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L’IMAGINAIRE DE LA MUSIQUE ET LE HIEROGLYPHE DU PAYSAGE

CHEZ DIDEROT

Marie-Pauline Martin

Automne 2009
Pour citer cet article :
Marie-Pauline Martin, « L’imaginaire de la musique et le hiéroglyphe du paysage chez Diderot »,
Images re-vues, n°7, 2009.
http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=51
Résumé

Dans les Salons, Diderot emploie souvent la métaphore musicale comme un argument en
faveur d’une conception singulière du beau en peinture. Relire certains comptes-rendus des
paysages d’Hubert Robert ou de Joseph Vernet, exposés au Salon entre 1759 et 1781, est
éclairant. En effet, à l’heure où Diderot affirme un intérêt soutenu pour l’étude de la peinture,
sa connaissance et sa conscience du phénomène musical (qui indéniablement sont premières
dans la formation de ses idées esthétiques) apportent une contribution certaine au
développement d’un discours attaché à redéfinir la notion d’imitation dans les arts visuels.
Plus qu’un parallèle intuitif, et finalement hasardeux, l’association des théories picturales et
musicales de Diderot est suggérée par la méthodologie qui sous-tend deux textes essentiels de
l’auteur : la célèbre Lettre sur les sourds et les muets (1751) et ses Réflexions sur les beaux-
arts publiées dans la Correspondance littéraire (1761) – donnant tous deux le hiéroglyphe
musical comme le modèle unificateur du système des beaux-arts. Sans vouloir éclairer les
Salons de Diderot à la seule lumière de ses conclusions sur la musique, cette étude propose de
relever, comme moments significatifs de sa pensée, ces déclarations où l’art des sons agit, en
tant que métaphore et stratégie du discours, en faveur d’une nouvelle manière de penser le
beau au sens large.
L’IMAGINAIRE DE LA MUSIQUE ET LE HIEROGLYPHE DU PAYSAGE CHEZ DIDEROT

Marie-Pauline Martin

Dans le Salon de 1767, en préambule à l’étude des dessins paysagés d’Hubert Robert, Denis Diderot
interroge en ces termes l’origine et la nature du plaisir éprouvé devant l’esquisse :

« Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? C’est qu’il y a plus de
vie et moins de forme. À mesure qu’on introduit les formes, la vie disparaît […] L’esquisse
ne nous attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à
notre imagination, qui y voit tout ce qu’il lui plaît. C’est l’histoire des enfants qui regardent
les nuées, et nous le sommes tous plus ou moins. C’est le cas de la musique vocale et de la
musique instrumentale : nous entendons ce que dit celle-là, nous faisons dire à celle-ci ce que
nous voulons. » 1

La référence musicale est-elle ici simple métaphore stylistique et « oratoire », spéculant sur l’existence
d’un « universel abstrait » capable de réunir les arts, comme le notait Bernard Teyssèdre au sujet des
discours de Roger de Piles et de Noël Coypel2 ? La réflexion de Diderot nous semble au contraire
originale et profonde, fondée elle-même sur une étude soutenue des lois de la perception et de
l’analogie des sensations. Remarquons tout d’abord qu’en 1767, admettre et penser la musique comme
la sœur de la peinture définit un poncif de la littérature artistique3, dont l’argumentation,
vraisemblablement, offre peu d’intérêt à Diderot. En revanche, convoquer l’art des sons comme un
outil d’appréciation des autres arts ouvre une perspective plus singulière, où le discours analogique
agit en faveur d’une redéfinition des principes du beau. La démarche est notamment rendue
exemplaire par les écrits de Jean-Jacques Rousseau ; dans ses ouvrages théoriques dédiés diversement
aux arts, comme dans plusieurs fictions, l’art musical, bien plus qu’une pratique, devient l’aune à
laquelle l’ensemble des pratiques artistiques sont appréciées et évaluées4. C’est précisément cette
conception de l’analogie entre les arts qui semble intéresser Diderot ; celle qui, à l’image des discours
sur l’ut pictura poesis, suggère un rapport d’ordonnance et de prescription entre les objets qu’elle
considère. Car le critique ne conçoit pas seulement la musique et la peinture comme objets d’un même
système de représentation de la nature ; de manière plus ambitieuse, pointe dans ses écrits ce parti
pris : la possibilité d’établir une nouvelle table de valeurs esthétiques à partir des principes actifs du
langage musical.

I – La musique : un a priori et un modèle dans l’esthétique de Diderot

1
Denis Diderot, Salon 1767, in Salons (III). Ruines et paysages, éd. par Else-Marie Bukdahl, Michel Delon et Annette
Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 358-359. Dans le Salon de 1765, Diderot associait déjà l’esquisse à la musique
instrumentale (éd. par Else-Marie Bukdahl et Annette Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 193-194).
2
Bernard Teyssèdre, Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, Paris, Bibliothèque des arts, 1965, p.
533-535. Selon Noël Coypel, « le peintre ne doit pas aussi ignorer la musique parce qu’il doit considérer la composition d’un
tableau comme celle d’un ouvrage de musique, afin que ses parties soient disposées par le plan perspectif de son tableau pour
produire des tons différents qui fassent une harmonie agréable par l’arrangement des parties que l’on peut faire entrer dans la
composition ; de sorte que par la diversité des groupes et la dégradation de plan et de lumière, il produise une harmonie qui
satisfasse la vue et lui fasse plaisir ; car comme la musique est l’harmonie des oreilles, la peinture doit être aussi celle des
yeux » (Sur le rang que le dessein et le coloris doivent tenir entre les parties de la peinture, discours prononcés à l’Académie
royale de Peinture et de Sculpture le 26 avril 1697, éd. par C. Michel et J. Lichtenstein, Paris, ENSBA, 2009, p. 596).
3
À ce sujet, lire notamment Jennifer Montagu, « The influence of mode theory in the Académie royale de Peinture et de
Sculpture », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 55, 1992, p. 233-248 et Marie-Pauline Martin, Juger des
arts en musicien : un aspect de la pensée artistique du siècle des Lumières en France, thèse, Université de Paris I-Sorbonne,
2006.
4
À ce sujet, voir Philip E. J. Robinson, Jean-Jacques Rousseau’s doctrine of art, Berne, Peter Lang, 1984 et Marie-Pauline
Martin, Juger des arts en musicien. Un aspect de la pensée esthétique de Jean-Jacques Rousseau, Paris, MSH/DFKG, à
paraître.
Notre hypothèse est suggérée tout d’abord par la place singulière, et première, de l’art musical dans la
réflexion artistique de Diderot. Car le philosophe pense et réfléchit la musique bien avant de rendre
compte, à partir de 1759, des œuvres présentées au Salon, ou d’esquisser, en 1765, les présupposés
théoriques de ses Essais sur la peinture. Bien qu’aucun document sérieux n’atteste, chez lui, des
compétences du musicien-praticien 5, il est indéniable que la conscience du phénomène musical – sa
compréhension scientifique tout comme son appréciation sensible – précède, dans ses écrits,
l’énonciation d’une réflexion critique sur la peinture, et sans doute même la génération d’un goût pour
cet art 6. Dès 1748, Diderot propose dans ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques une
synthèse des théories acoustiques de l’époque, et notamment celles de Jean-Philippe Rameau ;
l’initiative tient certes davantage de la vulgarisation, mais elle implique une relative maîtrise des
applications pratiques de ces théories. La même année, Les bijoux indiscrets discutent et opposent, sur
le mode romanesque et cocasse, les partis lullistes et ramistes, tout en édifiant un « imaginaire de la
voix » sur la base d’opéras fictifs, reposant eux-mêmes sur une connaissance avérée du répertoire
classique français et italien7. Vraisemblablement assidu à l’Opéra, Diderot fréquente par ailleurs le
Concert Spirituel et le Concert des Amateurs, ceux-là mêmes côtoyés plus tard, dans le dialogue
posthume de l’auteur, par le Neveu de Rameau 8. Plus féconde pour notre propos, la Lettre sur les
sourds et les muets, à usage de ceux qui entendent et qui parlent (1751) place la musique au cœur
d’une réflexion sur l’ordre du langage et son rapport à la formation naturelle des idées. Jacques
Chouillet a souligné la place décisive de ce texte dans la formation et l’évolution des idées esthétiques
de Diderot 9 ; de manière plus particulière, il nous importe d’y relever les thèses qui, selon nous,
fomentent certaines conclusions de ses écrits ultérieurs sur les Salons, et singulièrement de ses
critiques sur la peinture de paysage.

Contrairement à la Lettre sur les aveugles, son "pendant" de quelques mois antérieur10, le problème
posé par la Lettre sur les sourds et les muets n’est ni d’ordre médical, ni d’ordre physiologique ou
métaphysique. Les « sourds » appréhendés ici par Diderot sont en réalité, de manière générale et
figurée, « ceux qui parlent sans entendre » ; soit ces orateurs prisonniers de leurs préjugés, auxquels
Diderot, réduit au mutisme par la condamnation de la Lettre sur les aveugles en 1749, entend
néanmoins répondre11. Au premier rang des méprises professées par les « sourds » est l’hypothèse
d’un ordre naturel de la pensée, dont le principe serait identifié à celui des mots dans un discours, et
donc fondé sur l’enchaînement successif d’idées à l’esprit. À ce postulat, défendu notamment par
Batteux 12, Diderot oppose un parti résolument novateur : les idées n’ont pas d’ordre de succession
dans l’esprit, mais elles s’y présentent simultanément, articulées et ordonnées a posteriori par le
jugement 13. Au-delà de la réflexion grammaticale, le parti de Diderot engage tout à la fois une
philosophie du langage, une épistémologie et, finalement, une esthétique. Diderot distingue en effet

5
Diderot aurait travaillé sa voix jusque vers 1748-1749 et aurait pris quelques leçons de clavecin ; selon toutes
vraisemblance, il devait être capable de lire une partition. Voir plus précisément Béatrice Durand-Sendrail, La musique de
Diderot. Essai sur le hiéroglyphe musical, Paris, Kimé, 1994, p. 15-16.
6
Jacques Proust, « L’initiation artistique de Diderot », Gazette des beaux-arts, avril 1960, p. 225-232.
7
À ce sujet, voir Béatrice Didier, « L’opéra fou des Bijoux », La musique des Lumières, Paris, PUF, 1985, p. 357-365.
8
Béatrice Durand-Sendrail, ibid., p. 19-20.
9
À ce sujet, voir l’étude magistrale de Jacques Chouillet, La formation des idées esthétiques de Diderot : 1745-1763, Paris,
Colin, 1973, p. 151-257.
10
D.Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Londres, 1749, rééd. par Marian Hobson et Simon Harvey,
Paris, Gallimard, 2000.
11
Hypothèse de Stéphane Lojkine développée dans « La Lettre sur les sourds, aux origines de la pensée : le silence, le cri,
l’image », publié en ligne sur le site Utpictura18.
12
La Lettre de Diderot est en premier lieu une réponse aux théories de Charles Batteux (nommé récemment professeur de
philosophie grecque et latine au Collège royal) sur le rapport du latin et du français à l’idée d’un ordre naturel de la langue ;
théories exprimées notamment dans ses Lettres sur la phrase française comparée avec la phrase latine publiée en 1748 à la
fin du Cours de belles-lettres distribué par exercices. Sur ce problème, voir Jacques Chouillet, op. cit. note 9, p. 151-178 et
Marian Hobson, introduction à la Lettre sur les sourds et les muets, Paris, Flammarion, 2000, p. 16-24 et 209-215.
13
« Autre chose est l’état de notre âme ; autre chose le compte que nous en rendons à nous-mêmes, soit aux autres : autre
chose la sensation totale et instantanée de cet état ; autre chose l’attention successive et détaillée que nous sommes forcés d’y
donner pour l’analyser, la manifester et nous faire entendre. Notre âme est un tableau mouvant d’après lequel nous peignons
sans cesse ; nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité » (Denis Diderot, Lettre sur les sourds et les muets, éd.
par Marian Hobson et Simon Harvey, Paris, Flammarion, 2000, p. 93).
tout d’abord le processus de la pensée (où les idées naissent simultanément) de celui de son expression
verbale (où les mots s’enchaînent successivement), pour questionner ensuite son rapport avec les
autres formes d’expression possible de l’esprit : le langage poétique de la littérature, de la peinture et
de la musique14. Dans cette enquête, les théories de Batteux sont une fois de plus convoquées et
contestées, tout particulièrement le présupposé qui préside à son traité Les beaux-arts réduits à un
même principe (1746) : l’identité des arts devant la loi de l’imitation15. Diderot ne conteste pas, en soi,
le principe de l’imitation de la nature. Il en convient même sans peine avec Batteux : l’art des sons,
pas plus que les autres arts, ne peut se soustraire au modèle de la belle nature 16. Mais leur degré
respectif de conformité au réel varie indéniablement, singularisant chaque discipline. L’expérience
seule le prouve aisément. Le philosophe propose en effet lui-même de se livrer à l’exercice en
comparant, méthodiquement, le fonctionnement du langage de la poésie, de la peinture et de la
musique à travers « un seul exemple de l’imitation de la nature dans un même objet » 17.
L’objet choisi est une « femme mourante », étudié à travers certains vers du poète Virgile, un dessin
du peintre hollandais Frans van Mieris, et un fragment de musique anonyme18. Dans son dessin,
commente Diderot, le peintre « montre » directement les « symptômes » de la mort : la tête épanchée,
les jambes lasses, la main droite inerte. L’imitation du poète, elle, est nécessairement immatérielle,
mais toute aussi « frappante » puisque les mots de Virgile décrivent avec précision l’agonie de la jeune
femme : « Elle essaie de soulever des yeux appesantis et retombe inanimée. Le sang s’échappe en
sifflant de la blessure qu’elle s’est fait sous le cœur… ». Enfin, le langage du musicien, illustré par le
fragment de partition, est plus détourné puisqu’il procède par associations : la tonalité de mi bémol et
sa coloration de sol mineur, la descente chromatique des trois premières mesures, comme la descente
de sixte aux quatre dernières mesures, constituent en effet des procédés rhétoriques capables de
suggérer l’idée de la mort, non par une représentation imagée, mais par une impression faite
directement sur la sensibilité19. Fort de cette expérience, Diderot pointe finalement la facilité
déconcertante avec laquelle Batteux postule l’équivalence des arts entre eux, pour lui opposer
l’examen particulier des moyens imitatifs de chaque art. Ainsi, la rhétorique de Batteux succombe-t-
elle à l’épreuve des faits, et trois conceptions singulières de l’imitation sont-elles établies : « La
peinture montre l’objet, la poésie le décrit, la musique en excite à peine une idée », précise Diderot
dans les Additions de la Lettre20. La théorie musicale ne peut donc se traduire strictement en termes de
peinture ou de poésie, mais repose sur une définition particulière de l’imitation, qu’éclaire selon
Diderot le concept de « hiéroglyphe ».
Emprunté initialement aux manuels iconologiques qui, comme l’ouvrage de Ripa, traversent l’époque
moderne par régulières rééditions, le hiéroglyphe constitue, dès le XVIIe siècle, l’un des pôles de la
réflexion sur le langage. Au-delà du problème scientifique de son interprétation, cet emblème fascine
en raison de la nature immédiate de son langage, reposant elle-même sur ses vertus d’objet figuré et
pictural, orienté vers l’instance directe de la vue. De cette acception générale du hiéroglyphe, Diderot

14
Les seuls titres et sous-titres du texte de Diderot traduisent l’étendue de la réflexion menée ici par Diderot, et
particulièrement la proximité, dans sa pensée, des problèmes du langage et de l’esthétique : Lettre sur les sourds et les muets,
à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, où l’on traite de l’origine des inversons, de l’harmonie du style, du sublime de
situation, de quelques avantages de la langue française sur la plupart des langues anciennes et modernes, et par occasion de
l’expression particulière aux beaux-arts.
15
Voir l’introduction éclairante de Jean-Rémi Mantion à l’édition des Beaux-Arts réduits à un même principe (Paris, Durand,
1746), Paris, Aux amateurs de livres, 1989.
16
Plus précisément, Diderot concède que certains « morceaux de musique auxquelles on n’attache point d’images » ((comme
la musique purement instrumentale par exemple), font cependant « un grand plaisir à tout le monde ». Mais il conclut de
l’imperfection de cette musique, l’imitation de la nature pouvant seule élever l’art à la beauté véritable : « je vous prie de
considérer que ces morceaux de musique, qui vous affectent agréablement sans réveiller en vous ni peinture, ni perception
distincte de rapports, ne flattent votre oreille que comme l’arc-en-ciel plaît à vos yeux, d’un plaisir de sensation pure et
simple ; et qu’il s’en faut beaucoup qu’ils aient toute la perfection que vous en pourriez exiger, et qu’ils auraient, si la vérité
de l’imitation s’y trouvaient jointe aux charmes de l’harmonie » (Denis Diderot, Lettre sur les sourds et les muets, op. cit.
note 13, p. 147).
17
Denis Diderot, ibid., p. 127.
18
Les vers de Virgile cités par Diderot évoquent la mort de Didon (Enéide, IV, 688-692) ; le dessin d’une Femme mourante
est reproduit d’après une gravure de Frans van Mieris, Les effets de la peste, illustrant le livre V de l’ouvrage de Lucrèce De
natura de Lucrèce (éd. Havercamp, 1725) ; quant au fragment musical, on n’en connaît aujourd’hui l’auteur
(vraisemblablement Diderot lui-même).
19
Denis Diderot, Lettre sur les sourds et les muets, op. cit. note 13, p. 127-131
20
Denis Diderot, Additions à la Lettre sur les sourds et les muets, ibid., p. 147.
retient l’idée – et l’idéal – d’une communication transparente, mais l’investit d’un sens et d’un
dessein nouveaux. Sous la plume du critique en effet, le pouvoir conféré à l’emblème ne repose plus
sur son hypothétique aptitude picturale, mais sur la faculté des signes de l’art d’imprimer directement
au cœur et à l’âme leur propre signification. Ainsi redéfinie, le hiéroglyphe devient la clef de voûte
d’une esthétique fondée sur l’analyse du fonctionnement de la sensibilité, et que rend particulièrement
intelligible, selon Diderot, le phénomène musical. En effet, comme le signe hiéroglyphique, le signe
musical ne donne aucune image picturale de la nature : il contient en lui sa propre signification,
laquelle demeure scellée, pour agir directement impression sur l’âme sensible21. Son imitation est donc
imprécise, mais son efficacité réelle, et même inégalée :

« Comment se fait-il que des trois arts imitateurs de la nature [la poésie, la peinture et la musique],
celui dont l’expression est la plus arbitraire et la moins précise parle le plus fortement à l’âme ?
Serait-ce que montrant moins les objets, il laisse plus de carrière à notre imagination, ou qu’ayant
besoin de secousses pour être émus, la musique est plus propre que la peinture et la poésie à produire
en nous ces effets tumultueux ? »22.

Diderot en convient lui-même ; ces mots ne sont pas ceux d’un véritable connaisseur, compositeur ou
spécialiste de la science musicale : « N’allez pas vous imaginer que c’est un grand musicien qui vous
écrit ; il n’y a que deux jours que je commence à l’être, mais vous savez combien l’on aime à parler de
ce qu’on vient d’apprendre » 23. Reconnaissons néanmoins qu’à l’heure où il rédige sa Lettre, le
philosophe est familier des questions d’acoustique, initié également aux écrits de Rameau sur
l’harmonie24, et lui-même relecteur des articles musicaux de Rousseau récemment livrés pour
l’Encyclopédie25 ; plus encore, Diderot est juge sensible et philosophe empiriste, lequel, au-delà des
règles arbitraires du jugement de goût énoncées par Batteux, sent l’effet singulier de l’imitation
musicale sur les sens et l’âme. La peinture d’histoire, attachée à l’expression intelligible d’un sujet,
procède différemment ; tout au plus la peinture de paysage, misant avant tout sur la force d’impression
possible des moyens de l’art, peut-elle, comme « l’une des nuits de Vernet », approcher l’intelligence
sensible du langage des sons26. Somme toute, dès la Lettre sur les sourds et les muets, la musique
s’impose tout à la fois comme un imaginaire, un argument et un paradigme dans la philosophie de
Diderot. Au-delà de la discussion strictement musicologique, elle nourrit, par la singularité et la
pertinence de son modèle, une réflexion ambitieuse sur l’origine et l’expression des idées. Son langage
identifié à celui du hiéroglyphe, elle cristallise et incarne également, dans l’argumentation de Diderot,
le processus même de la pensée. Forte de ce statut, la musique engage enfin, a fortiori dans la Lettre,
une esthétique au sens large : posée comme référent, elle soumet les autres arts à l’épreuve de sa
propre spécificité ; pensée encore comme modèle d’une conception particulière du beau, elle fournit
l’instrument d’une appréciation des autres disciplines.
Cette idée – essentielle pour notre propos en ce qu’elle invite à relire les écrits ultérieurs de Diderot
sur l’imitation en peinture – est développée dix ans plus tard dans un texte éclairant, négligé des

21
« La musique a plus besoin de trouver en nous ces favorables dispositions d’organes que ni la peinture, ni la poésie. Son
hiéroglyphe est si léger et si fugitif, il est si facile de le perdre ou de le mésinterpréter » (ibid., p. 147) ; rappelons que ces
propos sont exprimés plusieurs décennies avant Champollion, à une époque où les hiéroglyphes restent par conséquent
indéchiffrés. À ce sujet, voir Jacques Chouillet, op. cit. note 9, p. 243-250 et Béatrice Durand-Sendrail, op. cit. note 5, p. 175-
179.
22
Denis Diderot, Lettre sur les sourds et les muets, op. cit. note 13, p. 60. Plus généralement, voir Alessandro Arbo,
« Diderot et l’hiéroglyphe musical », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, numéro 30, avril 2001, article mis en
ligne le 17 juin 2006 ; et James Doolittle, « Hieroglyph and emblem in Diderot’s Lettre sur les sourds et muets », Diderot
Studies, 2, 1952, p. 148-167.
23
Ibid., p. 114.
24
En 1748, dans ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques (Paris, Durand, 1748), Diderot proposait une synthèse
des théories acoustiques de son époque, notamment celles de Rameau.
25
Rousseau a livré pour l’Encyclopédie près de 427 entrées sur la musique, rédigées entre janvier et mars 1749, corrigées par
d’Alembert principalement, mais relues sans doute également par Diderot (voir Alain Cernuschi, Penser la Musique dans
l’Encyclopédie, Paris, Champion, 2000, pp. 707-720).
26
Denis Diderot, Lettre sur les sourds et les muets, op. cit. note 13, p. 146. Diderot introduit cette comparaison du langage
musical et des paysages de Vernet avant tout pour argumenter l’idée que, devant l’œuvre, le plaisir né de l’imitation de la
nature est supérieur au plaisir de pure sensation procuré par l’harmonie de couleur ou de lignes sans objet ; cette digression
montre néanmoins que le philosophe, dès 1751 dans sa Lettre, pressent la proximité des langages de la musique et de la
peinture de paysage.
spécialistes : les Réflexions sur les beaux-arts publiées en juillet 1761 dans la Correspondance
littéraire. Historiquement, ce texte est conçu comme une réponse aux remarques formulées par
Étienne-Maurice Falconet sur l’art de la statuaire, « destinées à paraître dans l’Encyclopédie » 27.
Diderot avait en effet confié à l’artiste la charge de l’article « SCULPTURE » ; Falconet livra de
premières Réflexions, publiées à titre autonome en 1761, et finalement retranscrites dans le tome XIV
de l’Encyclopédie28. Dans ce texte, Falconet reprend les termes d’un débat séculaire disputant les
mérites respectifs de la peinture et de la sculpture (le paragone)29. Avec conviction, il reconnaît à son
art, et singulièrement au bas-relief, cette vertu particulière : le pouvoir de rivaliser avec la capacité
d’illusion de la peinture30. Mais le philosophe reste sceptique ; car il est vain de « se flatter de produire
par un bas-relief les effets et les illusions d’un tableau »31. Le mérite de l’art, martèle Diderot, et sa
force d’impression, se mesurent davantage à son degré de « mensonge » par rapport à la nature et à
l’indétermination de son langage. Dans l’argumentation de cette idée, la musique impose, une fois de
plus, l’évidence et la force persuasive de son modèle.

« On établirait aisément entre eux [les arts] une échelle de gradation dont les deux extrémités seraient
occupées par la sculpture et par la musique. Le sculpteur ment moins que le peintre, le peintre moins
que le poète ; le musicien est celui qui nous ment le plus, et il est à remarquer qu’à mesure que le
mensonge d’un art d’éloigne d’un art et qu’il devient vague et hypothétique, ses effets acquièrent de la
force et du pouvoir sur notre âme. Il est aisé au statuaire de nous toucher et de nous étonner, au peintre
de nous émouvoir, au poète de nous embraser et de mettre notre âme en désordre, au musicien de
porter ce désordre jusqu’à la frénésie et jusqu’au délire. Cette gradation, comme je crois l’avoir
observé ailleurs32, vient précisément des moyens que chacun des artistes emploie. Plus ils sont vagues
et plus ils agissent fortement sur l’imagination ; ils la rendent, pour ainsi dire, complice de tous les
effets. C’est un chatouillement continuel et universel qui répand la volupté la plus exquise sur tous les
points d’un corps sensible ; un contact fort et décidé ne fait pas la même impression. » 33

Véritable schéma d’argumentation, l’exemplarité musicale ruine non seulement ici l’intérêt des
réflexions de Falconet sur la capacité d’illusion de la peinture et de la sculpture ; l’examen des
ressources spécifiques du langage des sons permet plus généralement à Diderot de contester cette « loi
universelle » décrétée par Batteux, exigeant de tous les arts une imitation vraisemblable et fidèle de la
nature. Dix ans après la Lettre sur les sourds et les muets, l’abbé grammairien se voit ainsi à nouveau
mis au rang de ces « prétendus connaisseurs » qui « oppose[nt] au génie » de vains « raisonnements ».
Car l’expérience esthétique, et particulièrement celle des effets de la musique, montre « comme une
loi fondamentale, qu’il faut dans toutes les imitations un peu de poésie qui vous fasse distinguer le
mensonge de l’art d’avec la chose même » 34. Voici pourquoi « l’empire de la musique est le plus
puissant, quoique le moins connu » 35.

Nous le soulignons : de telles assertions, esquissées dans la Lettre sur les sourds et les muets en 1751,
et affirmées en 1761 dans la Correspondance littéraire, ne permettent pas d’appréhender l’ensemble
des écrits artistiques de Diderot sous l’angle d’un privilège accordé à la musique, au détriment du
pouvoir illusionniste de la peinture et de la sculpture. Car l’on trouverait ainsi aisément, dans ses
écrits, des déclarations qui nuancent et relativisent ces réflexions. Dans le compte rendu de la statue

27
Denis Diderot, « Réflexions sur les beaux-arts à propos de l’article de Falconet sur la sculpture dans l’Encyclopédie »,
Correspondance littéraire, juillet 1761, éd. par Maurice Tourneux, Paris, Garnier Frères, t. 4 [1878], p. 429-443.
28
Étienne-Maurice Falconet, Réflexions sur la sculpture, lues à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, le 7 juin
1760, Paris, Prault, 1761. Les remarques de Falconet sur la sculpture seront « mises à jour » et publiées par Jaucourt dans
l’Encyclopédie aux entrées « S CULPTURE » et « RELIEF ».
29
Voir à ce sujet A. B. Weinshenker, Falconet : his writings and his friend Diderot, Genève, Droz, 1966, chap. V (« The
Arts Compared »), pp. 99-118 ; et plus généralement, J. Lichtenstein, La tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture
et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, 2003 – qui ne mentionne pas ce texte de Diderot.
30
Étienne-Maurice Falconet, op. cit. note 28, p. 36-50.
31
Denis Diderot, Réflexions, op. cit. note 27, p. 432.
32
Diderot fait ici explicitement référence à la Lettre sur les sourds et les muets, laquelle, dix ans plus tôt, faisait déjà état de
la singularité du langage de la musique par rapport à celle de la poésie et de la peinture.
33
Denis Diderot, Réflexions, op. cit. note 27, p. 429.
34
Ibid., p. 432-433.
35
Ibid., p. 429.
Pygmalion et Galatée de Falconet, achevée en 1761 et exposée deux ans plus tard au Salon, Diderot
acclame bien le miracle par lequel le sculpteur, véritable « émule des dieux », soumet le marbre au
frémissement de la vie36. Toutefois, à l’heure où Diderot affirme un intérêt soutenu pour l’étude et la
critique des arts visuels37, ses recherches sur l’art des sons, et sa conscience du phénomène musical,
apportent une contribution certaine au développement d’une réflexion esthétique plus large, attachée
notamment à redéfinir la notion d’imitation dans les arts visuels.

II – La musique : un imaginaire et un argument dans la critique du paysage chez Diderot

Rappelons tout d’abord, à titre méthodologique, que la pensée musicale du siècle des Lumière n’a pas
pour seul enjeu la rénovation d’un art, mais elle engage une esthétique plus large. Tel est le parti
développé notamment par Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues, achevé en 1761 ; le
philosophe y désigne le chant mélodique comme le langage originel des passions, et donc l’aune à
laquelle peut être apprécié l’ensemble des langages, visuels et articulés38. Un an plus tard, en 1762,
Rameau publie son dernier ouvrage, Origine des sciences, lequel parachève l’édifice théorique
monumental qu’il érige depuis trente ans. Or, si ses premiers écrits présentaient la musique comme
une science, éclairée par le modèle mathématique, Rameau, ici, inverse littéralement les termes du
discours : désormais, les mathématiques doivent se soumettre au modèle musical, et avec eux
l’ensemble du champ scientifique et artistique. Autrement dit, la musique ne restera pas une discipline
subalterne, mais s’imposera au centre et au sommet de l’ordre du savoir39. Au-delà des divergences
profondes qui opposent Rousseau et Rameau, c’est davantage l’affirmation d’un parti pris commun
qui nous intéresse : la possibilité d’établir un ordre esthétique à partir du modèle musical.
La position de Diderot est en ce sens intéressante. Dans ses Réflexions sur les beaux-arts – dont
l’illusion des arts visuels désigne a priori l’objet –, le philosophe-mélomane souligne en effet
explicitement l’intérêt d’examiner aussi les rapports qui relient et distinguent ces deux arts avec la
musique :

« Ces idées pourraient conduire à une théorie générale de tous les beaux-arts, qui
serait l’ouverture d’un esprit lumineux et profond ; plus utile certainement que tous
les recueils de préceptes, il nous indiquerait le génie de chaque art et ses limites. » 40

Le philosophe ouvre ici une perspective intéressante : la possibilité de déduire, du phénomène


musical, l’intelligibilité du phénomène artistique en général. Reconnaissons-le à nouveau : la théorie
artistique de Diderot, et particulièrement ses discours sur la peinture, ne peuvent s’éclairer du seul
point de vue de ses conclusions sur l’imitation musicale. Mais il nous importe de relever, comme

36
Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763 (I), éd. par Gita May et Jacques Chouillet, Paris, Hermann,
1984, 2007, p. 249-251, ici p. 249.
37
Dès les années 1747-1751 (la période de l’Encyclopédie et de la Lettre sur les sourds et les muets), Diderot acquiert une
connaissance solide de la théorie et de la pratique musicale. Ce n’est qu’ensuite, et plus tardivement, qu’il aborde le domaine
des arts visuels. En 1755, le critique s’initie à l’une de leurs techniques en rédigeant l’Histoire et le secret de la peinture en
cire, qui paraît dans l’Encyclopédie sous le titre « ENCAUSTIQUE ». C’est essentiellement à partir de 1759 (date du premier
Salon dont il rend compte) qu’il se consacre à l’étude approfondie de la peinture et de la sculpture, pour multiplier ensuite les
comptes-rendus et les essais critiques dédiés aux arts visuels. À ce sujet, voir Marie-Else Bukdahl, Diderot, critique d’art,
Copenhague, 1980, p. 12-13 et Jacques Proust, « L’initiation artistique de Diderot », Gazette des beaux-arts, n° 55, 1960, p.
225-232.
38
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, édition posthume in Œuvres posthumes de J.-J. Rousseau,
Genève, vol. III, 1781, p. 211-327, Paris, rééd. par Catherine Kintzler, Paris, Gallimard, 1995.
39
« Si l’on demande aux peintres ce que c’est qu’accorder un tableau », l’évidence du modèle musical suppléera aux
obscures réflexions sur l’harmonie des couleurs : « on verra que c’est faire pour contenter l’œil ce qu’on fait en musique pour
contenter l’oreille », puisque cet art « semble nous être donné comme le type sensible de ce qui doit être en proportions,
c’est-à-dire de toute perfection » (Jean-Philippe Rameau, Origine des sciences, suivie d’une controverse sur le même sujet,
Paris, Jorry, 1762, rééd. in Complete theoretical writings, vol. IV, 1969). À ce sujet, voir Catherine Kintzler, Jean-Philippe
Rameau : splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir, Paris, 1983, rééd. Paris, Minerve, 1988, p. 37-40
40
Denis Diderot, Réflexions, op. cit. note 27, p. 431.
moments significatifs de sa pensée, ces déclarations où l’art musical agit, en tant que métaphore et
stratégie du discours, en faveur d’une nouvelle manière de penser l’imitation des arts en général.

Relire certains comptes-rendus de Diderot sur les paysages de Joseph Vernet, exposés au Salon entre
1759 et 1781, est à ce titre éclairant. Certes, Vernet fascine Diderot en raison même qu’il est un
peintre et un habile praticien. La culture et la conscience musicales du critique offrent néanmoins une
clef de lecture intéressante pour apprécier son regard sur les tableaux du paysagiste. Car chez Diderot
tout d’abord, l’art des sons, assimilé non plus à une pratique, mais bien désincarné, est pensé comme
un modèle d’« expression », susceptible d’éclairer la « magie » de l’art de peindre.
La notion d’expression – comprise au sens de faire naître la signification et le sentiment par les seuls
moyens de l’art, la couleur, la touche, le clair-obscur…– est en effet au cœur de la théorie esthétique
du philosophe. Tout particulièrement, la force d’impression de la peinture, sa faculté de traduire le
sentiment ou de rendre sensible le principe moral de la nature, offre au salonnier un sujet de discussion
permanent, et même un critère d’appréciation des œuvres exposées 41. Devant un paysage, une nature
morte ou un tableau d’histoire, Diderot ne privilégie pas tant l’intérêt en soi du sujet représenté, que
les qualités formelles et expressives de la représentation du modèle. L’enthousiasme du critique pour
les natures mortes de Chardin est significatif : « Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux, […]
quoiqu’on ne voie sur sa toile que la nature inanimée, des vases, des jattes, des bouteilles, du pain, du
vin, de l’eau, des raisins, des fruits, des pâtés… » 42. L’admiration toute spéciale de Diderot pour les
paysages de Vernet mérite également attention. Le paysage définit en soi, dans la hiérarchie
académique, un genre mineur ; mais sous le pinceau de Vernet, souligne le critique, il souscrit aux
plus hautes exigences de l’expression43. Diderot voit en effet en Vernet un formidable interprète des
actions humaines et du caractère de la nature, rendus parfois avec un tel degré de vérité qu’ils
confinent à l’illusion44. Au Salon de 1771 par exemple, devant une Tempête avec le naufrage d’un
vaisseau, le critique se satisfait de ce qu’« ici, le précepte d’Horace est bien observé en maître : tout
est tiré du sujet, tout court à l’action. Là, des matelots secourent un malheureux sans vêtements […].
Ici, une femme échappée à la fureur des flots, est entraînée loin d’eux par des matelots secourables…
»45. Indéniablement, les paysage de Vernet donnent à lire et à voir ; mais plus encore, ses paysages
donnent à sentir. Diderot vante en effet leur liberté d’induire, par le seul jeu des couleurs, des lumières
et des matières, les sensations les plus variées, et même leur faculté de donner visuellement l’intuition
des objets qui n’existent que pour l’âme et l’esprit : le « silence », la « profondeur » de la nuit,
« l’esprit des incidents » 46, « l’air humide » d’un ciel marin47 ou encore la « fraîcheur » d’une forêt 48.
Telle est du moins l’expérience personnelle que le critique fait des tableaux de Vernet : une expérience
totale, sensorielle et affective, qui le transporte même corps et âme à l’intérieur du paysage dans le
Salon de 176749. Ignorant la traditionnelle distinction entre peinture d’histoire et peinture de paysage,

41
De manière certes systématique, mais néanmoins intéressante, Mickaël T. Cartwright présente et commente les Salons de
Diderot comme une vaste entreprise d’approche théorique de la notion d’expression en peinture (Diderot, critique d’art et le
problème de l’expression. Diderot Studies, XIII, Genève, Droz, 1969).
42
Salon de 1765, op. cit. note 1, p. 117. Voir à ce sujet René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991.
43
Sur le statut du paysage au sein la hiérarchie des genres, et sa promotion dans les écrits de Diderot et de certains de ses
contemporains, voir l’étude éclairant de Ian J. Lochhead, The Spectator and the Landscape in the Art Criticism of Diderot
and his Contemporaries, Ann Arbor, UMI Research Press, 1981, pp. 1-22.
44
« Regardez le Port de la Rochelle avec une lunette qui embrasse le champ du tableau et qui exclut la bordure ; et oubliant
tout à coup que vous examinez un morceau de peinture, vous vous écrirez, comme si vous étiez en haut d’une montagne,
spectateur même : Ô, le beau point de vue ! » (Salon de 1763, op. cit. note 36, p. 229).
45
Salon de 1771, in Salons de 1769-1781 (IV), éd. par Elsa-Marie Bukdahl, Annette Lorenceau, Gita May, Paris, Hermann,
1995, p. 157.
46
Décrivant une Marine de Vernet, Diderot vante « la vérité de cette nuit, la variété des objets et des scènes qu’on y
discernait, le bruit et le silence, le mouvement et le repos, l’esprit des incidents […] » (Salon de 1767, op. cit. note 1, p. 223).
47
[A propos d’une Tempête] « Il règne dans tout ce tableau un certain air humide qui prouve qu’en peinture, chaque genre a
sa magie propre pour rendre la nature dans tous ses points de vérité » (Salon de 1771, op. cit. note 46, p. 157).
48
« C’est lui [Vernet] qui créé le silence, la fraîcheur et l’ombre dans les forêts » (Salon de 1763, op. cit. note 36, p. 227).
49
Dans le Salon de 1767, Diderot se projette littéralement dans les paysages de Vernet et fait le récit d’une longue
promenade en six « sites » et un « tableau », étendue sur trois jours (op. cit. note 1, p. 174-237). Sur l’expérience sensible et
personnelle du paysage par Diderot, voir l’étude de Ian J. Lochhead, op. cit. note 44, p. 47-68.
Diderot accorde à ainsi Vernet le talent d’un « magicien », qui a su « voler à la nature son secret » 50.
Autrement dit, le principe d’expression, validé par l’expérience, se substitue à celui de la hiérarchie
des genres, admis en théorie. Or, rappelons que c’est déjà en considération de l’« expression » possible
des différents arts que Diderot, en 1751 dans sa Lettre sur les sourds et les muets, vantait l’empire
inégalé de la musique sur les sens, à l’encontre de la hiérarchie classique des arts.

Plus clairement, l’idée d’une connivence entre les réflexions critiques du salonnier et ses remarques
initiales sur la nature du langage musical, s’exprime dans les tentatives de Diderot d’approcher,
verbalement, la notion de « faire » en peinture. Nous l’observions en effet : l’amateur, face aux
paysage de Vernet, ne reste pas en surface de la toile ; il ne lit pas seulement le sujet représenté ou
exprimé, mais pénètre l’œuvre dans sa « manière » propre et ses détails d’exécution. Cette attitude est
clairement manifeste à partir du Salon de 1763 : Diderot se montre désormais averti des problèmes liés
à la technique de la peinture, s’enthousiasme pour le travail de la couleur, les effets de matières, les
qualités optiques de la lumière51. Indéniablement selon lui, le « faire » de l’artiste contribue
puissamment à l’expression en peinture en ce qu’il investit la matière du tableau d’un pouvoir
d’impression sensible52 ; mais il détient un sens qui lui est propre, susceptible seulement d’être
éprouvé, et non d’être raisonné. A plusieurs reprises d’ailleurs, devant les paysages de Vernet, le
critique reconnaît lui-même les limites de son propre discours : « Il n’est presque pas possible d’en
parler, il faut les voir » 53. L’effet du tableau relève bien d’un « sortilège » et d’une « magie » 54 – deux
termes récurrents dans ses écrits, qui disent bien « l’enlisement de l’entendement » 55, incapable de
décrire avec précision la force d’impression de l’art. Une perspective s’ouvre alors : Diderot approche
ici la peinture en des termes qui caractérisent, en 1751 dans sa Lettre sur les sourds et les muets, la
notion de « hiéroglyphe » musical. Les sons agissent-ils fortement sur la sensibilité, sans pour autant
peindre intelligiblement la nature, questionnait la Lettre ? C’est qu’ils contiennent, comme les
hiéroglyphes, leur propre signification, laquelle demeure scellée et seulement éprouvée par l’auditeur.
Quelques années plus tard, les paysages de Vernet motivent parfois chez Diderot le même
questionnement. L’émotion ressentie devant les vues paysagées exposés en 1765 est ainsi, pour le
salonnier, purement « incompréhensible », ou tout au plus de l’ordre du « merveilleux, soit que son
pinceau captif s’assujettisse à une nature donnée, soit que sa muse dégagée d’entraves soit libre et
abandonnée à elle-même »56. Ailleurs, en 1771 devant une Marine au clair de Lune, le critique se
délecte des contrastes harmonieux de lumières, mais renonce à en analyser l’« effet », demeurant un
« mystère », dépendant de la seule « force de l’art » 57.

Associer la théorie musicale de Diderot et sa propre expérience de la peinture dépasse la pure


présomption. Rappelons d’une part que, dans la Lettre sur les sourds et les muets, le hiéroglyphe
musical, donné premièrement comme objet linguistique singulier, est pensé in fine comme principe
unificateur du système des beaux-arts – opposé au principe « réducteur » de l’imitation établi par
Batteux. Béatrice Durand-Sendrail le relève justement : le hiéroglyphe est avant tout « un produit de

50
« Chardin et Vernet, mon ami, sont deux grands magiciens » (Salons de 1765, op. cit. note 1, p. 135). « C’est lui [Vernet]
qui ose, sans craindre, placer le soleil ou la lune dans son firmament. Il a volé à la nature son secret : tout ce qu’elle produit,
il peut le répéter » (Salon de 1763, op. cit. note 36, p. 227-228).
51
Selon Jean Seznec, il est vraisemblable que Diderot se soit fait conduire, lors de ses visites au Salon de 1763, par le peintre
Chardin, dont il vient de faire la connaissance (Salon de 1765, éd. J. Seznec, Oxford, Clarendon, p. 57).
52
« S’il [Vernet] projette des objets sur le cristal des mers, il sait l’en teindre à la plus grande profondeur, sans lui faire
perdre ni sa couleur naturelle, ni sa transparence. S’il fait tomber la lumière, il sait l’en pénétrer. On la voit trembler et frémir
à sa surface […]. S’il répand des nuages dans l’air, comme ils y sont suspendus légèrement ! comme il marchent au gré des
vents ! quel espace entre eux et le firmament. » (Salon de 1763, op. cit. note 36, p. 227).
53
Salon de 1763, ibid., p. 226. Ou encore, toujours à propos des paysages de Vernet : « il est impossible de rendre ses
compositions. Il faut les voir » (Salon de 1765, op. cit. note 1, p. 135).
54
[Au sujet d’une Marine de Vernet] « Comment vous rendre l’effet et la magie […], et surtout l’harmonie et le sortilège de
l’ensemble ? » (Salon de 1767, op. cit. note 1, p. 223).
55
L’expression est empruntée à Pierre Déan, Diderot devant l’image, Paris, Harmattan, 2000, p. 336.
56
Denis Diderot, Salon de 1765, op. cit. note 1, p. 135.
57
Denis Diderot, Salon de 1771, op. cit. note 46, p. 157. Au début du XIXe siècle, la critique romantique allemande, et
notamment Friedrich Schlegel au sujet des tableaux de Otto Runge, généralise l’emploi de la notion de "hiéroglyphe" pour
penser le paysage et théoriser son imitation ; voir à ce sujet Élisabeth Décultot, Peindre le paysage discours théorique et
renouveau pictural dans le romantisme allemand, Tusson, Du Lérot, 1996, p. 205-210.
l’esprit de système […], un mode de fonctionnement sensible, applicable à chaque sens et à chaque
art » 58. Soulignons d’autre part que ses Réflexions sur les beaux-arts, prolongeant en 1761 la
discussion entamée dans la Lettre, déduisent précisément, de conclusions préalablement établies sur le
fonctionnement du langage musical, une réflexion plus large sur l’illusion possible des arts. Enfin,
remarquons que Diderot lui-même, dans plusieurs Salons, convoque explicitement l’argument
musical, pour tenter d’approcher, par l’analogie du discours, la notion d’expression en peinture. En
1763, le compte-rendu d’un tableau de Jean-Baptiste Deshays propose ainsi une « digression »
intéressante. Diderot convient que l’on ne peut remplacer l’acte de peindre par des mots, et décrire
simplement le « faire » d’un tableau. Mais la comparaison avec « l’art du musicien » en donnera
néanmoins l’intuition sensible, à défaut d’une définition précise. « Qu’est-ce que la technique,
conclut-t-il finalement ? L’art de sauver un certain nombre de dissonances, d’esquiver les difficultés
supérieures à l’art » 59. Plus tard, dans le salon de 1765, devant une scène de genre de Greuze, le
critique en appelle explicitement au modèle discursif du hiéroglyphe musical pour justifier le plaisir
ressenti devant une esquisse :

« Les esquisses ont communément un feu que le tableau n’a pas ; c’est le moment de chaleur
de l’artiste, la verve pure, sans aucun mélange de l’apprêt que la réflexion met à tout, c’est
l’âme du peintre qui se répand librement sur la toile. La plume du poète, le crayon du
dessinateur habile ont l’air de courir et de se jouer. La pensée rapide caractérise d’un trait.
Or, plus l’expression des arts est vague, plus l’imagination est à l’aise. Il faut entendre dans
la musique vocale ce qu’elle exprime. Je fais dire à une symphonie bien faite presque ce
qu’il me plaît, et comme je sais mieux que personne la manière de m’affecter par
l’expérience que j’ai de mon propre cœur, il est rare que l’expression que je donne aux sons,
analogue à ma situation actuelle, sérieuse, tendre ou gaie, ne me touche plus qu’une autre
qui serait moins à mon choix. Il en est à peu près de même de l’esquisse et du tableau : je
vois dans le tableau une chose prononcée ; combien dans l’esquisse y supposais-je de choses
qui y sont à peine énoncées. » 60

Autrement dit, comme le son « vague » de la musique instrumentale excite l’imagination sans la
rassasier, l’esquisse focalise le regard sur la « verve pure » de peinture, au-delà de sa capacité
d’illusion. Dans les deux situations, l’émotion esthétique n’en est que plus vive. Reformulés à nouveau
en 1767 au regard des esquisses paysagées d’Hubert Robert, ces mots expriment une conception plus
générale de la peinture, qui éclaire la fascination de Diderot pour la « technique » d’un Vernet ou d’un
Chardin, et la qualité d’exécution de leurs œuvres. En ce sens, la conscience musicale du philosophe,
si elle ne soumet pas le regard du critique, participe bien à l’affirmation d’une conscience esthétique
plus large. Dans ses écrits sur les Salons, la musique s’impose à la fois comme un imaginaire et un
argument ; elle offre un moyen d’approximation du génie de la peinture, dont le langage théorique et
descriptif ne donnent pas idée.

Illustrations :

58
Béatrice Durand-Sendrail, op. cit. note 5, p. 177.
59
Denis Diderot, Salon de 1763, op. cit. note 36, p. 212.
60
Denis Diderot, Salon de 1765, op. cit. note 9, p. 193-194.
Fig. 1 : Hubert Robert (1733-1808), Paysage romain, avec le temple de Saturne, Aquarelle, 14,5 x 11,5 cm,
Coll. part.

Illa graves oculos conata attolere, rursus


Deficit. Infixum stridet sub pectore vulnus.
Ter sese attollens cubito innixa levavit ;
Ter revoluta toro est, oculis errantibus alto
Quasivit caelo lucem, ingemuitque reperta (Virgile, Enéide, IV, 688-692)
(« Elle essaie de soulever des yeux appesantis et retombe inanimée.
Le sang s’échappe en sifflant de la blessure qu’elle s’est faite sous le cœur.
Trois fois en s’appuyant sur le coude, elle eut encore la force de se soulever ;
Trois fois elle retomba sur les coussins et, de ses yeux égarés,
Elle chercha au ciel la lumière et gémit de l’avoir trouvée. »)

Fig. 2 : Lettre sur les sourds et les muets (s. l., s. n., 1751) : citations de Virgile (Énéide, IV, 688-692) et de
Lucrèce (De rerum natura, I, 810-811).

Fig. 3 et 4 : Planche pour la Lettre sur les sourds et les muets (s. l., s. n., 1751) : fragment musical anonyme.
Gravure, B.N.F. ; Planche pour la Lettre sur les sourds et les muets (s. l., s. n., 1751) : dessin d’après une gravure
de Frans van Mieris, Les effets de la peste, illustrant le livre V du Rerum Natura de Lucrèce (édition par Sigebert
Haverkamp, Lugduni Batavorum : Janssonios Van der Aa, 1725). Gravure, B.N.F.
Fig. 5 : Joseph Vernet (1714-1789), La nuit : un port de mer au clair de lune, 1771
Huile sur toile, 98 x 1,64 cm, Paris, musée du Louvre

Fig. 6 : L’esquisse de Greuze présentée au Salon de 1765 sous le titre La mère bien-aimée a disparu ; ce dessin
lui est apparenté : Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), La mère bien-aimée
Dessin, 33,2 x 37,8 cm, Albertina, graphische Sammlung.

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