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Tavartkiladze Dachi

La performance des actrices dans Persona

Ingmar Bergman est une figure majeure du cinéma moderniste européen, qui dans sa
filmographie a souvent mis en scène des personnages en crise. Ces personnages essayent de
comprendre ce qui les tourmente, et ont beaucoup de mal à le communiquer aux autres, ce qui
aboutit à des tensions familiales et conjugales ou à l'isolation et frustration. Bergman avait
tendance à réutiliser les mêmes acteurs dans plusieurs films pour incarner ses personnages.
Cela lui permettait de développer une relation avec ses acteurs et de savoir comment obtenir
d'eux des performances captivantes. Pour mettre en avant les performances de ses acteurs,
Bergman privilégiait un style minimaliste avec un langage visuel épuré, et un récit avec peu de
personnages dans un décor simple. Persona est parmi ses films qui représentent le mieux ce
style, et malgré la simplicité de sa grammaire visuelle ce film est l'un des plus riches et plus
complexes de Bergman. Dans les années 60 beaucoup de cinéastes ont puisé leur inspiration
dans la psychanalyse, comme Alain Resnais avec L'année dernière à Marienbad ou Alfred
Hitchcock avec Psychose. Mais Persona reste unique dans son approche, et traite ses thèmes
avec beaucoup de nuance et de finesse. Un des aspects les plus remarquables de ce film est la
performance des deux actrices: Bibi Andersson et Liv Ullmann. Elles réussissent à saisir notre
attention pendant tout le film, qui consiste en majeure partie des gros plans de leurs visages. En
examinant ce film nous allons essayer de voir comment les actrices par leurs performances
incarnent les oppositions et contradictions du psyché.

Le titre du film fait référence à un terme psychanalytique introduit par Carl Gustav Jung. Le
terme vient du latin et désigne les masques que les acteurs utilisaient dans le théâtre antique.
Dans la psychanalyse "persona" fait référence à l'image publique d'un individu que celui ci
adopte dans la société afin d'y jouer son rôle. La "persona" cache donc la "vraie" personnalité
de l'individu, et dans ce sens les deux s'opposent: la "vraie" et la "fausse" personnalité. La
"persona" consiste en une performance, qui voile les actions qui pourraient venir de la
personnalité authentique de l'individu, qui s'exprime plutôt par des gestes et actions impulsifs
et libres.

Ces deux types de comportements s'incarnent dans les performances des deux actrices. La
première fois qu'on voit le personnage de Bibi Andersson, Alma, elle est appelée dans une
sorte de cabinet de médecin. Elle entre habillée en infirmière, et écoute poliment le médecin.
Elle est en train de jouer le rôle que lui accorde sa profession et sa place dans la hiérarchie. Son
comportement réservé se manifeste par sa posture très droite, et elle tiens ses mains derrière
son dos, ce qui accentue cet effet. Cela est montré en plan d'ensemble, on passe ensuite à des
gros plans sur le visage d'Alma, comme pour essayer de voir dans des micro-expressions
faciales ce que le personnage ressent, mais le visage reste encore plus ou moins inexpressif.
Soudainement la caméra passe derrière son dos pour montrer ses mains qui s'agitent. Donc
c'est là que le ressenti d'Alma se concentre pour s'exprimer, puisque c'est l'endroit qui est
caché à la vue du médecin, mais que la caméra de Bergman nous montre quand même.

Un des enjeux du film est donc de montrer par le cinéma les minuties du comportement
humain, et pour cela Bergman a recours à des gros plans de visages et aussi des gros plans des
mains, puisque ce sont peut être les parties les plus expressifs du corps humain. Une gestuelle
convenable et élégante nécessite la maitrise de ces parties du corps. Les convenances sociales
et les exigences de la politesse contribuent à la formation et au façonnement de la "persona"
d'un individu, la politesse est donc une sorte de performance.

Elizabeth, Le personnage de Liv Ullmann, fait le choix de se résigner dans le silence et le


détachement, et pour interagir avec Alma, le seul rôle qu'elle a à jouer est d'écouter poliment
ses confessions, avec un visage impassible, et de lui sourire légèrement lorsque leurs regards se
croisent. Malgré ses efforts, Elizabeth n'est quand même pas à l'abri des éclats émotionnels.
Pendant qu'Alma lui lit une lettre de son mari, elle saisit la lettre d'un geste rapide, et peu
après, déchire une photo de son fils. Puisqu'Elizabeth s'est privée de la parole, son corps a
d'autant plus besoin de s'exprimer, et dans cette scène c'est par ses mains que se manifeste
son irritation, et son visage crispé, ses sourcils froncés et sa forte respiration font transparaitre
une émotion difficile à contenir. Dans une performance aussi retenue, chaque détail devient
significatif, et le spectateur est invité à interpréter des gestes simples et des regards pour
deviner ce que le personnage cache en elle. Elizabeth s'anime et s'émeut le plus quand les
personnages lui parlent de sa vie personnelle. Dans une scène, le médecin lui parle de son
silence, et lui dit qu'elle comprend l'état dans lequel elle se trouve. Elizabeth dans le début de
cette scène est assise, en train de couper un fruit avec des mouvements de mains nerveux.
Derrière elle arrive le médecin, et on voit les yeux d'Elizabeth s'agiter. La présence de cette
personne qui essaie de la scruter intimide Elizabeth, ce qui nous laisse deviner qu'elle a peur
d'être démasquée.

La "persona" d'un individu se manifeste principalement dans ses interactions sociales, donc
lorsque l'individu est à l'abri du regard des autres, sa personnalité authentique peut se révéler.
Dans une scène dans la villa du médecin, les deux actrices portent des chapeaux pour se
protéger du soleil, donc leurs yeux se trouvent dans l'ombre, et entre ses sourires courtois Alma
de temps en temps jette furtivement des regards scrutateurs à Elizabeth. Avec cette simple
idée de mise en scène, Bergman permet à son actrice de nous révéler en quelques secondes la
contradiction qui anime son personnage.

Bergman nous montre à plusieurs reprises les personnages qui se trouvent seules. On voit
Elizabeth écouter de la musique classique quand Alma sort de la chambre de l'hôpital, à la toute
fin de cette scène, on la voit commencer à sangloter et on passe à la scène prochaine, qui nous
montre cette fois Alma, seule, qui se parle à elle même. Dans une autre scène, Elizabeth est
montrée en train de regarder à la télé des images choquantes de l'actualité. Elle se couvre la
bouche avec sa main, et ses yeux font transparaitre son état de choc. Lorsqu'elle enlève sa main
de sa bouche, elle pousse des petits gémissements, qu'on peut voir comme un surgissement
d'une détresse et d'une angoisse profonde. Persona étant un film autoréflexif est conscient de
l'artificialité du medium cinématographique, il faut noter que toutes ces fois où la caméra de
Bergman prétend nous montrer la "vraie" personnalité d'Elizabeth et d'Alma, on a bien sûr
affaire à une performance des actrices.

Bergman, pour explorer les dualités du psyché choisit de se concentrer dans ce film sur ses
deux actrices. Mise à part quelques apparitions d'autres personnages, le film tourne
complètement autour de ces deux femmes et de leurs interactions, et le fait qu'une des deux
femmes ne parle pas s'ajoute à l'étrangeté du film. On peut voir les personnages de ces deux
femmes comme deux polarités opposées. Il existe des différences très appuyées entre les deux,
qui sont déployées tout au long du film. Elizabeth est présentée comme une femme élégante et
mystérieuse, tandis qu'Alma est montrée comme quelqu'un de plus libre et simple. Cette
différence est marquée déjà dans la profession des personnages, Elizabeth est une actrice
connue alors qu'Alma est une simple infirmière, et Alma note cette différence à plusieurs
reprises dans le film, par exemple quand elle dit à Elizabeth qu'elle connait pas grand chose au
théâtre et qu'elle devrait peut être pas en parler avec elle. Alma dans leurs premières
interactions flatte souvent Elizabeth, à un moment du film elle lui dit que les gens devraient
être comme elle, ensuite elle déclare qu'elle trouve qu'elles se ressemblent, mais peut être
trouvant son idée trop audacieuse, elle se rattrape en disant qu'Elizabeth est beaucoup plus
belle. On voit qu'Alma se sent obligée de traiter Elizabeth comme quelqu'un de supérieure à
elle, elle se dit que c'est le rôle qu'elle doit jouer avec Elizabeth. La raison peut être justement
cette différence professionnelle ou le fait qu'Elizabeth est sa patiente et qu'elle essaie de bien
la traiter. Donc même si Elizabeth est inexpressive elle ne peut pas complètement éviter de
jouer un rôle, et si on examine bien la performance de Liv Ullmann, on peut voir que ce
personnage ne l'évite pas du tout.

Dans le jeu des actrices, les différences qu'on a mentionnées dans le paragraphe précédent se
manifestent très clairement, Liv Ullmann fait des gestes très contrôlés, et en fait très peu,
tandis que Bibi Andersson a un jeu beaucoup plus libre et animé. Ce contraste fait encore plus
ressortir les caractéristiques de leur jeu, et le cadrage les souligne. On a par exemple un plan où
Alma et Elizabeth sont en train de fumer, Alma est au premier plan et cache Elizabeth, et
pendant un certain moment on voit seulement la main d'Elizabeth qui tient une cigarette.
L'immobilité de cette main qui a évidemment été posée soigneusement pour la caméra
contraste avec des gestes beaucoup plus libres d'Alma. Un peu plus tard, on les voit boire et on
a un effet similaire. Alma est en train de parler avec un verre dans sa main qui tremble et qui
fait remuer la boisson dans le verre. Elle sirote la boisson et fait un bruit désagréable. Elizabeth
en revanche tient son verre d'un geste immobile et boit avec beaucoup plus de grâce.

On peut donc voir que le personnage de Liv Ullmann est dans la performance, puisqu'elle évite
de faire échapper des gestes impulsifs en essayant de maintenir un contrôle sur son corps. Cet
aspect du personnage est très mis en avant dans le film. Dans la scène où on voit Elizabeth
écouter de la musique classique, on avait dit qu'étant donné qu'elle se trouvait seule, on avait
peut être accès à quelque chose de plus authentique chez le personnage, mais la manière dont
ce moment est mis en scène crée un effet inverse. On a Liv Ullmann qui regarde la caméra avec
une expression dramatique et une petite étincelle dans les yeux. La lumière s'affaiblit
progressivement sur son visage parfaitement éclairée, et tout cela est accompagné par cette
musique classique. Donc au lieu de la vraie personnalité d'Elizabeth, on a ici une performance
de Liv Ullmann, et le film n'essaie pas de le cacher. La scène d'après montre Alma toute seule
qui se parle à elle même. Ses cheveux sont désordonnés et ses comportements ont plus de
spontanéité. Elle dégage un charme naturel contrairement à Elizabeth, qui avait besoin de
l'éclairage et de la musique.
On voit donc qu'à part les oppositions entre ces femmes il existe des contradictions au sein
même des personnages. Elizabeth est censée représenter une femme mystérieuse et profonde
qui refuse la fausseté des interactions sociales, mais c'est souvent le personnage qui a l'air le
plus factice. Tandis qu'Alma est montrée au début comme une femme simple et presque
superficielle, mais finalement c'est elle qui fait transparaitre le plus d'humanité.

Persona est le film emblématique dans lequel deux acteurs se révèlent être le même
personnage, et le film comme Fight Club de David Fincher fait référence au film de Bergman.
Mais dans Persona ce procédé n'est pas utilisé pour faire une révélation narrative à la
différence de beaucoup de films de cette catégorie, mais plutôt pour créer un effet poétique,
pour mettre à l'image la dualité de l'être humain. La dualité peut être définie comme la
coexistence de deux éléments de nature différente, ou comme une fusion de deux polarités
opposées, et Persona fait fusionner ces deux actrices à l'image. Bergman déclare dans le
documentaire Persona: A Poem in Images de Greg Carson que l'idée du film est née de sa
rencontre avec Liv Ullmann, où il l'a vue avec Bibi Andersson en train de bronzer et a été frappé
par la ressemblance entre les deux femmes. On voit donc à quel point le choix de ces deux
actrices est important pour ce film. Les actrices sont la matière première du film, et non pas des
marionnettes qui sont simplement là pour animer les personnages du scénario.

Dans la première partie du film Bergman utilise le cadrage pour montrer le contraste entre les
deux personnages, mais progressivement le cadrage se met plutôt à souligner la ressemblance
entre les actrices. Au milieu du film on a une sorte de scène de rêve d'Alma où on voit Elizabeth
entrer dans sa chambre pendant qu'elle dort. C'est la première scène dans laquelle la symbiose
entre les personnages devient apparente. On voit Elizabeth entrer dans une chambre et nous
tourner le dos, et on voit Alma dormir au premier plan. Elizabeth se retourne et exactement en
même temps, Alma se lève. On a donc une performance synchronisée qui nous donne
l'impression que les personnages ont un lien télépathique entre elles. Ensuite Elizabeth
s'approche d'Alma et on a une des images emblématiques du film: Les deux femmes regardent
la caméra, leurs visages sont très proches et elles ont des expressions similaires, ce qui
accentue la ressemblance qui devient frappante à ce moment là. Dans cette scène s'introduit
donc l'idée que les deux femmes sont peut être deux parties d'une même personne.

Un individu humain peut être vu à travers le prisme de la dualité de plusieurs manières. Dans
des religions on parle de l'âme et du corps. L'esprit pourrait également être décomposé en
deux, on peut parler de l'inconscient et du conscient, ou de la personne authentique et de sa
persona. On ne peut pas être sûr de quel type de dualité il s'agit dans le film, et l'œuvre est
assez riche pour assimiler plusieurs interprétations. Pour étudier le jeu des actrices il ne nous
intéresse pas de déterminer quelles sont les interprétations les plus justes, mais plutôt
d'observer et d'analyser les procédés de mise en scène et les gestes et actions des actrices qui
contribuent à former une relation ambigüe entre les personnages, et de donner une forme
visuelle aux contradictions et complexités et du psyché.

Au fur et à mesure que leur relation évolue les rôles des deux femmes se confondent de plus en
plus, et cela se retranscrit dans leurs gestes et comportements. Au début du film Elizabeth est
la patiente d'Alma, donc Alma essaie d'être tendre et attentionnée envers elle. Mais
lorsqu'elles se retrouvent dans la villa du médecin, les rôles s'inversent. On voit Elizabeth qui
fait un massage à Alma, et lui fait des sourires doux, pendant qu'Alma lui parle d'elle même.

Ces gestes d'attention commencent à prendre une forme différente dans la suite du film. Dans
la scène de rêve d'Alma, dans cette image emblématique dont on a parlé, Elizabeth se trouve
derrière Alma, elle pose doucement ses mains sur ses épaules, et ensuite lui dégage les cheveux
de son front. Ces gestes peuvent donner l'impression qu'Elizabeth fait agir Alma.

Dans une scène le mari aveugle d'Elizabeth prend Alma pour sa femme, et on voit Liv Ullmann
arriver derrière. Elle prend les mains de Bibi Andersson et les mets sur les joues du mari,
comme pour donner la permission à Alma d'interagir avec lui, et de jouer le rôle d'Elizabeth. A
d'autres moments du film, c'est plutôt Alma qui donne l'impression de faire agir Elizabeth. Vers
la fin du film elle prend Elizabeth dans ses bras et lui fait dire "rien", une des seules choses que
Liv Ullmann dit dans le film. Ce moment est précédé par une sorte de climax du film, dans
laquelle les gestes et les paroles d'Alma deviennent complètement chaotiques. On a un plan
dans lequel Elizabeth est au premier plan, derrière elle Alma dit des choses incohérentes et les
mouvements des lèvres d'Elizabeth sont synchronisés avec les paroles d'Alma, ce qui suggère
une correspondance entre les pensées des personnages, et cette exaltation d'Alma pourrait
être vu comme une expression du silence d'Elizabeth, qui ne peut se manifester qu'en cet amas
de gestes et de paroles incompréhensibles.

Persona est une œuvre énigmatique et fait partie des films les plus analysés. Une clé essentielle
de la compréhension du film se trouve dans des performances des actrices, puisque la
performance est au cœur des thèmes que le film aborde. Dans le film Bergman imprègne
d'ambigüité les situations, qui font surgir les contradictions et oppositions des personnages. Les
actrices incarnent ces contradictions par leurs gestes et comportements, que la caméra de
Bergman saisit et expose aux regard du spectateur, qui est invité à essayer de résoudre
l'énigme de ces personnages et de la nature humaine.
Bibliographie:

Lloyd, Michaels. Ingmar Bergman's Persona. Cambridge University Press. 1999.

Barbara, Young, The Persona of Ingmar Bergman: Conquering Demons through film. Rowman §
Littlefield. 2015

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