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Actes de la recherche en

sciences sociales

La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940


Monsieur Victor Karady

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Karady Victor. La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940. In: Actes de la recherche en sciences sociales.
Vol. 145, décembre 2002. La circulation internationale des idées. pp. 47-60;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.2002.2797

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_2002_num_145_1_2797

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Résumé
La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940.

La croissance spectaculaire des effectifs d'étudiants étrangers dans les universités occidentales autour
de 1900 et jusqu'aux années 1930 renvoie à une série de logiques très divergentes. Contrairement aux
pérégrinations historiques antérieures, la nouvelle «république des lettres et des sciences» remplissait
des fonctions fort différenciées pour ses publics variés. On compte, parmi ces fonctions, la
modernisation universitaire et la légitimation «intellectuelle» des classes dirigeantes des nouveaux
États-nations, le transfert massif de nouvelles élites en formation d'Est à l'Ouest dans les milieux en
forte mobilité ascendante (Juifs de l'Est), la compensation des handicaps éducatifs des exclu(e)s des
marchés universitaires sous-développés (les femmes en particulier), l'autopromotion des institutions
universitaires afonctionnelles en Occident (facultés de province en France), et enfin la compétition
symbolique des puissances occidentales en termes de «rayonnement culturel».

Resumen
La migración internacional de estudiantes en Europa, 1890-1940.

El espectacular crecimiento de la población de estudiantes extranjeros en las universidades


occidentales -que ya se observa hacia 1900 y se prolonga hasta la década de 1930- remite a una série
de lógicas muy divergentes. Contrariamente a las peregrinaciones históricas anteriores, la nueva
«república de las letras y las ciencias» cumplió funciones de indole muy diversa, dirigidas a distintos
tipos de público. Entre dichas funciones, pueden mencionarse la modernización universitaria y la
legitimación «intelectual» de las clases dirigentes de los nuevos Estados-nación, asi como la
transferencia masiva de las nuevas élites que se forman de Este a Oeste en los medios de fuerte
movilidad ascendente (judios del Este). Asimismo, cabe citar la compensación de las desventajas
educativas de aquellos que han sido excluidos de los mercados universitarios subdesarrollados (en
particular, las mujeres), la autopromoción de las instituciones universitarias afuncionales en Occidente
(en Francia, las facultades de provincia) y, por ultimo, la competencia simbólica de las potencias
occidentales en cuanto a su «proyección cultural».

Zusammenfassung
Die internationale Studentenmigration in Europa, 1890-1940.

Der spektakulare Anstieg der Zahl der eingeschriebenen Studenten auslándischer Herkunft an den
westeuropäischen Hochschulen von 1900 bis ca. 1930 ist auf ein Bündel divergierender Gründe
zurückzufuhren. Im Gegensatz zu den bis dahin bekannten historischen studentischen
Wanderungsbewegungen erfüllte die neue «Republik der Geistes- und Naturwissenschaften»
differenzierte Funktionen für ein heterogenes Publikum. Zu diesen Funktionen zahlen die
Modernisierung der Universität und die «intellektuelle» Legitimation der Führungsschichten der neu
entstandenen Staatsnationen, der massive Transfer sich entwickelnder Eliten von Ost nach West aus
Aufsteigermilieus (osteuropaische Juden), die Kompensation von Bildungsrückstánden der von den
unterentwickelten Universitätsangeboten Ausgeschlossenen (vor allem Frauen), die Selbstdarstellung
unfunktionaler universitárer Einrichtungen im Westen (Provinzhochschulen in Frankreich) sowie
schliesslich der symbolische Wettbewerb in Fragen der «kulturellen Ausstrahlung» unter den
westlichen Machten.

Abstract
The international migration of students in Europe, 1890-1940.

The spectacular growth of the amount of foreign students in western universities from the end of the
nineteenth century to the 1930s was the result of a series of highly divergent dynamics. Contrarily to
the previous historical peregrinations, the new «republic of letters and sciences» fulfilled quite different
functions for its various audiences. Among these functions was the university modernization and the
«intellectual» legitimization of the dominant classes of the new nation-states; the massive transfer of newly
emerging elites from east to west in upwardly mobile groups (jews from the east); the compensation of
educational handicaps for those who were excluded from underdeveloped university markets (especially
women); the self-promotion of peripheral universities in the west (provincial faculties in France); and, finally,
the symbolic competition between western powers for «cultural prestige».
Victor Karady

La migration internationale

d'étudiants en Europe,

1890-1940

régions et pays occidentaux, même si des jeunes gens


issus des pays de l'Est et du Sud dépourvus
d'universités y participaient également3, désormais la plupart
des étudiants migrants viennent de l'Europe orientale
et méridionale, avec une grosse part issue de l'Empire
russe avant 1914.
S'il est trop tôt, en l'état actuel des recherches, pour
tenter un bilan général, quelques chiffres pour les
principaux pays d'accueil nous permettent de faire un constat.
En 1899-1900, 54 % de l'ensemble des étudiants
étrangers dans l'Empire allemand étaient originaires de l'Est
et du Sud (et 25 % de Russie)4, en 1911-1912 cette
proportion passe à 59 % (42 % de Russie)5. En France, la
prépondérance de l'Est et du Sud dans le public
universitaire étranger est encore plus marquée, puisque pour

1 - Ce n'est pas le lieu de donner la liste de ces travaux dont certains


seront cités plus bas. On notera simplement que les recherches sur la
provenance et la composition socio-culturelles des publics
universitaires étrangers sont encore exceptionnelles et que la plupart des
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des enquêtes directes sur les étudiants intéressés et l'accès aux études
prosopographiques désormais nombreuses sur les nationaux en
pérégrination à l'étranger dans certains pays (Hongrie, Pologne,
Roumanie ou Serbie) qui sont publiées dans des éditions souvent par trop
confidentielles.
2 - C/. Rudolf Stichweh, «Universitàtsmitglieder als Frem.de in spât-
mittelalterlichen und fruhmodernen europâischen Gesellschaften »,
in Marie Theres Fôgen (sous la dir. de), Fremde der Gesellschajt, Histo-
rische und sozialwissenschajlliche Untersuchungen zur Dijjerenzierung
von Normalitàt und Fremdheit, Francfort/Main, Vittorio Klostermann,
1991, p. 169-191, surtout p. 175 sq.
3 - On sait que l'invention du système universitaire se rattache à la
chrétienté latine, plus exactement à trois de ses centres régionaux de
civilisation que furent l'Angleterre, la France et l'Italie, les premières
universités émergeant à peu près à la même époque — fin du XIIe,
début du хше siècle — à Bologne, à Paris ainsi qu'à Oxford et
Cambridge. Les universités les plus à l'est de l'Europe, les seules à la
vérité à subsister jusqu'à l'époque moderne dans la région, naissent
dans la seconde partie du xive siècle à Cracovie, à Prague et à Vienne.
4 - Calcul fait d'après Preussische Statistik, 167, p. 48. Les pays du
Sud comprennent l'Empire ottoman, la Grèce et les pays balkaniques,
à l'exclusion des autres pays méditerranéens. Les pays de l'Est
renferment seulement la partie hongroise de l'Autriche-Hongrie.
5 - Calculé d'après Preussische Statistik, 236, p. 9. Mêmes remarques
que pour la note précédente.

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Victor Karady

les mêmes périodes les proportions atteignent nales, marquée, pour l'essentiel, par la liberté de
respectivement 60 % (20 % de Russie) et 74 % (49 % de circulation entre pays et par l'accessibilité, en principe
Russie)6. La configuration nationale par pays d'origine sans obstacle, des universités de l'Ouest pour tout
évolue radicalement dans l'entre-deux-guerres, public solvable11. Cette conjoncture du tournant du
principalement par suite de la fermeture des frontières de la siècle a été momentanément bouleversée, puis en
Russie soviétisée et de la naissance d'États indépendants sur
les territoires des Empires russe et habsbourgeois, mais partie transformée, durant la Grande Guerre et dans la
la majorité des étudiants étrangers proviennent toujours période qui l'a suivie. L'évolution d'après guerre n'a
des mêmes régions, alors même que cessent d'être toutefois fait que modifier ou parfois accentuer les
représentés ceux qui sont originaires de Russie à proprement données qui marquent, dans leur état initial, les
parler. Ainsi, les proportions de ces étudiants sont en mouvements de migration de masse des étudiants en
1928 toujours de 54 % en Allemagne7 et de 58 % en Occident, surtout en raison de la fermeture des
France8. frontières de la Russie soviétique. Ce sont l'avènement du
nazisme et la montée des fascismes à l'Est et au Sud
La diversité caractérise aussi, évidemment, la du continent qui ont introduit une rupture dans cette
formation scolaire antérieure des migrants (soumise à des évolution, jusque-là uniforme, et qui ont affecté les
régimes locaux d'enseignement secondaire qui se rapports culturels entre pays européens, dont font
développent désormais en Europe selon des modèles partie intégrante les échanges d'étudiants.
diversifiés), leurs capacités linguistiques (à dominante Ces échanges doivent tout d'abord être décrits comme
tantôt germanique, tantôt française), leurs foncièrement inégaux, en tant qu'ils mettent en relation
antécédents socioculturels (avec une surreprésentation des systèmes nationaux de formation des élites, dotés
notable des Juifs), leur appartenance de classe (plus d'atouts très différents et à la limite incomparables. Ils
ou moins bourgeoise, citadine, souvent même mettent donc en jeu presque toujours une forme de
aristocratique, alors que les migrants de l'époque circulation d'hommes à la recherche de biens
prémoderne étaient très souvent des pauperes), ou encore les culturels entre des pôles de nantis et des pôles de
motifs de leur émigration à l'Ouest (émigration déshérités ou de laissés-pour-compte, encore que ces rapports
politique ou économique, tourisme culturel, de force déséquilibrés aient un peu évolué pendant
spécialisation professionnelle, acquisition de titres académiques la trentaine d'années observées. Les échanges se
de «légitimation», bourses pour l'étranger de feront en tout cas très majoritairement vers l'Ouest,
fonctionnaires stagiaires, bourses octroyées par des les quatre pays francophones et germanophones
puissances occidentales aux membres des élites d'États- d'Europe recueillant l'essentiel des nouvelles pérégri-
clients, études d'agrément pour jeunes filles de bonne
famille, activités politiques interdites, fermetures
temporaires des universités dans le pays d'origine9). 6 - Calculs faits selon l'Annuaire de la statistique de la France, 1901,
Ainsi, contrairement à l'action d'unification (du p. 70, et ibid., 1910, p. 50. Les pays de l'Est renferment ici toute
moins pour le destin social des intéressés) et l'Autriche-Hongrie (avec peu d'étudiants), dont la partie hongroise
d'uniformisation que pouvaient exercer les universités dans la ne figure pas séparément dans la source.
7 - Cf. Deutsche Hochschulstatistik, Berlin, 1928, p. 13 et 16. Sans les
«république des lettres» de l'Ancien Régime, l'offre étudiants de Dantzig, comptés désormais dans la catégorie des
universitaire de l'Occident postféodal remplit des étrangers.
fonctions diversifiées et variables selon la nature de la 8 - Annuaire statistique de la France, 1928, p. 30.
9 - Cf. Claudie Weill, 1900-1914, Quand la Russie entrait dans
demande qu'exprime sa nouvelle clientèle étrangère. l'Europe: étudiants russes en Allemagne, thèse de doctorat, Paris, p. 8-12.
De la sorte, le sens de la présence étrangère sur les 10 — En raison de leur fonctionnement spécifique en tant
qu'établissements servant tout l'Empire austro-hongrois, on fera abstraction
bancs des mêmes écoles peut, lui aussi, varier du tout dans cet article des universités de Vienne, qui réunissent dès l'abord
au tout d'un étudiant à l'autre, lorsque l'on prend en un public multiethnique, parfois en concurrence directe avec les
compte les itinéraires replacés dans leurs espaces autres universités de langue allemande ou autres.
11 — Cette condition de libre accès, en principe maintenue jusqu'à la
sociaux respectifs avec leurs possibles propres, nazification, ne se vérifie cependant pas partout de la même manière.
auxquels se préparent les différentes fractions de ce Des quotas et d'autres restrictions administratives durcissant les
public. conditions d'inscription d'étrangers «indésirables» (surtout des
Juifs, mais aussi des «suspects politiques») sont introduits dès le
Dans cet article - beaucoup plus programmatique début du xxe siècle dans certaines universités allemandes (dans les
qu'analytique - je tenterai de dresser une typologie écoles polytechniques et les facultés de médecine), sans pour autant
des éléments majeurs des conditions sociales qui affecter tout le réseau universitaire allemand. Sur YAuslanderfrage des
universités allemandes, voir Claudie Weill, «Les étudiants russes en
contribuent à expliquer la venue en masse d'étudiants Allemagne», Cahiers du monde russe et soviétique, avril-juin 1979,
étrangers à Paris comme à Berlin, à Bruxelles comme p. 218 Nicolas Manitakis, « Les migrations estudiantines en Europe,
1890-1930», Migrations et migrants dans une perspective historique.
;

à Zurich et Lausanne10. La typologie proposée porte Permanences et innovations, Bruxelles, Peter Lang, 2000, p. 243-270,
sur une conjoncture précise des relations surtout p. 250-253.

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La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940

nations, si on met à part Vienne et, dans une bien qu'occupent les institutions universitaires des pays
moindre mesure, quelques villes de l'Empire austro- fondés à favoriser l'apprentissage ou l'exercice de ces
hongrois (Prague, Budapest, Cracovie et Lemberg), « langues de civilisation » dominantes a également
pôles d'attraction importants mais pratiquement sous-tendu les « échanges inégaux » dont on rappellera
restreints aux publics intérieurs de Г Autriche-Hongrie. ici les logiques de production historique multiples.
En réalité, il y a peu d'exceptions à cette règle de la
prédominance des flux Est-Ouest12. Les écarts dans l'offre universitaire
Cette inégalité repose certes, avant tout, sur des
institutions universitaires mais aussi sur un ensemble II s'agit de la cause efficiente la plus élémentaire et
d'équipements culturels très inégalement nombreux et aussi la plus générale des nouvelles migrations
développés selon les pays. La prédominance de estudiantines qui partent des pays et régions sous-équipés
l'Occident en ce domaine se manifeste effectivement dans le vers les pays et régions les mieux équipés en matière
niveau de la recherche scientifique ou de l'érudition d'offre d'enseignement supérieur. Quelques
dans les États concernés, c'est-à-dire dans le capital illustrations chiffrées suffisent pour indiquer l'ampleur des
intellectuel collectif mis en œuvre dans les différents écarts entre les nantis et les pauvres sur ce marché.
secteurs de l'enseignement supérieur et les institutions Certes, des différences en nombre d'établissements ne
qui s'y rattachent (académies, laboratoires, donnent qu'une mesure très approximative des écarts
bibliothèques, etc.), qui s'exprime dans les indices objectifs différentiels qui affectent réellement le marché,
d'efficacité pédagogique ou de performance des surtout pour ce qui est des équipements et des
personnels et des appareils de production, d'invention et prestations erudites, d'autant plus que des variations très
de diffusion des savoirs. Mais il y a plus. significatives subsistent aussi entre pays occidentaux,
On ne soulignera pas assez le poids des vertus pour des raisons historiques parfois singulières
intellectuelles qu'on ne fait qu'imputer aux institutions (importantes fonctions régionalistes des universités,
universitaires occidentales et qui contribuent, parfois à comme en Suisse, maintien du vieux maillage
elles seules, à la formation d'une sorte de capital universitaire moyenâgeux, devenu pour partie non
symbolique autonome détenu en Occident et exprimé en fonctionnel, comme en Italie13). Mais les écarts entre pays de
termes de «rayonnement», d'autorité ou de prestige, l'Est et de l'Ouest sont d'un autre ordre. Face aux
alors qu'il repose, plus souvent qu'on ne croit, sur la 22 universités en Allemagne, 15 en France, 7 en
simple ancienneté ou antériorité. Pareil capital attribué Suisse, 4 en Belgique à la fin du xixe siècle, l'Empire
apporte parfois des bénéfices par procuration. russe aligne, au terme d'un développement pourtant
Certaines petites facultés provinciales de France et de rapide, seulement 10 universités pour une population
Navarre, qui avaient été créées dans le cadre plus de trois fois supérieure à celle de la France. La
bureaucratique de l'Université napoléonienne et restaient Hongrie n'aura, jusqu'en 1914, que trois
modestes dans la production savante, profitaient, établissements de statut universitaire (dont une école
pour s'attacher une clientèle étrangère vers la fin du polytechnique)14, pour une population seulement de moi-
xixe siècle, de leur participation formelle à un réseau -
ceci en tant qu'unus inter pares, en apparence - dont la
prestigieuse Nouvelle Sorbonně constituait le sommet. 12 - La plus intéressante, qui reste à étudier, concerne la Russie,
Mais la domination occidentale avait un fondement grande émettrice d'étudiants migrants, mais qui recevait aussi
régulièrement, bien qu'en nombre limité, des étudiants originaires d'États-
plus puissant encore dans les Weltsprachen qui leur nations slaves émergeants (Serbes et Bulgares surtout), sans parler des
servaient d'organes de transmission - le français ou migrations internes d'étudiants issus de ses propres minorités
nationales - dont des Polonais - privées d'universités propres à l'intérieur
l'allemand - et qui représentaient un capital culturel de l'Empire. La Russie a réalisé, surtout après la russification forcée du
d'une importance particulière. L'accès à la modernité réseau scolaire polonais, suite à l'écrasement de l'insurrection de 1863,
passait, pour les élites des États-nations émergents, une sorte de colonisation universitaire interne provoquant des
migrations intérieures mais aussi extérieures à son territoire impérial.
par les langues à vocation universaliste. L'idéologie, 13 - Avec 21 universités plus ou moins complètes et 11 autres
reçue peut-être du Siècle des lumières, selon laquelle établissements d'enseignement supérieur en 1910 le réseau universitaire
la modernité est en partie véhiculée par les « grandes italien est resté - à côté du réseau suisse - le plus dense en Europe.
Cj. Bolletino ujjiciale del Ministro délia istruzione pubhlica, 1912,
langues de civilisation» a sans doute, elle aussi, des p. 2160 et 2186.
fondements divers et ne saurait se comprendre sans 14 - Ces comparaisons renferment une simplification, au sens où
prendre en considération les rapports de forces elles ne prennent en compte que les établissements assurant toute la
gamme des études post-secondaires jusqu'au doctorat et négligent
politiques, économiques et culturels qui s'établissent dans diverses écoles supérieures professionnelles, y compris les écoles
l'Europe du xixe siècle. La montée en puissance de militaires, les grands séminaires, des instituts de formation rabbi-
nique ou les académies juridiques, qui ont pesé peut-être plus
l'Allemagne en compétition avec la France en est lourdement qu'ailleurs en Europe centrale et orientale dans la
l'élément le plus nouveau. En tout cas, la place privilégiée préparation scolaire des nouvelles élites.

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Victor Karady

tié inférieure à celle de la France. S'il existe à l'époque nouvelles universités sont d'abord plus ou moins
deux universités de langue polonaise (Cracovie et rudimentaires, les bibliothèques et laboratoires
Lemberg en Galicie autrichienne) et deux de langue inexistants ou mal équipés, les enseignants peu
roumaine (à Iasi et à Bucarest, fondées dans les formés, etc., toutes ces faiblesses ne permettant pas
années 1860), les autres États nouveaux des Balkans de garantir un niveau élevé de formation, que seul
(telles la Bulgarie ou la Croatie) n'ont chacun, vers l'Occident est réputé offrir. On en trouve l'écho quasi
1900, qu'un seul établissement universitaire rituel dans la littérature contemporaine ou dans les
«national » et l'université serbe de Belgrade n'est créée qu'en recherches portant sur les marchés universitaires des
1905. pays concernés17. Ensuite, bien des spécialisations
Toutefois, ce sous-développement universitaire doit manquent dans cette offre locale, ce qui contraint à
être mis en regard, du moins dans certains pays ou l'expatriation tous ceux qui les recherchent. Enfin,
régions de l'Est européen, avec le développement l'offre universitaire occidentale s'accompagne
précoce, parfois même le surdéveloppement relatif de également de l'accès à un ensemble de biens de
l'enseignement secondaire classique, conduisant aux consommation culturelle ou paraculturelle qui manquent
études supérieures, par suite de la «systématisation» totalement ou largement aux pays au développement
de l'appareil scolaire accomplie par les États. La pièce retardé. On traitera plus loin et de façon plus détaillée
maîtresse de cette réforme fut, on s'en souvient, la cette question.
création de l'« examen de maturité» (Matura, le L'attrait exercé par les grandes puissances
baccalauréat selon le modèle prussien) en Autriche- universitaires de l'époque sur les publics des plus petites
Hongrie (1849), suivie par d'autres pays de la région. relève donc avant tout de la logique du
Là encore les travaux empiriques manquent pour fonctionnement d'un marché international, dont les principales
établir un bilan pour toute la région, mais l'écart entre rigidités, capables de limiter les mouvements des flux
l'expansion et la modernisation rapide des collèges et étudiants, concernent le niveau des compétences
lycées, d'une part, et de l'enseignement supérieur, linguistiques, la solvabilité financière des candidats aux
d'autre part, semble un fait assez général. De plus, il études et leur qualification scolaire.
est patent que dans l'Empire habsbourgeois, le réseau Les bourgeoisies et autres élites des pays de l'Est et du
des écoles secondaires classiques fut beaucoup plus Sud ont fait - au moins depuis l'engagement dans le
dense dans certaines régions économiquement en processus de modernisation et l'abandon du latin (ou
retard - tels la Transylvanie, les autres territoires de la du grec) comme langue des études postprimaires - de
Hongrie ou la région du Tyrol-Voralberg - que dans l'apprentissage des langues étrangères vivantes - du
les parties déjà en voie d'industrialisation15. En 1910, français, puis de l'allemand - une des bases distmc-
il y a 279 élèves du secondaire dans l'Empire pour tives de leur statut social. Dans les écoles de l'Alliance
1 000 jeunes gens de 10-19 ans contre seulement 258 israélite universelle des pays balkaniques et du
en France, alors que la Hongrie n'a que 161 étudiants Proche-Orient l'enseignement se fait principalement
parmi les hommes de 20-24 ans à la même époque en français. Les Juifs ashkénazes de Russie et
contre 268 en France ou 250 en Allemagne16. On d'Autriche-Hongrie parlaient le yiddish, langue composite
produit donc relativement beaucoup de bacheliers proche de l'allemand. Pour d'importantes fractions de
dans certains pays de l'Est, tout en leur offrant peu de la bourgeoisie citadine, voire de la noblesse de tous
places dans des universités.
Pourtant, la ruée vers l'Occident d'étudiants de l'Est
et du Sud n'est due que dans quelques cas particuliers 15 - Cj. le tableau des Gymnasien dans l'Empire dans l'article de
(sur lesquels on reviendra, surtout à propos des Simion Retegan, « Social Attractiveness and Social Selectivity of
logiques de « l'exclusion » et des « affinités Secondary Schooling in Multi-Ethnic Transylvania around 1850-
culturelles ») à l'inaccessibilité des établissements 1870», in Victor Karady et Marius Kulczykowski (sous la dir. de),
L'Enseignement des élites en Europe centrale, Cracovie, université Jagel-
universitaires sur place. Le volume de l'offre «nationale» est lonne, Institut d'histoire, 1999, p. 137-158, surtout p. 139.
en effet le plus souvent suffisamment «élastique», 16 - Calculs faits d'après Brian Mitchell, European Historical
diraient les économistes, pour s'accommoder de Statistics, Londres, Macmillan, 1980, passim.
17 - С/, par exemple Stelian Mandrut, «Die kunstlerische Intellek-
l'accroissement même rapide des nouvelles demandes tualitàt in Rumânien und das deutsche Kulturmilieu. Das Beispiel
de formation supérieure. Dans les pays en Munchens (1808-1935)», Revue roumaine d'histoire, XXXVI, 3-4,
p. 277-297; Ljubinka Trgovcevic, «Serbian Intellectuals in Foreign
développement, l'offre universitaire tend d'ailleurs à suivre, Universities in the 19th Century», in L'Enseignement des élites en
parfois même à anticiper la demande. Europe centrale..., op. cit., p. 159-173; Lucian Nastase, «Le rôle des
La multiplication des pérégrinations doit son études à l'étranger dans la carrière des professeurs d'université
roumains (1878-1944)», ibid., p. 149-158; Ovidiu Bogdan,
caractère massif plutôt à une triple inadaptation des offres «L'université de Bucarest et la France», in Cahiers d'histoire (Lyon), 2, 1992,
«nationales» à la demande. Les appareillages des p. 151-171, surtout p. 162.

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les pays d'Europe centrale et orientale (les élites d'États indépendants survient en l'espace d'un peu
germaniques ou germanisées des pays baltes, la plus d'une décennie, à cheval sur les années 1860
bourgeoisie et l'aristocratie des pays tchèques, les et 1870, close par le Congrès de Berlin en 1878 qui
protestants des villes anciennement polonaises, les Saxons fixe, pour l'essentiel, les frontières politiques en
de Transylvanie et de la Hongrie septentrionale, les Europe jusqu'aux lendemains de la Grande Guerre
Allemands de la Volga ou des « Souabes du Danube » (avec une première brèche mineure, due aux guerres
du Banat hongrois, les citadins juifs ou germaniques balkaniques de 1912 et 1913). Si l'envoi de boursiers
de la Bukovině autrichienne, etc.), l'allemand sert à l'Ouest commence souvent avant même
toujours de langue à la fois maternelle et scolaire. Le l'acquisition de l'indépendance (ou sa reconnaissance par
français et/ou l'allemand sont au cœur des les grandes puissances occidentales), on voit bien
programmes modernisés de l'enseignement secondaire que la politique culturelle expansionniste n'a pu
dans les pays de l'Est et du Sud avec une charge prendre de l'ampleur que plus tard, dans les
horaire élevée. Il n'y a donc souvent aucune barrière années 1880 et 1890, une fois organisés
linguistique entre les universités occidentales et leurs l'administration et le système scolaire des nouveaux États et
publics potentiels étrangers. réalisée l'estimation des besoins en «têtes qualifiées».
Quant aux frais financiers des études, s'ils ne sont pas C'est effectivement dans ces décennies
nécessairement plus élevés en Occident que dans les qu'apparais ent les premières promotions importantes
pays de l'Est et du Sud, ils ont pu représenter, d'étudiants originaires des nouveaux États indépendants
localement, un facteur d'attraction ou d'évitement. Ici, aux de l'Est.
frais habituels, s'ajoute, certes, le coût des La politique des bourses est déjà assez bien implantée
déplacements18, mais les études supérieures s'accomplissent dans certains pays, alors qu'elle est encore à peine
de toute façon toujours dans des capitales étatiques explorée dans d'autres. Elle s'est combinée,
ou régionales ou dans d'autres centres urbains. Il évidemment, aux migrations organisées et financées par les
serait important de disposer de travaux systématiques familles des élites. Toutefois les politiques étatiques
sur les frais comparatifs des études supérieures en de promotion et de nomination sélectives, accordant
Europe pour porter un jugement sur leurs effets parfois des privilèges aux titulaires de diplômes
potentiellement dissuasifs ou promoteurs dans étrangers sur les marchés du travail contrôlés par la
l'orientation des flux d'étudiants. Il se peut que le puissance publique, interviennent également dans les
désintérêt relatif que subissent les universités décisions de départ «spontanées».
britanniques comme cible de pérégrinations en Europe Comme l'explique Lucian Nastase, les diplômes
jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale étrangers ont gardé, en Roumanie jusqu'à l'époque
ait été renforcé par la réputation de cherté des communiste, un pouvoir de promotion largement supérieur à
établissements universitaires d'outre-Manche. celui des titres universitaires nationaux pour les
Ces rigidités mises à part, la demande, due à carrières universitaires: «[...] les universités étrangères
l'inégalité de développement des réseaux universitaires, que avaient longtemps le monopole de la formation des
j'ai analysée ailleurs comme une «demande professeurs roumains dans toutes les disciplines. La filière
structurelle», liée à la structure du marché international des études supérieures dans l'autre Europe, occidentale,
a joué donc après 1860 un premier rôle dans la
des études, pouvait donc s'exprimer sans beaucoup formation des élites universitaires roumaines, et pas seulement
d'obstacles sur une large échelle à l'époque dont il est là. On peut estimer que la grande majorité des ministres,
question. des membres des cabinets ministériels et autres hauts
fonctionnaires est passée par cette filière pour toute la
La modernisation des élites postféodales période 1860-194419. » D'autres témoignages, de
Serbie20 ou d'ailleurs, confirment cette dimension
Toutefois les États nouveaux, voire les empires promotionnelle des études hors des frontières, auxquelles
les élèves étaient souvent préparés très jeunes dans
multiethniques, interviennent eux aussi dans ce processus des lycées spéciaux de langues étrangères, comme en
de modernisation des élites en envoyant les futurs
membres de leurs élites à l'étranger pour y recevoir
une formation de base ou une spécialisation. La
création de bourses d'État destinées à des candidats 18 - Les universités dans la Prusse-Orientale étaient en effet peut-
présélectionnés pour mener des études à l'étranger être davantage à la portée d'un public des régions baltes, polonaises
ou biélorusses de l'Empire des tsars que bien des universités russes.
est le moyen le plus simple de réaliser cet objectif, et Il en allait de même pour beaucoup de Croates, Hongrois ou
elle constitue partout la pièce maîtresse de la Tchèques, pour lesquels Vienne ou Graz étaient simplement plus
proches que leurs propres centres universitaires «nationaux».
politique culturelle des nouveaux États-nations de l'Est 19 - C/. L. Nastase, op. cit., p. 150.
européen. Or la première grande vague de formation 20 - C/. L. Trgovcevic, op. cit., p. 166-167.
Victor Karady

Bulgarie21. Il est vrai que certains pays (la Hongrie dès la cherchant ainsi à intégrer ces déplacements dans le
fin du xixe siècle, la Roumanie dans Г entre-deux- cadre (et selon les besoins estimés) de leurs propres
guerres) introduisent l'obligation de faire valider les systèmes de formation.
diplômes étrangers. Mais cette procédure n'est guère de
nature à diminuer la valeur des titres universitaires non La logique des exclusions
nationaux, puisqu'elle s'accomplit généralement sans
difficultés, moyennant quelques frais supplémentaires.
En Roumanie par exemple, l'octroi d'un doctorat Une troisième filière, très importante, de recrutement
national est taxé à 1 000 lei, celui d'un doctorat étranger à des publics étrangers dans les universités occidentales
2 500 lei. résulte pour partie également des politiques
éducatives des États en voie de modernisation qui
L'orientation vers des carrières d'État des boursiers et favorisent les hommes membres ou futurs membres des
des autres étudiants des nouveaux États-nations dotés élites nationales du secteur public au détriment des
d'une forte espérance d'accession à la fonction femmes et des minorités ethniques. Un tel dispositif
publique de leur pays se manifeste parfois dans le engendre des inégalités de scolarisation parfois
choix même de la branche d'études. Ainsi, les extrêmement conflictuelles, qui interdisent qu'une partie
étudiants des pays balkaniques et méditerranéens, dont de la demande d'études soit satisfaite sur place dans
le système juridique moderne suit le modèle français, les États encore peu modernisés.
s'engagent dans une proportion particulièrement Alors que dans les pays occidentaux, d'abord en
élevée dans des études de droit. Entre 1899 et 1911, en Suisse et en France (depuis les années 1870) puis
effet, la majorité des étudiants de Serbie (entre 52 % dans les pays germaniques (en 1896 en Autriche et
et 77 % selon les années), de Roumanie (de 51 % à entre 1900 et 1909 en Allemagne), les femmes ont
62 %), d'Egypte (de 69 % à 81 %) ainsi qu'une partie accès aux études supérieures et qu'elles disposent
importante des Bulgares, des Grecs et des Turcs d'un tronçon d'enseignement secondaire pour s'y
(autour d'un tiers de leurs groupes respectifs) font des préparer, dans l'Est et le Sud européens cette facilité ne
études de droit en France, contre une minorité, le leur est accordée en général que beaucoup plus tard
plus souvent négligeable, dans les autres groupes et non sans restrictions dans un premier temps. Dans
nationaux d'étudiants étrangers (moins de 10 % de la plupart des régimes présocialistes, les femmes, sauf
ceux de Russie)22. Pour certains groupes nationaux exceptions, ne pourront pas s'inscrire comme
poursuivant leurs études en Allemagne, tels les étudiantes régulières dans les facultés de droit et dans les
Serbes, le choix majoritaire des études de droit et de écoles polytechniques, même après avoir obtenu le
science politique, en vue de carrières dans la haute droit de s'inscrire en lettres ou en médecine. De plus,
administration de leur pays, semble également faute d'une émancipation juridique complète, elles
démontré23. restent le plus souvent exposées à des harcèlements,
Loin d'essayer d'endiguer ce mouvement d'études à stigmatisations et discriminations dans bien des
l'étranger, la plupart des États du Centre et de l'Est universités de l'Est et du Sud où certains des enseignants
européen s'y associeront, après 1919, par ou des étudiants continueront pendant longtemps à
l'établissement de centres d'études nationaux dans certaines contester leur présence sur les bancs des salles de
grandes capitales intellectuelles occidentales. Ces cours. En Russie impériale même, le fait que le nume-
instituts multifonctionnels - dortoirs, bibliothèques, rus clausus antijuif (1887) dans l'enseignement
clubs de rencontres et lieux de sociabilité à la fois - secondaire ne s'applique qu'aux jeunes gens contribue à
compléteront ou remplaceront parfois les avantages multiplier les candidatures des jeunes filles juives à la
matériels dont bénéficient les boursiers d'État. Ainsi, poursuite d'études supérieures, dans un processus
les autorités roumaines créent dans l'entre-deux- plus général de surscolarisation relative des Juifs,
guerres des collèges de ce genre à Paris et à Rome. Le observable très tôt, dès l'époque postféodale, partout
ministre de l'Éducation et des Cultes hongrois fonde dans le monde ashkénaze, mais aussi, peut-être à des
en même temps son réseau d'instituts d'études
expatriés (Collegium Hungaricum), financés et gérés par le
gouvernement, à Vienne, à Berlin et à Rome.
Si la Russie soviétique ferme ses frontières et met plus 21 - C/. le rapport de Rosse Roussef, «Les lycées de langues
ou moins complètement fin aux échanges d'étudiants étrangères et la formation des élites nationales en Bulgarie avant et après
1945 », in L'Enseignement des élites en Europe centrale, op. cit., p. 193-
dans les années 1930, les autres régimes présocialistes 219.
organisent eux-mêmes ces déplacements d'un type 22 - Données calculées d'après les Annuaires statistiques de la France.
23 - À Munich, ces deux filières réunissaient dans la seconde moitié
moderne en même temps qu'ils développent et du xixe siècle pas moins de 65 % des étudiants serbes. C/. L. Trgovce-
modernisent leurs systèmes de formation des élites, vic, op. cit., p. 164.

52
La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940

degrés moindres et plus tardivement, chez les Juifs toujours possibles persécutions policières, une
séfarades du pourtour méditerranéen et des Balkans. répression spécifique, en tant que groupe ethnique
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les collectivement privé de l'égalité des droits civiques et exposé
filles émancipées des classes moyennes cultivées, de à des pogromes et à d'autres formes d'exclusions, de
la bourgeoisie et même de l'aristocratie des pays en stigmatisations et de maltraitances (surtout depuis
voie de développement transfèrent à l'étranger une 1881 et les «lois de mai» de la même année),
partie importante de leur demande d'études et auxquelles s'ajoute, pour les femmes, l'absence
apparaissent en nombre croissant dans les universités d'émancipation juridique. Leur venue en Occident s'inscrit
occidentales. Leurs effectifs sont tels, surtout en Suisse et également dans un mouvement d'émigration
en France, qu'ils dépassent régulièrement ceux des définitive de très grande ampleur, véritable exode touchant
étudiantes autochtones. De 1882 à 1913, pas moins entre le quart et le tiers des Juifs de Russie. De plus,
de 90 % des étudiantes des universités suisses sont leur candidature au statut d'étudiants dans les
des étrangères24. À Paris aussi, en 1905-1906, universités occidentales peut être considérée comme un
quelque 57 % des étudiantes sont des étrangères. débordement à l'étranger de la surscolarisation propre
Cette proportion se maintient à 53 % en 1911-1912. au groupe26.
« Depuis la fin du xixe siècle jusqu'à la Première On ne peut ici que sommairement rappeler le poids
Guerre mondiale à peu près, il y a, en effet, dans les de ces facteurs, qui s'entrecroisent et cumulent leurs
universités françaises plus d'étrangères que effets, dans l'apparition d'une masse d'étudiants juifs
d'autochtones, dont près de deux tiers d'étudiantes originaires dans les universités occidentales depuis les années
de l'Empire russe. Dans toutes les facultés, sans 1880. Pour prendre la mesure, même approximative,
exception, leur nombre s'avère supérieur à celui des de ce flux, on peut risquer une estimation des
Françaises25. » proportions absolues d'étudiants juifs à l'étranger en
Le nombre élevé d'étudiantes originaires de Russie provenance de Russie dans l'ensemble des Juifs d'origine
renvoie, en fait, à la double exclusion que subissent russe en cours d'études au début du xxe siècle.
souvent les jeunes filles, issues de groupes allogènes, L'estimation peut en effet se faire au moyen de
qui poursuivent leurs études en Occident. En tant l'application d'une extrapolation des proportions de Juifs
que femmes, ne leur sont ouverts en Russie (depuis constatées parmi les étudiants « russes » en Allemagne
les années 1870) que les cours supérieurs féminins à l'ensemble des étudiants « russes » des quatre grands
qui comportent des enseignements professionnels pays d'accueil en Europe. Cette extrapolation risque
très inégalement développés selon les branches toutefois de minimiser fortement la mesure,
d'études et de niveau généralement inférieur au puisqu'elle ne prend pas en compte les Juifs originaires de
niveau universitaire. De plus, ces cours ont été l'Empire des tsars qui poursuivent des études dans
fermés pendant les années de réaction politique après d'autres universités d'Europe et surtout aux États-
1883, et n'ont été rouverts que sélectivement, vers la Unis. Sachant qu'en Russie même on enregistre dans
fin du siècle. Mais l'exclusion les frappe aussi en tant les établissements d'enseignement supérieur
que juives, soumises au sort commun des Juifs, ou 1 856 Juifs en 1886 (avant la généralisation du
comme membres d'autres minorités opprimées dans numerus clausus), 1250 en 1902, 4266 en 1907 et seule-
l'Empire et à l'avenir professionnel plus ou moins
bouché. À l'apartheid universitaire s'ajoute pour les
filles des élites polonaises la russification des lycées
polonais. Tous ces mécanismes concourent à refouler 24 - Ibid., loc. cit. Voir aussi Natalia Tichonov, « Les étudiantes russes
dans les universités suisses à la fin du xixe siècle et au début du
une partie croissante des publics féminins de l'Empire XXe siècle: les raisons d'un choix», in VIIIe Congrès des historiennes
vers les établissements d'enseignement supérieur suisses (Genève, 27-28 septembre 1996).
occidentaux. 25 - N. Manitakis, op. cit., p. 261. D'autres comptages indiquent
moins d'étudiantes étrangères en province et davantage à Paris. Des
Ce surcroît relatif de femmes parmi les étudiantes des précisions à ce sujet sont attendues de futures recherches.
pays occidentaux relève donc au fond, lui aussi, d'un 26 - Je me permets de renvoyer à ce propos, outre mes enquêtes
pur effet du marché international des études. Les empiriques sur la surscolarisation des Juifs hongrois, à quelques-uns
de mes articles synthétiques sur ce problème « Social Mobility,
exclus de l'Est se retrouvent en Occident pour Reproduction and Qualitative Schooling Differentials in Old Regime
:

satisfaire leur demande d'études. Hungary», History Department Yearbook 1994-1995, Central European
Le cas des Juifs des deux sexes, qui représentent à University, Budapest, 1996, p. 134-156; «De la métropole
académique à l'université de province. Note sur la place de Vienne dans le
peu près les deux tiers des étudiants issus des pays marché international des études supérieures (1880-1938)», Revue
de l'Est au tournant du xixe siècle et au début du germanique internationale, 1, 1994, p. 221-242. « Das Judentum als
Bildungsmacht in der Moderne. Forschungsansâtze zur relativen
xxe siècle, paraît être sociologiquement beaucoup plus Uberschulung in Mitteleuropa », Ôsterreichische Zeitschrift fur
complexe. Ils subissent, outre le numerus clausus et de Geschichtswissenschaften, 1997, p. 347-361.

53
Victor Karady

ment 3 602 en 191 127. Compte tenu des effectifs Les travaux à venir sur les étudiants juifs en Occident
d'étudiants juifs correspondants en Allemagne, on devraient permettre de mieux interpréter le caractère
peut estimer la part du public universitaire juif de spectaculaire de leur surreprésentation, en prenant en
Russie à l'étranger à 47 % autour de 1900 et à pas compte les implications objectives des stratégies
moins de 74 % en 1911-1912. Ce qui permet de d'émigration qui les animent et les opposent à la
conclure, sous réserve de confirmation ultérieure plupart de leurs condisciples.
grâce à des données plus précises, qu'au tournant du
siècle entre la moitié et les trois quarts de Distances et proximités
l'intel igentsia juive de Russie recevaient leur formation
supérieure en dehors des frontières de l'Empire. II s'agit d'un facteur qui, contrairement aux
On doit encore se souvenir dans ce contexte que les apparences, n'intervient pas seulement dans l'orientation
étudiants juifs de l'époque, dont la présence est des publics étrangers vers tel ou tel État occidental
particulièrement marquée par une stratégie d'émigration mais aussi, plus directement encore, dans les
définitive, n'appartiennent pas, loin de là, décisions de départ.
exclusivement aux milieux ashkénazes (dont beaucoup Cela semble manifeste pour les étudiants qui
viennent également de Roumanie, l'autre pays européen résidaient à proximité des centres d'attraction
qui, à côté de la Russie, réussit à saboter jusqu'en universitaire dont il a déjà été question plus haut. Ces centres
1919 les projets d'émancipation des Juifs, pourtant d'études supérieures, même marginaux dans leurs
maintes fois recommandés et encouragés par les réseaux respectifs mais tirant de leur participation au
puissances occidentales). L'émigration des différents système universitaire d'une « grande puissance » en
groupes déjeunes séfarades vers l'Occident, civilisation la réputation d'être des centres
commencée plus tôt, prend de l'ampleur après la révolution de universitaires « occidentaux», bénéficiaient ainsi d'un prestige
palais des Jeunes Turcs (1909) qui amène propre à attirer régulièrement une clientèle étudiante
l'introduction du service militaire obligatoire pour tous. Dans limitrophe d'au-delà des frontières. Tel était le cas,
l'entre-deux-guerres des dizaines de milliers de Juifs par exemple, à la fin du xixe siècle, des universités
séfarades se sont fixés par exemple à Paris, parmi germaniques de Kônigsberg, en Prusse-Orientale, ou
lesquels beaucoup y ont sans doute fait des études de Vienne ou de Graz, ou même de Czernovitz, en
rieures 28 Bukovme autrichienne32.
Une étude fine des origines socioprofessionnelles et de Toutefois, dès avant la Première Guerre mondiale, les
l'orientation intellectuelle des étudiants juifs serait universités de langue allemande mais aussi de langue
nécessaire pour faire apparaître ce qui les distingue des française recrutent des publics qui acceptent de faire
autres étudiants de même origine, notamment des rares de longs déplacements en vue d'études dans un
«Russes» orthodoxes29 ou catholiques (polonais, environnement culturel et linguistique auquel ils
lituaniens ou ukrainiens uniates). Il y a toutefois une s'identifient ou dont ils participent «de naissance», en
constante qui paraît d'ores et déjà se dégager des rares quelque sorte. On en a déjà évoqué l'importance plus
données détenues pour quelques pays, comme haut. Pour la France, la Suisse ou la Belgique on
l'Allemagne, moins laïcisés que la France, et qui permettent
de croiser la confession et le choix d'une branche
d'études pour certains groupes «nationaux». En 1900
déjà, 25 % des étudiants juifs de Russie étudiaient la
médecine en Allemagne contre 21 % des autres «Russes», 27 - Cf. Ilya Tolstoy, «Jews in Russian Schools», in G. Aronson et
A. Goldenweiser (sous la dir. de), Russian Jews (1860-1917), New-
leur représentation étant aussi particulièrement forte York, Londres, Thomas Yoseloff, 1966, p. 413.
dans les disciplines scientifiques. En 1912, leurs 28 - Cf. Aron Rodrigue, «Der Balkan vom 15. bis zum 20. Jahrhun-
proportions en médecine s'élèvent jusqu'à 70 % contre dert», in Elke-Vera Kotowski, Julius H. Schoeps, Hiltrud Wallenberg
seulement 18 % des autres «Russes»30. En France aussi, (sous la dir. de), Handbuch zur Geschíchte der Juden in Europa,
entre 1895 et 1914, environ deux tiers des étudiants Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001, Band I, p. 296-324,
surtout p. 321.
« russes » (dont vraisemblablement une majorité de Juifs) 29 — En vérité, on n'en trouve qu'exceptionnellement en Allemagne,
se trouvent inscrits dans les facultés de médecine31. On soit 1,6 % en 1900 et 2,2 % en 1911 des étudiants de Russie.
comprend que les Juifs dont l'émigration a un caractère Cf. Preussische Statistik, passim.
définitif marquent leur préférence pour les sciences 30 - Sources des données dans les annuaires de la Preussische
Statistik, passim.
«dures», à validité universelle et susceptibles de ce fait 31 - Sources des données dans les Annuaires statistiques de la France.
d'être «transportées» ou transférées, au titre de bagage 32 - De 1875 à 1918, la capitale de la Bukovině, actuellement en
intellectuel accompagnant leurs détenteurs dans un Ukraine, hébergea l'université de langue allemande située le plus à
parcours d'émigrés, sans parler du fait que la médecine fait l'est en Europe, si l'on met à part l'université allemande à Dorpat
(Tartu, en Estonie sous souveraineté russe) qui sera russifiée à la fin
partie, pour les Juifs de la diaspora, d'un véritable du xixe siècle, avant de devenir la première université nationale en
héritage intellectuel ancestral. Estonie indépendante après 1919.

54
La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940

n'a pas d'indicateurs objectifs permettant d'évaluer pour reprendre une tradition familiale développée
l'importance des effectifs étrangers de culture parfois sur plusieurs générations.
française, alors même qu'il serait possible de procéder à Dans ce contexte, il ne faudrait pas négliger les «
des estimations, par exemple en prenant en compte, affinités négatives », ni en minimiser l'impact sur
d'une part, la place du français dans l'enseignement l'orientation vers les universités étrangères des autochtones
secondaire (mesurable dans différents pays à travers brimés dans leurs aspirations culturelles ou
les fonds constitués de diverses bibliothèques nationales, relégués au statut de minoritaires, en situation
représentatives) et, d'autre part, les effectifs de ces de rupture politique. Ainsi, des membres de certaines
nationaux dans les universités francophones. élites ethniques dans le régime libéral-nationaliste de
Pour les pays germanophones, on dispose déjà de la Hongrie d'avant 1918 ont pu souvent préférer
quelques indices précis. Ainsi, parmi les Hongrois Vienne ou Prague à Budapest pour décrocher un
poursuivant leurs études à Vienne en 1910, la moitié diplôme, qu'il s'agisse de germanophones rejetant
des inscrits à la faculté de médecine se révèlent l'hégémonie magyare (tels les Saxons de Transylvanie)
germanophones, alors qu'ils ne sont que 37 % à la ou d'autres allogènes (comme des nationalistes
faculté des arts et seulement 25 % en droit33. Pour slovaques, des Roumains ou des Serbes de Transylvanie
l'Allemagne, on peut comparer la situation avant et ou de Banat) hostiles à « la couronne millénaire de
après l'avènement du nazisme. En 1928, la part des saint Etienne». Ces affinités négatives ont dû
germanophones (déclarant être de langue maternelle renvoyer vers les universités françaises bien des Juifs
allemande) dans l'ensemble du public étudiant de l'Empire ottoman - francisés grâce aux écoles de
étranger s'établit à 53 % dans les universités et à 49 % l'Alliance israélite -, surtout dans les États qui lui ont
dans les autres établissements d'enseignement succédé (c'est le cas des Juifs de Salonique, après le
supérieur. Pour 1934, ces chiffres passent respectivement passage de celle-ci sous souveraineté grecque). La
à 62 % et 35 % 34. Étant donné qu'au moins les deux préférence des Allemands de la Baltique pour les
tiers des étudiants étrangers se trouvaient dans les études en Allemagne est en revanche l'effet d'affinités
universités à proprement parler, force est de constater culturelles positives autant que d'affinités négatives à
que la majorité des publics universitaires étrangers l'égard de l'empire des tsars.
était composée de germanophones sous la république
de Weimar et que le retrait d'une partie importante Les fonctions symboliques
d'entre eux après la prise du pouvoir par Hitler n'a du séjour en Occident
fait qu'accroître cette disproportion.
L'affinité linguistique a dû jouer un rôle puissant dans Des recherches détaillées manquent encore sur les
la venue des étudiants étrangers, mais elle n'était pas, différentes variantes, suivant les conjonctures historiques,
à coup sûr, le seul type d'affinité, plus ou moins du modèle de déroulement des séjours des étudiants
élective, susceptible de remplir la même fonction. Qu'il étrangers en Occident. Deux types évidents se
suffise d'évoquer ici, sans entrer dans la discussion dégagent des descriptions disponibles la venue d'étrangers
:

des données quantifiées qui existent à ce sujet, les qui visent à obtenir un diplôme leur permettant de
orientations et choix politiques des élites des pays s'établir (dans leur pays d'origine ou dans le pays où ils
devenus clients de l'une ou de l'autre des grandes effectuent leurs études) ou encore au service d'une
puissances militaires de l'Occident, qui se traduisent stratégie d'émigration définitive dans un autre pays
également dans les choix préférentiels des étudiants, occidental; le séjour de perfectionnement, couronné
ne serait-ce que par le biais de l'octroi des bourses ou ou non d'un titre universitaire (comme un doctorat ou
de l'envoi des boursiers. Un champ de recherche un diplôme de spécialisation postgraduel). Il semble
intéressant consisterait à explorer les considérations bien, toutefois, que les étudiants allogènes venaient
politiques qui interviennent dans les options souvent pour de courts séjours d'un ou plusieurs
conjoncturelles d'ordre culturel, les deux ne prenant pas semestres, sans même chercher à obtenir un diplôme.
nécessairement la même orientation.
Un exemple particulier de l'effet des affinités «
culturelles», difficile à déceler statistiquement, est fourni
par le cas des « réémigrés » , des fils d'émigrés ou des 33 - Résultats d'enquête sur les feuilles d'inscription. C/. mon étude
« Funktionswandel der ôsterreichischen Hochschulen in der Ausbil-
:

descendants d'universitaires qui reviennent dans dung der ungarischen Fachintelligenz vor und nach dem Ersten
Y aima mater de leurs ascendants pour faire des Weltkrieg», in Victor Karady et Wolfgang Mitter (sous la dir. de), Bil-
études. Au xixe siècle, en effet, nombre d'étudiants dungswésen und Soziàlstruktur in Mitteleuropa im 19. und 20. Jahrhun-
dert, Vienne, Bôhlau, 1990, p. 177-207, surtout p. 188.
des pays de l'Est et du Sud mais aussi des Américains 34 - Calculs faits d'après Deutsche Hochschulstatistik, Berlin, 1928 et
s'inscrivent dans certaines universités germaniques 1934, passim.

55
Victor Karady

Cela pouvait s'intégrer dans une stratégie d'études tion par rapport au « peuple » - au même titre que le
itinérantes, particulièrement prisées dans le monde maniement même rudimentaire des langues des
germanophone où, contrairement à la France, chaque «grandes civilisations» (à savoir occidentales). Ils
semestre de présence dans une faculté pouvait être contribuent aussi à enrichir les relations sociales à
séparément validé par les autorités universitaires, l'intérieur de ces élites, à offrir prise à l'interrecon-
l'étudiant passant d'une université à l'autre pour réunir naissance de leurs membres, à fournir à ceux-ci des
éventuellement le nombre nécessaire de semestres éléments justificateurs d'un pouvoir fondé sur leur
validés lui permettant de se présenter à des examens35. compétence (imaginée ou réelle) en matière de
Mais il arrive souvent que les étudiants étrangers modernité.
viennent en Occident pour des «présences symboliques» Il ne faut pas oublier dans ce contexte l'importance de
de courte durée. L'occasion en est parfois offerte par l'offre paraculturelle de l'Occident, dont les visiteurs
des cours de vacances, de plus en plus régulièrement de l'autre Europe sont portés à accentuer la valeur,
organisés et spécialement destinés aux étrangers depuis précisément en tant que mode d'accès à la modernité.
la fin du xixe siècle. C'est aussi ce qu'offrent les cycles Ces séjours de courte ou de longue durée dans une
d'études semestriels ou annuels de «civilisation», capitale occidentale procurent en effet l'expérience de
réunissant également des publics allogènes. Mais l'on la vie métropolitaine qui n'existe pas au même titre
peut également se faire inscrire, même en France dans l'Est et dans le Sud européens. Le profit des
(depuis le début du xxe siècle), au titre d'« auditeur déplacements d'universitaires se double de l'apport
libre » , et même se faire délivrer un « certificat d'un tourisme culturel de convenance en usage dans
d'inscription » ou « certificat d'assiduité » pour faire valider la bourgeoisie cultivée des États-nations émergents -
sans examens un bref séjour d'études. Or quelques on va à Paris en voyage de noces autant qu'à Venise
données précises pour l'entre-deux-guerres prouvent ou à Rome - pour compléter ce précieux capital
que, à cette époque, la grande majorité des étudiants culturel symbolique des élites concernées. En dehors
étrangers originaires d'autres pays occidentaux, mais des salles de cours - où l'on se rend pour écouter les
également près de la moitié de ceux issus de l'Est « grands professeurs » (tels Bergson ou Durkheim
européen n'étaient pas inscrits en vue d'examens dans les avant 1914) -, l'architecture, les musées, les théâtres,
facultés des lettres françaises. Pour 1934-1935 c'est le les salles de concert, les galeries d'art, les monuments
cas d'environ 46 % de ces derniers36. historiques ou - plus tard - les cinémas parisiens
La logique de ces séjours souvent rapides ne saurait suscitent dans ce cadre autant de curiosité et
être comprise sans référence aux fonctions d'engouement que les cafés, les restaurants ou - pour certains -
symboliques du passage par l'Occident dans l'imaginaire et les salons et les bordels. Si Paris garde pendant
dans la carrière des jeunes élites des pays en quête de longtemps le statut un peu mythifié de « capitale culturelle
modernité. Les Wanderjahre déjà en usage dans de l'Europe » - « cité magique » beaucoup plus que
l'aristocratie et dans la bourgeoisie cultivée du xvnf siècle, Berlin ou Londres -, c'est sans doute par sa
voire avant, se muent en un genre nouveau dans les concentration unique à la fois de l'offre universitaire et
élites des pays périphériques au xixe et au xxe siècle. académique. Il doit en aller de même pour les produits
C'est désormais une sorte de voyage initiatique dans de consommation culturelle. On ne trouve nulle part
la modernité occidentale que s'impose l'intelligentsia ailleurs dans un pays européen, sauf peut-être dans la
émergente. On peut l'assimiler à l'adoubement petite Autriche danubienne et alpine d'après 1919, un
nobiliaire de jadis, même s'il n'est pas couronné de titres tel cumul en investissements d'ordre culturel et para-
universitaires. Il s'agit d'accumuler des références à culturel dans une capitale. Cet attrait secondaire des
l'expérience intellectuelle, culturelle ou paraculturelle lieux ne peut manquer de conjuguer ses effets avec
de l'Occident développé, que ce soit sous forme de celui de l'offre universitaire pour entretenir de
diplômes, de souvenirs, de rencontres ou de relations puissants courants migratoires d'étudiants et de jeunes
de salon. Le passage à la Sorbonně, l'assistance à des intellectuels.
cours du Collège de France ou de l'université Hum-
boldt à Berlin, le partage de la sociabilité estudiantine
des cafés du Quartier latin ou des Kneipen de
Heidelberg ou de Gôttingen vont nourrir au xixe siècle
35 - C/. L. Trgovcevic, op. cit., p. 162.
comme au xxe, avant les années de plomb des régimes 36 — C/. N. Manitakis, «Étudiants étrangers, universités françaises et
totalitaires, les souvenirs des intellectuels de l'Est et marché de l'emploi du travail intellectuel (fin xixe-années 1930)
certifier sans gratifier, des titres universitaires pour l'exportation», in
:

du Sud. Ceux-ci remplissent, en plus, une puissante


Éric Richard et Gérard Noiriel, Construction des nationalités et
fonction de légitimation du statut d'homme cultivé, immigration dans la France contemporaine, Paris, Presses de l'École normale
membre de l'élite — avec un fort coefficient de supérieure, 1997, p. 123-154, surtout p. 139-140.

56
La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940

La logique interne de la croissance deux-guerres que comme simples auditeurs libres,


universitaire en Occident et ailleurs alors que, à l'inverse, la majorité des Européens de
l'Est ou des pays balkaniques se présentent à des
Si les retards dans le développement et la examens (données pour 1934-1935)40. De plus, on a des
modernisation des équipements universitaires sont, dans un indications précises, pour la période qui précède la
certain nombre de pays, à l'origine de l'émigration en Première Guerre mondiale, sur le choix des études
Occident de nombreux étudiants, ils jouent aussi un par nationalités en France qui montrent que les
rôle analogue pour les pays occidentaux. étudiants occidentaux tendent à se concentrer dans les
La simple croissance des effectifs d'étudiants dans les facultés de lettres (en 1913 par exemple, c'est le cas
pays les plus avancés en matière de modernité accroît de 61 % des étudiants anglais, suisses, suédois,
la mobilité étudiante entre les différents pays ; on en norvégiens, allemands, austro-hongrois, italiens, et
mesure les effets dans la multiplication, en France, en américains, contre seulement 21 % des Grecs, Bulgares,
Suisse, en Belgique ou - pour ce qui est des visiteurs Serbes, Roumains, Turcs, Russes et Égyptiens pris
occidentaux - en Allemagne, des effectifs d'étrangers ensemble41), les étudiants des pays de l'Est et du Sud
en provenance des pays voisins. Ainsi, dans Г optant plutôt pour la médecine, le droit ou les
entredeux-guerres, bien que les États de l'Est et du Sud sciences.
soient toujours globalement en tête des pays qui On peut ainsi décrire deux formes opposées de
exportent leurs étudiants (bien qu'ils ne soient pas stratégies de séjour à l'étranger, celle des étudiants
tout à fait les mêmes qu'avant 1918, en raison des originaires de l'Est ou du Sud qui tendent, soit dans le
bouleversements géopolitiques européens consécutifs cadre d'une stratégie d'émigration, soit dans le cadre
à la Grande Guerre), certains pays de l'Ouest tendent d'une carrière poursuivie dans leur pays, à s'engager
à s'aligner sur eux en matière de migrations dans des études professionnelles pour décrocher un
étudiantes. En France, dans l'année où se déclenche la titre universitaire occidental, celle du public
grande crise de l'économie mondiale (1929), c'est oc idental dont le séjour à l'étranger, nullement négligeable
l'Allemagne qui envoie le plus d'étudiants (1015) par ses effectifs, vise manifestement avant tout des
après la Pologne (2 289) et la Roumanie (2 255), études littéraires ou culturelles et répond plutôt à un
suivies par la Bulgarie (1004), l'Angleterre (730) et les souci de formation complémentaire de courte durée,
États-Unis (605) qui distancent encore nettement les le plus souvent non sanctionnée par un diplôme. La
autres pays37. Pour l'Allemagne on ne dispose de majorité de ces étudiants devait fréquenter des cours
chiffres comparables — bien moins élevés — que pour de civilisation française ou allemande d'été ou
1928, mais la répartition des étudiants étrangers semestriels en vue de perfectionner des compétences
selon les nationalités y paraît très semblable. linguistiques, qu'ils pouvaient rechercher pour des
Polonais, Roumains et Bulgares viennent en tête ici aussi, raisons purement symboliques sans souci de les
mais ils sont suivis des Suédois, des Suisses et des rentabiliser professionnellement (séjours linguistiques à
Autrichiens et parmi les quinze nationalités les plus l'étranger pour les enfants des familles de l'élite), ou à
représentées on trouve aussi les Norvégiens, les des fins professionnelles (préparation à des examens
Britanniques et les Américains38. On ne peut donc pas de spécialité en langues vivantes).
négliger l'importance des migrations entre les pays C'est précisément le besoin de ces spécialistes, formés
occidentaux les plus développés. par la fréquentation des universités étrangères -
Le caractère global de ces données n'interdit pas une professeurs du secondaire et du supérieur, professeurs de
analyse des usages différents qui sont faits des études langues vivantes privés, mais aussi traducteurs,
à l'étranger. Pour l'Allemagne, par exemple, on voit éditeurs, journalistes observateurs de l'étranger et
clairement que les jeunes gens des pays de l'Est sont littérateurs en tous genres voués à la médiation inter-
souvent aussi nombreux dans les établissements de culturelle -, que va stimuler la croissance et la
l'enseignement supérieur technique que dans les modernisation universitaires des pays occidentaux de
universités classiques. Les Bulgares, les Roumains, les façon continue, sinon d'égale manière selon les pays.
Russes, les Tchèques, les Estoniens, les Turcs ou les Dans les pays du Nord et du Centre européens, à
Finlandais y sont même beaucoup plus nombreux,
alors que moins d'un dixième des Suédois ou des
Américains et moins d'un quart des Britanniques, des 37 - Cf. Annuaire statistique de la France, 1929, p. 31.
Danois, des Suisses ou des Norvégiens poursuivent 38 - Deutsche Hochschulstatistik, Berlin, 1928, passim.
des études technologiques39. En France, on .sait que 39 - Ibid.
40 - Cf. N. Manitakis, «Étudiants étrangers, universités françaises.
la grande majorité des étudiants britanniques, op. cit., p. 140.
américains, allemands, etc., n'étaient inscrits dans l'entre - 41 - Cf. Annuaire statistique de la France, 1913, p. 33.

57
Victor Karady

commencer par l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique La compétition culturelle


flamande, la Suisse germanophone ou l'Autriche, et, entre pays développés
dans une moindre mesure, dans d'autres pays
occidentaux (à l'exception notable de la France et peut- Enfin, les États d'accueil eux-mêmes - qu'il s'agisse
être aussi des autres pays francophones ou de des pouvoirs publics, des autorités universitaires ou
l'Angleterre), les lettres étrangères représentent des branches des étudiants autochtones - ne restent pas passifs face
d'études privilégiées dans la formation des élites, à l'afflux d'allogènes dans leurs universités. On peut
parfois même aux dépens des lettres nationales. Une distinguer deux types de réactions une politique

:
enquête plus directe et plus détaillée sur les types d'offre visant à favoriser la venue des étrangers ; une
d'études menées à l'étranger permettrait sans doute politique de restrictions ou d'attraction et
d'analyser, en comparant les effectifs de littéraires, d'orientation sélectives et préférentielles à l'égard de la
l'importance différente accordée aux langues vivantes demande universitaire étrangère. La première est
dans les différentes élites nationales occidentales. assez typiquement propre à la France, du moins
On pourrait par exemple mieux cerner les raisons du jusqu'aux années 1930, la seconde marque davantage
grave déséquilibre qui marque de façon constante (du l'attitude allemande. Mais en ce domaine aussi les
xixe siècle probablement jusqu'à nos jours) les recherches manquent pour permettre de comprendre
échanges universitaires franco-allemands. Il y a les logiques à l'œuvre dans l'élaboration de politiques
toujours eu très peu de Français dans les universités universitaires parfois opposées, parfois parallèles. À
allemandes, alors que les Allemands se bousculaient le titre d'hypothèse de travail, on peut avancer que les
plus souvent dans les facultés des lettres françaises. comportements d'accueil en France doivent leur
En 1911-1912 par exemple, époque où l'on parlait prédominance, avant la crise de l'entre-deux-guerres, aux
encore de la « crise allemande de la pensée faiblesses relatives d'un système universitaire
française», il n'y a que 28 Français au total qui récemment modernisé et toujours en quête de
poursuivent des études en Allemagne (dont 21 dans une modernisation (marqué notamment par un manque permanent
faculté philosophique)42, alors que 354 sujets de de publics à recrutement local), au besoin de
l'Empire allemand étudient en France (dont 289 dans compenser symboliquement la grande défaite de 1870 par
une faculté de lettres)43. Ce déséquilibre n'a fait que le «rayonnement culturel», aux propriétés d'une
s'aggraver dans l'entre-deux-guerres. En 1928, pas société d'immigration en perte de vitesse
moins de 645 Allemands étudient en France44 contre démographique, qui organise l'assimilation de ses allogènes
un effectif de Français en Allemagne si réduit que la par la scolarisation (même supérieure), à l'importance
statistique les a regroupés avec les Italiens, également attribuée à la gestion d'un patrimoine culturel - la
rares outre-Rhin45. Il faut faire intervenir sans doute francophonie - susceptible encore, au tournant du
dans ces différences les modèles opposés de dernier siècle, d'être regardé comme hégémonique
déroulement des études. Les migrations entre universités en Europe (sinon dans le monde), enfin, peut-être,
font partie de la norme académique dans le monde au fait que la France n'ayant pas, comme l'Allemagne,
germanique (Г Autriche-Hongrie comprise), alors de colonies de peuplement européennes qui lui
qu'en France, en règle générale, on ne change pas seraient culturellement et linguistiquement
d'université avant d'avoir obtenu un diplôme, quitte rattachées, n'a pas de repères en termes de parentés
à monter, éventuellement, à Paris pour préparer son historiques ou d'affinités culturelles pour établir une
doctorat. hiérarchie simple entre étrangers plus ou moins
Toujours est-il qu'en dépit de ces déséquilibres, la désirables.
modernisation universitaire contribue, dès le xixe siècle, La concurrence entre États fait que chacun d'entre
au développement d'une demande d'études à eux s'efforce de capter et de fidéliser des clientèles
l'étranger, en particulier dans les disciplines littéraires des universitaires étrangères dans le cadre d'une sorte de
universités des pays intellectuellement dominants qui compétition dont les visées varient selon la place du
en détiennent le privilège sinon le monopole, du fait pays dans les relations internationales des puissances
de la réputation d'universalité dont jouit leur et qui s'exacerbe après la Grande Guerre. Je m'en
civilisation. Ces migrations affectent sans doute aussi - et au tiens ici à l'évocation du cas français.
même titre - des publics des pays sous-développés,
mais ce facteur pèse pour eux d'un poids bien
moindre que pour les pays développés dans
l'économie spécifique des échanges universitaires. Ces 42 - Cf. Preussische Statistik, 236, p. 53 et 58.
43 - Cf. Annuaire statistique de la France, 1913, p. 33.
différences et variations devraient être précisées dans des 44 - Cf. Annuaire statistique de la France, 1928, p. 30.
recherches futures. 45 - Cf. Deutsche Hochschulstatistik, 1928, loc. cit.

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La migration internationale d'étudiants en Europe, 1890-1940

L'Alliance française, créée en 1880 sur une base nomiquement parlant, un marché dominé par l'offre
associative, lance ses cours de langue et de civilisation à sans égard à la demande, sauf à Paris, où la part du
partir de 1894. En 1910 se crée l'Office national des marché universitaire atteint ou dépasse (selon les
universités et écoles françaises (financé par le branches d'études) la moitié de celui de l'ensemble du
ministère des Affaires étrangères) et, en 1920, le Service pays. De la sorte, nombre de petites facultés de lettres
des œuvres françaises à l'étranger, organisé par le et de sciences manquaient de fonctions véritables (et
même ministère à destination surtout des étudiants surtout d'un public fourni), en dehors de la collation
des pays baltes. La Cité universitaire de Paris, des grades de bachelier, leur attribut statutaire. Dans
recueillant des fonds dans divers pays, se construit cette situation, la chance de recruter une nouvelle
également à partir de 1925. Dotée de quatre clientèle - même étrangère - a représenté pour
fondations françaises et treize étrangères, elle hébergera dès certaines d'entre elles un gage de renouveau, voire la
avant la Seconde Guerre mondiale quelque 2 850 condition même de leur survie. Les diplômes
étudiants dont près d'un tiers d'étrangers46. L'effort universitaires qui leur permettent une nouvelle croissance
étatique sera complété par le dispositif législatif qui sont de deux formes les cours de langue et de

:
d'abord crée les universités (1896) avec la réunion civilisation françaises, exclusivement réservés aux
administrative des facultés napoléoniennes dans une étrangers ; les enseignements des instituts universitaires de
même ville (qui, auparavant, restaient soumises, technologie près des facultés des sciences, ouverts à
chacune, à l'autorité de leurs recteurs d'académie) puis tous, mais privilégiant parfois explicitement une
les dote d'une certaine autonomie de gestion, en demande étrangère.
particulier du pouvoir de proposer des « diplômes Les cours de langue bénéficient d'une forme
universitaires» propres (1897). N'étant pas reconnus par d'anoblissement institutionnel avec la création des
l'État comme valables sur les marchés intellectuels établissements intégrés aux facultés des lettres comme
français contrôlés ou réglementés par les pouvoirs l'Institut d'études françaises modernes (à Strasbourg), ou
publics, ils sont destinés à un usage soit à l'étranger, l'Institut normal d'études françaises (à Toulouse) ou
soit sur les marchés économiques libres. La encore avec la création de titres spécifiques, comme à
dichotomie diplômes « universitaires »/diplômes « Grenoble d'abord, dès 1897, le certificat d'études
nationaux», si elle s'inspire d'une intention françaises ou, comme à Besançon, le diplôme d'études
ségrégationniste visant à interdire à la plupart des diplômés françaises. De plus, depuis le début du xxe siècle une
« universitaires » de concurrencer les nationaux en série d'« instituts culturels français » sont également
France, offre en revanche aussi des facilités réelles fondés en Europe dans les capitales et centres
(par un système généreux d'équivalences et de intellectuels des « puissances culturelles amies » (puis
dispenses d'études) aux étudiants étrangers de passage, même en dehors de l'Europe), sous le parrainage
notamment à ceux qui se destinent à une carrière d'universités provinciales qui y délèguent une partie
chez eux ou dans un autre pays d'émigration. Enfin, de leur action de promotion des études de civilisation
ce dispositif se complète dès avant la Grande Guerre, française. Il en existera dans l'entre-deux-guerres à
mais surtout après, par l'octroi de bourses étatiques à Rome, à Naples et à Florence, autant qu'à Madrid et à
des étudiants des pays appartenant à la clientèle Barcelone ou à Londres, à Prague et à Sofia47. Par ce
politique de la France. biais, les facultés se remplissent d'étudiants payants,
Mais les universités elles-mêmes s'activent également se lient une clientèle internationale, se spécialisent
en France, peut-être davantage qu'à l'étranger, pour dans des créneaux porteurs du marché universitaire
attirer une clientèle étrangère. Des comités de et parviennent à l'autofinancement de projets de
patronage des étudiants étrangers s'y multiplient à partir développement.
de 1891. Pour comprendre le sens de leur action, il Les instituts de technologie ont représenté parfois,
faut se rappeler le caractère plutôt dysfonctionnel - pour les facultés des sciences, le même type de
et, en partie, non fonctionnel - du réseau ressources que les cours de civilisation pour les facultés
universitaire napoléonien, hérité par les réformateurs de la des lettres. Ces études technologiques, commerciales
IIIe République. Contrairement à la fondation ou industrielles, en vue de la formation de
d'universités à l'étranger, où chaque établissement s'est techniciens supérieurs, d'experts ou d'ingénieurs de
construit et développé grâce à des initiatives et des production, n'étaient certes pas exclusivement destinées
ressources locales, les facultés napoléoniennes ont dû
leur création à un projet bureaucratique étatique
prévoyant un groupe de facultés dans chacune des 46 — C/. N. Manitakis, «Les migrations estudiantines en Europe... »,
op. cit., p. 247.
16 académies de l'Hexagone, tout à fait 47 - Cf. N. Manitakis, «Étudiants étrangers, universités françaises... »,
indépendamment de la demande régionale d'études. C'était, op. cit., p. 141.

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Victor Karady

aux étrangers, mais elles n'auraient jamais connu la ché de l'offre - elles peuvent devenir de véritables
même fortune, et n'auraient jamais apporté tant de agences actives sur un marché désormais
prospérité aux facultés qui les hébergeaient, sans essentiel ement régi par la demande. La promotion des filières
les publics allogènes. Dans l'entre-deux-guerres, pour étrangers équivaut en même temps à l'autopro-
quelques-uns de ces instituts fonctionnent déjà motion des petites universités. Abstraction faite des
largement grâce à la demande étrangère. En 1936-1937, facteurs géopolitiques de l'après-guerre, de la
alors que la clientèle venue du dehors des frontières, recrudescence des crises financières et politiques en
très nombreuse avant la crise économique, commence Allemagne, puis de l'avènement du nazisme, c'est sans
à se raréfier dans les universités françaises, à l'Institut doute à cette économie du développement
chimique de Strasbourg les étrangers sont au nombre universitaire que la France doit sa suprématie dans
de 45, alors que les Français ne dépassent pas la l'économie des échanges internationaux d'étudiants, dans
dizaine. Dans les instituts techniques de l'université l'entre-deux-guerres, où elle apparaît comme la
de Caen on ne trouve que des étrangers 4 Français nation de l'Europe la plus ouverte à l'accueil des
pour 74 étrangers à l'Institut technique de: étudiants étrangers.
Normandie, 2 Français pour 95 étrangers à l'Institut Pour une vue d'ensemble plus complète et plus
technique de cette même université, en 1934-193548. équilibrée de cette évolution, il faudrait toutefois prendre
Cette évolution doit faire toutefois reconsidérer le en compte l'infléchissement de cette politique libérale
statut même des étudiants étrangers, souvent peu en France à partir des années 1930, lorsque - avec
comparable à celui de leurs homologues hexagonaux, l'arrivée en masse de réfugiés allemands appartenant
puisque les premiers ne visent pas toujours, surtout aux élites cultivées, les dispositions antisémites et
en province, des titres identiques, c'est-à-dire plus xénophobes de larges fractions des classes moyennes
classiques. Les étrangers tendent à s'orienter vers des aidant, renforcées en outre par la crise économique
filières différentes, en particulier vers des diplômes affectant les marchés du travail intellectuel - des
spécifiques, à rechercher moins souvent des titres mesures restrictives de plus en plus draconiennes
communs aux différentes disciplines comme la seront instaurées en l'espace de quelques années pour
licence ou le doctorat, à faire des études plus courtes, préserver les professions libérales (comme la
à s'inscrire comme auditeurs libres plutôt que comme médecine et le barreau) de toute menace de concurrence de
étudiants, etc. la part des nouveaux diplômés allogènes, même
Ces nouvelles spécialisations en lettres et en sciences naturalisés français49.
dans des filières en lien avec la demande étrangère
contribuent à transformer les universités provinciales,
en leur procurant des ressources nécessaires à un
48 -Ibid., p. 143.
développement autonome d'éléments peu 49 — Voir la discussion de la préparation de la loi d'Armbruster en
:

fonctionnels d'un réseau bureaucratique - pions sur un avril 1933 et de ses suites, ibid., p. 148-152.

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