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Amnis

Revue de civilisation contemporaine Europes/Amériques

16 | 2017 :
Écrire l’histoire pour la jeunesse
Au croisement de l'idéologie. Des usages de l'histoire

Du roman à la propagande. La
Grande Guerre dans la littérature de
jeunesse italienne de l’entre-deux-
guerres
MARIELLA COLIN

Résumés
Français English Español
La manière dont la Grande Guerre a été racontée à l’enfance italienne dans l’entre-deux-
guerres a connu une évolution en étroite corrélation avec le contexte historique. Dans
l’immédiat après-guerre, elle véhicule un sentiment de deuil et de souffrance à l’image de
l’expérience vécue par la population  ; un roman qui raconte la guerre «  au
féminin  »  illustre parfaitement ce phénomène  : La zingarella e la principessina (1920)
d’Olga Visentini, qui tranche par son originalité avec les autres « romans de la guerre » de
la même période. Après l’arrivée du fascisme au pouvoir (1922), la mémoire de la guerre
laisse place d’abord à une glorification du conflit  ; il s’agit alors d’exalter l’amour
patriotique et les sacrifices héroïques des combattants, tout en insérant les combats dans
une trame romanesque qui lui ôte sa dimension tragique. Un livre pour la jeunesse en
sera le meilleur reflet  : avec Piccolo Alpino (1926), Salvator Gotta donne une version
nationaliste et guerrière du roman d’aventures, en faisant participer à la guerre un
garçon de dix ans dans un scénario bien bâti.

The way in which World War I was told to Italian childhood in the post-war period has
developed in a close connection to the historical context. In the first years after the end of
the war, this perception was closely related to the mourning and to the sufferings lived by
the people. The best novel of this period, La zingarella e la principessina (1920) by Olga
Visentini, adopts a feminine point of view and stands out against all other war novels of
the same time. After the rise of fascism (1922), the memories of World War I are
transformed into a praise of the conflict: patriotic love and soldiers’ heroic sacrifices are
glorified, even if the fights are often inserted in fictional plots that remove any tragic
dimension. Salvator Gotta’s Piccolo Alpino (1926) is probably the best example of this
strategy: a children’s book in which a ten-years old boy participates to the war, Piccolo
Alpino presents to the reader a nationalist version of an adventure novel, whose plot is
nevertheless well developed.
El modo en que fue contada La Gran Guerra a los niños italianos durante el periodo de las
dos guerras mundiales conoció una evolución correspondiente al contexto histórico del
momento. Inmediatamente después de la guerra, esta imagen se compagina con el
sentimiento de duelo y de sufrimiento vivido por la población ; el mejor exponente de este
fenómeno es una novela que cuenta la guerra «  del lado femenino  »  : La zingarella e la
principessina (1920) de Olga Visentini que se distingue por su originalidad en relación con
las otras « novelas de guerra » del mismo periodo. Después de la llegada del fascismo al
poder (1922), la memoria de la guerra deja lugar a una glorificación del conflicto, se trata
entonces de exaltar el amor patriótico y los sacrificios heroicos de los combatientes, al
mismo tiempo que los combates se inscriben en una trama novelesca que atenúa su
dimensión trágica. Un libro para la juventud será el mejor reflejo de esta situación : con
Piccolo Alpino (1926), Salvator Gotta da una versión nacionalista y guerrera de la novela
de aventuras, haciendo participar a un niño de diez años en la guerra, en un escenario
perfectamente construido.

Entrées d’index
Mots-clés : littérature enfantine italienne, La zingarella e la principessina, Il Piccolo
Alpino, fascisme
Keywords : Italian Children’s Literature, La zingarella e la principessina, Il Piccolo Alpino,
Fascism
Palabras claves : literatura infantile italiana, La zingarella e la principessina, Il Piccolo
Alpino, fascismo

Texte intégral
1 Lors de la Grande Guerre, l’enfance devint en Europe l’instrument d’une
mobilisation générale, et les publications pour la jeunesse furent l’un des outils de
la culture de guerre chargés de transmettre aux jeunes lecteurs des images
valorisantes du conflit. Le monde de l’écrit se donna pour mission d’en renforcer la
compréhension : la guerre en cours fut expliquée, représentée, rendue familière
par le biais de la fiction romanesque et des images, et la production éditoriale visa
à mobiliser la jeunesse pour l’associer à l’effort national. De nouveaux thèmes et de
nouvelles représentations firent leur entrée dans la littérature enfantine, qui fut
envahie par une propagande patriotique et belliqueuse et contribua à la
construction d’un imaginaire de guerre.
2 Dans la péninsule italienne, la littérature enfantine joua le rôle d’un miroir où se
reflétait l’évolution de la guerre, année après année. En 1914, lorsque l’Italie se
déclare neutre et reste à l’écart des opérations militaires, les livres pour les enfants
mentionnent le conflit avec un certain détachement, en le présentant comme « la
guerre des autres » où les pays concernés sont avant tout l’Allemagne et la France
, tandis que les Italiens sont de simples spectateurs. Il faudra attendre l’année
1915, lorsque le pays entre à son tour dans la bataille, pour que les maisons
d’édition commencent à publier des livres qui mettent en scène la guerre.
3 La propagande est d’abord faite sur un ton gai, qui dédramatise le conflit par des
procédés humoristiques1, en le transformant en un nouveau jeu où l’on s’amuse à
caricaturer l’ennemi  ; le registre ludique est utilisé pour raconter des histoires
divertissantes, où de petits personnages remportent sans effort des victoires
éclatantes en jouant des tours pendables aux Autrichiens2. Mais la guerre durant et
se faisant de plus en plus meurtrière, les récits comiques laissent place à de petits
romans dont les protagonistes sont des enfants-héros au patriotisme débordant,
qui font une fugue pour aller au front3, arrivent parmi les soldats et se font
remarquer par leurs exploits  ; leur courage est sans faille, et quand ils sont
confrontés à l’épreuve suprême, ils meurent heureux de donner leur vie pour la
patrie4. Puis en 1917, lorsque la douleur et la peur qui règnent dans le pays après la
défaite de Caporetto atteignent aussi la production pour l’enfance, le ton devient
grave pour parler des conditions des soldats que plus personne n’ignore ; la note
douloureuse se retrouve dans des textes où apparaissent des blessés et des mutilés
qui font comprendre ce que la guerre implique comme sacrifices. Un univers d’une
grande puissance émotive pénètre ainsi dans la sphère de l’imaginaire enfantin, et
la Grande Guerre inaugure un nouveau rapport de l’enfance au phénomène
guerrier, à travers des narrations où apparaissent des personnages aptes à susciter
l’identification et à provoquer une forte participation affective.
4 Après la fin des combats, cette « littérature de guerre pour l’enfance », au lieu de
disparaître, va connaître une nouvelle saison, pendant laquelle la manière dont les
romans racontent le conflit suit différentes phases, en étroite correspondance avec
l’évolution du contexte historique italien ; le regard sur la Grande Guerre change
progressivement, et les livres pour la jeunesse sont marqués par ces changements.

La mémoire des souffrances de la guerre :


La zingarella e la principessina
5 Lorsque les consignes de la propagande, imposant de soutenir le moral des
troupes et interdisant toute divulgation d’informations «  défaitistes », s’effacent
avec l’armistice, commence en Italie le temps du deuil collectif. La tragédie de la
mort de masse prend la forme de la commémoration solennelle avec l’inhumation
du Soldat Inconnu, tandis que le ministère de l’Instruction publique institue une
« Garde d’honneur » formée des meilleurs élèves des écoles, qu’on charge de veiller
sur la mémoire des soldats en participant aux cortèges et aux cérémonies lors des
anniversaires et des fêtes nationales. Les livres de lecture pour l’école primaire se
peuplent d’orphelins attristés parce que leur père est mort au front, même s’ils se
montrent fiers de son sacrifice.
6 Le roman de l’immédiat après-guerre qui reflète le mieux les sentiments
collectifs de ce temps et qui mérite d’être mentionné pour les qualités de sa
composition romanesque est La zingarella et la principessina5 (La petite tzigane et
la petite princesse). Il a été publié en 1920 par Olga Visentini6, une institutrice
ayant déjà à son actif plusieurs ouvrages pour les enfants. Le personnage principal
est une fille et non un garçon  ; elle ne va pas au front, ne participe pas aux
combats, ne suit pas au jour le jour l’actualité de la guerre, ignore même les causes
du conflit ; elle en subit en revanche les conséquences, car la guerre fait irruption
dans son existence comme dans celle des populations civiles qui voient leur vie
bouleversée. Mais tout en étant une victime, elle prendra son destin en main et
suivra un parcours qui lui permettra de survivre et d’aider plus faible qu’elle.
7 L’héroïne s’appelle Lidia, une jeune adolescente qui, telle une zingarella, danse
sur les places des villages de la Vénétie et de la Lombardie au son de l’accordéon de
son grand-père, musicien ambulant et ancien soldat de Garibaldi. Par ce début,
l’intrigue s’inspire de Sans Famille d’Hector Malot, dont il peut être considéré par
certains aspects comme une version au féminin rendue plus dramatique par la
guerre ; celui de Visentini s’en rapproche par son appartenance au Bildungsroman
pour l’enfance7, mais s’en distingue par les scènes où la guerre sert de toile de fond
à l’errance de la protagoniste.
8 La fillette et son grand-père gagnent à peine de quoi vivre, lorsque le vieil
homme meurt subitement, dans une bergerie près d’Asiago8, laissant sa petite fille
seule au monde. Tout comme pour Rémi dans Sans famille, l’errance continuera
d’être le fil rouge de ce roman on the road, où l’orpheline ira d’une localité à l’autre
sous la contrainte de la guerre. Lidia décide de quitter les montagnes pour
descendre vers la plaine lombarde, et sur la route elle voit passer des convois
militaires et regarde étonnée les canons entourés des soldats qui défilent  ; les
villageois lui expliquent qu’une terrible bataille est alors en cours sur les
montagnes voisines. Il s’agit de l’offensive dite Strafexpedition : l’expédition lancée
par le général autrichien Conrad le 15 mai 1916 pour «  punir  » l’Italie d’avoir
attaqué son ancienne alliée9. La violence de la guerre surgit lorsque Lidia voit
arriver sur la même route le flot désordonné des montagnards qui fuient leurs
vallées, envahies par l’ennemi. Comme eux, avec eux, elle doit «  courir, dévorer
l’espace, vers le bas, dans la masse des réfugiés, vers la plaine »10. Épouvantée et
émue par la douleur des gens, la jeune fille se trouve entraînée par la foule qui se
déverse sur la route  ; heurtée, repoussée par ce torrent humain, elle se sent
défaillir et tombe sur le bas-côté. Elle entend alors dans l’obscurité les pleurs d’un
enfant, et découvre une petite fille blonde de deux ans environ, dont les habits et
l’allure générale prouvent qu’elle appartient à une famille fortunée  : c’est la
principessina. Elle dit s’appeler Berta mais est trop petite pour donner aussi son
patronyme.
9 Lidia prend en charge la petite Berta et poursuit son trajet à la recherche de ses
parents, mais ceux-ci demeurent introuvables, et les deux protagonistes vont vivre
ensemble une errance qui durera autant que la guerre. Elles arrivent d’abord dans
une grande ferme, où Lidia sera employée comme lavandière pour payer le gîte et
le couvert pour elle et pour Berta. Lorsqu’on apprend que les Italiens ont arrêté
l’offensive ennemie dans le Trentin, elles repartent pour Mantoue, où Lidia
demandera pour toutes les deux l’accueil dans un orphelinat, mais les portes de
l’établissement leur resteront fermées, et les deux fillettes devront chercher un
autre refuge. Elles finiront par le trouver dans un parc, où elles logeront dans le
kiosque d’une pauvre femme qui vend des boissons aux promeneurs, tandis que
Lidia dansera et dira la bonne aventure aux passants pour recueillir quelques sous.
Les mois passent, et la guerre continue jusqu’à la défaite de Caporetto en octobre
1917. L’adolescente voit passer à nouveau des convois militaires, et l’atrocité de la
guerre s’étale sans fard sous ses yeux : elle aperçoit les corps mutilés des soldats,
voit leurs visages blêmes, entend les gémissements qui s’échappent des lèvres de
ces hommes martyrisés que la foule citadine regarde en silence. Même si
l’exaltation de l’héroïsme n’est pas absente, c’est le réalisme qui domine, et la
violence que ces hommes ont subie rejaillit avec la même force devant les yeux des
spectateurs qui les regardent émus. Et dans les cauchemars nocturnes de Lidia
reviendront sans cesse «  les têtes recouvertes de pansements des blessés qui se
serraient autour d’elle et se multipliaient à l’infini, comme une mer tragique faite
de visages blancs aux orbites vides »11.
10 Quand l’hiver 1917 arrive, avec son cortège de neige et de brouillard, les deux
fillettes souffrent la faim et le froid. La petite Berta tombe malade et Lidia
désespère de la sauver, lorsque l’espoir revient dans la personne de Paolo, un
ancien ami qui reconnaît dans Berta la fille d’une famille de Mantoue. Mais son
père est parti au front comme officier, tandis que sa mère a été rendue folle par la
douleur  ; les retrouvailles de l’enfant avec ses parents ne seront donc pas
immédiates. Pendant la dernière année du conflit, Lidia trouve un travail comme
domestique, et Berta fréquente l’école maternelle de Mantoue ; cette nouvelle vie
dure jusqu’au jour où une rencontre fortuite permet de retrouver le père de la
petite dans un hôpital militaire. La famille brisée est donc réunie dans la joie,
tandis que Lidia est accueillie à l’orphelinat de Mantoue, où elle est éduquée et
formée au métier de la couture  ; lorsqu’elle aura dix-huit ans, devenue une
ménagère et une couturière accomplie, elle pourra convoler en justes noces avec
Paolo.
11 Malgré le dénouement assez terne de ce happy end, et un pathétique parfois un
peu trop appuyé, La zingarella e la principessina est une fiction bien construite et
un texte vivant et riche, qui tranche par son originalité avec les autres « romans de
la guerre » pour la jeunesse. Le réalisme qui se manifeste dans les scènes de guerre
apparaît également dans les descriptions des lieux, tout comme dans la façon de
rendre le parler des personnages ; non seulement le langage enfantin de Berta,
mais aussi les mots en dialecte des paysans rencontrés par Lidia sont restitués avec
fidélité. La figure de la petite fille n’est pas insignifiante ; son âge rend plausible
son rôle car, comme l’a justement remarqué la critique, «  qu’elle soit trop petite
pour pouvoir dire son nom de famille est une condition indispensable pour que se
prolonge l’incertitude sur son identité  »12  ; dans la manière de la caractériser,
l’auteur manifeste «  une réelle attention envers l’enfance, vue dans ses jeux, ses
caprices, dans son langage même  »13, qui rend crédible et attachant ce petit
personnage. Lidia est certes une victime, mais elle n’est pas une figure passive dans
l’intrigue ; au lieu de subir son sort, conformément à la typologie du roman de
formation, l’héroïne grandit dans les épreuves et mûrit jusqu’à l’âge adulte, et elle
agit avec une indépendance et une vigueur inhabituelles pour un personnage
féminin de la littérature enfantine italienne de cette période. Même s’il ne s’agit
pas d’une œuvre pacifiste qui condamne la guerre, et que la rhétorique patriotique
n’est pas complètement absente dans l’écriture, on y représente de manière
réaliste les angoisses, les bouleversements et les traumatismes des civils, dans ces
premiers temps de l’après-guerre où la société italienne subissait durement les
conséquences du conflit.

La glorification de la Gr ande Guerre :


Piccolo Alpino
12 Dans les années qui suivent la publication de La zingarella e la principessina le
contexte se modifie profondément en Italie, et ce qui pouvait s’écrire à la fin de la
guerre ne pourra plus l’être par la suite, lorsque les horreurs et les atrocités qui ont
accompagné le conflit seront occultées, et laisseront place à sa glorification. Dès
1920, dans les romans où la guerre devient un thème de fiction, plusieurs canevas
sont proposés pour narrer avec quel héroïsme et quel esprit de sacrifice les jeunes
personnages ont participé au grand événement. Da ragazzi a uomini14 raconte
l’histoire d’un groupe de garçons qui fondent une société patriotique, puis
s’engagent comme volontaires lorsque la guerre éclate ; La gran fiamma15 parle de
l’esprit de sacrifice des jeunes gens des régions du nord-est de l’Italie, dans le cœur
desquels brille la « grande flamme » de l’italianité. Après la marche sur Rome des
troupes fascistes (octobre 1922), la mémoire de la guerre deviendra l’un des points
de force de la stratégie idéologique et de la propagande du régime, et sera utilisée
comme référence fondamentale par la pédagogie fasciste. De nouvelles formes de
culte seront instituées dans les salles de classe, dont l’entrée sera ornée d’une
plaque consacrée à l’un des soldats disparus, et dans le cadre de cet «  hommage
aux combattants  » les élèves recueilleront des photos, des documents et des
témoignages sur les hommes qu’on honore. Le ministère de l’Instruction publique
décidera que les livres de lecture des écoles primaires doivent mentionner et
exalter tous les aspects de la guerre : les principales batailles, les « martyrs glorieux
et les martyrs sublimes  », les grands commandants et «  les héros décorés de
médailles d’or  », enfin «  le Roi, commandant suprême et soldat parmi les
soldats »16.
13 C’est Salvator Gotta qui écrira alors le plus célèbre des livres italiens pour
l’enfance sur la Grande Guerre  : Piccolo Alpino, un nouveau modèle de fiction
proposant le roman d’aventures dans une version nationale et guerrière  ; le
protagoniste est un garçon, acteur et non victime, qui se glisse parmi les soldats,
revêt l’uniforme et se fait remarquer par ses exploits. Volontaire pendant la guerre,
Gotta avait été au front, d’abord comme simple soldat, ensuite comme sous-officier.
Lorsque Il Giornale dei Balilla lui demanda un roman feuilleton pour ses lecteurs,
Gotta, qui n’avait encore jamais écrit pour le jeune public, pensa que la Grande
Guerre offrait un sujet formidable, parce que « la jeunesse va vers l’aventure, vers
la nouveauté, avec un esprit toujours gai. Et la guerre est la plus merveilleuse des
aventures ; elle offre les nouveautés les plus tragiques et les plus passionnantes »17.
Les souvenirs de «  sa guerre  » étaient encore vivaces, mais pour que l’histoire
puisse plaire aux petits lecteurs, l’écrivain pensa qu’il fallait lui donner comme
personnage principal un enfant, et la raconter « comme si elle avait été vécue par
un garçon d’une dizaine d’années »18. Il restait à faire en sorte que cet enfant
puisse participer à la guerre, en bâtissant un scénario à partir duquel il semble
plausible que le protagoniste arrive jusqu’au front et reste parmi les soldats. Cette
idée allait servir de point de départ à l’histoire duPiccolo Alpino.
14 L’incipit est le suivant  : lors d’une promenade hivernale en montagne, une
avalanche sépare Giacomino Rasi de ses parents. Perdu dans la montagne et
persuadé d’être désormais orphelin, il est hébergé par une famille de
contrebandiers qu’il quitte pour suivre leur fils Rico, appelé sous les drapeaux. Le
protagoniste réussira à gagner les sympathies des compagnons d’armes de Rico,
qui deviendront pour lui autant de pères et de frères aînés. Habillé en «  petit
chasseur alpin » par le tailleur du régiment, Giacomino, impatient de découvrir la
guerre et d’y participer, suit le bataillon jusqu’au front19. «  Ah  ! Voilà enfin la
guerre  !  », s’exclame-t-il, lorsqu’il entend les explosions des roquettes et les
crépitements de l’artillerie. À la vue des bombardements, ses premières
impressions sont tout aussi enthousiastes ; en regardant les projectiles ennemis
exploser dans les airs, il ne peut retenir des cris d’émerveillement : « Est-ce bien
cela la guerre ? On dirait une compétition de feux d’artifice ! »20. Cette guerre qui
apparaît au garçon comme le plus éblouissant des spectacles sera vécue comme
une passionnante aventure se déroulant dans le décor grandiose des paysages
alpins, au cours de laquelle il changera souvent de bataillon, en faisant d’autres
rencontres et d’autres expériences.
15 Les déplacement de Giacomino permettent à l’auteur de promener son
personnage d’un lieu de combat à un autre, et de lui faire connaître tous les aspects
de l’organisation au front (de l’hôpital au cimetière militaire, du commandement
d’étape à l’observatoire en haute montagne), ainsi que les activités quotidiennes :
de l’arrivée des vivres à la préparation de l’ordinaire, de la distribution du courrier
aux chœurs des soldats du soir, de l’installation d’un camp de tentes aux soins
donnés aux mulets. Même édulcorées, ces descriptions gardent une part
d’authenticité et témoignent d’un certain réalisme, issu des souvenirs personnels
de l’auteur. Mais Giacomino ne se contente pas d’observer la guerre ; il y prend
part, en participant à diverses actions militaires. C’est ainsi qu’une fois il fait
prisonnier un soldat autrichien, et qu’une autre fois il est blessé ; ce sera ensuite à
son tour d’être fait prisonnier, mais il réussir
a à s’échapper.
16 Le « petit Alpin » devient très populaire au sein de la Quatrième armée, où tout le
monde s’accorde pour reconnaître que « cet enfant est un héros »21 ; à son retour
du camp ennemi où il était retenu, les soldats boivent tous ensemble à la santé « du
plus petit héros de l’armée italienne  »22. Vient ensuite la défaite de Caporetto
(octobre 1917) et la retraite jusqu’à la rivière Piave ; Giacomino suit les soldats du
bataillon, qui, tout comme lui, admettent à grand-peine de devoir reculer au lieu de
continuer à combattre. La cause de cette déroute est attribuée, conformément au
communiqué divulgué par l’État major au lendemain de la défaite, à la propagande
des socialistes opposés à la guerre, qui aux yeux de l’auteur justifie le bien-fondé de
l’ordre du général Cadorna de fusiller les soldats dispersés. Mais le bataillon de
Giacomino ne se décourage pas, il participe à la résistance à outrance sur le
nouveau front, puis à l’offensive d’octobre 1918 et à l’avancée qui libère Trente.
Dans la ville de Trente libérée, où les Italiens victorieux se mêlent aux
innombrables soldats en déroute de l’armée ennemie, Giacomino retrouve son
père, qui lui apprend comment lui et sa mère étaient sortis vivants de l’avalanche.
Après la grande parenthèse de la guerre, la famille reprendra la vie de tous les
jours, tandis que Giacomino, le cœur gros du souvenir nostalgique de ces « années
d’aventures vécues dans les montagnes, avec les chasseurs alpins, en combattant
pour la défense de la Patrie  »23, rangera ses habits militaires et reprendra ses
études.
17 Salvator Gotta magnifie la guerre et célèbre des soldats tenaces et courageux face
à l’ennemi, prêts à s’immoler pour obéir à des ordres jamais remis en question. En
cela il n’innove nullement, mais s’insère dans la continuité de l’exaltation du
patriotisme mystique, qui demande aux héros qu’ils sachent vaincre et mourir24  ;
dans son roman, la jeunesse en armes va à la rencontre de la mort sans la craindre
«  quand elle accomplit avec enthousiasme et foi la mission éternelle du sacrifice
pour le bien de la Patrie  »25. Le sommet de cette rhétorique est atteint lorsque
Giacomino assiste pour la première fois à un assaut : il voit des soldats tomber
autour de lui, mais les blessés, au lieu d’appeler au secours, incitent les autres à
aller «  en avant ! toujours en avant !  »26. Les morts, au lieu d’effrayer le garçon,
suscitent chez lui une émotion et une admiration infinies : « Mort pour la patrie !
Giacomino ressentit dans ses veines un frémissement, comme s’il s’était trouvé
près de quelque chose de sacré, de merveilleux. C’était un soldat tombé en
accomplissant son devoir le plus pur et le plus élevé ! C’était un héros ! […] Qu’elle
est douce la mort des héros ! »27.
18 Sous la dictature mussolinienne, Piccolo Alpino a rencontré un succès bien
supérieur à celui de La zingarella e la principessina, en devenant un best-seller de
l’entre-deux-guerres et en servant de bréviaire d’éducation patriotique aux
éducateurs, aux enseignants et aux parents. Il est plus étonnant, en revanche, que
cet ouvrage ait pu devenir un « classique » de la littérature de jeunesse italienne et
ait continué de connaître les faveurs du public malgré ses pesanteurs idéologiques.
Cette pérennisation s’explique tient à la spécificité de ses structures narratives, car
il «  touche plusieurs ressorts propres à l’âge et à l’imaginaire des enfants et des
adolescents »28. Nombreux sont en effet les schémas et les figures archétypales qui
mettent en évidence l’appartenance de Piccolo Alpino au « roman de formation »,
l’un des genres majeurs de la littérature d’enfance et de jeunesse. La première
figure est celle de l’orphelin, catégorie romanesque par excellence  : la mort
présumée de ses parents permet le détachement de Giacomino de sa famille et lui
ouvre la voie de l’autonomie. Cet événement, qui apparaît comme un traumatisme
dans la fiction, peut être interprété comme l’accomplissement du désir enfantin de
devenir indépendant, d’égaler et même de dépasser les grandes personnes ; dans
ce nouveau conte, la réalisation magique du désir de Giacomino se traduit par sa
promotion spontanée à la dignité de combattant. Le rêve d’un accès immédiat au
monde des adultes, qui dans le livre est rendu par son arrivée précoce parmi la
communauté des soldats, transpose dans l’imaginaire « l’aventure de l’adolescent
qui laisse l’enfance derrière lui pour atteindre la majorité »29. À la place de l’entrée
effective dans la majorité surgit la guerre, qui déploie dans le roman l’espace d’une
formidable aventure dont la durée est égale à celle du conflit ; il s’agit d’« une sorte
de “trêve”, une phase de passage entre l’enfance et l’âge adulte, où il entrera
fortifié par les épreuves surmontées entre temps »30. Pendant cette trêve, un fils de
la bourgeoisie italienne pourra jouer « vraiment » à la guerre ; dans cette intrigue
construite de manière efficace, l’auteur est capable d’inventer les personnages et
leurs vicissitudes «  comme si elles sortaient de l’imagination et du désir des
enfants »31. Une caractéristique qui correspond pleinement à la genèse du texte,
qui avant même d’être destiné «  aux enfants  », fut écrit «  pour un enfant  »  :
Massimo, le fils de l’auteur alors âgé de dix ans, qui suivait avec enthousiasme les
aventures de Giacomino et participait à l’élaboration du récit. C’est donc par
l’identification au protagoniste que le lecteur peut retirer de la lecture le plaisir de
la transgression et entrer dans les rangs des combattants pour vivre les mêmes
aventures, tout en étant assuré d’une fin qui lui offre la gloire sans le priver de la
sécurité du nid familial.
19 Après 1925, la production littéraire sur la Grande Guerre forma un genre
florissant dans ces années où le régime voyait dans la littérature enfantine un
instrument privilégié pour sa propagande, jusqu’à devenir « un sous-système de la
littérature de l’époque fasciste »32. À mesure que les années passaient, l’idée que
cette guerre était l’événement fondateur de la « nouvelle Italie » avait pris place au
cœur de la doctrine fasciste, qui en avait fait «  une étape essentielle, dans
l’épreuve, de la régénération des Italiens »33, en opérant la fusion entre le mythe de
la Grande Guerre et le mythe de la révolution des Chemises Noires. Le fasciste était
présenté comme le soldat qui, après être revenu du front, avait poursuivi la lutte
pour le salut de la Patrie contre les ennemis de l’intérieur (les socialistes et les
communistes), pour participer ensuite à la marche sur Rome. Cette association
étroite entre Grande Guerre et fascisme se rencontre dans les livres des années
1930, tel La Grande Guerra madre del fascismo34 ou Guerra e fascismo spiegati ai
ragazzi35. Loin de la mémoire des souffrances et du deuil présente dans La
zingarella e la principessina, tout comme de l’exaltation du sacrifice dans le Piccolo
Alpino, cette interprétation, qui faisait de la Grande Guerre « le fait exceptionnel,
attendu au cours des siècles, capable de provoquer la renaissance spirituelle de
l’Italie »36, devait constituer l’étape ultime de la production pour l’enfance sur la
Première guerre mondiale pendant les années de la dictature mussolinienne.

Notes
1 Cf. Fochesato, Walter, La guerra nei libri per ragazzi, Milan, Mondadori, 1996 ; Loparco,
Fabiana, I bambini e la guerra. Il « Corriere dei Piccoli » e il primo conflitto mondiale (1915-
1918), Florence, Nerbini, 2011.
2 Cf. par exemple  : Sapori, Francesco, Storia degli austriaci senza rancio e di ventidue
asinelli prigionieri, Ostiglia, La Scolastica, 1915 ; Biscaretti, Carlo, Parla il chiodo ! Scherzo
d’attualità per fanciulli, Milan, Vallardi, 1916 ; Bruni, Bruno, Pinocchietto contro l’Austria,
Milan, Bietti, 1915  ; Novelli, Enrico, Ciuffettino alla guerra, Florence, La Nazione, 1915  ;
Grosson Baronchelli, Paola, Pippetto vuole andare alla guerra, Florence, Bemporad, 1916.
3 Sur l’implication des enfants italiens dans la guerre de 1915-1918, cf. Fava, Andrea,
« All’origine di nuove immagini dell’infanzia : gli anni della Grande Guerra », in Giuntella,
Maria Cristina, Nardi, Isabella (dir.), Il bambino nella storia, Naples, Edizioni Scientifiche
Italiane, 1993, pp.  181–204  ; Gibelli, Antonio, Il popolo bambino. Infanzia e nazione dalla
Grande Guerra a Salò, Rome-Bari, Laterza, 2005.
4 Cf. Visentini, Olga, Primavere italiche, Ostiglia, La Scolastica, 1915 ; Ubertis Gray, Teresa,
Piccoli eroi della Grande Guerra, Florence, Bemporad, 1915 ; Tortoreto, Aldo, Il caporale di
quindici anni. Gesta e avventure di un ragazzo nella guerra contro l’Austria, Milan, Società
Editrice Milanese, 1915.
5 Visentini, Olga, La zingarella e la principessina, Rome, Mondadori, 1920.
6 Sur Olga Visentini, cf. Gasparini, Duilio, Olga Visentini, Florence, Le Monnier, 1968  ;
Lollo, Renata, Olga Visentini fra fascismo e repubblica, Milan, Prometheur, 1996.
7 Cf. Bernardi, Milena, Il cassetto segreto. Letteratura per l’infanzia e romanzo di
formazione, Milan, Unicopli, 2011.
8 Situé près de la frontière qui séparait l’Italie du Trentin, Asiago se trouve au pied d’un
haut plateau, qui fut le théâtre d’âpres combats entre Italiens et Autrichiens en 1916-1917.
9 L’Italie avait signé avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne le traité de la Triple Alliance
en 1882.
10 Visentini, Olga, La zingarella e la principessina, p. 96 (« correre, divorare lo spazio, giù,
in massa coi profughi, verso la pianura »).
11 Ibid., p. 261 (« le teste fasciate dei feriti che le stringevano da torno, si moltiplicavano
all’infinito in un mare tragico di facce bianche con le orbite vuote »).
12 Solinas Donghi, Beatrice, « Olga Visentini, una vena di realismo », LG argomenti, a. XXXII,
janvier-mars 1996, n° 1, p. 48 (« il fatto che sia troppo piccola per conoscere e comunicare
il proprio cognome è funzionale al racconto, in quanto prolunga l’incertezza sulla sua
identità »).
13 Fochesato, Walter, op. cit., p. 47 (« una fedele e nuova attenzione verso l’infanzia, colta
nei suoi giochi, nei suoi capricci, nel suo lessico »).
14 Del Soldato, Camilla, Da ragazzi a uomini, Milan, « Ragazzi d’Italia », 1920.
15 Fabiani, Guido, La gran fiamma, Milan, Vallardi, 1920.
16 «  Relazione della Commissione ministeriale per l’esame dei libri di testo da adottarsi
nelle scuole elementari », Bollettino ufficiale ministero Pubblica Istruzione, 23 février 1926,
p. 433. (« martiri gloriosi e martiri sublimi », « eroi decorati dalle medaglie d’oro », enfin
« il Re, comandante supremo e soldato fra i soldati »).
17 Gotta, Salvatore, Piccolo Alpino (1926). Nous citons d’après l’édition Mondadori, 1986,
p.  95 («  la giovinezza va verso l’avventura, verso la novità, sempre con spirito gaio. E la
guerra è la più meravigliosa delle avventure, offre le novità più tragiche e più
appassionanti »).
18 Gotta, Salvatore, L’almanacco di Gotta, Milan, Mondadori, 1958, p. 238 (« come se fosse
stata vissuta da un ragazzo d’una decina d’anni »).
19 Gotta, Salvatore, Piccolo Alpino, p. 67 («  Ah, ecco finalmente la guerra ! »).
20 Ibid., p. 50 (« Quella è la guerra ? Sembra una gara di fuochi artificiali ! »).
21 Ibid., p. 136 (« questo bambino è un eroe »).
22 Ibid., p. 155 (« del più piccolo eroe dell’esercito italiano »).
23 Ibid., p. 197 (« anni avventurosi trascorsi nelle montagne, con gli Alpini, combattendo
per la difesa della Patria »).
24 Cf. Contamine, Pierre, «  Mourir pour la patrie (Xe siècle-XXe siècle), in Les lieux de
mémoire, Nora, Pierre (dir.), Paris, Gallimard, 1986, vol. 2, t. III, La Nation, pp. 11-43 ; Colin,
Mariella, «  La mort expliquée aux enfants au XIXe siècle  : des cimetières aux champs de
bataille », Transalpina n° 5, La mort à l’œuvre, 2001, pp. 47-70.
25 Gotta, Salvatore, Piccolo Alpino, p. 47 (« allorché compie con entusiasmo e con fede le
eterne opere del sacrificio pel bene della Patria »).
26 Ibid., p. 68 (« avanti ! sempre avanti ! »).
27 Ibid., p. 69 (« Morto per la patria ! Giacomino si sentì nelle vene un fremito, quasicché
egli fosse vicino a qualche cosa di sacro, di stupendo. Era un soldato caduto compiendo il
proprio dovere più puro e più alto ! Era un eroe ! […] Com’è dolce la morte degli eroi ! »).
28 Rotondo, Fernando, « La lunga guerra del piccolo alpino », LG argomenti, mai-juin 1987,
p.  23 («  tocca alcune corde proprie dell’età e dell’immaginazione infantili e
adolescenziali »).
29 Gibelli, Antonio, op. cit., p. 99 (« l’avventura dell’adolescente che lascia l’infanzia dietro
di sé per raggiungere la maggiore età »).
30 Rotondo, Fernando, op. cit., p.  27 («  una sorta di “  tregua  ”, una fase di passaggio tra
l’infanzia e l’età adulta, nella quale entrerà fortificato dalle prove nel frattempo
affrontate »).
31 Ibid., p. 24 (« come se uscissero dall’immaginazione e dal desiderio dei ragazzi »).
32 Todero, Fabio, Pagine della Grande Guerra. Scrittori in grigio-verde, Milan, Mursia, 1999,
p. 208 (« un sottosistema della letteratura fascista »).
33 Gentile, Emilio, «  L’homme nouveau du fascisme. Réflexion sur une expérience de
révolution anthropologique  », in L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945),
Matard-Bonucci, Marie-Anne, Milza, Pierre (dir.), Paris, Fayard, 2004, p. 45.
34 Bajocco, Aldo, La Grande Guerra madre del fascismo, Turin, Paravia, 1935.
35 Pollini, Leo, Guerra e fascismo spiegati ai ragazzi, Turin, UTET, 1934.
36 Pollini, Leo, Mussolini padre del popolo italiano, Rome, Liber, 1931, p.  102 («  il fatto
eccezionale, atteso nel corso dei secoli, per determinare il risorgimento spirituale
d’Italia »).

Pour citer cet article


Référence électronique
Mariella Colin, « Du roman à la propagande. La Grande Guerre dans la littérature de jeunesse
italienne de l’entre-deux-guerres », Amnis [En ligne], 16 | 2017, mis en ligne le 10 juillet 2017,
consulté le 26 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/amnis/3088 ; DOI :
10.4000/amnis.3088

Auteur
Mariella Colin
Normandie Université, Unicaen, ERLIS, France, mariella.colin@unicaen.fr

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