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Le narcissisme chez Freud


Auteur(s) : Marie-Françoise Laval-Hygonenq
Mots clés : amour – autoconservation / sexualité – haine –
identification – moi – pulsions de vie / de mort

Conférence d’Introduction à la Psychanalyse

Janvier 2021

Je suis très heureuse d’intervenir dans le cadre de ces conférences


qui me donnent l’occasion de vous faire partager mon
attachement à l’œuvre freudienne. Le travail que je vais vous
présenter m’a fait reprendre mon propre cheminement, et
entrevoir des questions nouvelles.

Comme je le disais dans ma vidéo, la notion de narcissisme est


corrélée à celle du moi, deux notions très complexes qui ont donné
lieu à des interprétations diverses.

Je suis prise dans une contradiction : arriver à développer le plus


clairement possible cette complexité, et y aller lentement, pour
qu’on s’entende bien sur les mots qu’on utilise, car c’est assez
fréquent qu’on ne mette pas les mêmes choses dans les mêmes
mots.

La complexité théorique de Freud tient au fait que ses


propositions nouvelles, qu’elles soient successives ou simultanées,
ne viennent pas se remplacer mais continuent à coexister, aussi
bien dans la théorie que dans l’écoute clinique ; ainsi, plutôt que

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de tournants, je parlerai d’aboutissements successifs : le deuxième


dualisme ne remplace pas le premier, la deuxième topique ne
remplace pas la première et l’opposition libidinale du moi/ de
l’objet ne remplace pas l’opposition du premier dualisme
pulsionnel.

Concernant l’introduction du narcissisme on considère souvent


comme textes de référence les textes de 1914 à 1917 avec : Pour
introduire le narcissisme, Pulsions et destins des pulsions et Deuil
et mélancolie[1]. J’y viendrai dans la deuxième partie de ma
présentation pour relever ce qu’ils apportent de nouveau à la
conception du narcissisme établie dans les premières recherches
de 1909 à 1914 : Sachant mon temps limité, j’ai préféré vous
montrer d’abord comment la notion prend forme, relever les
nuances apportées d’un texte à l’autre dans cette période, et
souligner les avancées théoriques à l’épreuve de la clinique, car la
théorie n’existe que dans un rapport dialectique avec la clinique.
1909-1914 est en effet l’époque des grands récits cliniques : le
petit Hans, l’Homme aux rats, Schreber, celle du traitement de
l’Homme aux loups, dont l’histoire sera rédigée l’hiver 14-15, et
celle de nouveaux apports théoriques.

-J’évoquerai cinq étapes dans cette période : les discussions du


mercredi à la Société psychanalytique de Vienne (1909), l’étude
de Léonard (1910), celle de Schreber (1911), la réflexion
anthropologique de Totem et Tabou (1912-13) et l’étude de la
disposition à la névrose de contrainte (1913).

– Je tenterai ensuite de préciser les notions de primaire,


originaire, secondaire.

– J’aborderai enfin l’apport des 3 textes princeps cités plus haut

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qui annoncent les développements futurs, postérieurs à 1920.


J’espère que la discussion pourra interroger de nombreux points
insuffisamment développés et ouvrir sur la clinique actuelle du
narcissisme.

I – On peut dater la première référence au narcissisme à


l’occasion d’une discussion à la Société de Vienne.

– Le 10/11/1909, après une conférence de Sadger[2] qui avait


parlé du ‘rôle joué par l’autoérotisme sous forme de narcissisme’,
Freud intervient pour préciser : « La remarque de Sadger se
rapportant au narcissisme semble nouvelle et valable. Le
narcissisme n’est pas un phénomène isolé mais un stade de
développement nécessaire dans le passage de l’autoérotisme à
l’amour d’objet. Être amoureux de soi-même (de ses propres
organes génitaux) est un stade de développement indispensable. »
Narcissisme = amour de soi, stade de développement, passage de
l’autoérotisme à l’amour de soi, puis à l’amour d’objet.

– Dans la foulée, le 1/12/1909, Freud présente à la Société, son


étude sur Léonard, qui l’amènera à généraliser le choix d’objet
chez l’homosexuel ; « Nous dirons qu’il trouve ses objets d’amour
sur la voie du narcissisme, puisque la légende grecque nomme
Narcisse un jeune homme à qui rien ne plaisait tant que sa propre
image en miroir et qui fut transformé en la belle fleur de ce
nom. » (OC X p 126) ; ce qui donne une note aux 3 Essais à propos
du choix d’objet d’amour chez les homosexuels, qui, ‘partant du
narcissisme, recherchent des jeunes hommes semblables à leur
personne qu’ils veulent aimer comme leur mère les a aimés eux-
mêmes.’ = recherche de sa propre image en miroir[3], amour de
son image et l’autre à l’image de soi, transférer à l’autre l’amour
reçu de la mère. Narcissisme résonne avec amour.

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– Dans son étude sur Schreber en 1911 (OC X p 283), Freud


ressaisit les deux premières définitions qu’il complète par le
rassemblement de pulsions partielles sur le moi qui nous permet
de comprendre d’où vient l’énergie: « On a qualifié ce stade de
Narzissismus ; je préfère le nom peut-être moins correct, mais
plus court et moins mal sonnant de Narzissmus … Ce stade
consiste en ceci que l’individu en cours de développement, qui
pour acquérir un objet d’amour rassemble en une unité ses
pulsions sexuelles travaillant auto érotiquement, prend d’abord
soi- même, son propre corps, comme objet d’amour, avant de
passer de celui-ci au choix d’objet d’une personne étrangère …
Dans ce soi-même pris pour objet d’amour, les organes génitaux
peuvent déjà être la chose capitale. » La découverte freudienne du
sexuel infantile est celle des pulsions autoérotiques et du plaisir
fantasmatique qui les accompagne. L’introduction du narcissisme
postule leur rassemblement sur le moi : passage de la satisfaction
pulsionnelle à l’amour d’objet, l’objet étant d’abord le moi ;
signalons la répétition de l’importance de l’investissement des
organes génitaux. L’amour narcissique est une étape nécessaire
vers l’amour objectal.

Notons que les termes de moi, moi-propre, corps-propre, personne


propre, soi-même, restent relativement interchangeables.

Une difficulté avec la notion de ‘moi’ vient du fait que le moi est
un pronom complément dans la langue française qui a été choisi
pour traduire das Ich le pronom sujet dans la langue allemande, le
‘je’. P. Aulagnier a préféré garder le ‘Je’, Lacan aussi dans un
premier temps[4], mais il a par la suite introduit la division
moi/sujet jouant en plus de la division du sujet de l’énoncé/de
l’énonciation. Il prenait le risque de dénier au moi ses qualités

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inconscientes, et de maintenir son sens pré-analytique, auquel cas,


le moi devient ‘haïssable’, et, à parler de force du moi, on serait
déjà totalitaire ! Exit les frontières mal assurées du moi ![5]

Notons ici que, déjà en première topique, le moi n’est pas


confondu avec la conscience.

En 1912, Freud écrivait à Binswanger: « Je soupçonne depuis


longtemps que le refoulé n’est pas seul à être inconscient, mais
que ce qui domine notre être, l’essentiel de notre moi, est aussi
inconscient, mais susceptible de venir à la conscience » .

Dans l’Inconscient, en 1915 Freud notait : ‘la vérité est que non
seulement le refoulé psychique est étranger à la conscience mais
aussi une partie des matières qui régissent notre moi, par
conséquent qui s’opposent fonctionnellement de la manière la plus
forte au refoulé’. Un moi complexe, spécifique à la psychanalyse,
inconscient, préconscient, conscient.

– Dans Totem et Tabou, apparaît la notion d’organisation


narcissique : « A ce stade intermédiaire, les pulsions sexuelles,
jusqu’alors isolées, se sont déjà composées en une unité et ont
aussi trouvé un objet ; mais cet objet n’est pas un objet externe,
étranger à l’individu, c’est le moi propre, constitué à cette
époque…La personne se comporte comme si elle était amoureuse
d’elle-même ; les pulsions du moi et les souhaits libidinaux ne se
laissent pas encore départager les uns des autres… ( Ce n’est pas
parce qu’ils ne se laissent pas départager que la libido vient
remplacer les pulsions du moi). Freud poursuit : L’organisation
narcissique ne sera plus jamais complètement abandonnée. L’être
humain reste dans une certaine mesure narcissique, même après
avoir trouvé des objets externes pour sa libido ; les

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investissements d’objet auxquels il procède sont pour ainsi dire


des émanations de la libido résidant dans le moi et peuvent de
nouveau être retirés et ramenés en elle » ; le moi est un réservoir
de libido, la libido est mobile, du moi vers l’objet et retour de
l’objet vers le moi, ce qui introduit une nouvelle opposition
libidinale : libido du moi/libido d’objet, avec la nécessité de garder
un bon investissement narcissique.

– Dans La disposition à la névrose obsessionnelle, Freud compare


le développement de la fonction sexuelle et celui des différentes
fonctions du moi en évoquant l’apport du narcissisme à la théorie
de la sexualité : ‘cet embryon de théorie tout récemment formé’.

Il introduit les notions d’ordre sexuel prégénital, et d’organisation


prégénitale de la vie sexuelle avec les pulsions érotico-anales et
sadiques, en précisant que ‘ce stade ne serait pas seulement
l’avant-coureur de la phase génitale : assez souvent il en prendrait
la suite et le relais, une fois accomplie la fonction des organes
génitaux[6]. Régression toujours possible.

Ainsi dans cette période, le narcissisme, qualifié de primaire et de


normal est conçu à la fois comme stade de développement avec
risque de fixation et possibilité de régression à ce stade, mode de
choix d’objet, amour de sa propre image en miroir, amour du moi
ou du corps propre, ou du corps comme organe génital, qui
anticipe le développement de Tausk, et comme réservoir de libido.
Narcissique apparait déjà comme un qualificatif.

Le narcissisme primaire et normal n’est donc pas un état


initial puisqu’il résulte d’un double processus de développement,
celui du devenir auto-érotique de la pulsion[7], et celui de l’action
psychique de rassemblement des pulsions partielles autoérotiques

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sur le moi.

Ce rassemblement, dans le même temps que celui de la


reconnaissance de son image dans le miroir (note 3 supra) vient
constituer une intégration concomitante du moi.

Pour pénétrer plus avant ‘la structure du moi’, Freud porte alors
ses espoirs sur l’étude des névroses narcissiques, mais la
référence reste pour lui le travail avec les névrosés : « Les
affections narcissiques et les psychoses ne livreront leur secret
qu’aux observateurs formés à l’école de l’étude analytique des
névroses de transfert. » (Leçons d’introduction, 1915-17)

1910, un an après le narcissisme, est introduit le premier


dualisme pulsionnel.

Conduit à interpréter la perte de la fonction autoconservative de


la vue comme une défense contre une érogénéité excessive, Freud
introduit l’opposition ‘pulsions du moi ou d’AC non sexuelles
/pulsions sexuelles’ : ‘Les mêmes organes et systèmes d’organes
sont d’une manière générale à la disposition des pulsions
sexuelles, tout comme des pulsions du moi.’[8] Il continuera
d’affirmer la nécessité de distinguer une énergie non sexuelle des
pulsions du moi à côté de l’énergie sexuelle, la libido. Le dualisme
énergétique n’a pas toujours été pris en considération. En
préparant cette conférence, je me suis dit que cela pourrait venir
du fait de la traduction française : les deux termes de pulsion et
d’autoconservation sont peut-être mal choisis pour désigner ce
pôle de la conservation de soi. Je continuerai à utiliser ce terme de
pulsion d’autoconservation ce soir pour des raisons de
communication, puisque c’est la traduction officielle choisie pour
selbsterhaltung, conservation de soi.

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Je pourrai revenir sur les implications de cette traduction dans la


discussion.

La référence à l’autoconservation se maintient, comme en attente


d’élaboration jusqu’à l’Abrégé, sans être suffisamment exploitée
de mon point de vue.

Plusieurs analystes aujourd’hui ont interrogé ce pôle


autoconservatif, la dénomination de pulsion d’autoconservation, et
celle de l’énergie qui lui est associée.

Je pense aux travaux de De M’Uzan, de Laplanche, de


Wildlöcher[9], de Stoloff, de Golze, qui ont soutenu la poursuite de
mes recherches personnelles. De M’Uzan a choisi de nommer ce
pôle opposé au sexual (Laplanche), le vital-identital, et de réserver
la notion de pulsion au champ du sexual. Il n’y a pour lui de
pulsion que sexuelle.

Dans ma vidéo de présentation de cette conférence, je disais que


l’introduction du narcissisme engageait une reprise de la notion
de moi. Je dis reprise car le premier texte de réflexion sur cette
notion de moi est l’Esquisse. En 1895, Freud a défini le moi
comme un réseau, une organisation de neurones perpétuellement
investis chaque fois différemment, bien frayés les uns par rapport
aux autres. Il parle de ‘l’extension d’un moi mouvant’ ; il
soulignera toujours le caractère labile d’un moi en
développement. Quand il passera d’un ensemble de neurones, à
un ensemble de représentations, il écrit : « les oppositions des
représentations ne sont que l’expression des combats entre telle
et telle pulsion … Les représentations des pulsions sexuelles
succombent au refoulement parce qu’elles sont en opposition avec
d’autres qui sont devenues plus fortes et pour lesquelles nous

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employons ‘le concept collectif de moi composé chaque fois


différemment’. Le combat au sein du moi est celui des pulsions
sexuelles contre les pulsions du moi qui ont pour but une fonction
défensive et la conservation de l’individu. Dans le moi cohabitent
deux types de pulsions, deux types d’énergie, l’énergie libidinale,
et celle de l’autoconservation que Freud nomme ‘intérêt’,
dénomination peu reprise après 1920. De M’Uzan a repris à Freud
le terme ‘d’énergie actuelle’ pour qualifier l’énergie non sexuelle
du vital-identital.

Ainsi, le moi est en partie inconscient, ses frontières sont


mouvantes, et les pulsions au sein du moi peuvent se combattre,
ou se trouver réunies comme dans le sommeil, donnant alors à
voir et à imaginer un état de complétude.

II – J’en viens aux notions de primaire, originaire, secondaire ; on


trouve aussi absolu, primitif, originel, pour qualifier le
narcissisme.

En tant que réservoir de libido, les investissements d’objet partent


du moi et peuvent y retourner, donc, en tant que source des
investissements du moi vers d’objet, le narcissisme primaire
pourra aussi être qualifié d’originaire, dans le sens de ‘à l’origine
de’, et non dans le sens d’un ‘avant-primaire’ ; il sera qualifié de
secondaire du fait du retour des investissements sur le moi. Entre
originaire et secondaire, la notion de narcissisme primaire peut
paraître escamotée, du fait d’une imprécision de vocabulaire par
Freud lui-même.

Dans les Leçons d’Introduction (1915), il a nommé narcissisme


absolu, ou narcissisme primitif l’état de sommeil « dans lequel la
libido et les intérêts du moi[10] vivent unis et inséparables dans le

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moi se suffisant à lui-même », état de repos qui l’a conduit à le


comparer « au tableau du bienheureux isolement au cours de la
vie intra-utérine », tout en soutenant qu’il représente un « retrait
de la libido sur la personne propre » (1914). Ce narcissisme n’est
donc pas anobjectal, mais la métaphore peut faire confusion.

De même, la métaphore de l’amibe, que Freud utilise à plusieurs


reprises, ‘comme représentation du narcissisme primaire normal’
peut maintenir pour le lecteur l’ambiguïté dont je viens de parler
: « Nous formons ainsi la représentation d’un investissement
originel du moi, dont plus tard quelque chose est cédé aux objets,
mais qui, fondamentalement, persiste et se comporte envers les
investissements d’objet comme le corps d’un animalcule
protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a émis. (Originel ne
vient pas s’opposer à primaire) ; à la page suivante, il précise
‘qu’il n’existe pas dès le début, dans l’individu, une unité
comparable au moi ; le moi doit subir un développement … il faut
donc qu’une nouvelle action psychique vienne s’ajouter à l’auto-
érotisme pour donner forme au narcissisme’[11] et organiser le
moi libidinal.

Si le moi ‘doit subir’ un développement, le narcissisme


aussi ; ni l’un ni l’autre n’existent d’emblée.

La référence à l’autoconservation pourrait ici nous être utile. Il y


aurait à prendre en compte le fait que le nouveau-né vient au
monde avec un capital de compétences sous la dépendance de
l’accomplissement du programme génétique qui lui permet de
réagir avec l’environnement de façon plus précoce que Freud ne
pouvait peut-être l’imaginer[12]. La néoténie exige la présence de
l’autre, mais il peut arriver que des bébés n’arrivent pas à
enclencher la soif, le sommeil, il y a des anorexies primaires …

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Heureusement le plus souvent l’appétit de vivre, de téter que l’on


peut désigner par le terme de pulsion de vie, est là.

Ceux qui s’occupent de cette clinique comme B. Golze ou G. Haag


ont beaucoup à nous apprendre sur la mise en place des pulsions
d’autoconservation.

La recherche de M. de M’Uzan a clarifié pour moi cette question ;


il remplace l’hypothèse freudienne du premier dualisme par celle
de deux filières de développement, constamment en dialogue, la
filière identitaire-autoconservative au service de
l’accomplissement du programme génétique de développement et
de finitude, et la filière libidinale, réunissant libido du moi et
libido d’objet. Il faudrait aussi parler des recherches de Bowlby,
de la prise en compte la fonction autoconservative à côté du
développement psychique interne, avec les notions d’attachement,
d’homéostasie et de sécurité, les deux mondes, internes et
externes, l’intrapsychique et l’interpersonnel étant
complémentaires.

Rappelons qu’en 1912, Freud lui-même distinguait le courant


tendre et le courant sexuel en précisant : ‘de ces deux courants, le
plus ancien est le courant tendre’. Un courant tendre précédant le
sexuel, donc autoconservatif que désignerait plus justement le
terme d’attachement ? Une tendresse secondaire désignera le
sexuel inhibé quant au but. L’objet, l’environnement, sont
nécessaires à la conservation de soi, alors que le fonctionnement
autoérotisme en devient indépendant, mais une activité
autoérotique précoce peut être l’effet d’un manque d’attention, de
présence insuffisante de la part de l’objet.

Les pulsions d’autoconservation non sexuelles ont pâti du fait que

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Freud les ait regroupées avec les pulsions sexuelles dans les
pulsions de vie en les opposant aux pulsions de mort en 1920.
Pour ma part, j’ai trouvé intéressant de considérer les deux
dualismes dans un apport réciproque, les pulsions de vie et de
mort venant constituer une différenciation de chacun des pôles du
premier dualisme : en référence aux pulsions sexuelles de vie et
de mort introduites par Laplanche, j’ai proposé : pulsions
d’autoconservation de vie et de mort pour distinguer les pulsions
libidinales d’autoconservation des pulsions non-libidinales
d’autoconservation.

Il est intéressant qu’avec le titre de son livre Narcissisme de vie/


narcissisme de mort (1983), A. Green semble procéder
spontanément de la même façon, mais sa démarche sera plutôt
d’opter pour une intégration de la première théorie des pulsions
dans la deuxième.

La problématique du non-libidinal opposé au libidinal, rejoint la


problématique de la pulsion de mort opposée à la pulsion de vie ;
question que je ne peux développer dans toute sa complexité dans
le temps de cette conférence.

Non seulement la question de l’autoconservation, mais aussi celle


du narcissisme peuvent apparaître problématiques après 1920.
Avec l’introduction des instances de la deuxième topique, moi, ça,
surmoi, c’est le ça (ou le moi-ça) qui est d’abord défini comme le
réservoir originaire de la libido : « Le ça envoie une partie de
cette libido sur des investissements d’objet érotiques, et ensuite,
le moi qui a pris de la force cherche à s’emparer de cette libido
d’objet et à s’imposer au ça comme objet d’amour. Le narcissisme
du moi est un narcissisme secondaire, retiré aux objets. » (Le moi
et le ça, 1923). Mais Freud continuera par la suite à considérer le

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moi comme réservoir de libido.[13] Dès 1923, dans Psychanalyse


et théorie de la libido (XVI p198), dans le Malaise, ‘le moi, berceau
originel et quartier général (XVIII p 304), dans Angoisse et vie
pulsionnelle, le moi reste le réservoir principal de la libido (XIX, p
185) d’où partent les investissements vers les objets, et leur
retour sur le moi constitue le narcissisme secondaire, secondaire
au choix objectal qui régresse dans l’identification. Le moi devient
ainsi le lieu des identifications secondaires objectales ou
narcissiques, et s’enrichit de l’histoire des choix d’objet.

III – Ce qui m’amène à préciser une notion importante,


l’identification primaire introduite en 1921 avec psychologie des
masses et analyse du moi.

Avec la reviviscence de Totem et tabou le signifiant originaire


revient pour qualifier la horde originaire, le Père originaire de la
horde, venant s’incarner dans le chef absolument narcissique.

La vie intra-utérine est alors évoquée comme le prototype du


narcissisme originaire que Freud distingue du narcissisme
primaire, le définissant donc comme état originaire anobjectal
venant précéder l’auto-érotisme ; la notion de narcissisme était
jusque-là définie dans sa double référence à l’unification
pulsionnelle et à l’identification spéculaire. Cette nouvelle
définition justifie le développement de certains auteurs
(Grunberger).

L’intérêt de ce texte de 1921 est de revenir sur un nouveau mode


de relation primaire à l’objet, qualifié d’identification primaire,
défini comme la forme la plus originaire du lien affectif à un
objet : ‘derrière elle se cache la première et la plus importante
identification de l’individu : l’identification au père de la

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préhistoire personnelle ; c’est une identification directe,


immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet.’ Elle fait
apparaître sous la plume de Freud le terme de sujet du moi. Elle
relèverait d’une logique de l’être qui précèderait celle de l’avoir,
et aurait la fonction d’inscrire le sujet humain dans sa lignée[14].

Pourquoi ai-je parlé de retour à propos de l’identification


primaire ?

Dès l’Esquisse, Freud a inauguré une métapsychologie des


processus identificatoires primaires, et s’est intéressé à d’autres
relations qu’à la seule relation nourricière. Il s’est intéressé aux
investissements perceptifs, à l’attention du regard, des
mouvements de la main, à la voix, à ‘l’éveil de la connaissance dû
à la perception d’autrui’ ; il s’est interrogé sur l’écoute par l’infans
ses propres cris, à sa perception de ses propres mouvements
d’imitation, à la mémoire corporelle[15]. Ces premiers échanges
perceptivo-sensoriels précèdent le devenir autoérotique de la
pulsion ; les termes d’identification primaire, d’imitation primaire,
d’attachement primaire me semblent plus adéquat pour parler du
lien primaire d’attachement que la notion d’amour primaire de
Balint car ils maintiennent la catégorie de l’être à côté de celle de
l’avoir que Freud rappellera dans ses notes de Londres en 1938.

En 21, Freud ne fait pas explicitement le lien avec cette notion


d’identification primaire introduite dans l’Esquisse que je viens de
rappeler ; l’appel au perceptif, à l’image, est ‘une autre
compréhension mutuelle’. Dès le berceau, l’infans est un petit
chercheur ; il y met aussi du sien pour chercher-trouver le sein, et
Freud s’intéresse aux efforts qu’il fait dans cette recherche d’une
identité de perception : la recherche de satisfaction pourrait nous
autoriser à parler de pulsions libidinales d’autoconservation du

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fait de la co-construction de la rencontre primaire. La non-


rencontre mettrait en péril ce capital autoconservatif qui a besoin
d’apport libidinal pour remplir sa fonction d’étayage organisateur
silencieux. (Winnicott porte davantage l’accent sur l’adaptation de
l’environnement).

IV – 1920 est aussi la prise en compte d’un échec du


fonctionnement selon le principe de plaisir avec le retour du
principe d’inertie, opposé au principe de constance en 1895, resté
plus ou moins refoulé, ou en attente d’élaboration. En 1920, il est
rebaptisé principe de Nirvana en référence à Barbara Low, mais
nirvana peut dériver vers extase, sentiment océanique … ce n’est
pas tout à fait inertie. Je pensais jusque-là qu’avec la définition de
la pulsion de mort comme retour à l’inertie, l’au-delà du principe
de plaisir était simplement le retour du principe d’inertie et je ne
prenais en compte que l’introduction de la pulsion de mort sans
donner assez d’importance à cette nouvelle opposition et
intrication pulsionnelle des pulsions de vie et de mort. Je pense
aujourd’hui que Freud introduit du nouveau avec cette définition
nouvelle de la pulsion, qualifiée d’organique, qui ‘peut nous
paraître étrange’ dit-il, un peu déconcerté lui-même : elle ‘nous
oblige à reconnaître la nature conservatrice du vivant’. Les
pulsions d’autoconservation sont rangées dans les pulsions de vie,
et la nature conservatrice du vivant qui conduirait au
rétablissement d’un état antérieur, au repos du monde
anorganique, se trouve associée aux pulsions de mort … Ce texte
réintroduit la pulsion de vie que Freud avait interrogée en 1910 à
propos d’un débat sur le suicide[16] : « Nous voulions avant tout
savoir comment il devient possible de surmonter la pulsion de vie,

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si extraordinairement forte, et si cela ne peut réussir qu’avec


l’aide de la libido déçue, ou s’il existe un renoncement du moi à
son affirmation à partir de motifs moïques propres … J’estime
qu’on ne peut partir que de l’état de la mélancolie … or les destins
de la libido dans cet état nous sont totalement inconnus[17].
Différons donc notre jugement jusqu’à ce que l’expérience soit
venue à bout de cette tâche. » Bel exemple de recherche
scientifique patiente en psychanalyse.

En 1910, Freud interrogeait l’échec de la pulsion de vie : échec de


la libido ? Ou échec de l’autoconservation ? En 1920, après l’étude
de la mélancolie, après ses réflexions sur la guerre, les névroses
traumatiques, et les névroses narcissiques, la question se renverse
et devient : comment surmonter la pulsion de mort ? La force de
vivre peut être vaincue par la tentation de ne plus exister, quand
la mort apparaît comme seule solution à la souffrance de vivre.

V – J’en arrive pour terminer aux 3 textes princeps déjà bien


introduits. Le temps m’oblige à être brève. Je vais relever ce qu’ils
apportent de nouveau. Cette période, 1910-1914, aussi riche sur
le plan clinique que théorique, se situe dans un contexte très
préoccupant quant au développement de la psychanalyse, avec la
dissidence d’Adler, puis celle de Jung[18], qui contraignent Freud
à affirmer que la psychanalyse est sa création[19], à quelles
conditions on peut se dire psychanalyste, et le devoir de faire soi-
même une psychanalyse avec un psychanalyste pour exercer la
psychanalyse. C’est pourquoi, en 1914, tout en écrivant ‘Pour
introduire le narcissisme’, il rédige ‘l’Histoire du mouvement
psychanalytique’.

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Les années de guerre qui suivent sont une période de bilan


métapsychologique, et de conférences, ‘Les leçons d’Introduction
à la psychanalyse’ qui s’adressent à un public élargi.

1 Dans ce texte de 1914, mêlant normal et pathologique, Freud va


développer 3 voies d’approche du narcissisme : la maladie
organique, l’hypocondrie, la vie amoureuse.

Il reprend la définition du narcissisme normal comme ‘le


complément libidinal à l’égoïsme de la pulsion d’autoconservation
qui exprime l’étayage autoconservatif du narcissisme libidinal.

Le fait que la libido puisse rester narcissique en investissant


l’objet l’amène à distinguer deux types de retrait, selon le type
d’investissement : une régression narcissique avec perte d’objet,
ou une régression avec maintien de l’investissement objectal dans
la vie fantasmatique, qui donne alors lieu à un agrandissement du
moi en tant que contenant l’histoire des choix d’objets ; on peut
parler de dilatation introjective du moi, un moi riche de
potentialités de nouveaux investissements. Sans dégagement vers
l’objet, il y aurait une surcharge en libido narcissique qui
entraînerait un phénomène de stase, avec blocage pathogène de la
libido narcissique sur le moi, et risque de déqualification libidinale
ou de décharge totale.

La distinction introduite par De M’Uzan d’une libido narcissique


intra-ego, et d’une libido narcissique extra-ego est une avancée
essentielle sur la question du narcissisme que je ne peux
développer[20].

– même phénomène de stase, dans la maladie organique : « un

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solide égoïsme préserve de la maladie, mais à la fin l’on doit se


mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et l’on doit tomber
malade lorsqu’on ne peut aimer par suite de frustration. »

– même surinvestissement narcissique dans l’hypocondrie et la


paraphrénie, mais le recours au délire peut constituer une
réponse au niveau psychique pour gérer l’excès de quantité ; le
délire des grandeurs répondrait au processus psychique de
‘maîtrise de cette masse de libido’, serait une tentative de
récupération des objets perdus, qui nous en impose pour la
maladie mais doit être considérée comme une tentative de
guérison.

-Avec l’étude de la vie amoureuse, Freud distingue deux types de


choix d’objet, narcissique ou par étayage, qu’il qualifie
malheureusement, (ou idéalement ?) de féminin et de masculin, la
double composante narcissique et objectale se retrouve en
chacun, dans l’amour de l’homme, comme dans l’amour de la
femme à des degrés variables et changeables, j’y ajouterai l’amour
véritable de transfert dont l’analyse devrait permettre plus
d’épaisseur et d’authenticité aux amours de notre vie. Relevons ici
la remarque de Freud à propos de l’amour parental, « si touchant,
et, au fond, si enfantin, qui n’est rien d’autre que le narcissisme
qui vient de renaître et qui, malgré sa métamorphose en amour
d’objet, manifeste à ne pas s’y tromper son ancienne nature. »

Un apport essentiel de ce texte me semble l’évocation d’une


structure du moi, constitué d’instances, avec l’introduction des
notions de moi-idéal, d’idéal du moi et l’hypothèse d’un idéal du
moi sous la garde d’une instance critique, ou morale, qu’il
nommera surmoi en 23, ‘surmoi (Idéal du moi)’[21]. L’Idéal du moi
restera une instance narcissique, un modèle d’identification,

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source de sentiments de honte et d’infériorité devant les figures


parentales idéalisées, le surmoi, défini comme l’héritier du
complexe d’oedipe, est destiné à devenir impersonnel avec
l’intégration de la loi et de la culpabilité associée aux interdits.

Le temps m’oblige hélas à une présentation raccourcie.

2 En 1915, avec Pulsions et destins des pulsions, Freud s’intéresse


aux destins pulsionnels des premiers stades de développement
‘qui dépendent de l’organisation narcissique du moi et portent la
marque de cette phase’ : le retournement sur le moi propre, et le
renversement dans le contraire, qui comprend le renversement de
l’activité en passivité, et la transposition de l’amour en haine, qui
suppose dans cette optique la haine secondaire à l’amour. Mais,
en même temps, le dualisme précédemment établi l’amène à
donner à la haine et à l’amour un ancrage pulsionnel différent, où
la haine précède l’amour et s’ancre dans les pulsions
d’autoconservation : « On peut même affirmer que les prototypes
véritables de la relation de haine ne sont pas issus de la vie
sexuelle mais de la lutte du moi pour sa conservation et son
affirmation ». Une haine autoconservative précède une haine
libidinale, et l’ambivalence des sentiments ; elle pourra être
qualifiée de libidinale sous l’influence de la relation plaisir-
déplaisir. Transformation de l’amour en haine, peut signifier une
déqualification de l’amour, jusqu’au retour à un ancrage
autoconservatif et, en ce sens, elle peut être vue comme l’annonce
d’une pulsion qui ferait retour à l’origine, ce qui définira la pulsion
de mort.

Dans une perspective génétique, Freud propose alors un modèle


de développement du moi.[22]

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3 En 1917, l’étude de la mélancolie prolonge l’étude de


l’investissement d’objet narcissique, et de l’identification
narcissique, en tirant les conséquences des destins d’un
inachèvement pulsionnel.

Le mode d’investissement narcissique d’objet met l’objet à la


place de l’Idéal du moi. Le retrait sur le moi entraîne une
identification narcissique à l’objet perdu ; ‘l’ombre de l’objet
tombe sur le moi’, et une dégradation de l’amour en haine érige
une instance haineuse au sein du moi envers la partie du moi
modifiée par ce type d’identification : « la haine entre en action
sur cet objet substitutif en l’injuriant, en le rabaissant, en le
faisant souffrir et en prenant à cette souffrance une satisfaction
sadique.» Freud ajoute : « Le conflit dans le moi, contre lequel la
mélancolie échange le combat pour l’objet, agit nécessairement
comme une blessure douloureuse qui revendique un contre
investissement extraordinairement élevé. » La gestion économique
du narcissisme et de la douleur sera plusieurs fois reprise, en
1924 avec le problème économique du masochisme, en 1926 (ISA,
Addenda C), en 1932 dans les Nouvelles Conférences, en 1938
avec le clivage du moi.[23] Freud se trouve alors en proie à un
flottement identitaire, un trouble de mémoire … est-ce nouveau ?
Connu depuis longtemps ?

Bel exemple du caractère vivant de l’avancée théorique avec ses


mises en latence, ses refoulements, et ses retours du refoulé
légèrement déstabilisants et transformés.

Le temps ne me permet pas de développer la question du


masochisme et d’un narcissisme masochique ; quand le déplaisir
devient objet de désir, le masochisme devient un rempart contre
le désinvestissement, contre la propre annulation du sujet : mieux

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vaut investir le déplaisir que lâcher l’excitation. J’ai moi-même


parlé d’un narcissisme de survie, d’une union particulière du
narcissisme et du surmoi dans une stratégie de survie, distinguant
la problématique autoconservative de la survie de la
problématique libidinale du masochisme[24]; j’ai distingué un
narcissisme ascétique d’un narcissisme masochique.

Je signale rapidement le narcissisme hostile des petites


différences[25], au regard du narcissisme dans l’humour qui signe
le triomphe du moi relevant d’un bon investissement narcissique
permettant le surmontement de cette hostilité. Si j’ai parlé du
narcissisme hostile des petites différences, c’est pour pointer le
lien du narcissisme à l’agressivité dans la relation à l’autre, sous
couvert d’amabilité. Les réactions à fleur de peau, la
susceptibilité, viennent en témoigner. Le narcissisme des petites
différences dit la fragilité du narcissisme, la fragilité des
transformations amour/haine, fragilité de la transposition des
penchants égoïstes en penchants sociaux. Le qualificatif d’égoïste
m’autorise à penser qu’il s’agit aussi de la lutte du moi pour son
autoconservation. Freud écrit : « Le succès sera en gros le même ;
seules des conditions particulières pourront montrer que l’un agit
toujours bien parce que ses penchants pulsionnels l’y obligent, et
que l’autre n’est bon qu’aussi longtemps et pour autant que son
comportement civilisé favorise ses desseins égoïstes…et notre
optimisme nous entraînera certainement à surestimer
singulièrement le nombre des hommes modifiés dans le sens de la
civilisation. »

Je m’arrêterai sur une citation de Freud qui reprend la question


de la lucidité et de l’honnêteté envers soi-même et les autres, en
évoquant le narcissisme éthique[26] :

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« Le narcissisme éthique de l’être humain devrait se contenter de


trouver dans le fait de la déformation du rêve, dans les rêves
d’angoisse et de punition, des preuves nettes de son essence
morale, tout comme il trouve par l’interprétation du rêve, des
pièces à l’appui de l’existence et de la force et de son essence
mauvaise. Si quelqu’un, non content de cela, veut être ‘meilleur’
qu’il n’est fait, qu’il essaie donc de voir si, dans la vie, il arrive à
plus qu’à l’hypocrisie ou à l’inhibition. »

J’ai dû laisser beaucoup de choses de côté et j’ai entrevu


beaucoup de chose à développer … Inachèvement inévitable. Je
vous remercie de votre écoute.

Marie-Françoise Laval-Hygonenq, janvier 2021

mf.lavalhygonenq@wanadoo.fr

[1] M F Laval-Hygonenq, Le Narcissisme chez Freud in


Monographies de psychanalyse, Le Narcissisme, RFP, 2002. C’est
sur l’étude de ces trois textes que je m’étais moi-même appuyée à
l’époque. Cette conférence en est une reprise, avec de nouveaux
questionnements.

[2] Intitulée ‘Un cas de perversion multiforme’

[3] En 1949, au Congrès international de psychanalyse à Zürich, J.


Lacan fait une communication intitulée :

‘Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle


qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique’, in
Ecrits, Ed Seuil, 1966.

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Dans cette saisie de l’image de soi dans le miroir, Lacan repère un


moment d’assomption jubilatoire de sa propre image qui anticipe
le vécu du corps dans son entier, en présence de l’autre, grâce
aux échanges de regards. (Le Je est ici la traduction de das Ich
préférée par Lacan à celle de moi.)

[4] Note 3

[5] Je donnerai comme exemple les confusions d’E. Roudinesco qui


a écrit son Histoire de la psychanalyse en France en ayant lu
Freud à la lumière de Lacan. (La bataille de 100 ans – Histoire de
la psychanalyse en France 2, 1986, p 281). Elle y parle d’une
conception freudienne du sujet, et, à propos de Maurice Bouvet,
elle écrit : « Il bâtit son œuvre sur une vision de la deuxième
topique qui privilégie le moi au détriment de l’inconscient. Ainsi
reste-t-il le représentant d’un idéal adaptatif conforme aux
aspirations dominantes de l’IPA ». Voilà comment on peut jeter la
Ich-Analyse, devenue pour la cause Ego psychologie, avec l’eau du
bain américain.

[6] En 1923, il introduira une nouvelle phase d’organisation


intermédiaire entre la phase anale et génitale, la phase phallique,
parlant alors d’organisation, phallique, puis oedipienne.)

[7] « A l’époque où la satisfaction sexuelle était liée à l’absorption


des aliments, la pulsion trouvait son objet au dehors, dans la
succion du sein maternel. Cet objet a été ultérieurement perdu …
la pulsion devient, dès lors autoérotique … trouver l’objet sexuel
n’est, en somme, que le retrouver ». L’autoérotisme est le premier
stade indépendant de la sexualité.

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[8] Le trouble de vision psychogène dans la conception


psychanalytique, OC X, p 177.

[9] Sexualité infantile et attachement Petite bibliothèque Payot,


PUF, 2000

[10] souligné par moi

[11] Pour introduire le narcissisme, OC XII, p 220-221

[12] Le cri, qui signe le passage du monde fœtal au monde externe


met en marche un appareil respiratoire déjà constitué, mobilise un
schème organisateur prêt à fonctionner.

[13] Abrégé, OC XX, p 239 : « Tout ce que nous savons se rapporte


au moi dans lequel au départ, tout le montant de libido est
emmagasiné. Nous nommons cet état le narcissisme primaire
absolu….durant toute sa vie, le moi est le grand réservoir de
libido… ». Suit une référence à l’amibe.

[14] Il est important de distinguer le Père de la horde, du Père de


la préhistoire individuelle, de distinguer l’identification primaire
qui est bien primaire, du narcissisme primaire individuel qui
résulte du rassemblement des pulsions partielles autoérotiques
sur le moi.

[15] « Les perceptions visuelles rappelleront au sujet les


impressions visuelles que lui ont causé les mouvements de sa
propre main, les souvenirs d’autres mouvements encore » p 348,
l’Esquisse, PUF.

[16] En 1910, dans ‘Contributions à une discussion sur le suicide’,


OC X p 78.

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[17] Souligné par moi.

[18] En 1911, Adler fondait la Société de psychanalyse libre,


rebaptisée société de psychologie individuelle. En 1912, Jung avait
déclaré à New-York que les idées de Freud avaient maintenant
vieilli. Assez vite, la psychanalyse pouvait être déclarée carcan
autoritaire ou découverte périmée. Freud reprochait à Adler de
revenir à une psychologie de la conscience, et à Jung son point de
vue moniste.

[19] Tout en reconnaissant sa dette envers ses aînés, Breuer,


Charcot, Chrobak : Breuer avait un jour parlé de ‘secret d’alcôve’.
Freud dût s’en faire expliquer le mot ; plus tard, il fût surpris
d’entendre un soir Charcot dire à Brouardel : ‘mais dans ces cas
c’est toujours la chose génitale, toujours, toujours, toujours’ ;
surprise paralysante pour lui : ‘mais s’il le sait pourquoi ne le dit-il
jamais ? impression fugitive vite oubliée ; 1 an après, lors d’une
promenade, Chrobak, à propos d’une patiente virgo intacta après
18 ans de mariage, lui confia : la seule ordonnance qui vaille :
penis normalis, dosim, repetatur. Ces communications furent
accueillies sans être comprises … ‘ Jusqu’à ce qu’un jour elles se
réveillent en tant que connaissance apparemment originale.’ OC
XII, p 255.

[20] S.j.e.m. (1974) in de l’art à la mort, Tel Gallimard, 1977.

[21] Notons qu’avec l’instance de censure du rêve, le moi-instance


avait déjà fait son apparition.

[22] Son introduction d’un ‘moi-réalité-du-début’, antérieur au


moi-plaisir, m’a permis l’hypothèse d’une entité première
autoconservative, qui peut comporter une forme de létalité, un

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risque de mort psychique ou physique si un extérieur d’abord


indifférent quand il n’existe pas comme tel, ne vient pas s’offrir
comme surface projective du mauvais, assurant la fonction vitale
d’autoconservation, et l’organisation bon-dedans / mauvais-
dehors, étape nécessaire du développement du moi-plaisir vers le
moi-réalité. (MF Laval-Hygonenq note1)

[23] ‘ Je me trouve pour un moment dans l’intéressante position de


ne pas savoir si ce que je vais communiquer doit être considéré
comme étant depuis longtemps connu et allant de soi ou étant
pleinement nouveau et déconcertant. Tel est, je crois, plutôt le
cas’ OC XX, 221

[24] M.F. Laval-Hygonenq, Du fonctionnement psychique de


survie dans l’univers concentrationnaire, in

La résistance de l’humain, PUF, 1999, p.46

[25] En 1918, dans ‘Le tabou de la virginité ‘se référant à Crawley,


il avait envisagé de faire dériver cette hostilité ‘du narcissisme des
petites différences’, qui combat victorieusement dans toutes les
relations humaines le sentiment de solidarité et terrasse le
commandement d’amour universel entre tous les êtres humains’.

[26] Quelques suppléments à l’ensemble de l’interprétation du


rêve, 1925, OC XVII, p 184

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Mémoires, enivrement du
soi
Auteur(s) : Jacques Boulanger
Mots clés : cure analytique (et mémoire) – évolution – mémoire –
mémoire (collective) – mémoire (épisodique) – mémoire (et cure
analytique) – mémoire (implicite) – moi – neuropsychologie –
philosophie – rêve (et mémoire) – soi

1. Introduction
Cet article parle de la fonction mnésique dans une démarche
comparative entre psychanalyse et neuropsychologie.

L’enivrement du soi
Dans l’étude que Søren Kierkegaard a faite du Don Giovanni de
Mozartil fait de ce héros, comme Philippe Charru, un aventurier
de l’éros. Freud fait du désir, nous le verrons, une recherche
d’identité de perception, c’est-à-dire un effet de mémoire, un futur
connecté au passé. L’extase musicale avec son frisson serait une
plongée dans la polysensorialité primitive, sous emprise des
mémoires premières, induisant un état de conscience modifié.
Kierkegaard, considéré comme le père de l’existentialisme, est
aussi le philosophe de l’angoisse. L’alerte qu’est le signal
d’angoisse oblige à compléter l’implicite par le choix explicite,
c’est-à-dire à se diriger vers ce que Stanislas Dehaene appelle
« l’ignition de la conscience », tenter une sortie hors du

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déterminisme de nos mémoires.

Pour Kierkegaard, se recueillir et écouter le Don Giovanni de


Mozart provoque un « enivrement de soi », un retour à ce qu’il en
était de moi avant le langage, avant toute capacité de
sémantisation des données sensorielles et procédurales. Le silence
musical permet de laisser parler la chose en soi. Rêvasser sur la
fantaisie en Ut mineur de Mozart, active ses propres mémoires,
personnelle et collective. Nous verrons comment John Thor
Cornelius reprend cette idée d’une plongée en mémoires en
comparant les résultats de recherches neuropsychologiques aux
travaux analytiques de Freud, Bion et Winnicott sur la naissance
de la pensée.

Le modèle de l’Esquisse,
préfiguration de la modularité de
l’esprit ?
En 1877, Freud, étudiant boursier, a transcrit dans son Mémoire
le résultat de ses travaux de dissection des fibres nerveuses de la
lamproie marine (petromyzon). En 1977, Kandel publie ses
travaux sur l’activité neuronale d’une limace de mer (aplysie).
Entre ces deux dates sont advenues de nombreuses innovations
technologiques, en l’occurrence la microscopie électronique. Ce
qui était invisible pour Freud était visible pour Kandel. Près de
vingt ans plus tard, à défaut de pouvoir vérifier
expérimentalement ce qu’il imaginait du fonctionnement du
mental, étant déjà engagé dans ses études cliniques sur l’hystérie,
Freud en savait assez pour commencer à mettre en forme une
théorie de la mémoire. Délaissant la méthode expérimentale, il

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privilégia la voie herméneutique : observation clinique,


interprétation des faits, construction d’un modèle théorique.

Dans L’Esquisse, Freud propose un modèle d’apprentissage qui


crée une mémoire par frayage. Il imagine un traitement mnésique
des données sensorielles constituant un réseau de neurones
supportant une fonction appelée « moi ». Ce premier essai
freudien de neuropsychologie comporte plusieurs anticipations
surprenantes. On peut voir une préfiguration de la théorie
moderne, cybernétique, dans sa façon de concevoir le
fonctionnement du cerveau : des réseaux distincts de neurones
transforment les entrées sensorielles en sorties neurovégétatives
et motrices d’une part, psychiques d’autre part. Jean-Pol Tassin
nous enseigne qu’une centaine de milliard de neurones effecteurs
est dédiée dans l’espèce humaine au traitement des données
neurovégétatives et motrices, organisée en ce « large scale
network »décrit par Fodor et Dehaene. Superposés à ces circuits
de neurones effecteurs, des milliers de neurones modulateurs
(facilitateurs ou inhibiteurs) élisent les réseaux à activer, les
structures cérébrales à recruter pour élaborer une réponse
adaptée à partir de la consultation extemporanée des différentes
mémoires. Ce sont ces neurones modulateurs qui sollicitent la
fonction mnésique et supportent l’activité psychique (les
molécules psychotropes, mais aussi la sismothérapie, agissent sur
ces circuits modulateurs et leurs requêtes mnésiques).

Concernant l’organisation progressive de la fonction mnésique


dans l’Évolution, un autre aspect est important à prendre en
compte selon Tassin : les neurones effecteurs travailleraient en
mode analogique, rapide mais approximatif (automation, instinct).
Les neurones modulateurs, eux, travaillent en mode numérisé,

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qu’il appelle cognitif, plus lent mais beaucoup plus précis, et


dépendant de la maturation de certaines structures cérébrales
d’installation tardive dans l’évolution (programmation, pulsion).
Ce qui allonge le temps de traitement cognitif est, en terme
évolutionniste, la complexité croissante imposée par la fonction
méta, intégrative qu’est la conscience étendue de l’homme
moderne et son outil privilégié qu’est la symbolisation. La
manipulation mentale de concepts prend du temps. Il fallait donc
un temporisateur qui assure la coïncidence des deux systèmes,
analogique rapide et numérique lent : il existe dans le système,
nous le verrons, une mémoire-tampon, elle-même complexifiée du
fait de l’augmentation considérable des données corticales, sous-
corticales, extra-corticales, à consulter. Il s’agit de maintenir
dormants les éléments perceptifs pendant un temps nécessaire à
la synchronisation des sorties des deux modes de traitement
neuronal. Cette opération mnésique de rétention, de
sphinctérisation, se décline en temps d’inscription, de stockage,
de catégorisation, de compilation, de restitution. Cette durée
computationnelle d’harmonisation analogique/numérique est un
travail d’exploitation des mémoires, qui, nous le verrons serait
l’apanage des formations limbiques.

La cure, anamnèse prolongée


Le mot « mémoire » figure peu comme entrée dans les
dictionnaires de psychanalyse (Laplanche et Pontalis, Roudinesco,
Le Guen ; seuls l’index thématique de Delrieu et celui de Mijolla
comportent une entrée « mémoire »). Par contre, l’entrée dans la
théorie freudienne de la mémoire est facile par les mots
« oubli »et « traces mnésiques ».Cet accès indirect est en soi

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illustrant de la méthode freudienne : comme Kierkegaard l’a


montré avec la musique de Mozart, les souvenirs ne se rappellent
pas directement mais par voie détournée. Pour Freud, ce fut la
méthode associative. La cure en effet peut être vue comme une
« anamnèse prolongée » ainsi que l’exprime Georges Torris : il
s’agit de ramener à la conscience claire et vécue des traces
mnésiques inconscientes. L’expérience analytique vise à ce rappel
progressif de souvenirs que le patient croyait perdus. Cette œuvre
de d’accordage des mémoires épisodique et sémantique,
constitutive d’une nouvelle mémoire autobiographique, s’appuie
sur ce rappel à la conscience. Elle ne serait possible et profitable,
selon Freud, que par ce levier qu’est l’analyse du transfert où est
agie et affectée la restitution mnésique. La synchronisation des
mémoires dépend aussi de l’élément affectif : la sémantisation
n’est profitable qu’avec affectation. Il s’agit de mobiliser les
représentations mentales en même temps que les affects éprouvés
au moment de l’évocation. Le transfert et ses abréactions
deviennent ici un lieu de mémoires, d’explicitation des implicites,
où se produisent des réassemblages de souvenirs revus et corrigés
donnant sens à l’histoire d’une personne, à l’intentionnalité
masquée ainsi que le dit Brentano, aux fantasmes inconscients
ainsi que le dit Freud. Une narrativité inédite s’organise par la
restitution éprouvée dans le lien transférentiel. Ce travail de
subjectivation compare le passé reconnu comme tel, la névrose
infantile, au présent reconnu comme répétition, la névrose de
transfert.

Il existe donc bien une théorie freudienne de la mémoire ; elle est


complexe, s’appuie sur des apports antérieurs, philosophiques et
physiologiques évoqués ailleurs, avant de trouver son propre
développement alimenté par l’observation clinique. Il existe, nous

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le verrons, un renouveau d’intérêt pour elle de la part de la


biologie et la neurophysiologie modernes.

2. Le modèle freudien de la
fonction mnésique
La pensée associative, activatrice
de mémoires
Pour Claude Le Guen, le fonctionnement de la mémoire est au
centre de la méthode analytique. Faute, nous l’avons dit, en 1895,
d’avoir les outils modernes nécessaires à une exploration
psychologique expérimentale, Freud s’en remis à la méthode que
Jean Ladrière nomme empirico-formelle, à savoir la construction
d’un modèle théorique à partir de l’observation clinique. Il émit
l’hypothèse que le phénomène de l’oubli, erreur apparente de
mémoire, n’était en rien un effacement passif mais bien un filtre
actif constitutif de la personnalité. Loin d’être une défaillance de
l’esprit, l’oubli est une force active qui constitue une défense
contre l’angoisse d’une représentation source de déplaisir.
Disqualifiée, cette représentation est exfiltrée des réseaux de la
conscience et stockée sous forme d’une trace mnésique impossible
à rappeler, mais énergétiquement active sauvegardant un désir
inconscient qui produira des rejetons. Freud comprend que le
souvenir oublié n’est pas perdu, mais stocké en un réseau
spécifique, hors d’atteinte car déqualifié par isolation de son
affect et crypté, désynchronisé (processus primaires) d’avec les
réseaux de la conscience. Il découvre chez ses patients la

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résistance au rappel du souvenir refoulé, c’est-à-dire la force


d’inertie de ce réseau verrouillé qui s’oppose à la remémoration.

Ayant abandonné l’hypnose de Charcot, à l’instar de Bernheim et


Delbœuf à Nancy où il séjourna, ayant essayé divers procédés
(comme la Druckprozedur, pression de la main sur la tête), il saisit
le parti qu’il peut tirer d’une voie indirecte originale,
découverte avec ce que lui raconte Josef Breuer de sa patiente
Bertha Pappenheim, en 1883 : le « chimney sweeping ». La pensée
associative, qui utilise des circuits non-logiques, irrationnels, plus
proche des processus primaires, de la rêverie, de l’extase
musicale. La remémoration lui semble par ailleurs surdéterminée
par le gradient des affects de plaisir et de déplaisir, l’un
facilitateur, l’autre inhibiteur. L’état de pensée associative est un
équilibre instable. Il y a dans la Lettre à Fliess du 6 décembre
1896, ce passage étonnant :

« Tu sais que je travaille sur l’hypothèse que notre mécanisme


psychique est apparu par superposition de strates, le matériel
présent sous forme de traces mnésiques connaissant de temps en
temps un réordonnancement selon de nouvelles relations, une
retranscription »

Cette conception dynamique du fonctionnement mnésique peut


sembler anticiper non seulement ce cerveau modulaire, nous
l’avons dit, mais aussi le connexionnisme moderne. On sait
maintenant que cette opération de morcellement, de
remaniement, de réappariement des traces mnésiques se produit
au niveau des formations limbiques par un dialogue constant entre
insula, amygdale, hippocampe, véritable bourse intégrant le cours
des différentes actions mentales. Freud avait compris que la
mémoire suppose cette pluralité d’inscriptions de traces

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mnésiques dans un état qu’il imagine « sans formes, sans images,


sans affect ». Nous dirions maintenant en codé en langage de
programmation neuronal.

Le rêve, réorganisateur de
mémoires
DansL’interprétation des rêves, Freud affirme que mémoire et
qualités sensorielles s’excluent. Ce point est important : écouter
les fantaisies de Mozart avec un circuit neuronal dédié et en
mémoriser la mélodie avec un second, désynchronisé du premier.
Le système perception-conscience gère en permanence des
myriades de qualités sensorielles (voir les qualia d’Edelman et
Tononi, à rapprocher, nous le verrons, de la mémoire épisodique
de Tulving) qu’il n’a pas pour tâche de mémoriser ; les éléments
sensoriels mémorisés le seront, eux, sous forme codée, par
d’autres réseaux. Les traces mnésiques, numérisées, sont en effet
dépouillées de qualités dont sont porteuses les entrées
sensorielles. Le travail régrédient des activités onirique et
fantasmatique, de même que celui de la cure, nécessite une
opération de décryptage, de rhabillage, de mise en forme et en
image par figuration et dramatisation des traces mnésiques qui
peuvent alors devenir souvenirs, c’est-à-dire être pris en charge à
nouveau par les réseaux du système perception-conscience. Le
rêve, dit Freud, réactive l’image mnésique de la perception
associée à la satisfaction du besoin qui a mis fin originellement à
l’excitation. Il est l’espace d’incubation hallucinatoire où naît le
couple pulsion-objet cher à Green.

DansPsychopathologie de la vie quotidienne (1901), il est question

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d’un oubli spécifique, celui des noms propres (Signorelli) : ce


remaniement périodique des traces mnésiques dont parle Freud
est sensible aux assonances, aux proximités perceptives. Freud
réalise ici, a contrario, l’effet du procédé d’isolation propre aux
mécanismes inconscients gardiens des oublis : un maquillage des
matériaux de la mémoire par condensation et déplacement. Il
avait déjà repéré comment un souvenir peut en cacher un autre
(Sur les souvenirs écrans, 1899), révélant avec éclat des éléments
particuliers de la vie infantile.

Mémoires et investissements
Dans le texte fondamental de 1915, L’Inconscient, Freud reprend
ce modèle du fonctionnement de la mémoire (trace mnésique-
image mnésique-identité de perception). Il précise le lien entre
activité onirique et travail de mémoires en prolongeant l’idée que
le rêveur retrouve la perception liée à l’excitation et, par-là,
l’affect lié à l’expérience de satisfaction ; il y a identité de
perception et reliaison psychique, nous dirions maintenant
synchronisation des réseaux. Il écrit dans cet article :

« C’est ce mouvement que nous appelons désir ; la réapparition de


la perception est l’accomplissement du désir »

Et plus loin, dans ce même texte, il anticipe l’activité neuronale de


codage de la neurophysiologie moderne :

« C’est le défaut de traduction que nous appelons, en clinique, le


refoulement ».

Il complète également, dans ce texte, les éléments du remontage


préconscient avec la notion, nouvelle, de représentation de chose

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et, surtout ici, celle d’investissement.

« Représentations conscientes et représentations inconscientes ne


sont pas, comme nous l’avons estimé, des inscriptions distinctes
du même contenu en des lieux psychiques distincts, ni même des
états d’investissement distincts du même lieu, mais la
représentation consciente comprend la représentation de chose
plus la représentation de mot afférente, l’inconsciente est la
représentation de chose seule. Le système Ics contient les
investissements de chose des objets, les premiers et véritables
investissements d’objet »

Ces premiers investissements d’objet (pensons au sourire du bébé


comme premier organisateur de Spitz) renforcerait le
fonctionnement mnésique individuel amorcé in utero. Le
programme génétique d’Homo Sapiens, espèce à la réalité sociale
augmentée, par ces premiers investissements d’objet, fait évoluer
la nature des traces mnésiques du nourrisson qui deviennent
moins informes, plus imagées. Leur nouvel état mental les rend
accessibles au statut de représentation de chose. Freud ne
renonce pas ici à sa notion initiale de trace mnésique : il en
précise la nature plus imagée qu’il ne le pensait.

DansLe moi et le ça (1923), il va plus loin. Reprenant cette idée de


trace mnésique, il précise les conditions de la remémoration,
notamment du rôle d’attracteur que sont les impressions auditives
relevant du préconscient (mémoire auditivo-verbale des
neuropsychologues). Il y affirme ceci : « Il ne peut y avoir de fait
conscient sans stade antérieur inconscient ». On peut voir dans
cette formule un accent constructiviste : toute représentation
mentale, tout affect est une reconstruction, une image de
synthèse, à partir de traces mnésiques fragmentées.

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Il précise ce point dans la Note sur le bloc-notes magique (1925),


texte où il confirme la distinction entre réseaux de réception
(système perception-conscience) et d’inscription. Freud, bien sûr,
parle de « surfaces », « Flächen », ne pouvant alors utiliser le
vocabulaire connexionniste de la neurophysiologie moderne. Nous
reviendrons en conclusion sur la nécessaire mise à jour du
glossaire freudien.

Une mémoire collective ?


Dans l’Abrégé de psychanalyse (1938), Freud renforce le rôle du
moi comme seule instance refoulante : les représentations
refoulées, nous l’avons dit, sont mémorisées dans le ça où elles
retournent à l’état codé de traces mnésiques, déqualifiées. Mais
cet état codé des éléments refoulés est spécifique, et Freud insiste
ici sur l’aspect quantitatif, ce quantum économique influent,
exerçant une emprise forte sur le fonctionnement mental
(rejetons, symptômes, oublis).

Dansl’Homme Moïse et le monothéisme(1939), enfin, Freud pose


la sulfureuse question de l’aspect collectif de la mémoire humaine.
Cette question est délicate, celle de l’héritage archaïque de
l’homme que les GAFA et les fermes de trolls de St Pétersbourg
savent si bien manipuler lors d’échéances électorales. Comment
théoriser une transmission phylogénétique de comportements, et,
plus encore, de contenus de conscience, de traces mnésiques
d’expériences de générations antérieures ?

La question posée par ce dernier texte freudien nous amène aux


limites entre, d’un côté psychanalyse et culture, de l’autre
psychanalyse et biologie. Nous assistons, depuis la théorie de

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l’épigenèse, celle de l’anatomiste William Harvey (1651) et des


embryologistes Friedrich Wolff (1759) et Ernst Haeckel (1828),
popularisée par le livre de Jean-Pierre Changeux, L’Homme
neuronal, à un retour des thèses lamarckiennes de l’hérédité des
caractères acquis. Plus près de nos préoccupations, la célèbre
étude hollandaise de Bas Heijmanssur la transmission
transgénérationnelle des effets de situations de guerre
traumatiques va dans ce sens.

Pour conclure ce survol du modèle construit par Freud du


fonctionnement mnésique, nous pouvons nous fier à la
récapitulation qu’en fit Claude Le Guen dans son très freudien
dictionnaire : « Rien n’est radicalement oublié ; beaucoup
d’éléments psychiques sont inaccessibles à la conscience ; l’oubli
est la manifestation phénoménologique du refoulement ; souvent
inconsciemment intentionnel, l’oubli vise à éviter le déplaisir et se
trouve donc fondamentalement lié à l’affect […]l’oubli est un
phénomène fondamentalement actif et non une lacune ou une
défaillance de la mémoire ».

Voyons à présent le modèle du neurocognitivisme moderne de la


fonction mnésique. Si les progrès ont été considérables depuis
Freud dans ce domaine, la communauté scientifique semble
toujours réticente à accepter la théorie du refoulement ainsi que
l’exprime, par exemple, Lionel Naccache dans son livre Le nouvel
inconscient :

« Le curieux mécanisme de refoulement […]ruine irrévocablement


tout espoir de rapprochement conceptuel ».

Car qui dit refoulement dit sexualité infantile. Au-delà de ce


différend théorique fondamental, la thèse ici développée est que le

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modèle freudien n’a pas vieilli dans ses autres aspects face aux
jeunes sciences de la cognition et qu’au prix d’un ajustement des
vocabulaires de nombreuses proximités sont évidentes.

3. Le modèle
neurocognitiviste actuel de
la mémoire
« Je vois un ours, je tremble, j’ai
peur »
Pour la neurophysiologie moderne, la description de la mémoire
semble s’inspirer des conceptions de Théodule Ribot (Sorbonne,
1885) contre lesquelles s’insurgea Bergson. Ribot est considéré
comme le père de la psychologie expérimentale par les auteurs
anglo-saxons. Fidèle à sa doctrine selon laquelle la physiologie est
première, il est proche de l’américain William James, autre auteur
de référence ici. James lancera en 1884 une formule devenue
célèbre : « Je vois un ours, je tremble, j’aipeur ». Le
neuropsychologue californien Antonio Damasio, dans les années
1990, a pu vérifier expérimentalement par imagerie cérébrale
cette séquence perception-comportement-affect. C’est l’encartage
cérébral continu des états du corps, ici la proprioception, dans les
aires pariétales droites de la somatognosie qui forme sensation et
émotion, en réponse à un « stimulus émotionnellement
compétent ». Un dialogue constant entre insula, amygdale et
hippocampe permet, à partir des données polysensorielles, de

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constituer un instantané des états du corps, lequel est comparé


aux éléments stockés dans les bases de données corticales. Pour
un freudien, ce stockage en mémoires corticales se fait selon un
indiçage émotionnel, savoir le quotient plaisir/déplaisir. Cette
valence affective préside au codage lors de l’inscription mnésique.
Ce mécanisme évoque la notion du Soi imbibé des états du corps
sur laquelle nous reviendrons à partir des travaux de Schore,
Winnicott et Bion, mais aussi Kohut.

Eric Kandel, mémoire à long


terme, mémoire à court terme
Le renouvellement de la conception de la physiologie de la
mémoire doit ensuite beaucoup aux travaux d’Erik Kandel sur
l’Aplysie. Ayant fui l’Autriche nazie, Kandel se réfugie aux États-
Unis. Devenu médecin, il étudie la psychanalyse et la
neurobiologie. Il choisira finalement, à l’inverse de Freud, la
neuropsychologie devenue une discipline à part entière grâce aux
progrès de l’imagerie médicale et des statistiques. Kandel a
d’abord compris et démontré que le fonctionnement de la
mémoire consistait en une modification au niveau de l’espace
inter-synaptique. Il élabore à partir de ses travaux la distinction
entre mémoire à court terme et à long terme. Dans la mémoire à
court terme, en effet, les modifications sont fonctionnelles, et
consistent en des échanges biochimiques complexes de
neurotransmetteurs, d’enzymes (créatines phosphokinases, CPK).
Dans la mémoire à long terme (stimulations répétées) les
modifications sont structurelles avec multiplication des synapses
sous l’effet d’un « facteur de croissance synaptique » hormonal,
dans l’apprentissage comme dans le développement. Ces travaux

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ont valu à Éric Kandel le prix Nobel de médecine en 2000. Ils


accompagnent un tournant décisif en psychologie, mais aussi en
anthropologie, en linguistique, en intelligence artificielle.

Endel Tulving, la mémoire


épisodique
Dans les années 1960, le neuropsychologue canadien Endel
Tulving fait une observation expérimentale qui le surprend :
lorsqu’il est demandé à des personnes de se rappeler des mots liés
à des événements de leur enfance, les résultats des tests sont
améliorés en faisant intervenir la simple association d’idées. Il
vient de découvrir expérimentalement ce que Freud a découvert
empiriquement avec Bertha Pappenheim en 1893.La pensée
associative facilite le rappel des souvenirs personnels. Cette
découverte expérimentale conduit Tulving à proposer, en 1972,
une distinction entre mémoire épisodique et mémoire sémantique.

En 1968, Richard Atkinson et Richard Shiffrinpropose un modèle à


trois éléments (mémoires sensorielles, à court terme, à long
terme). Sa particularité est d’évoquer une mémoire sensorielle
gérant les entrées visuelles et auditives, d’une durée très brève
(300 msec), qui possède une grande capacité et code l’information
de façon directe. Les perceptions captées par les autres sens
(olfaction, toucher) ont perdu de leur importance chez l’homme
comme Freud l’a souligné avec sa théorie du refoulement
organique

Au début des années 1980, Tulving propose un système à trois


mémoires : procédurale, sémantique, épisodique. Il y a
« emboîtement » des différents systèmes, auxquels sont associés

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des degrés divers d’états de consciences dont l’appellation est


dérivée des thèses phénoménologiques de Husserl. La mémoire
procédurale est anoétique. La mémoire sémantique est noétique.
La mémoire épisodique est dite autonoétique (fig. 1). Nous savons
par ailleurs que ce même terme « d’emboîtement » est utilisé par
Paul-Claude Racamier à propos des mécanismes de défense contre
l’angoisse, clivage et refoulement. L’angoisse, cet antonyme de la
remémoration.

Cette séparation en trois systèmes mnésiques a permis plus tard


de forger le concept de mémoire autobiographique. Initialement,
en 1972, Tulving confondait mémoire épisodique et mémoire
autobiographique. Plus tard, grâce à l’étude du célèbre patient
KC, victime d’une amnésie antérograde par lésion cérébrale, un
nouveau modèle fut proposé. Chez ce patient cérébrolésé, la
perception du temps vécu subjectif et lourdement perturbée de
même que sa conscience autonoétique. Le trouble s’étend aussi au
futur : il est incapable de programmer sa journée. La conscience
autonoétique se nourrit du passé, mais aussi du futur. Dans ce
nouveau modèle Tulving distingua au sein d’une mémoire dite
autobiographique une composante épisodique (événements
spécifiques situés dans le temps et l’espace) et une composante
sémantique (connaissances générales).

Théodule Ribot avait anticipé la mémoire épisodique :

« J’ai fait une centaine de fois le voyage de Paris à Brest. Toutes


ces images se recouvrent, forment une masse indistincte, à
proprement parler un même état vague. Dans le nombre, les
voyages liés à quelque événement important, heureux ou
malheureux, m’apparaissent seuls comme des souvenirs : ceux-là
seuls qui éveillent des états de conscience secondaires sont

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localisés dans le temps, sont reconnus ».

Baddeley et Hitch,
l’administrateur central
Dans la même période (1974), Alan Baddeley et Graham Hitch
complètent le modèle avec le concept de mémoire à court terme
(MCT), composé d’un administrateur central travaillant avec deux
sous-systèmes esclaves (boucle phonologique, calepin visuo-
spatial), et de la mémoire de travail (MT). Baddeley fera
également la proposition d’intercaler un buffer épisodique entre
structures à court terme et les structures à long terme. La MCT
est une mémoire immédiate qui offre la capacité de retenir,
pendant une durée comprise entre une et quelques dizaines de
secondes, jusqu’à sept éléments d’information. La MCT et la MT
effacent les données aussitôt après leur traitement ; ce sont des
mémoires antérogrades. Par opposition, la MLT stocke les
informations pendant une longue période et même pendant toute
la vie. D’une capacité considérable, la MLT est dépositaire de nos
souvenirs, de nos apprentissages, de notre histoire, en fin de
compte de notre « sentiment de continuité du moi ».C’est une
mémoire rétrograde très sollicitée au décours de la cure
analytique. Elle se divise en deux parties : la mémoire implicite ou
procédurale et la mémoire explicite ou déclarative.

Le modèle SPI
Au début des années 1990, Tulving opère la synthèse de ces
modèles, y inclut un nouvel élément : un système de
représentations perceptives (qui peut évoquer ce que Freud

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nomme « système perception-conscience »). Il propose finalement


un montage à cinq systèmes qui constitue le modèle SPI (Sériel,
Parallèle, Indépendant) (fig.5). L’encodage est sériel, le stockage
est parallèle, la récupération dans un système mnésique est
indépendante des autres systèmes. Toutes les mémoires
fonctionnent en trois temps : encodage, stockage, récupération.
L’attention évidemment facilite l’encodage (acquisition,
inscription). Un indice facilite la récupération.

Cette mémoire multisystèmes repose sur des réseaux corticaux et


sous-corticaux, mais aussi extra-corticaux et extra-corporels,
largement interconnectés qui apparaissent à des âges différents,
tant au niveau phylogénétique qu’un niveau ontologique. Le
modèle unitaire du fonctionnement mnésique tel qu’on pouvait
l’imaginer au temps de Freud est abandonné. La mémoire est
maintenant perçue comme un ensemble de multisystèmes
interdépendants. Le phénomène de l’oubli est rattaché ici soit à
un déclin de l’information, un effacement, soit à une interférence
avec les informations nouvellement acquises. Nous en arrivons au
modèle complet actuel tel qu’on le trouve dans Les chemins de la
mémoirede Francis Eustache et Béatrice Desgrangesoù les
auteurs insistent sur les étroites et complexes inter-relations entre
ces différents systèmes.

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La mémoire épisodique,
proprement humaine
La mémoire épisodique est pour Tulving le système neurocognitif
le plus élaboré dans le développement phylogénétique et
ontogénétique humain, permettant la reconstruction consciente
d’événements personnels passés et une projection mentale dans
un futur subjectif. Chez l’enfant, le cerveau apparaît comme une
véritable « machine à apprendre » et tous les systèmes mnésiques
apparaissent progressivement. Ce qui fait dire à Michèle Mazeau,
neuropsychologue française :

« Ce sont les extraordinaires capacités d’apprentissage de l’enfant


qui permettent cette spectaculaire accumulation de savoirs et de
savoir-faire, apanage des communautés humaines ».

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Le cerveau infantile ne dispose pas du système de mémoire


épisodique avant l’âge de quatre ans alors que de nombreuses
autres acquisitions sont antérieurement maîtrisées comme le
langage ou les habiletés sociales et numériques. Y aurait-il un lien
entre la période œdipienne et l’émergence de la mémoire
épisodique ? Celle-ci implique une prise de conscience de
l’identité et repose sur trois prérequis : un self constitué, une
conscience autonoétique et la subjectivation du temps vécu. Alors
devient fonctionnelle la mémoire autobiographique qui associe
mémoire épisodique et conscience autonoétique. Il existe peu
d’études expérimentales sur la mémoire autobiographique en
raison de difficultés théoriques et méthodologiques inhérentes à
ce fonctionnement mnésique particulier, spécifique des humains.
Tulving a écrit :

« L’évolution biologique a mis bien longtemps à construire dans le


cerveau une machine temporelle, et elle n’y est parvenue qu’une
seule fois, mais avec de formidables conséquences ».

Pour Tulving, La perturbation de la mémoire épisodique chez les


amnésiques atteints de lésions du lobe temporal interne est plus
précisément due à une atteinte hippocampique, alors que les
troubles de la mémoire sémantique révèlent une atteinte de
régions corticales.

La cure, reconstruction
autobiographique assistée
Deux dernières remarques pour finir sur la mémoire épisodique
qui apparaît comme un concept de la neuropsychologie qui permet
aux psychanalystes de s’y retrouver. La première est qu’il existe

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des études expérimentales (Convay, 1995, Piolino, 2000)


consacrées aux facteurs qui influencent la formation et la
rétention des souvenirs épisodiques et elles soulignent le rôle
déterminant non seulement de l’affect, mais de la répétition et de
l’imagerie visuelle (souvenirs flashes). La seconde est que la
plupart des souvenirs épisodiques s’effaceraient dans la mémoire
à long terme. Peu de souvenirs épisodiques pourraient être
rappelés au-delà d’une semaine. Les trois derniers jours et les
trois prochains jours constitueraient une fenêtre temporelle de
conscience autonoétique qui nous permet de tenir nos objectifs et
nos projets. La première remarque, sur le rôle de l’affect dans la
remémoration, me semble conforter la théorie freudienne de
l’abréaction nécessaire ainsi que la dynamique du transfert et du
contre-transfert comme support de la remémoration. La seconde
remarque sur la fenêtre temporelle de conscience autonoétique
me semble valider le dispositif du divan dans sa régularité à trois
séances par semaine. Le cadre analytique en effet, avec cette
prévalence de l’affect et avec la méthode associative, exerce un
effet facilitateur dans la restitution mnésique. La répétition à
court terme des épisodes de plongée anamnestique, la prévalence
de l’imagerie visuelle fantasmatique induite par le setting, le
contact en face à face étant perdu, l’invitation à la verbalisation,
sont les instruments d’une reconstruction assistée de la mémoire
autobiographique.

4. Neurosepticisme
Ce terme de Neurosepticismeest le titre d’un livre de Denis
Forest, philosophe des sciences officiant à Paris 1.

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« J’appellerai neurosepticisme toute attitude de l’esprit qui


interroge et met en doute la solidité, la portée, ou l’innocuité de la
connaissance que produisent les neurosciences »(p. 13).

Sans répudier, bien sûr, tout le corpus de connaissances nouvelles


sur le fonctionnement sur cerveau, il se pose la question du lien
exact avec la vie de l’esprit. Examinant de près les protocoles
expérimentaux, les méthodes, les résultats, il conseille au lecteur
de garder une réserve afin de bien distinguer corrélation,
causalité linéaire, causalité circulaire. Ce que montre l’IRM
fonctionnelle, c’est un cerveau en activité, pas une pensée en
évolution, encore moins une co-pensée pour reprendre
l’expression de Daniel Widlöcher. Car l’activité mentale, nous
l’avons vu avec les mémoires cénesthésiques, est aussi extra-
cérébrale, de même, nous l’avons vu avec l’intersubjectivité,
qu’elle est extra-corporelle au sens de sociale.

5. Regards croisés
Allan Schore, la cure est surtout
une rencontre de mémoires
implicites
Allan Schore est un neuropsychologue qui travaille à l’Université
de Californie Los Angeles (UCLA). Reprenant les travaux de Roger
Sperry, prix Nobel en 1981, sur les spécialisations
hémisphériques, il a écrit un article récent intitulé : « L’essentiel
du processus analytique opère dans le cerveau droit du Soi
implicite ». Il présente les interactions cliniques de la cure comme

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centrée davantage sur la gestion des affects et la communication


implicite que sur une cure de parole. Dès lors, pour lui, le
traitement des signaux émis par les mouvements du corps,
l’expression faciale, l’inflexion de la voix, le rythme de parole, le
ton des mots prononcés, seront encartés dans les aires
cénesthésiques du cortex droit. Il fait le lien avec les travaux de
Bowlby sur la mémoire sensorielle primordiale constitutive du lien
d’attachement. Pour lui, le lien transférentiel offre l’occasion
d’une réactivation de la mémoire implicite liée aux premières
expériences d’attachement. Il fait de cette mémoire des états du
corps le support d’une transmission transgénérationnelle,
n’hésitant pas à imaginer des « marqueurs somatiques
d’expériences traumatiques ». Il évoque la situation
d’enactmentcomme un jeu d’identifications projectives évoluant
dans le lien transfert/contre-transfert à l’insu du patient et de
l’analyste, une sorte de collusion de Soi à Soi, un entre-Soi à
l’effet transformationnel. Dans un autre article de 2003, il écrit :

« J’ai suggéré que le cortex orbito-frontal droit et ses connexions


sous-corticales représentent ce que Freud a décrit comme étant le
préconscient »

L’empathie, ce mode de connaissance réciproque implicite qui


mobilise activement le préconscient, devient dans ce modèle le
mode d’interaction prévalent. Voici comment Jean Laplanche et
Jean-Bertrand Pontalis définissaient le préconscient en 1967 :

« Le préconscient désignerait ce qui est implicitementprésent


dans l’activité mentale, sans être posé pour autant comme objet
de conscience ; c’est ce que veut dire Freud quand il définit le
préconscient comme « descriptivement » inconscient mais
accessible à la conscience, alors que l’inconscient est séparé de la

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conscience ».

Le lien est possible ici avec d’une part l’intersubjectivité, d’autre


part la théorie de l’esprit. Nous savons l’application aux troubles
du spectre autistiques que la psychologue allemande Utah Frith fit
en 1988 de la théorie de l’esprit que les éthologistes David
Premack et Guy Woodruff ont proposée en 1978. Pour Allan
Schore, le mécanisme-clé du processus analytique tient à la façon
d’être implicitement et subjectivement avec le patient, c’est-à-
dire, et nous allons le préciser avec John Thor Cornelius, à la mise
en résonnance des activités hippocampiques de gestion des
différentes mémoires.

John Thor Cornelius,


l’hippocampe comme espace
symbolique
En 2017, le psychanalyste américain John Thor Cornelius a publié
dans L’International Journal of Psychoanalysis un article intitulé :
« The hippocampus facilitates integration within a symbolic
field », que je traduis par : « L’hippocampe facilite l’entrée
intégrative dans le champ symbolique ». L’activité hippocampique
est de tous les instants du quotidien et intervient pour résoudre
un problème, organiser un récit à la première personne, et,
surtout pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, l’activité de
rêverie telle que décrite par Winnicott et Bion, vue ici comme
requête mnésique. L’hippocampe solliciterait en permanence les
bases de données mnésiques, corticales et sous-corticales,
implicites et explicites, pour proposer en temps réel des cartes
psychiques stables nécessaires à ce que les neuropsychologues

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appellent programmation de l’actionet les psychanalystes


décharge motrice. Une lésion des lobes temporaux médians qui
affecte l’hippocampe entraîne une amnésie antérograde, une
impossibilité du récit à la première personne remplacé par une
version devenue robotisée par perte de la dimension contextuelle
et de la situation affective associée, et une déconnexion de la
carte mentale temporo-spatiale, qui, nous l’avons vu avec la
mémoire épisodique de Tulving, est indispensable à la
programmation de l’action. C’est tout cet ensemble fortement
intégré de ressources mnésiques éparses mobilisées par
l’hippocampe qui génère la fonction symbolique. L’activité
onirique fait partie de ces compétences en ce qu’elle a une
fonction de reconsolidation des différentes mémoires.

Évoquant ce que dit Winnicott de la période transitionnelle du


développement infantile, entre 8 et 18 mois, au cours de laquelle
l’enfant, du fait de la maturité hippocampique, amorce l’accès à
son espace symbolique personnel, Cornelius reproduit cette
citation de Jeu et réalité où l’auteur explicite de façon poétique
comment il voit l’activité limbique :

« Il m’arrive d’être dans la confusion, et alors je dois ramper hors


de cette confusion, ou tenter de mettre les choses en ordre afin de
savoir, au moins temporairement, où je me trouve. Je peux me
croire en mer en train de prendre mes repères pour arriver au
port (n’importe quel port dans une tempête) et quand je suis au
sec, je cherche une maison construite sur un roc plutôt que sur du
sable ; et, dans ma propre maison qui (comme je suis anglais) est
mon château, je suis au septième ciel ».

De Wilfred Bion, Cornelius reprend la fonction alpha parentale qui


aide l’enfant à organiser ses données perceptives brutes en

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symboles significatifs aptes à être codés en traces mnésiques


facilement restituées si besoin. Pour Bion, le rôle du psychanalyste
serait d’être à l’écoute des mémoires implicites et explicites de
son patient et, pour ce faire, se forcer à demeurer, le temps de la
séance, « sans mémoire et sans désir ». Bion veut sans doute dire
« sans mémoire explicite », laissant œuvrer en sous-tâche les
mémoires implicites.

Cette expression de Bion n’est pas sans rappeler l’élégante


formule freudienne d’attention flottante («
Freigleichschwebende Aufmerksamkeit »). Toutes deux évoquent
cet effort pour laisser librement travailler son hippocampe dans
son opération de pioche mémorielle omnidirectionnelle,
doublement récursive. Il agit comme une matrice informationnelle
en doubles réseaux générant, patient et analyste réunis, une co-
pensée, un nouveau récit autobiographique à la première
personne. Ce travail psychique de sémantisation est rendu
possible par connexion partagée, les deux hippocampes fabriquant
un sens contextuel par extraction et comparaison d’éléments des
différentes mémoires, de symboles codés provenant des mémoires
réciproques de leurs porteurs. Ceci n’est pas sans évoquer ce que
Madeleine et Willy Baranger (1961) ont écrit du champ analytique
élargi, Antonio Ferro (1992) de l’agrégat fonctionnelet Michel de
M’Uzan (2008) de la chimère des inconscients.

Semanza, Costantini et Mariani, le


turn over de la cure
Dans une intervention au congrès international de
neuropsychanalyse de 2001, les psychanalystes italiens Semanza,

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Costantini et Mariani ont passé en revue les différents types de


mémoire et le turn overde leurs activations tout au long de la cure
analytique. Ils affirment que la complexité des réseaux de la
mémoire à long terme fait que « la remémoration n’est jamais
isomorphe à l’expérience »,ce qui confirme l’intuition freudienne
de Construction dans l’analyse(1937). À propos du renforcement
dans la cure de l’interaction entre mémoire à court terme et
mémoire à long terme, les auteurs font le lien avec les travaux du
psychanalyste Arnold Modell, professeur à la Harvard Medical
School, qui évoque la compatibilité de ce processus continuel de
retranscription avec le modèle freudien de l’après-coup. Le
déroulement de la cure mobilise fortement, nous l’avons vu, les
mémoires épisodiques et sémantiques : le processus analytique
vise à « une coproduction de sens entre l’analyste et le patient »et
à l’engendrement partagé d’un nouveau récit autobiographique.
L’innovation est ici le rôle que ces auteurs font jouer à cet élément
particulier de la mémoire de travail proposé par Baddeley, savoir
le « buffer épisodique ». C’est cette mémoire-tampon qui
permettrait, à partir d’éléments retrouvés dans la mémoire
épisodique, de créer de nouvelles liaisons entre représentations,
entre affects et représentations. Elle serait le support du travail
de reliaison psychique. Ils affirment qu’ainsi :

« La verbalisation et la construction de mémoire sémantique


partagée permet la génération de nouvelles significations et
d’interprétations mutatives ».

Ils insistent également pour dire combien les contenus de toutes


ces mémoires sont plus ou moins mobilisables selon l’affect qui a
présidé leur inscription, et la tonalité affective de l’interaction
avec l’analyste.

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Semanza, Costantini, Mariani accordent, dans le processus de la


cure, une place particulière à la mémoire procédurale, plus
archaïque que la mémoire déclarative. Partant du raisonnement
de Kandelproposant que la mémoire procédurale coïncide avec la
partie inconsciente du moi, aconflictuelle, les auteurs pensent
qu’elle est le support des traits de caractère mobilisés dans la
cure. L’intervention de cette mémoire automatique, inconsciente,
dans l’évolution du transfert serait signe, nous l’avons vu avec
l’exemple clinique, de régression et de recours aux mécanismes de
défense primitifs, clivage et déni.

Enfin, ces auteurs insistent sur l’importance du travail concernant


les rêves et surtout leur narration en séance. Ce travail onirique
de remémoration, d’abord inconscient, puis préconscient, enfin
conscient au moment de sa narration en séance, participe
éminemment à la recomposition de la mémoire autobiographique
à partir des données épisodiques et sémantiques.

Même si l’on considère avec respect les réserves posées par le


neurosepticisme de Denis Forest quant aux progrès des
neurosciences, il reste que ce modèle d’une mémoire
multisystèmes est maintenant largement accepté. Dès lors, une
question se pose : en quoi ces connaissances neurophysiologiques
nouvelles sont-elles utiles au travail clinique du psychanalyste ?
Deux réponses sont ici possibles. La première est que cela dépend
de la position identitaire du psychanalyste, notamment son
rapport à l’histoire des sciences. Si sa curiosité extra-analytique
est réduite en proportion inverse de l’investissement narcissique
exclusif qu’il met dans sa spécialité, il risque de négliger les
apports de disciplines proches travaillant sur le même objet,
l’activité mentale, et de s’enfermer dans une conception solipsiste

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de son activité. La seconde réponse découle de la première. Cet


isolement épistémique du clinicien a pour corollaire une réduction
de son champ symbolique dont nous savons toute l’importance
dans l’intersubjectivité d’une part, dans le champ social d’autre
part.

Conférences de Sainte-Anne, 11 février 2019

Jacques Boulanger est psychiatre et psychanalyste à Toulouse,


membre de la Société Psychanalytique de Paris.

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La différence des sexes dans


le couple ou la co-création
du masculin et du féminin
Auteur(s) : Jacqueline Schaeffer
Mots clés : angoisse de castration – bisexualité – complexe
d’Œdipe – effracteurs nourriciers – féminin – masculin-féminin –
masochisme (érotique féminin) – moi – phallique (phase) –
psychosexualité – pulsion (sexuelle) – refus du féminin – sexes

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(différence des -)

Si, comme le dit Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on


le devient », je dirai qu’il en va de même pour le masculin. Et que
le féminin, comme le masculin, au niveau génital, ne sont pas
atteints et acquis lors de la puberté, comme le dit Freud, avec la
réalisation des premiers rapports sexuels, mais sont une conquête
incessante, liée à la poussée constante libidinale. En effet, ce ne
sont ni les transformations corporelles ni l’excitation sexuelle
vécues au moment de la puberté qui élaborent la différence des
sexes masculin-féminin, au niveau de l’appareil psychique.

Mon titre, légèrement provocateur, laisse entendre que cette


différence des sexes n’est pas non plus chose acquise dans la
relation sexuelle, sans qu’il soit nécessaire pour autant d’évoquer
la relation homosexuelle, mais au sein de la relation
hétérosexuelle elle-même.

Je proposerai quelques hypothèses personnelles à propos des


voies qui permettent d’accéder à l’élaboration psychique du
masculin et du féminin, à leur rencontre dans le couple et à la
création du féminin.

Les quatre couples de la


psychosexualité, selon Freud
Je vous rappelle que Freud décrit le développement de la
psychosexualité à travers trois couples : actif/passif, au stade anal
; phallique/châtré, au stade phallique ; et enfin, le couple
masculin/féminin, lors de la puberté, au stade dit « génital ».
L’actif-passif désigne un couple d’opposés ou de polarités, le

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phallique-châtré un fonctionnement par tout ou rien, mais seul le


couple masculin-féminin désigne une véritable différence : la
différence des sexes.

Cependant, les formulations que Freud utilise expriment à quel


point ce “génital” se détache difficilement des précurseurs
prégénitaux. Le vagin est “loué à l’anus”, selon l’expression de
Lou Andréas Salomé , reprise par Freud en 1917. Le pénis est
assimilé à la “verge d’excréments”. Le sexe féminin se définit en
fonction du pénis, comme une annexe : “le vagin prend valeur
comme logis du pénis”. Et quand Freud parle de l’homme de la
relation sexuelle, il en parle comme d’un “appendice du pénis”.

Après avoir posé la différence des sexes, Freud, en 1937 , la


remet en question. Un quatrième couple surgit : bisexualité/refus
du féminin, dans les deux sexes.

Il est intéressant de remarquer que tout autant le nouveau couple


que chacun des termes de ce couple, pris séparément, renvoient à
une négation de la différence des sexes :

d’une part, le refus du féminin est refus de ce qui, dans la


différence des sexes, est le plus difficile à cadrer, à
enserrer dans une logique anale ou phallique. Un sexe
féminin invisible, secret, étranger et porteur de tous les
fantasmes dangereux. Il est inquiétant pour l’homme
parce qu’il lui renvoie une image de sexe châtré qui lui fait
craindre pour son propre sexe, mais surtout parce que
l’ouverture du corps féminin, sa quête de jouissance
sexuelle et sa capacité d’admettre de grandes quantités de
poussée constante libidinale sont source d’angoisse, pour
l’homme comme pour la femme.

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d’autre part, autant la bisexualité psychique a un rôle


organisateur au niveau des identifications,
particulièrement dans les identifications croisées du
conflit œdipien, autant le fantasme de bisexualité, comme
la bisexualité agie, constituent une défense vis à vis de
l’élaboration de la différence des sexes au niveau de la
relation sexuelle génitale.

Le « roc » du refus du féminin


Freud, par ce terme de « roc » induit un point de vue pessimiste
sur la sexualité, et qui désigne, sans le dire explicitement, aussi
bien l’impuissance sexuelle que celle de l’analyste à y remédier.

En effet, Freud estime que la femme en resterait rivée à son envie


du pénis – ce qui n’est pas faux, pour une part -, et l’homme à son
angoisse homosexuelle d’être pénétré. Je dirai qu’il s’agit, dans les
deux cas, d’une défense prégénitale contre l’angoisse de
pénétration génitale. Celle d’un vagin qui doit se laisser
pénétrer ou qu’il s’agit de pénétrer par un pénis libidinal. Il s’agit
donc bien encore de la différence des sexes, au niveau de la
relation sexuelle elle-même.

Il semble donc que l’accession à la distinction des sexes ne


constitue pas une plateforme de stabilité et de sécurité, et je pose
l’hypothèse que ce que Freud désigne comme roc, c’est celui de la
différence des sexes.

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Les trois « effracteurs


nourriciers »
J’ai proposé, avec Claude Goldstein, dans Le refus du féminin, un
trajet de la psychosexualité qui passe par trois effracteurs
nourriciers, coûte que coûte. Effractions nourricières, ce qui les
différencie des violences traumatiques. Ce sont trois épreuves de
réalité, qui donnent lieu à des expériences de psychisation aux
limites du corporel et du psychique, comme ce qui définit la
pulsion. Epreuves majeures, inévitables, structurantes. Et qui
imposent une évidence : que le moi n’est vraiment « pas maître en
sa demeure ».

Le premier effracteur nourricier, c’est la poussée constante de la


pulsion sexuelle. Bien avant autrui, il y a un « corps étranger
interne » qui se manifeste dans son étrangeté propre en cette
poussée constante de la libido. Cette poussée constante est
extraite des poussées périodiques de l’instinct et du besoin. Le fait
qu’elle pousse constamment, alors que le moi doit se périodiser,
se temporiser, lui fait violence et lui impose, dit Freud, une
“exigence de travail”. C’est ainsi que le « moi » se différencie du
« ça », que l’excitation devient du pulsionnel, que la génitalité
humaine se différencie de la sexualité animale, soumise au rut et à
l’oestrus, et se transforme en psychosexualité à poussée
constante, fait humain majeur.

La poussée constante libidinale met le petit moi immature en


nécessité d’étayage. « Sur le trajet de la source au but, la pulsion
devient psychiquement active » (Freud). Dès les origines de la vie,
le moi est obligé à l’angoisse, parce qu’il n’a pas le choix : c’est ce

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qui l’effracte qui va le nourrir.

Le deuxième effracteur nourricier, c’est l’épreuve de la différence


des sexes, et ses exigences de réalité. C’est le temps du
remaniement copernicien de l’élaboration du complexe d’œdipe,
qui mène à la solution phallique, à l’angoisse de castration, et à la
solution identificatoire croisée aux deux parents dans la différence
des sexes et des générations. C’est cet effracteur qui arrache
violemment le pénis et le vagin aux modèles prégénitaux. C’est
dans la différence des sexes que la poussée constante est le plus
au travail.

Le troisième effracteur nourricier c’est l’amant de la relation


sexuelle de jouissance : celui qui crée le “féminin” génital de la
femme, préparé par les deux précédentes épreuves. Le masculin
de l’homme est dans le même mouvement co-créé, et réélabore
après coup toutes les figures antérieures de l’étranger, pulsionnel
et objectal, et celle du père œdipien.

La triple solution et les trois pôles du moi

Si le moi est nécessairement effracté par la poussée constante, il


ne peut être régi constamment par elle. Il a pour fonction de
transformer la poussée constante en poussées périodiques. Il
introduit la temporalité, la rythmicité. Il doit donc fractionner,
trier, qualifier, temporiser cette poussée constante, selon une
triple solution, toujours combinée :

au pôle dit « anal », le moi accepte une partie de la pulsion


et négocie : c’est la solution névrotique, celle du
refoulement secondaire. L’analité produit du lien, qui doit
au fonctionnement sphinctérien la capacité d’ouvrir et de

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fermer le moi à la pulsion et à l’objet.


au pôle dit « fécal », le moi se refuse coûte que coûte et se
ferme à l’invasion pulsionnelle : c’est la
solution répressive , celle du déni, de la haine de la
pulsion. Si ce pôle est prédominant, le travail du négatif
est à base de déni, de clivage, de forclusion, de
dégradation de la pulsion en excitation, de fécalisation de
l’objet. Les stratégies de défense visent davantage la
survie, le maintien de la cohésion narcissique et
identitaire.
au pôle dit « libidinal », le moi s’ouvre et se soumet coûte
que coûte : c’est la solution introjective. Le moi, dans
certaines expériences, peut se défaire, et admettre
l’entrée en lui de grandes quantités de libido. Cela lui
permet de s’abandonner à des expériences de possession,
d’extase, de perte et d’effacement des limites, de
passivité, de jouissance sexuelle.

La relation sexuelle
On peut retrouver ces trois solutions du moi dans les modalités de
relation sexuelle.

Au pôle anal, un homme se contente d’une relation périodisée de


tension et de décharge, sa partenaire est un objet qui permet
d’atteindre le plaisir. La conquête est celle de l’orgasme, d’un
plaisir d’organe et non celle de la jouissance, laquelle implique la
recherche et la création du sexe et de la jouissance de l’autre. Le
plaisir, comme l’orgasme restent au service de la liaison, du
retour dans le moi, tandis que la jouissance, est déliaison, sortie
hors du moi, ek-stasis, perte des limites, au-delà du principe de

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plaisir du moi. La conquête est celle de multiples partenaires,


d’objets interchangeables comme le sont les objets de l’analité, et
renouvelables, comme les fèces. L’angoisse de castration y trouve
son compte.

Une femme, au pôle anal, négocie, ne se donne pas, se donne sous


conditions, se refuse quand cela l’arrange, se soumet si la menace
est celle d’une perte d’amour, recherche l’égalité sexuelle.

Au pôle fécal, un homme a besoin de souiller sa partenaire, de


l’injurier, de l’avilir, de l’humilier, pour la réduire à sa merci. Le
sexe féminin est objet d’horreur. Les formations perverses vont
dans ce sens.

Une femme au pôle fécal fait tout pour châtrer son homme, nier la
puissance de son pénis, et le réduire à une « verge
d’excréments ».

Une femme supportera plus facilement que son sexe soit objet de
terreur ou de dévalorisation pour son partenaire, au pôle anal,
plutôt qu’objet d’horreur ou de dégoût, au pôle fécal. Dans le
premier cas, elle perçoit qu’elle a affaire à l’angoisse de castration
de l’homme phallique, pour lequel seul le pénis est beau, valorisé
et rassurant, elle-même étant donc vécue comme châtrée. Pour
Freud, la pudeur féminine a pour fonction de masquer ce qu’il
nomme le « défaut du sexe féminin », objet de honte. La femme se
sentira d’autant plus aimée qu’elle sera désirée malgré ce sexe
laid et inquiétant, qu’aura surmonté le désir d’un amant de
jouissance. C’est un mouvement vers le pôle libidinal. Tandis que
si le sexe féminin est objet d’horreur et de dégoût, la femme
perçoit que l’homme la « fécalise ». S’il la désire pour la même
raison, elle peut se sentir entraînée vers la perversion, c’est-à-dire

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la jouissance fécale, la fétichisation.

En revanche, s’il y a un lieu où l’entrée de la poussée constante


dans le moi peut être perçue, se déployer et être vécue comme
une expérience enrichissante c’est au pôle libidinal, dans la
relation sexuelle de jouissance, dans l’arrachement de la poussée
constante libidinale à la poussée périodique de l’instinct et du
besoin. La co-création du féminin et du masculin adultes, et la
jouissance sexuelle font partie de ces expériences mutatives, qui
provoquent des remaniements de l’économie psychique, et
enrichissent le moi de représentations riches d’affects.

Autant, dans les domaines social, politique et économique, le


combat pour l’égalité entre les sexes est impérieux et à mener
constamment, autant il est néfaste dans le domaine sexuel, s’il
tend à se confondre avec l’abolition de la différence des sexes,
laquelle doit être exaltée. Du fait de l’antagonisme entre le moi et
la libido.

En effet, tout ce qui est insupportable pour le moi est précisément


ce qui contribue à la jouissance sexuelle : à savoir l’effraction,
l’abus de pouvoir, la perte du contrôle, l’effacement des limites, la
possession, la soumission, bref, la “défaite”, dans toute la
polysémie du terme.

Le passage du phallique au
masculin-féminin
La phase phallique, celle du surinvestissement narcissique du
pénis, est un passage obligé, pour la fille comme pour le garçon,
car c’est le moyen de se dégager de la mère prégénitale. Le

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garçon y est aidé car il possède un pénis que la mère n’a pas. Pour
la fille c’est plus difficile, car comment symboliser un intérieur,
qui est un tout, et comment séparer le sien de celui de sa mère ?

La grande découverte de la puberté, c’est celle du vagin. Freud dit


qu’il est ignoré pendant l’enfance, dans les deux sexes, du fait de
l’intense investissement phallique, c’est-à-dire narcissique du
pénis, l’unique sexe de l’enfance. Il théorise alors le « complexe de
castration ». Le vagin n’est pas un organe infantile – non pas que
les petites filles ignorent qu’elles ont un creux, une fente – mais
parce que l’érogénéité profonde de cet organe ne peut être
découverte que dans la relation sexuelle de jouissance.

Si cette organisation phallique existe, étayée sur une théorie


sexuelle infantile, celle d’un sexe unique, le pénis phallique, au
point que Freud en construit une théorie phallocentrique du
développement psychosexuel, c’est parce qu’elle joue le rôle d’une
défense contre l’effraction de la découverte de la différence des
sexes à l’époque œdipienne. Lors de la puberté, ce n’est plus la
perception de la différence des sexes et l’énigme de la relation
entre les parents, la scène primitive qui font effraction, mais c’est
l’entrée en scène du sexe féminin, du vagin, lequel ne peut plus
être nié. Les jeunes filles se mettent à avoir des choses en plus :
elles ont des règles, il leur pousse non pas un pénis mais des
seins. Et c’est le féminin qui apparaît comme l’étranger effracteur
qui « met le trône et l’autel en danger », comme le dit Freud, on
pourrait dire « le sabre et le goupillon ».

Le passage par le phallique est un passage obligé, mais l’accès au


masculin-féminin suppose un autre parcours, celui de la
reconnaissance de l’altérité dans la différence des sexes.

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C’est à propos du « féminin », pour la femme comme pour


l’homme, dans la rencontre de la relation sexuelle que ce conflit
est le plus exacerbé.

Le « génital » libidinal adulte est ce qu’il y a de plus difficile, de


plus violent, et ce qui mobilise au plus fort les défenses anales,
fécales, phalliques qu’on peut nommer « refus du féminin ». Car il
exige un effort élaboratif du moi face à la poussée constante de la
libido, dans la sexualité. Et c’est la violence de cette épreuve qui
peut faire front, qui peut s’opposer à la violence de la captation
régressive de la mère archaïque, qui tire vers l’indifférenciation.

Le travail du féminin
J’ai soutenu l’idée que c’est un “travail du féminin”, chez l’homme
comme chez la femme, qui assure l’accès à la différence des sexes
et son maintien, toujours conflictuel, et qui donc contribue à la
constitution de l’identité psychosexuelle. Celle-ci reste cependant
instable, car il s’agit d’un travail constant, et constamment
menacé de régression à l’opposition actif-passif ou au couple
phallique-châtré, qui soulagent tous deux le moi en “exigence de
travail” face à la poussée constante de la pulsion sexuelle.

Chez la femme, le “féminin” réside dans le dépassement,


toujours à reconquérir, d’un conflit constitutif, qu’elle le dénie ou
non, de la sexualité féminine. La femme veut deux choses
antagonistes. Son moi déteste, hait la défaite, mais son sexe la
demande, et plus encore, l’exige. Il veut la chute, la défaite, le
“masculin” de l’homme, c’est-à-dire l’antagoniste du “phallique”,
théorie sexuelle infantile qui n’existe que de fuir la différence des
sexes, et donc son “féminin”. Il veut des grandes quantités de

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libido et du masochisme érotique. C’est là le scandale


du “féminin”.

L’amant, à condition que son moi ait pu se soumettre à


l’effraction interne de la poussée constante libidinale, va la porter
dans le corps de la femme, pour ouvrir, créer son « féminin ».
Pour cela, il devra affronter, chez elle, son conflit entre sa libido et
les résistances de son moi. Le féminin – celui de la différence des
sexes – est donc ce que l’amant arrache de la femme en détruisant
son refus du féminin.

Malgré sa résistance, l’effraction par la poussée constante de la


libido s’avère plus facile pour le sexe de la femme, dont c’est le
destin d’être ouvert. L’ouverture de son « féminin » ne dépend pas
d’elle, mais d’un objet sexuel externe identifié à la poussée
constante. C’est la raison pour laquelle l’accès à sa génitalité est à
la fois plus aisé, parce qu’elle y est aidée par l’homme, et plus
problématique que celle de l’homme, car la « Belle au sexe
dormant » doit rencontrer son Prince, l’homme de sa jouissance.
C’est ce qui fait de la femme une « âme en peine », dépendante,
davantage menacée par la perte de l’objet sexuel que par la perte
d’un organe sexuel, angoisse autour de laquelle se structure plus
aisément la sexualité œdipienne du garçon et la sexualité « à
compromis » de l’homme adulte.

L’amant est à la sexualité de la femme ce que la pulsion a été pour


le moi : l’exigence d’accepter l’étranger, à la fois inquiétant et
familier. Elle est donc, malgré elle, contrainte à un « travail de
féminin ». Aucune femme ne peut se laisser pénétrer si elle n’a
réussi à transformer ses angoisses d’intrusion prégénitales en
angoisses de pénétration génitales. Le fantasme de viol, très
érotisé, vient souvent marquer le passage d’un mode d’angoisse à

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l’autre.

Chez l’homme, le « travail de féminin » consiste à laisser la


poussée constante s’emparer de son pénis, à s’abandonner à elle,
alors que son principe de plaisir peut l’amener à se contenter de
fonctionner selon un régime périodisé, de tension et de décharge.
C’est alors une sexualité sur le mode anal, avec un pénis anal.
L’orgasme de l’homme est alors faussement confondu avec la
jouissance, alors qu’il consiste à fuir la jouissance et à revenir le
plus vite possible dans le contrôle du moi.

“Quel est celui qui, au nom du plaisir, ne mollit pas dès les
premiers pas un peu sérieux vers sa jouissance ?” écrit Jacques
Lacan. J’ajouterai : vers la jouissance de l’autre ?

Cette entrée de la poussée constante dans la sexualité, seul


véritable accès à la jouissance sexuelle, ne signifie pas, bien
évidemment, pour l’homme, avoir une activité sexuelle constante,
mais pouvoir désirer constamment une femme, avec un pénis
libidinal. Cela suppose que sa peur de sa propre mère archaïque,
de sa propre jouissance ou de celle de la femme ne le conduisent
pas seulement à la décharge, mais à la découverte et à la création
du “féminin” de la femme. C’est-à-dire de s’abandonner, lui aussi,
à la pulsion et à l’objet sexuel, au lieu de tenter de les maîtriser
tous deux par des défenses anales et phalliques. L’homme accède
donc au masculin lorsqu’il devient ce qui le possède, c’est-à-dire
poussée constante. L’interne de la poussée constante qui se révèle
comme étrangère au dedans va se retrouver et se reconnaître
dans l’étranger au dehors qui se révèle comme « faisant corps »
avec la femme, dans l’union sexuelle de jouissance par laquelle il y
aura alors différence sexuelle.

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On peut dire qu’il y a retrouvaille. Et se reproduit là, sur le plan


théorique, une union possible entre une théorie pulsionnelle,
basée sur l’absence et la perte d’objet, et une théorie de relation
d’objet, qui implique la réalité et la présence d’un autre.

Le « travail de féminin » chez l’homme, ou « travail de masculin »,


suppose qu’il puisse se démettre, pour un temps, du contrôle de
son moi et de son pénis anal, et parvienne à surmonter les
fantasmes d’un pénis phallique qui tend surtout à vérifier sa
solidité dans la relation sexuelle, et à ne pas être terrorisé par des
fantasmes liés au danger du corps de la femme-mère. C’est en
effet tout un programme, et une « exigence de travail », comme
dit Freud. On peut comprendre que bien des hommes ne s’y
risquent pas !

La terreur profonde, pour les deux sexes, c’est la proximité du


sexe de la mère dont ils sont issus. Cette avidité de la poussée
pulsionnelle, toujours insatisfaite, ne peut que terrifier si elle
renvoie à la dévoration, à l’engloutissement dans le corps de la
mère, objet de terreur et paradis perdu de la fusion-confusion.
C’est pourtant à affronter et à vaincre ces terreurs que se crée la
jouissance sexuelle. Je cite Freud, en 1912 : “Pour être, dans la vie
amoureuse, vraiment libre et, par là, heureux, il faut avoir
surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la
représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur”. Sic !

Une femme sait quand on la désire constamment, c’est ainsi


qu’elle se sent aimée. Elle sait aussi qu’une relation sexuelle à
poussée constante ne s’use pas, et qu’elle creuse de plus en plus
son féminin.

La dissymétrie de la différence des sexes s’enrichit par des

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identifications. L’homme va aussi se sentir dominé par la capacité


de la femme à la soumission, à la réceptivité et à la pénétration.
Plus la femme est soumise sexuellement, plus elle a de puissance
sur son amant. Plus loin l’homme parvient à défaire la femme, plus
il est puissant. L’amour est au rendez-vous.

L’énigme du masochisme
L’énigme féminine se définit ainsi : plus elle est blessée plus elle a
besoin d’être désirée ; plus elle chute, plus elle rend son amant
puissant ; plus elle est soumise, plus elle est puissante sur son
amant. Et plus elle est vaincue, plus elle a de plaisir et plus elle
est aimée. La « défaite » féminine c’est la puissance de la femme.

Ce n’est donc pas un hasard si on retrouve un lien chez Freud


entre cette « énigme du féminin » et cette autre énigme : « les
mystérieuses tendances masochistes ».

J’ai sollicité, à propos de la transmission de mère à fille, le conte


de La Belle au Bois Dormant. Si, comme le dit Freud, la mère,
messagère de la castration, dit au petit garçon qui fonce, tout
pénis en avant : « Fais bien attention, sinon il t’arrivera des
ennuis ! », à la fille elle dira : « Attends, tu verras, un jour ton
Prince viendra ! ». La mère « suffisamment adéquate » est donc
messagère de l’attente.

Ce qui consiste à mettre l’érogénéité du vagin de la fillette à l’abri


du refoulement primaire, que l’amant viendra lever, réveiller,
révéler. Son corps développera ainsi des capacités érotiques
diffuses.

Le garçon, destiné à une sexualité de conquête, c’est-à-dire à la

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pénétration, s’organisera le plus souvent, bien appuyé sur son


analité et son angoisse de castration, dans l’activité et la maîtrise
de l’attente. La fille, elle, est vouée à l’attente : elle attend d’abord
un pénis, puis ses seins, ses « règles », la première fois, puis tous
les mois, elle attend la pénétration, puis un enfant, puis
l’accouchement, puis le sevrage, etc. Elle n’en finit pas d’attendre.
Et comme ces attentes sont pour la plupart liées à des expériences
non maîtrisables de pertes réelles de parties d’elle-même ou de
ses objets – qu’elle ne peut symboliser, comme le garçon, en
angoisse de perte d’un organe, jamais perdu dans la réalité – ainsi
qu’à des bouleversements de son économie narcissique, il lui faut
l’ancrage d’un solide masochisme primaire.

La coexcitation libidinale, qui érotise la douleur, est pour la fille


une nécessité permanente de réappropriation de son corps, dont
les successives modifications sexuelles féminines sont davantage
liées au féminin maternel, et donc au danger de confusion avec le
corps maternel.

Mais il faudra un infléchissement, vers le père, du mouvement


masochique, pour que tout ce qui advient au corps sexuel de la
fille puisse être attendu et attribué au pénis de l’homme. Le
changement d’objet fera de ce masochisme primaire, nécessaire à
la différenciation du corps maternel, un masochisme érotique
secondaire qui conduira la fille au désir d’être pénétrée par le
pénis du père. La culpabilité de ce désir œdipien amène la petite
fille à l’exprimer, sur un mode régressif, dans le fantasme d’être
battue, fouettée, violée par le père, fantasme masochiste
masturbatoire typiquement féminin, celui d’ « Un enfant est
battu », longuement analysé par Freud.

Et enfin, la femme attend la jouissance. Le changement d’objet de

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l’investissement de l’attente et du masochisme est la condition


pour que la Belle soit vraiment réveillée par le Prince, dans le
plaisir-douleur de la jouissance féminine. C’est alors que pourra se
produire l’effraction-nourricière de la pénétration par l’amant de
jouissance. S’il advient.

Le masochisme érotique féminin


Je m’éloigne donc de la conception d’un féminin assimilé à
« châtré » ou à « infantile », pour définir un masochisme érotique
féminin, génital, qui contribue à la relation sexuelle de jouissance
entre un masculin et un féminin adultes.

Il s’agit d’un masochisme érotique psychique, ni pervers ni agi. Il


est renforcé par le masochisme érogène primaire, et contre-
investit le masochisme moral. Dans la déliaison, il assure la liaison
nécessaire à la cohésion du moi pour qu’il puisse se défaire et
admettre de très fortes quantités d’excitation non liées.

Par ce masochisme érotique le moi de la femme peut s’approprier


l’arrachement de la jouissance et trouver enfin un sexe féminin,
jusque-là « loué à l’anus ».

Ce masochisme, chez la femme, est celui de la soumission à l’objet


sexuel. Il n’est nullement un appel à un sadisme agi, dans une
relation sado-masochiste, ni un rituel préliminaire, mais une
capacité d’ouverture et d’abandon à de fortes quantités libidinales
et à la possession par l’objet sexuel. Il dit « fais de moi ce que tu
veux ! », à condition d’avoir une profonde confiance en l’objet, et
que celui-ci soit fiable, c’est-à-dire non pervers.

L’amant de jouissance investit le masochisme de la femme en la

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défiant, en lui parlant, en lui arrachant ses défenses, ses


fantasmes, ses tabous, sa soumission. Parce qu’il lui donne son
sexe et la jouissance, donc un plaisir extrême, et parce qu’il
élargit son territoire de représentations affectées, la femme
sollicite de lui l’effraction et l’abus de pouvoir sexuel.

Ce masochisme érotique féminin est le gardien de la jouissance


sexuelle.

La femme se soumet par amour. Elle ne peut se donner


pleinement sans amour. C’est pourquoi elle est plus exposée,
comme le dit Freud, à la perte d’amour. C’est ce qui pose sa
dépendance et sa soumission à la domination de l’homme dans la
relation sexuelle. Mais la jouissance sexuelle, mêlée de tendresse,
apporte un réel bénéfice de plaisir.

Le double changement d’objet


La domination de l’homme, incontestable dans l’organisation de
toutes les sociétés, renvoie, du point de vue psychanalytique, à la
nécessaire fonction phallique paternelle, symbolique, laquelle
instaure la loi, qui permet au père de séparer l’enfant de sa mère
et de le faire entrer dans le monde social.

Je dirai que l’amant de jouissance vient aussi en position de tiers


séparateur pour arracher la femme à sa relation archaïque à sa
mère. Si la mère n’a pas donné de pénis à la fille, ce n’est pas elle
non plus qui lui donne un vagin. C’est en créant, révélant son
vagin que l’homme pourra arracher la femme à son autoérotisme
et à sa mère prégénitale. Le changement d’objet est un
changement de soumission : la soumission anale à la mère, à

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laquelle la fille a tenté d’échapper par l’envie du pénis, devient


alors soumission libidinale à l’amant.

La relation génitale, lorsque la jouissance sexuelle est arrachée à


la femme par l’amant, permet d’accomplir le degré le plus évolué
du changement d’objet, réalisant, grâce à un nouvel objet, les
promesses du père œdipien. Il s’agit donc d’un double
changement d’objet, celui de la mère prégénitale au père œdipien,
c’est-à-dire à la mère génitale, et celui du père œdipien à l’amant
de jouissance. Depuis la nuit des temps, les hommes doivent venir
arracher les filles à la nuit des femmes, aux « reines de la nuit ».

Le « refus du féminin » quand


même
Le génital adulte, tel le rocher de Sisyphe, est constamment à
gravir, à construire et à maintenir, du fait de la poussée
permanente de la pulsion sexuelle et du désir. Car le « féminin »
est constamment en mouvement d’élaboration et de
désélaboration vers le « refus du féminin ». Le « féminin » est
toujours à reconquérir par le « masculin ».

La reprise narcissique par la femme de son « refus du féminin »


est un des moteurs de la poussée constante du pénis de l’homme,
qui aura, à chaque pénétration, à la reconquérir. Cela contribue à
rendre la femme désirable, et à maintenir le « masculin » de
l’homme dans son désir de conquête, constamment renouvelé, du
féminin de la femme.

L’effet effracteur-nourricier de la relation sexuelle est donc l’un


des nécessaires leviers du désir, et de sa dynamique selon la

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poussée constante.

La rencontre amoureuse
J’évoquerai la fonction de mise en scène des représentations que
représente le scénario fantasmatique. On peut dire que la
rencontre amoureuse est celle de deux scénarios fantasmatiques,
par l’autosuggestion de chacun, ou par la suggestion de l’un par
l’autre, en relation avec les prototypes infantiles. L’amour, comme
l’a noté Freud, rend toujours l’amoureux très réceptif à la
suggestion. D’où le coup de foudre !

La mise en scène fantasmatique est un mode de liaison de la libido


qui participe à l’émergence du désir et à son maintien dans la
déliaison de la jouissance. La communication des scénarios
fantasmatiques, avant l’amour, est du ressort de la séduction.
Pendant l’acte amoureux, cette communication est plus difficile,
car il s’agit de dévoiler, de faire partager ou d’imposer
érotiquement des fantasmes souvent incestueux, souvent
masochistes qui contribuent à la jouissance. Il s’agit de jeu
érotique. Aucun fantasme n’est pervers, ce qui est pervers c’est
l’emprise, la manipulation qu’on exerce sur un être. Après
l’amour, il est plus rare que les amants continuent à parler
d’amour. Et pourtant, parallèlement à la tendresse, la mise en
scène de nouvelles représentations affectées peut maintenir le
pôle libidinal de la poussée constante, et le désir. Mais il s’agit
d’un art qui n’a plus cours dans notre civilisation de « fast-food »,
et de « fast-love ».

Jusque-là il ne s’agit que de la composante perverse polymorphe,


normale et souhaitable, de toute psychosexualité humaine.

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La dérive perverse
C’est quand le scénario devient contrainte à l’agir, impérieux,
compulsif, répétitif, pour le sujet qui le vit, et qui l’impose au
partenaire, qu’on entre dans la version perverse du masochisme
érogène. Le sujet subit l’emprise de but d’une pulsion
délibidinalisée, fécalisée et la fait subir au partenaire, réduit au
statut d’objet fétichisé. Tous deux sont alors enchaînés, et il ne
s’agit pas d’un lien, mais d’un « contrat ». La relation, souvent
très forte, est subordonnée à l’observation et à la durée du
contrat. L’amour est rarement au rendez-vous. L’altérité
subjective est déniée.

Une femme peut se laisser entraîner dans un scénario pervers par


un homme pervers, lorsque celui-ci a su tout au début, sous le
masque d’un amant de jouissance et de la promesse d’amour,
ouvrir son « féminin » et en faire vibrer la composante
masochiste. Il se fait passer pour un initiateur, celui qui est le seul
à connaître la vérité sur la jouissance de la femme, et ce n’est que
l’escalade, la contrainte, le malaise croissant, et le sentiment de
souillure, d’abjection qui la mettra sur la voie de la fécalisation
dont elle est l’objet.

Ce cas est fort bien illustré par un roman autobiographique


d’Elisabeth McNeill, Neuf semaines et demi, où l’héroïne est
portée à l’escalade de sa jouissance par un amant pervers, et se
soumet à tous ses scénarios pervers. Quand il l’abandonne, et
qu’elle prend conscience d’avoir servi de jouet érotique, elle
tombe dans une profonde dépression. Le film (d’Adrian Lyne) qui
en a été tiré, a une fin plus heureuse.

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Ce rôle d’objet partiel reste valable dans le cas où le pervers


masochiste est un homme qui, par le biais du scénario, délègue à
la femme le pouvoir de désavouer la différence des sexes, et d’être
l’agent de la castration qui, seule, mène à la jouissance.

« La pianiste », roman d’une femme, Elfriede Jelinek, mis en scène


au cinéma par Haneke, est l’histoire d’une perversion sexuelle
chez une femme, enfermée dans une relation d’emprise
prégénitale avec sa mère. La première partie nous décrit un
comportement pervers de type masculin, fétichique, dans laquelle
la jouissance est liée à la fécalisation de la libido et de ses objets :
le peep show du sex-shop, le reniflage des kleenex : le sperme
excrémentiel évoque la jouissance fécale de certains hommes
pervers avec des objets de pissotières. Cette perversion de type
masculin, autoérotique, apparaît comme une solution, une
tentative d’échapper à la perversion maternelle incestueuse à
laquelle elle participe avec passion.

L’homme qui tombe amoureux d’elle, par le biais de la vibration


musicale, va mener sa conquête masculine à dominer celle qui sait
si bien dominer ses élèves, à trouver sa soumission et son
« féminin ». Lorsqu’il tombera, sidéré, sur la perversion de cette
femme, il fera tout pour la secouer, pour la rencontrer, jusqu’à
entrer dans le scénario de ses fantasmes masochistes pervers, en
la maltraitant, en la battant, en l’humiliant. Mais quand il tentera
de réveiller et révéler son masochisme érotique féminin, il
échouera, car la pénétration haïe la laisse de glace. Prisonnière de
sa sexualité prégénitale, fidèle à sa mère archaïque, elle ne peut
avoir accès à son masochisme érotique féminin, c’est-à-dire à la
pénétration, à la soumission, elle ne connaît que le masochisme
pervers autoérotique et fantasmatique, qu’elle a espéré pouvoir

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mettre en acte dans une relation avec un homme. Cet homme


devra donc renoncer, admettre qu’elle est allée trop loin, qu’il ne
peut plus la rejoindre. Il la quittera, désespéré, la laissant encore
plus désespérée, en proie à son ravage et à son auto-destructivité.
Le malentendu a été total. La rencontre amoureuse s’est avérée
impossible, alors que tous deux la recherchaient, mais sur des
planètes différentes, qui toutes deux ont pour nom masochisme,
mais qui sont à des années-lumière de distance.

Pour tenter de conclure


La sexualité de jouissance est une création psychique authentique.
Elle n’est ni seule phénoménologie, ni seule répétition. Aucun
événement de la vie d’un adulte n’est comparable à une relation
de jouissance, qui est un des plus puissants moyens de mettre
l’humain aussi directement en contact avec les couches les plus
profondes de la vie psychique, où règnent souverainement les
processus primaires, d’exalter les antagonismes constitutifs du
psychisme et le masochisme. On peut en dire tout autant du
transfert dans la cure.

Il s’agit d’une épreuve initiatique, pour un homme comme pour


une femme : celle d’un acte sexuel par lequel la poussée constante
de la pulsion s’empare de leurs moi, pour en arracher la
jouissance ; celle d’une soumission à la pulsion et à l’objet
érotique ; celle d’une relation entre un “masculin” et un “féminin”
qui se génitalisent mutuellement dans leur rencontre, mais dans
une asymétrie constitutive de la différence des sexes.

C’est, à mon sens, cette expérience d’introjection pulsionnelle et


d’élargissement du moi, donc intégrative, qui permet de dépasser

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l’ordre phallique.

Il s’agit donc bien d’une expérience mutative, de réorganisation


narcissique et objectale, à laquelle la psychanalyse n’a pas
dévolue ses lettres de noblesse, comme au complexe d’Œdipe, que
pourtant elle restructure et prolonge.

La différence des sexes, c’est la première différence,


paradigmatique de toutes les différences. C’est par la sexualité et
par la différence des sexes que le petit être surgit au monde. Le
premier regard posé sur lui interroge la différence des sexes.
C’est la perception de la différence des sexes qui pousse l’enfant,
comme on le sait, à une intense activité de pensée, qui le conduit à
élaborer des théories sexuelles infantiles. La différence sexuelle
fait violence au moi et à son narcissisme, et c’est cette effraction
nourricière qui participe à la construction non seulement de la
psychosexualité, mais de la pensée. La pensée c’est la pensée de
la différence.

Cycle de Conférences d’introduction à la psychanalyse de l’adulte,


Jeudi 20 mars 2003

Discussion autour de la
proposition de Jacques

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Dufour : « L’expansion
destructrice des
identifications de déni »
Auteur(s) : Christophe Derrouch – Geneviève Bourdelon –
Jacques Dufour – Jean Guillaumin
Mots clés : appareil psychique (strates) – Bion (Wilfred) – clivage
(noyau de -) – complexe de castration – contre-transfert –
désintrication pulsionnelle – destructivité – identification (à
l’agresseur) – identification (à l’objet) – identification (de déni) –
identification (de perception) – identification (hystérique) –
identification (mélancolique) – identification (narcissique) –
Identification (primaire) – identification (projective) –
interprétation – moi – négatif (clinique/travail du -) – objet – objet
(absent) – objet (contingent) – objet (perdu) – objet transitionnel
(de pensée) – réactualisation traumatique – répétition – transfert

Jean Guillaumin

Introduction de la discussion

Voici une série de points sur lesquels je propose un commentaire,


trop dense probablement, mais que nos précédentes conversations
te rendront utilisables, au moyen peut-être de certaines citations,
si tu les juges possibles.

1°/ La notion d’identification de déni peut elle-même poser


quelques problèmes de définition. Sa nouveauté incontestable
réside à mes yeux dans les ponts qu’elle établit ou propose, à la
faveur d’une sorte de mixte entre intériorisation et projection qui

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en fait d’une certaine manière l’équivalent d’un objet transitionnel


de pensée, susceptible d’engendrer un travail créatif encore à
faire, tout en utilisant des inscriptions antérieurement plus ou
moins fixées dans le Moi. Je n’insiste pas sur cet aspect d’un
entre-deux qui me semble contenir la fécondité potentielle de ce
concept, d’allure d’abord étrange, et qui se distingue par ses
caractéristiques propres de notions telles que celle de faux-self, de
personnalité « en comme si », et des « identifications à ce qui est
séparé » (J. Gillibert).

2°/ Les raisons du pouvoir transformant qu’on peut mettre au


compte du travail des identifications de déni tiennent à mon sens
aux faits suivants. Freud a su décrire de bonne heure l’appareil
psychique en termes de strates superposées, porteuses chacune
de traces d’un type particulier, susceptibles ou non de demeurer
séparées ou clivées de celles des strates voisines (Lettre à Fliess,
1895). Tu me sembles reprendre à certains égards cette
conception. Je suis d’avis pour ma part, que les identifications de
déni peuvent être considérées comme des organisations en
quelque sorte pénétrantes, capables de constituer une voie
d’accès ou de communication entre deux ou plusieurs strates
d’inscription psychique. Leur caractère mixte et ambigu leur
permet en effet de participer de manière inattendue pour la
conscience à plusieurs espaces de sens correspondant chacun à
une certaine mise en ordre originale des inscriptions propres aux
diverses strates considérées. La fonction de pénétrante verticale
ou sagittale qu’assument ainsi les identifications de déni conduit à
de possibles transformations révolutionnaires dans l’une ou l’autre
des strates en question, cela en vertu même des lois implicites de
la recherche de cohérence et d’économie d’investissement qui
régit précisément chacune des strates.

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Tu distingues, à la lumière de l’exemple clinique que tu as exposé,


trois strates au moins, dont je propose de mieux préciser les
caractéristiques respectives.

La plus profonde en quelque sorte, littéralement enracinée dans le


corps, correspond au travail de conjonction identificatoire
qu’opère ce que Freud a nommé cheminement ou frayage des
identifications de perception (Esquisse, 1895). On a affaire ici à la
quête d’une sorte de pure reproduction ou itération des
expériences antérieures, obéissant au principe logique de la
réduction radicale du nouveau à l’ancien. C’est une démarche
qu’on pourrait considérer comme orientée dans le sens d’une anti-
mémoire et d’un retour à un étiage énergétique commun de toutes
les expériences rencontrées.

La strate immédiatement supérieure serait alors plus complexe,


elle aurait pour fonction et pour logique de recueillir les restes
inintégrés du travail de la strate précédente, en quête de sens
pour tenter de leur donner une structure les articulant sur
certains principes ayant valeur d’organisateur symbolique. Je crois
devoir préciser ici que ce niveau d’organisation correspond pour
moi à celui que Freud considérait comme relatif au «
représentation de choses » : c’est-à-dire à une mise en ordre
perceptive et mnésique n’incluant pas par elle-même
l’organisateur langagier. On a pu parler (R. Roussillon) d’une
sorte d’organisation symbolique préverbale qu’on peut appeler
primaire. On voit que, dans ma perspective, cette organisation,
primaire par rapport au langage, est déjà en quelque manière
secondaire par rapport à l’état zéro du symbolisme qui règne sur
la première des strates que j’ai nommée.

Une troisième strate peut être identifiée. Celle-là prend en

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considération une symbolisation de degré supérieur (« second


système de signalisation » de I. Pavlov), en introduisant par le
langage la possibilité d’une réorganisation polysémique plus ou
moins cohérente. Les capacités illimitées pratiquement du
langage à cet égard ouvre le champ à une recomposition
permanente, ayant la valeur d’une véritable pulsion ou compulsion
à représenter, du discours issu de la récupération et de la
tentative de mise en ordre des restes innommés des
représentations de choses, transformés associativement en
représentants de mots des dites représentations de choses. Il y
aurait ici d’intéressantes recherches comparatives à faire avec les
études sur le début du langage chez l’enfant.

Cette distinction entre trois strates, qu’on retrouve dans le Bloc


magique de Freud en 1925, est évidemment relativement
simplifiante. Mais elle distingue bien l’essentiel et permet de
comprendre comment un instrument psychique circulant entre les
trois strates peut y introduire soit régressivement, soit au
contraire pour un progrès de l’appareil psychique, des
modifications enrichissantes, en assurant par ailleurs une certaine
unité de l’appareil psychique, où l’on reconnaît peut-être les deux
refoulements signalés par Freud, le plus élaboré intéressant la
communication entre le préconscient et le conscient à la faveur du
langage. Et l’autre ramenant les esquisses de sens vers de pures
expériences émotionnelles, non signées par le langage.

3°/ Connaissant tes intérêts pour les travaux de W.R. Bion, je


trouve tout à fait opportun de rapprocher le trajet des sortes de «
pénétrantes » que j’ai décrites après et avec toi, atteignant les
trois strates mentionnées, de certains phénomènes examinés par
W.R. Bion. Il s’agit des sortes de nœuds gordiens qui

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correspondent « aux situations catastrophiques ». Celles-ci


peuvent, nous dit Bion, entraîner des retournements et des
réorganisations économiques radicales dans la psyché, à la limite
de l’effondrement de l’appareil psychique et d’une forme
d’autocréation réorganisatrice, lui conférant un sens imprévu et
dynamique. Sans insister sur cette problématique que tu connais
mieux que moi, je la rapprocherai moi aussi du modèle que
pourraient fournir certaines recherches mathématiques,
conduisant à l’hypothèse de véritables mutations dans
l’organisation symbolique d’un champ systématique. Invoquant K.
Gödel, je serai prêt à suggérer que de tels moments ne sont pas
sans rapport avec une soudaine prise en compte dans un champ
sémantique donné, organisé rationnellement, d’un élément
manquant, jusqu’ici indémontrable dans le système et pourtant
nécessaire (Gödel l’a montré) à son équilibre, à l’égard duquel il
apparaît jusqu’ici comme un irrationnel.

4°/ Puisque nous en sommes aux modèles dits scientifiques, on


pourrait aussi songer à rapprocher la résolution des situations
dites de catastrophe des hypothèses avancées à propos de la
théorie du chaos et des potentialités organisatrices qui, nous dit-
on, peuvent y trouver une origine et une explication.
Personnellement toutefois, je ne crois pas beaucoup à l’utilité en
psychanalyse des modèles supposés rationnels et je pense que la
notion d’identification de déni que tu nous proposes mérite des
analyses plus cliniques, fondées sur une prise en compte, qui est
encore à faire à mon avis, de la présence dans les dites
identifications d’éléments hétérogènes qui les relient à d’autres
identifications, elles plus ou moins collectives, qui servent de
support aux créations sublimatoires de la culture et des groupes.
Sous cet angle, les identifications de déni attesteraient peut-être,

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dans le sens d’une sorte de troisième topique freudienne, dont se


préoccupera je crois notre ami B. Brusset à Lisbonne en 2006, le
lien spécifique fondamental qui relie, à travers notre héritage
génétique, les appareils psychiques entre eux, en maintenant au
sein de chacun une sorte de germe de « transcendance » ou si l’on
veut d’altération, par la perception interne d’une nécessaire
altérité qui exclut le solipsisme, et qui au sein même du travail
d’individuation de chacun témoigne de l’unité de l’aventure
humaine.

Je ne me laisserai pas aller à de plus longues considérations,


malgré le caractère assez passionnant des vues auxquelles ton
approche conduit et que seule cependant notre clinique
praticienne peut suffisamment valider, à condition de demeurer
ouverte sur le perpétuel travail de sens que requiert la pensée
vivante travaillant l’inconnu.

vendredi 20 janvier 2006

Christophe Derrouch

Les identifications narcissiques de déni et l’aléatoire de


leurs destins pluriels

Monsieur Dufour,

Les identifications de déni représenteraient une tentative


d’aménagement faite par l’appareil psychique et pour lui-même,
d’une certaine continuité. En effet, les dangers d’altération
provoqués par la double altérité interne et externe nuisent au
sentiment d’identité de l’individu.

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Le complexe de castration, tel qu’il se manifeste cliniquement,


renseignerait sur le degré de subjectivation de la personne. Est-il
structurant ou vecteur d’une destructivité qui ne demanderait
qu’à s’actualiser ? Soit un appareil psychique à la limite de
l’effondrement, ayant survécu « à l’avortement du lien inaugural »
(je vous cite). Àquel engrenage des identifications de déni va-t-on
avoir affaire ? Vont-elles « entraîner des retournements et des
réorganisations économiques radicales dans la psyché […] et
[…]une forme d’autocréation réorganisatrice » (Jean Guillaumin) ?
Sens imprévu. Sens imprévisible ? Vont-elles désorganiser la
Psyché par hallucinations négatives et positives (effacement /
comblement) ? Quelle dynamique va s’installer ?

On peut penser, si on reste sur le terrain des vicissitudes de


l’hallucinatoire, aux psychotiques chroniques, avec délires
périodiques. Ou effectivement à un mouvement expansif de ces
processus ; le cas où la métaphore de Freud que vous reprenez
parle d’un noyau de clivage qui évolue comme une « déchirure qui
ne guérira jamais et grandira avec le temps ».

Mais si la destructivité psychique est belle et bien en croissance


exponentielle, y aurait-il une autre issue que des conséquences
destructrices hors de la Psyché elle-même, au niveau
phénoménologique ? À savoir transmutation de la destructivité
psychique du côté de l’acte (conduite auto et/ou hétéro-
destructrice : meurtre, suicide, ou tout autre comportement à
issue létale), ou du côté du soma (cancer ou autre maladie
évoluant très rapidement vers la mort).

Est-on en droit d’espérer qu’un travail interprétatif spécifique de


transfert puisse servir de butée contre une telle dynamique
implosive / explosive ?

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Votre analogie avec la théorie du chaos peut-elle faire plus que


décrire une des évolutions possibles et, dans cette éventualité,
aider à prévoir sa survenue (prophylaxie) ou à la stopper
(thérapeutique) ?

Très cordialement, et avec mes remerciements pour


l’enthousiasme qu’a suscité en moi la lecture de votre proposition
théorique.

mardi 7 février 2006

Geneviève Bourdelon

Réponse à J. Dufour

J. Dufour nous présente trois pôles d’identifications narcissiques,


identification mélancolique, identification à l’agresseur,
identification projective. Cette oscillation chaotique
d’identifications est broyeuse de réalité à travers, nous dit-il, la
prolifération de dénis et d’expulsions projectives qui interdisent
l’introjection et le travail de deuil.

Aussi l’identification narcissique doit-elle garder un lien massif et


passionné mais également paradoxal à l’objet dans un registre de
violence fondamentale où ce serait ou le Moi ou l’objet.

Une fixation viendrait ainsi à la place d’un rejet originel subi qui
doit continuer à ne pas être pensé, rejet qui perdurera activement
dans la relation transférentielle. En même temps la destructivité,
la désintrication pulsionnelle paralysent le travail psychique qui
ainsi s’enferme dans « un temps qui ne passe pas », accentuant la

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fixation par l’effet de la répétition.

Entre ces trois identifications, nous voyons pourtant une


oscillation non transformatrice entre le sujet et son objet, objet
encore trop narcissique qui manque à se différencier, ce qui
permet une non-séparation, une incorporation, voir même un
collage, objet destructeur de celui qui l’investit mais dont le
désinvestissement serait tout autant meurtrier. Si, dans la
mélancolie, le drame est interne, lié à l’incorporation de l’objet
aimé-haï, l’identification à l’agresseur autorise déjà une recherche
de l’objet que poursuivra nécessairement l’identification
projective, qui trouve son apogée dans le mouvement paranoïaque
laissant une lacune identificatoire dans le Moi alors d’autant plus
dépendant de son objet persécuteur. On sait également que dans
sa forme excessive (hyperbolique de Bion) l’identification
projective ne permet plus la découverte de l’objet mais au
contraire l’attaque et le défigure. L’émetteur de la projection ne
veut rien récupérer, rien savoir de ce qu’il a projeté dans
l’analyste « altéré », autant dans ses capacités d’accueil que dans
ses capacités de rêverie transformationnelle. La relation est
destructrice entre le contenant et le contenu. Les liens ne peuvent
s’établir.

Pour l’analyste, pouvoir penser ces trois pôles d’identifications de


déni serait alors une première décondensation des charges
haineuses et passionnées, un potentiel d’espace différenciateur
entre le transfert et le contre-transfert, une première mise en
mentalisation du passé dans le présent de la répétition, premier
travail donc de différenciation et de mise en lien au sein de
l’accueil « en creux » que conserve le cadre analytique.

Cette oscillation entre les différentes identifications ne peut

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trouver un équilibre puisqu’elles ne sont pas structurantes, mais


au contraire mutilatrices de la relation et de l’espace psychique.
Constitueraient-elles cependant le seul recours de survie et de
liberté d’une psyché privée de transitionnalité et de mobilité dans
le choix des investissements/contre-investissements puisqu’il
s’agit dans une aporie, de conserver l’objet mais aussi de s’en
défendre tout en luttant contre sa propre auto-destructivité.
L’avidité orale tyrannique pousse en effet vers l’objet et vers la
fusion et le travail de différenciation qui n’a pu s’établir
valablement autour d’une intégration suffisante de l’analité ne
peut permettre de tracer une limite, border la jouissance ni
autoriser un ancrage pulsionnel. La répétition massive de
projections et d’incorporations attaque plus qu’elle ne favorise les
relations entre le dedans et le dehors, le contenant et le contenu.
Le jeu des instances psychiques est invalidé, transportant dans la
jouissance ou abandonnant le sujet démuni dans des vécus
d’impuissance, de dépersonnalisation ou de déréalisation. La
spirale des identifications de déni culmine alors dans la haine et la
tentative de destruction de la réalité externe et interne (travail du
négatif au sens d’A. Green).

La contenance et la résistance de l’analyste étayées par celle du


cadre permettront d’interroger un transfert paradoxal où la
césure transféro-contretransférentielle constituera une barrière
de contact vivante où vont se jouer, se déjouer, se répéter les
empiètements, les traumatismes, les rejets et les invalidations de
la relation réactualisée avec l’objet primaire. La destructivité dans
la relation analytique peut devoir atteindre une apogée pour
authentifier un événement qui n’a jamais eu lieu, en manque de
mémoire, mais qui au prix de cet abord haineux peut devenir
pensable si toutefois l’analyste survit (Winnicott) et garde une

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capacité de création.

Alors les réactualisations traumatiques, au prix souvent d’un


passage à l’acte d’un des protagonistes, peuvent constituer un
potentiel d’ouverture élaboratrice. Car c’est bien souvent au bord
de la catastrophe que peut s’opérer le changement, qui autorisera
la levée d’un déni qui réduira l’étanchéité d’un clivage.

La capacité à faire des liens, l’ambiguïté féconde viennent parfois


alors remplacer le négativisme, l’incompatibilité entre le moi et
son objet, qui paralysaient le travail psychique par la paradoxalité
et la confusion dédifférenciatrice. Mais il faudra sans cesse
déjouer la prolifération cancéreuse du travail du négatif qui
réattaque pour anéantir l’élaboration, puisque toute annonce de
changement n’est dans un premier temps qu’annonciatrice de
catastrophe. La tiercéité, déjà présente dans la capacité de
l’analyste à conserver un espace psychique, ne peut être d’abord
vécue que comme un abandon terrorisant, une autonomie qui
suscite la haine et l’envie.

C’est pourtant là que peut se dessiner une promesse de tiercéité


et de libération d’un espace psychique qui n’est plus aliéné ou
envahi par une altérité angoissante. Que ce soit une interprétation
analysant l’antiprocessualité négativante (en référence à la
position phobique centrale d’A. Green), ou bien une interprétation
de type M. Fain qui endosse l’imago toute-puissante tout en
permettant de lever le déni de réalité, il s’agit de rester au contact
de l’expérience actuelle au sein du transfert /contre-transfert, tout
en utilisant et en ouvrant des différenciations qui ne soient pas
des gouffres d’abandon impensés et impensables. L’interprétation
peut alors aussi proposer un lien polysémique, une métonymie,
une figure métaphorique, terme biface né dans l’espace de la

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chimère (de M’Uzan), espace qui autorise la coexistence des


contraires qui auparavant s’anéantissaient mutuellement ou se
déformaient, défigurant l’élaboration dans une répétition stérile.

8 mars 2006

Jacques Dufour

Réponses aux intervenants

D’abord merci à Geneviève Bourdelon, Christophe Derrouch, Jean


Guillaumin, ainsi qu’à ceux avec qui j’ai eu des échanges sur le
thème de la destructivité comme réaction subjective de l’analyste
à certaines expressions de transfert, réactions négatives du
patient à l’analyse qui provoquent le sentiment d’impuissance et
d’incapacité de relance de l’analyste.

Si nous parlons de pulsion de destruction, il nous faut en parler


comme une maladie analytiquement transmissible qui conduit à
une destruction de l’analyse par l’analyste malade de l’analysant.
Je rappelle que Bion n’élude pas la haine de l’analyse de
l’analyste, que Winnicott ose la haine de contre-transfert, et
Pascal Quignard la haine de la musique. Pris sous cet
angle/question, ce sera alors la déconstruction de la destruction
inconsciente de l’analyse par l’analyste contaminé par un patient
qui sera au centre du travail de l’analyste. J’ai bien dit destruction
inconsciente car le sentiment manifeste d’impuissance et
d’incapacité de l’analyste trouve un écho dans une théorie qui
énonce comme contre-indication de l’analyse ce qui ne rentre pas
dans son cadre, les limites de la théorie étant alors conçues
comme des limites de l’analyse et non comme analyse des limites.

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Ce dernier point de vue m’a fait considérer après d’autres, que la


destructivité du patient ressentie corporellement par l’analyste
comme rupture du lien transférentiel avait signification
paradoxale de protéger la vie psychique du patient en détruisant
l’analyste, qui pour le patient ne peut-être que destructeur. La
rétorsion ne me semblait pas sadisme Kleinien mais nécessitait de
faire appel au courant issu de Winnicott et de Bion pour ne pas
prendre à la lettre et traiter comme défaillance du préconscient,
un défaut de mentalisation qui ressort d’une défense contre un
danger insupportable de la pensée. Dès lors ai-je revisité Freud
pour qui la méthode psychanalytique avait fonction d’arracher au
réel perçu et ressenti comme tel, les signes d’une réalité
psychique inconcevable et inaudible à l’écoute. Là où s’impose un
fonctionnement psychique qui semble figer le processus
analytique dans l’actualisation, la répétition, l’hallucinose, il s’agit
pour l’analyste, non seulement d’ouvrir son contre-transfert à une
nouvelle disponibilité mais de repérer une stratégie de brouillage
du patient, dont la déconstruction morceau par morceau tout
comme un rêve permet d’entrevoir le travail de sape des
identifications de déni.

Rétrospectivement, je peux situer la source et la ligne de ma


démarche à partir d’une phrase de Freud dans L’Esquisse : « Ce
que nous qualifions d’objet est fait de reliquats échappant au
jugement ». Au cours du texte il situe le jugement comme un
processus associatif entre dedans, les sensations du corps, et
dehors, les perceptions, conduisant au « complexe de l’objet » : il
est constitué d’une « fraction changeante compréhensible », les
attributs de l’objet, et d’une « fraction constante
incompréhensible », l’objet et à partir de ces deux fractions le
travail de la pensée tracera des voies « qui aboutissent à l’état

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souhaité de l’objet » sans aucune dépendance avec sa perception.


C’est dire que pour Freud la distinction entre objet interne et
externe n’est pas de mise, l’objet en effet se situant entre traces
d’une mémoire du corps hallucinant un mythique rapport originel
perdu, et perceptions du monde extérieur qui entrent en
correspondance avec cette hallucination. Dès lors, le paradigme
de la psychanalyse, l’inconscient, sera-t-il défini dans
L’interprétation des rêves autant comme inconnu d’une réalité
psychique que comme celui d’un réel extérieur de l’objet.

L’évanescence de l’objet sera posée comme pierre angulaire sur


laquelle repose la vie psychique : objet absent il produira une
image hallucinée, objet perdu il sera retrouvé à partir de ses
restes (Trois Essais, La dénégation), objet contingent il donnera
satisfaction à la pulsion (Pulsions et destins de pulsions), objet
interdit et manquant il sera source du désir sexuel. Autrement dit,
cette évanescence du rapport à l’objet en tant qu’expérience de
perte qui fait manque insaisissable, ineffaçable et inépuisable,
permet au moi, à condition qu’il puisse la percevoir et en souffrir,
autant en son intérieur qu’à l’extérieur, de se construire comme
sujet en abstrayant du monde extérieur un objet à qui il donne une
existence qui lui est propre. Nous voyons donc à un bout de la
chaîne l’objet inconscient perdu, à l’autre bout un objet trouvé
dans le perçu, mais qui laisse des restes, car le perçu n’épuise pas
le perdu. C’est dire là la naissance et la croissance de la vie
psychique dans l’angoisse de l’inconnu, de la perte et du manque.

Ce point de vue rend compte du double mouvement de


l’identification.

L’identification primaire Freud l’a en effet posée comme première


relation à l’objet dans qui en dénie le manque par la reproduction

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hallucinatoire de l’expérience corporelle de satisfaction. Ce sera là


un pouvoir psychique sans pareil, car la pensée y est reproductive,
s’identifiant à « une expérience vécue du sujet » (les termes sont
de Freud) où ce qui n’est pas là, ce qui manque, ce qui se dérobe à
toute saisie devient non seulement magiquement visible mais
incarné dans un vécu. L’identification à l’objet se passe donc de
ses attributs pour ne retenir que la jouissance imaginaire du moi,
en déni de la réalité du manque de l’objet. Il me semble donc que
plus que la reconnaissance du moi dans son image dans le miroir
selon Lacan, c’est le déni du manque de l’objet de l’identification
primaire qui est jouissance, consacrant l’indépendance
narcissique du moi : ici la faillite de l’image de soi qui dirait «
dommage que je ne puisse me donner un baiser », est déniée par
le « moi tout seul », arrogance d’une omnipotence qui dit n’avoir
besoin de personne. Dans cette perspective, l’identification
primaire a donc pour fonction de dénier l’essence manquante de
l’objet et de construire un univers réaliste, à la fois rassurant –
l’objet est visible et palpable – mais à la fois aussi fragile et sans
cesse menacé – l’invisible est un abandon.

C’est en ce point que je situe l’expansion destructrice des


identifications de déni qui prolifèrent à partir de l’identification
primaire, afin qu’aucun manque ne soit entrevu et pensé. Ce
brouillage expansif des identifications de déni, « ce n’est pas lui
c’est moi seul », « ce n’est pas moi je fais comme lui », « ce n’est
pas moi c’est lui » se doit de rendre illisibles les moindres pertes
et manques, synonymes d’angoisses d’anéantissement. C’est donc
une compulsion de non-représentation que produisent les
identifications de déni dans la pratique de l’analyse, clôturant un
champ anti-transitionnel et d’anti-transfert que ne peut traverser
une parole interprétative. Cependant, Bion et Winnicott nous ont

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transmis des bases de travail analytique qui exigent de l’analyste


une disponibilité toute particulière pour permettre que se revivent
et s’analysent dans le transfert les effondrements générateurs
d’identifications de déni (j’ai développé ailleurs ce dernier point).
Ici Jean Guillaumin, tout en notant la valeur de réorganisation
psychique issue de tels effondrements, insistera sur l’altérité,
attitude profonde de l’analyste excluant toute fusion solipsiste.
Dès lors percevons-nous alors combien la capacité de ne faire
qu’un avec l’analysant dont parle Bion va entrer en résonance
avec la capacité de l’analyste de retrouver sa position d’analysant
avec son analyste.

Nous voyons donc combien la question de l’interruption de


l’évolution décrite par Freud à partir du rapport originel à l’objet
perdu, voit les identifications de déni combler le manque qui se
devrait de s’élaborer dans la ligne de l’angoisse de castration
(point soulevé par Christophe Derrouch). Dans cette ligne en effet,
ce n’est plus l’identification à l’expérience vécue qui tente de
combler le manque de l’objet, c’est l’objet identifié comme
manquant qui pousse à chercher dans le visible une
représentation substitutive : l’identification hystérique prend ainsi
à bras le corps le manque, en ressent l’angoisse, souvent ne sait
en faire autre chose que des symptômes, parfois la transforme en
pensée par tâtonnements, essais, erreur. Mais l’objet trouvé ne
sera jamais l’objet perdu, tout au plus « l’état souhaité » de l’objet,
à mi-chemin entre mémoire du corps et image perçue. Il y a donc
toujours un reste dont l’évolution est source à tous les moments
de l’analyse d’une double polarité : soit de surgissement de
subjectivation lorsque l’identification hystérique élabore
l’expérience de la perte et du manque, soit d’expansion en cercle
vicieux des identifications de déni qui ne supportent aucun

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manque et aucune perte que ne maîtrise pas le moi.

C’est donc la question de l’intolérance au manque et à la perte


engendrant les identifications de déni qui découle de mon propos.
Le poids des défenses contre les réactualisations traumatiques
soulevé par Geneviève Bourdelon ne va pas sans imposer de
définir plus avant ce que nous qualifions de traumatisme, sans
nous contenter du point de vue économique, qui en énonçant un
débordement du travail analytique ne peut que conduire à une
impasse. Dans une perspective d’issue à cette impasse, j’ai
proposé ailleurs de concevoir que les deux voies identificatoires,
de déni et hystérique, soient conçues comme engendrées par la
bipartition des restes du rapport originel à l’objet. Dans cette
perspective, à côté du rapport originel à l’objet, source des
avatars de l’objet perdu inconnu et manquant, ne doit-on pas
postuler un autre rapport originel à l’objet, source d’un trop
d’objet et du déni de son manque ? Lorsque pour une part plus ou
moins importante, le manque fondamental de l’objet est pressenti
comme menace imprévisible et mortelle poussant à une décharge
expulsive hémorragique, le rempart des identifications de déni ne
présente-t-il pas l’énorme avantage de protéger le moi en faisant
de l’objet un objet dont le danger est visible et manipulable ? C’est
une lapalissade de dire que l’être humain a peuplé le monde
extérieur de monstres et de démons pour lutter contre eux et ne
rien savoir de ceux qui à l’intérieur le menacent, mais cette
lapalissade dit parfaitement la bêtise de la psychose.

Dès lors avons-nous à prendre en compte une double voie


évolutive liée à la dissymétrie des rapports originels à l’objet,
conditionnant les deux lignes identificatoires hystérique et de déni
qui composent les parties névrotiques ou psychotiques de la

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personnalité. Les strates de la vie psychique que repèrent Jean


Guillaumin me semblent dériver de ces deux lignes où
s’interpénètrent et se clivent, autant les fermetures des dénis que
les ouvertures des manques.

Deux champs antagonistes de transformations émergent de ce


point de vue :

– Les transformations de croissance psychique ouvertes par la


dénégation créatrice de nouvelles formes (dans la ligne du
refoulement primaire, de l’objet manquant perdu, des
identifications hystériques, des incertitudes de la pensée).

– Les transformations d’expansion destructrice fermées par le


déni de la dénégation (dans la ligne de l’objet réel imperdable,
du cercle vicieux des identifications de déni, des certitudes de
l’intelligence).

C’est un passage entre ces deux champs de transformations que


permet le travail de l’analyste.

jeudi 8 juin 2006

Alain de Mijolla –
Psychanalyse et Histoire
Auteur(s) : Alain de Mijolla
Mots clés : AIHP – alcoolisme – Freud (Sigmund) – moi –

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Shentoub (Salem)

Cette interview de 2009 retrace le parcours original d’Alain de


Mijolla, psychanalyste entreprenant qui a marqué la Psychanalyse
française contemporaine par son intérêt pour l’histoire de cette
discipline.
En 1975, jeune titulaire de la SPP, Alain de Mijolla prend d’emblée
de nombreuses responsabilités : direction du séminaire de
perfectionnement avec Salem Shentoub, prix Bouvet, organisation
des « Rencontres d’Aix en Provence » qui, pendant une dizaine
d’années, vont avoir un grand retentissement dans le monde
analytique.
Dans le même temps il publie « Les visiteurs du Moi » un de ses
ouvrages majeurs, ainsi que « Pour une Psychanalyse de
l’alcoolisme » en collaboration avec S.Shentoub.
En 1985, il crée l’AIHP (Association Internationale d’Histoire de la
Psychanalyse). Il n’était pas parvenu, en effet, à organiser au sein
de la SPP un département d’Histoire qui aurait à la fois produit
des recherches et nourri de ses travaux une Institution qui,
paradoxalement s’est montrée peu sensible à l’intérêt de l’Histoire
pour la connaissance de sa discipline et ses évolutions.
Cet interview pose le problème paradoxal du manque d’intérêt de
la communauté analytique pour son histoire et devrait ouvrir le
débat sur le préjudice qui en résulte et sur les moyens d’y
remédier.
Alain de Mijolla, fidèle à son désir d’être un « passeur », un «
raconteur d’histoires » est également l’auteur du « Dictionnaire
international de la Psychanalyse » conçu selon le même principe
consistant à réunir les différents courants de la Psychanalyse dans
le monde, présenté par des auteurs représentatifs de ces courants.
Il poursuit de façon isolée ses recherches et ses publications,

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espérant réveiller l’intérêt de ses collègues pour leur propre


histoire. En Janvier 2010 vient de paraître aux PUF, un premier
volume, nourri de correspondances, intitulé « Freud et la France
».

Marianne Persine

Adolescences, états
critiques du moi : la vie
traumatique
Auteur(s) : Guy Lavallée
Mots clés : adolescent/adolescence – crise – désinvestissement –
destructivité – emprise – hallucinatoire – moi – topique (collapsus)
– trauma/traumatique/traumatisme

Avant de parler de trauma et de vie traumatique, posons-nous


d’abord cette question : le petit humain est-il fait pour vivre ? On
peut en douter, et pourtant il vit : cela fait son génie mais aussi sa
folie ! Nous sommes le fruit du hasard et de la nécessité nous dit
le biologiste Jacques Monod dans son livre éponyme.

« Un bébé sans sa mère ça n’existe pas !» s’exclame un jour


Winnicott excédé par l’oubli de cette vérité de base par ses
collègues kleiniens. Le livre du philosophe Lucien Malson : « Les
enfants sauvages » lui donne raison. Ces enfants sauvages vivant

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dès la naissance sans objet primaire, hors environnement


protecteur et terreau culturel ne deviennent tout simplement rien,
pas même des bêtes. Un exemple : si on ne parle pas du tout à un
enfant ou devant lui jusqu’à un âge avancé (la puberté) il ne
parlera jamais.

L’homme est un éternel prématuré au début totalement


dépendant de son environnement. Le petit homme doit tout
apprendre du monde et en même temps construire à l’aide de son
potentiel génétique issu de la loterie Mendelienne ses propres
solutions aux problèmes qu’il rencontre.

« Le cerveau est un organe virtuel…» écrivait déjà Charcot en


1885. Rien de psychique ne peut exister sans un support
neurologique ad-hoc, mais en même temps tout fonctionnement
neurologique doit se psychiser. En grossissant le trait, on pourrait
dire que même une personne atteinte de Trisomie 21 peut se
pervertir, se névroser, ou se psychotiser ! En un mot elle doit se
subjectiver !

D’un côté la génétique forme un cadre immuable et indépassable,


de l’autre la plasticité cérébrale permet le changement psychique.

Ce que l’on constate dans la clinique psychanalytique de l’adulte,


c’est que les humains produisent une palette de solutions
hautement individualisées, plus ou moins heureuses, plus ou
moins autoconservatoires, en couches successives qui témoignent
de l’extraordinaire vitalité humaine, de sa créativité et de ses
capacités à survivre puis le plus souvent à vivre, et même, parfois,
à trouver un certain bonheur.

De la même façon qu’Anna Arendt parle de la banalité du mal, on

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pourrait soutenir la banalité du trauma. Le petit humain


affronterait son propre développement toujours non préparé, et
énergétiquement débordé, sans solution génétiquement
« programmée », donc sur un mode traumatique et seul un
environnement faste et un terrain génétique suffisamment bon
permettraient un devenir psychique du traumatique, c’est-à-dire
permettraient de sortir du fonctionnement traumatique, qui serait
premier.

Bion a proposé un schéma de la psychisation de ses éléments Beta


pure perception non symbolisable donc traumatique, en éléments
Alpha « détoxifiés » aptes à la symbolisation. Cette transformation
est permise par ce qu’il nomme « la capacité de rêverie de la
mère » et du psychanalyste. Le schéma de Bion développé par mes
soins est le suivant : la mère ou l’analyste prend en lui les
éléments Béta non psychisables toxiques pour l’enfant, il les
éprouve, s’en laisse imprégner, puis les transforme en éléments
détoxifiés, des éléments Alpha dit Bion ; et il les restitue sous une
forme intégrable et supportable pour l’enfant, ou pour le patient.
Le temps de l’éprouvé est le plus difficile car, comment par
exemple, éprouver l’angoisse de mort du tout-petit, ou de notre
patient ? (Or c’est l’exemple que prend Bion). Ces éléments Alpha
détoxifiés sont aptes à servir de matériaux symbolisants,
maniables par l’enfant lui-même. Il y a donc là une fonction
antitraumatique des parents ou du psychanalyste.

Le passage par un objet soignant qui met sa psyché au service du


patient et mobilise une fonction transformatrice réfléchissante est
donc nécessaire pour qu’il y ait psychothérapie. Du point de vue
du patient, il y a relation à soi et détour par l’autre. Cela peut
avoir lieu dans la vie, c’est toute la dimension auto-soignante de

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l’existence, ou dans le cabinet du psychanalyste.

Remarquons que l’autisme qui est lié à un terrain génétique


particulier, génère un fonctionnement traumatique. Chez l’autiste
les perceptions elles-mêmes, purs éléments Béta, sont
traumatiques, faute d’un pare-excitation adéquat qui en filtre
l’intensité et faute de la possibilité d’utiliser l’environnement
humain pour le psychiser. L’autiste ne parvient pas à utiliser
l’objet primaire pour transformer les éléments Béta en élément
Alpha. Pour l’autiste, faute d’enveloppes psychiques, le regard
d’autrui est traumatique : il le transperce ; la voix est
traumatique : elle lui crie du bruit dans les oreilles ; le toucher
humain est traumatique : il n’est pas doux mais urticant etc… La
parenté avec les traumas d’accident ou de guerre, où le pare
excitation sensoriel et psychique a volé en éclat, est frappante.

Dans ma clinique de l’adulte le mot traumatique me vient lors du


récit d’évènements « débordants », mais surtout lorsqu’un patient
a été soumis répétitivement à des actions psychiquement
destructrices d’un objet important. André Green dans son
séminaire clinique hebdomadaire n’utilisait pas beaucoup le mot
traumatique, il disposait d’une large théorie concernant les états
limites et leurs blessures spécifiques qui lui évitait d’avoir recours
à ce mot. Je crois, quant à moi, qu’on peut considérer que les états
limites relèvent d’un vécu traumatique de l’enfance et de
l’adolescence.

La question du trauma, vous le savez, est une pomme de discorde


dans la psychanalyse. Nier le trauma, c’est nier les souffrances
parfois extrêmes des patients qui vivent sous ce régime, c’est
pratiquer une « psychologie de bisounours » comme me l’a dit une
patiente ; au contraire, s’en saisir sans nuance amène à accuser

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nos parents et le monde de ce que nous sommes devenus, et à


renoncer à devenir le sujet de notre propre vie. D’autre part la
question du trauma a amené à des thérapies naïves et
dangereuses, très souvent fondées sur l’idée de revivre les
traumatismes et de les abréagir, thérapies qui ont souvent
précipité des décompensations psychotiques.

Face à cette complexité, mon fil sera donc mon expérience


clinique. Elle nous permettra de distinguer des régimes de
fonctionnement traumatiques et d’autres où le traumatique
inhérent au développement humain, moins intense, a pu être
perlaboré et subjectivé dans des organisations viables de type
névrotique, et a permis au moi de se ressaisir à son profit de ses
expériences avec un minimum de culpabilité.

Le but étant toujours à l’issue d’un travail analytique de pouvoir


se dire : « mon monde est à moi et il est en moi dans un espace
psychique inviolable ». C’est ma conception de la construction de
notre réalité psychique. « L’impact du traumatique sur moi est à
moi et désormais j’en fais du moi. Mes parents, mon
environnement, ont été ce qu’ils ont été, je m’en suis dégagé, j’ai
fait le tri de l’acceptable et de l’inacceptable, je m’en suis
désaliéné et ce qu’il m’en reste est à moi. »

Le travail psychanalytique parce qu’il est perlaboratif de la force


pulsionnelle et du sens émotionnel et historique, est en lui-même
antitraumatique, sous certaines conditions d’ajustement du cadre
et du psychanalyste à chaque patient.

Notons que dans l’histoire de la psychanalyse, les psychanalystes


qui vont cliniquement tenter de penser le trauma et ses
conséquences sur la technique analytique, sont souvent les plus

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remarquables thérapeutes. Ferenczi le premier parce qu’on lui


confie des patients « impossibles » que personne ne peut et ne
veut soigner. Le questionnement winnicottien a la même source :
il accepte des patients qui sont les échecs des autres, et il cherche
créativement à s’ajuster au patient. Sans vouloir me comparer à
ces immenses cliniciens, ce sont souvent les patients qui ont été
les échecs des autres, parfois adressés par d’éminents collègues,
qui m’ont mis en crise et m’ont fait progresser. Certains de ces
patients sont aujourd’hui parmi mes meilleures réussites
thérapeutiques, ce sont eux qui ont complété ma formation
psychanalytique de base, je leur dois ce que je suis devenu. Je
pense ici aux grands adolescents en crise psychotiques, aux
organisations caractérielles avec prématuration du moi, aux états
critiques du moi à l’intérieur d’une organisation névrotique, et
surtout aux états limites. Pour eux je pourrais reprendre la
dédicace de Winnicott dans son livre « Jeu et réalité » : « À mes
patients qui ont payé pour m’instruire ».

Ma compréhension des états limites doit beaucoup à la patiente


que j’ai nommé Iphigénie (ou Eugénie) dans les nombreux articles
que j’ai consacrés, en fait, à ma propre mise en crise et à sa
perlaboration, dans le but de me rendre capable d’aider cette
patiente. Et ce fut efficient. Elle est aujourd’hui sortie de ses états
limites, dégagée de son angoisse de mort, complètement
transformée, « new begining » aurait dit Balint. Je m’étais promis
de ne pas seulement laisser une trace de la crise partagée mais de
rendre aussi hommage à ma patiente. Il est donc possible de
« guérir » d’une enfance et d’une adolescence traumatique
générant de graves états limites ! Mais mes précédents articles,
par exemple : « La psychanalyse à l’épreuve des états
autodestructeurs » témoignent du chemin qu’analyste et patients

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doivent parcourir ensemble ! Dans mon expérience, l’état-limite a


été un enfant hypersensible, vif, en quête d’amour, investissant
beaucoup et très intelligent.

À partir du trauma d’accident ou


de guerre
Le trauma d’accident ou de guerre fait « loupe » sur l’état
traumatique, la plaie traumatique pourrait-on dire. Il nous
rappelle que selon la formule de Michel Fain : « personne n’est à
l’abri du malheur »

Les traumas de guerre sont des situations traumatiques extrêmes


qui ont longtemps été déniées par la hiérarchie de l’armée. Les
soldats se taisaient honteux : « je ne suis pas assez courageux,
c’est de ma faute, j’ai échoué dans ma mission » etc. Le déni social
diminuant, on s’est aperçu que tous les combattants étaient, plus
ou moins, traumatisés. On retrouve la même culpabilité dans les
traumas d’accident d’avion par exemple : les passagers survivants
revivent sans fin l’accident, le jour ils ont des flashs
hallucinatoires, la nuit des cauchemars récurrents avec
hallucinations et se sentent coupables d’avoir survécu. On entend
par exemple : « ça n’est pas moi qui aurait dû survivre, ma fille qui
était avec moi est morte j’aurais dû lui laisser mon siège », où :
« mon voisin de siège est mort, j’aurais dû l’extraire de la
carlingue quand elle brulait, je n’ai pas réussi » etc. etc. Plus
subtilement le père d’une famille entièrement survivante dit que
l’accident a donné un nouveau sens à sa vie, « on m’a donné une
nouvelle chance, une deuxième vie, je me dois de faire quelque
chose pour les autres… (réparation sublimatoire, résilience) ».

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La fin du monde physique et


psychique
Un autre élément doit être pris en compte pour comprendre
l’essence du trauma : quelque chose est arrivé qui n’aurait jamais
dû se passer. L’humain est devenu inhumain : il donne la mort. Le
corps a perdu sa forme, son enveloppe, emportant avec lui toute
idée de narcissisme et de maintien de la vie. Dans les traumas de
catastrophe naturelle, le monde physique lui-même se désintègre
(tremblement de terre, inondations). Il règne un climat de fin du
moi, du corps, du monde, qui fait basculer la vie dans la
destructivité extrême. Cela ne devrait pas arriver, de façon à
laisser l’homme vivre sa vie dans un environnement constant et
sécurisant dans sa continuité, et maintenir sa destructivité interne
à l’état de fantasme.

Le traumatisé état limite est aux prises avec des imagos


parentales terrifiantes disqualifiantes, inhumaines, sans empathie,
sans pitié, une « armée du bien » qui donne plus la mort que la
vie.

Le « collapsus topique » de Claude


Janin
Le monde, les autres, doivent survivre à nos souhaits et fantasme
destructeurs. Un père, dont le fils en pleine crise œdipienne
souhaite la mort ne doit pas mourir, fut-ce par accident, encore
moins par suicide. Sinon il y a ce que mon collègue lyonnais
Claude Janin nomme un « collapsus topique ». Du point de vue du

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moi, il y a réalisation d’un fantasme qui n’aurait à aucun prix dû


être réalisé, un basculement dans le réel, une confusion entre
dedans et dehors. Est-ce que c’est moi (le fils) est ce que c’est lui
(le père), est-ce que c’est moi ou est-ce que c’est le monde ? Le
trauma est-il dehors (hors de mon pouvoir) ou dedans, dans la
marque qu’il a impactée en moi en confusion avec mes souhaits
destructeurs, résultat de ma pensée magique ?

La reviviscence du trauma, qui va revenir sur un mode


hallucinatoire (« Flash » diurnes, hallucinations nocturnes)
redouble l’incertitude : est-ce dedans ou dehors est-ce moi ou pas
moi ? L’hallucinatoire positif en effet implique une continuité ou
une indistinction dedans-dehors, sujet-objet, représentation-
perception (C.et S. Botella)

Le terme Collapsus est issu du latin et désigne un effondrement, le


fait de tomber en ruine, de tomber ensemble. La topique est une
« géographie » des espaces psychiques. Dans un collapsus topique
le sujet ne sait plus quelle est la source de son excitation : dedans
ou dehors, hors de lui ou en lui. Deux espaces se confondent il se
produit un effondrement du sujet « collé » à son objet
traumatique. Cet effondrement est psychotisant selon de multiples
modalités, et avec divers degrés de gravité.

S’il ne s’effondre pas dans un état psychotique avec tentative de


reconstruction délirante, le traumatisé entre en état limite, il lutte
contre le trauma, il lutte contre ses objets démiurgiques. Il y a
lutte entre réalité interne et externe, lutte pour rétablir une
épreuve de réalité, pour distinguer les faits externes et l’impact
hallucinatoire qu’ils ont eu sur le moi. Dans mon expérience
clinique, les états limites sont des traumatisés. Et il va falloir les
aider à faire cette distinction dedans/dehors, sujet-objet. Ils

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pourront ensuite à la façon d’une organisation névrotique


construire leur réalité psychique hors collapsus, hors
empiétement, la patiente que j’ai évoquée en porte témoignage.

Appropriation culpabilisante,
emprise démiurgique sur l’objet
Notons que l’état traumatique implique après coup une
appropriation culpabilisante de l’évènement : c’est de ma faute,
c’est moi qui…! Des rescapés des camps de la mort se sont donné
la mort. Les forces spéciales américaine, les Navy Seals, les
Rangers, qui sont des troupes de choc ont eu en 2012 plus de
morts par suicide qu’au combat. Les suicides ayant lieu de retour
du front dans leur famille en état de Stress post traumatique. Il y a
donc retour autodestructeur sur soi de la destructivité qu’on en ait
été acteur ou victime ! Robert Antelme en fera sa vision de
l’espoir, Nazis et Prisonnier des camps sont de la même espèce
humaine ; il dit en substance : nous étions comme eux de la même
espèce humaine et ça ils ne pouvaient pas nous l’enlever ! La
pensée du « comme eux » qui caractérise l’espèce humaine est
évidemment à double tranchant puisque c’est se reconnaitre aussi
soi-même potentiellement Nazi !

Notons ici, avec la figure du Nazi, une autre dimension du


trauma : la tentative de disqualification par un objet en position
d’emprise totale sur un sujet : tu ne vaux rien et tu n’es rien, tu
n’es pas un homme, tu es « désespècé » aurait peut-être dit
Anzieu, tu n’existes pas en tant que sujet, tu es ma chose et je fais
ce que je veux de toi… Là encore la parenté avec l’état limite est
frappante il a été l’enfant terrorisé de parents disqualifiants,

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« mon père c’est l’Ubris » me disait Iphigénie, elle se vivait


comme une marionnette sous l’emprise totale de son père qui en
tirait les fils, elle était aux prises avec l’inhumanité de l’humain.
Elle a pu finalement, une dizaine d’années plus tard, affronter son
père, lui dire le mal qu’il lui a fait, et qu’il lui arrive encore de lui
faire, lui dire aussi son amour et recevoir le sien. « Je suis
guérie ! » m’annonça-t-elle alors, et c’était vrai, le travail
analytique pu se terminer !

Une autre chose mérite d’être soulignée, l’évènement traumatique


ou la répétition d’événements traumatiques qui se cumulent, ne
peuvent pas être refoulés et devenir du passé. Le pare-excitation
ayant été « enfoncé » le monde du dehors est entré au-dedans et
s’y est incrusté, psychiquement et parfois réellement (blessures
physiques).

L’évènement traumatique ne parvient pas à entrer dans la


catégorie de l’après coup, il est toujours actuel, il génère une
névrose actuelle, le trauma surliés par l’hallucinatoire positif
devient un éternel présent.

Théorie pulsionnelle
hallucinatoire et traumatisme
Je vous donne quelques éléments de ma théorie de l’hallucinatoire
qui dialectise l’hallucinatoire positif et négatif pour que vous me
compreniez. Je m’explique : l’hallucinatoire positif de liaison fait
partie, pour moi, de la pulsion de vie freudienne et l’hallucinatoire
négatif déliant, effaçant, fonctionnant en entropie, de la pulsion de
mort. Quand ces deux pulsions sont organisées et intriquées
l’hallucinatoire positif se réduit à un « quantum » qui donne une

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présence variable aux figurations, quand à l’hallucinatoire négatif


il devient limitant, contenant, pare-excitant, il fait écran.

Quand il y a trauma, les deux pulsions cessent d’être intriquées.


L’hallucinatoire positif désintriqué produit de la surliaison (par
exemple flashs hallucinatoires, hallucinations nocturnes…)
L’hallucinatoire négatif désintriqué, quant à lui, n’est plus
contenant, pare-excitant, il ne remplit plus sa fonction d’écran
psychique : les limites du moi sont pulvérisées enfoncées
détruites, et l’hallucinatoire négatif redevient entropique,
effaçant, destructeur. L’hallucinatoire positif et négatif cessent
alors d’être au service du principe de plaisir. « Le principe de
liaison prime le principe de plaisir » affirmait fermement André
Green.

Différents destins du traumatique


Dans le fonctionnement traumatique, dans la vie traumatique,
l’élément traumatique va soit subir un régime de surliaison
hallucinatoire et positif, il revient sans cesse – il s’agit là du
trauma avéré en positif – ou alors il va subir un régime de
déliaison et d’effacement hallucinatoire et négatif, les
représentations du trauma semblent avoir disparue c’est le
trauma « froid », forclos, qui va amener à des états psychotiques
blancs, véritables mutilations du moi par clivage/effacement, ou
encore à des somatisations, ou encore à des répétitions en
« aveugle ».

Si le trauma s’installe en négatif, il crée une mémoire amnésique,


il disparait, produit un blanc, un vide, à la place de
l’insupportable, mais l’inconscient tire les fils du comportement

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d’un tel individu dont la vie s’organise alors autour de ce trou, qui
doit à toute fin, être comblé ou évité.

Le patient traumatisé de Claude Balier :


François.
Son fonctionnement hallucinatoire, dans l’hallucinatoire de
transfert, lors d’un processus thérapeutique

Je vais donner un exemple que j’emprunte à Claude Balier d’un


trauma forclos, blanchi, que le patient répète « en aveugle », et de
son rapport à l’hallucinatoire dans un processus thérapeutique.
François est un jeune homme soigné alors qu’il purge une peine
de prison pour avoir tenté de sodomiser des petits garçons, mais il
n’a d’abord aucun souvenir d’avoir été lui-même sodomisé
répétitivement par son père ! Le souvenir du trauma cumulatif :
les sodomies par le père, va revenir pendant la thérapie, et lui
permettra de cesser de tenter de sodomiser chez un autre celui
qu’il était à l’époque : un petit garçon !

François a été soumis dès l’enfance à des traumas dans un milieu


frustre, par un père alcoolique violentant sexuellement toute sa
famille. En thérapie avec Claude Balier en face à face, il va
retrouver sur un mode hallucinatoire le visage de son père en
superposition avec celui de Balier et la scène de la sodomie par le
père. L’hallucinatoire positif va faire réapparaitre le trauma à la
suite d’un frayage « en roue libre » psychotisant, mais qui va
permettre de traverser les topiques et de sortir le souvenir de sa
forclusion.

Le criminel cherchait inconsciemment dans son acte à retrouver


sa propre expérience qui était forclose, le patient va en retrouver

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le souvenir dans, nous dit Balier : une “fantasmagorie onirique”.


Pendant la thérapie, après avoir dormi et rêvé, François ne peut
reprendre pied dans le monde : Balier nous dit “Après le réveil, la
réalité est imprégnée, déformée, par les affects et les images du
rêve”. François écrit : “je deviens fou, j’ai la tête qui va éclater.
Même à la radio, il y a des voix de chanteur qui me font peur et
me donnent des frissons. C’est horrible”. Dès lors une tentative
d’automutilation est chargée de modifier la réalité et de se
recentrer sur le corps vécu pour faire cesser une menace
psychotique. François a l’impression qu’il a quelque chose dans le
ventre qui le menace, au comble de l’angoisse dans sa cellule il se
coupe le bras. En voyant couler le sang il est soulagé : il pense
que le monstre qu’il avait en lui est en train de sortir. Ce monstre
en lui c’est son père sodomite forclos mais il ne le sait pas
encore !

Petit à petit les cauchemars vont se rapprocher de ses pensées


concernant son père, jusqu’à lui permettre de retrouver au
contact de Balier la scène de la sodomie par le père.

On pourrait tracer ce schéma du destin du trauma chez François.

– François, en réaction aux sodomies de son père, produit un


blanc hallucinatoire et négatif qui efface le trauma qui devient
forclos, et il s’identifie à son père-agresseur. Avec la puberté
l’excitation sadomasochiste est réactivée. Il y a, dans l’agir, un
retournement pulsionnel passif-actif par la répétition du
trauma en aveugle : il tente de sodomiser des petits garçons.

– Dans la thérapie avec Balier, le face à face thérapeutique


dans l’hallucinatoire de transfert, crée des liaisons qui vont
inverser l’hallucinatoire négatif en excès en hallucinatoire

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positif désintriqué, désorganisé.

– L’hallucinatoire positif de surliaison désorganisé libéré,


génère un micro état psychotique qui traverse les topiques et
fraye ainsi un chemin vers le souvenir traumatique et le
dégage de sa forclusion.

– Il y a retour de la figuration du trauma en un face à face avec


le thérapeute et en « superposition » hallucinatoire avec lui
dans ce que je nomme « l’hallucinatoire de transfert ». Le
patient « voit » le visage de son père superposé au visage de
Balier et peut enfin « l’affronter ».

– Enfin, l’hallucinatoire, positif et négatif, se réorganise, se


réintrique, la « matrice énergétique » est rétablie, les états
psychotiques cessent et la répétition en aveugle aussi.

Claude Balier lors d’un échange personnel m’a confié que ce


patient n’avait pas récidivé, c’est donc une véritable réussite
thérapeutique de son hôpital de jour en prison.

Soulignons l’intensité du transfert sur la situation de soin.


Remarquons la parenté et les différences avec les états limites,
qui eux ne procèdent pas par forclusion, ils ne répètent pas en
aveugle le trauma mais luttent contre sans fin. Mais leur vie est
elle aussi saturée de « mauvaiseté », et ils revivent en analyse une
répétition transférentielle presque sans atténuation. Ils revivent
avec nous leur trauma et nous semblons en être la source. Face à
un trauma créé par des parents, l’état limite se bat pour ne pas
succomber, il maintient à vif le trauma, en une sorte de névrose
actuelle dans un véritable champ de bataille en lui et hors de lui
saturé d’angoisse portant le risque de mort de son moi.

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Le patient de Balier répète en aveugle, il fait subir à autrui ce qu’il


a subi dans un retournement pulsionnel passif-actif qui permet au
moi un triomphe illusoire. Cette façon de faire subir à autrui ce
qui nous a fait souffrir est en fait assez répandue, puisqu’il suffit
d’un retournement pulsionnel passif-actif pour y parvenir, sans
mettre à jour le trauma qui reste forclos. Or le retournement
pulsionnel passif actif fait partie des tout premiers modes
d’organisation pulsionnels selon Freud.

Remarquons aussi la parenté avec ce que Green nomme les « états


critiques du moi » avec leurs deux solutions extrêmes : dépression
ou délire. Le patient limite ne délire pas mais craint de
s’effondrer, le patient de Balier en thérapie est au bord du délire,
mais Balier parle de « fantasmagorie onirique » et non pas de
délire. Dans tous ces cas la personne est en régime de survie.

Mon grand-père qui avait combattu à Verdun, après la fin de la


guerre de 14-18, la nuit, se réveillait souvent en hurlant, saisissait
ma grand-mère en criant « les boches, les boches » ! Ma mère, ses
sœurs, apeurées accourraient. Il ne délirait pas, il revoyait en rêve
sur un mode hallucinatoire des « boches » qui attaquaient sa
tranchée par surprise la nuit. Ici on ne saurait parler de délire
mais d’hallucinations de choses vraies !

Comme chez François le réveil ne parvient pas toujours à mettre


fin à l’effroi halluciné en rêve, l’épreuve de réalité ne se rétablit
pas toujours et pas tout de suite. La pensée primaire, la pensée
magique à forte charge hallucinatoire règne à nouveau en maître.

Toutes ces personnes sont contraintes, pour chercher de l’aide de


passer par la constitution dans la thérapie analytique (ou dans la
vie : mon grand-père qui agresse sa femme aimée prise pour un

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boche !) d’une névrose traumatique de transfert.

Traumas d’enfance
Voyons maintenant, selon moi, quelles seraient les thèmes, les
arrières plans d’éléments souvent traumatiques de l’enfance et de
l’adolescence. Je laisse de côté le bébé, d’autres plus compétents
en parleront.

La vitalité de l’enfant en bonne santé est extraordinaire, c’est de


la pulsion de vie à l’état pur. La vitalité du petit homme, sans
souci pour l’objet, ne doit pas être confondue avec de l’agressivité,
elle est bien du côté de l’Éros, j’oserais dire de l’Amour.

Le moi redoute de disparaitre dès qu’il commence à se former,


mais il est contraint de vivre cette disparition de façon transitoire
ne serait-ce que dans l’endormissement. Plus le moi se construit
plus il a peur de s’effondrer. La dépression à tout âge qui donne le
sentiment de la ruine des objets aimés et du moi est sans doute ce
que le moi redoute le plus : affects de tristesse, chagrins sans fin,
mélancolie qui tire vers l’arrière, vers le néant des origines.

L’enfant vit grâce à la « couverture » parentale, couverture dans


tous les sens du terme : chaleur affective, limite, enveloppement
protecteur, toit protecteur, veille permanente pour le secourir, et
intervention rapide en cas de détresse ! Une des données qui me
frappe chez l’enfant en période de latence c’est la lutte de la
pensée magique, (ou dit autrement : pensée animique) et de la
pensée rationnelle. La pensée magique a bien des mérites
puisqu’elle permet de maintenir l’illusion d’un pouvoir
mégalomaniaque, tout puissant sur le monde et les objets. Par

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exemple une patiente adulte se souvient : « petite, tant que je


pensais à ma mère je savais qu’elle ne serait pas triste et qu’elle
ne mourrait pas ». Il lui suffisait de penser à sa mère – qui était
déprimée – de faire quelques rituels et elle protégeait sa mère « à
distance ». L’enfant peut donc souhaiter conserver cette pensée,
mais d’un autre côté la pensée magique ne permet pas d’être
rassuré par une épreuve de réalité, elle ouvre à tous les effrois.
Les adultes font souvent croire des horreurs à l’enfant et il est
facilement terrorisé. Le régime de la terreur est un régime
traumatique. Les états limites, qui ont été des enfants
hypersensibles, ont vécu dans l’effroi du monde et au moins d’un
objet démiurgique qui leur semblait avoir vie et mort sur eux au
lieu de les protéger.

En écrivant ces lignes, il m’est revenu un moment de terreur


personnel alors que j’étais déjà un grand enfant. J’avais lu en
passant dans la rue, sur un journal situé sur un présentoir chez le
marchand, un titre : « Aujourd’hui, la fin du monde ! » c’était
certainement, une énième version des prédictions de
Nostradamus ! Mais incapable de rationaliser, une angoisse de
mort s’installa en moi : mes chers parents et moi allaient
disparaitre tout allait disparaitre…Notez la parenté avec le trauma
de catastrophe. Le soir venu, une fois couché, la lumière éteinte,
privé de perceptions, mon activité projective flamba, le souvenir
du titre me revint, je finis par appeler à l’aide mes parents. Ma
mère se leva et vint me secourir, elle trouva les mots pour me
rassurer : je pouvais dormir sans crainte, c’était des bobards, le
monde allait continuer à exister, et nous nous retrouverons tous
demain matin.

Dans mon analyse personnelle en ré-évoquant ce souvenir je me

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suis demandé si un autre élément ne se collapsait pas à ma


terreur. Nous étions en vacances et je dormais dans la même
grande pièce que mes parents. N’avais-je pas entendu le soir, la
nuit, des bruits inquiétants, mes parents étaient jeunes et toujours
amoureux ; peut-être attendaient-ils que je dorme pour s’aimer ?
La scène primitive est perçue comme une énigme par l’enfant et
les bruits qu’elle produit plus souvent ressentis comme des bruits
de souffrance ou de lutte que de jouissance, seul l’état
d’adolescence permettra de faire la différence. On voit alors la
double source de l’état traumatique avec angoisse de mort : la
scène primitive énigmatique générée par mes parents d’un côté,
la pensée de la fin du monde de l’autre, il se produit un collapsus
l’un est assimilé à l’autre et mon effondrement menace, à la faveur
du noir l’activité projective redouble et la terreur l’emporte. Dans
ce cas précis l’intervention de ma mère et sa capacité de rêverie
ont désamorcé la terreur et il n’y eut pas de trauma, mais, à mon
âge je m’en souviens encore néanmoins.

Confronté aux terreurs enfantines d’endormissement certains


parents refusent d’intervenir : ils disent « c’est de la comédie ! »
et laissent l’enfant agoniser le soir répétitivement, pendant des
jours, des semaines, des mois. Dans la nuit noire, l’enfant enfermé
dans son lit, sans représentations psychiques, sans images
mentales, s’accroche alors à son corps propre comme seul objet :
battement du cœur, respiration, sensations digestives etc. Ces
sensations, nous les retrouverons à l’âge adulte dans les
symptômes que le même enfant, devenu notre patient trentenaire,
a vu soudain éclore et le déborder : tachycardie, étouffement,
douleur au ventre sur fond d’angoisse de mort imminente, terreur
des espaces clos dont on ne peut sortir (le lit du bébé impuissant)
attaques de panique « insensées » dit la psychiatrie. Il faut du

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temps pour apaiser ces états, qui ont un sens, cela se soigne grâce
à notre capacité de rêverie, dans l’après-coup. Ce sont des
thérapies analytiques qui nécessitent beaucoup de capacité de
construction chez l’analyste ! Ces patients-là dont le moi s’est
construit prématurément, et qui ont très vite été indépendants,
sont des traumatisés dans l’après-coup de l’enfance et de
l’adolescence et ils vivent dès lors dans le régime de la névrose
actuelle, ils ont l’impression de ne pas pouvoir penser ! Une de ces
patientes me dit joignant le geste à la parole : « quand ma mère
me parle ça passe par l’oreille et ça va directement là (dans le
corps sous forme de douleur) » Au fur et à mesure que les
symptômes somatiques, véritables resomatisations de l’affect
s’apaisent, ces patients développent des capacités à penser
importantes qui étaient restées bloquées dans leur développement
prématuré. Il faut comprendre que quand il y a resomatisation de
l’affect le sens émotionnel est perdu, le symptôme semble alors
insensé, le sens émotionnel est à reconstruire dans le travail
analytique en face à face.

Traumas d’adolescence
Voyons maintenant en quelques mots ce qu’il en est de
l’adolescent.

L’adolescence n’est pas une simple crise. La puberté impose une


mutation, une métamorphose, avec débordement de l’excitation,
érotique et destructrice, sans préparation, donc inéluctablement
traumatique ; elle contraint, impose, que ses réquisits, son
programme, soient menés à bien, même s’il faut toute la vie pour
cela. Tout ne peut pas se perlaborer dans notre tête,
l’expérimentation par l’action est nécessaire : première

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masturbation, premier orgasme, première éjaculation, premier


baiser, premiers attouchements, premier rapport sexuel etc. puis
première grossesse et première paternité ! La sexualisation
massive imposée par la puberté change le monde objectal, il
devient l’objet d’excitation et de désir, la « couverture » parentale
prend un sens incestueux et doit disparaitre. Le roi est nu !
« Qu’est-ce que ça veut dire ? » se demande l’adolescent à propos
des transformations corporelles qui le modifient, « qu’est-ce que je
vais en faire ? » « Qui suis-je ? » « Qui vais-je aimer ? » et est-ce
qu’on peut m’aimer tel que je me vois maintenant. Je voudrais le
rappeler : l’espoir d’aimer et d’être aimé est la condition sine qua
non pour que la mutation adolescente puisse s’accomplir. L’espoir
est une clef, il place devant l’adolescent, dans le futur et en
attente, l’espoir des retrouvailles hallucinatoires avec l’objet à
jamais perdu de la satisfaction qui est bien pourtant derrière lui !
Un jour mon prince ou ma princesse viendra, mais il sera en chair
et en os, ni prince ni princesse et j’aurais avec lui ou elle un
commerce sexuel satisfaisant mais je l’aimerai aussi d’idéal (d’un
idéal modifié qui ne sera plus celui de l’enfance) et de tendresse
(d’une tendresse modifiée qui ne sera plus la tendresse primaire,
mais le fruit de la position dépressive).

Plus banalement l’adolescent se dit sans le dire : l’excitation est


en moi, mais ce sont les objets au dehors qui m’excitent.
L’excitation est-elle dedans ou dehors ? Le risque de Collapsus est
bien réel. Il faut donc que l’adolescent puisse commencer à
distinguer ce qui vient de lui et ce qui vient de l’autre. Or, dans de
nombreuses configurations psychiques rencontrées en institution,
ça n’a rien d’évident ! L’adolescent va aller vers de nouvelles
quêtes objectales et sera devant la nécessité de s’approprier son
enfance pour pouvoir dire : « Moi ». Nécessité de se faire l’agent

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de ce à quoi on a été assujetti dans l’enfance, appropriation


subjectivante, processus de subjectivation dit Raymond Cahn.

Ces transformations traumatiques portées par l’excitation


débordante de la sexualité génitale que chaque être humain vit
comme une première ne s’apaiseront que par la prise de
conscience de sa banalité : « tout le monde doit vivre ça » et par
l’émergence d’un nouveau régime d’idéal plus tempéré, qui
suppose un lent travail de deuil des objets merveilleux de
l’enfance. La sexualité génitale qui, d’abord, fait peur et semble
être la folle du logis va s’avérer être le plus puissant facteur de
liaison objectal dans le maximum de différence : la différence des
sexes ; mais il faudra du temps pour que cela advienne, et dans les
névroses cela n’advient pas toujours. Un amour heureux peut tout
guérir de la souffrance adolescente mais faut-il pouvoir en
construire les réquisits en soi et le trouver dans le monde !

Notons que la « guérison » des états limites après un long travail


analytique à l’âge adulte va leur donner la possibilité d’aimer et
d’être aimé et de fonder une famille heureuse. Contrairement aux
névrosés qui ont peur de leurs pulsions, dans les états limite
adolescents la sexualité génitale ne fait pas peur, le danger vient
du dehors, des objets, pas du dedans pulsionnel.

Pour les états limite l’avenir est porteur non pas d’espoir mais de
catastrophe. J’y vois la preuve que l’espoir est une construction et
que si notre moi n’éprouve pas ce que vivent les états limites c’est
qu’il vit dans une aire d’illusion qu’il a construit et qui lui rend la
vie supportable. Le moi ne peut pas vivre sans espoir et sans aire
d’illusion. Le trauma casse l’espoir et rompt l’aire d’illusion du
maintien et de la continuité de la vie.

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Quant à la destructivité, si elle avait dans l’enfance la forme du


risque de mort du moi, elle prend à l’adolescence le risque du
meurtre des objets d’amour et, par retournement, de soi-même.
C’est le temps des risques psychiques maximum : mouvement
mélancolique, tentative de suicide, anorexie, dissociations
psychotiques etc. C’est le temps des accidents, de la tentation des
drogues, des risques violents. Sur l’adolescence, je suis
totalement winnicottien : la survivance de l’objet à la fois dedans
et dehors à la destructivité fantasmée et réelle de l’adolescent est
un réquisit d’une adolescence possible. Pour moi, l’exemple
princeps de l’adolescence impossible pour un garçon c’est le
suicide du père en pleine réactivation œdipienne à d’adolescence,
et le symétrique pour la fille, c’est-à-dire le suicide de la mère.

Les traumas de désinvestissement

Ce sont des traumas par absence, par manque, par retrait, par
désinvestissement qui se répètent une partie de la vie. Le modèle
en est « la mère morte », la mère « occupée ailleurs » d’André
Green. Dans son modèle princeps la mère désinvestit un enfant
(elle devient morte pour lui) et surinvestit une autre enfant
souvent malade, mais beaucoup d’autres situations peuvent avoir
les mêmes effets. J’ai et j’ai eu beaucoup de patients, surtout des
femmes, qui vivent de ce fait des souffrances narcissiques sans
fond. Pour ces femmes le miroir maternel primaire et aussi
secondaire disparait ou se vide, elles se sentent « effacées », ne
peuvent plus s’y retrouver, s’y reconnaitre : le miroir psychique
est vide, c’est le néant. Parfois ça n’est pas le néant mais la mère
est dite « insaisissable », elle ne peut être tenue dans les bras
dans l’amour ou atteinte par les coups dans la haine, elle est lisse,
se dérobe. Ou encore le miroir est égarant, déformant, c’est le

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règne de l’incohérence, de la distorsion, de la disqualification.


Cela donne des transferts d’égarement caractéristiques… qui
égarent parfois l’analyste !

L’apport d’André Green pour comprendre cette large gamme de


traumas négatifs est extrêmement précieux, je vous y renvoie.

Il va sans dire que ces patientes ont besoin d’une « présence


sensible » d’un psychanalyste capable de faire face au retour
permanent d’un transfert maternel négatif et de le perlaborer. Il
s’agit de remettre en route le négatif pour le faire travailler.

L’appétence à la destructivité : un
procédé antitraumatique ?
À noter l’appétence de tout un chacun pour le récit de faits divers
ou la vision des catastrophes sur l’écran pare-excitant de la
télévision qui tend à représenter comme extérieur à soi des
éléments traumatiques : visions répétées en boucle de l’attentat
du 11 septembre, crime, accident d’avion etc. Comme les
angoissants contes de fée pour les enfants, le fait divers apporte
au moi une préparation « antitraumatique » au trauma qu’il
pourrait avoir à subir et il maintient le traumatique au « dehors »,
en évitant le collapsus, dans un système de représentation, sur un
écran physique et psychique. Mais cette appétence aux
représentations traumatiques suggère aussi qu’en tout être
humain se cachent une destructivité et une autodestructivité qui
est soulagée par sa représentation au dehors. C’est peut-être aussi
parce que le moi a été hanté par la crainte de son propre
anéantissement pendant l’enfance et l’adolescence que le
traumatique représenté (polar, films de guerre ou de catastrophe,

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vampires, histoires de revenant…) a cette fonction


antitraumatique : « j’y ai échappé, je suis très fort, ça ne
m’arrivera pas ! » se dit naïvement le moi, qui ne veut pas
admettre qu’il n’est pas à l’abri du malheur !

Un ami me dit qu’il dort mieux si, le soir, il voit à la télévision un


polar bien sanglant, que s’il regarde une comédie !

Deux pensées pour conclure


La question du trauma permet de mieux penser le problème de
l’aliénation qui parcourt mon propos ; c’est un enjeu important un
enjeu clef auquel renvoie en positif le concept de subjectivation.
La psychanalyse doit impérativement aboutir à une désaliénation
des patients. Ma patiente Iphigénie tout en me disant que je lui ai
« sauvé la vie » (ce qui est vrai !) a réussi à se désaliéner de moi,
elle a acquis une formidable liberté de penser et de faire, ça
n’était pourtant pas simple pour elle !

Ma deuxième pensée concerne la technique analytique. Le patient


qui vit sous un régime traumatique, positif ou négatif, a besoin
que son analyste l’aide à identifier, décrire, circonscrire le trauma.
Il a besoin d’un travail qui remette au dehors en en identifiant la
source, les éléments traumatiques qui se sont « incrustés » dans la
psyché du patient. Il y a donc là un travail en « Outsight » ou
l’activité projective du patient replace au dehors ce qui
n’appartient au moi que par effraction. Une fois que ce travail de
séparation dedans/ dehors, sujets/objets est engagé le patient peut
commencer à reprendre en lui ce qui est supportable, détoxifié
par le travail analytique en commun pour en faire du Moi. Si on ne
procède pas ainsi on se fait complice du collapsus et on fait porter

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au patient tout le poids culpabilisant de la situation pathogène.


Une patiente traumatisée à qui je faisais remarquer que c’était
aussi en elle que… selon une façon bien classique d’interroger sa
réalité psychique s’écria : « mais vous ne vous rendez pas
compte : si c’est en moi, alors c’est que je suis folle et que ça ne
changera jamais ! », ce jour-là je l’avais désespérée !

Avec ces patients on va donc travailler dans un lent mouvement


dialectique entre outsight et insight, réalité du dehors et réalité
du dedans, leur réalité psychique étant à construire, ou à
reconstruire.

C’est sur cet avertissement clinique que je souhaite conclure, en


espérant que les jeunes générations sauront s’en saisir et en
comprendre le sens, sans pour autant tourner le dos aux grands
principes classiques de la psychanalyse, qui, une fois bien
intégrés, gardent toute leur valeur.

Dans un monde psychanalytique idéal chaque patient devrait


pouvoir trouver un cadre ajusté et un travail du psychanalyste non
moins ajusté. L’analysant est aussi notre patient, un travail
analytique se fait à deux ! Penser un perpétuel ajustement c’est le
défi que doit relever la psychanalyse contemporaine.

Deux notes en complément


Trauma et position réceptive passive
Le régime de fonctionnement traumatique ne permet pas de
constituer en symétrie de la position projective-active, une
position réceptive passive. La passivité introjective est trop

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dangereuse, elle semble laisser la porte ouverte aux traumas. La


vie de ces personnes se construit uniquement dans la
progrédience, la régrédience n’y pas de place, or selon Michel
Fain : « L’alternance de mouvements de progrédience et de
régrédience est garante de la vie psychique et somatique » et
selon moi garante aussi de tout processus de soin. On devine que
là encore les thérapies analytiques ne vont pas être simples, elles
vont devoir se dérouler sur le modèle de celles des adolescents
essentiellement sur le mode progrédient, en face à face, parfois de
façon intensive, parfois à une séance par semaine et parfois
encore par intermittence. L’empathie, « l’hystérie primaire »
(Michel Fain) générée par l’analyste, sa capacité de rêverie
remplaçant la régrédience pour engager une dynamique du
changement chez le patient.

Si la position réceptive passive est si importante c’est que c’est


elle qui règle les modalités d’une introjection dans le moi
enrichissante, non traumatique, basées sur la satisfaction.
Soulignons que la satisfaction dans les deux sexes est toujours
passivisante. Dans la position réceptive passive, le retour au calme
après l’excitation se fait sur le mode autoérotique et non sur le
mode autocalmant. Autrement dit le calme est soit le fruit d’une
acmé dont découle une apaisante satisfaction, qui permet une
introjection de l’expérience, autoprotectrice du moi, ou au
contraire le fruit d’un retour au calme par épuisement par le biais
d’une « défonce » du moi (autocalmante). G. Szwec a intitulé son
livre sur les procédés autocalmants : « Les galériens volontaires »,
tout un programme, et sans doute une partie de l’humanité !

Les psychosomaticiens de l’Ipsos ont mis en évidence la


domination des conduites autocalmantes (M.Fain, C.Smadja,

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G.Szwec) sur les autoérotismes dans les troubles


psychosomatiques, ils se sont intéressés à la névrose actuelle,
mais je pense que ces questions débordent la psychosomatique.

Trauma et Prématuration du moi


Michel Fain a fait l’hypothèse que, faute d’un environnement
faste, le moi pourrait naître de façon prématurée. La
complexification de l’organisation défensive du moi s’en trouve
réduite au minimum vital. Une fois adultes ces patients semblent
avoir échappé aux traumas ils se sont donné très vite les moyens
d’y faire face mais les défenses du moi demeurent drastiques. Par
exemple : constante opposition phallique /châtrée, jugements en
« up or down », pour auto-ériger le moi, et rabaisser l’objet. Le
narcissisme phallique et surtout la « perversion narcissique »
(Racamier) visent, faute d’avoir pu constituer un narcissisme
primaire et secondaire satisfaisant, à se nourrir du narcissisme
des autres. Dans les cas de figure les plus destructeurs, certains
parents « pervers narcissiques » laissent sur leur chemin leur
enfant comme des coquilles vides. C’est un « narcissisme de
comportement » dit Michel Fain, il n’est pas intégré. Là encore
chez ces personnes au moi nés trop vite, si elles viennent chercher
du secours la position réceptive-passive est très difficile, et c’est
dans les avancées de l’analyse que les traumas reviennent et les
trouvent démunis de défenses ad-hoc.

Conférence donnée le 26 novembre 2014

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