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12/04/2021 Enjeux conflictuels liés à la terre et au territoire en pays mapuche

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Questions du temps présent


2020
Terre et territoire en pays mapuche, regards sur le temps long

Enjeux conflictuels liés à la terre


et au territoire en pays mapuche
JIMENA PAZ OBREGÓN ITURRA
https://doi.org/10.4000/nuevomundo.82647

Texte intégral
1 «  Attaques incendiaires, climat de tension et de suspicion, attentats, aggravation du
conflit, l’Araucanía en proie aux violences, incendies terroristes, mapuches inculpés sous le
coup de la loi anti-terroriste  », ces formules sont récurrentes depuis une vingtaine
d’années dans les manchettes d’El Mercurio1, journal chilien de référence, politiquement
marqué à droite, remarquable par sa capacité à donner le ton, au point d’avoir influencé
l’opinion publique de manière décisive à des moments cruciaux de l’histoire chilienne.
Cette conflictualité effraye et défraye aussi la chronique dans le reste de l’espace
médiatique chilien  ; dans la surenchère ambiante, la télévision n’est pas en reste.
L’emballement émotionnel semble en l’occurrence consubstantiel à bon nombre de
médias, l’une de ses conséquences étant l’évacuation de la dimension historique et
politique des conflits.
2 Lorsque cette introduction est sur le métier, la conflictualité sociale et politique –
  malgré la pandémie de Covid-19  – frôle un très haut niveau d’intensité au Chili, État-
nation dans le périmètre duquel vit aujourd’hui la grande majorité des Mapuche, l’autre
partie se trouvant en Argentine. La protestation sociale – Estallido social – ayant éclaté le
18 octobre 2019 à Santiago du Chili, et relayée les jours suivants dans le reste du pays, a
été perçue par un large secteur des manifestants comme le prolongement des luttes
menées au long de son histoire par le peuple mapuche. Ce fut une sorte d’inversion d’un

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stigmate hautement négatif, véhiculé par la presse hégémonique autour des «  terroristes
mapuche ».
3 Planté au centre névralgique de la révolte, place Baquedano renommée depuis lors
Dignidad, puis arborée par de nombreux manifestants, non-mapuches en majorité, le
Wenufoye ou drapeau mapuche, acquit une présence massive dans les manifestations  :
indice parmi d’autres d’une reconnaissance du caractère précurseur de la mobilisation
mapuche, reconnaissance aussi de la répression brutale exercée par les forces de l’ordre à
leur encontre. Cette violence avait été sans cesse dénoncée par les dirigeants mapuche
mais, en dehors des zones affectées et des cercles de soutien, l’on préférait ne pas la voir ou
ne pas croire qu’elle ait pu être aussi violente et excessive : vues de la capitale Santiago, ces
questions paraissaient lointaines et mineures. En revanche, dès octobre 2019 fleurissent à
Santiago des pancartes qui dénoncent les violences policières en ces termes :

« Pardon peuple mapuche de ne pas vous avoir cru.


Maintenant nous savons qui sont les vrais terroristes »2.

4 Cette proclamation fait allusion à la loi anti-terroriste – nº18314 –héritée de la dictature


et largement utilisée en post-dictature3 afin de criminaliser les revendications mapuche en
ouvrant la porte à une justice expéditive. Elle renvoie aussi aux falsifications de preuves et
aux montages policiers dont sont soupçonnées les forces de l’ordre, procédés dont elles se
sont rendues coupables de façon avérée dans un nombre de cas4.
5 La convergence entre ces deux mouvements de contestation, aux ancrages et historicités
bien distinctes, se noue d’abord et avant tout autour du refus du néolibéralisme.
L’imposante manifestation du 25 octobre 2019 réunit à Santiago plus d’un million de
personnes, elle fut également massive ailleurs dans ce pays de 18 millions d’habitants. Elle
rassemblait des antisystèmes radicaux et ceux qui clamaient seulement contre les excès
d’un système néolibéral inauguré en dictature (1973-1988) et non remis en cause en post-
dictature. La hausse du prix du transport en commun de 30 pesos dans la capitale fut
l’élément déclencheur, toutefois, dans l’immédiat s’est imposé le slogan « ce ne sont pas 30
pesos, ce sont 30 ans »5. Celui-ci évoque les trente années de démocratie écoulées depuis
1990, après que le général Pinochet fut écarté du pouvoir exécutif. L’armée et ses alliés
conservèrent néanmoins une part importante du pouvoir suite à une transition politique
négociée (transición pactada) qui façonna une démocratie sous tutelle (democracia
tutelada)6. Le deuxième point de convergence entre le mouvement mapuche et ce qu’il est
désormais convenu d’appeler l’explosion sociale (el estallido social) est une aspiration à
davantage de démocratie. La cible principale des récriminations étant constituée par les
forces de l’ordre non purgées des méthodes et procédés propres des temps dictatoriaux.
6 Depuis les années 1990, les pratiques arbitraires et la militarisation croissante du
Ngulumapu, pays mapuche situé à l’ouest de la cordillère des Andes7, se développèrent
parallèlement à une montée des actions revendicatives mapuche, qui utilisent jusqu’à
aujourd’hui des répertoires d’action de plus en plus disruptifs8. Le point de départ de ce
recours à des registres d’action non conventionnels est généralement situé à Lumaco
(province de Malleco) en 1997, lors de l’incendie de camions transportant du bois9.
L’extraction de bois et l’extension continuelle et accélérée des surfaces consacrées dans la
région à l’industrie forestière s’avère être la source de contentieux la plus visible et
marquante entre les différents gouvernements – qui se sont succédés au pouvoir depuis la
sortie de la dictature  – et les communautés mapuche. Que celles-ci soient modérées ou
plus radicales dans leur refus, l’expansion de la puissante et très concentrée industrie
forestière constitue pour elles une menace redoutable. En bref, le secteur crée surtout des
emplois précaires, les profits quittent la région et l’impact écologique est de grande
ampleur.
7 Bien que le gouvernement militaire n’ait pas complètement innové en la matière, la
véritable mise en place d’une politique forestière intensive lui revient ; les gouvernements
de la Concertation (coalition de centre gauche au pouvoir de 1990 à 2010) ont renforcé et
étendu ce modèle d’exploitation productive basé sur des monocultures (pin et eucalyptus)
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qui a été déployé au détriment des espèces d’arbres vernaculaires (bosque nativo) et qui se
trouve pour l’essentiel aux mains de trois grands groupes10. Avec plus ou moins
d’emphase, les différents gouvernements ont donc misé sur l’industrie forestière extractive
tout en prenant acte, à des degrés variables et des moments divers, de la situation de
pauvreté qui affecte de manière persistante les mapuche11  : les indicateurs socio-
économiques les placent toujours et encore très en dessous des non mapuche12. Les plans
de développement et les programmes de restitution des terres indiennes censés revenir
aux communautés sont jugés très décevants par ces dernières.
8 Hormis les deux points de rencontre que sont la critique du modèle économique
néolibéral et l’aspiration à davantage de démocratie, assortie d’une dénonciation des abus
policiers, l’agenda des organisations mapuche présente un ordre du jour qui se distingue
néanmoins assez nettement de celui du reste des mouvements sociaux mobilisés au Chili.
Les griefs du mouvement mapuche contre le néolibéralisme sont déjà singuliers, ils
portent en priorité sur son versant extractiviste, alors que la mobilisation sociale d’octobre
2019 s’attache au premier chef à mettre en cause le système financier qui assujettit les
retraites aux fonds de pension et affiche des revenus frisant l’indigence pour une très
grande majorité de retraités. Toutefois, des épisodes critiques du point de vue
environnemental ont aussi conduit à la dénonciation, sur une large partie du territoire
national, des « zones de sacrifice » (zonas de sacrificio), c’est-à-dire de zones qui, comme
le pays mapuche, sont particulièrement exposées aux pollutions et autres dommages
environnementaux.
9 La revendication accrue de participation et de démocratie s’est traduite, pour une partie
de la population chilienne, dans la demande pressante d’une nouvelle constitution qui
remplacerait celle instaurée sous la dictature et qui, avec un certain nombre de
modifications, a été maintenue depuis. Le plébiscite qui consacrera le statu quo ou qui
ouvrira la voie à des changements constitutionnels est encore très incertain, il compte des
partisans très fermes mais aussi des opposants dans les deux extrêmes de l’échiquier
politique. Déjà reporté une fois à cause de la pandémie de Covid-19, il devrait avoir lieu le
25 octobre prochain (2020). Si une constituante se mettait en place, plusieurs questions
importantes concerneraient les peuples indiens du Chili (pueblos originarios), dont les
mapuche sont de loin le plus nombreux. Le sujet des sièges réservés aux représentants des
peuples indiens est l’objet d’intenses discussions, il est question aussi de reconnaissance
constitutionnelle, une déjà ancienne revendication et toute à la fois une promesse, jusqu’à
ce jour non tenue.
10 La méfiance des organisations mapuche, beaucoup plus éloignées des partis politiques
chiliens qu’à d’autres époques –  avant la dictature par exemple13  –, est à la mesure d’un
enlisement qui n’a fait que s’aggraver depuis les années 1990. La surdité des autorités, à la
fois de droite et de gauche, a été constante face aux réclamations  ; ceux ayant requis au
pouvoir politique de faire effectivement de la politique n’ont pas réussi à se faire entendre.
Francisco Huenchumilla, mapuche et député Démocrate chrétien en a fait les frais lorsqu’il
était Intendant de l’Araucanie. Il avait déploré «  l’absence d’accord politique pour faire
face aux problèmes  » en estimant que «  le conflit mapuche ne s’arrêtera pas sans une
politique de restitution de terres », il pointait aussi de criantes inégalités : « il ne peut pas
y avoir des centaines de familles qui vivent sur un hectare et tout à côté des messieurs qui
en ont deux mille  »14. Cet homme politique issu d’un parti centriste aurait pu –  parmi
d’autres  – jouer un rôle de médiateur non négligeable. Toutefois, le gouvernement de
M. Bachelet l’a démis de ses fonctions avant terme15.
11 Aussi, des chercheurs de sensibilités et disciplines diverses, s’accordent à signaler la
rétroaction des actions – ou inactions – des différents acteurs impliqués dans ces conflits.
Très tôt il fut pointée une dialectique entre mobilisation, répression et négociation sur
fond d’immobilisme16. Une quinzaine d’années plus tard d’autres chercheurs analysent
cette situation en termes d’interaction réciproque17. Ni les voix citées, ni bien d’autres qui
auraient pu aussi l’être, n’ont eu des répercussions significatives : la situation n’a fait que
s’aggraver laissant en chemin non seulement des pertes matérielles mais aussi un certain

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nombre de vies humaines. Du côté mapuche, une des morts récentes ayant eu un très fort
retentissement au niveau national est celle de Camilo Catrillanca, jeune membre de la
communauté Temucuicui, caractérisée par sa longue et intense combativité pour la
récupération des terres ancestrales. Ce jeune est tombé en novembre 2018 sous les balles
d’un commando d’élite déployé peu avant dans la région, le Commando Jungla. La justice
enquête sur les conditions troubles de sa mort et la situation reste très tendue.
12 Des répertoires d’actions caractéristiques des situations de désespoir collectif ou de
conflits enkystés se sont répandus comme les grèves de la faim extrêmement longues des
prisonniers mapuche18. En brandissant le jeûne auto-imposé en tant qu’arme de lutte
ceux-ci exercent une violence, certes tournée contre eux-mêmes, néanmoins, la virulence
du procédé d’interpellation s’avère majeure voire accablante pour l’ensemble de la société.
Cette forme d’action extrême en dit long sur la profondeur des divergences et l’acuité des
tensions. Aussi, la conflictualité a cessé d’être une question de portée exclusivement
régionale. La destruction des infrastructures forestières ou des camions transportant le
bois vers les ports d’exportation, ponctuent l’actualité nationale, y compris en temps de
pandémie pendant lesquels –  en dépit d’un confinement, un couvre-feu et un état
d’exception extrêmement longs  – aussi bien les grèves de la faim, les «  attaques
incendiaires » que la répression se sont maintenues à des niveaux très élevés. À noter que,
dans un contexte de toute puissance persistante du secteur forestier, malgré les pertes
infligées par ces actions de sabotage répétées, un autre mode d’action paraît très
fréquemment décrié dans la presse  : il s’agit du prélèvement illicite de bois qui porte
directement atteinte à la propriété privée. Ce n’est pas là un simple «  vol de bois  », le
déploiement –  entre autres  – de scieries mobiles19 laisse à penser plutôt à une
récupération directe, organisée et systématique de la plus-value de l’exploitation forestière
pratiquée sur des terres ancestrales mapuche considérées comme ayant été usurpées. Ces
actions sont revendiquées comme légitimes tout en étant illégales.
13 Comment la situation en est-elle arrivée-là  ? Que faut-il entendre par usurpation,
spoliation ou bien dépossession  ?20 L’intense conflictualité du temps présent, dont nous
venons de poser quelques jalons, peut s’analyser dans une temporalité courte, à un
moment précis de l’escalade de la violence actuellement en cours, à tout autre moment
ponctuel ou bien encore sur l’ensemble du cycle. Ce sujet brûlant et sensible est l’objet
d’une bibliographie abondante, citée partiellement dans les pages qui précèdent. Celle-ci
apporte des éclairages extrêmement pertinents, malgré l’immédiateté des faits et
l’inévitable manque de recul avec lequel se débat l’histoire du temps présent.
14 Ce dossier assume un autre parti pris, il invite à envisager une facette des conflits en
remontant sur le temps long. Il s’agira d’aborder ces questions irrésolues, non pas sous les
feux de l’actualité immédiate, mais en y introduisant une haute dose de profondeur
historique. Cela n’exclut pas d’y inclure les travaux sur l’actuel cycle de conflictualité que
les chercheurs s’accordent à situer à partir des années 90, à la sortie de la dictature. Il
s’agira toutefois de les entrecroiser avec d’autres recherches qui font le détour par un passé
plus reculé ou qui, en tout cas, précède l’actuelle escalade des violences, en faisant le pari
que, in fine, elles s’éclaireront mutuellement.
15 Les sources de contentieux sont âpres et multiples tout comme les revendications
mapuche qui présentent aussi des versants culturels, linguistiques, ethniques et d’autres
encore. Toutefois, ici nous proposons de centrer le regard sur une pierre majeure
d’achoppement : il s’agit en réalité d’un double nœud conflictuel qui renvoie à la fois à la
terre et au territoire, questions souvent confondues parce qu’elles se superposent
partiellement. Sans sous-estimer leur interdépendance, il convient de distinguer ces deux
concepts, ne serait-ce que pour mieux les articuler21. Les enjeux touchant à la terre et au
territoire se combinent diversement à travers le temps et les configurations à l’œuvre ont
pu changer diamétralement selon les époques. Ainsi, poser ces problématiques sur le
temps long voudrait introduire un regard légèrement décalé permettant de voir
différemment aussi bien l’histoire lointaine que le temps présent.

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16 L’enjeu principal de la conquête espagnole au sud du Chili ne fut pas toujours le
territoire. Au XVIe siècle l’invasion et l’expansion territoriale furent certainement
premières, mais les choses changèrent pour longtemps avec le revers de conquête
hispanique, qui fait suite à la bataille de Curalaba en 1598, modifiant le rapport de forces
au sud du fleuve Bío-Bío en faveur des amérindiens qui y habitaient avant l’irruption des
conquistadors. Les chercheurs ayant travaillé la documentation espagnole du XVIIe et du
XVIIIe siècles savent à quel point les enjeux ont pu devenir autres et aussi que conquérir
des terres sans avoir le contrôle d’une main d’œuvre pouvant les faire fructifier était voué à
l’échec. Après l’Indépendance, durant la première moitié du XIXe siècle, la souveraineté
des chefferies mapuche ne s’est pas vue grandement affectée, quoique certains territoires
étaient plus exposés car davantage pénétrables que d’autres. À partir du milieu du siècle la
pression s’accentua et fut de deux ordres, la poussée en avant d’un front pionnier
s’appropriant de diverses manières des terres mapuche et une armée qui –  selon les
moments et les besoins  – a protégé, soutenu ou entérinée le processus en cours,
couronnant le tout par une occupation militaire (internación ou invasión)22.
Accaparement de la propriété foncière et assujettissement politique sont allés de pair.
17 Les chefferies mapuche vaincues militairement, au contraintes à accepter le nouvel état
des faits, furent intégrées de force aux État-nations en pleine expansion territoriale. Au
Chili vint alors le temps de la fixation territoriale systématique des Mapuche (radicación),
sur des surfaces bien plus réduites puisqu’il s’agissait de libérer des espaces à la
colonisation, ouverte aux chiliens et aux étrangers. En tant que vainqueur, l’État-nation
chilien s’arrogea la prérogative d’allotissement des terres des vaincus. Au bout de ce
processus les Mapuche furent réduits à une portion congrue du territoire ancestral qu’ils
occupaient jusqu’alors. Leur espace de vie devint une sorte d’archipel entouré de parcelles
attribuées à de nouveaux venus qui bénéficièrent d’une part bien plus grande et
conséquente du gâteau.
18 Octroyées en usufruit, les réserves (reducciones) qui leur furent assignées ont elles-
mêmes été l’objet d’âpres convoitises de la part des nouveaux, et souvent encombrants,
voisins ; l’espace disponible s’amenuisait alors que la population ne cessait de croître. La
recomposition de la société mapuche s’effectua alors en s’accrochant aux terres qui leur
furent assignées entre la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle. Une
société beaucoup plus fragmentée et moins mobile qu’auparavant, qui est passée de
l’inclusion violente et forcée dans l’État-nation à une également violente exclusion dans
laquelle elle se trouve encore aujourd’hui23. Ladite « dette historique de l’État » à l’égard
des peuples autochtones réside en partie sur cette histoire de dépossession qui correspond
tout à la fois à la perte de souveraineté sur un territoire et à l’assignation à une propriété
foncière étriquée et fragmentée.
19 Ces épisodes et processus ne se perdent pas dans la nuit des temps, ils n’ont qu’un siècle
ou un siècle et demi de profondeur, il existe une mémoire vive de ce qui est advenu ainsi
que des territoires perdus24. Le sentiment de spoliation, d’amenuisement et déperdition
ressenti par les mapuches contemporains lorsqu’ils parlent de despojo, correspond à l’idée
d’avoir été présents-là avant les autres et d’avoir été déplacés, dans tous les sens du terme,
à savoir non seulement de leurs terres mais aussi du pouvoir de décider de leur propre
destin. Ainsi la question de l’accès ou possession des terres croise celle du pouvoir
politique exercé sur ce territoire et voit poindre une revendication d’autodétermination qui
constitue véritablement à notre sens la nouvelle donne du XXIe siècle25.
20 La conscience des injustices n’est pas nouvelle, elle s’est manifestée durant tout le XXe
siècle, notamment au moyen de puissantes organisations mapuche, le plus souvent très
combatives et mobilisées afin de faire respecter leurs droits26. La dépossession subie ne
s’est pas muée en défaitisme, ces organisations ont pris acte de la perte de souveraineté
territoriale mais elles ont constamment lutté pour préserver le contrôle foncier sur les
terres initialement reçues en assignation. En principe inviolables, celles-ci ont été
progressivement rongées. L’abus de pouvoir a souvent été pratiqué en suivant une légalité
apparente, pouvant se prévaloir de tous les tampons et certificats requis, afin de garder les

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formes devant des autorités de contrôle peu regardantes sinon de connivence. Les litiges
judiciaires des Mapuche s’apparentent au parcours du combattant, tantôt au sein de
tribunaux spéciaux consacrés aux questions indiennes27, tantôt devant la justice ordinaire,
mais toujours en infériorité de conditions devant une justice qui leur fut imposée et dont
ils ne maîtrisaient pas toujours les codes, bien que pendant longtemps elle ait été vue
comme l’une des seules issues pour sauver ce qui pouvait l’être.
21 Dans les années 1950 et 1960 la pression démographique sur les reducciones devint
forte et l’exode vers les villes joua un rôle d’exutoire. Aussi, dans le monde mapuche la
mise en œuvre des Reformes agraires – dans les années 1960 et début des années 1970 –
tenta de résoudre, ou du moins d’atténuer, les problèmes induits par l’exiguïté des terres
disponibles pour une population en forte croissance28. La question foncière était alors
principale, il y allait de la survie des communautés vivant dans les reducciones. Les
mapuche ont joué alors un rôle proactif déterminant, par des moyens à la fois légaux et
illégaux. Sur le versant des actions conventionnelles, ils ont eu recours aux tribunaux de
justice et à la mise en place de politiques de redistribution de terres, en concertation avec
les partis politiques chiliens. Cependant, déjà à cette période, ils employaient un répertoire
d’action disruptif, en procédant à des occupations directes des terres qui leur avaient été
progressivement soustraites par des subterfuges légaux divers et variés : ils réclamaient la
restitution de celles faisant partie de leurs Títulos de Merced et furent néanmoins accusés
de porter atteinte à la sacro-sainte propriété privée.
22 Les raisons de la colère se sont accumulées, la rage longtemps rentrée n’a pas trouvé
d’expression politique à sa mesure29. Pour les mapuche, la représentation politique propre
se réduit actuellement surtout à l’espace local, notamment municipal. Parmi les multiples
raisons, il faut sans doute mettre en bonne place la réticence des organisations mapuche à
se placer désormais dans l’orbite des partis chiliens, la subordination est de moins en
moins tolérée. Pour le reste, le système électoral verrouille la représentation nationale  ;
leurs représentants se comptent aujourd’hui dans les doigts d’une main. En revanche,
l’action municipale des maires mapuche a pris une importance fondamentale dans
plusieurs localités, ce phénomène politique novateur emprunte toutes les voies
conventionnelles possibles afin d’affirmer une prise en main des affaires qui les
concernent et de construire leur propre territorialité30.
23 Derrière la revendication des terres usurpées on peut y entendre deux choses bien
distinctes. Il s’agit des terres des Títulos de Merced qui leur avaient été accordées au
moment de leur établissement dans des reducciones. En post-dictature, un système de
compensation des terres indiennes fut bien mis en place31, mais les problèmes de fonds
demeurent toujours irrésolus et l’expansion de l’industrie forestière a suivi son cours. Mais
derrière cette revendication se loge aussi la question des territoires ancestraux passés sous
la souveraineté des États-nations durant la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi la
question de l’accès ou possession des terres croise inextricablement celle du pouvoir
politique exercé sur cet espace.
24 La très grande différence entre les mobilisations des années 60-70 du siècle dernier et
celles du XXIe siècle réside dans la revendication, qui fait son chemin dans une partie des
organisations mapuche, d’une autodétermination dans un territoire sous leur maîtrise.
L’ouverture de l’État-nation à davantage de multiculturalisme serait un jalon mais les
aspirations de certains secteurs semblent tendre davantage vers un «  contrôle territorial
direct » ainsi qu’à terme vers une forme d’État plurinational.
25 Les intellectuels de la cause mapuche et les leaders des nouvelles organisations ont
souvent accédé à l’enseignement supérieur grâce à des bourses gouvernementales –  leur
permettant de surmonter le barrage dressé par les tarifs fortement prohibitifs des
universités chiliennes  – et ont acquis une double compétence, au sein de leurs
communautés rurales d’origine et de la société chilienne dans son ensemble32. Parmi eux
certains paraissent ne plus consentir à des légalités construites sur des illégalités, ni à des
légalités qu’ils considèrent illégitimes  ; ils aspirent à une reconnaissance politique et
culturelle inassouvie et considèrent que l’État à une dette envers leur peuple. Or, la classe

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politique chilienne, tous bords confondus, ne semble pas prête à prendre les choses à la
racine, ni à revenir sur des épisodes épineux de la construction nationale ou sur la
structure centraliste de l’État, ni à mettre en question un modèle de développement
extractiviste et agro-exportateur, avide de terres et autres ressources à exploiter, qu’elles
soient ou non indiennes. Aussi, à ce jour, sur l’ensemble de ces questions, les perspectives
envisagées se limitent au court terme et se réduisent à pourchasser les «  terroristes
mapuche », que les médias donnent en pâture à cœur joie. Si une nouvelle constituante il y
avait, pourrait-elle changer la donne ?

Notes
1 Ces extraits de manchettes sont issus d’une recherche sur le mot clé "mapuche" dans l’édition en
ligne du journal (emol.cl). La très grande majorité des articles comprenant ce terme, abordent la
conflictualité qui règne dans la région.
2 "Perdón pueblo mapuche x no haberles creído. Ahora sabemos quienes son los verdaderos
terroristas"
3 À ce sujet voir entre autres le rapport de l’Instituto Nacional de Derechos Humanos qui
récapitule un certain nombre de recommandations où il est fréquemment question des mapuche,
Recomendaciones sobre la Ley N° 18.314 “que determina conductas terroristas y fija su penalidad”
realizadas por el Instituto Nacional de Derechos Humanos y los Órganos Internacionales de
Derechos Humanos al Estado de Chile  : https://www.indh.cl/bb/wp-
content/uploads/2017/09/2Ley-Antiterrorista-INDH-SUDH-SIDH-3.pdf. L’INDH, réitère ses
préconisations en octobre 2018  : https://www.indh.cl/recomendaciones-indh-sobre-la-ley-
antiterrorista-en-chile/ [en ligne en sept. 2020]
4 Comme cela fut démontré pour l’Opéración Huracán qui avait procédé de manière illégale et
frauduleuse afin d’emprisonner des dirigeants mapuche en falsifiant des preuves.
5 “No son 30 pesos, son 30 años”.
6 Voir Felipe Portales, Chile, una democracia tutelada, Editorial Sudamericana, 2000.
7 Puelmapu désigne en mapudungun les régions situées à l’est de la cordillère des Andes, dont il
sera moins question dans ce dossier, sans être totalement absentes. La coupure instaurée lors de
l’intégration des mapuche par la force aux deux États nations (Argentine et Chili) a eu certes de
fortes conséquences mais on ne peut pas oublier que cette frontière politique s’imposa tardivement
et qu’elle n’a pas entièrement tarit les échanges des deux côtés de la cordillère des Andes. À ce sujet
voir Álvaro Bello dans ce même dossier.
8 Rojas Pedemonte N. & D. Gálvez, "La protesta mapuche como proceso interactivo, Espacios y
dinámicas del conflicto en el retorno de Piñera", p.  16-39, in Rojas Pedemonte N., C. Lobos & D.
Soto, eds., De la Operación Huracán al Comando Jungla. Anuario del conflicto en territorio
mapuche, Observatori del Conflicte Social, Universitat de Barcelona / Santiago de Chile, 2020.
9 Sur cet épisode clé voir entre autres : Fernando Pairicán Padilla, "Lumaco: la cristalización del
movimiento autodeterminista mapuche", Revista de Historia Social y de las Mentalidades, 2013,
vol. 17. nº 1, p. 35-57.
10 Arauco, Mininco CMCP et Masisa, dominent l’ensemble de la chaîne productive et
commerciale. Voir, González Hidalgo & Lopez-Dietz, p.  152, in Rojas Pedemonte N., C. Lobos &
D.  Soto, eds., De la Operación Huracán..., 2020, Op. Cit. Voir également  : Carrasco Henríquez
Noelia, "Les Mapuche et les entreprises forestières. L’état de la question", p.  249-264, in Salas
Astrain R. & B. Le Bonniec, Les Mapuche à la mode. Modes d’existence et de résistance au Chili, en
Argentine et au-delà, 2015, L’Harmattan.
11 La presse régionale et nationale se font écho des résultats de l’enquête Casen 2017, statistique
officielle produite par le Ministère du développement Social et Familial  :
http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/index.php. Les résultats indiquent que la
région de l’Araucanie, où les mapuche résident en grand nombre, est la région la plus pauvre du
pays. Voir, https://www.soychile.cl/Temuco/Sociedad/2018/08/21/551738/Encuesta-Casen-La-
Araucania-sigue-siendo-la-mas-pobre-del-pais-con-un-172.aspx et
https://www.t13.cl/noticia/nacional/casen-2017-la-araucania-es-la-region-mas-pobre-de-chile
12 Rojas Pedemonte N. & O. Miranda, “Dinámica sociopolítica del conflicto y la violencia en
territorio mapuche. Particularidades históricas de un nuevo ciclo en las relaciones contenciosas”, pp.
36-69, Revista de Sociología, nº  30, 2015. Voir également l’intéressant “Document de travail” se
trouvant en ligne, bien que qualifié de brouillon ; il y est mis en oeuvre une analyse statistique très
fine qui permet de mesurer le degré d’exclusion au regard de variables multiples : Rojas Pedemonte
N., Violencia estructural y exclusión del pueblo Mapuche: estadísticas multidimensionales de un
https://journals.openedition.org/nuevomundo/82647 7/9
12/04/2021 Enjeux conflictuels liés à la terre et au territoire en pays mapuche
territorio en conflicto, Observación de la Deuda Social en América Latina, Centro de Ética y
reflexión Social, Fernando Vives SJ, U. Alberto Hurtado, 73 p.
13 Voir Samaniego Mesías A. & Ruiz Rodríguez C., Mentalidades y políticas Winka: Pueblo
mapuche entre golpe y golpe (De Ibañez a Pinochet), CSIC, Madrid, 2007.
14 "... falta de acuerdo político para hacer frente a los problemas" ; "El conflicto mapuche no se
acabará sin una política de devolución de tierras..." ; "no puede haber cientos de familias viviendo en
una hectárea cuando al lado hay caballeros que tienen 2 mil", Francisco Huenchumilla déclarations
faites a El Mercurio le 21 juin 2014, voir  :
https://www.emol.com/noticias/nacional/2014/06/21/666283/huenchumilla-dice-que-conflicto-
mapuche-no-acabara-sin-una-politica-de-devolucion-de-tierras.html.
15 Nommé en 2014, il fut demis de ses fonctions en août 2015 : il est resté un peu plus d’un an sur
le poste.
https://www.bcn.cl/historiapolitica/resenas_parlamentarias/wiki/Francisco_Huenchumilla_Jaramillo.
16 Foerster et Vergara 2002 (p.35) Vergara & Foerster, "Permanencia y transformación del
Conflicto Estado-mapuches en Chile", Revista Austral de ciencias sociales, nº 6, 2020, p. 35-45.
17 Rojas Pedemonte N. & D. Gálvez, "La protesta mapuche como proceso interactivo, Espacios y
dinámicas del conflicto en el retorno de Piñera", p.16-39, in Rojas Pedemonte N., C. Lobos & D. Soto,
eds., De la Operación Huracán... 2020, Op. Cit. Ainsi que Rojas Pedemonte & Miranda, 2015,
Op. Cit.
18 Une des plus frappante est la grève de 2010, d’autres très marquantes par leur ampleur, leur
durée et la mobilisation en solidarité qu’elles ont déclenchées viennent d’avoir lieu en pleine
pandémie.
19 Voir par exemple  : https://www.canal9.cl/programas/noticias/2020/10/07/cinco-detenidos-
por-robo-de-madera-en-los-alamos-provincia-de-arauco.shtml (en ligne en octobre 2020)
20 En espagnol despojo est l’un des termes consacrés, il a même donné le titre à un documentaire
sur la question : Tótoro Dauno, El despojo, 2004, film documentaire, Chili, 73 min.
21 Testart Alain, «  Propriété et non propriété de la terre. 2e partie  : La confusion entre
souveraineté politique et proprièté foncière", Études rurales, 169-170, janvier-juin 2014.
22 L’occupation d’Angol étudiée par Árturo Leiva, montre précisément l’articulation entre
« l’infiltration » du front pionnier et l’invasion qui met fin à l’indépendance des mapuche de cette
région : El primer avance a la Araucanía, Angol 1862, Ediciones Universidad de la Frontera, 1984.
23 Nous reprenons là la terminologie et l’analyse de J.  Pinto Rodríguez, De la inclusión a la
exclusión. La formación del estado, la nación y el pueblo mapuche, Santiago, IDEA, Universidad de
Santiago de Chile, 2000.
24 Bengoa José, Historia del pueblo mapuche. Siglo XIX y XX, Santiago, Ediciones Sur, 1985.
25 Marimán José A., Autodeterminación. Ideas políticas mapuche en el albor del siglo XXI, LOM
ediciones, 2012.
26 Foerster Rolf & S. Montecino, Organizaciones, líderes y contiendas mapuches (1900-1970),
Santiago, ediciones CEM, 1988.
27 La juridiction spéciale s’est maintenue jusqu’en 1972 : Juzgados de Indios.
28 À ce sujet, voir dans ce dossier le travail de Daniela Durán Cid.
29 Correa M. & E. Mella, Las razones del Illkun / enojo. Memoria, despojo y criminalización en el
territorio mapuche de Malleco, Santiago, LOM ediciones, 2010.
30 À ce sujet, voir dans ce dossier le travail de Claudio Espinoza.
31 Ce fond est géré par la CONADI, Corporación Nacional de Desarrollo Indígena, crée en vertu de
la Loi nº 19.253.
32 Leur production et analyse est aujourd’hui largement diffusée, voir entre autres  : Mariman
Pablo et al., ¡...Escucha, winka...! Cuatro ensayos de Historia Nacional Mapuche y un epílogo sobre
el futuro, Santiago, LOM ediciones, 2006. Voir également les publications de collectif d’historiens
mapuche, entre autres : Varios autores, Ta iñ fijke xipa Rakizuameluwün. Historia, colonialismo y
resistencia desde el país mapuche, Ediciones Comunidad de Historia Mapuche, 2003.

Pour citer cet article


Référence électronique
Jimena Paz Obregón Iturra, « Enjeux conflictuels liés à la terre et au territoire en pays
mapuche », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Questions du temps présent, mis en ligne le
08 octobre 2020, consulté le 12 avril 2021. URL :

https://journals.openedition.org/nuevomundo/82647 8/9
12/04/2021 Enjeux conflictuels liés à la terre et au territoire en pays mapuche
http://journals.openedition.org/nuevomundo/82647 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/nuevomundo.82647

Auteur
Jimena Paz Obregón Iturra
Univ Rennes 2 / ERIMIT, EA 4327, France

Droits d’auteur

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