouve être avocat,
incendiaire et dévoreur de drogue.
La frontière entre écrire la vérité et donner des preuves à
implications judiciaires est très étroite — mais pour un
journaliste qui travaille constamment parmi des criminels
hautement paranoïaques, c'est également la frontière entre la
confiance et la méfiance. Et ceci est la différence entre avoir
accès à la vérité et se voir traiter en espion. Il n'existe pas de «
pardon » à ce niveau; une seule erreur et vous vous retrouvez
rédacteur sportif — avec de la chance.
Dans le cas d'Oscar, ma seule raison pour l'avoir décrit
dans le livre comme un Samoan de 140 kilos au lieu d'un
avocat chicano de 120 kilos était de le protéger de la fureur
vengeresse des flics de L.A. et de tous les pontes juridiques
californiens avec lesquels il était en état de guerre
permanente. J'avais le sentiment que ça n'arrangerait nos
affaires, ni à lui ni à moi, si Oscar se faisait coffrer ou rayer
du barreau à cause de quelque chose que j'avais écrit sur lui.
J'avais ma réputation à protéger.
Les avocats de l'éditeur pouvaient comprendre ça; ce qui
les inquiétait était que je n'avais pas protégé « mon avocat »
15/18
 Hunter S. Thompson
suffisamment bien pour protéger du même coup l'éditeur
contre une poursuite en diffamation — au cas où mon avocat
serait aussi dingue qu'il l'apparaissait dans le livre dont ils
voulaient inter-dire la sortie... Ou peut-être sa folie était-elle
une ruse de renard, insinuaient-ils; il était, après tout, un
avocat — qui avait dû travailler aussi dur et pendant autant
de longues années qu'eux-mêmes — pour gagner son permis
de voler — et ils n'arrivaient pas à concevoir qu'un des leurs,
pour ainsi dire, renoncerait à tout cela sur ce qui semblait
être un coup de tête. Non, disaient-ils, ça devait être un piège;
même un avocat du « Pouvoir Brun » n'allait pas s'amuser à
courir le risque d'une exclusion du barreau presque certaine.
En vérité. Et ils avaient à moitié raison — ce qui n'est pas
si mal pour des avocats — parce qu'Oscar Z. Acosta, avocat
chicano, ne pouvait manifestement pas se permettre la
publicité merdique et suicidaire qu'il faisait tout pour
prendre sur la gueule. Il y a beaucoup de manières agréables
de se conduire en criminel — mais louer une caméra pour
vous filmer en train de le faire sur la route n'en est vraiment
pas une. Il aurait fallu une réputation aussi formidable que
celle de Melvin Belli pour survivre à une conduite aussi
grossièrement illégale que celle qu'admettait effectivement
Oscar en signant cette décharge. Il aurait tout aussi bien pu
brûler sa licence d'avocat sur les marches de la Cour d'Appel
à L.A.
C'est ce que ne pouvaient admettre les avocats bon chic
bon genre de NewYork. Ils savaient combien valait cette
licence – en tout cas pour eux environ 150 dollars de l'heure,
en moyenne – même pour un quasi-psychotique, tant qu'il
avait le droit d'exercer.
Et Oscar en avait le droit – pas parce que son père et son
grand-père étaient allés à Yale ou à Harvard; il avait payé sa
scolarité à l'école du soir, seul Chicano de sa promotion, et
ses résultats au tribunal étaient meilleurs que ceux de la
Les Harpies hurlent à la viande de bison
plupart de ses collègues qui le qualifiaient de honte de leur
profession vénale.
Ce qui était peut-être vrai, quoi que vaille leur jugement...
mais ce qu'aucun de nous ne savait à l'époque de la Grande
Folie qui faillit interdire à jamais la publication de Las Vegas
Parano, c'était que nous n'avions plus affaire à O. Z. Acosta,
avocat à la Cour – mais à Zeta, le Roi des Bisons Bruns.
DERNIER TRAIN POUR LE SOMMET DE LA
MONTAGNE, DERNIER BOND VERS LE GRAND
HAMEÇON CÉLESTE... BON DÉBARRAS POUR LA
MÉCHANTE ORDURE... IL ÉTAIT AFFREUX ET
MÉCHANT ET IL VENDAIT DES PETITS BÉBÉS AUX
VILAINS NÈGRES... RUMEURS MUTANTES SUR LE
BIZARRE TÉLÉPHONE ARABE, FANTÔMES FURIEUX
SUR LA ROUTE DE BIMINI, LUMIÈRES À FAT CITY...
PAS DE FIN À L'HISTOIRE ET PAS DE TOMBE POUR
LE BISON BRUN.
Rétrospectivement il est difficile de savoir quand au juste
Oscar a décidé de quitter le Droit aussi définitivement qu'il
avait naguère renoncé à faire le missionnaire baptiste – mais
ce fut manifestement beaucoup plus tôt que ne l'imaginaient
même ses rares amis intimes; et bien après avoir déjà largué
dans sa tête pour un endroit nouveau et plus élevé. L'avocat
fou dont la « conduite suicidaire » sciait tant les avocats new-
yorkais n'était plus que la carapace façon cafard d'un néo-
prophète de trente-six ans qui était déjà pas mal en retard
pour son numéro au sommet de la Montagne.
Il n'y avait plus de temps à perdre en compagnie de
lépreux et d'hommes de loi. L'heure de se comporter comme
l'homme qui chaque siècle est « choisi pour parler au nom de
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 Hunter S. Thompson
son peuple » avait enfin sonné pour le gros Mex de
Riverbank.
Les signes avant-coureurs de cette incurable folie n'étaient
pas faciles à détecter à l'époque – pas même par moi, et je le
connaissais aussi bien que n'importe qui... mais pas assez bien,
apparemment, pour comprendre le sentiment presque
désespéré d'échec et de perte qui l'étreignit soudain quand il
envisagea la brutale possibilité qu'il n'avait pas réellement été
choisi pour parler au nom de qui que ce soit, sauf peut-être
de lui-même – et même ça commençait à ressembler à une
tâche presque impossible, vu le peu de temps qu'il lui restait,
à l'en croire.
Je n'ai jamais pris au sérieux son trip de buisson ardent –
et je me demande encore parfois combien il le prenait au
sérieux lui-même... et ces doutes durent très longtemps,
parfois; en fait je crois que c'est ce que j'éprouve à l'instant
même... On aurait dû châtrer cet handicapé mental voleur !
Ce pourri ! Ce blasphème ambulant ! Il était affreux, huileux
et il me doit encore des milliers de dollars !
La vérité n'était pas en lui, bordel ! Il avait été placé sur
cette terre absolument sans raison, sauf pour chier dans tous
les nids où il parvenait à s'infiltrer – mais seulement après les
avoir dévalisés, et avoir vendu les bébés à de vilains nègres. Si
ce perfide ponceur de bites revient jamais à la vie, il
regrettera que nous n'ayons pas eu le sens commun de le
clouer à un poteau télé-phonique gelé, en guise de cadeau
pour son trente-troisième anniversaire.
NE REVIENS PAS, OSCAR ! Où que tu sois – restes-y !
Il n'y a plus place pour toi ici. Plus après ces conneries
larmoyantes que j'ai écrites sur toi... Et en plus, nous avons
maintenant Werner Erhard. Aussi, TERRE-TOI bien
profond, salopard, et garde toute ta graisse empoisonnée avec
toi !
Amen ! Que dites-vous de cette correction ? Et de la main
gauche encore !
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Peu importe. Ce n'est plus le moment des questions – ni
des réponses d'ailleurs. Et je n'ai jamais été très bon pour ce
genre de truc, de toute manière.
Première chose que nous faisons, tuons tous les avocats.
William Shakespeare, Henri VI
Bien... assez de correction. Personne ne se gaussait quand
le Grand Will commençait son numéro. Il ne faisait pas dans
la dentelle quand il s'agissait de s'occuper des hommes de loi.
Moi non plus, à ce stade. Ce dernier coup de gueule
n'était peut-être pas indispensable, mais qu'est-ce que ça peut
bien foutre ? Qu'ils boivent du Nesdégoût, s'ils ne. peuvent
pas piger une plaisanterie. J'en ai marre de me vautrer dans ce
foutu machin.
Ce qui avait commencé comme une élégante épitaphe
pour celui qui aurait été naguère mon avocat samoan de 140
kilos a depuis longtemps dévié sans espoir. Même Oscar
n'aurait pas voulu d'un hommage funèbre sans conclusion, du
moins pas avant qu'il ne soit légalement mort, et puis il
faudra encore patienter quatre ans.
En attendant – et probablement longtemps après – le
bizarre téléphone arabe ne va pas manquer de bulletins,
avertissements et autres rumeurs foireuses sur les dernières
apparitions du Bison Brun. On le verra au moins une fois à
Calcutta, en train d'acheter des gamines de neuf ans
enfermées dans des cages sur le Marché des esclaves
blanches... et aussi à Houston, barman dans une auberge sur
South Main qui s'appela le Renard Bleu... ou peut-être encore
une fois lors d'une virée nocturne à Bimini; debout de toute
sa hauteur sur ses propres pattes arrière dans le cockpit d'un
hors-bord noir de seize mètres, avec une Uzi argentée dans
une main et un magnum d'héro dans l'autre, fonçant toujours
à cent quarante, sans lumières, en hurlant l'Ancien Testament
de toute la force de ses poumons sanguinolents...
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 Hunter S. Thompson
Et il est dit qu'en ce temps-là il apparaîtra soudain dans
ma véranda à Woody Creek, par une nuit sans lune où les
paons grincent de concupiscence... Peut-être bien, et c'est un
fantôme qui sera toujours le bienvenu dans cette maison,
même avec la tête bourrée d'acide et une chaîne d'asticots
géants autour du cou.
Oscar était un des prototypes personnels de Dieu – une
sorte de mutant surpuissant dont on n'avait jamais envisagé la
production en série. Il était trop étrange pour vivre et trop
rare pour mourir – et en ce qui me concerne, c'est à peu près
tout ce qu'il faut en dire pour le moment. J'ai été tenté un
moment d'appeler ce pauvre connard de Drake, à Coconut
Grove, pour fouiller un peu plus profond cette histoire
sauvage sur Oscar et la Bataille de Biscayne Bay – celle qui
s'est conclue par au moins un meurtre et la totale destruction
du hors-bord à 48 000 dollars de Drake – mais je ne pense
pas avoir exactement besoin de ça pour l'instant...
Personne n'en a besoin, en fait – mais alors il faut dire
que personne n'avait vraiment besoin d'Oscar Zeta Acosta
non plus. Ou de Rolling Stone. Ou de Jimmy Carter... Ou de
Hindenberg, ni même du Merle Blanc.
Bon Dieu ! N'y a-t-il aucun respect en ce monde pour les
morts parfaitement inutiles ?
Apparemment non... et Oscar était un homme de loi,
même si à la fin il rechignait à l'admettre. Il avait la
conception cynique de la vérité d'un avocat – et il estimait
qu'elle avait beaucoup moins d'importance pour les autres
que pour lui; il n'était d'ailleurs jamais plus sauvage et
dangereux que lorsqu'il sentait qu'on lui mentait. Le concept
de vérité ne l'avait jamais beaucoup intéressé; il n'avait pas le
temps de s'occuper de ce qu'il appelait de « stupides anglo-
abstractions ».
Les Harpies hurlent à la viande de bison
Condamnés à trimer, les pires d'entre les pires
fourbissent des mensonges pour un magazine.
Lord Byron
Pour Oscar, la vérité était un outil et même une arme
dont il était convaincu qu'il ne pouvait se passer –
notamment parce que quelqu'un en ayant plus que lui finirait
par le rosser avec. La Vérité était Pouvoir – aussi tangible
pour Oscar qu'une poignée de billets de 100 dollars ou une
once de pur LSD-25. Sa formule pour survivre dans un
monde plein de riches fascistes gabachos était une sorte de
cercle qui partait du sommet avec l'idée que la vérité lui
donnerait du pouvoir, qui lui achèterait de la liberté – pour
se bourrer la tête d'acide et se promener convenablement avec
le Roi, ce qui évidemment le rapproche-rait encore plus de
vérités plus nombreuses et plus fines... vrai-ment, le cercle
complet.
Oscar y croyait, et c'est ce qui a fini par le descendre.
J'avais tenté de prévenir l'avide salopard, mais il était bien
trop parano pour y faire attention... Parce qu'il était en fait
un charlatan stupide et vicieux, sans aucune morale, avec
l'âme d'un requin marteau.
C'est une bonne chose qu'on en soit débârrassé. Tôt ou
tard il aurait fallu le neutraliser de toute manière... Le monde
se porte donc mieux maintenant qu'il est au moins invisible,
sinon mort garanti.
On ne le regrettera pas – sauf peut-être à Fat City, où
toutes les lumières de la ville se sont éteintes quand nous
avons appris qu'il avait fini par régler l'addition.
On doit le respect aux vivants; aux morts on ne doit
que la vérité.
Voltaire
Rolling Stone, n° 254, 15 décembre 1977
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