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Ce que nous a appris Mandela

AFRIQUE DU SUD - 23 janvier 2005 - par HENRI MARQUE

L'ancien ministre français Jack Lang tire les leçons d'une existence exceptionnelle.
Son dessein : rehausser l'image de la vie publique aux yeux des nouvelles
générations.

On a tant écrit sur Nelson Mandela, à commencer par lui-même dans ses Mémoires dont
il prépare le deuxième tome, que l'ancien ministre français Jack Lang ne prétend pas lui
consacrer une nouvelle biographie. De son livre, il faut retenir le sous-titre « Leçon de vie
pour l'avenir ». Son dessein est de tirer les leçons de cette existence exceptionnelle pour
rehausser l'image de la vie publique aux yeux des nouvelles générations. Mandela a rendu
à la politique cette « noblesse » dont découlent - ou devraient découler - les vertus
cardinales de la démocratie : courage, tolérance, esprit d'ouverture, passion de la liberté.

Le courage, tout au long du récit, est ce qui frappe le plus. Sa détermination ne relâche
jamais ses exigences, jusque dans la négociation politique où le captif de Robben Island
devenu homme d'État feint de reculer pour mieux rebondir. Elle donne sa force et
assurera son succès au mouvement de libération de tout un peuple, dernière manifestation
mondialement suivie de ces luttes historiques et récurrentes qui depuis deux siècles
opposent aux régimes autoritaires les humbles, les exploités, les asservis. Avec cette
aggravation, dans le cas de l'apartheid, qu'il ne s'agissait pas d'une dictature classique,
mais, nous dit Jack Lang, d'une monstruosité en soi.

Dès le début de ses vingt-sept années de prison, ce « creuset qui met le caractère à
l'épreuve », c'est le détenu qui dicte ses ordres aux geôliers. Il refuse à son arrivée de
porter le short réglementaire, exige un pantalon qu'il mettra trois ans à obtenir. Il interdit
à ses compagnons d'appeler les gardiens baas (« patron »), car s'ils acceptent cette
humiliation ils se mettront à leur merci. Il donne l'exemple de cette dangereuse
intransigeance en refusant de courir aux ordres de haak, qu'on utilise en afrikaner pour
faire avancer le bétail. Il ne cédera jamais aux brutalités sadiques et aux brimades
morales qu'il dénoncera avec une audace tranquille devant une commission d'enquête
envoyée par Pretoria. Le responsable de la chiourme a beau le menacer de mort, il
maintient ses accusations jusqu'à ce que le tyranneau soit enfin muté.

D'instinct, Nelson Mandela choisit l'attitude qui lui fait courir le maximum de risque,
mais assure à ses révoltes l'exemplarité la plus efficace. Il en fera une règle de son action
politique, donnant par son acceptation de la mort au mot si galvaudé de « défi » une
dimension tragique.

Au procès des clandestins de Rivonia, en avril 1963, où il encourt avec eux la peine
capitale comme l'en avertit ses gardiens - « Ne te fais pas de souci pour ton sommeil,
Mandela, tu vas dormir très longtemps » -, il revendique le titre et la responsabilité de
premier accusé, aggrave les charges contre lui en reconnaissant qu'il est passé de la non-
violence à la lutte armée parce que le gouvernement répondait par la force « à chacune de
nos requêtes pacifiques », puis en avouant son admiration pour le Parti communiste,
ennemi numéro un de la communauté blanche, bien que les communistes n'aient jamais
contrôlé l'ANC et encore moins tenté de manipuler son chef.

En conclusion de cette plaidoirie dont il a pesé chaque mot moins pour sa défense que
pour l'Histoire, il se déclare « prêt à mourir pour son idéal ». Dans la bouche de cet
ancien avocat, consacré à l'émancipation de son peuple comme on entre en religion, ce
n'était ni habileté ni provocation. Il avait annoncé que les condamnés ne feraient pas
appel d'une sentence de mort tellement prévisible que les diplomates et les autres
étrangers présents au procès et acquis à sa cause avaient décidé par prudence de ne pas
intervenir en leur faveur. Nelson Mandela a même écrit les quelques mots qu'il dirait
avant que le noeud coulant ne fasse taire enfin cette voix irréductible : « Tout ce que j'ai
dit, je l'ai pensé. »

Condamné à la détention perpétuelle, il retourne en prison avec l'auréole du martyr, mais


surtout l'autorité morale du futur négociateur irremplaçable qui préparera inlassablement,
de sa cellule, le renversement du cours de l'Histoire dans le seul pays dont on pouvait
penser que le pouvoir resterait à jamais inflexible. De même que les mystiques ont connu
leur nuit du doute, il lui arrive de s'interroger sur les raisons et les chances de son combat.
Le même cauchemar le hante entre deux insomnies : il est libéré, et personne ne l'attend.
Il attendra jusqu'en février 1990 « le moment ahurissant » où Frederik De Klerk, auquel
le président Botha a remis l'exercice effectif du gouvernement, le convoquera pour lui
signifier sa mise en liberté après avoir annoncé au Parlement la levée de l'interdiction de
l'ANC et de toutes les organisations illégales, la libération des « prisonniers d'opinion »,
la suspension de la peine de mort, et prononcé la phrase qui allait abolir en quelques
secondes deux siècles d'apartheid : « L'heure de la négociation est arrivée. »

L'heure de l'accession au pouvoir n'arrivera que le 10 mai 1994, après que les premières
élections, selon le principe hier encore inimaginable « un homme une voix », eurent
consacré la victoire de l'ANC, organisé pour une durée provisoire le partage du
gouvernement avec le Parti national et porté à la présidence Nelson Mandela. Autant de
résultats inouïs qui auront triomphé de difficultés apparemment insurmontables dans cette
nation menacée à chaque épreuve de dislocation par la diversité et les rivalités souvent
sanglantes de ses composantes ethniques.

On prend ici toute la mesure du génie politique de Mandela, dont les intuitions rarement
démenties alternent la détermination intraitable avec les concessions réalistes, ajoutant à
un don inné de la présence charismatique les ressources de sagesse acquises dans la
souffrance de la prison. Le New York Herald Tribune admire la souple diplomatie avec
laquelle « il joue sur tous les tableaux en sachant être dur pour mobiliser sa base, mais en
pouvant aussi tendre la main pour proposer la réconciliation ». Il la tendra une dernière
fois pour proposer la réconciliation à la fois la plus nécessaire et la plus scandaleuse, celle
de la nation avec elle-même. Il fait voter par le Parlement une loi qui promet l'impunité
pour tous les crimes et les criminels de l'apartheid, à la seule condition que les coupables
fassent eux-mêmes la pleine lumière sur leurs méfaits.
Dans l'esprit de la tradition africaine de l'ubunta, Mandela renonce à un deuxième
Nuremberg et à son jury international pour une Commission Vérité et Réconciliation
présidée par un religieux, le plus qualifié il est vrai pour recevoir ces confessions
publiques : l'archevêque Desmond Tutu qui devait en tirer un livre bouleversant, Il n'y a
pas d'avenir sans pardon. Aujourd'hui encore, malgré toutes les barbaries qui ne cessent
d'ensanglanter notre planète de violence, on reste saisi d'horreur par les témoignages
accumulés au cours de ces rencontres entre les bourreaux et leurs victimes. « Il est
pourtant évident qu'en dehors même de la catharsis collective, écrit Jack Lang, sans les
comptes-rendus de la Commission, la population blanche et l'opinion mondiale n'auraient
jamais découvert à quel point le système de répression d'un État moderne peut sombrer
dans l'inhumanité. »

On estimera avec lui que cette grande leçon est toujours à méditer.

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